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Full text of "Nouvelle géographie universelle : la terre et les hommes"

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LYRASIS  members  and  Sloan  Foundation 


http://www.archive.org/details/nouvellegograpOOrecl 


NOUVELLE 


GÉOGRAPHIE 


UNIVERSELLE 


EN  VENTE    A    LA    MEME    LIBRAIRIE 


NOUVELLE    GÉOGRAPHIE    UNIVERSELLE 
Tome  Ier     L'EUROPE  MÉRIDIONALE 

(GRÈCE,     TURQUIE,    ROUMANIE,     SERBIE,     ITALIE,     ESPAGNE    ET    PORTUGAL) 

Un  volume  in-8  jésus  contenant  4   cartes   en   couleur,   174  cartes  insérées  dans  le  texte 

et  73  gravures  sur  bois 


Tome   II   :    LA    FRANCE 

Un  volume  in-8  jésus  contenant  une  grande  carte  de  la  France,  10  cartes  en  couleur, 
67  vues  et  types  gravés  sur  bois  et  234  cartes  intercalées  dans  le  texte 


OME 


m   :  L'EUROPE  CENTRALE 


(SUISSE,    AUSTRO-HONGRIE,    ALLEMAGNE) 

Un  volume  in-8  jésus  contenant  10  cartes  en  couleur,  210  cartes  dans  le  texte 
et  78  vues  et  types  gravés  sur  bois 


Tome  IV:  L'EUROPE  DU  NORD-OUEST 

(BELGIQUE,    HOLLANDE,    ILES   BRITANNIQUES) 

Un  volume  in-8  jésus  contenant  7  cartes  en  couleur,  210  cartes  dans  le  texte 
et  81  vues  et  types  gravés  sur  bois 

Tome  V  .  L'EUROPE  SCANDINAVE  ET  RUSSE 

Un  volume  in-8  jésus  contenant  9  cartes  en  couleur,  200  cartes  dans  le  texte 
et  76  vues  et  types  gravés  sur  bois 

Prix    de  chaque     volume    broché    t     30   fr.    ;    relié»  3  '9    fr, 


4544.  —  Typographie  A.  Lahure,   rue  de  Fleurus,  9,  à  Paris. 


NOUVELLE 


GÉOGRAPHIE 


UNIVERSELLE 


LA  TERRE  ET   LES    HOMMES 


ELISÉE  RECLUS 

i 
L'EUROPE  MÉRIDIONALE 

(GRÈCE,    TURQUIE,    ROUMANIE,    SERBIE,    ITALIE,    ESPAGNE     ET    PORTUGAL) 


CONTENAIT 


73    GRAVURES,    4   CARTES   EN   COULEUR   TIREES    A   PART 

ET     174    CARTES    INTERCALÉES    DANS    LE    TEXTE 


PARIS 

LIBRAIRIE   HACHETTE    ET    C 

79,    BOULEVARD    SAINT-GERMAIN,     7!) 

1876 

Droits  de  traduction  et  de  reproduction  réservés 


^7 


v 


■/ 


AVERTISSEMENT 


La  publication  d'une  Géographie  universelle  peut  sembler  une 
entreprise  téméraire,  mais  elle  est  justifiée  par  les  progrès  consi- 
dérables qui  se  sont  accomplis  récemment  et  qui  ne  cessent  de 
s'accomplir  dans  la  conquête  scientifique  de  la  planète.  Les  contrées 
qui  sont  depuis  longtemps  le  domaine  de  l'homme  civilisé  ont  laissé 
pénétrer  une  grande  partie  de  leurs  mystères;  de  vastes  régions,  que 
l'Européen  n'avait  pas  encore  visitées,  ont  été  rattachées  au  monde 
connu,  et  les  lois  mêmes  auxquelles  obéissent  tous  les  phénomènes 
terrestres  ont  été  scrutées  avec  une  précision  plus  rigoureuse.  Les 
acquisitions  de  la  science  sont  en  trop  grand  nombre  et  trop 
importantes  pour  qu'il  soit  possible  d'en  introduire  le  résumé  dans 
quelque  ouvrage  ancien,  fût-il  même  de  la  plus  haute  valeur,  comme 
l'est  celui  de  l'illustre  Malte-Brun.  Aune  période  nouvelle,  il  faut  des 
livres  nouveaux. 

Ma  grande  ambition  serait  de  pouvoir  décrire  toutes  les  contrées  de 
la  Terre  et  les  faire  apparaître  aux  yeux  du  lecteur  comme  s'il  m'avait 
été  donné  de  les  parcourir  moi-même  et  de  les  contempler  sous  leurs 
divers  aspects  ;  mais,  relativement  à  l'homme  isolé,  la  Terre  est 
presque  sans  limites,  et  c'est  par  l'intermédiaire  des  voyageurs  que 
j'ai  dû  faire  surgir  l'infinie  succession  des  paysages  terrestres. 
Toutefois  j'ai  tâché  de  ne  point  suivre  mes  guides  en  aveugle  et  je 
me  suis  efforcé  par  d'incessantes  lectures  de  contrôler  les  descriptions 
et  les  récits.  Avant  de  reproduire  les  paroles,  j'ai  toujours  attendu  de 


û  AVERTISSEMENT?. 

m'en  être  rendu  un  compte  exact  ;  j'ai  fait  revivre  la  nature  autour 
de  moi. 

Mais  cette  nature  elle-même  change  constamment  avec  les  hommes 
qu'elle  nourrit.  Les  mouvements  intérieurs  dressent  ou  rabaissent  les 
montagnes,  les  eaux  courantes  déblayent  le  sol  et  l'entraînent  vers  la 
mer,  les  courants  sapent  les  falaises  et  reconstruisent  les  archipels,  la 
vie  fourmille  dans  les  flots  et  renouvelle  sans  fin  la  surface  delà  Terre, 
enfin  les  peuples  changent  par  l'agriculture,  l'industrie,  les  voies  com- 
merciales, l'aspect  et  les  conditions  premières  des  continents  qui  les 
portent,  et  ils  ne  cessent  de  se  modifier  eux-mêmes  par  les  migrations 
et  les  croisements.  La  mobilité  de  tout  ce  qui  nous  entoure  est  infinie, 
et  pourtant  il  faut  essayer  d'en  donner  une  idée,  dépeindre  à  la  fois 
le  milieu  primitif  et  le  milieu  changeant.  Déjà  dans  le  livre  la  Terre, 
qui  est  en  quelque  sorte  la  préface  de  l'ouvrage  actuel,  j'ai  tenté 
de  décrire  tous  les  mouvements  généraux  qui  se  produisent  à  la 
surface  du  globe  ;  maintenant  il  s'agit  de  les  suivre  dans  leurs  détails 
à  travers  les  continents  et  les  mers.  Pareille  œuvre,  je  le  sens,  est  bien 
difficile  à  mènera  bonne  fin,  mais  je  trouve  l'excuse  de  ma  hardiesse 
dans  la  grandeur  même  de  la  tâche  et  j'y  dévoue  sincèrement  les 
heures  rapides  de  ma  vie.  La  goutte  de  vapeur  qui  brille  un  instant 
dans  l'espace  reflète  sur  sa  molécule  presque  imperceptible  l'univers 
qui  l'entoure  de  son  immensité  :  c'est  ainsi  que  j'essaye  de  réfléchir 
le  monde  environnant. 

La  géographie  conventionnelle  qui  consiste  à  citer  les  longitudes  et 
les  latitudes,  à  énumérer  les  villes,  les  villages,  les  divisions  politiques 
et  administratives,  ne  prendra  qu'une  place  secondaire  dans  mon 
travail  ;  les  atlas, les  dictionnaires,  les  documents  officiels  fournissent 
sur  cette  partie  de  la  science  géographique  tous  les  renseignements 
désirables.  Je  ne  voudrais  pas,  en  me  donnant  la  facile  besogne  d'in- 
tercaler en  grand  nombre  des  tableaux  de  noms  et  de  chiffres, 
accroître  inutilement  les  dimensions  d'un  ouvrage  qui  sera  déjà  fort 
étendu,  et  je  craindrais  d'empiéter  sur  un  domaine  qui  est  celui  de  la 
cartographie  et  de  la  statistique  pures.  En  ajoutant  à  mon  livre  de 
nombreuses  cartes,  je  n'ai  point  eu  non  plus  l'ambition  de  composer 
une  sorte  d'atlas  et  de  dispenser  ainsi  le  lecteur  d'avoir  recours  aux 
ouvrages  spéciaux.  Tandis  que  les  cartes  générales  ont  pour  but  de 


AVERTISSEMENT.  m 

donner  à  ceux  qui  les  étudient  tous  les  renseignements,  sans  excep- 
tion, qui  se  rapportent  à  la  configuration  du  sol  et  à  la  position  des 
mers,  les  planches  et  les  figures  de  la  Nouvelle  Géographie  univer- 
selle sont  destinées  uniquement  à  mettre  en  relief  les  phénomènes 
dont  il  est  question  dans  le  texte;  tout  en  restant  dans  les  conditions 
obligatoires  d'exactitude  et  de  précision,  elles  négligeront  les  détails 
secondaires.  Loin  de  remplacer  un  atlas,  mes  cartes  ne  font,  pour 
ainsi  dire,  que  le  commenter,  en  expliquer  le  sens  intime  relative- 
ment aux  phénomènes  de  la  nature  et  aux  événements  de  l'histoire. 
Dans  mon  long  voyage  à  travers  le  monde,  des  rivages  de  la  Grèce, 
où  commence  notre  civilisation  européenne,  aux  formidables  monts  de 
glace  qui  défendent  à  l'homme  les  abords  des  terres  Antarctiques,  je  ne 
m'astreindrai  point  à  un  ordre  absolument  rigoureux.  La  nature  étant 
elle-même  fort  diverse  dans  ses  aspects  et  n'obéissant  à  aucun  régime 
de  régularité  conventionnelle,  je  ne  me  conformerais  qu'à  un  ordre 
tout  extérieur  en  suivant  toujours  la  même  rouline  dans  la  descrip- 
tion des  pays.  11  me  semble  plus  vrai  de  me  laisser  diriger  dans  mon 
travail  par  l'importance  relative  des  phénomènes  qu'il  s'agit  de  dé- 
crire et  par  les  caractères  distinctifs  et  l'état  de  culture  des  peuples 
qui  se  succéderont  dans  mes  tableaux. 

En  commençant  un  travail  d'une  aussi  grande  étendue,  mon  devoir 
est  de  m'engager  envers  le  lecteur  à  une  extrême  sobriété  de  langage. 
J'ai  trop  à  dire  pour  ne  pas  être  tenu  à  me  garder  de  toute  parole 
inutile;  je  serai  donc  aussi  bref  qu'il  me  sera  possible  de  l'être  sans 
nuire  à  la  clarté  de  l'exposition.  La  Terre  est  assez  grande  et  les 
quatorze  cent  millions  d'hommes  qui  l'habitent  présentent  assez  de 
diversités  et  de  contrastes  pour  que  l'on  puisse  en  parler  sans  se 
livrera  des  répétitions  inutiles. 

Malheureusement  mon  ouvrage,  avec  quelque  soin  que  je  l'aie 
préparé  et  que  je  le  rédige,  ne  sera  point  exempt  de  nombreuses 
erreurs.  Celles  qui  auront  pour  cause  les  transformations  incessantes 
de  la  nature  et  de  l'humanité  ne  sauraient  être  évitées,  et  je  n'ai  pas 
besoin  de  m'en  excuser,  car  je  ne  puis  avoir  la  prétention  de  devancer 
le  temps.  Mais  je  prévois  aussi  bien  des  erreurs  qui  proviendront, 
soit  de  l'ignorance  des  travaux  de  mes  devanciers,  soit,  chose  plus 
grave,  de  quelque  préjugé  dont  je  ne  serais  pas  encore  parvenu  à  me 


AVERTISSEMENT. 


défaire.  D'avance,  je  prie  mes  lecteurs  de  me  pardonner.  Du  moins 
puis-je  leur  promettre  le  scrupule  dans  le  travail,  la  droiture  dans 
les  jugements,  le  respect  continu  de  la  vérité.  C'est  là  ce  qui  me 
permet  de  m'adresser  à  eux  plein  de  confiance,  en  les  invitant  à 
étudier  avec  moi  cette  «  Terre  Bienfaisante  »  qui  nous  porte  tous  et 
sur  laquelle  il  serait  si  bon  de  vivre  en  frères  ! 


ELISEE   RECLUS. 


NOUVELLE 

GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE 

LIVRE  1 

L'EUROPE   MÉRIDIONALE 


CHAPITRE   PREMIER 


CONSIDÉRATIONS    GÉNÉRALES 


La  Terre  n'est  qu'un  point  dans  l'espace,  une  molécule  astrale  ;  mais 
pour  les  hommes  qui  la  peuplent,  cette  molécule  est  encore  sans  limites, 
comme  aux  temps  de  nos  ancêtres  barbares.  Elle  est  relativement  infinie, 
puisqu'elle  n'a  pas  été  parcourue  dans  son  entier  et  qu'il  est  même 
impossible  de  prévoir  quand  elle  nous  sera  définitivement  connue.  Le 
géodésien,  l'astronome  nous  ont  bien  révélé  que  notre  planète  ronde 
s'aplatit  vers  les  deux  pôles;  le  météorologiste,  le  physicien  ont  étudié 
par  induction  dans  cette  zone  ignorée  la  marche  probable  des  vents,  des 
courants  et  des  glaces  ;  mais  nul  explorateur  n'a  vu  ces  extrémités  de  la 
Terre,  nul  ne  peut  dire  si  des  mers  ou  des  continents  s'étendent  au  delà 
des  grandes  barrières  de  glace  dont  on  n'a  point  encore  pu  forcer  l'entrée. 
Dans  la  zone  boréale,  il  est  vrai,  de  hardis  marins,  l'honneur  de  notre 
race,  ont  graduellement  rétréci  l'espace  mystérieux,  et,  de  nos  jours,  le 
fragment  de   rondeur   terrestre  qui  reste  à  découvrir  dans   ces   parages 


2  NOUVELLE   GEOGRAl'HIt    UNIVERSELLE. 

ne  dépasse  pas  la  centième  partie  de  la  superficie  du  globe;  mais  de 
l'autre  côté  de  la  Terre  les  explorations  des  navigateurs  laissent  encore 
un  énorme  vide,  d'un  diamètre  tel  que  la  lune  pourrait- y  tomber  sans 
toucher  aux  régions  de  la  planète  déjà  visitées. 

D'ailleurs,  les  mers  polaires,  que  défendent  contre  les  entreprises  de 
l'homme  tant  d'obstacles  naturels,  ne  sont  pas  les  seuls  espaces  terrestres 
qui  aient  échappé  au  regard  des  hommes  de  science.  Chose  étrange  et  bien 
faite  pour  nous  humilier  dans  notre  orgueil  de  civilisés!  parmi  les  contrées 
que  nous  ne  connaissons  pas  encore,  il  en  est  qui  seraient  parfaitement 
accessibles  si  elles  n'étaient  défendues  que  par  la  nature  :  ce  sont  d'autres 
hommes  qui  nous  en  interdisent  l'approche.  Nombre  de  peuples  ayant  des 
villes,  des  lois,  des  mœurs  relativement  policées,  vivent  isolés  et  inconnus 
comme  s'ils  avaient  pour  demeure  une  autre  planète  ;  la  guerre  et  ses 
horreurs,  les  pratiques  de  l'esclavage,  le  fanatisme  religieux  et  jusqu'à 
la  concurrence  commerciale  veillent  à  leurs  frontières  et  nous  en  barrent 
l'entrée.  De  vagues  rumeurs  nous  apprennent  seulement  l'existence  de  ces 
peuples;  il  en  est  même  dont  nous  ne  savons  absolument  rien  et  sur 
lesquels  la  fable  s'exerce  à  son  gré.  C'est  ainsi  que  dans  ce  siècle  de  la 
vapeur,  de  la  presse,  de  l'incessante  et  fébrile  activité,  le  centre  de 
l'Afrique,  une  partie  du  continent  australien,  l'île  pourtant  si  belle  et 
probablement  si  riche  de  la  Nouvelle-Guinée,  et  de  vastes  plateaux  de 
l'intérieur  de  l'Asie  sont  toujours  pour  nous  le  domaine  de  l'inconnu. 

Quant  aux  contrées  déjà  visitées  par  les  voyageurs  et  figurées  sur 
nos  cartes  avec  un  réseau  d'itinéraires,  on  ne  saurait  espérer  de  les 
connaître  dans  le  détail  de  leur  géographie  intime  avant  de  les  avoir 
soumises  à  une  longue  série  d'études  comparées.  Que  de  temps  il  faudra 
pour  rejeter  les  contradictions,  les  erreurs  de  toute  espèce  que  les  explo- 
rateurs mêlent  à  leurs  descriptions  et  à  leurs  récits  !  Quel  prodigieux 
labeur  demandera  la  connaissance  parfaite  du  climat,  des  eaux  et  des 
roches,  des  plantes  et  des  animaux!  Que  d'observations  classées  et  raison- 
nées  pour  qu'il  soit  possible  d'indiquer  les  modifications  lentes  qui 
s'accomplissent  dans  l'aspect  et  les  phénomènes  physiques  des  diverses 
contrées  !  Que  de  précautions  à  prendre  pour  savoir  constater  avec  certitude 
les  changements  qui  s'opèrent  par  le  jeu  spontané  de  l'organisme  terrestre, 
et  les  transformations  dues  à  la  bonne  ou  mauvaise  gestion  de  l'homme! 
Et  pourtant  c'est  là  qu'il  faut  en  arriver  pour  se  hasarder  à  dire  que  l'on 
connaît  la  Terre. 

Ce  n'est  pas  tout.  Par  une  pente  naturelle  de  notre  esprit,  c'est  à  nous- 
mêmes,   c'est  à  l'homme  considéré  comme  centre  des  choses,   que    nous 


LA     TET.r.E     DAXS     L    EST.-.CE 


ORIGINE   DES    HOMMES.  5 

essayons  de  ramener  toute  étude  ;  aussi  la  connaissance  de  In  planète 
doit-elle  se  compléter  nécessairement,  se  justifier  pour  ainsi  dire  par  celle 
des  peuples  qui  l'habitent.  Mais  si  le  sol  qui  porte  les  hommes  est  peu 
connu,  ceux-ci  le  sont  relativement  bien  moins  encore.  Sans  parler  de 
l'origine  première  des  tribus  et  des  races,  origine  qui  reste  absolument 
ignorée,  les  filiations  immédiates,  les  parentés,  les  croisements  de  la 
plupart  des  peuples  et  peuplades,  leurs  lieux  de  provenance  et  d'étape  sont 
encore  un  mystère  pour  les  plus  savants  et  l'objet  des  affirmations  les  plus 
contradictoires.  Que  doivent  les  nations  à  l'influence  de  la  nature  qui  les 
environne?  Que  doivent-elles  au  milieu  qu'habitèrent  leurs  ancêtres,  à 
leurs  instincts  de  race,  à  leurs  mélanges  divers,  aux  traditions  importées 
du  dehors?  On  ne  le  sait  guère;  à  peine  quelques  rayons  de  lumière 
pénètrent-ils  çà  et  là  dans  cette  obscurité.  Le  plus  grave,  c'est  que  l'igno- 
rance n'est  pas  la  seule  cause  de  nos  erreurs;  les  antagonismes  des 
passions,  les  haines  instinctives  de  race  à  race  et  de  peuple  à  peuple 
nous  entraînent  souvent  à  voir  les  hommes  autres  qu'ils  ne  sont.  Nos  voisins 
même,  nos  rivaux  en  civilisation  nous  apparaissent  sous  des  traits  enlaidis 
et  difformes.  Pour  les  voir  sous  leur  véritable  aspect,  il  faut  d'abord  se  dé- 
barrasser des  préjugés  et  de  tous  ces  sentiments  de  mépris,  de  haine,  de  fu- 
reur qui  divisent  encore  les  peuples.  L'œuvre  la  plus  difficile,  nous  a  dit  la 
sagesse  de  nos  ancêtres,  est  de  se  connaître  soi-même;  combien  est  plus 
difficile  la  science  de  l'homme,  étudiée  dans  toutes  ses  races  à  la  fois! 

Il  serait  donc  impossible  actuellement  de  présenter  une  description 
complète  de  la  Terre  et  des  Hommes,  une  géographie  vraiment  universelle. 
C'est  là  une  œuvre  réservée  à  la  collaboration  future  des  observateurs 
qui,  de  tous  les  points  de  la  planète,  s'associeront  pour  rédiger  le  grand 
livre  des  connaissances  humaines.  Le  travailleur  isolé  ne  peut  de  nos 
jours  que  hasarder  la  composition  d'un  tableau  succinct,  en  tâchant 
d'observer  fidèlement  les  règles  delà  perspective,  c'est-à-dire  de  donner  aux 
diverses  contrées  des  plans  d'autant  plus  rapprochés  que  leur  importance 
est  plus  considérable  et  qu'ils  sont  connus  d'une  façon  plus  intime. 

Naturellement,  chaque  peuple  doit  être  tenté  de  croire  que  dans  une 
description  de  la  Terre  la  première  place  appartient  à  son  pays.  La  moindre 
tribu  barbare,  le  moindre  groupe  d'hommes  encore  dans  l'état  de  nature 
pense  occuper  le  véritable  milieu  de  l'univers,  s'imagine  être  le  repré- 
sentant le  plus  parfait  de  la  race  humaine.  Sa  langue  ne  manque  jamais 
de  témoigner  cette  illusion  naïve,  qui  provient  de  l'étroitesse  extrême  de 
son  horizon.  La  rivière  qui  arrose  ses  champs  est  le  «  Père  des  Eaux  », 
la  montagne  qui  abrite  son  campement  est  le  «  Nombril  de  la  Terre  ». 


b  NOUVELLE   GEOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

Les  noms  que  les  peuples  enfants  donnent  aux  nations  voisines  sont  des 
termes  de  mépris,  tant  ils  considèrent  les  étrangers  comme  étant  leurs 
inférieurs  :  ils  les  appellent  «  Sourds  r,  «Muets»,  «  Brcdouillcurs  » , 
«Malpropres»,  «Idiots»,  «Monstres»  et  «Démons!»  Ainsi  les  Chinois, 
qui  à  certains  égards  constituent  en  effet  un  des  peuples  les  plus  remar-i 
quables,  ne  se  contentaient  pas  de  voir  dans  leur  beau  pays  la  «  Fleur  du 
Milieu»,  ils  lui  reconnaissaient  aussi  une  telle  supériorité,  que,  par  une  mé- 
prise naturelle,  on  avait  pu  les  désigner  sous  le  nom  de  «  Fils  du  Ciel  ». 
Quant  aux  nations  éparses  autour  du  «  Céleste  Empire  »,  elles  étaient  au 
nombre  de  quatre,  les  «  Chiens  »,  les  «  Porcs  »*  les  «  Démons  »  et  les 
«  Sauvages  !  »  Encore  ne  méritaient-elles  pas  qu'on  leur  donnât  un  nom  ; 
il  était  plus  simple  de  les  désigner  par  les  points  cardinaux  :  ce  sont  les 
«  Immondes  »  de  l'ouest,  du  nord,  de  l'orient  et  du  midi. 

Si  nous  donnons  la  première  place  à  l'Europe  civilisée  dans  notre  des- 
cription de  la  Terre,  ce  n'est  point  en  vertu  de  préjugés  semblables  à 
ceux  des  Chinois.  Non,  cette  place  lui  revient  de  droit.  D'abord,  le  conti- 
nent européen  est  le  seul  dont  toute  la  surface  ait  été  parcourue  et  scientifi- 
quement explorée,  le  seul  dont  la  carte  soit  à  peu  près  complète  et  dont 
l'inventaire  matériel  soit  presque  achevé.  Sans  avoir  une  population 
aussi  dense  que  celle  de  l'Inde  et  de  la  Chine  centrale,  l'Europe  contient 
près  du  quart  des  habitants  du  globe,  et  ses  peuples,  quels  que  soient 
leurs  défauts  et  leurs  vices,  quel  que  soit,  à  maints  égards,  l'état  de 
barbarie  dans  lequel  ils  se  trouvent ,  sont  encore  ceux  qui  donnent 
l'impulsion  au  reste  de  l'humanité  dans  les  travaux  de  l'industrie  et 
ceux  de  la  pensée.  C'est  en  Europe  que,  depuis  vingt-cinq  siècles,  le 
principal  foyer  de  rayonnement  pour  les  arts,  les  sciences,  les  idées  nou- 
velles, n'a  cessé  de  briller,  tout  en  se  déplaçant  graduellement  du  sud-est 
au  nord-ouest.  Même  les  hardis  colons  européens  qui  sont  allés  porter 
leurs  langues  et  leurs  mœurs  par  delà  les  mers  et  qui  ont  eu  l'immense 
avantage  de  trouver  un  sol  vierge  pour  s'y  épandre  librement,  n'ont  point 
encore  donné  au  nouveau  monde,  dans  le  développement  de  l'histoire 
contemporaine,  une  importance  égale  à  celle  de  la  petite  Europe. 

Plus  actifs,  plus  audacieux,  débarrassés,  en  outre,  d'une  partie  de  ce 
lourd  bagage  du  passé  féodal  que  les  sociétés  d'Europe  traînent  après  elles, 
nos  rivaux  d'Amérique  sont  encore  trop  peu  nombreux  pour  que  l'ensemble 
de  leurs  travaux  puisse  égaler  les  nôtres.  Ils  n'ont  pu  reconnaître  qu'une 
faible  partie  des  ressources  de  leur  nouvelle  patrie;  même  l'œuvre  préli- 
minaire de  l'exploration  est  bien  loin  d'être  achevée.  La  «  vieille  Europe  », 
où  chaque  motte  de  terre  a  son  histoire,   où   chaque   homme  est  par  ses 


INFLUENCE  DU  MILIEU.  7 

traditions  et  son  champ  l'héritier  de  cent  générations  successives,  garde 
donc  le  premier  rang,  et  l'étude  comparée  des  peuples  permet  de  croire 
que  l'hégémonie  morale  et  la  prépondérance  industrielle  lui  resteront 
pendant  longtemps  encore.  Toutefois  il  n'est  point  douteux  que  l'égalité 
finira  par  prévaloir,  non-seulement  entre  l'Amérique  et  l'Europe,  mais 
aussi  entre  toutes  les  parties  du  monde.  Grâce  aux  croisements  incessants 
de  peuple  à  peuple  et  de  race  à  race,  grâce  aux  migrations  prodigieuses  qui 
s'accomplissent  et  aux  facilités  croissantes  qu'offrent  les  échanges  et  les 
voies  de  communication,  l'équilibre  de  population  s'établira  graduellement 
dans  les  diverses  contrées,  chaque  pays  fournira  sa  part  de  richesses  au 
grand  avoir  de  l'humanité,  et,  sur  la  Terre,  ce  que  l'on  appelle  la  civilisation 
aura  «  son  centre  partout,  sa  circonférence  nulle  part  ». 

On  sait  combien  puissante  a  été  l'influence  favorable  du  milieu  géogra- 
phique sur  les  progrès  des  nations  européennes.  Leur  supériorité  n'est 
point  due,  comme  d'aucuns  se  l'imaginent  orgueilleusement,  à  la  vertu 
propre  des  races  dont  elles  font  partie,  car,  en  d'autres  régions  de  l'ancien 
monde,  ces  mômes  races  ont  été  bien  moins  créatrices.  Ce  sont  les  heu- 
reuses conditions  du  sol,  du  climat,  de  la  forme  et  de  la  situation  du 
continent  qui  ont  valu  aux  Européens  l'honneur  d'être  arrivés  les  premiers 
à  la  connaissance  de  la  Terre  dans  son  ensemble  et  d'être  restés  longtemps 
à  la  tête  de  l'humanité.  C'est  donc  avec  raison  que  les  historiens  géographes 
aiment  à  insister  sur  la  configuration  des  divers  continents  et  sur  les 
conséquences  qui  devaient  en  résulter  pour  les  destinées  des  peuples.  La 
forme  des  plateaux,  la  hauteur  des  montagnes,  la  marche  et  l'abondance 
des  fleuves,  le  voisinage  de  l'Océan,  les  dentelures  des  côtes,  la  température 
de  l'atmosphère,  la  fréquence  ou  la  rareté  des  pluies,  les  mille  rapports 
mutuels  du  sol,  de  l'air  et  des  eaux,  tous  les  phénomènes  de  la  vie  plané- 
taire ont  un  sens  à  leurs  yeux  et  leur  servent  à  expliquer,  du  moins  en  par- 
lie,  le  caractère  et  la  vie  première  des  nations;  ils  se  rendent  ainsi  compte 
de  la  plupart  des  contrastes  qu'offrent  les  peuples  soumis  aux  influences 
diverses,  et  montrent  sur  la  Terre  les  chemins  que  devaient  nécessairement 
suivre  les  hommes  dans  leur  flux  et  reflux  de  migrations  et  de  guerres. 

Toutefois  il  ne  faut  point  oublier  que  la  forme  générale  des  continents 
et  des  mers  et  de  tous  les  traits  particuliers  de  la  Terre  ont  dans  l'histoire  de 
l'humanité  une  valeur  essentiellement  changeante,  suivant  l'état  de  culture 
auquel  en  sont  arrivées  les  nations.  Si  la  géographie  proprement  dite,  qui 
s'occupe  seulement  de  la  forme  et  du  relief  de  la  planète,  nous  expose  l'état 
passif  des  peuples  dans  leur  histoire  d'autrefois,  en  revanche,  la  géographie 
historique  et  statistique   nous   montre  les  hommes  entrés  dans  leur  rôle 


8  NOUVELLE   GEOGRAPHIE   UNIVERSELLE 

actif  et  reprenant  le  dessus  par  le  travail  sur  le  milieu  qui  les  entoure.  Tel 
fleuve  qui,  pour  une  peuplade  ignorante  de  la  civilisation,  était  une  barrière 
infranchissable,  se  transforme  en  chemin  de  commerce  pour  une  tribu  plus 
policée,  et,  plus  tard,  sera  peut-être  changé  en  un  simple  canal  d'irrigation, 
dont  l'homme  réglera  la  marche  à  son  gré.  Telle  montagne,  que  par  ju- 
raient seulement  les  pâtres  et  les  chasseurs  et  qui  barrait  le  passage  aux 
nations,  attira  dans  une  époque  plus  civilisée  les  mineurs  et  les  industriels, 
puis  cessa  même  d'être  un  obstacle,  grâce  aux  chemins  qui  la  traversent. 
Telle  crique  de  la  mer  où  se  remisaient  les  petites  barques  de  nos  ancêtres 
est  délaissée  maintenant,  tandis  que  la  profonde  baie,  jadis  redoutée  des 
navires  et  protégée  désormais  par  un  énorme  brise-lames,  construit  avec 
des  fragments  de  montagnes,  est  devenue  le  refuge  des  grands  vaisseaux. 

Ces  innombrables  changements,  que  l'industrie  humaine  opère  sur  tous 
les  points  du  globe,  constituent  une  révolution  des  plus  importantes  dans 
les  rapports  de  l'homme  avec  les  continents  eux-mêmes.  La  forme  et  la 
hauteur  des  montagnes,  l'épaisseur  des  plateaux,  les  dentelures  de  la  côte, 
la  disposition  des  îles  et  des  archipels,  l'étendue  des  mers,  perdent  peu  à 
peu  de  leur  importance  relative  dans  l'histoire  des  nations,  à  mesure  que 
celles-ci  gagnent  en  force  et  en  volonté.  Tout  en  subissant  l'influence  du 
milieu,  l'homme  la  modifie  à  son  profit;  il  assouplit  la  nature,  pour  ainsi 
dire,  et  transforme  les  énergies  de  la  Terre  en  forces  domestiques.  On 
peut  citer  en  exemple  les  hauts  plateaux  de  l'Asie  centrale  qui  enlèvent 
encore  toute  unité  géographique  à  l'anneau  des  terres  extérieures  et  des 
péninsules  environnantes,  mais  dont  l'exploration  future  et  la  conquête 
industrielle  auront  pour  résultat  de  donner  à  l'Asie  cette  unité  qu'elle  avait 
seulement  en  apparence.  De  même,  la  lourde  et  massive  Afrique,  la  mono- 
tone Australie,  l'Amérique  méridionale,  pleine  de  forêts  et  de  nappes  d'eau, 
jouiront  des  mêmes  avantages  que  l'Europe  et  deviendront  mobiles  comme 
elle,  lorsque  des  routes  de  commerce,  traversant  ces  pays  dans  tous  les  sens, 
y  franchiront  fleuves,  lacs,  déserts,  monts  et  plateaux.  D'un  autre  côté,  les 
privilèges  que  l'Europe  devait  à  son  ossature  de  montagnes,  au  rayonnement 
de  ses  fleuves,  aux  contours  de  ses  rivages,  à  l'équilibre  général  de  ses  formes, 
ont  cessé  d'avoir  la  même  valeur  relative  depuis  que  les  peuples  ajoutent 
leur  outillage  industriel  aux  ressources  premières  fournies  par  la  nature. 

Ce  changement  graduel  dans  l'importance  historique  de  la  configu- 
ration des  terres,  tel  est  le  fait  capital  qu'il  faut  bien  garder  en  mémoire 
quand  on  veut  comprendre  la  géographie  générale  de  l'Europe.  En  étudiant 
l'espace,  il  faut  tenir  compte  d'un  élément  de  même  valeur,  le  temps. 


CHAPITRE   H 


L'EUROPE 


LIMITES 


Dès  leurs  premières  expéditions  de  guerre  ou  de  commerce,  les  habitants 
des  rivages  orientaux  de  la  Méditerranée  devaient  apprendre  à  distinguer 
les  trois  continents  qui  viennent  s'y  rencontrer.  Dans  cette  région  centrale 
de  l'Ancien  Monde,  l'Afrique  tient  à  peine  à  l'Asie  par  un  étroit  ligament  de 
sables  arides,  et  l'Europe  est  séparée  de  l'Asie  Mineure  par  une  série 
continue  de  mers  et  de  détroits  aux  courants  dangereux.  La  division  de  la 
terre  connue  en  trois  parties  distinctes  s'imposait  donc  à  l'esprit  des  peuples 
enfants,  et  lorsque,  en  pleine  virilité  de  la  race  hellénique,  l'histoire  écrite 
vint  remplacer  les  mythes  et  les  traditions  orales,  le  nom  de  l'Europe  était 
probablement  déjà  transmis  par  une  longue  suite  de  générations.  Hérodote 
avoue  naïvement  que  nul  mortel  ne  saurait  espérer  d'en  connaître  jamais 
la  vraie  signification.  Les  savants  modernes  ont  pourtant  essayé  d'interpréter 
ce  nom  légué  par  les  aïeux.  Les  uns  y  voient  une  ancienne  désignation 
qui  se  serait  appliquée  d'abord  à  la  Thrace  aux  «  larges  plaines  »,  et  qui 
serait  ensuite  devenue  celle  de  l'Europe  entière;  les  autres  le  dérivent  d'un 
surnom  de  Zeus  aux  «  larges  yeux»,  l'antique  dieu  solaire  chargé  de  la 
protection  du  continent.  Quelques  étymologistes  pensent  que  l'Europe  fût 
ainsi  désignée  par  les  Phéniciens  comme  le  pays  des  «  Hommes  blancs  ».  Il 
semble  plus  probable  toutefois  que  le  nom  d'Europe  avait  primitivement 
le  sens  de  «couchant»,  par  contraste  avec  l'Asie,  ou  pays  du  soleil  levant. 
C'est  ainsi  que  l'Italie,  puis  l'Espagne,  s'appelèrent  Hespérie,  que  l'Afrique 

,  2 


JO  NOUVELLE   GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

occidentale  reçut  des  Musulmans  le  nom  de  Maghreb,  et  que,  de  nos  jours, 
les  plaines  d'outre-Mississippi  sont  devenues  le  Far  West. 

Quel  que  soit  d'ailleurs  le  sens  primitif  de  son  nom,  l'Europe  est, 
d'après  tous  les  mythes  anciens,  une  fille  de  l'Asie.  Ce  sont  les  navires  de  la 
Phénicie  qui  les  premiers  ont  exploré  les  rivages  européens,  et,  par  les 
échanges,  en  ont  mis  les  populations  en  rapport  avec  celles  du  monde  orien- 
tal. Lorsque  la  fille  eut  dépassé  la  mère  en  civilisation  et  que  les  voya- 
geurs hellènes  se  furent  mis  à  continuer  les  découvertes  des  marins  de  Tyr, 
toutes  les  terres  reconnues  au  nord  de  la  Méditerranée  furent  considérées 
comme  une  dépendance  de  l'Europe.  Cette  partie  du  monde,  qui  d'abord 
ne  comprenait  probablement  que  la  grande  péninsule  thraco-hellénique, 
s'agrandit  graduellement  pour  embrasser  l'Italie,  l'Hispanie,  les  Gaules  et 
toutes  les  régions  hyperboréennes  situées  au  delà  des  Alpes  et  du  Danube. 
Pour  Strabon,  l'Europe,  déjà  connue  dans  sa  partie  la  plus  accidentée  et  la 
plus  «  vivante  »,  était  limitée  à  l'orient  par  les  Palus  Méotides  et  le  cours 
du  Tanaïs. 

Depuis  cette  époque,  les  limites  tracées  par  les  géographes  modernes 
entre  l'Europe  et  l'Asie  ont  été  reportées  plus  à  l'est.  D'ailleurs,  on  le 
comprend,  ces  divisions  doivent  toutes  avoir  quelque  chose  de  conventionnel, 
puisque  l'Europe,  limitée  de  tous  les  autres  côtés  par  les  eaux  marines,  se 
rattache  au  territoire  de  l'Asie  du  côté  de  l'Orient.  Par  ses  frontières  de  la 
Sibérie  et  du  Caucase,  l'Europe  n'est  en  réalité  qu'une  simple  péninsule  du 
continent  asiatique.  Toutefois  le  contraste  entre  les  deux  parties  du  monde 
est  trop  considérable  pour  que  la  science  cesse  de  partager  l'Europe  et  l'Asie 
en  deux  masses  continentales.  Mais  où  se  trouve  la  vraie  ligne  de  séparation? 
D'ordinaire,  les  cartographes  s'en  tiennent  aux  limites  administratives  qu'il 
plaît  au  gouvernement  russe  de  tracer  entre  ses  immenses  possessions  euro- 
péennes et  asiatiques  :  c'est  dire  qu'ils  se  conforment  à  des  caprices.  D'autres 
prennent  les  arêtes  du  Caucase  et  des  mcnts  Oural  pour  frontière  commune 
des  deux  continents;  mais  cette  division,  qui  semble  plus  raisonnable  au 
premier  abord,  n'en  est  pas  moins  absurde:  les  deux  versants  d'une  chaîne 
de  montagnes  ne  sauraient  être  désignés  comme  appartenant  à  une  for- 
mation distincte,  et,  le  plus  souvent,  ils  sont  habités  par  des  populations 
de  même  origine.  La  véritable  zone  de  séparation  entre  l'Europe  et  l'Asie 
n'est  point  constituée  par  des  systèmes  de  montagnes,  mais,  au  contraire, 
par  une  série  de  dépressions,  jadis  remplies  en  entier  par  le  bras  de  mer  qui 
rejoignait  la  Méditerranée  à  l'océan  Glacial.  Au  nord  du  Caucase,  les  steppes 
du  Manîtch,  qui  séparent  la  mer  Noire  de  la  Caspienne,  sont  encore  par- 
tiellement couverts  de  lacs  salins;  la  Caspienne  elle-même,  ainsi  que  l'Aral 


LIMITES  DE   L'EUROPE. 


Il 


et  les  autres  lacs  épars  dans  la  direction  du  golfe  d'Ob',  sont  des  restes 
de  l'ancienne  mer,  et  les  espaces  intermédiaires  portent  encore  les  traces 
des  eaux  qui  les  inondaient  jadis. 

Sans  parler  des  changements  qui  ont  dû  s'opérer  dans  la  configuration 


N°  1.  —  FRONTIERES  NATURELLES  DE  L  ELUOl'E 


G-ravepar  Erhard 


Echelle  de  i:2i. 800000 


de  l'Europe  pendant  les  périodes  géologiques  antérieures,  il  est  certain  que, 
durant  l'époque  moderne,  la  forme  du  continent  s'est  grandement  modifiée. 
Si  l'Europe  était  autrefois  séparée  de  l'Asie  occidentale  par  un  large  bras  de 
mer,  en  revanche,  il  fut  un  temps  où  elle  tenait  h  l'Ànalolie  par  la  langue 


12 


NOUVELLE   GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 


de  terre  où  s'est  ouvert  depuis  le  détroit  de  Constantinople.  De  même, 
l'Espagne  se  reliait  à  l'Afrique  avant  que  les  eaux  de  l'Océan  eussent  fait 
irruption  dans  la  Méditerranée,  et  probablement  aussi  la  Sicile  se  rattachait 
à  la  Maurétanie.  Enfin,  les  lies  Britanniques  faisaient  partie  du  tronc 
continental.  Les  érosions  de  la  mer,  en  même  temps  que  les  exhaussements 
et  les  dépressions  des  terrains,  n'ont  cessé  et  ne  cessent  encore  de  modifier 
les  contours  du  littoral.  Les  nombreux  sondages  opérés  dans  les  mers  qui 
baignent  l'Europe   occidentale  ont   révélé  l'existence  d'un  plateau  sous- 


relief  DE  L  EUROPE 


D 'e&rèir.  J&titKeau.  Benofocaw .JSepert,  Olferv.et  autre**" . 

Echelle    l'  160,000  000 


Terres  de  0  à  200  mètres  au-dessus  du  niveau  de  la  mei. 
Fondements  sous-marins  à  la  profondeur  de  200  mètres. 


J  Terrains  plus  lias  que  le  niveau  de  la  Méditerranée. 
i?rol'ondeur  de  plus  de  200  mètres. 


marin,  qui,  au  point  de  vue  géologique,  doit  être  considéré  comme  partie 
intégrante  du  continent.  Entouré  d'abîmes  de  plusieurs  milliers  de  mètres 
de  profondeur,  et  recouvert  en  moyenne  de  50  à  200  mètres  d'eau,  ce 
piédestal  de  la  France  et  des  lies  Britanniques  n'est  autre  chose  que  la  base 
de  terres  anciennes  démolies  par  le  travail  continu  des  vagues  :  c'est  la 
fondation  ruinée  d'un  édifice  continental  disparu.  Ajoutées  à  l'Europe,  toutes 
les  berges  sous-marines  du  littoral  de  l'Océan  et  celles  de  la  Méditerranée 
accroîtraient  d'un  quart,  environ  la  superficie  du  continent;  mais,  en  même 
temps,  elles  lui  raviraient  cette  richesse  de  péninsules  qui  a  valu  à  l'Europe 
sa  prépondérance  historique  sur  les  autres  parties  du  monde. 


FORME  DE   L'EUROPE.  15 

Si  par  la  pensée,  au  lieu  d'imaginer  un  exhaussement  de  200  mètres, 
on  se  figure  le  continent  s'abaissant  en  bloc  de  la  même  quantité,  l'Eu- 
rope, dont  la  hauteur  moyenne,  d'après  Leipoldt,  est  seulement  de  296  mè- 
tres, se  trouverait  n'occuper  que  la  moitié  de  son  étendue  actuelle  ;  toutes 
les  plaines  basses,  qui,  pour  la  plupart,  sont  d'anciens  fonds  demer,  seraient 
immergées  de  nouveau  dans  l'Océan;  il  ne  resterait  plus  au-dessus  des  eaux 
qu'une  sorte  de  squelette  de  plateaux  et  de  montagnes,  beaucoup  plus 
tailladé  de  golfes  et  frangé  de  presqu'îles  que  ne  l'est  le  rivage  existant. 
Toute  l'Europe  occidentale  et  méditerranéenne  constituerait  un  puissant 
massif  insulaire  entouré  de  terres  plus  qu'à  moitié  submergées,  telles  que 
la  Sicile  et  la  Grande-Bretagne,  et  séparé  par  un  large  détroit  des  plaines 
légèrement  bombées  de  l'intérieur  de  la  Russie.  Ce  massif,  pour  l'histoire 
non  moins  que  pour  la  géologie,  est  la  véritable  Europe.  A  demi  asiatique 
par  son  climat  extrême,  par  l'aspect  de  ses  campagnes  monotones  et  de  ses 
interminables  steppes,  la  Russie  se  rattache  aussi  très-intimement  à  l'Asie 
par  ses  races  et  par  son  développement  historique  ;  on  peut  même  dire 
qu'elle  fait  partie  de  l'Europe  depuis  un  siècle  à  peine.  C'est  au  milieu  des 
îles,  des  péninsules,  des  vallées,  des  petits  bassins,  des  horizons  variés  de 
l'Europe  maritime  et  montagneuse;  c'est  dans  cette  nature  si  vive,  si 
accidentée,  aux  contrastes  si  imprévus,  qu'est  née  la  civilisation  moderne, 
résultat  d'innombrables  civilisations  locales,  heureusement  unies  en  un 
seul  courant.  De  même  que  les  eaux,  en  s'épanchant  des  montagnes,  ont 
fertilisé  les  plaines  environnantes  par  le  limon  nourricier,  de  même  les 
progrès  de  toute  espèce,  accomplis  dans  ce  centre  de  rayonnement,  se  sont 
répandus  de  proche  en  proche  à  travers  les  continents,  jusqu'aux  extrémités 
de  la  Terre. 

II 

DIVISIONS     NATURELLES    ET     MONTAGNES 

Cette  Europe  en  résumé,  qui  comprend,  en  outre  des  trois  péninsules 
méditerranéennes,  la  France,  l'Allemagne  et  l'Angleterre,  se  divise  natu- 
rellement en  plusieurs  parties.  Les  Iles  Britanniques  forment  un  premier 
groupe  nettement  séparé,  grâce  à  la  ceinture  de  mers  qui  l'environne.  La 
presqu'île  Hispanique  n'est  guère  moins  distincte  du  reste  de  l'Europe, 
car  elle  vient  confiner  à  la  France  par  un  véritable  rempart  de  montagnes, 
le  plus  difficile  à  franchir  qui  existe  dans  le  continent;  en  outre,  une 
profonde  dépression,  dont  le  seuil  de  partage  n'a  pas  même  200  mètres, 


14  NOUVELLE  GEOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

réunit  l'Océan  et  la  Méditerranée,  immédiatement  au  nord  de  l'Espagne. 
L'unité  géographique  n'est  complète  que  pour  le  système  des  Alpes  et  les 
chaînes  de  montagnes  qui  s'y  rattachent,  en  France,  en  Allemagne,  en 
Italie  et  dans  la  péninsule  Hellénique  :  c'est  là  que  se  trouve  la  charpente 
de  l'édifice  continental. 

Le  système  des  Alpes,  qui  doit  probablement  son  vieux  nom  celtique  à 
la  blancheur  de  ses  hautes  cimes  neigeuses,  se  développe  en  une  immense 
courbe  de  plus  de  1000  kilomètres,  des  rivages  de  la  Méditerranée  au 
bassin  du  Danube.  Il  se  compose,  en  réalité,  d'une  trentaine  de  massifs 
formant  autant  de  groupes  géologiques  distincts,  mais  reliés  les  uns  aux 
autres  par  des  seuils  très-élevés;  ses  roches,  qu'elles  soient  de  granit, 
d'ardoise,  de  grès  ou  de  calcaires,  se  maintiennent  au-dessus  des  plaines 
basses  en  un  rempart  continu.  Dans  les  âges  antérieurs,  les  Alpes  furent 
beaucoup  plus  hautes,  ainsi  qu'a  permis  de  le  constater  l'étude  des  éboulis 
et  des  strates  à  demi  détruites  par  les  agents  naturels  ;  mais,  tout  dégradées 
qu'elles  soient,  elles  élèvent  encore  des  centaines  de  cimes  dans  la  région 
des  neiges  persistantes,  et  de  grands  fleuves  de  glaces  s'épanchent  de  ses 
hautes  crêtes  dans  les  vallées  supérieures.  Des  campagnes  du  Piémonl  et 
de  la  Lonibardie,  les  glaciers  et  les  névés  apparaissent  comme  un  diadème 
étincelant  enroulé  sur  le  sommet  des  monts. 

Dans  la  partie  occidentale  du  système  alpin,  c'est-à-dire  de  la  Méditer- 
ranée au  massif  du  mont  Blanc,  point  culminant  de  l'Europe,  la  hauteur 
moyenne  des  groupes  de  montagnes  augmente  par  degrés  de  2000  mètres 
à  plus  de  4000.  A  l'est  du  grand  bassin  angulaire  des  Alpes,  formé  par 
le  mont  Blanc,  le  système  change  de  direction;  puis,  au  delà  des  deux  puis- 
santes citadelles  du  mont  Rose  et  de  l'Oberland,  il  s'abaisse  peu  à  peu. 
A  l'orient  des  Alpes  suisses,  aucune  cime  n'atteint  la  hauteur  de  4000  mètres, 
et  l'élévation  moyenne  des  montagnes  diminue  d'un  tiers  environ;  mais  là 
où  la  région  montagneuse  est  moins  haute,  elle  devient  graduellement  plus 
large  à  cause  de  l'écartement  des  massifs  et  de  la  divergence  des  chaînes. 
Tandis  que  l'axe  principal  continue  vers  le  nord-est  la  direction  des  Alpes 
helvétiques,  des  chaînes  très-considérables,  qui  doublent  l'épaisseur  de  la 
masse,  se  projettent  au  nord,  à  l'est  et  au  sud-est.  Par  le  travers  de  Vienne, 
les  Alpes  proprement  dites  n'ont  pas  moins  de  400  kilomètres  de  large. 

En  s'étalant  ainsi,  le  système  des  Alpes  perd  son  caractère  et  son  aspect; 
il  n'a  plus  ni  grands  massifs,  ni  glaciers,  ni  champs  de  neige;  au  nord, 
il  s'affaisse  peu  à  peu  vers  la  vallée  du  Danube;  au  sud,  il  se  ramifie  en 
chaînes  secondaires  sur  le  piédestal  que  lui  fournit  le  plateau  bombé  de  la 
presqu'île  Illyrique.   Malgré  la  différence  extrême  qu'offrent  le  tableau  des 


MONTAGNES  DE   L'EUROPE.  \>ô 

Alpes  et  les  vues  du  Monténégro,  de  l'Hémus,  du  Rhodope,  du  Pinde,  toutes 
ces  arêtes  montagneuses  n'en  appartiennent  pas  moins  au  même  système 
orographique.  Toute  la  péninsule  thraco-hellénique  doit  êlre  considérée 
comme  une  dépendance  naturelle  des  Alpes.  11  en  est  de  même  de  la  pres- 
qu'île d'Italie,  car,  dans  son  immense  courbe,  l'arête  des  Apennins  continue 
parfaitement  la  chaîne  des  Alpes  Maritimes,  et  l'on  ne  sait  vraiment  où 
l'on  doit  tracer  entre  les  deux  la  ligne  conventionnelle  de  séparation.  Enfin, 
parmi  les  chaînes  de  montagnes  qui  se  rattachent  au  système  des  Alpes,  il 
faut  aussi  compter  les  Carpates,  que  le  travail  des  eaux  a  graduellement 
isolées  pendant  la  période  géologique  moderne.  Il  est  indubitable  qu'au- 
trefois l'hémicycle  de  montagnes  formé  parles  Petits  Carpates,  les  Beskides, 
le  Taira,  les  Grands  Carpates  et  les  Alpes  transylvaines  s'unissait  d'un  côté 
aux  Alpes  d'Autriche,  de  l'autre  aux  contre-forts  des  Balkans.  Le  Danube 
s'est  ouvert  deux  portes  à  travers  ces  remparts;  mais  ces  portes  sont  étroites, 
semées  de  roches,  dominées  par  de  hautes  parois. 

La  forme  des  massifs  alpins  et  du  labyrinthe  des  chaînes  orientales 
devait  exercer  sur  l'histoire  de  l'Europe,  et  par  conséquent  du  monde 
entier,  l'influence  la  plus  décisive.  Les  seules  routes  des  Barbares  étant  celles 
qu'avait  ouvertes  la  nature ,  les  peuples  asiatiques  ne  pouvaient  pénétrer  en 
Europe  que  par  deux  voies,  celle  de  la  mer  ou  celle  des  grandes  plaines  du 
Nord.  A  l'ouest  de  la  mer  Noire,  ils  trouvaient  d'abord  les  lacs  et  les 
marécages  difficiles  à  franchir  de  la  vallée  du  Danube;  puis,  après  avoir 
surmonté  ces  obstacles,  ils  rencontraient  la  haute  barrière  des  montagnes, 
au  delà  desquelles  le  dédale  boisé  des  gorges  et  des  escarpements  aboutissait 
aux  régions,  alors  inaccessibles,  des  grandes  neiges.  Ainsi  les  Carpates,  les 
Balkans,  et  toutes  les  chaînes  avancées  du  système  alpin  formaient  à 
l'Europe  occidentale  comme  un  immense  bouclier  de  près  de  1000  kilo- 
mètres de  largeur;  les  populations  nomades  et  conquérantes  qui  venaient 
se  heurter  contre  cet  obstacle  risquaient  d'y  briser  leur  force.  Habituées 
aux  steppes,  à  l'horizon  sans  limites  des  campagnes  unies,  elles  n'osaient 
gravir  ces  monts  abrupts.  Il  ne  taur  restait  donc  qu'à  se  détourner  vers  le 
nord  pour  gagner  les  grandes  plaines  germaniques,  où  les  migrations 
successives  pouvaient  s'épandre  plus  à  leur  aise.  Quant  aux  envahisseurs 
poussés  par  la  fureur  aveugle  des  conquêtes,  ceux  d'entre  eux  qui  s'enga- 
geaient quand  même  dans  les  défilés  de  montagnes  se  trouvaient  pris 
comme  dans  une  trappe  au  milieu  de  l'enchevêtrement  des  vallées.  De  là 
cette  multitude  de  peuples  et  de  fragments  de  peuples,  ce  fourmillement 
de  races  qui  a  fait  des  contrées  danubiennes  une  sorte  de  chaos.  Comme 
dans  les  remous  d'un  fleuve  où  se  déposent  tous  les  débris  apportés  par  le 


16  NOUVELLE   GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

courant,  les  épaves  de  presque  toutes  les  populations  de  l'Orient  sont  venues 
s'entasser  en  désordre  dans  ce  coin  du  continent. 

Au  sud  de  la  grande  barrière  des  monts,  le  mouvement  des  peuples 
entre  l'Europe  et  l'Asie  ne  pouvait  s'opérer  que  par  mer.  Les  peuples  assez 
avancés  en  civilisation  pour  se  construire  des  bâtiments  étaient  donc  les  seuls 
auxquels  le  chemin  fût  ouvert.  Pirates,  marchands  ou  guerriers,  ils  s'étaient 
tous  élevés  depuis  longtemps  au-dessus  de  la  barbarie  primitive,  et  même, 
dans  leurs  voyages  de  conquête,  ils  apportaient  toujours  avec  eux  quelque 
accroissement  aux  connaissances  humaines.  En  outre,  les  groupes  d'émi- 
grants  ne  pouvaient  jamais  être  bien  nombreux,  à  cause  des  difficultés  de 
l'équipement  et  de  la  navigation.  Abordant  en  petit  nombre,  tantôt  sur  un 
point,  tantôt  sur  un  autre,  les  nouveau-venus  se  trouvaient  en  contact  avec 
des  populations  d'origines  différentes,  et  de  ces  rencontres  naissaient 
des  civilisations  locales  ayant  toutes  leur  caractère  propre;  mais  nulle 
part  l'influence  étrangère  ne  devenait  prépondérante.  Chaque  île  de  l'Ar- 
chipel, chaque  péninsule,  chaque  vallée  de  l'Hellade  se  distinguait  de  ses 
voisines  par  son  état  social,  son  dialecte,  ses  mœurs;  mais  toutes  restaient 
grecques,  en  dépit  des  influences  phéniciennes  ou  autres,  auxquelles  elles 
avaient  été  soumises.  Ainsi,  grâce  à  la  disposition  des  montagnes  et  des 
côtes,  la  civilisation  qui  se  développa  graduellement  dans  le  monde  méditer- 
ranéen, sur  le  versant  méridional  des  Alpes,  devait  avoir,  dans  son  ensemble, 
plus  d'élan  spontané,  plus  de  variétés  et  de  contrastes  que  la  civilisation 
beaucoup  moins  avancée  des  peuples  du  Nord,  oscillant  dans  les  grandes 
plaines  uniformes. 

L'épaisseur  des  Alpes  et  de  tous  ses  avant-monts ,  du  Pinde  aux 
Carpates,  séparait  donc  vraiment  deux  mondes  distincts  où  la  marche  de 
l'histoire  devait  s'accomplir  différemment.  Toutefois,  même  en  l'absence  de 
routes,  la  séparation  n'était  pas  complète  entre  les  deux  versants.  Nulle 
part  le  système  des  Alpes  n'offre,  comme  les  Andes  et  les  monts  du  Tibet, 
de  larges  plateaux  froids  et  déserts,  posant  leur  masse  énorme  en  barrière 
inlranchissable.  Partout  les  massifs  alpins  sont  découpés  en  monts  et 
en  vallées;  partout  le  climat  général  du  pays  est  assez  doux  pour  que  les 
populations  puissent  vivre  et  se  propager.  Les  montagnards,  assez  bien 
protégés  par  la  nature  pour  qu'il  leur  fût  aisé  de  maintenir  leur  indépen- 
dance, servaient  jadis  d'intermédiaires  entre  les  peuples  des  plaines  opposées  : 
c'est  par  eux  que  se  faisaient  les  rares  échanges  entre  le  Nord  et  le  Midi 
et  que  les  premiers  sentiers  de  commerce  se  frayèrent  entre  les  sommets. 
Les  points  où  de  larges  routes,  où  des  chemins  de  fer  devaient  un  jour 
franchir  le  rempart  des  montagnes  et  mettre  les  populations  en  rapport  de 


;j  ,i. 


3  S 

QJCD 

fin 


Il  i:' 


MONTAGNES  DE  L'EUROPE.  19 

guerre  ou  d'amitié,  étaient  indiqués  d'avance  par  la  direction  des  vallées 
et  les  profondes  échancrures  des  cols.  La  partie  des  Alpes  qui  devait  cesser 
la  première  d'arrêter  la  marche  des  peuples  en  armes  est  celle  qui  se  di- 
rige du  nord  au  sud,  entre  les  massifs  de  la  Savoie  et  ceux  du  littoral  mé- 
diterranéen. En  cet  endroit  le  système  alpin,  quoique  très-haut,  est  réduit 
à  sa  moindre  largeur  ;  en  outre,  les  climats  se  ressemblent  sur  les  deux 
versants  opposés  des  groupes  du  Cenis  et  du  Viso,  et  par  suite  les  popula- 
tions se  trouvent  beaucoup  plus  rapprochées  par  les  mœurs  et  le  genre  de 
vie.  La  région  des  Alpes  qui  se  développe  au  delà  du  mont  Blanc,  dans  la 
direction  du  nord-est,  est  une  barrière  bien  autrement  sérieuse,  car  elle 
sert  de  limite  entre  deux  climats  différents. 

Comparé  a  celui  des  Alpes,  le  rôle  des  autres  chaînes  de  montagnes,  dans 
l'histoire  de  l'Europe,  est  tout  à  fait  secondaire  et  n'a  qu'une  importance 
locale.  D'ailleurs  l'action  qu'elles  ont  exercée  sur  les  destinées  des  peuples 
n'est  pas  moins  évidente.  Ainsi  les  Norvégiens  et  les  Suédois  ont  pour  mur 
de  séparation  les  plateaux  et  les  glaces  des  Alpes  Scandinaves;  au  centre  de 
l'Europe,  le  bastion  quadrangulaire  des  montagnes  de  la  Bohême,  tout  peu- 
plé de  Tchèques  et  presque  entouré  d'Allemands,  ressemble  à  une  île  qu'as- 
siègent les  flots  de  la  mer.  En  Angleterre,  les  monts  du  pays  de  Galles  et 
ceux  de  la  Haute-Ecosse  ont  protégé  la  race  celtique  contre  les  Anglo-Saxons, 
les  Danois  et  les  Normands;  de  même  en  France,  c'est  à  leurs  rochers  et  à 
leurs  landes  que  les  Bretons  doivent  de  n'avoir  pas  été  complètement  fran- 
cisés, et  le  plateau  du  Limousin,  les  monts  d'Auvergne,  les  Cévennes  sont  la 
principale  cause  du  frappant  contraste  qui  existe  encore  entre  les  popu- 
lations du  Nord  et  du  Midi.  Après  les  Alpes,  les  Pyrénées  sont  de  toutes 
les  montagnes  d'Europe  celles  qui  ont  offert  le  plus  grand  obstacle  à  la 
marche  des  nations;  elles  eussent  été  jusqu'à  nos  jours  l'infranchissable 
rempart  de  l'Espagne,  si  elles  n'avaient  été  faciles  à  tourner  par  leurs 
extrémités  voisines  de  la  mer. 


III 


ZONE     MARITIME 

Les  vallées  qui  rayonnent  en  tous  sens  autour  du  grand  massif  alpin 
sont  fort  heureusement  disposées  pour  donner  à  presque  toute  l'Europe  une 
remarquable  unité,  en  même  temps  qu'une  extrême  variété  d'aspects  et  de 
conditions  physiques.  Le  Pô,  le  Rhône,  le  Rhin,  le  Danube  serpentent  sous 


20  NOUVELLE   GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

les  climats  les  plus  divers,  et  pourtant  ils  prennent  leurs  sources  dans  une 
môme  région  de  montagnes,  et  les  alluvions  dont  ils  fertilisent  les  terres 
de  leurs  bassins  proviennent  du  ravinement  des  mêmes  roches.  Entre  ces 
grandes  vallées  primordiales,  tout  le  pourtour  des  Alpes  et  de  ses  avant- 
monts  est  découpé  de  vallées  divergentes  qui  vont  porter  à  la  mer  les  eaux 
et  les  débris  triturés  de  la  montagne.  Partout  des  eaux  courantes  donnent  à 
la  nature  le  mouvement  et  la  vie.  Nulle  part  on  ne  voit  de  déserts,  de  grands 
plateaux  arides  ni  de  bassins  fermés,  comme  il  en  existe  tant  dans  les  con- 
tinents d'Afrique  et  d'Asie  ;  nulle  part  non  plus  les  rivières  ne  se  changent 
en  d'immenses  déluges  d'eau,  comme  ceux  qui  noient  à  demi  certaines 
parties  de  l'Amérique  du  sud.  Dans  le  régime  de  ses  rivières,  l'Europe  offre 
une  certaine  modération  qui  devait  favoriser  rétablissement  des  colons  et 
faciliter,  en  chaque  bassin,  la  naissance  d'une  civilisation  locale.  D'ailleurs, 
la  plupart  des  fleuves,  assez  larges  pour  retarder  les  migrations  des  peu- 
ples, ne  pouvaient  les  arrêter  longtemps.  Même  avant  que  l'industrie  hu- 
maine se  fût  approprié  le  sol  de  l'Europe  par  les  chemins  et  les  ponts,  il 
était  facile  aux  immigrants  barbares  de  se  rendre  des  bords  de  la  mer 
Noire  à  ceux  de  l'Atlantique. 

Aux  privilèges  que  lui  ont  donné  sur  les  autres  parties  du  monde  son 
ossature  des  montagnes  et  la  disposition  de  ses  bassins  fluviaux,  l'Europe  a 
pu  ajouter,  depuis  l'ère  de  la  navigation,  l'avantage  bien  plus  grand  que 
lui  procure  la  forme  dentelée  de  son  littoral.  C'est  principalement  par  le 
contour  de  ses  rivages  que  l'Europe  a  ce  double  caractère  d'unité  et  de 
diversité  qui  la  distingue  entre  les  continents.  Elle  est  une  par  sa  masse 
centrale,  et  «  diverse  »  par  ses  nombreuses  péninsules  et  les  îles  qui  en 
dépendent.  Elle  est  organisée,  pour  ainsi  dire,  et  l'on  croirait  voir  en  elle 
un  grand  corps  pourvu  cle  membres.  Strabon  comparait  l'Europe  à  un  dra- 
gon. Les  géographes  de  la  Renaissance  aimaient  à  la  figurer  comme  une 
Vierge  couronnée  dont  l'Espagne  était  la  tête  et  la  France  le  cœur,  tandis 
que  l'Angleterre  et  l'Italie  étaient  les  mains  tenant  le  sceptre  et  le  globe. 
La  Russie,  encore  mal  connue  et  se  confondant  avec  les  régions  inexplorées 
de  l'Asie,  représentait  les  vastes  plis  de  la  robe  traînante. 

En  surface,  l'Europe  est  deux  fois  moindre  que  l'Amérique  méridionale 
et  trois  fois  plus  petite  que  l'énorme  masse  africaine,  et  cependant  elle  est 
supérieure  à  ces  deux  continents  par  le  développement  de  son  littoral  ;  pro- 
portionnellement à  son  étendue,  elle  a  le  double  des  rivages  de  l'Amé- 
rique du  sud,  de  l'Australie  et  de  l'Afrique;  elle  en  a  un  peu  moins  que 
l'Amérique  du  nord,  mais  ce  dernier  continent  n'a  la  grande  richesse 
de  ses  côtes  que  dans  les  régions  des  froidures  et  des  glaces  persistantes. 


LITTORAL   DE  L'EUROPE. 


21 


Ainsi  que  l'on  peut  s'en  faire  une  idée  en  jetant  les  yeux  sur  le  diagramme 
suivant,  l'Europe  a,  sur  les  deux  autres  continents  que  baigne  la  mer 
glaciale  arctique,  le  privilège  de  posséder  un  littoral  presque  en  entier 
utile  à  la  navigation,  tandis  qu'une  grande  partie  des  côtes  de  l'Asie  et 
de  l'Amérique  du  nord  est  actuellement  sans  valeur  pour  l'homme.  Et 
non-seulement  la  mer  pénètre  au  loin  dans  l'intérieur  de  l'Europe  tem- 
pérée pour  la  découper  en  longues  péninsules,  mais  encore  elle  entaille  cha- 

S°  5.  —   DÉVELOPPEMENT  KILOMÉTRIQUE    DU  LITTORAL   DES  CONTINENTS,  RELATIVEMENT  A  LEUR   SURFACE. 

Côtes     >nu*7,w 


EUROPE 


AFRIQUE 


ASIE 
£ôtes     àuiâS&j, 


AMÉRIQUE  DU    SUD 


AUSTRALIE 


AMERIQUE  DU  NQRD 


Dans  le  tableau  annexé,  la  superficie  de  l'Europe  est  calculée  d'après  ses  limites  naturelles 


Contour  géométr.    . 

11,153 

23,342 

19,122 

16,083 

15,057 

9,854 

Développ.  des  côtes . 

31,900 

57,750 

28,500 

48,250 

25,770 

14,400 

Côtes  utiles.    .    .    . 

50,900 

47,000 

28,500 

40,000 

25,770 

14,400 

Proport,  du  contour 

géom.aucont.réel. 

1  :  2.86 

1  :  2.47 

1   :  1.49 

1   :  5 

1    :    1.71 

1   :  1,4G 

cune  de  ces  presqu'îles  pour  y  former  des  multitudes  de  golfes  et  de 
méditerranées  en  miniature.  Toutes  les  côtes  de  la  Grèce,  de  la  Thessalie, 
de  la  Thrace  sont  ainsi  dentelées  par  des  golfes  en  hémicycle  et  de  larges 


22  NOUVELLE  GEOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

bassins  pénétrant  clans  les  terres;  l'Italie  et  l'Espagne  offrent  également 
sur  tout  leur  pourtour  une  série  de  golfes  et  d'indentations  en  arcs  de 
cercle;  enfin,  les  péninsules  du  nord  de  l'Europe,  le  Jydland  et  la  Scandi- 
navie, sont  aussi  tailladées  par  les  eaux  marines  en  de  nombreuses  pres- 
qu'îles secondaires. 

Les  îles  de  l'Europe  doivent  être  également  considérées  comme  des  an- 
nexes du  continent,  dont  la  plupart  ne  sont  séparées  que  par  des  eaux  sans 
profondeur.  La  Crète  et  les  îles  si  nombreuses  qui  parsèment  la  mer  Egée, 
les  archipels  de  la  mer  Ionienne  et  de  la  côte  dalmate,  la  Sicile,  la  Corse  et 
la  Sardaigne,  l'île  d'Elbe,  les  Baléares,  ne  sont-elles  pas,  en  réalité,  les  pro- 
longements ou  les  stations  extérieures  des  péninsules  voisines?  A  l'entrée 
de  la  Baltique,  les  îles  de  Sjâlland  et  de  Fionie  ne  sont-elles  pas  les  terres 
qui  ont  donné  au  Danemark  le  plus  d'importance  politique  et  commerciale? 
La  Grande-Bretagne  et  l'Irlande,  qui  faisaient  autrefois  partie  du  continent, 
n'en  dépendent  pas  moins  de  l'Europe,  quoique  les  eaux  peu  profondes  de 
deux  bras  de  mer  aient  fait  disparaître  les  isthmes  de  jonction.  L'Angle- 
terre est  même  devenue  le  grand  entrepôt  commercial  des  pays  d'Europe  ; 
elle  remplit  actuellement,  dans  le  mouvement  des  échanges  du  monde 
entier,  un  rôle  analogue  à  celui  que  la  Grèce  remplissait  autrefois  dans  le 
monde  restreint  de  la  Méditerranée. 

Chose  remarquable!  Chaque  contrée  péninsulaire  de  l'Europe  a  eu  dans 
l'histoire  son  tour  de  prépondérance  commerciale.  D'abord  la  Grèce,  «  la 
plus  belle  individualité  de  l'ancien  monde  »,  fut,  à  l'époque  de  sa  grandeur, 
la  dominatrice  de  la  Méditerranée,  qui  était  alors  presque  tout  l'univers.  Au 
moyen  âge,  Amalfi,  Gênes,  Venise  et  autres  républiques  de  l'Italie  devinrent 
les  intermédiaires  des  échanges  entre  l'Europe  et  les  Indes.  La  circum- 
navigation de  l'Afrique  et  la  découverte  du  nouveau  monde  firent  passer  le 
monopole  du  grand  commerce  à  Cadix,  à  Séville,  à  Lisbonne,  dans  la  pé- 
ninsule Ibérique.  Puis  les  négociants  de  la  petite  république  hollandaise 
recueillirent  en  partie  l'héritage  de  l'Espagne  et  du  Portugal,  et  les  richesses 
du  monde  entier  affluaient  dans  leurs  îles  et  leurs  presqu'îles  assiégées  par  la 
mer.  De  nos  jours,  c'est  la  Grande-Bretagne  qui  est  devenue  le  principal  mar- 
ché de  l'univers.  Londres,  la  ville  la  plus  populeuse  de  la  Terre,  est  aussi  le 
foyer  d'appel  le  plus  énergique  pour  les  trésors  du  genre  humain.  Tôt  ou  tard 
sans  doute  le  point  vital  le  plus  actif  de  la  planète  continuera  de  se  déplacer. 
Quoique  l'Angleterre  soit  admirablement  placée,  au  centre  même  de  la  moitié 
du  globe  qui  comprend  presque  tout  l'ensemble  des  masses  continentales,  les 
travaux  d'aménagement  auxquels  on  soumet  la  Terre,  l'ouverture  de  nou- 
velles voies  de  commerce,  les  variations  d'équilibre  dans  le  groupement  des 


LITTORAL  DE  L'EUROPE.  25 

nations  peuvent  faire  passer  Londres  au  second  rang.  Peut-être,  ainsi  que 
les  Américains  le  prédisent,  la  civilisation,  dans  sa  marche  continue  vers 
l'Ouest ,  remplacera-t-elle  Londres  par  quelque  cité  des  États-Unis  ;  peut- 
être  ayant  accompli  son  mouvement  de  rotation  complet  autour  du  globe , 
prendra-t-elle  une  ville  des  Indes ,  Constantinople  ou  le  Caire  pour  centre 
de  commerce  et  lieu  principal  de  rendez-vous. 

Quoi  qu'il  en  soit,  les  changements  si  considérables  qui  se  sont  accom- 
plis pendant  la  courte  période  de  vingt  siècles,  dans  l'importance  relative 
des  péninsules  et  des  îles  de  l'Europe,  prouvent  bien  que  la  valeur  des 
traits  géographiques  se  modifie  peu  à  peu  avec  le  cours  de  l'histoire.  Les 
privilèges  mêmes  dont  la  nature  avait  gratifié  certains  pays  peuvent  se 
changer  avec  le  temps  en  de  graves  désavantages.  Ainsi  les  petits  bassins 
étroits,  les  ceintures  de  montagnes,  les  innombrables  dentelures  des  côtes, 
qui  avaient  autrefois  favorisé  le  développement  des  cités  grecques  et  donné 
au  port  d'Athènes  l'empire  de  la  Méditerranée,  éloignent  maintenant  l'Hel- 
lade  de  la  masse  du  continent  et  ne  permettront  pas  de  longtemps  qu'elle 
se  rattache  au  réseau  des  voies  de  communication  européennes.  Ce  qui 
faisait  jadis  la  force  du  pays  fait  aujourd  'hui  sa  faiblesse.  Aux  temps  pri- 
mitifs, avant  que  l'homme  pût  encore  se  confier  aux  barques  pour  tenter 
les  périlleux  chemins  de  la  mer,  les  baies,  les  mers  intérieures  étaient  un 
obstacle  infranchissable  à  la  marche  des  peuples;  plus  tard,  grâce  à  la  na- 
vigation ,  elles  devinrent  le  grand  chemin  des  nations  commerçantes  et 
favorisèrent  grandement  la  civilisation  ;  actuellement,  elles  nous  gênent  de 
nouveau  en  arrêtant  nos  routes  et  nos  chemins  de  fer. 


IV 


LE    CLIMAT 

Si  le  relief  du  sol  et  la  configuration  des  côtes  sont  des  éléments  de 
valeur  changeante  dans  l'histoire  des  nations,  en  revanche,  les  avantages 
du  climat  exercent  une  influence  durable.  A  cet  égard,  l'Europe  est 
certainement  la  plus  favorisée  des  parties  du  monde;  depuis  un  cycle 
terrestre  dont  la  durée  nous  est  inconnue,  elle  jouit  d'un  climat  qui  est 
en  moyenne  le  plus  tempéré,  le  plus  égal,  le  plus  sain  parmi  ceux  des 
continents. 

En  premier  lieu,  toutes  les  parties  de  l'Europe  se  trouvent  exposées  à 
l'influence  modératrice  de  l'Océan,  grâce  aux  golfes  et  aux  mers  intérieures 


21  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

qui  pénètrent  au  loin  dans  les  terres.  Excepté  au  milieu  de  la  Russie,  qui 
est  une  contrée  à  demi-asiatique,  il  n'y  a  pas  en  Europe  un  seul  point  situé 
à  plus  de  600  kilomètres  de  la  mer,  et  par  suite  de  l'uniformité  générale 
des  pentes  qui  s'inclinent  du  centre  vers  la  circonférence  du  continent,  l'ac- 
tion des  vents  marins  se  fait  sentir  partout.  Ainsi,  malgré  sa  grande  su- 
perficie, le  territoire  européen  jouit  des  mêmes  avantages  que  les  îles;  les 
chaleurs  de  l'été  y  sont  rafraîchies  par  le  souffle  de  l'Océan,  et  ce  même 
souffle  adoucit  les  froids  de  l'hiver. 

Par  leur  mouvement  de  translation  continu  du  sud-ouest  au  nord-est,  les 
eaux  de  l'Atlantique  boréal  influent  aussi  de  la  manière  la  plus  heureuse 
sur  le  climat  des  terres  d'Europe  dont  elles  baignent  les  rives.  En  sortant 
de  la  grande  chaudière  de  la  mer  des  Antilles  où  il  vient  de  tournoyer  sous 
un  soleil  tropical,  le  courant  connu  sous  le  nom  de  Gulf-Stream  prend 
directement  le  chemin  de  l'Europe.  Sa  masse  liquide  énorme,  égale  à  celle 
de  vingt  mille  fleuves  comme  le  Rhône,  s'ajoute  aux  eaux  venues  directe- 
ment des  régions  tropicales  échauffées  par  le  soleil,  et  toute  cette  mer  en 
mouvement  porte  sa  chaleur  aux  côtes  occidentales  et  septentrionales  de 
l'Europe.  L'afflux  de  ces  eaux  tièdes  agit  sur  le  climat  comme  s'il  éloignait 
le  continent  de  la  zone  glaciale  pour  le  rapprocher  de  l'équateur  ;  il  rem- 
place la  chaleur  directe  des  rayons  solaires.  D'ailleurs,  les  régions  côtières 
de  la  péninsule  pyrénéenne,  de  la  France,  des  îles  Britanniques,  de  la  Scan- 
dinavie, ne  sont  pas  seules  à  profiter  de  cette  élévation  de  la  température 
normale;  toute  l'Europe  s'en  trouve  réchauffée  de  proche  en  proche,  jusqu'à 
.la  Caspienne  et  à  l'Oural. 

Les  courants  de  l'air,  de  même  que  ceux  de  l'Océan,  exercent  sur  le  cli- 
mat général  de  l'Europe  une  influence  favorable.  Les  vents  du  sud-ouest 
superposés  au  courant  océanique,  sont  ceux  qui  prédominent  sur  les  rivages 
du  continent,  et  dégagent  aussi  la  chaleur  qu'ils  avaient  emmagasinée  dans 
les  régions  tropicales.  Les  vents  du  nord-ouest,  du  nord  et  même  du  nord- 
est,  qui  soufflent  pendant  une  moindre  partie  de  l'année,  sont  moins  réfri- 
gérants qu'on  ne  pourrait  s'y  attendre,  à  cause  des  nappes  d'eau  attiédies 
par  les  courants,  sur  lesquelles  ils  doivent  passer  dans  leur  course  ;  enfin 
l'Europe  est  partiellement  réchauffée  par  le  voisinage  du  Sahara,  véritable 
étuve  de  l'ancien  monde. 

Sous  la  double  influence  des  courants  maritimes  et  aériens,  la  tempéra- 
ture moyenne  du  continent  est  tellement  accrue  qu'à  égale  latitude,  elle 
dépasse  de  5,  de  10  et  même  de  15  degrés  celle  des  autres  parties  du  monde. 
Nulle  part,  pas  même  sur  les  côtes  occidentales  de  l'Amérique  du  nord, 
les  isothermes,  c'est-à-dire  les  lignes  d'égale  chaleur  moyenne,  ne  rappro- 


CLIMAT   DE  L'EUROPE. 


25 


chent  plus  leurs  courbes  de  la  zone  polaire;  à  1,500  et  2,000  kilomètres 
plus  loin  de  l'équateur,  on  jouit  en  Europe  d'un  climat  aussi  doux  qu'en 
Amérique;  en  outre,  la  température  y  diminue,  du  sud  au  nord,  beaucoup 
moins  rapidement  que  dans  toute  autre  partie  de  la  rondeur  terrestre.  C'est 
là  ce  qui  distingue  spécialement  l'Europe  :  une  par  son  climat,  elle 
se  trouve  comprise  en  entier  dans  la  zone  de  température  modérée,  entre 
les  isothermes  de  20  et  de  0  degrés  centigrades,  tandis  qu'en  Amérique  et 
en  Asie  cette  zone  privilégiée  est  deux  fois  moindre  en  largeur. 

N°    i.    —    ZONE    DE   L'EUROPE    COMPRISE    ENTRE    LES   ISOTHERMES   DE    0    ET    DE   20    DEGRÉS. 


Echelle   de  1: 60.000.000 


Cette  remarquable  unité  de  climat  que  présente  l'Europe  dans  sa  tempé- 
rature annuelle  se  montre  également  dans  le  régime  de  ses  pluies.  La 
mer,  qui  baigne  le  continent  sur  la  plus  grande  partie  de  son  pourtour,  en 
alimente  toutes  les  contrées  de  l'humidité  nécessaire.  Il  n'est  pas  une  seule 
région  de  l'Europe  qui  ne  reçoive  annuellement  ses  pluies;  sauf  une  partie 
des  rivages  de  la  mer  Caspienne  et  un  petit  coin  de  la  péninsule  Ibérique, 
il  n'en  est  pas  non  plus  que  le  manque  fréquent  d'humidité  expose  à  la 
perte  totale  des  récoltes.  Non-seulement  tous  les  pays  européens  sont  arrosés 
de  pluies,  mais  presque  tous  les  reçoivent  en  chaque  saison  ;  excepté  sur  les 
bords  de  la  Méditerranée,  où  l'automne  et  l'hiver  sont  la  période  pluvieuse 
par  excellence,  les  nuages  épanchent  à  peu  près  régulièrement,  pendant  toute 
l'année,   leur  fardeau  liquide.  D'ailleurs,  malgré  la  grande  diversité  de 


26  NOUVELLE   GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

relief  et  de  contours  qu'offrent  les  différentes  contrées  de  l'Europe,  les 
pluies  y  sont,  en  général,  modérées,  soit  qu'elles  humectent  le  sol  en  fins 
brouillards,  comme  en  Irlande,  soit  qu'elles  s'abattent  en  rapides  averses, 
comme  en  Provence  et  sur  la  pente  méridionale  des  Alpes.  Si  ce  n'est  sur 
les  flancs  des  montagnes  que  viennent  frapper  des  courants  humides,  la 
quantité  moyenne  d'eau  de  pluie  ne  dépasse  pas  un  mètre  par  an. 
L'uniformité  relative  et  la  modération  des  pluies  assurent  donc  à  l'Europe 
un  régime  fluvial  d'une  grande  régularité.  Non-seulement  les  fleuves  et  les 
rivières,  mais  aussi  les  petits  ruisseaux,  du  moins  au  nord  des  Pyrénées,  des 
Alpes  et  des  Balkans,  coulent  pendant  toute  l'année;  leurs  crues  et  leurs 
maigres  se  maintiennent  d'ordinaire  en  des  limites  étroites  ;  les  campagnes 
sont  rarement  inondées  sur  de  grandes  étendues  ;  rarement  aussi  elles  sont 
complètement  dépourvues  de  l'eau  d'irrigation.  Grâce  à  une  répartition 
naturelle  plus  égale,  l'Europe  peut  tirer  d'une  moindre  quantité  d'eau  un 
plus  grand  profit  pour  l'agriculture  et  la  navigation  que  les  autres  parties 
du  monde  plus  abondamment  arrosées.  Les  hautes  Alpes  contribuent,  pour 
une  forte  part,  à  maintenir  la  régularité  de  l'écoulement  dans  les  lits  flu- 
viaux. L'excédant  d'humidité  qu'elles  reçoivent  s'accumule  en  neiges  et  en 
glaces  qui  s'épandent  lentement  vers  les  vallées  et  se  fondent  pendant  la  sai- 
son des  chaleurs.  C'est  précisément  alors  que  les  rivières  sont  le  plus  faible- 
ment alimentées  par  les  pluies  et  perdent  le  plus  d'eau  par  l'évaporation  ; 
elles  tariraient  en  partie  si  les  glaces  de  la  montagne  ne  subvenaient  aux 
eaux  du  ciel.  Ainsi  s'établit  une  sorte  de  balancement  régulier  dans  l'éco- 
nomie générale  des  fleuves. 

Le  climat  de  l'Europe  est  donc  celui  qui  offre  le  plus  d'unité  dans  son 
ensemble  et  de  pondération  dans  ses  contrastes.  Les  courants  océaniques, 
les  vents,  les  chaleurs  et  les  froidures,  les  pluies  et  les  cours  d'eau  ont  sur 
ce  continent  des  allures  régulières  et  modérées  qu'ils  n'ont  point  dans  les 
autres  parties  du  monde.  Ce  sont  là  de  grands  avantages  dont  les  peuples 
ont  profité  dans  leur  histoire  passée  et  dont  ils  ne  cesseront  de  bénéficier 
dans  l'avenir.  Tout  petit  qu'il  est,  le  continent  d'Europe  est  pourtant  celui 
qui  présente  de  beaucoup  la  plus  grande  surface  d'acclimatement  facile.  De 
Piussie  en  Espagne,  de  Grèce  en  Irlande,  les  hommes  peuvent  se  déplacer 
sans  grand  danger  ;  grâce  à  la  douceur  relative  des  transitions,  les  nations 
venues  du  Caucase  ou  de  l'Oural  ont  pu  traverser  les  plaines  et  les  mon- 
tagnes jusqu'aux  bords  de  l'océan  Atlantique  et  s'accommoder  partout  à  leur 
nouveau  milieu.  Le  sol  et  le  climat,  également  propices  aux  hommes, 
les  maintenaient  dans  la  plénitude  de  leurs  forces  physiques  et  de  leurs 
qualités  intellectuelles;  dans  toutes  les  contrées  de  l'Europe,  le  peuple  en 


CLIMAT  ET  RACES  DE  L'EUROPE.  27 

marche  retrouvait  une  patrie.  Ses  compagnons  de  travail,  le  chien,  le 
cheval,  le  bœuf,  ne  l'abandonnaient  point  en  route,  et  la  semence  qu  il 
avait  apportée  levait  en  moisson  dans  tous  les  champs  où  il  la  déposait. 


LES     RACES     ET     LES     PEUPLES 


Par  l'étude  du  sol  et  la  patiente  observation  des  phénomènes  du  climat, 
nous  pouvons  comprendre,  d'une  manière  générale,  quelle  a  été  l'influence 
de  la  nature  sur  le  développement  des  peuples  ;  mais  il  nous  est  plus  diffi- 
cile de  distribuer  à  chaque  race,  à  chaque  nation,  la  part  qui  lui  revient 
dans  les  progrès  de  la  civilisation  européenne.  Sans  doute,  les  divers 
groupes  d'hommes  nus  et  ignorants  qui  se  trouvaient  aux  prises  avec  les 
nécessités  de  la  vie  ont  dû  réagir  différemment,  suivant  leur  force  et  leur 
adresse  physique,  leur  intelligence  naturelle,  les  goûts  et  les  tendances  de 
leur  esprit.  Mais  quels  étaient  ces  hommes  primitifs  qui  ont  su  mettre  à 
profit  les  ressources  offertes  par  le  milieu  et  qui  nous  ont  enseigné  à  triom- 
pher de  ses  obstacles?  Nous  ne  savons.  A  quelques  milliers  d'années  en 
arrière,  tous  les  faits  sont  enfouis  dans  les  immenses  ténèbres  de  notre 
ignorance. 

On  ne  sait  même  point  quelle  est  l'origine  principale  des  populations 
européennes.  Sommes-nous  les  «  fils  du  sol  »,  les  «  rejetons  des  chênes», 
comme  le  disaient  les  traditions  anciennes  en  leur  langage  poétique,  ou 
bien  les  habitants  de  l'Asie  sont-ils  nos  véritables  ancêtres  et  nous  ont-ils 
apporté  nos  langues  et  les  rudiments  de  nos  arts  et  de  nos  sciences? 
Enfin,  si  l'Europe  était  déjà  peuplée  d'autochthones  lorsque  les  immigrants 
du  continent  voisin  sont  venus  s'établir  parmi  eux,  dans  quelle  proportion 
s'est  opéré  le  mélange?  Il  n'y  a  pas  longtemps  encore,  on  admettait,  comme 
an  fait  ta  peu  près  incontestable,  l'origine  asiatique  des  nations  européennes; 
on  se  plaisait  même  à  chercher  sur  la  carte  d'Asie  l'endroit  précis  où 
vivaient  nos  premiers  pères.  Actuellement,  la  plupart  des  hommes  de 
science  sont  d'accord  pour  chercher  les  traces  des  ancêtres  sur  le  sol  même 
qui  porte  les  descendants.  Dans  presque  toutes  les  parties  de  l'Europe,  les 
incrustations  des  grottes,  les  rivages  des  lacs  et  de  la  mer,  les  alluvions  des 
fleuves  anciens,  ont  fourni  aux  géologues  des  débris  de  l'industrie  humaine 
et  même  des  ossements  qui  témoignent  l'existence  de  populations  indus- 
trieuses longtemps  avant  la  date  présumée  des  immigrations  d'Asie.  Lors 
des  premiers  bégayements  de  l'histoire,  nombre  de  peuples  étaient  consi- 


28  NOUVELLE   GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

dérés  comme  aborigènes,  et  parmi  leurs  descendants  il  s'en  trouve,  les 
Basques  par  exemple,  qui  n'ont  rien  de  commun  avec  les  envahisseurs 
venus  du  continent  voisin.  Bien  plus,  il  n'est  pas  encore  admis  par  tous 
les  savants  que  les  Aryens,  c'est-à-dire  les  ancêtres  d'où  proviennent  les 
Pélasges  et  les  Grecs,  les  Latins,  les  Celtes,  les  Allemands,  les  Slaves,  soient 
d'origine  asiatique.  La  parenté  des  langues  fait  croire  à  la  parenté  des 
Aryens  d'Europe  avec  les  Persans  et  les  Indous;  mais  elle  est  loin  de  mettre 
hors  de  doute  l'hypothèse  d'une  patrie  commune  qui  se  trouverait  vers  les 
sources  de  l'Oxus.  D'après  Latham,  Benfey,  Cuno,  Spiegel  et  d'autres  en- 
core, les  Aryens  seraient  des  aborigènes  d'Europe.  Le  fait  est  qu'il  est  im- 
possible de  se  prononcer  avec  quelque  certitude.  Il  est  indubitable  que, 
pendant  les  âges  préhistoriques,  de  nombreuses  migrations  ont  eu  lieu; 
mais  nous  ne  savons  dans  quel  sens  elles  se  sont  produites.  Si  nous  nous 
en  tenons  aux  mouvements  que  raconte  l'histoire,  ils  se  sont  faits  sur- 
tout dans  le  sens  de  l'est  à  l'ouest.  Depuis  que  les  annales  de  l'Europe 
ont  commencé,  cette  partie  du  monde  a  donné  aux  autres  continents  des 
Galates,  des  Macédoniens,  des  Grecs,  et,  dans  les  temps  modernes,  d'in- 
nombrables émigrants  ;  en  revanche,  elle  a  reçu  des  Huns,  des  Avares,  des 
Turcs,  des  Mongols,  des  Circassiens,  des  Juifs,  des  Arméniens,  des  Tsiganes, 
des  Maures,  des  Berbères  et  des  nègres  de  toute  race,  elle  accueille  main- 
tenant des  Japonais  et  des  Chinois. 

Sans  tenir  compte  des  groupes  de  population  d'une  importance  secon- 
daire, ni  des  races  dont  les  représentants  n'existent  pas  en  corps  de  nation, 
on  peut  dire,  d'une  manière  générale,  que  l'Europe  se  partage  en  trois 
grands  domaines  ethniques,  ayant  précisément  pour  limites  communes  ou 
pour  bornes  angulaires  les  massifs  des  Alpes,  des  Carpathes,  des  Balkans. 
Ces  montagnes,  qui  séparent  les  bassins  fluviaux  et  servent  de  barrière  entre 
les  climats,  devaient  aussi  régir  en  partie  la  distribution  des  races. 

Le  premier  groupe  des  peuples  européens  occupe  le  versant  méridional 
du  système  alpin,  la  péninsule  des  Pyrénées,  la  France  et  une  moitié  de 
la  Belgique  :  c'est  l'ensemble  des  populations  de  langues  gréco-latines,  soit 
environ  cent  millions  d'hommes.  En  dehors  de  cette  zone  de  langues 
comprenant  presque  tous  les  territoires  européens  de  l'ancienne  Rome,  se 
trouvent  çà  et  là  quelques  enclaves  latines,  entourées  de  tous  les  côtés  par 
des  peuples  d'un  autre  langage.  Tels  sont  les  Roumains  des  plaines  infé- 
rieures du  Danube  et  de  la  Transylvanie,  tels  sont  aussi  les  Romanches  des 
hautes  vallées  des  Alpes.  En  revanche,  deux  îlots,  l'un  de  langue  celtique, 
l'autre  de  dialectes  ibères,  se  maintiennent  encore  en  Bretagne  et  dans  les 
Pyrénées,  au  milieu  de  populations  complètement  latinisées;  mais  prises 


PEUPLES  DE  L'EUROPE.  29 

en  masse,  toutes  les  races  de  l'Europe  sud-occidentale,  Celtes,  Ibères  et 
Ligures,  ont  été  conquises  aux  idiomes  romans1.  Quelles  que  fussent  leurs 
différences  premières,  nul  doute  que  la  parenté  des  langues  n'ait  remplacé 
peu  à  peu  chez  eux  ou  resserré  plus  fortement  la  parenté  d'origine. 

Le  groupe  des  peuples  de  langues  germaniques  occupe  une  zone  infé- 
rieure en  étendue  et  en  population.  Il  possède  presque  tout  le  centre  de 
l'Europe,  au  nord  des  Alpes  et  des  chaînes  qui  s'y  rattachent,  et  s'étend  par 
les  Pays-Bas  et  les  Flandres  jusqu'à  l'entrée  de  la  Manche.  Le  Danemark  et, 
de  l'autre  côté  delà  Baltique,  la  grande  péninsule  Scandinave  appartiennent 
également  à  ce  groupe,  où  ils  occupent  une  place  à  part  avec  la  lointaine 
Islande.  Quant  aux  Iles  Britanniques,  considérées  généralement  comme  un 
fragment  du  domaine  ethnique  des  Germains,  il  faut  bien  plutôt  y  voir  un 
terrain  de  croisement  entre  les  races  et  les  langues  de  l'est  et  du  midi.  De 
même  que  l'ancienne  population  celtique  de  la  Grande-Bretagne,  pure 
encore  dans  quelques  provinces  reculées,  s'est  néanmoins  presque  partout 
mélangée  avec  les  envahisseurs  Angles,  Saxons,  Danois,  de  même  la  langue 
de  ces  conquérants  s'est  intimement  croisée  avec  le  français  du  moyen  âge, 
et  l'idiome  hybride  qui  en  est  résulté  n'est  pas  moins  latin  que  tudesque. 
Favorisés  par  leur  isolement  au  milieu  des  mers,  les  Anglais  ont  acquis 
peu  à  peu  dans  leurs  traits,  dans  leur  langue,  dans  leurs  mœurs,  une 
remarquable  individualité  nationale,  qui  les  sépare  nettement  de  leurs 
voisins  du  continent,  Allemands,  Scandinaves  ou  Celto-Latins. 

Les  Slaves  forment  le  troisième  groupe  des  peuples  européens  :  un 
peu  moins  nombreux  que  les  Gréco-Latins,  ils  occupent  un  territoire  beau- 
coup plus  étendu  :  presque  toute  la  Bussie,  la  Pologne,  une  grande  partie 
de  la  péninsule  des  Balkans,  une  moitié  de  l' Austro-Hongrie.  A  l'orient 
des  Carpates,  toutes  les  grandes  plaines  sont  habitées  de  Slaves  purs  ou 
croisés  avec  les  immigrants  asiatiques;  mais  à  l'ouest  et  au  sud  des  mon- 
tagnes la  race  se  trouve  partagée  en  de  nombreuses  populations  distinctes, 

1  Population  de  l'Europe  en  1879  :  318,000,000. 

Grecs  et  Latins.  Slaves.  Germains, 
Grecs  et  Albanais.  .  6,000,000  Slaves  du  Nord .  60,000,000  Allemands,  Suisses- 
Italiens.  ......   28,000,000  Slaves  du  Sud.  26,000,000       Allemands,  Juifsde 

Français 37,000,000  langue  allemande.   56,500,000 

Espagnols  et  Portugais.   21,000,000  Hollandais    et    Fia-  . 

Roumains 8,000,000  m™ds 7,000,000 

Romands  et  Wallons.  .     5,000,000  Scandinaves.    .    .    ■     8,500.000 

^OOOTÔÔ  ~86\000,000                                     72,000,000 

Anglo-Celtes 54,000,000 

Magyars,  Turcs,  Finnois,  Celtes,  Basques,  Lettes,  Zingares,  etc.  .     25,000,000 


30  NOUVELLE   GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

au  milieu  d'un  chaos  d'autres  nations.  Dans  ce  dédale  des  pays  danubiens,  les 
Slaves  se  rencontrent  avec  les  Roumains  de  langue  latine,  ainsi  qu'avec  deux 
races  d'origine  orientale,  et  d'une  importance  secondaire  par  le  nombre, 
les  Turcs  et  les  Magyars.  De  ce  côté,  les  mondes  slave  et  gréco-latin  sont 
donc,  en  grande  partie,  séparés  par  une  zone  intermédiaire  de  peuples  de 
souches  différentes.  Vers  le  nord,  les  Finlandais,  les  Livoniens,  les  Lettes, 
s'interposent  entre  les  Slaves  et  les  Germains. 

D'ailleurs  il  n'y  a  point  de  coïncidence  entre  les  limites  présumées  des 
races  européennes  et  les  frontières  de  leurs  langues.  Dans  le  monde  gréco- 
latin,  aussi  bien  qu'en  pays  allemand  et  parmi  les  Slaves,  se  trouvent 
maintes  populations  d'origine  distincte  parlant  un  même  dialecte,  et  maints 
parents  de  race  qui  ne  se  comprennent  pas  mutuellement.  Quant  aux  divi- 
sions politiques,  elles  sont  tout  à  fait  en  désaccord  avec  les  limites  naturelles 
qui  auraient  pu  s'établir  par  le  choix  spontané  des  peuples.  À  l'exception 
des  frontières  formées  par  de  hautes  montagnes  ou  les  eaux  d'un  détroit, 
bien  peu  de  limites  d'empires  et  de  royaumes  sont  en  même  temps  des 
lignes  de  séparation  entre  des  races  et  des  langues.  Les  mille  vicissitudes 
des  invasions  et  des  résistances,  les  marchandages  de  la  diplomatie  ont 
souvent  dépecé  au  hasard  les  territoires  européens.  Quelques  peuples, 
défendus  par  les  accidents  du  sol  aussi  bien  que  par  leur  courage,  ont 
réussi  à  maintenir  leur  existence  indépendante  depuis  l'époque  des  grandes 
migrations,,  mais  combien  plus  ont  été  submergés  par  des  invasions  suc- 
cessives !  Combien  plus,  tour  à  tour  vaincus  et  conquérants,  ont  vu,  pendant 
le  cours  des  siècles,  leur  patrie  diminuer,  s'agrandir,  se  rétrécir  encore  et 
changer  de  limites  plusieurs  fois  par  génération! 

Fondé,  comme  il  l'est,  sur  le  droit  de  la  guerre  et  sur  la  rivalité  des 
ambitions,  «  l'équilibre  européen  »  est  nécessairement  instable .  Tandis 
que,  d'un  côté,  il  sépare  violemment  des  peuples  faits  pour  vivre  de  la 
même  vie  politique,  ailleurs  il  en  associe  de  force  qui  ne  se  sentent  pas  unis 
par  des  affinités  naturelles;  il  essaye  de  fondre  en  une  seule  nation  des 
oppresseurs  et  des  opprimés,  que  séparent  des  souvenirs  de  luttes  sanglantes 
et  de  massacres.  Il  ne  tient  aucun  compte  de  la  volonté  des  populations 
elles-mêmes  ;  mais  cette  volonté  est  une  force  qui  ne  se  perd  point  ;  elle 
agit  à  la  longue  et  tôt  ou  tard  elle  détruit  l'œuvre  artificielle  des  guerriers 
et  des  diplomates.  La  carte  politique  de  l'Europe,  si  souvent  remaniée 
depuis  les  âges  de  l'antique  barbarie,  sera  donc  fatalement  remaniée  de 
nouveau.  L'équilibre  vrai  s'établira  seulement  quand  tous  les  peuples  du 
continent  pourront  décider  eux-mêmes  de  leurs  destinées,  se  dégager  de 
tout  prétendu  droit  de  conquête  et  se  confédérer  librement  avec  leurs  voisins 


POPULATIONS  DE  L'EUROPE 


Hachette  ei  C*   I' 


N ;■■;,_  Nouvelle    Géographie    universelle 


ÉQUILIBRE   DE   L'EUROPE. ET  DIVISIONS  POLITIQUES.  51 

pour  la  gérance  des  intérêts  communs.  Certainement  les  divisions  politiques 
arbitraires  ont  une  valeur  transitoire  qu'il  n'est  pas  permis  d'ignorer;  mais, 
dans  les  descriptions  qui  vont  suivre,  nous  tâcherons  de  nous  tenir  princi- 
palement aux  divisions  naturelles,  telles  que  nous  les  indiquent  à  la  fois 
le  relief  du  sol,  la  forme  des  bassins  fluviaux  et  le  groupement  des  popula- 
tions unies  par  l'origine  et  la  langue.  D'ailleurs  ces  divisions  elles-mêmes 
perdent  de  plus  en  plus  de  leur  importance  grâce  aux  voies  de  communica- 
tion qui  franchissent  les  fleuves  et  percent  les  montagnes,  grâce  surtout  à  la 
jouissance  commune  des  conquêtes  de  la  science  et  à  la  commune  compré- 
hension des  droits  et  des  devoirs. 

En  nous  plaçant  au  point  de  vue  de  l'histoire  et  des  progrès  de  l'homme 
dans  la  connaissance  de  la  Terre,  c'est  par  les  contrées  riveraines  de  la 
Méditerranée  qu'il  nous  faut  commencer  la  description  de  l'Europe,  et  c'est 
la  Grèce,  avec  la  péninsule  de  Thrace,  qui  doit  venir  en  tête  de  tous  les 
autres  pays  du  bassin  de  la  mer  Intérieure.  A  l'origine  de  notre  civilisation 
européenne,  l'Hellade  était  le  centre  du  monde  connu,  et  là  vivaient  les 
poètes  qui  chantaient  les  expéditions  des  navigateurs  errants,  les  historiens 
et  les  savants  qui  racontaient  les  découvertes  et  classaient  tous  les  faits 
relatifs  aux  pays  éloignés.  Plus  tard,  l'Italie,  située  précisément  au  milieu 
de  la  Méditerranée,  devint  à  son  tour  le  centre  du  grand  «  Cercle  des 
Terres  »  connues,  et  c'est  d'elle  que  partit  l'initiative  des  explorations 
géographiques.  Pendant  quinze  siècles,  l'impulsion  lui  appartint  :  Gênes, 
Venise,  Florence,  avaient  succédé  à  Rome  comme  les  cités  rectrices  du 
monde  civilisé  et  les  points  de  départ  du  mouvement  de  voyages  et  de 
découvertes  dans  les  contrées  lointaines.  Les  peuples  gravitèrent  autour  de 
la  Méditerranée  et  de  l'Italie,  jusqu'à  ce  que  les  Italiens  eussent  eux-mêmes 
rompu  le  cercle  en  découvrant  un  nouveau  monde  par  de  là  l'Océan.  Le 
cycle  de  l'histoire  essentiellement  méditerranéenne  était  désormais  fermé. 
La  péninsule  Ibérique  prenant,  pour  un  temps  bien  court,  le  rôle  pré- 
pondérant, acheva  l'évolution  commencée  à  l'autre  extrémité  du  bassin  de 
la  Méditerranée  par  la  péninsule  Grecque.  Celle-ci  avait  servi  d'intermé- 
diaire entre  les  nations  déjà  policées  de  l'Asie  et  de  l'Afrique  et  les  peu- 
plades de  l'Europe  encore  barbare;  l'Espagne  et  le  Portugal  furent  par 
leurs  navigateurs  les  représentants  du  monde  européen  en  Amérique  et 
dans  l'extrême  Orient  :  l'histoire  avait  suivi  dans  sa  marche  l'axe  de  la 
Méditerranée. 

11  est  donc  naturel  de  décrire  dans  un  même  volume  les  trois  péninsules 
méridionales  de  l'Europe,  d'autant  plus  qu'elles  appartiennent  presque  en 
entier  aux  peuples  gréco-latins.   La  France,  également   latinisée,    occupe 


52  NOUVELLE   GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

néanmoins  une  place  à  part  :  méditerranéenne  par  son  versant  de  la 
Provence  et  du  Languedoc,  elle  a  tout  le  reste  de  son  territoire  tourné  vers 
l'Océan;  par  sa  configuration  géographique  aussi  bien  que  par  son  rôle 
dans  l'histoire,  elle  est  le  grand  lieu  de  passage,  d'échange  et  de  conflit 
entre  les  nations  riveraines  des  deux  mers  ;  grâce  au  mouvement  des  idées, 
qui  vient  y  converger  de  toutes  les  parties  de  l'Europe,  elle  a  un  rôle  tout 
spécial  d'interprète  commun  entre  les  peuples  du  Nord  et  les  Latins  du  Midi. 
Il  paraît  donc  convenable  de  traiter  la  France  et  les  pays  circonvoisins  dans 
un  volume  distinct.  Puis  viendront  les  descriptions  des  pays  germains,  des 
Iles  Britanniques,  des  péninsules  Scandinaves,  et  la  géographie  de  l'Europe 
se  terminera  par  l'étude  de  l'immense  Russie. 


CHAPITRE  111 


LA    MÉDITERRANÉE 


LA  FORME  ET  LES  EAUX  DU  BASSIN 


L'exemple  de  la  Grèce  et  de  son  cortège  d'îles  prouve  que  les  flots  incer- 
tains de  la  Méditerranée  ont  eu  sur  le  développement  de  l'histoire  une 
importance  bien  plus  considérable  que  la  terre  même  sur  laquelle  l'homme 
a  vécu.  Jamais  la  civilisation  occidentale  ne  serait  née  si  la  Méditerranée  ne 
lavait  les  rivages  de  l'Egypte,  de  la  Phénicie,  de  l'Asie  Mineure,  de  l'Hellade, 
de  l'Italie,  de  l'Espagne  et  de  Carthage.  Sans  cette  mer  de  jonction  entre  les 
trois  masses  continentales  de  l'Europe,  de  l'Asie  et  de  l'Afrique,  entre  les 
Aryens,  les  Sémites  et  les  Berbères;  sans  ce  grand  agent  médiateur  qui  mo- 
dère les  climats  de  toutes  les  contrées  riveraines  et  en  facilite  ainsi  l'accès, 
qui  porte  les  embarcations  et  distribue  les  richesses,  qui  met  les  peuples  en 
rapport  les  uns  avec  les  autres,  nous  tous  Européens,  nous  serions  restés 
dans  la  barbarie  primitive.  Longtemps  même  on  a  pu  croire  que  l'humanité 
avait  son  existence  attachée  au  voisinage  de  cette  «  mer  du  Milieu  »,  car 
en  dehors  de  son  bassin  on  ne  voyait  que  des  populations  déchues  ou  non 
encore  nées  à  la  vie  de  l'esprit  :  «  Comme  des  grenouilles  autour  d'un 
marais,  nous  nous  sommes  tous  assis  au  bord  de  la  mer,  disait  Platon.  » 
Cette  mer,  c'était  la  Méditerranée.  Il  importe  donc  de  la  décrire  comme  les 
terres  émergées  que  l'homme  habite.  Malheureusement  la  surface  uniforme 
de  ses  flots  nous  cache  encore  bien  des  mystères. 

L'étude  des  rivages,  non  moins  que  les  traditions  des  peuples,  nous  apprend 
que  la  Méditerranée  a  souvent  changé  de  contours  et  d'étendue  ;  souvent 
aussi  la  porte  qui  mêle  ses  eaux  à  celles  de  l'Océan  s'est  déplacée  du  nord 


34  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

au  sud,  et  de  l'occident  à  l'orient.  Tandis  que  de  simples  péninsules  comme 
la  Grèce,  ou  même  de  petites  îles,  comme  le  rocher  de  Malte,  faisaient  partie 
de  grandes  plaines  continentales  à  une  époque  géologique  moderne,  —  leur 
faune  fossile  le  prouve,  —  de  vastes  étendues  des  terres  africaines,  de  la  Russie 
méridionale,  de  l'Asie  même,  étaient  couvertes  par  les  eaux.  Les  recherches 
de  Spratt,  de  Fuchs  et  d'autres  savants  ont  à  peu  près  mis  hors  de  doute 
qu'un  immense  lac  d'eau  douce  s'est  étendu  des  bords  de  l'Aral  à  travers  la 
Russie,  la  Valachie,  les  plaines  basses  du  Danube  et  la  mer  Egée,  jusqu'à 
Syracuse.  C'était  vers  la  lin  de  l'époque  miocène.  Puis  à  l'eau  douce  succéda 
le  flot  salé  de  l'Océan.  Il  fut  un  temps  où  la  mer  de  Grèce  allait  rejoindre  le 
golfe  d'Ob'  par  le  pont  Euxin  et  la  mer  d'Hyrcanie  ;  à  une  autre  époque, 
ou  peut-être  en  même  temps,  le  golfe  des  Syrtes  pénétrait  au  loin  dans  les 
plaines  basses  qui  sont  devenues  aujourd'hui  les  déserts  de  Libye  et  du 
Sahara.  Le  détroit  de  Gibraltar,  que  les  anciens  disaient  avoir  été  ouvert  par 
le  bras  d'Hercule,  est  en  effet  l'œuvre  d'une  révolution  moderne,  et  jadis 
l'isthme  de  Suez,  au  lieu  de  séparer  la  Méditerranée  de  l'océan  des  Indes, 
les  unissait  au  contraire  ;  l'ancien  détroit  était  encore  si  bien  indiqué  par  la 
nature,  qu'il  a  suffi  du  travail  de  l'homme  pour  le  rouvrir.  L'instabilité  des 
continents  voisins,  dont  les  rochers  se  plissent,  s'élèvent  et  s'abaissent  en 
vagues,  modifie  de  cycle  en  cycle  la  ligne  des  côtes.  En  outre,  les  fleuves 
«  travailleurs  »,  comme  le  Nil,  le  Pô,  le  Rhône,  ajoutent  incessamment 
de  nouvelles  alluvions  aux  plaines  qu'ils  ont  déjà  conquises  sur  les  golfes. 
Actuellement,  la  Méditerranée  et  ses  mers  secondaires,  du  détroit  de  Gi- 
braltar à  la  mer  d'Azov,  occupent  une  surface  que  l'on  peut  évaluer  à  six 
fois  environ  la  superficie  du  territoire  français.  Proportionnellement  à  l'éten- 
due des  mers,  c'est  beaucoup  moins  qu'on  n'est  porté  à  se  l'imaginer  tout 
d'abord  en  voyant  l'immense  développement  des  côtes  de  la  Méditerranée,  la 
richesse  des  articulations  continentales  qui  viennent  s'y  baigner,  l'aspect  vif 
et  dégagé  qu'elle  donne  à  tout  un  tiers  de  l'ancien  monde.  La  Méditerranée, 
qui,  par  son  rôle  dans  l'histoire,  a  la  prééminence  sur  toutes  les  autres  mers, 
et  vers  laquelle  s'inclinent  les  bassins  fluviaux  d'une  importante  zone  côtière 
de  l'Asie  et  d'une  grande  partie  de  l'Afrique1,  ne  représente  en  étendue  que 
la  soixante-dixième  partie  de  l'océan  Pacifique  :  encore  cette  nappe  d'eau 

1  Superficie  du  bassin  méditerranéen  : 

Versant.  d'Europe 1,770,000 

))      d'Asie 600,000 

»      d'Afrique 4,500,000 

Superficie  des  eaux  marines.    ..........  2,987,000 

Totai 9,-S57,000 


CONFIGURATION  DE  LA  MÉDITERRANÉE. 


35 


n'est-elle  point  en  un  seul  tenant,  elle  se  divise  en  mers  distinctes,  dont 
quelques-unes  ne  sont  pas  même  assez  grandes  pour  que  le  navigateur 
y  perde,  par  un  beau  temps,  la  vue  des  rivages.  À  l'orient  est  la  mer  Noire, 
avec  ses  deux  annexes,  Azov  et  Marmara  ;  entre  la  Grèce,  l'Asie  Mineure  et 
la  Crète,  s'étend  la  mer  Egée,  aussi  parsemée  d'îles  et  d'îlots  que  les  côtes 
voisines  sont  découpées  de  golfes  et  de  baies  ;  la  mer  Adriatique,  entre  les 
deux  péninsules  des  Apennins  et  des  Balkans,  se  prolonge  au  nord-ouest 
comme  le  pendant  maritime  de  l'Italie  continentale  ;  enfin  la  Méditerranée 
proprement  dite  se  divise  en  deux  bassins,  qu'en  souvenir  de  leur  histoire 
on  pourrait  désigner  par  les  noms  de  mer  Phénicienne  et  de  mer  Carthagi- 


N°    6.    PROFONDEURS   DE   LA   MÉDITERRANÉE. 


Dresse,  d  apr&r  fa  carte  de  MrDclt 


Echelle  tià.000000. 
0  à  1000™  WOOAWOO'T-         2000à3000^       3000™ctauâdà. 


noise,  ou  bien  de  Méditerranée  grecque  et  de  Méditerranée  romaine,  En 
outre,  chacune  de  ces  mers  est  elle-même  subdivisée,  l'une  par  la  Crète, 
l'autre  par  les  deux  îles  de  Sardaigne  et  de  Corse. 

Inégaux  par  l'étendue,  ces  divers  bassins  le  sont  encore  davantage  par  la 
profondeur.  La  petite  mer  d'Azov,  mérite  presque  le  nom  de  «  Palus  »  ou 
Marécage,  que  lui  donnaient  les  anciens,  car  un  navire  ne  pourrait  y  couler 
à  fond  sans  que  la  mâture  restât  encore  visible  au-dessus  des  flots.  La 
mer  Noire"  a  plus  de  2  kilomètres  de  creux  dans  les  endroits  les  plus  bas 
de  son  lit  ;  mais  elle  s'épanche  dans  la  mer  de  Marmara  par  un  fleuve 
moins  profond  que  beaucoup  de  rivières  des  continents.  De  même,  la  ca- 
vité de  Marmara  est  peu  de  chose  comparée  à  celle  de  bien  des  lacs  de  l'in- 
térieur des  terres,  et  les  Dardanelles  sont,  comme  le  Bosphore,  un  simple 


36  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

fleuve.  Dans  la  mer  Egée  et  le  bassin  oriental  de  la  Méditerranée  proprement 
dite,  les  inégalités  des  fonds  sont  en  proportion  de  celles  que  présentent  les 
terres  émergées.  Au  milieu  de  la  «  ronde  »  des  Cyclades,  des  fosses  et  des 
abîmes  de  500  et  même  de  1000  mètres  se  trouvent  dans  le  voisinage  im- 
médiat des  îles  escarpées,  tandis  que  sur  les  côtes  d'Egypte  le  lit  de  la  mer 
s'incline  insensiblement  vers  la  cavité  centrale  de  la  mer  Syrienne,  où  la 
sonde  a  mesuré  des  profondeurs  de  5000  mètres.  Ce  sont  là  déjà  des  gouffres 
comparables  à  ceux  de  l'Océan,  mais  à  l'orient  de  Malte  on  a  trouvé  à  la 
couche  liquide  près  de  4  kilomètres  d'épaisseur  :  le  fond  de  la  cuve  médi- 
terranéenne coïncide  donc  à  peu  près  avec  le  centre  géographique  de  l'en- 
semble du  bassin.  Si  la  Méditerranée  tout  entière  était  changée  en  une  boule 
sphérique,  elle  aurait  un  diamètre  d'environ  140  kilomètres,  c'est-à-dire 
qu'en  tombant  sur  la  Terre,  elle  ne  couvrirait  pas  complètement  un  pays 
comme  la  Suisse. 

La  mer  Ionienne  est  nettement  séparée  de  la  cavité  de  l'Adriatique  par  un 
seuil  qui  s'élève  dans  le  détroit  d'Otrante,  mais  elle  est  encore  bien  mieux 
limitée  à  l'ouest  par  les  bas-fonds  qui  rejoignent  la  Sicile  à  la  Tunisie,  en 
formant  un  isthme  sous-marin,  déjà  signalé  par  Strabon.  Géologiquement 
la  Méditerranée  se  trouve  interrompue,  puisque  une  brèche,  où  l'épaisseur 
de  l'eau  ne  dépasse  pas  200  mètres,  est  la  seule  porte  ouverte  entre  ses  deux 
bassins.  Celui  de  l'Ouest,  le  moins  vaste  et  le  moins  profond  des  deux,  pré- 
sente encore  des  gouffres  de  plus  de  2000  mètres  dans  la  mer  Tyrrhénienne 
et  de  2500  mètres  et  même  5000  mètres  dans  la  mer  des  Baléares,  puis  il 
va  se  terminer  au  seuil  hispano-africain,  situé,  non  entre  Gibraltar  et  Ceuta, 
où  les  fonds  ont  jusqu'à  920  mètres,  mais  plus  à  l'ouest,  dans  des  parages 
où  le  détroit  s'évase  largement  vers  l'Océan1. 

Ce  partage  de  la  grande  mer  en  étendues  lacustres  dont  les  communica- 
tions sont  gênées  par  des  seuils  sous-marins,  des  îles  et  des  promontoires, 
explique  le  contraste  que  l'on  observe  entre  les  phénomènes  de  l'Océan  et 
ceux  de  la  Méditerranée.  Celle-ci,  on  le  sait,  n'a,  sur  presque  tous  ses  rivages, 
que  des  marées  irrégulières  et  incertaines.  A  l'est  du  goulet  de  Gibraltar  et 
des  parages  qui  s'étendent  entre  la  côte  de  l'Andalousie  et  celle  du  Maroc,  le 
flux  et  le  reflux  sont  tellement  faibles,  les  troubles  qu'y  apportent  les  vents 
et  courants  sont  d'une  telle  fréquence,  que  les  observateurs  ont  eu  la  plus 
grande  peine  à  déterminer  la  véritable  amplitude  des  flots  et  se  trouvent 

M.  occidentale.     M.  orientale.      Adriatique.        M.  Egée.   Mer  Noire,  etc.  Méditerranée. 

Superficie 920,000       1,500,000       150,000       157,000      480,000      2,987,000 

Profondeurs  extrêmes.  .  5,000  4,000  900  1,000  2,000  5,000 

Profondeurs  moyennes. .  1,000  1,500  200  500  500  1,000 


FLUX  ET  REFLUX    DE   LA  MÉDITERRANÉE. 


39 


souvent  en  désaccord.  Toutefois  le  gonflement  et  la  dépression  de  la  marée 
sont  assez  sensibles  pour  que  les  marins  de  la  Grèce  et  de  l'Italie  en  aient 
toujours  tenu  compte.  Sur  les  côtes  de  la  Catalogne,  de  la  France,  de  la 
Ligurie,  du  Napolitain,  de  l'Asie  Mineure,  de  la  Syrie,  de  l'Egypte,  les  oscil- 
lations sont  presque  imperceptibles  ;  mais  sur  les  rivages  de  la  Sicile  occi- 
dentale et  dans  la  mer  Adriatique,  elles  peuvent  s'élever  jusqu'à  plus  d'un 
mètre  ;  quand  elles  sont  soutenues  par  une  tempête,  la  dénivellation  des 


N8  7.    —   SEUIL   DE    GIBRALTAR. 


â'aprèsRobiqueURandeQ^eT'  et  autres 

I              I          Profondexn^s  de  ozx^ei  â  zoo  mètres 
I  I  ià  de   200  a  000  mètres 


Crave  par  Erhard 
Profondeurs  de  5oo  à  1000  mètres 
/d    de  1000    et  au-delà- 


Echelle  de   750.000 


5oËl. 


flots  peut  même,  en  certains  endroits,  atteindre  5  mètres.  Le  détroit  de 
Messine  et  l'Eu  ripe  de  l'Eubée  ont  aussi  leurs  alternances  régulières  de 
flux  et  de  reflux  ;  enfin,  dans  le  golfe  de  Gabès,  le  mouvement  s'accomplit 
de  la  façon  la  plus  normale,  avec  le  même  rhythme  que  dans  l'Océan.  Le 
seul  bassin  de  la  Méditerranée  où  l'on  n'ait  point  encore  observé  de  flux, 
est  la  mer  Noire  ;  mais  il  est  fort  probable  que  des  mesures  de  précision 
pourraient  y  faire  découvrir  un  léger  frémissement  de  marée,  car  on  croit 
l'avoir  reconnu  dans  le  lac  Michigan,  qui  pourtant  est  de  cinq  à  six  fois 
moins  étendu, 


40  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

Différente  de  l'Océan  par  la  faiblesse  et  l'inégalité  de  ses  marées,  la  Mé- 
diterranée l'est  aussi  par  le  manque  de  courant  normal  remuant  avec  régu- 
larité la  masse  entière  des  eaux  :  les  divers  bassins  maritimes  sont  trop 
distincts  les  uns  des  autres  pour  que  des  courants  d'un  volume  considérable 
puissent  entretenir,  de  Gibraltar  aux  côtes  de  l'Asie  Mineure,  un  mouve- 
ment constant  de  translation.  Il  faut  donc  voir,  dans  les  divers  courants  qui 
se  produisent  d'un  bassin  à  l'autre  bassin,  l'effet  de  phénomènes  locaux  ne 
dépendant  qu'indirectement  des  grandes  lois  de  la  planète.  D'après  l'hypo- 
thèse d'un  géographe  italien  du  siècle  dernier,  Montanari,  un  courant 
côtier  pénétrant  dans  la  Méditerranée  par  la  porte  de  Gibraltar  longerait  les 
rivages  des  pays  barbaresques,  de  la  Cyrénaïque,  de  l'Egypte,  entrerait  dans 
l'Archipel  après  avoir  suivi  les  côtes  d'Asie,  puis  en  refluerait  pour  con- 
tourner la  mer  Adriatique,  la  mer  Tyrrhénienne  et  la  mer  de  France,  et 
rentrer  dans  l'Océan,  après  avoir  accompli  un  circuit  complet.  Des  cartes 
détaillées  représentent  même  ce  courant  supposé,  mais  les  observateurs  les 
plus  autorisés  ont  vainement  cherché  à  en  constater  l'existence  ;  ils  n'ont 
reconnu  que  des  courants  partiels,  déterminés  soit  par  l'afflux  des  eaux  de 
l'Atlantique,  soit  par  la  direction  générale  des  vents,  par  un  trop-plein  des 
eaux  fluviales,  ou  par  un  excès  d'évaporation.  C'est  ainsi  qu'un  mouvement 
régulier  de  la  mer  se  propage  de  l'ouest  à  l'est  en  suivant  le  littoral  du 
Maroc  et  de  l'Algérie  ;  un  autre  courant  bien  marqué  de  l'Adriatique  se 
porte  le  long  des  côtes  de  l'Italie,  du  nord  au  sud,  tandis  qu'à  l'ouest  du 
llhône  le  flot  se  dirige  vers  Cette  et  Port-Vendres.  D'ailleurs,  un  courant 
général  de  la  Méditerranée,  si  même  il  existait,  ne  pourrait  être  que  tout 
superficiel,  à  cause  du  seuil  élevé  qui  rattache  la  Sicile  à  la  Tunisie  et 
sépare  ainsi  les  deux  grands  bassins  de  l'Orient  et  de  l'Occident. 

Les  courants  locaux  le  mieux  constatés  de  la  Méditerranée  sont  ceux  qui 
entraînent  les  eaux  de  la  mer  d'Azov  dans  la  mer  Noire  par  le  détroit  de 
Yéni-kaleh,  et  le  surplus  de  la  mer  Noire  dans  la  mer  Egée  par  le  détroit  de 
Constantinople  et  les  Dardanelles.  Là  nous  avons  affaire  à  de  véritables 
fleuves.  Le  Don,  qui  par  ses  apports  liquides  compense  très-largement  l'éva- 
poration  de  la  mer  d'Azov,  se  continue  par  la  porte  de  Yéni-kaleh  ;  de  même,  le 
Dniestr,  le  Dniepr,  leKouban,  le  Rion,  les  fleuves  du  versant  septentrional 
de  l'Asie  Mineure,  et  surtout  le  Danube,  qui  à  lui  seul  verse  dans  la  mer 
Noire  plus  d'eau  que  les  autres  affluents  réunis,  doivent  se  prolonger  par 
le  Bosphore  et  l'Hellespont.  C'est  là  une  conséquence  nécessaire  de  l'é- 
quilibre des  eaux  entre  les  deux  bassins  communiquants.  De  leur  côté,  l'Ar- 
chipel et  Marmara  renvoient  au  Pont-Euxin,  par  des  contre-courants  pro- 
fonds et  des  remous  latéraux,  une  certaine  quantité  d'eau  saline,  en  échange 


COURANTS  ET  SALURE  DE  LA  MÉDITERRANÉE.  Ai 

de  l'eau  douce  qu'ils  ont  reçue  en  surabondance  :  on  ne  pourrait  s'expli- 
quer autrement  la  salure  de  la  mer  Noire,  car  depuis  les  âges  inconnus  où 
cette  mer  a  cessé  d'être  en  libre  communication  avec  la  Caspienne  et  l'o- 
céan Glacial,  ses  eaux  seraient  devenues  complètement  douces,  grâce  au 
Danube  et  aux  autres  fleuves,  si  un  afflux  d'eau  saline  plus  pesante  ne  s'o- 
pérait pas  dans  la  partie  profonde  des  lits  des  Dardanelles  et  du  Bosphore. 
Un  simple  calcul  démontre  qu'en  mille  années  les  affluents  de  la  mer  Noire 
l'auraient  purifiée  de  toutes  ses  molécules  de  sel. 

À  l'autre  extrémité  de  la  Méditerranée  proprement  dite,  se  produisent 
des  phénomènes  analogues.  En  effet,  l'évaporation  est  très-forte  dans  cette 
mer  fermée  qui  s'étend  au  midi  de  l'Europe,  non  loin  de  la  fournaise  du 
Sahara  et  du  désert  de  Libye,  et  que  parcourent  librement  les  vents,  en 
absorbant  les  vapeurs  et  en  dispersant  l'embrun  des  vagues.  Cette  déperdition 
de  liquide  ne  peut  guère  être  inférieure  à  2  mètres  par  année,  puisque 
déjà  dans  le  midi  de  la  France  la  quantité  d'humidité  qui  se  perd  dans 
l'espace  est  presque  aussi  considérable.  L'eau  restituée  par  les  pluies  étant 
évaluée  à  un  demi-mètre  seulement,  et  la  tranche  annuelle  représentée 
par  les  fleuves  tributaires  atteignant  à  peine  25  centimètres,  il  en  résulte 
que  l'Atlantique  doit  fournir  chaque  année  à  sa  mer  latérale  une  couche 
d'au  moins  1  mètre  d'épaisseur,  soit  approximativement  une  masse  li- 
quide de  beaucoup  supérieure  à  celle  du  fleuve  des  Amazones  pendant 
ses  crues.  Cet  afflux  de  l'Océan,  qui  pénètre  par  le  détroit  de  Gibraltar, 
est  assez  puissant  pour  se  faire  sentir  au  loin  dans  la  Méditerranée  et 
peut-être  même  jusque  sur  les  côtes  de  Sicile.  D'ailleurs  il  est,  comme 
tous  les  courants,  bordé  de  remous  latéraux  qui  se  portent  en  sens  inverse. 
Aux  heures  de  reflux,  toute  la  largeur  du  détroit  est  occupée  par  les  eaux 
provenant  de  l'Atlantique  ;  mais  quand  la  marée  s'élève,  la  Méditerranée 
lutte  plus  énergiquement  contre  la  pression  de  l'Océan,  et  deux  contre- 
courants  se  produisent,  l'un  qui  longe  le  littoral  d'Europe,  l'autre,  deux 
fois  plus  large  et  plus  puissant,  qui  suit  les  côtes  africaines,  de  la  pointe 
de  Ceuta  au  cap  Spartel.  En  outre,  un  contre-courant  profond  emporte  vers 
l'Atlantique  les  eaux  plus  salées,  et  par  conséquent  plus  lourdes,  du  bassin 
méditerranéen. 

Le  mélange  produit  dans  la  Méditerranée  par  la  rencontre  des  eaux  ap- 
partenant aux  divers  bassins  ne  se  fait  pas  assez  rapidement  pour  leur 
donner  une  salinité  qui  soit  sensiblement  la  même.  La  teneur  en  sels  y  est 
en  moyenne  supérieure  à  celle  de  l'Atlantique,  à  cause  de  l'excès  d'évapo- 
ration,  principalement  sur  les  côtes  d'Afrique;  mais  dans  la  mer  Noire 
elle  est  de  moitié  moindre  et  varie  beaucoup  suivant  le  voisinage  des  fleuves 


42  NOUVELLE    GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

qui  s'y  déversent1.  De  même  pour  la  température,  les  seuils  et  les  détroits 
qui  empêchent  le  mélange  intime  des  eaux  donnent  aux  profondeurs  sous- 
marines  de  la  Méditerranée  des  lois  toutes  différentes  de  celles  de  l'Atlan- 
tique. Dans  l'Océan,  le  libre  jeu  des  courants  amène  sous  toutes  les  lati- 
tudes des  couches  liquides  de  diverses  provenances,  les  unes  chauffées  par  le 
soleil  tropical,  les  autres  refroidies  par  les  glaçons  polaires;  mais  ces  cou- 
ches d'inégale  densité  se  superposent  régulièrement  en  raison  de  la  tempé- 
rature :  à  la  surface  sont  les  eaux  tièdes  ;  au  fond  celles  de  la  température 
approchent  du  point  de  glace.  Dans  la  Méditerranée  on  n'observe  une  super- 
position analogue  des  couches  liquides  que  sur  une  épaisseur  d'environ  200 
mètres,  précisément  égale  à  l'épaisseur  du  courant  qui  pénètre  de  l'Atlan- 
tique dans  le  détroit  de  Gibraltar.  A  une  profondeur  plus  grande,  le  ther- 
momètre, plongé  dans  les  eaux  de  la  Méditerranée,  ne  constate  plus  aucun 
abaissement  de  température  :  l'énorme  masse  liquide,  presque  immobile, 
se  maintient  uniformément  entre  12  et  13  degrés  centigrades;  de  200 
mètres  jusqu'aux  abîmes  de  3  kilomètres,  les  observations  donnent  le  même 
résultat.  M.  Carpenter  croit  seulement  pouvoir  affirmer  que,  dans  le  voisi-' 
nage  des  régions  volcaniques,  l'eau  du  fond  est  plus  chaude  de  quelques 
dixièmes  de  degré  que  dans  les  autres  parties  du  réservoir  méditerranéen  : 
il  faudrait  peut-être  rattacher  ce  fait  au  travail  de  la  fusion  des  laves  qui 
s'opère  au-dessous  du  lit  marin. 


II 


LA  FAUNE,  LA  PECHE  ET  LES  SALINES 

Un  autre  phénomène  remarquable  des  eaux  profondes  de  la  Méditerranée 
est  la  rareté  de  la  vie  animale.  Sans  doute,  elle  ne  manque  pas  complète- 
ment :  les  dragages  du  Porcupine  et  les  câbles  télégraphiques  retirés  du 
fond  de  la  mer  avec  un  véritable  chargement  de  coquillages  et  de  polypes, 
l'ont  suffisamment  prouvé  ;  mais  on  peut  dire  qu'en  comparaison  des  gouf- 
fres de  l'Océan,  ceux  de  la  Méditerranée  sont  de  véritables  déserts.  Edward 
Forbes,  qui  explora  les  eaux  de  l'Archipel,  crut  même  que  les  profondeurs 
en  étaient  complètement  «  azoïques  »,  mais  il  eut  le  tort  de  vouloir  ériger 
en  loi  ce  qui  précisément  n'était  qu'une  exception.  Si  les  couches  profondes 

Salinité  de  l'Atlantique 56  millièmes 

»       moyenne  de  la  Méditerranée 58  » 

»       moyenne  de  la  mer  Noire 16  » 


FAUNE    DE   LA  MEDITERRANEE.  45 

de  la  Méditerranée  sont  tellement  pauvres  en  espèces  animales,  la  cause  en 
serait,  pense  Carpenter,  à  la  grande  quantité  de  débris  organiques  apportés 
par  les  fleuves  du  bassin.  Ces  débris  s'emparent  de  l'oxygène  contenu  dans 
l'eau  et  dégagent  l'acide  carbonique  au  détriment  de  la  vie  animale  :  pro- 
portionnellement à  l'Atlantique,  un  des  gaz  se  trouve  en  maints  endroits 
réduit  au  quart  de  sa  proportion  normale,  tandis  que  l'autre  est  augmenté 
de  moitié.  Peut-être  est-ce  également  à  cette  abondance  de  débris  tenus  en 
suspension  qu'il  faut  attribuer  la  belle  couleur  azurée  de  la  Méditerranée, 
comparée  aux  eaux  plus  noires  de  l'Océan.  Ce  bleu,  que  chantent  à  bon 
droit  les  poètes,  ne  serait  autre  chose  que  l'impureté  des  eaux.  Les  observa- 
tions comparées  de  M.  Delesse  ont  établi  que  le  fond  de  la  Méditerranée  est 
presque  partout  composé  de  vase. 

Sous  la  couche  superficielle  des  eaux,  principalement  dans  les  parages 
qui  avoisinent  les  deux  Siciles,  la  vie  animale  est  extrêmement  abondante, 
mais  presque  toutes  ces  espèces,  poissons,  testacés  ou  autres,  sont  d'origine 
atlantique.  Malgré  son  immense  étendue,  la  Méditerranée  est  pour  la  faune 
un  simple  golfe  de  l'océan  Lusitanien.  Sa  disposition  générale  dans  le  sens 
de  l'ouest  à  l'est,  sous  des  climats  peu  différents  les  uns  des  autres,  a  facilité 
le  mouvement  de  migration  du  détroit  de  Gibraltar  à  la  mer  de  Syrie.  Seu- 
lement, la  vie  est  représentée  par  un  plus  grand  nombre  de  formes  dans 
le  voisinage  du  point  de  départ,  et  les  individus  qui  peuplent  les  eaux  occi- 
dentales sont  en  moyenne  d'un  volume  supérieur  à  ceux  des  bassins  orien- 
taux. Une  très-faible  proportion  d'espèces  non  atlantiques  rappelle  l'ancienne 
jonction  de  la  Méditerranée  avec  le  golfe  Arabique  et  l'océan  Indien.  Sur  un 
total  qui  dépasse  huit  cents  espèces  de  mollusques,  il  en  est  seulement 
une  trentaine  qui,  au  lieu  d'entrer  dans  les  mers  de  Grèce  et  de  Sicile  par  le 
détroit  de  Gibraltar,  y  sont  venus  par  la  porte  de  Suez,  peut-être  à  l'époque 
pliocène,  alors  que  les  sables  ne  l'avaient  pas  encore  fermée1.  La  diminu- 
tion des  espèces,  dans  la  direction  de  l'ouest  à  l'est,  devient  énorme  au 
delà  des  deux  écluses  que  forment  les  Dardanelles  et  le  Bosphore.  En  effet, 
la  mer  Noire  diffère  complètement  de  la  Méditerranée  proprement  dite  par 
sa  température.  Les  vents  du  nord-est  qui  glissent  à  sa  surface  la  refroi- 
dissent,  au    point  de  la  recouvrir  parfois  d'une  légère  pellicule  glacée 
attenant  au  rivage.  La  mer  d'Azov  a  souvent  disparu  sous  une  dalle  de  glace 
épaisse  et  continue  ;  le  Pont-Euxin  lui-même  a  gelé  complètement  en  quel- 
ques années  exceptionnelles.  L'eau  froide  de  la  surface,  mêlée  à  celle  qu'ap- 

1  Poissons  de  la  Méditerranée,  444  espèces  (Goodwin  Austen). 

Mollusques  »  850        »        (Jeffreys). 

Foraminifères  »  200  (?)   » 


M  NOUVELLE   GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

portent  les  grands  fleuves,  descend  dans  les  profondeurs  de  la  mer  et  en 
abaisse  la  température  au  grand  détriment  de  la  vie  animale.  Les  éclîino- 
dermes  et  les  zoophytes  font  complètement  défaut  dans  la  faune  de  la  mer 
Noire;  certaines  classes  de  mollusques,  déjà  rares  dans  les  mers  de  Syrie 
et  dans  l'Archipel,  ne  se  rencontrent  plus  dans  le  Pont-Euxin;  la  proportion 
des  espèces  de  mollusques  représentés  y  est  moindre  des  neuf  dixièmes.  De 
même,  les  poissons,  fort  nombreux  comme  individus,  ne  comprennent  pas 
même  le  tiers  des  espèces,  relativement  à  la  Méditerranée;  mais,  d'après 
Kessler,  l'immigration  continue.  Par  sa  faune  de  poissons  d'eau  saumâtre 
ou  vivant  indifféremment  dans  l'eau  douce  ou  dans  l'eau  salée,  la  mer  Noire 
ressemble  à  la  Caspienne,  qui  jadis  formait  avec  elle  un  même  bassin. 

Outre  les  espèces  dont  la  Méditerranée  est  devenue  la  patrie,  il  en  est  que 
l'on  doit  plutôt  considérer  comme  des  visiteurs.  Tels  sont  les  grands  céta- 
cés, baleines,  rorquals,  cachalots,  qui  d'ailleurs  ne  font  guère  leur 
apparition  que  dans  les  parages  du  bassin  tyrrhénien  et  dont  les  visites  se 
font  plus  rares  de  siècle  en  siècle.  Les  requins,  qui  parcourent  les  mers  de 
Sicile  et  que  l'on  rencontre  jusque  dans  l'Adriatique  et  sur  les  côtes  d'Egypte 
et  de  Syrie,  sont  les  plus  gros  animaux  de  la  faune  méditerranéenne  pro- 
prement dite.  On  croit  que  les  thons  de  la  Méditerranée  sont  aussi  des  voya- 
geurs venus  des  côtes  lusitaniennes.  Ces  poissons  entrent  au  printemps  par 
le  détroit  de  Gibraltar,  remontent  la  Méditerranée,  font  le  tour  de  la  mer 
Noire  et  reviennent  en  automne  dans  l'Atlantique,  après  avoir  accompli 
leur  migration  de  9000  kilomètres.  Les  pêcheurs  disent  que  les  thons  par- 
courent la  mer  en  trois  grandes  bandes,  et  que  celle  du  milieu,  qui  vient 
errer  sur  les  côtes  de  la  mer  Tvrrhénienne,  est  composée  des  individus  les 
plus  gros  et  les  plus  vigoureux.  Chaque  détachement  semble  composé  d'in- 
dividus du  même  âge,  nageant  en  immenses  troupeaux,  que  nul  pasteur  de 
la  mer  ne  protège  contre  ses  innombrables  ennemis.  Les  dauphins  et  d'au- 
tres poissons  de  proie  les  poursuivent  avec  rage,  mais  le  grand  destructeur 
est  l'homme.  Sur  les  côtes  de  la  Sicile,  de  la  Sardaigne,  du  Napolitain,  de 
la  Provence,  un  grand  nombre  de  baies  sont  occupées,  en  été,  par  des  ma- 
dragues ou  tonnare,  énorme  enceinte  de  filets  enfermant  un  espace  de  plu- 
sieurs kilomètres  et  se  resserrant  peu  à  peu  autour  des  animaux  capturés  : 
ceux-ci  passent  de  filet  en  filet  et  finissent  par  entrer  dans  la  «  chambre  de 
la  mort  »  dont  le  plancher  mobile  se  soulève  au-dessous  d'eux  et  les  livre' 
au  massacre.  C'est  par  millions  de  kilogrammes  que  l'on  évalue  les  masses 
de  chair  que  les  pêcheurs  retirent  de  leurs  abattoirs  flottants,  et  néanmoins 
les  thons  voyageurs  reviennent  chaque  année  en  multitude  sur  les  rivages 
accoutumés.  Ils  ont  probablement  quelque  peu  diminué  en  nombre,  mais 


PECHERIES  DE  LA  MÉDITERRANÉE. 


45 


de  nos  jours,  comme  il  y  a  vingt-cinq  siècles,  ils  remplissent  encore  de  leurs 
bancs  pressés  la  Corne-d'Or  de  Byzance  et  tant  d'autres  baies  où  les  anciens 
naturalistes  grecs  les  ont  observés. 

Outre  la  pêche  du  thon,  celle  de  la  sardine  et  de  l'anchois,  dans  les 
mers  latines,  est  d'une  réelle  importance  économique.  Sur  les  côtes,  princi- 
palement en  Italie,  les  «  fruits  de  mer  »,  oursins  et  poulpes,  contribuent 
aussi  pour  une  forte  part  à  l'alimentation  des  riverains  ;  mais  la  Méditer- 
ranée n'a  point  de  parages  où  la  vie  animale  surabonde  en  aussi  prodi- 
gieuses quantités  que  sur  les  bancs  de  Terre-Neuve,  les  côtes  du  Portugal 
et   des  Canaries,  dans  l'Atlantique.   Une  grande   partie  des   flottilles  de 

N°  8.   —  PRINCIPALES  PÊCHERIES  DE    LA.  MÉDITERRANÉE. 


Corail/ Thon*' 

àl'EeheTie  4e  i:33.3oo.ooo 


£ponga$ 


pèche  est  employée,  non  à  capturer  des  poissons,  mais  à  recueillir  des 
objets  de  parure  et  de  toilette.  On  ne  pêche  plus  le  coquillage  de  pourpre 
sur  les  côtes  de  la  Phénicie,  du  Péloponèse  et  de  la  Grande-Grèce,  mais  des 
centaines  d'embarcations  sont  toujours  occupées  pendant  la  belle  saison,  les 
unes  à  la  recherche  du  corail,  les  autres  à  celle  des  éponges. 

Le  corail  se  trouve  principalement  dans  les  mers  occidentales  :  des  pê- 
cheurs, italiens  pour  la  plupart,  le  recueillent  non-seulement  sur  les  côtes 
du  Napolitain  et  de  la  Sicile,  dans  le  «  Phare  »  de  Messine,  sur  les  côtes  de 
Sardaigne,  mais  aussi  dans  le  détroit  de  Bonifacio,  au  large  de  Saint-Tropez, 
aux  abords  du  cap  Creus,  en  Espagne,  et  dans  les  mers  barbaresques.  Les 
éponges  usuelles  sont  récoltées  dans  le  golfe  de  Gabès  et  à  l'autre  extrémité 
de  la  Méditerranée,  sur  les  côtes  de  Syrie,  de  l'Asie  Mineure,  dans  les  bras 
de  mer  qui  serpentent  au  milieu  des  Cyclades  et  des  Sporades.  Les  éponges 
habitant,  en  général,  des  profondeurs  moindres  que  les  coraux,  de  5  mètres 


46  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

à  50  mètres,  il  est  souvent  facile  d'aller  les  détacher  en  plongeant,  tandis 
que  le  corail  est  brutalement  cueilli  par  des  instruments  de  fer  qui  le 
cassent  et  en  ramassent  les  débris,  mêlés  à  la  vase,  aux  algues  et  aux  restes 
d'animalcules  marins.  L'industrie  est  encore  dans  sa  période  barbare.  Les 
riverains  de  la  Méditerranée  sont  loin  d'en  être  arrivés  à  une  connaissance 
suffisante  de  la  mer  et  de  ses  habitants  pour  qu'il  leur  soit  possible  de 
pratiquer  méthodiquement  l'élève  du  corail  et  des  éponges.  Tel  est  pourtant 
le  but  qu'ils  doivent  avoir  en  vue.  11  faut  qu'ils  sachent  arracher  à  Protée, 
le  dieu  changeant,  la  garde  des  troupeaux  de  la  mer. 

La  récolte  du  sel  est,  après  la  pêche,  la  grande  industrie  des  bords  de  la 
Méditerranée;  mais,  comme  la  pêche,  elle  est  encore  en  maints  endroits 
dans  sa  période  primitive;  c'est  pendant  le  cours  de  ce  siècle  seulement  que 
l'on  a  commencé  de  procéder  avec  science  à  l'exploitation  du  sel,  de  la 
soude  et  des  autres  substances  contenues  dans  l'eau  marine.  La  Méditerranée 
se  prête  admirablement  à  la  production  du  sel ,  à  cause  de  la  température 
élevée  de  ses  eaux,  de  sa  forte  teneur  saline,  de  la  faible  oscillation  de  ses 
marées  et  de  la  grande  étendue  de  plages  presque  horizontales  alternant 
avec  les  côtes  rocheuses  et  les  promontoires  de  ses  rives.  C'est  probablement 
en  France,  aux  bords  de  l'étang  de  Thau,  dans  la  Camargue  et  sur  le  littoral 
de  Hyères,  que  se  trouvent  les  marais  salants  les  plus  productifs  et  les  mieux 
disposés  ;  mais  on  en  voit  aussi  de  très-vastes  sur  les  côtes  d'Espagne,  de 
l'Italie,  de  la  Sardaigne,  de  la  Sicile,  de  la  péninsule  istriote,  et  jusque  dans 
les  «  limans  »  salins  de  la  Bessarabie  qui  bordent  la  mer  Noire.  On  peut 
évaluer  à  plus  d'un  million  de  tonnes,  c'est-à-dire  à  un  total  de  chargement 
plus  considérable  que  celui  de  la  flotte  de  commerce  française  tout  entière1, 
la  masse  de  sel  que  l'on  récolte  chaque  année  sur  les  rivages  de  la  Méditer- 
ranée. Relativement  à  la  richesse  de  la  mer,  c'est  là  une  quantité  tout  à  fait 
infinitésimale;  ce  n'est  rien  en  proportion  des  trésors  que  la  science  nous 
permettra  de  tirer  un  jour  de  ces  abîmes  «infertiles2». 

1  Production  du  sel  marin  sur  les  bords  de  la  Méditerranée  et  de  la  Mer  Noire. 

Espagne .  200,000     tonnes. 

France.   ..........  250,000        — 

Italie.. ...  500,000        — 

Autriche 70,000        — 

Russie 600,000        — 

Autres  pays 200,000  (?j    — 

1,620,000(?)  tonnes. 

2  Produit  annuel  approximatif  de  la  pêche 80,000,000  fr. 

du  corail..    .....  16,000,000 

—  —  des  éponges 1,000,000 

—  —  delà  récolte  du  sel,  etc.  15,000,000 


COMMERCE  DE   LA   MÉDITERRANÉE.  47 


III 


COMMERCE     ET     NAVIGATION 


Les  avantages  que  l'homme  peut  retirer  directement  de  l'exploitation  de 
la  Méditerranée  doivent  être  considérés  comme  d'une  bien  faible  valeur  en 
comparaison  du  gain  de  toute  espèce,  économique,  intellectuel  et  moral, 
que  la  navigation  de  la  mer  intérieure  a  valu  à  l'humanité.  Ainsi  que  les 
historiens  en  ont  fréquemment  fait  la  remarque,  les  côtes,  les  îles  et  les 
péninsules  de  la  Méditerranée  grecque  et  phénicienne  se  trouvaient  admi- 
rablement disposées  pour  faciliter  les  premiers  débuts  du  commerce  ma- 
ritime. Les  terres  dont  on  aperçoit  déjà  les  cimes  blanchissantes  avant  de 
quitter  le  port,  les  plis  et  replis  du  rivage  où  l'embarcation  surprise  par  la 
tempête  peut  se  mettre  en  sûreté;  ces  brises  régulières  et  ces  vents  généraux 
qui  soufflent  alternativement  de  la  terre  et  de  la  mer;  cette  égalité  du  cli- 
mat qui  permet  aux  matelots  de  se  croire  partout  dans  leur  patrie  ;  enfin 
cette  variété  de  produits  de  toute  nature  causée  par  la  configuration  si  di- 
verse des  contrées  riveraines,  toutes  ces  raisons  ont  contribué  à  faire  de  la 
Méditerranée  le  berceau  du  commerce  européen.  Or,  que  sont  les  échanges, 
à  un  certain  point  de  vue,  sinon  la  rencontre  des  peuples  sur  un  terrain 
neutre  de  paix  et  de  liberté,  sinon  la  lumière  se  faisant  dans  les  esprits 
parla  communication  des  idées?  Toute  forme  du  littoral  qui  favorise  les 
relations  de  peuple  à  peuple  a  par  cela  même  aidé  au  développement  de  la 
civilisation.  En  voyant  les  îles  nombreuses  de  la  mer  Egée,  les  franges  de 
presqu'îles  qui  les  bordent  et  les  grandes  péninsules  elles-mêmes,  le  Pélo- 
ponèse,  l'Italie,  l'Espagne,  on  les  compare  naturellement  à  ces  replis  du 
cerveau  dans  lesquels  s'élabore  la  pensée  de  l'homme. 

La  marche  de  la  civilisation  s'est  opérée  longtemps  suivant  la  direction  du 
sud-est  au  nord-ouest  :  la  Phénicie,  la  Grèce,  l'Italie,  la  France  ont  été  suc- 
cessivement les  grands  foyers  de  l'intelligence  humaine .  La  raison  principale 
de  ce  phénomène  historique  se  trouve  dans  la  configuration  même  de  la  mer 
qui  a  servi  de  véhicule  aux  peuples  en  mouvement;  l'axe  de  la  civilisation, 
si  l'on  peut  parler  ainsi,  s'est  confondu  avec  l'axe  central  de  la  Méditerranée, 
des  eaux  de  la  Syrie  au  golfe  du  Lion.  Mais  depuis  que  l'Europe  a  cessé 
d'avoir  son  unique  contre  de  gravitation  dans  le  monde  méditerranéen,  et 
que  l'appel  du  commerce  entraîne  ses  navires  vers  les  deux  Amériques  et 
l'extrême  Orient ,  le  mouvement  général  de  la  civilisation  n'a  plus  cette 


48  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

marche  uniforme  du  sud-est  au  nord-ouest;  il  rayonne  plutôt  dans  tous  les 
sens.  Si  l'on  devait  indiquer  les  courants  principaux,  il  faudrait  signaler 
ceux  qui  partent  de  l'Angleterre  et  de  l'Allemagne  vers  l'Amérique  du  Nord, 
et  des  pays  latinisés  de  l'Europe  vers  l'Amérique  méridionale.  Ces  deux 
courants  continuent  de  se  diriger  à  l'occident,  mais  ils  sont  l'un  et  l'autre 
infléchis  vers  le  sud.  Le  climat,  la  forme  des  continents,  la  distribution  des 
mers  ont  nécessité  ce  changement  de  direction  dans  le  mouvement  général 
des  nations. 

Il  est  intéressant  de  constater  les  alternatives  qui  se  sont  produites  dans 
le  rôle  historique  de  la  Méditerranée.  Tant  que  cette  mer  intérieure  resta 
la  grande  voie  de  communication  des  peuples,  les  républiques  commer- 
çantes ne  songèrent  qu'à  la  prolonger  à  l'orient  par  des  routes  de  carava- 
nes tracées  dans  la  direction  du  golfe  Persique,  des  Indes,  de  la  Chine.  Au 
moyen  âge,  les  comptoirs  génois  bordaient  les  rivages  de  la  mer  Noire  et 
se  continuaient  dans  la  Transcaucasie  jusqu'à  la  Caspienne.  Les  voyageurs 
d'Europe,  et  surtout  les  Italiens,  pratiquaient  les  routes  de  l'Asie  Mineure, 
et  maint  itinéraire,  qui  n'est  plus  connu  de  nos  jours,  était  fréquemment 
suivi  à  cette  époque.  Depuis  cinq  cents  années,  le  domaine  du  commerce 
s'est  rétréci  dans  l'Asie  centrale,  et  les  relations  de  peuple  à  peuple  y  sont 
devenues  plus  difficiles. 

C'est  que,  dans  l'intervalle,  la  Méditerranée  a  cessé  d'être  la  grande  mer 
de  navigation.  Les  marins,  libérés  de  la  frayeur  que  causaient  les  mers 
sans  bords,  ont  aventuré  leurs  navires  dans  tous  les  parages  de  l'Océan. 
Les  routes  de  terre,  toujours  pénibles  et  semées  de  périls,  ont  été  aban- 
données, les  marchés  intermédiaires  de  l'Asie  centrale  sont  devenus  des 
solitudes,  et  la  Méditerranée  s'est  transformée  pour  le  commerce  en  un  vé- 
ritable cul-de-sac.  Cet  état  de  choses  a  duré  longtemps;  seulement,  depuis 
le  milieu  du  siècle,  les  rapports  ont  commencé  à  se  renouer  de  proche  en 
proche,  et  la  reconquête  du  terrain  perdu  s'accomplit  rapidement.  En  ou- 
tre, un  grand  événement,  que  l'on  peut  qualifier  de  révolution  géologique 
aussi  bien  que  de  révolution  commerciale,  a  rouvert  une  ancienne  porte  de 
la  Méditerranée.  Naguère  sans  issue  vers  l'Orient,  cette  mer  communique 
maintenant  avec  l'océan  des  Indes  par  le  détroit  de  Suez;  elle  est  devenue 
le  grand  chemin  des  bateaux  à  vapeur  entre  l'Europe  occidentale,  les  Indes 
et  l'Australie.  Il  faut  espérer  que  dans  un  avenir  prochain  d'autres  canaux, 
ouverts  de  la  mer  Noire  à  la  mer  Caspienne  et  de  celle-ci  au  lac  d'Aral  et 
aux  fleuves  de  l'Asie  centrale,  l'Amou  et  le  Sir,  permettront  au  commerce 
maritime  de  pénétrer  directement  jusque  dans  le  cœur  de  l'ancien  con- 
tinent. 


COMMERCE  DE    LA  MÉDITERRANÉE.  4U 

Ainsi,  pendant  le  cours  de  l'histoire,  se  déplacent  au  bord  des  mers  et  sur 
la  face  des  continents  les  grands  lieux  de  rendez-vous,  que  l'on  pourrait 
appeler  les  points  vitaux  de  la  planète.  Port-Saïd,  ville  improvisée  sur  une 
plage  déserte,  est  devenue  l'une  de  ces  localités  vers  lesquelles  se  porte  le 
mouvement  des  hommes  et  des  marchandises  de  toute  espèce,  tandis  que, 
non  loin  de  là,  sur  la  côte  de  Syrie,  les  anciennes  cités  reines  de  Tyr  et  de 
Sidon  ne  sont  plus  que  de  misérables  villages  où  l'on  cherche  vainement  les 
restes  d'un  orgueilleux  passé.  De  même  a  péri  Carthage,  de  même  a  décliné 
Venise.  Les  atterrissements  du  littoral,  l'emploi  de  navires  beaucoup  plus 
grands  que  ceux  des  anciens,  les  changements  politiques  de  toute  espèce,  la 
perte  de  la  liberté,  les  destructions  violentes  ont  supprimé  maint  point  vital 
des  rivages  de  la  Méditerranée  ;  mais  presque  partout  le  port  détruit  s'est 
rouvert  dans  le  voisinage  ou  bien  plusieurs  havres  secondaires  en  ont  pris 
la  place.  La  plupart  des  grandes  voies  commerciales  ont  gardé  leur  direction 
première,  et  c'est  dans  les  mêmes  parages  que  se  trouvent  leurs  points  d'at- 
tache et  leurs  escales. 

D'ailleurs,  certaines  localités  sont  des  lieux  de  passage  ou  de  rendez-vous 
nécessaires  pour  les  navires,  et  des  villes  importantes  doivent  forcément  y 
surgir.  Tels  sont  les  détroits,  comme  Gibraltar  et  le  «  Phare  »  de  Messine  ; 
telles  sont  aussi  les  baies  terminales  des  golfes  qui  s'avancent  profondément 
dans  les  terres,  comme  Gènes,  Trieste  et  Salonique.  Les  ports  qui  offrent  le 
point  de  débarquement  le  plus  facile  pour  les  marchandises  à  destination 
des  mers  étrangères,  par  exemple  Marseille  et  Alexandrie,  sont  également 
des  foyers  naturels  d'attraction  où  les  commerçants  doivent  accourir  en  foule. 
Enfin,  il  est  une  ville  de  la  Méditerranée  qui  réunit  à  la  fois  tous  les  avan- 
tages géographiques,  car  elle  est  située  sur  un  détroit,  au  point  de  jonction 
de  deux  mers  et  de  deux  continents.  Cette  ville  est  Constantinople.  Malgré  la 
déplorable  administration  qui  l'opprime,  sa  situation  même  en  fait  une  des 
grandes  cités  du  inonde. 

Quoique  les  ports  de  la  Méditerranée  ne  soient  plus,  comme  ils  le  furent 
pendant  des  milliers  d'années,  en  possession  de  l'hégémonie  commerciale, 
cependant  cette  mer  intérieure  est  toujours,  en  proportion,  beaucoup  plus 
peuplée  de  navires  que  ne  le  sont  les  grands  océans.  Sans  compter  les  em- 
barcations de  pêche,  ses  ports  riverains  ne  possèdent  pas  moins  de 
50,000  navires,  d'une  capacité  totale  de  2  millions  et  demi  de  tonneaux. 
C'est  plus  du  quart  de  la  flotte  commerciale  du  monde  entier,  mais  seulement 
la  sixième  partie  du  tonnage,  car  la  force  de  l'habitude  a  fait  conserver  plus 
longtemps  dans  les  ports  italiens  et  grecs  les  anciens  types  d'embarcations 
à  faible  capacité,  et  d'ailleurs  le  peu  de  longueur  des  traversées,  l'immunité 

7 


.50 


NOUVELLE   GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 


relative  du  péril,  le  voisinage  des  ports  de  refuge  facilitent  surtout  la  navi- 
gation de  petit  cabotage. 

A  la  flotte  méditerranéenne  proprement  dite  il  faut  ajouter  celle  que  les 
ports  de  l'Océan,  principalement  ceux  de  l'Angleterre,  y  envoient  trafiquer. 
Pour  la  protection  du  commerce  de  ses  nationaux ,  le  gouvernement  de  la 
Grande-Bretagne  a  même  pris  soin  de  se  mettre  au  nombre  des  puissances  rive- 
raines de  la  Méditerranée;  il  s'est  emparé  de  Gibraltar  l'espagnole,  qui  est 
la  porte  occidentale  du  bassin,  et  de  Malte  l'italienne,  qui  en  est  la  forteresse 
centrale.  Il  n'en  possède  point  officiellement  la  porte  de  sortie,  qui  est  le  dé- 
troit artificiel  de  Port-Saïd  à  Suez  ;  mais  il  en  est  par  ses  capitaux  le  proprié- 
taire véritable,  et  en  outre  il  pourrait,   s'il  le  jugeait  convenable,  tirer  le 

5°   9.    —  LIGNES  DE    VAPEURS   ET    TÉLÉGRAPHES   DE    LA   MÉDITERRANÉE. 


1:45000000 


Lignes  de  bateaux  à  vapeur. 


Télégraphes. 


verrou  à  l'extrémité  du  long  corridor  extérieur  que  forme  la  mer  Rouge,  car 
ses  garnisons  veillent  à  l'îlot  de  Périm  et  sur  le  rocher  d'Aden,  à  l'entrée 
de  l'océan  des  Indes. 

Si  l'Angleterre  a  la  plus  grosse  part  du  commerce  de  la  Méditerranée, 
presque  toutes  les  populations  riveraines  y  ont  aussi  un  mouvement  consi- 
dérable d'échanges.  Au  point  de  vue  du  trafic,  la  mer  qui  s'étend  de  Gi- 
braltar à  l'Egypte  est  bien  un  lac  français,  ainsi  que  la  nommait  un  sou- 
verain visant  à  l'empire  universel;  c'est  aussi  un  lac  hellénique,  dalmate, 
espagnol,  plus  encore  un  lac  italien.  Les  derniers  maîtres  en  furent  les  pi- 
rates barbaresques,  dont  les  embarcations  légères  se  présentaient  inopiné- 
ment devant  les  villages  des  côtes ,  et  s'emparaient  des  habitants  pour  les 
réduire  en  esclavage.  Depuis  l'extermination  de  ces  flottes  de  rapine,  le 


NAVIGATION   DE   LA   MÉDITERRANÉE.  51 

commerce  a  fait  de  la  Méditerranée  une  propriété  commune  où  les  mailles 
du  réseau  international  de  navigation  se  resserrent  de  plus  en  plus.  Les  na- 
vires ne  s'associent  pas  comme  jadis  en  convois  ou  caravanes  pour  aller  dé- 
poser leurs  marchandises  d'échelle  en  échelle,  la  mer  est  devenue  assez 
sûre  pour  que  les  embarcations  isolées  puissent  s'y  aventurer  en  tout  temps. 
Reste  le  péril  toujours  imminent  des  récifs  et  des  tempêtes.  Quoique  l'art 
de  la  navigation  ait  fait  de  très-grands  progrès,  quoique  la  plupart  des  caps, 
ceux  du  moins  des  rivages  européens,  soient  éclairés  par  des  phares,  et  que 
l'entrée  des  ports  soit  indiquée  par  des  feux,  des  balises,  des  bouées,  ce- 
pendant les  naufrages  sont  encore  très-fréquents  dans  les  eaux  méditerra- 
néennes. Même  de  grands  navires  s'y  sont  perdus  quelquefois  sans  qu'on 
ait  pu  retrouver  une  planche  de  l'épave. 

De  nos  jours  les  bateaux  à  vapeur,  suivant  d'escale  en  escale  un  itiné- 
raire tracé,  tendent  à  se  substituer  de  plus  en  plus  aux  bateaux  à  voiles. 
Certaines  lignes  de  navigation,  qui  se  rattachent  de  part  et  d'autre  aux  che- 
mins de  fer  des  rivages  méditerranéens,  sont  ainsi  devenues  comme  un  sil- 
lage permanent  où  passent  et  repassent  les  navires,  semblables  aux  bacs  qui 
traversent  les  fleuves.  La  régularité,  la  vitesse  de  ces  bacs  à  vapeur,  la  facilité 
qu'ils  procurent  aux  expéditions  de  toute  espèce,  le  nombre  croissant  des 
voies  ferrées  qui  viennent  aboutir  aux  ports  et  y  déverser  leurs  marchandises, 
enfin  les  fils  télégraphiques  sous-marins,  déjà  ramifiés  dans  tous  les  sens,  qui 
relient  les  côtes  les  unes  aux  autres  et  font  penser  les  peuples  à  l'unisson,  tout 
contribue  à  développer  le  commerce  de  la  Méditerranée.  Il  est  actuellement, 
sans  compter  le  transit  par  Gibraltar  et  Suez,  d'environ  huit  milliards  de 
francs1.  En  comparaison  des  échanges  de  l'Angleterre,  de  la  Belgique,  de 

1  Navigation  de  la  Méditerranée  en   1880  (évaluation  approximative). 
Flotte  commerciale 
à  voile,  à  vapeur.  Tonnage.    Mouvements  des  ports.      Total  des  échangea. 

Espagne  méditerranéenne  2,500  100  350,000  5,000,000  »•»»«       600,000,000  fr. 

France                »  2,000  230  300,000  7,000,000  2,500,000,000 

Italie 11,000  150  1,080,000  21,000,000  2,000,000,000 

Austro-Hongrie 7,700  100  735,000  9,000,000  500,000,000 

Grèce 5,100          20  250,000  7,000,000  200,000,000 

Turquie  d'Europeel  d'Asie  2,200          10  210,000  25,000,000  600,000,000 

Roumanie (?)            (?)  10,000  600,000  200,000,000 

Russie  méditerranéenne.  2,100  100  200,000  2,500,090'  1,000,000,000 

Egypte            »  100  (?)     25  (?)  4,000,000  500,000,000 

Malte  et  Gibraltar.    .    .  (?)  (?)  8,000,000  800,000,000 

UCTérie  170  10,000  2,000,000  400,000,000 

Tunis,  Tripoli",  etc.  .'   .'  500       -10,000  500,000  100.000-000 

35,570  (!)  755  (?)  2,750,000  85,600,000  0,200,000,000    fr. 


52  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

l'Australie,  c'est  là  un  trafic  encore  peu  considérable  pour  une  population 
riveraine  de  près  de  cent  millions  d'hommes  ;  mais  chaque  année  l'accrois- 
sement est  sensible.  D'ailleurs,  il  faut  tenir  compte  de  ce  fait  qu'en  face  du 
vivant  organisme  des  péninsules  européennes,  la  torride  Afrique  est  encore, 
en  grande  partie  comme  une  masse  inerte;  si  ce  n'est  d'Oran  à  Tunis,  et 
d'Alexandrie  à  Port-Saïd,  ses  côtes  presque  sans  population  sont  rarement 
visitées;  les  marins  de  nos  jours  les  évitent  comme  le  faisaient  les  anciens 
nautoniers  hellènes.  On  peut  même  s'étonner  que  des  régions  vers  les- 
quelles se  dirigeaient  des  essaims  de  navires,  telles  que  la  Cyrénaïque, 
Chypre  et  l'admirable  île  de  Crète,  située  à  l'entrée  même  de  la  mer 
Egée,  soient  restées  si  longtemps  éloignées  des  grandes  lignes  de  navigation 
moderne. 


* 


CHAPITRE  IV 


LA  GRÈCE 


VUE    D    ENSEMBLE 


La  Grèce  politique,  resserrée  dans  ses  étroites  limites  au  sud  de  i'Olympe 
et  du  golfe  d'Arta,  est  une  contrée  d'environ  (30,000  kilomètres  carrés,  re- 
présentant au  plus  la  dix-millième  partie  de  la  surface  terrestre.  En  d'im- 
menses territoires  comme  celui  de  l'empire  russe,  des  districts  plus  vastes 
que  la  Grèce  n'ont  rien  qui  les  distingue  des  régions  environnantes,  et 
leur  nom  éveille  à  peine  une  idée  dans  l'esprit.  Mais  combien  au  contraire 
ce  petit  pays  des  Hellènes,  si  insignifiant  sur  nos  cartes  en  comparaison  des 
grands  royaumes,  nous  rappelle  de  souvenirs!  Nulle  part  l'humanité  n'at- 
teignit un  degré  de  civilisation  plus  harmonieux  dans  son  ensemble  et  plus 
favorable  au  libre  essor  de  l'individu.  De  nos  jours  encore,  quoique  entraî- 
nés dans  un  cycle  historique  bien  autrement  vaste  que  celui  des  Grecs,  nous 
devons  toujours  reporter  nos  regards  en  arrière  pour  contempler  ces  petits 
peuples  qui  sont  restés  nos  maîtres  dans  les  arts,  et  qui  furent  nos  initia- 
teurs dans  les  sciences.  La  ville  qui  fut  «  l'école  de  la  Grèce  »  est  encore 
par  son  histoire  et  ses  exemples  l'école  du  monde  entier.  Après  vingt  siècles 
de  déchéance,  elle  n'a  cessé  de  nous  éclairer,  comme  ces  étoiles  déjà  étein- 
tes dont  les  rayons  continuent  d'illuminer  la  terre. 

C'est  évidemment  à  la  situation  géographique  de  la  Grèce  qu'il  faut  attri- 
buer le  rôle  si  considérable  qu'ont  rempli  ses  peuples  pendant  une  longue 
période  de  l'histoire  universelle.  En  effet,  des  tribus  de  même  origine,  mais 
habitant  des  contrées  moins  heureuses,  notamment  les  Pélasges  de  l'Illyrie, 
que  l'on  croit  être  les  ancêtres  des  Albanais,  n'ont  pu  s'élever  au-dessus  de 


54  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

la  vie  barbare,  tandis  que  les  Hellènes  se  plaçaient  à  la  tête  des  nations 
policées  et  leur  frayaient  des  voies  inexplorées  jusqu'alors.  Si  la  Grèce  qui, 
dans  la  période  géologique  actuelle,  est  si  merveilleusement  découpée  par 
les  flots,  avait  continué  d'être  ce  qu'elle  fut  pendant  la  période  tertiaire, 
une  vaste  plaine  continentale  rattachée  aux  déserts  de  la  Libye  et  parcourue 
par  les  grands  lions  et  les  rhinocéros,  aurait-elle  pu  devenir  la  patrie  de 
Phidias,  d'Eschyle  et  de  Démosthènes?  Non,  sans  doute.  Elle  serait  restée 
ce  qu'est  aujourd'hui  l'Afrique,  et  loin  d'avo'-r  wis,  comme  elle  l'a  fait, 
l'initiative  de  la  civilisation,  elle  eût  attendu  que  l'impulsion  lui  vînt  du 
dehors.  Il  est  vrai  que,  par  suite  de  cette  ampleur  grandissante  de  l'horizon 
qu'ont  donnée  les  voyages,  les  découvertes,  les  routes  de  commerce,  la  Grèce 
s'est  rapetissée  peu  à  peu  en  proportion  du  monde  connu  ;  elle  a  fini  par 
perdre  les  privilèges  que  lui  avaient  assurés  d'abord  sa  position  géographi- 
que et  la  forme  heureuse  de  ses  contours. 

La  Grèce,  péninsule  de  la  presqu'île  des  Balkans,  avait,  plus  encore  que 
la  Thrace  et  la  Macédoine,  l'avantage  d'être  complètement  fermée  du  côté 
du  nord  par  des  barrières  transversales  de  montagnes;  aussi,  grâce  à  ces 
remparts  protecteurs,  la  culture  hellénique  a-t-elle  pu  se  développer  sans 
avoir  à  craindre  d'être  étouffée  dans  son  germe  par  des  invasions  successives 
de  barbares.  Au  nord  et  à  l'est  de  la  Thessalie,  l'Olympe,  le  Pélion,  l'Ossa 
constituent  déjà,  du  côté  de  la  Macédoine,  de  premiers  et  formidables  obs- 
tacles. Aux  limites  de  la  Grèce  actuelle  et  de  la  Thessalie,  se  dresse  une 
deuxième  barrière,  la  chaîne  abrupte  de  l'Othrys.  Au  détour  du  golfe  de 
Lamia,  nouvel  obstacle  :  la  rangée  de  l'Œta  ferme  le  passage  ;  il  faut  se 
glisser  entre  les  rochers  et  la  mer  par  l'étroit  défilé  des  Thermopyles.  Après 
avoir  traversé  les  monts  de  la  Locride  pour  redescendre  dans  le  bassin  de 
Thèbes,  il  reste  encore  à  franchir  le  Parnès  ou  les  contre-forts  du  Cithéron 
avant  de  gagner  les  plaines  de  l'Attique.  Au  delà,  l'isthme  est  encore  dé- 
fendu par  d'autres  barrières  transversales,  remparts  extérieurs  de  la  grande 
citadelle  montagneuse  du  Péloponèse,  «  l'acropole  de  la  Grèce  ».  On  a 
souvent  comparé  l'Hellade  à  une  série  de  chambres  aux  portes  solidement 
verrouillées  ;  il  était  difficile  d'y  entrer,  plus  difficile  encore  d'en  sortir,  à 
cause  de  ceux  qui  les  défendaient.  «  La  Grèce  est  faite  comme  un  piège  à 
trois  fonds,  dit  Michelct.  Vous  pouvez  entrer  et  vous  vous  trouvez  pris  en 
Macédoine,  puis  en  Thessalie,  puis  entre  les  Thermopyles  et  l'isthme  ». 
Mais  c'est  au  delà  de  l'isthme  surtout  qu'il  devient  difficile  de  pénétrer; 
aussi  Lacédémone  fut-elle  longtemps  inattaquable. 

A  une  époque  où  la  navigation ,  même  sur  les  eaux  presque  fermées 
comme  l'Archipel,  était  fort  périlleuse,  la  Grèce  se  trouvait  suffisamment 


CONFIGURATION  DE   LA  GRÈCE.  55 

protégée  par  la  mer  contre  les  invasions  des  peuples  orientaux;  mais  nulle 
contrée  n'invitait  mieux  les  marins  aux  expéditions  pacifiques  du  commerce. 
Largement  ouverte  sur  la  mer  Egée  par  ses  golfes  et  ses  ports,  précédée 
d'îles  nombreuses  d'étape  et  de  refuge .,  la  Grèce  pouvait  entrer  facilement 
en  rapports  d'échange  avec  les  populations  plus  cultivées  qui  vivaient  en  face, 
sur  les  côtes  dentelées  de  l'Asie  Mineure.  Les  colons  et  les  voyageurs  de 
l'Ionie  d'orient  n'apportaient  pas  seulement  des  denrées  et  des  marchandises 
à  leurs  frères  Achéens  ou  Pélasges,  ils  leur  transmettaient  aussi  les  mythes, 
les  poèmes,  la  science,  les  arts  de  leur  patrie.  Par  la  forme  générale  de  ses 
rivages  et  la  disposition  de  ses  montagnes,  la  Grèce  regarde  surtout  vers 
l'Orient,  d'où  lui  vint  la  lumière;  c'est  du  côté  de  l'est  que  les  péninsules 
s'avancent  dans  les  eaux  et  que  sont  parsemées  les  îles  les  plus  nombreuses  ; 
c'est  également  sur  la  rive  orientale  que  s'ouvrent  les  ports  commodes  et 
bien  abrités,  et  que  s'étendent,  dans  leur  hémicycle  de  montagne,  les 
plaines  les  mieux  situées  pour  servir  d'emplacement  à  des  cités  populeuses. 
Cependant  la  Grèce  n'a  pas,  comme  la  Turquie,  le  désavantage  d'être  à  peu 
près  complètement  privée  de  rapports  directs  avec  l'Occident  par  une  large 
zone  de  montagnes  difficiles  et  des  côtes  abruptes.  La  mer  d'Ionie,  à  l'ouest 
du  Péloponèse,  est,  il  est  vrai,  relativement  large  et  déserte;  mais  le  golfe 
de  Corinthe,  qui  traverse  toute  l'épaisseur  de  la  péninsule  hellénique,  et  la 
rangée  des  îles  Ioniennes,  d'où  l'on  aperçoit  au  loin  les  montagnes  de  l'Ita- 
lie, devaient  inciter  à  la  navigation  des  mers  occidentales.  Dans  les  temps 
antiques,  les  Acarnaniens,  qui  connaissaient  l'art  de  construire  les  voûtes 
bien  avant  les  Romains,  purent,  grâce  au  commerce,  enseigner  leur  art  aux 
peuples  italiens,  et  plus  tard  les  Grecs  devinrent  sans  peine  les  civilisa- 
teurs de  tout  le  monde  méditerranéen  de  l'Occident. 

Le  trait  distinctif  de  l'Hellade,  considérée  dans  son  relief,  est  le  grand 
nombre  de  petits  bassins  indépendants  et  séparés  les  uns  des  autres  par  des 
rochers  et  des  remparts  de  montagnes.  D'avance,  la  disposition  du  sol  se  prê- 
tait au  fractionnement  des  races  grecques  en  une  multitude  de  républiques 
autonomes.  Chaque  cité  avait  son  fleuve,  son  amphithéâtre  de  collines  ou 
de  monts,  son  acropole,  ses  champs,  ses  vergers  et  ses  forêts;  presque  toutes 
avaient  aussi  leur  débouché  vers  la  mer.  Tous  les  éléments  nécessaires  à 
une  société  libre  se  trouvaient  réunis  dans  ces  petits  groupes  indépendants, 
et  le  voisinage  de  cités  rivales,  également  favorisées,  entretenait  une  ému- 
lation constante,  qui  trop  souvent  dégénérait  en  luttes  et  en  batailles.  Les 
îles  de  la  mer  Egée  accroissaient  encore  la  diversité  politique  ;  chacune 
d'elles,  comme  les  bassins  de  la  péninsule  hellénique,  s'était  constituée  en 
cité  républicaine  ;  partout  l'initiative  locale  se  développait  librement,  et 


56  NOUVELLE   GÉOGRAPHIE    UNIVERSELLE. 

c'est  ainsi  que  le  moindre  îlot  de  l'Archipel  a  pu  fournir  des  grands  hommes 
à  l'histoire. 

Mais  si,  par  le  relief  du  sol,  par  la  multitude  de  ses  îles  et  de  ses  bassins 
péninsulaires,  la  Grèce  est  diverse  à  l'infini,  elle  est  une  par  la  mer  qui  la 
baigne,  la  pénètre,  la  découpe  en  franges  et  lui  donne  un  développement 
de  côtes  extraordinaire.  Les  golfes  et  les  innombrables  ports  de  l'Hellade 
ont  fait  de  leurs  riverains  un  peuple  de  matelots,  des  «  amphibies  »,  ainsi 
que  le  disait  Strabon  ;  les  Grecs  ont  pris  quelque  chose  de  la  mobilité  des 
flots.  De  tout  temps  ils  se  sont  laissé  entraîner  par  la  passion  des  voyages. 
Dès  que  les  habitants  d'une  cité  étaient  un  peu  trop  nombreux  pour  le  sol 
qui  leur  fournissait  la  subsistance,  ils  se  hâtaient  d'essaimer  comme  une 
tribu  d'abeilles  ;  ils  couraient  les  rives  de  la  Méditerranée  pour  y  trouver 
un  site  qui  leur  rappelât  la  patrie  et  pour  y  élever  une  nouvelle  acropole. 
C'est  ainsi  que  des  Palus-Méotides  jusqu'au  delà  des  colonnes  d'Hercule, 
de  Tanaïs  et  de  Panticapée  à  Gadès  et  à  Tingis,  la  moderne  Tanger, 
surgirent  partout  des  villes  helléniques.  Grâce  à  ces  colonies  éparses,  dont 
plusieurs  dépassèrent  de  beaucoup  en  gloire  et  en  puissance  leurs  anciennes 
métropoles,  la  véritable  Grèce,  celle  des  sciences,  des  arts  et  de  l'autonomie 
républicaine,  finit  par  déborder  largement  hors  de  son  berceau  et  par  occu- 
per sporadiquement  tout  le  pourtour  du  monde  méditerranéen.  Relative- 
ment à  ce  qui  formait  l'Univers  des  anciens,  les  Grecs  étaient  ce  que  les 
Anglais  sont  aujourd'hui  par  rapport  à  la  terre  entière.  L'analogie  remar- 
quable que  la  petite  péninsule  de  Grèce  et  les  îles  voisines  présentent  avec 
l'archipel  de  la  Grande-Bretagne,  située  précisément  à  l'autre  extrémité  du 
continent,  se  retrouve  aussi  dans  le  rôle  commercial  des  nations.  Les 
mêmes  avantages  géographiques  ont,  dans  un  autre  milieu  et  dans  un  autre 
cycle  de  l'histoire,  amené  des  résultats  de  même  nature;  de  la  mer  Egée 
aux  eaux  de  l'Angleterre,  une  sorte  d'harmonie  s'est  produite  à  travers  les 
temps  et  l'espace. 


L'admiration  que  les  voyageurs  éprouvent  à  la  vue  de  la  Grèce  pro- 
vient surtout  des  souvenirs  qui  s'attachent  à  chacune  de  ses  ruines,  au 
moindre  de  ses  ruisselets,  aux  plus  faibles  écueils  de  ses  mers.  Tel  site  de 
la  Provence  ou  de  l'Espagne,  qui  ressemble  aux  plus  beaux  paysages  de 
l'Hellade  ou  qui  même  leur  est  supérieur  par  la  grâce  ou  la  hardiesse  des 
lignes,  n'est  connu  que  d'un  petit  nombre  d'appréciateurs,  et  la  foule  indif- 
férente passe  en  le  regardant  à  peine;  c'est  qu'il  ne  porte  point  le  nom  cé- 
lèbre de  Marathon,  de  Leuctres  ou  de  Platée,  et  qu'on  n'y  entend  pas  le 


illilliSI!lttl!l!il!!il!ii!l:ll 


PAYSAGES   DE   LA   GRÈCE. 


59 


bruissement  des  siècles  écoulés.  Cependant,  quand  même  les  côtes  de  la  Grèce 
ne  se  distingueraient  pas  entre  toutes  par  l'éclat  que  reflète  sur  elle  la  gloire 
des  ancêtres,  elles  n'en  resteraient  pas  moins  belles  et  dignes  d'être  contem- 
plées. Ce  qui  ravit  l'artiste  dans  les  paysages  des  golfes  d'Athènes  etd'Argos, 
ce  n'est  pas  seulement  le  bleu  de  la  mer,  le  «  sourire  infini  des  flots  »,  la 
transparence  du  ciel,  la  perspective  fuyante  des  rivages,  la  brusque  saillie 
des  promontoires,  c'est  aussi  le  profil  si  pur  et  si  net  des  montagnes  aux 
assises  de  calcaire  ou  de  marbre  :  on  dirait  des  masses  architecturales,  et 
maint  temple  qui  les  couronne  ne  paraît  qu'en  résumer  la  forme. 

La  verdure,  l'eau  claire  des  ruisseaux,  voilà  ce  qui  manque  le  plus  aux 
rivages  de  la  Grèce  !  Dans  le  voisinage  de  la  mer,  presque  toutes  les  mon- 
tagnes sont  dépouillées  de  leurs  grands  arbres  ;  il  ne  reste  plus  que  les  ar- 
brisseaux, lentisques,  arbousiers,  genévriers,  chênes-verts;  même  le  tapis 
d'herbes  odoriférantes  qui  revêt  les  déclivités  et  que  broute  la  dent  des 
chèvres,  est  en  maints  endroits  réduit  à  quelques  misérables  lambeaux;  les 
pluies  torrentielles  enlèvent  jusqu'à  la  terre  végétale  ;  la  roche  se  montre  à 
nu  :  de  loin,  on  ne  voit  que  des  escarpements  grisâtres,  tachetés  çà  et  là  de 
maigres  buissons.  Déjà  du  temps  de  Strabon  presque  toutes  les  montagnes 
des  côtes  avaient  perdu  leurs  forêts;  de  nos  jours,  a  dit  un  auteur,  «  la  Grèce 
n'est  plus  que  le  squelette  de  ce  qu'elle  fut  autrefois  ».  Par  une  sorte  d'iro- 
nie, les  noms  empruntés  à  des  arbres  sont  extrêmement  nombreux  dans 
toutes  les  parties  de  l'Hellade  et  de  la  Turquie  hellénique.  Carya  est  la 
«  ville  des  noyers  »,  Valanidia,  celle  des  chênes  à  vallonée;   Kyparissi, 
celle  des  cyprès;  Platanos  ou  Plataniki,  celle  des  platanes.  Partout  se  trou- 
vent des  localités  dont  le  nom  rural  n'est  malheureusement  plus  justifié. 
C'est  presque  uniquement  dans  les  montagnes  de  l'intérieur  du  pays  et  du 
littoral  ionien  que  subsistent  encore  les  forêts.   L'Œta,  quelques-uns  des 
monts  de  l'Etolie,  les  hauteurs  de  l'Acarnanie,  et  dans  le  Péloponèse,  l'Ar- 
cadie,  l'Élide,  la  Triphylie,  les  pentes  du  Taygète  ont  gardé  leurs  grands 
bois.  C'est  aussi  dans  ces  contrées  forestières  et  parcourues  seulement  des 
bergers  que  se  sont  maintenus  les  animaux  sauvages,  les  loups,  les  renards, 
les  chacals.  Le  chamois,  dit-on,  n'aurait  pas  entièrement  disparu;  on  en 
rencontre  sur  le  Pinde  et  sur  l'Œta  ;  quant  au  sanglier  d'Érymanthe,  qui 
devait  être  une  espèce  particulière,  à  en  juger  par  les  sculptures  antiques, 
il  ne  se  retrouve  plus  en  Grèce;  le  lion,  que  mentionne  encore  Aristote, 
n'y  existe  plus  depuis  deux  mille  ans.  Parmi  les  petits  animaux,  un  des 
plus  communs  dans  certaines  parties  du  Péloponèse,  est  une  tortue,  que  les 
indigènes  regardent  avec  une  sorte  d'horreur,  semblable  à  celle  qu'éprouvent 
un  grand  nombre  d'Occidentaux  à  la  vue  du  crapaud  ou  de  la  salamandre. 


60  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

La  Grèce  est  petite,  et  cependant  la  variété  des  climats  y  est  fort  grande. 
Le  contraste  des  montagnes  et  des  plaines,  des  régions  forestières  et  des 
vallées  arides,  des  côtes  exposées  au  nord  et  de  celles  qui  sont  tournées  vers 
le  sud,  produit  dans  les  climats  locaux  de  remarquables  oppositions.  Mais, 
sans  tenir  compte  de  ces  diversités,  on  peut  dire  que  dans  son  ensemble 
la  Grèce  présente,  du  nord  au  sud,  une  gamme  de  climats  dont  la  richesse 
n'est  égalée  que  dans  un  très-petit  nombre  de  régions  terrestres.  Au  nord, 
les  monts  de  l'Étolie,  aux  pentes  couvertes  de  hêtres,  semblent  appartenir 
aux  régions  tempérées  du  centre  de  l'Europe,  tandis  qu'au  sud  et  à  l'est 
les  péninsules  et  les  îles,  a^ec  leurs  bosquets  de  figuiers  et  d'oliviers, 
leurs  plantations  de  citronniers  et  d'orangers,  leurs  haies  d'aloès,  leurs 
rares  palmiers,  font  déjà  partie  de  la  zone  subtropicale  ;  même  dans 
un  voisinage  immédiat,  des  contrées  ont  des  climats  fort  distincts  : 
telles,  par  exemple,  la  cavité  lacustre  de  la  Béotie,  aux  froids  hivers,  aux 
étés  brûlants,  et  la  rive  orientale  d'Eubée,  alternativement  rafraîchie  et 
réchauffée  par  la  brise  de  la  mer.  Dans  un  tout  petit  espace,  la  Grèce  résume 
une  zone  considérable  de  la  Terre.  On  ne  saurait  douter  que  cette  extrême 
variété  de  climats  et  tous  les  contrastes  qui  en  dérivent  n'aient  eu  pour  ré- 
sultat d'éveiller  plus  vivement  l'intelligence  déjà  si  mobile  des  Hellènes, 
de  solliciter  leur  curiosité,  leur  goût  pour  le  commerce  et  leur  esprit 
d'industrie. 

D'ailleurs,  la  grande  diversité  des  climats  de  terre  est  compensée  en  Grèce 
par  l'unité  du  climat  maritime.  Gomme  dans  les  vallées  des  montagnes, 
le  vent  qui  souffle  sur  la  mer  Egée  oscille  en  brises  alternantes.  Pendant 
presque  tout  l'été,  les  grands  foyers  d'appel  des  déserts  africains  attirent  les 
courants  atmosphériques  de  l'Europe  orientale.  Du  nord  de  l'Archipel  et 
de  la  Macédoine,  l'air  se  précipite  alors  en  un  vent  violent  qui  entraîne 
rapidement  vers  le  sud  les  navires  en  voyage  :  maintes  fois  les  conquérants 
qui  possédaient  les  rivages  septentrionaux  de  la  mer  se  sont  servis  de  cette 
^brise  pour  aller  attaquer  à  l'improviste  les  habitants  des  contrées  plus  méri- 
dionales de  l'Asie  Mineure  ou  de  la  Grèce.  Ce  courant  atmosphérique  régulier, 
connu  sous  le  nom  de  vent  étésien  ou  «  annuel  »,  cède  à  la  fin  des  chaleurs, 
quand  le  soleil  est  au-dessus  du  tropique  méridional.  En  outre,  il  s'interrompt 
chaque  nuit,  quand  l'air  frais  de  la  mer  est  attiré  vers  les  régions  du  littoral 
réchauffées  pendant  le  jour.  Après  le  coucher  du  soleil,  il  se  modère  peu  à 
peu;  l'atmosphère  reste  calme  durant  quelques  instants,  puis  insensible- 
ment elle  commence  à  se  mouvoir  en  sens  inverse;  la  «  terre  se  met  à  souf- 
fler »,  disent  les  marins.  Le  vent  général  a  aussi  son  courant  de  retour,  l'em- 
batès,  le  souffle  propice  du  sud-est,  chanté  par  les  poètes.  Du  reste,  vents 


CLIMAT   ET  PEUPLES  DE  LA  GRÈCE.  61 

généraux  et  brises  locales  changent  de  direction  et  d'allures  dans  le  voi- 
sinage des  côtes,  suivant  la  forme  et  l'orientation  des  golfes  et  des  chaînes 
de  montagnes.  Ainsi  le  golfe  de  Corinthe,  que  de  hautes  arêtes  dominent 
au  nord  et  au  sud,  ne  reste  ouvert  aux  courants  aériens  qu'à  ses  deux  ex- 
trémités; lèvent  entre  et  sort  alternativement,  a  pareil,  disait  Strabon,  à 
la  respiration  d'un  animal  » . 

De  même  que  les  vents,  les  pluies  dévient  en  maints  endroits  de  leur 
course  normale  pour  se  déverser,  comme  en  des  entonnoirs,  dans  certaines 
vallées  qu'entourent  de  toutes  parts  des  escarpements  de  montagnes;  ail- 
leurs, au  contraire,  les  nuages  pluvieux  passent  sans  laisser  tomber  leur 
fardeau  d'humidité;  à  tous  les  contrastes  locaux  produits  par  la  différence 
de  relief  et  la  variété  des  climats  correspondent  d'autres  contrastes  dans  le 
taux  de  la  précipitation  annuelle.  En  moyenne,  les  pluies  sont  beaucoup 
plus  abondantes  sur  les  côtes  occidentales  de  la  Grèce  que  sur  les  rivages 
orientaux  :  de  là  cet  aspect  riant  que  présentent  les  coteaux  de  l'Élide, 
comparés  aux  escarpements  mis  de  l'Argolide  et  de  l'Attique.  C'est  égale- 
ment à  l'ouest  de  la  Péninsule  que  viennent  éclater  avec  le  plus  de  régu- 
larité les  orages  apportés  par  les  vents  de  la  Méditerranée.  Au  printemps, 
saison  orageuse  par  excellence,  il  arrive  fréquemment  dans  les  campagnes 
de  l'Elide  et  de  l'Acarnanie  que,  pendant  des  semaines  entières,  le  tonnerre 
gronde  régulièrement  toutes  les  après-midi.  Nulle  part  n'étaient  mieux  placés 
les  temples  de  Jupiter  le  Lanceur  de  Foudres. 


Les  anciens  habitants  des  Cyclades,  et  probablement  ceux  des  côtes  de 
l'Hellade  et  de  l'Asie  Mineure,  étaient  déjà  parvenus  à  un  état  de  civilisation 
assez  développé  bien  avant  l'époque  historique.  C'est  là  ce  qu'ont  démontré 
les  fouilles  opérées  sous  les  cendres  volcaniques  de  Santorin  et  de  Therasia. 
Lorsque  leurs  maisons  furent  ensevelies  sous  les  débris,  les  Santoriniotes 
commençaient  à  sortir  de  l'âge  de  la  pierre  pour  entrer  dans  celui  du 
cuivre  pur.  Ils  savaient  construire  des  voûtes  avec  des  pierres  et  du  mor- 
tier, fabriquaient  la  chaux,  se  servaient  de  poids  formés  avec  des  blocs  de 
lave,  connaissaient  le  tissage  et  la  poterie,  l'art  de  teindre  les  étoffes  et 
celui  de  peindre  leurs  maisons  à  fresque;  ils  cultivaient  l'orge,  les  pois, 
les  lentilles  et  commerçaient  avec  les  pays  lointains. 

Ces  hommes  étaient-ils  de  la  même  origine  que  les  Hellènes?  on  ne  sait. 
Mais  une  chose  est  certaine  :  dès  les  premières  lueurs  de  l'histoire,  des 
Grecs  de  diverses  familles  habitaient  les  rivages  et  les  îles  de  la  mer  Egée, 
tandis  que  des  populations  pélasgiques  vivaient  dans  l'intérieur  et  sur  les 


62  NOUVELLE   GEOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

côtes  occidentales  de  la  Péninsule.  D'ailleurs,  les  Pélasges  ou  «  les  Vieux  » 
étaient  de  même  souche  que  les  Grecs,  et  parlaient  des  langues  dont  l'ori- 
gine se  confond  avec  celle  des  dialectes  helléniques.  Aryens  de  langage  les 
uns  et  les  autres,  ils  avaient  dû  se  répandre  en  Grèce  en  venant  de  l'Asie 
Mineure,  soit  par  l'Hellespont  et  la  Thrace,  soit  par  les  îles  de  l'Archipel,  à 
moins  toutefois  qu'ils  ne  fussent  originaires  du  pays  lui-même.  D'après  les 
traditions,  les  Pélasges  étaient  nés  du  mont  Lycée,  au  centre  du  Pélopo- 
nèse; ils  se  glorifiaient  d'être  des  «  autochthones  »,  les  «  Hommes  de  la 
Terre  noire  »,  les  Enfants  des  Chênes  »,  les  «  Hommes  nés  avant  la  Lune  ». 
Autour  d'eux  vivaient  des  tribus  nombreuses  de  même  origine,  les  Éoliens 
et  les  Lélèges,  auxquels  vinrent  s'adjoindre  les  Ioniens  et  les  Achéens  ou 
«  les  Bons  ».  Les  Ioniens,  qui  devaient  plus  tard  exercer  une  influence  si 
considérable  sur  les  destinées  du  monde,  occupèrent  seulement  la  pénin- 
sule de  l'Attique  et  l'Eubée.  Quant  aux  Achéens,  ils  eurent  longtemps  la 
prépondérance  et  donnèrent  leur  nom  à  l'ensemble  des  peuplades  grecques. 
Plus  tard,  lorsque  les  Doriens,  franchissant  le  golfe  de  Corinthe  à  sa  par- 
tie la  plus  étroite,  se  furent  établis  en  conquérants  dans  le  Péloponèse,  tous 
les  habitants  de  la  péninsule  et  des  îles  reçurent  des  Amphictyonies  sié- 
geant aux  Thermopyles  et  à  Delphes  le  nom  générique  d'Hellènes,  qui  était 
celui  d'une  petite  peuplade  de  la  Thessalie  méridionale  et  de  la  Phthiotide. 
La  désignation  de  Grecs,  qui  peut-être  est  un  synonyme  de  «  Monta- 
gnards »,  et  peut-être  aussi  a  le  sens  «  de  Vieux,  Antique,  Fils  du  sol  », 
se  répandit  peu  à  peu  dans  la  nation  elle-même  et  finit  par  être  générale- 
ment adoptée.  Les  Ioniens  de  l'Asie  Mineure  et  les  Cariens  des  Sporades, 
émules  des  Phéniciens,  naviguaient  de  port  en  port,  trafiquant  parmi  ces 
tribus  à  demi-sauvages,  et  comme  des  abeilles  qui  portent  le  pollen  sur  les 
fleurs,  répandaient  de  peuplade  en  peuplade  la  civilisation  de  l'Egypte  et  de 
l'Orient. 

Commerçants  phéniciens  et  vainqueurs  romains  modifièrent  à  peine  les 
éléments  de  la  population  hellénique;  mais  lors  de  la  migration  des  Bar- 
bares, ceux-ci  pénétrèrent  dans  la  Grèce  en  multitudes.  Pendant  plus  de 
deux  siècles  les  Avares  maintinrent  leur  pouvoir  dans  le  Péloponèse,  puis 
vinrent  des  Slaves,  que  la  peste  aida  plus  d'une  fois  à  dépeupler  la  contrée. 
La  Grèce  devint  une  «  Slavie  »,  et  l'idiome  général  fut  une  langue  slave, 
probablement  serbe,  ainsi  que  le  prouve  encore  la  grande  majorité  des  noms 
de  lieux.  Quoi  qu'en  disent  maints  auteurs,  les  superstitions  et  les  légendes 
des  Grecs  ne  sont  pas  un  simple  héritage  des  anciens  Hellènes  et  leur  monde 
surnaturel  s'est  enrichi  des  fantômes  et  des  vampires  inventés  par  les  Slaves  ; 
le  costume  des  Grecs  est  aussi  un  legs  de  leurs  conquérants  du  Nord.  Tou- 


POPULATIONS  DE   LA  GRECE.  65 

tefois  la  langue  policée  des  Hellènes  a  repris  graduellement  le  dessus,  et  la 
race  elle-même  a  si  bien  reconquis  la  prédominance,  qu'il  est  impossible 
maintenant  de  retrouver  les  éléments  serbes  de  la  population.  Mais,  après 
avoir  été  presque  entièrement  slavisée,  l'Hellade  courut  le  risque  de  devenir 
albanaise,  surtout  pendant  la  domination  vénitienne.  Encore  au  commen- 
cement du  siècle,  l'albanais  était  la  langue  prépondérante  de  l'Élide,  d'Ar- 
gos,  de  la  Béotie  et  de  l'Attique;  de  nos  jours,  plus  de  cent  mille  préten- 
dus Hellènes  la  parlent  encore.  La  population  actuelle  de  la  Grèce  est  donc 
fort  mélangée,  mais  il  serait  difficile  de  dire  dans  quelles  proportions  se 
sont  unis  les  éléments  divers  :  hellène,  slave,  albanais.  On  pense  que  les 
Grecs  les  plus  purs  de  race  sont  les  Maïnotes  ou  Maniotes  de  la  péninsule 
du  Ténare;  eux-mêmes  se  disent  les  descendants  directs  des  Spartiates  et 
montrent  encore  parmi  leurs  châteaux  forts  celui  qui  appartint  au  «  sei- 
gneur Lycurgue  ».  Depuis  un  temps  immémorial  jusqu'à  la  guerre  de  l'in- 
dépendance, leurs  assemblées  de  vieillards  gardèrent  le  titre  de  «  Sénat  de 
Lacédémone  ».  Tout  Maïnote  jurait  d'aimer  jusqu'à  la  mort  «  le  premier 
des  biens,  la  liberté,  héritage  des  ancêtres  Spartiates».  Cependant  les  noms 
d'une  foule  de  localités  du  Magne  sont  d'origine  serbe  et  témoignent  du. 
long  séjour  des  Slaves  dans  la  contrée.  Les  Maïnotes  pratiquent  la  «  ven- 
detta »  comme  s'ils  étaient  des  Monténégrins  ;  mais  cette  coutume  n'est-elle 
pas  celle  de  presque  toutes  les  peuplades  encore  barbares? 

Quoi  qu'il  en  soit,  il  est  certain  qu'en  dépit  des  invasions  et  des  croise- 
ments, la  race  grecque,  peut-être  en  partie  sous  l'influence  du  climat  qui 
l'entoure,  a  fini  par  se  retrouver  avec  la  plupart  de  ses  traits  distinctifs.  D'a- 
bord, elle  a  su  garder  sa  langue,  et  l'on  a  vraiment  lieu  de  s'étonner  que 
le  grec  vulgaire,  issu  d'ailleurs  d'un  idiome  rustique,  ne  diffère  pas  davan- 
tage du  grec  littéraire  ancien.  Les  changements,  analogues  à  ceux  que  l'on 
retrouve  dans  les  langues  néo-latines,  se  réduisent  presque  à  deux,  l'abrévia- 
tion des  mots  par  la  contraction  des  syllabes  non  accentuées  et  l'emploi  des 
auxiliaires  dans  le  verbe.  Aussi  n'est-il  pas  difficile  aux  Grecs  modernes  d'ex- 
purger peu  à  peu  leur  idiome  des  tournures  barbares  et  des  mots  étrangers 
pour  le  rapprocher  de  la  langue  de  Thucydide.  Physiquement,  la  race  n'a 
guère  changé  non  plus  ;  on  reconnaît  les  anciens  types  en  maint  district  de  la 
Grèce  moderne.  Le  Béotien  a  cette  démarche  lourde  qui  faisait  de  lui  un  objet 
de  risée  parmi  les  autres  Grecs;  le  jeune  Athénien  a  la  souplesse,  la  grâce 
et  l'allure  intrépide  que  l'on  admire  dans  les  cavaliers  sculptés  sur  les  frises 
du  Parthénon;  la  femme  de  Sparte  a  gardé  cette  beauté  forte  et  fière  que  les 
poètes  célébraient  autrefois  chez  les  vierges  doriennes.  Au  moral,  la  filiation 
des  Hellènes  modernes  n'est  pas  moins  évidente.  Comme  ses   ancêtres,  le 


64  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

Grec  de  nos  jours  est  amoureux  du  changement,  curieux  de  nouveautés, 
grand  questionneur  des  étrangers;  descendant  de  citoyens  libres,  il  a  gardé  le 
sentiment  de  l'égalité,  et  toujours  enivré  de  sa  dialectique,  discute  sans  cesse 
comme  s'il  était  encore  dans  l'agora;  il  s'abaisse  souvent  à  flatter,  mais  sans 
conviction  et  par  artifice  de  langage.  Enfin,  comme  l'ancien  Grec,  il  place 
trop  souvent  le  mérite  intellectuel  au-dessus  du  mérite  moral;  à  l'exemple 
du  «  sage  Ulysse  »,  le  héros  des  chants  homériques,  il  ne  sait  que  trop  bien 
mentir  et  tromper  avec  grâce;  pour  lui  l'Acarnanien  véridique  et  le  Maï- 
note  «  lent  à  promettre,  fidèle  à  tenir  »,  sont  des  rustres  bizarres.  Un  des 
traits  de  caractère  qui  distingue  aussi  de  tous  les  autres  Européens  l'ancien 
Grec  et  le  moderne,  est  qu'il  se  laisse  rarement  entraîner  par  les  fortes 
passions,  à  l'exception  du  patriotisme.  De  plus,  il  ignore  la  mélancolie;  il 
aime  la  vie  et  il  veut  en  jouir.  Il  la  donnera  pourtant  volontiers  dans  un  jour 
de  bataille,  mais  dans  ce  cas  la  mort  elle-même  est  un  acte  où  se  concen- 
trent toutes  les  forces  de  la  vie.  Le  suicide  est  un  genre  de  mort  inconnu 
parmi  les  Grecs  de  nos  jours  :  le  plus  malheureux  se  rattache  quand  même 
à  l'existence.  Un  Grec  atteint  de  folie,  si  ce  n'est  pourtant  dans  Céphallénie 
ou  dans  Ithaque,  est  également  un  phénomène  des  plus  rares. 

Actuellement,  la  nationalité  grecque,  en  dépit  des  éléments  si  divers  qui 
l'ont  composée,  est  une  de  celles  qui  dans  leur  ensemble  présentent  le  ca- 
ractère le  plus  homogène.  Les  Albanais,  d'origine  pélasgique,  comme  les 
Hellènes,  ne  leur  cèdent  point  en  patriotisme,  et  ce  sont  eux,  Souliotes, 
Hydriotes,  Spezziotes,  qui  ont  peut-être  le  plus  vaillamment  lutté  pour  la 
cause  commune  de  l'indépendance  nationale.  Les  huit  cents  familles  de 
Zinzares  kutzo-valaques  ou  roumains,  qui  paissent  leurs  troupeaux  dans  les 
montagnes  de  l'Acarnanie  et  de  l'Etolie,  et  que  l'on  connaît  sous  le  nom 
de  Kara-Gounis  ou  «  Noires-Capotes  »,  parlent  à  la  fois  les  deux  langues, 
et  plusieurs  d'entre  eux  épousent  des  Grecques,  bien  qu'ils  ne  donnent 
jamais  leurs  filles  en  mariage  à  des  Hellènes.  Fiers  et  libres,  ils  sont  trop 
clair-semés  pour  que  leur  groupe  de  population  puisse  avoir  une  grande 
importance.  Quant  aux  étrangers  proprement  dits,  les  Grecs  sont  assez  into- 
lérants à  leur  égard  et  ne  prennent  point  à  tâche  de  leur  rendre  le  séjour 
agréable.  Les  Turcs,  jadis  si  nombreux  dans  certaines  parties  du  Pélopo- 
nèse,  en  Béotie  et  dans  l'île  d'Eubée,  ont  dû  fuir  jusqu'au  dernier  le  pays 
où  leur  présence  rappelait  les  tristes  souvenirs  de  la  servitude,  et  ils  n'ont 
laissé  en  témoignage  de  leur  séjour  que  le  fez,  le  narghilé,  les  babouches. 
Les  Juifs,  que  l'on  rencontre  en  multitudes  dans  toutes  les  villes  de  l'Orient 
slave  et  musulman,  n'osent  guère  se  hasarder  parmi  les  Grecs,  qui  du  reste 
sont  pour  eux  de  redoutables  rivaux  dans  le  maniement  des  finances.  On  ne 


1AÏN0TE     ET     HABITANT    DE    SPARTE 

Dessin  de  A.  de  Curzon,  d'après  uatui'C 


r:1 


POPULATIONS  DE  LÀ  GRÈCE. 


GT 


les  Voit  en  groupes  de  quelque  importance  que  dans  les  îles  Ioniennes,  où  Us 
s'étaient  glissés  à  la  faveur  du  protectorat  britannique.  C'est  dans  ce  même 
archipel  que  vivent  aussi  les  descendants  des  anciens  colons  vénitiens  et 
nombre  d'émigrants  venus  de  toutes  les  parties  de  l'Italie.  Des  familles  fran- 
çaises et  italiennes  constituent  encore  des  groupes  distincts  de  population  à 
Naxos,  Santorin  et  Syra.  Quant  aux  portefaix  et  aux  jardiniers  maltais 
d'Athènes  et  de  Corfou,  restant  presque  toujours  dans  une  position  subor- 
donnée, ils  vivent  à  part  comme  des  étrangers. 


No    ,0     _  POPULATIONS    DE    LA    GRÈCK,  DB    L'ÉPIRE    KT  DE    LA    TI1ESSA1.1E    MÉRIDIONALES. 


Echelle    l.  *600000 


n  Grecs  eâ3  Albanais  s  Grecs     mêlés    de    Français    et    d'Italiens     ^    Turcs  ^m  Kutzo-Valaqucs 

La  population  homogène  de  la  Grèce  ne  permet  donc  pas  de  diviser  cette 
contrée,  comme  l' Austro-Hongrie  et  la  Turquie,  en  provinces  ethnologiques, 
mais  elle  se  partage  géographiquement  en  quatre  régions  naturelles  bien 
distinctes  :  l'Hellade  continentale,  connue  du  temps  de  la  population  tur- 
que du  nom  de  Roumélie,  en  souvenir  de  l'empire  «  romain  »  de  Byzance  ; 
l'antique  Péloponèse,  appelé  de  nos  jours  Morée,  peut-être  par  métathèse  du 
mot  «  Romée  »,  ou  plutôt  d'un  mot  slave  qui  signifie  «  rivage  marin  »  et 
qui  s'appliquait  jadis  à  l'Élide;  les  îles  de  la  mer  Egée,  Sporades  et  Cycla- 
des;  et  les  îles  Ioniennes.  En  décrivant  les  diverses  parties  de  la  Grèce,  il 
nous  arrivera  souvent  d'employer  de  préférence  les  noms  anciens  des  mon- 


68  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

tagnes,  des  fleuves  et  des  cités,  car  les  Hellènes  de  nos  jours,  jaloux  des 
gloires  de  la  Grèce  d'autrefois,  cherchent  à  débarrasser  peu  à  peu  la  carte 
de  leur  pays  de  tous  les  noms  d'origine  slave  ou  italienne1. 


II 


GRECE    CONTINENTALE 

Les  montagnes  du  Pinde,  qui  forment  l'arête  médiane  de  la  Turquie 
méridionale,  se  prolongent  en  Grèce  et  lui  donnent  un  caractère  orogra- 
phique analogue.  Des  deux  côtés  de  la  frontière  conventionnelle,  ce  sont 
les  mêmes  roches  et  la  même  végétation,  des  paysages  semblables,  et  presque 
partout  des  populations  de  même  origine.  En  partageant  l'Epire  et  en 
prenant  la  Thessalie  à  la  Grèce,  la  diplomatie  européenne  ne  s'est  point 
occupée  de  faire  son  œuvre  conformément  aux  indications  de  la  nature.  Elle 
s'est  bornée,  dans  la  partie  orientale  de  la  frontière,  à  suivre  la  ligne  de 
partage  des  eaux  sur  les  hauteurs  du  chaînon  de  l'Othrys,  le  mont  «  sour- 
cilleux »  qui  domine  la  plaine  du  Sperchius.  A  l'ouest  du  Pinde,  au 
contraire,  la  limite  politique  des  deux  pays  coupe  transversalement  la  vallée 
de  l'Achéloûs  et  les  croupes  terreuses  qui  la  séparent  du  golfe  d'Arta. 

La  cime  isolée  du  mont  Tymphreste  ou  Veloukhi,  dressée  en  tour  à 
l'angle  où  l'Othrys  se  détache  de  la  grande  chaîne  du  Pinde,  est,  non  le  plus 
haut  sommet  de  la  Grèce  continentale,  mais  celui  qui  forme,  pour  ainsi 
dire,  le  centre  de  rayonnement  des  eaux  et  des  montagnes.  Au  sud  et  au 
sud-est,  ses  contre-forts,  abritant  de  leur  masse  la  charmante  vallée  deKar- 
pénisi,  se  rattachent  par  une  arête  élevée  au  massif  le  plus  considérable  de 
la  Grèce  moderne  :  c'est  le  groupe  que  couronnent  les  pyramides  presque 
toujours  neigeuses  de  Vardoussia  et  de  Khiona,  aux  pentes  noires  de  sapins, 
et  le  superbe  Katavothra,  l'antique  Œta,  où  se  dressa  le  bûcher  d'Hercule. 
Les  montagnes  de  Vardoussia  et  de  Khiona  font  précisément  face  aux  beaux 
massifs  de  la  Morée  septentrionale,  également  boisés  et  neigeux. 

Grèce  dans  ses  limites  politiques,  avant  les  annexions  de  1881  : 

Superficie.  Population  en  1870.  Top.  kilométrique. 

Grèce   continentale.    .    .     20,408  kil.  car.         452,248  liab.  23  hab. 

réloponèse 22,502     »       »  743,494     »  53     » 

Iles  de  l'Egée 6,613     »       »  227,156     »  34     » 

lies  Ioniennes.    .   ,    .   ;       2,607     »       »  365,194     »  152     » 


Totaux.    .    .     51,860  kil.  car.      1,679,775     »  (avec  marins  et  soldats).       52  Lab. 


MONTAGNES  DE  LÀ  GRÈCE  CONTINENTALE.  69 

A  l'ouest  du  Yeloukhi  et  du  Yardoussia,  les  monts  de  l'Étolie,  beaucoup 
moins  élevés,  mais  abrupts,  sans  chemins ,  forment  un  véritable  chaos  de 
broussailles,  de  rochers  et  de  défilés  sauvages  où  ne  s'aventurent  guère 
que  les  tribus  des  bergers  valâques.  La  contrée  devient  plus  accessible 
dans  l'Étolie  méridionale,  au  bord  des  lacs  et  des  rivières  ;  mais  là  aussi 
s'élèvent  des  montagnes  qui,  par  des  ramifications  sinueuses,  se  relient 
au  système  du  Pinde.  Celles  du  littoral  de  l'Acarnanie  qui  font  face 
aux  îles  Ioniennes  sont  escarpées,  couvertes  d'arbres  et  de  buissons; 
ce  sont  les  monts  du  «  noir  continent  »  dont  parlait  Ulysse.  À  l'est  de 
l'Achéloiis,  une  autre  chaîne  côtière,  bien  connue  des  marins,  est  le 
Zygos,  dont  les  escarpements  méridionaux,  âpres  et  nus,  se  voient  au- 
dessus  de  Missolonghi  ;  plus  à  l'est,  une  autre  chaîne  s'avance  dans  la  mer 
pour  former,  avec  les  promontoires  de  la  Morée,  l'étroit  goulet  du  golfe  de 
Corinthe.  Tout  près  de  l'entrée,  une  des  montagnes  de  la  côte  d'Etolie,  le 
Varassova,  aux  pans  brusquement  coupés,  ressemble  à  un  énorme  bloc,  à 
une  pierre  monstrueuse.  C'était,  en  effet,  disent  les  gens  du  pays,  une  roche 
que  les  anciens  Titans  hellènes  voulaient  jeter  au  milieu  du  détroit  pour 
qu'elle  servît  de  seuil  pour  sauter  d'un  rivage  à  l'autre.  Mais  la  pierre  était 
trop  lourde,  ils  la  laissèrent  tomber  où  on  la  voit  aujourd'hui. 

Vers  la  mer  Egée,  le  haut  massif  du  Katavothra  se  continue  à  l'est,  paral- 
lèlement aux  montagnes  de  l'île  d'Eubée,  par  une  chaîne  côtière,  ou  plutôt 
par  une  série  de  groupes  distincts,  que  séparent  les  uns  des  autres  de  pro- 
fondes échancrures,  de  larges  dépressions  et  même  des  vallées  fluviales. 
Quoique  basses  et  coupées  de  nombreux  passages,  ces  montagnes  aux  roches 
escarpées,  aux  brusques  promontoires,  aux  soudains  précipices,  n'en  sont 
pas  moins  d'un  accès  fort  difficile,  et  pendant  les  guerres  de  la  Grèce  an- 
cienne, il  suffisait  d'un  petit  nombre  d'hommes  pour  les  défendre  contre 
des  armées  entières.  A  l'une  des  extrémités  de  cette  chaîne  se  trouve  le  pas- 
sage des  Thermopyles;  à  l'autre  extrémité  s'étend,  à  la  base  orientale  du 
Pentélique,  la  fameuse  plaine  de  Marathon. 

Les  groupes  de  sommets  qui  se  dressent  sur  la  rive  septentrionale  du 
golfe  de  Corinthe,  au  sud  de  la  Béotie,  forment  aussi  dans  leur  ensemble 
une  sorte  de  chaîne,  parallèle  à  celle  qui  longe  le  canal  d'Eubée,  mais  plus 
belle  et  plus  pittoresque.  Il  n'est  pas  une  de  ces  grandes  cimes  dont  le  nom 
ne  réveille  les  souvenirs  les  plus  doux  de  la  poésie  et  ne  fasse  aussitôt  surgir 
la  figure  des  anciens  dieux.  A  l'ouest,  se  présente  d'abord  le  Parnasse  «  à 
la  double  tête  »,  la  montagne  où  se  réfugièrent  Deucalion  etPyrrha,  ancêtres 
de  tous  les  Grecs,  et  où  les  Athéniennes,  agitant  leurs  torches,  allaient  dan- 
ser la  nuit  en  l'honneur  de  Bacchus.  Des  sommets  du  Parnasse,  presque  aussi 


70  NOUVELLE   GEOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

hauts  que  le  Khiona,  qui  pyramide  au  nord-ouest,  on  aperçoit  la  Grèce  en- 
tière, avec  ses  golfes,  ses  rivages  et  ses  montagnes,  depuis  l'Olympe  de  Thes- 
salie  jusqu'au  Taygète  de  l'extrême  Péloponèse,  et  l'on  distingue  à  ses  pieds 
l'admirable  bassin  de  Delphes,  jadis  «  l'ombilic  »  du  monde,  le  lieu  de  paix 
et  de  concorde  où  tous  les  Grecs  venaient  oublier  leurs  haines.  Non  moins 
beau  que  le  Parnasse  est  le  groupe  qui  lui  succède  du  côté  de  l'est.  L'Iïélicon 
des  Muses  est,  comme  aux  temps  de  la  Grèce  antique,  la  montagne  dont  les 
vallées  sont  les  plus  fertiles  et  les  plus  riantes.  Ses  pentes  orientales  surtout 
sont  de  l'aspect  le  plus  gracieux,  et  leurs  bosquets,  leurs  pâturages,  leurs 
jardins,  où  murmurent  les  fontaines,  contrastent  de  la  manière  la  plus  heu- 
reuse avec  les  plaines  nues  et  desséchées  de  la  Béotie.  Si  le  Parnasse  a  la 
source  de  Castalie,  l'Hélicon  a  celle  de  l'Hippocrène,  qui  jaillit  sous  le  sabot 
de  Pégase.  La  longue  croupe  du  Cithéron,  où  le  mythe  a  fait  naître  Bacchus, 
relie  les  montagnes  de  la  Béotie  méridionale  à  celles  de  l'Attique,  roches 
de  marbre  devenues  fameuses  par  le  voisinage  de  la  cité  qu'elles  abritent. 
Au  nord  d'Athènes,  c'est  le  Parnès;  à  l'est,  pareil  à  un  fronton  de  temple, 
s'élève  le  Pentélique,  où  se  trouvent  les  carrières  de  Pikermi,  fameuses  par 
leurs  ossements  fossiles;  au  sud,  apparaît  le  mont  Hymette,  célébré  pour 
ses  fleurs  et  ses  abeilles.  Puis  le  Laurion,  aux  riches  scories  d'argent,  se 
prolonge  au  sud-est  et  se  termine  par  le  cap  Sunium,  consacré  jadis  à  Mi- 
nerve et  à  Neptune,  et  portant  encore  douze  colonnes  d'un  ancien  temple. 
Au  sud  de  l'Attique,  un  autre  groupe  isolé,  occupant  toute  la  largeur  de 
l'isthme  de  Mégare,  servait  de  rempart  de  défense  aux  Athéniens  contre 
leurs  voisins  du  Péloponèse.  C'est  le  massif  de  Geraneia,  aujourd'hui  Pera- 
Khora l.  Au  delà  se  trouve  l'isthme  de  Corinthe  proprement  dit,  resserré  entre 
le  golfe  de  Lépante  et  celui  d'Athènes.  C'est  un  simple  seuil  dont  les  roches 
calcaires,  stériles  et  sans  eau,  s'élèvent  de  40  à  70  mètres  au-dessus  de  la 
mer,  et  qui  n'a  pas  6  kilomètres  de  large  entre  les  deux;  rivages.  Cette  langue 
de  terre,  espace  neutre  séparant  deux  régions  géographiques  distinctes,  se 
trouvait  tout  naturellement  choisie  pour  devenir  un  lieu  d'assemblées ,  de 
fêtes  et  de  marchés.  On  reconnaît  encore  en  travers  de  l'isthme  les  restes 
du  mur  de  défense  élevé  par  les  Péloponésiens,  et  sur  les  bords  du  golfe  de 


1  Altitudes  de  la  Grèce  continentale  : 

Gerakovouni  (Othrys) 1,729  mètres. 

Veloukhi  (Tymphreste).    .    .    .  2,319  » 

Khonia 2,495  » 

Vardoussia 2,512  » 

Katavothra  (Œta) 2,000  .» 

Monts  d'Acarnanie 1,590  » 

Varassova 917  » 


Liakoura  (Parnasse) 2,459  mètres. 

Palœovouna  (Hélicon) 1,749  » 

Elatea  (Cithéron) 1,411  » 

Parnès 1,416  i» 

Pentélique 1,126  » 

Hymette 1,036  » 

Pera-Khora  (Geraneia) 1,566  * 


MONTAGNES  DE  LA  GRÈCE  CONTINENTALE.  71 

Corinthe  les  traces  du  canal  commencé  par  l'ordre  de  Néron  et  destiné  à 
rejoindre  les  deux  mers. 


Les  montagnes  calcaires  de  la  Grèce,  de  même  que  celles  de  l'Épire  et  de 
la  Thessalie,  sont  riches  en  bassins  où  les  eaux  s'amassent  en  lacs,  tandis 
que  tout  autour  la  terre,  percée  de  gouffres  où  s'engouffrent  les  torrents, 
est  aride  et  desséchée.  L'Acarnanie  méridionale,  dont  une  partie  a  reçu  le 
nom  de  Xeromeros  où  «  pays  sec  »,  à  cause  de  son  manque  d'eau  courante, 
est  ainsi  parsemée  de  bas-fonds  lacustres.  Au  sud  du  golfe  d'Arta,qui  lui- 
même  est  une  espèce  de  lac  communiquant  avec  la  mer  par  une  bouche 
fort  étroite,  se  trouvent  plusieurs  de  ces  nappes  d'eau,  restes  d'une  sorte  de 
mer  intérieure,  comblée  par  les  alluvions  de  l'Achéloùs.  Le  lac  le  plus  consi- 
dérable de  la  région  a  même  reçu  des  indigènes  le  nom  de  Pelagos  ou  de 
«  Mer  »,  à  cause  de  son  étendue  et  de  la  violence  de  ses  eaux,  qui  se  brisent 
contre  les  rochers  :  c'est  l'ancien  Trichonis  desEtoliens.  Réputé  insondable, 
il  est  vraiment  très-profond  et  ses  eaux  sont  pures;  mais  il  se  déverse  d'un 
flot  lent  dans  un  autre  bassin  beaucoup  moins  vaste,  aux  abords  empestés  de 
marécages,  et  s'épanchant  lui-même  dans  l'Achéloùs  par  un  courant  bour- 
beux. Les  coteaux  qui  entourent  le  lac  de  Trichonis  sont  couverts  de  villages 
et  de  cultures,  tandis  qu'aux  alentours  du  lac  inférieur,  la  fièvre  a  dépeuplé 
la  contrée.  Néanmoins  le  pays  est  fort  beau.  A  peine  sorti  d'une  étroite 
«  cluse  »  ou  clissura  des  montagnes  du  Zygos,  le  chemin  s'engage  sur  un 
pont  de  près  de  deux  kilomètres,  construit  jadis  par  un  gouverneur  turc  au- 
dessus  des  marais  qui  séparent  les  deux  lacs.  Le  viaduc  s'est  à  demi 
enfoncé  dans  la  vase,  mais  il  est  encore  assez  élevé  pour  laisser  le  regard  se 
promener  librement  sur  les  eaux  et  leurs  rives;  des  chênes,  des  platanes, 
des  oliviers  sauvages  entremêlent  leurs  branches  au-dessus  du  pont  ;  des 
vignes  folles  se  suspendent  en  nappes  à  ces  beaux  arbres,  et  leurs  festons 
encadrent  gracieusement  les  tableaux  formés  par  la  nappe  bleue  du  lac 
et  les  grandes  montagnes. 

Au  sud  du  Zygos,  entre  les  terres  alluviales  de  l'Achéloùs  et  du  Fidaris, 
s'étend  un  autre  bassin  lacustre,  à  moitié  marais  d'eau  douce  ou  saumâtre,  à 
moitié  golfe  salin,  qui  depuis  le  temps  des  anciens  Grecs  s'est  accru  aux 
dépens  des  terres  cultivées,  à  cause  de  la  négligence  des  habitants.  C'est  à 
sa  position  au  bord  de  cette  grande  lagune  que  l'héroïque  Missolonghi  doit 
son  nom,  signifiant  «  Milieu  des  marais  ».  Un  cordon  littoral  ou  ramma, 
çà  et  là  rompu  par  les  flots,  sépare  le  bassin  de  Missolonghi  de  la  mer 
Ionienne;  pendant  la  guerre  de  l'indépendance,  des  fortins  et  des  estacades 


72 


NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 


défendaient  toutes  les  entrées  du  lac,  mais  elles  ne  sont  plus  occupées 
maintenant  que  par  des  barrages  de  roseaux,  que  les  pêcheurs  ouvrent  au 
printemps  pour  laisser  entrer  le  poisson  de  mer  et  ferment  en  été  pour 
l'empêcher  de  sortir.  Quoique  située  au  milieu  des  eaux  salées,  Missolonghi 
n'est  point  insalubre,  grâce  aux  brises  de  mer;  mais  sur  la  petite  ville 
plus  active  et  plus  commerçante  d'iEtoliko,  bâtie  plus  à  l'ouest  en  plein 
étang  et  réunie  par  deux  ponts  à  la  terre  ferme,  pèse  un  air  lourd  et  chargé 
de  miasmes.  Entre  iEtoliko  et  l'Achéloûs,  on  remarque  un  grand  nombre 
d'émmences  rocheuses  semblables  à  des  pyramides  dressées  sur  la  plaine. 
Ce  sont  évidemment  d'anciens  îlots  pareils  à  ceux  que  l'on  voit  en  archipels 


N°  11.    —   BASSE    ACAKN'ANIE. 


_  


Graré  par  F.rhard. 


0  5  10  15         20        25  kil. 


entre  le  littoral  du  continent  et  l'île  de  Sainte-Maure;  les  apports  de 
l'Achéloûs  ont  graduellement  comblé  les  interstices  qui  séparaient  tous  ces 
rochers,  et  les  ont  rattachés  à  la  terre  ferme.  L'antique  ville  commerçante 
d'Œniades  occupait  jadis  une  de  ces  îles,  une  «  terre  qui  n'était  pas  encore 
terre  ».  Ce  travail  géologique,  observé  déjà  par  Hérodote,  se  continue  sous 
nos  yeux;  les  troubles  du  fleuve,  qui  lui  ont  valu  son  nom  moderne 
d'Aspros  ou  «Blanc  »,  accroissent  incessamment  l'étendue  du  sol  aux  dépens 
de  la  mer. 

L'Achéloûs,  que  les  anciens  comparaient  à  un  taureau  sauvage  à  cause  de 
la  violence  de  son  cours  et  de  l'abondance  de  ses  eaux,  est  de  beaucoup  le 
fleuve  le  plus  considérable  de  la  Grèce  :  ce  fut  un  des  grands  exploits 


FLEUVES  DE  LA  GRÈCE  CONTINENTALE. 


73 


d'Hercule  de  lui  ravir  une  de  ses  cornes,  c'est-à-dire  de  l'endiguer  et  de 
reconquérir  les  terres  jadis  inondées  par  ses  flots  errants.  Ses  voisins,  le 
rapide  Fidaris,  que  franchit  le  centaure  Nessus,  portant  Hercule  et  Déjanire, 
et  le  Mornos,  descendu  des  neiges  de  l'Œta,  ne  peuvent  lui  être  comparés. 
Sur  le  versant  de  la  mer  Egée,  que  sont  les  fleuves  de  l'Attique,  l'Asopos,  les 
deux  Céphise,  et  l'Illissus,  «  mouillé  quand  il  pleut?  »  Le  principal  cours 
d'eau  de  la  Grèce  orientale,  le  Sperchius,  est  aussi  très-inférieur  à  l'Aché- 
lous,  mais  il  a,  comme  lui,  grandement  travaillé  à  changer  l'aspect  de  la 


N°  12.    —   LES    THERMOPYLES. 


D'après  Jes  CkrLes  de  LEtat Major  français, publiées  en  1852 

Ancien  littoral  \    ,,        ,     T      . 

.       .  „      .        T  dapres  -Lcalze 
Anciens  cemrs  fluviaux)       a 

Kcheilc  l:3SUU00 


Gravé  par  Erhard 


plaine  basse.  A  l'époque  où  Léonidas  et  ses  vaillants  gardaient  contre  les 
Perses  le  défilé  des  Thermopyles,  le  golfe  de  Lamia  s'avançait  beaucoup 
plus  profondément  dans  les  terres  ;  mais  le  fleuve  a  fait  peu  à  peu  recaler 
le  rivage  et  recueilli  comme  affluents  quelques  cours  d'eau  qui  se  jetaient 
directement  dans  la  mer.  En  déplaçant  graduellement  son  delta,  le 
Sperchius  a  donné  plusieurs  kilomètres  de  largeur  au  passage  jadis  si 
resserré  entre  la  base  du  Kallidromos  et  les  flots,  et  des  armées  entières 
pourraient  maintenant  y  manœuvrer  à  l'aise.  Les  fontaines  chaudes, 
sulfureuses  et  pétrifiantes,  qui  jaillissent  de  la  roche,  ont  aussi  contribué 
à  l'agrandissement  de  la  plage  des  Thermopyles  par  la  couche  pierreuse 

10 


74  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

qu'elles  étalent  sur  le  sol.  Du  reste,  cette  contrée  volcanique  peut  avoir 
été  modifiée  depuis  deux  mille  ans  par  les  trépidations  du  sol.  Dans  la 
mer  voisine,  les  matelots  montrent  encore  le  rocher  de  Lichas,  petit  cratère 
de  scories  dans  lequel  les  anciens  voyaient  le  compagnon  d'Hercule  lancé 
du  haut  de  l'Œta  par  le  demi-dieu  courroucé.  En  face,  sur  la  côte  de 
l'île  d'Eubée,  des  eaux  thermales  sourdent  en  telle  abondance  qu'elles 
ont  formé  sur  les  pentes  d'énormes  concrétions  qui,  de  loin,  ressemblent 
à  un  glacier.  Un  établissement  thérapeutique,  fondé  récemment  aux 
Thermopyles,  en  utilise  les  eaux  sulfureuses,  et  permet  aux  étrangers  de 
parcourir  des  contrées  si  riches  en  grands  souvenirs  historiques.  Naguère 
le  piédestal  sur  lequel  reposait  le  lion  de  marbre  élevé  à  Léonidas  était 
encore  visible,  mais  on  l'a  démoli  pour  la  construction  d'un  moulin. 

Le  bassin  du  Cephissus,  ouvert  comme  un  sillon  entre  la  chaîne  de  l'Œta 
et  celle  du  Parnasse,  est  aussi  des  plus  remarquables  au  point  de  vue  hy- 
drologique. La  rivière  parcourt  d'abord  un  premier  fond  jadis  couvert  par 
les  eaux  d'un  lac;  puis,  à  l'issue  d'un  défilé  que  dominent  les  contre-forts 
du  Parnasse,  il  contourne  le  rocher  qui  portait  l'antique  cité  d'Orchomène, 
et  pénètre  dans  une  vaste  plaine  où  les  cultures  et  les  roselières  entourent 
des  étangs  et  des  réservoirs  d'eau  profonde.  Plusieurs  torrents,  dont  l'un, 
celui  de  Livadia,  reçoit  l'eau  fort  abondante  des  célèbres  fontaines  de  la 
«  Mémoire  »  et  de  «  l'Oubli  »,  Mnémosyne  et  Léthé,  accourent  aussi  vers  le 
bassin  marécageux  en  descendant  du  massif  de  l'Hélicon  et  des  montagnes 
voisines.  En  été,  une  grande  partie  de  la  plaine  est  à  sec,  et  ses  champs 
donnent  d'admirables  récoltes  de  maïs  dont  les  tiges  sont  douces  comme  la 
canne  à  sucre  ;  mais,  après  les  fortes  pluies  d'automne  et  d'hiver,  le  niveau 
des  eaux  s'accroît  de  6  mètres  et  même  de  7  mètres  et  demi  ;  toute  la  plaine 
basse  est  inondée  et  devient  un  véritable  lac  de  250  kilomètres  de  super- 
ficie ;  le  mythe  du  déluge  d'Ogygès  porte  même  à  penser  que  la  vaste  nappe 
d'eau  a  parfois  envahi  toutes  les  vallées  habitables  qui  débouchent  dans  le 
bassin.  Les  anciens  lui  donnaient  le  nom  de  Cephissis  dans  sa  partie  occi- 
dentale, et  de  Copaïs  dans  ses  parages  plus  profonds  de  l'est;  actuellement 
il  est  désigné  d'après  la  ville  de  Topolias,  qui  s'élève  sur  un  promontoire 
de  la  rive  septentrionale. 

On  comprend  qu'il  serait  indispensable  de  régulariser  la  marche  des  eaux 
et  d'empêcher  les  irruptions  soudaines  du  lac  sur  les  cultures  de  ses  bords. 
C  est  ce  travail  que  tentèrent  les  anciens  Grecs.  A  l'est  du  grand  lac  de 
Copaïs  se  trouve  un  autre  bassin  lacustre,  situé  à  40  mètres  plus  bas  et  de 
toutes  parts  environné  d'escarpements  rocheux  difficiles  à  cultiver.  Ce 
réservoir,  l'Hylice  des  Béotiens,  semble  naturellement  indiqué  pour  emma- 


LAC  COPAÏS.  75 

gasiner  le  trop-plein  des  eaux  du  Copaïs;  un  canal,  dont  on  suit  les  traces 
dans  la  plaine,  devait  servir  à  décharger  le  flot  d'inondation  dans  l'énorme 
cuve  de  l'Hylice,  mais  il  ne  paraît  pas  que  cette  œuvre  ait  jamais  été  termi- 
née. On  dut  s'occuper  aussi  de  déblayer  les  divers  entonnoirs  ou  katavolhres 
dans  lesquels  l'eau  du  lac  Copaïs  s'engouffre  pour  aller  rejoindre  la  mer  par- 
dessous  les  montagnes.  Au  nord-ouest,  en  face  du  rocher  d'Orchomène,  d'où 
jaillit  le  Mêlas,  un  premier  réservoir  souterrain  reçoit  cette  rivière  pour  la 
porter  au  golfe  d'Àtalante  ;  à  l'est,  d'autres  émissaires  cachés  se  dirigent  vers 
le  lac  Hylice  et  celui  de  Paralimni  ;  mais  c'est  au  nord-est,  dans  le  golfe  de 


K°  13.    —  LAC  COPAÏS. 


l3°3o'  iirf  ar  Ci 


*  après  l'Etal -Jlajor  Français  1  Grave  par  Erhard 


s  K.       Kntavothra 

Kokkino,  que  se  trouvent  les  gouffres  principaux.  Dans  cet  angle  extrême 
du  lac,  véritable  Copaïs  des  anciens,  la  rivière  Céphise,  qui  vient  de  tra- 
verser la  plaine  marécageuse  dans  sa  plus  grande  largeur,  se  heurte  à  la 
base  du  mont  Skroponéri  et  se  bifurque  souterrainement.  Au  sud,  une 
première  caverne  s'ouvre  dans  le  rocher  pour  livrer  passage  aux  eaux,  mais 
ce  n'est  qu'une  sorte  de  tunnel  à  travers  un  promontoire,  et  pendant  la 
saison  sèche  les  piétons  peuvent  l'utiliser  en  guise  de  chemin.  Au  delà  de 
ce  faux  entonnoir  apparaît  une  deuxième  porte  de  rochers,  dans  laquelle 
se  perd  une  des  branches  les  plus  importantes  du  Céphise,  sans  doute  pour 
rejaillir  directement  à  l'est  en  de  fortes  sources  qui  s'épanchent  aussitôt 
dans  la  mer.  A  près  d'un  kilomètre  au  nord,  deux  autres  bras  de  h  rivière 


76  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

pénètrent  dans  la  falaise,  pour  se  rejoindre  bientôt  et  couler  au  nord,  pré- 
cisément au-dessous  d'une  vallée  sinueuse  qui  servit  anciennement  de  lit 
aux  eaux  passant  maintenant  dans  les  profondeurs.  C'est  dans  cette  vallée  que 
les  ingénieurs  grecs  avaient  autrefois  creusé  des  puits  qui  leur  permettaient 
de  descendre  jusqu'au  niveau  de  l'eau  et  d'en  nettoyer  le  lit  en  cas  d'obstruc- 
tion. De  l'entrée  des  katavothres  jusqu'à  l'endroit  où  reparaissent  les  eaux, 
on  compte  seize  de  ces  puits,  dont  quelques-uns  ont  encore  10  et  même 
50  mètres  de  profondeur;  mais  la  plupart  sont  comblés  par  les  pierrailles 
et  les  terres  éboulées.  Il  est  probable  que  ces  travaux,  ruinés  depuis  des 
milliers  d'années,  et  vainement  réparés  du  temps  d'Alexandre  par  l'ingé- 
nieur Cratès,  datent  de  l'époque  presque  mythique  des  Myniens  d'Orcho- 
mène.  L'assèchement  des  marais  qui  bordent  le  lac  Copaïs  et  la  régula- 
risation des  fleuves  souterrains  avaient  donné  à  cet  ancien  peuple  leurs 
immenses  richesses,  attestées  par  Homère.  Ainsi  les  Grecs  des  âges  homé- 
riques avaient  su  mener  à  bonne  fin  des  travaux  d'art  devant  lesquels 
l'industrie  moderne  s'arrête  indécise! 


Toute  la  région  occidentale  de  l'Hellade,  occupée  par  les  montagnes 
de  l'Acarnanie,  de  l'Étolie,  de  la  Phocide,  est  condamnée  par  la  nature 
même  du  pays  à  n'avoir  qu'une  très-faible  importance  relativement  aux 
provinces  orientales.  C'est  à  peine  si,  du  temps  des  anciens  Grecs,  ces  con- 
trées étaient  considérées  comme  en  deçà  des  limites  du  monde  barbare,  et 
de  nos  jours  encore  les  Etoliens  sont  les  plus  ignorants  des  Grecs.  Il  n'y  a 
de  mouvement  commercial  que  dans  quelques  localités  privilégiées  du  bord 
de  la  mer,  telles  que  Missolonghi,  iEtoliko,  Salona,  Galaxidi.  Cette  dernière 
ville,  située  au  bord  d'une  baie  où  débouche  le  Pleistos,  ruisseau  de  Delphes 
jadis  consacré  à  Neptune,  quoique  presque  toujours  sans  eau,  était,  avant  la 
guerre  de  l'indépendance,  le  chantier  et  l'entrepôt  de  commerce  le  plus  actif 
du  golfe  de  Corinthe,  et  même  lui  donna  son  nom.  Quant  à  la  ville  de  Nau- 
pacte,  appelée  Lépante  par  les  Italiens,  et  dont  le  nom  servit  également  à 
désigner  le  golfe  de  Corinthe,  elle  n'a  plus  guère  que  son  importance  stra- 
tégique à  cause  de  sa  position  dans  le  voisinage  de  l'entrée  du  détroit.  Nombre 
de  batailles  navales  ont  eu  lieu  pour  forcer  le  passage  de  ce  défilé  marin, 
que  gardent  maintenant  les  deux  forts  de  Rhium  et  d'Anti-Rhium,  le  châ- 
teau de  Morée  et  le  château  de  Roumélie.  On  a  remarqué  un  curieux  phé- 
nomène de  géographie  physique  dans  le  canal  qui  sert  d'entrée  au  golfe  de 
Corinthe.  Le  seuil,  qui  d'ailleurs  n'a  que  66  mètres  d'eau  à  l'endroit  le  plus 
profond,  varie  constamment  en  largeur  par  suite  de  l'action  contraire  des 


GRÈGE  CONTINENTALE.  77 

alluvions  terrestres  et  des  courants  maritimes  ;  ce  que  l'un  apporte,  l'autre  le 
remporte.  Lors  de  la  guerre  du  Péloponèse.  le  détroit  avait  sept  stades,  soit 
environ  1 ,255  mètres  de  large  ;  du  temps  de  Strabon,  l'ouverl  ure  était  réduite 
à  cinq  stades;  actuellement  sa  largeur  a  doublé;  elle  atteint  près  de  2  kilo- 
mètres de  promontoire  à  promontoire.  L'entrée  du  golfe  d'Arta,  entre  l'Épire 
de  Turquie  et  l'Àcarnanie  grecque,  ne  présente  pas  les  mêmes  phénomènes  ; 
elle  a  précisément  les  dimensions  que  lui  assignent  tous  les  auteurs  anciens, 
un  peu  moins  d'un  kilomètre. 

Les  fonds  de  vallée  et  les  bassins  lacustres  de  la  Grèce  orientale,  et 
surtout  sa  position  essentiellement  péninsulaire  entre  le  golfe  de  Corinthe., 
ia  mer  d'Ëgine  et  le  long  canal  d'Eubée,  devaient  faire  de  cette  région  une 
des  parties  les  plus  vivantes  de  la  Grèce;  c'est  la  contrée  historique  par 
excellence,  où  s'élevèrent  les  cités  de  Thèbes,  d'Athènes,  de  Mégare.  Entre  les 
deux  pays  les  plus  importants  de  cette  région,  la  Béotie  et  l'Attique,  le  con- 
traste est  grand.  La  première  de  ces  contrées  est  un  bassin  fermé,  dont  les 
eaux  surabondantes  s'accumulent  en  lacs,  où  les  brouillards  s'amassent,  où 
le  sol  de  grasses  alluvions  nourrit  une  végétation  plantureuse.  L'Attique,  au 
contraire,  est  aride;  une  mince  couche  de  terre  végétale  recouvre  les  ter- 
rasses de  ses  rochers;  ses  vallées  s'ouvrent  librement  vers  la  mer;  un  ciel 
pur  baigne  les  sommets  de  ses  montagnes,  et  l'eau  bleue  de  la  mer  Egée  en 
lave  la  base  ;  la  péninsule  s'avance  au  loin  dans  les  flots  et  s'y  continue  par 
la  chaîne  des  Cyclades.  Si  les  Grecs,  redoutant  les  aventures  de  mer,  avaient 
dû,  comme  dans  les  premiers  âges,  s'occuper  surtout  de  la  culture  de  leurs 
champs,  nul  doute  que  la  Béotie  n'eût  gardé  la  prépondérance  qu'elle  avait 
à  l'époque  des  Myniens  de  la  riche  Orchomène;  mais  les  progrès  de  la  na- 
vigation et  l'appel  du  commerce,  irrésistible  pour  les  Hellènes,  devaient  as- 
surer peu  à  peu  le  rôle  principal  aux  populations  de  l'Attique.  La  ville 
d'Athènes,  qui  s'éleva  dans  la  plaine  la  plus  ouverte  de  la  presqu'île,  oc- 
cupait donc  une  position  que  la  nature  avait  désignée  d'avance  pour  un  grand 
rôle  historique. 

On  a  beaucoup  critiqué  le  choix  que  fit  le  gouvernement  grec  en  installant 
sa  capitale  au  pied  de  l'Acropole.  Sans  doute,  les  temps  ont  changé,  et  les 
mouvements  des  nations  ont  déplacé  peu  à  peu  les  centres  naturels  du  com- 
merce. Corinthe,  dominant  à  la  fois  les  deux  mers,  à  la  jonction  de  la  Grèce 
continentale  et  du  Péloponèse,  eût  été  un  meilleur  choix;  de  là  les  rap- 
ports eussent  été  beaucoup  plus  faciles,  d'un  côté  avec  Contantinople  et 
tous  les  rivages  grecs  de  l'Orient  restés  sous  la  domination  des  Osmanlis,  de 
l'autre  avec  ce  monde  occidental  d'où  reflue  maintenant  la  civilisation  que 
la  Grèce  lui  donna  jadis.  Si  l'Hellade,  au  lieu  de  devenir,  un  petit  royaume 


TS 


NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 


centralisé,  s'était  constituée  en  république  fédérative,  ainsi  qu'il  convenait  à 
son  çrénie  et  à  ses  traditions,  il  n'est  pas  douteux  que  d'autres  villes  de  la 
Grèce,  mieux  situées  qu'Athènes  pour  entretenir  des  communications  rapides 
avec  les  pavs  d'Europe,  ne  l'eussent  facilement  dépassée  en  population  et 
en  richesse  commerciale  ;  néanmoins,  en  grandissant  dans  sa  plaine  et  en 
s'unissant  avec  le  Pirée  par  un  chemin  de  fer,  Athènes  a  repris  une  impor- 
tance naturelle  des  plus  considérables;  elle  est  redevenue  cité  maritime, 
comme  aux  jours  de  sa  grandeur  antique,  alors  que,  par  son  triple  mur, 


V  li.    —   ATRE>"ES    ET    SES    LOXGS   MURS. 


Jj  apr&s  Jicfimût  et  Expert 


IcheOe   1:117*000 


ses  «  jambes  »  appuyées  sur  la  mer,  elle  ne  formait  qu'un  seul  et  même 
organisme  avec  ses  deux  ports  du  Pirée  et  de  Phalère. 

Mais  quelle  différence  entre  les  monuments  de  la  ville  moderne  et  les 
ruines  de  la  ville  antique  !  Quoique  éventré  par  les  bombes  du  Vénitien 
Morosini,  quoique  dépouillé  depuis  de  ses  plus  belles  sculptures,  le  temple 
du  Parthénon  est  resté,  par  sa  beauté  pure  et  simple,  qui  s'accorde  si  bien 
avec  la  sobre  nature  environnante,  le  premier  parmi  tous  les  chefs-d'œuvre 
de  l'architecture.  A  côté  de  cet  auguste  débris,  sur  le  plateau  de  l'Acropole, 
où  les  marins  voguant  dans  le  golfe  d'Égine  voyaient  au  loin  briller  la  lance 
d'or  d'Athéné  Promachos,    s'élèvent  d'autres   monuments  à  peine  moins 


a'  ■    ; '■•'-"■■'    "  :     '  ,  "       '         "     '  mv   -   ,   . 


ATHENES. 


SI 


beaux  et  datant  aussi  de  la  grande  période  de  l'art,  l'Érechthéion  et  le£  Pro- 
pylées. En  dehors  de  la  ville,  sur  un  promontoire,  se  dresse  le  temple  de 
Thésée,  l'édifice  le  mieux  conservé  qui  nous  reste  encore  de  l'antiquité 
grecque  ;  ailleurs,  près  de  l'Illissus,  un  groupe  de  colonnes  rappelle  la  ma- 
gnificence du  temple  de  Jupiter  Olympien,  que  les  Athéniens  employèrent 
sept  cents  années  à  construire  et  qui  servit  de  carrière  à  leurs  descendants. 
En  maint  autre  endroit  de  l'emplacement  occupé  par  l'ancienne  ville  se 
montrent  des  restes  remarquables,  et  la  vue  du  moindre  de  ces  débris  inté- 
resse d'autant  plus  que  les  souvenirs  d'hommes  illustres  s'y  rattachent. 


N°   15.   ATHENES   ANTIQUE. 


V  après  Kiepert  et  Schrrudt. 


Echelle  de   1:30,000 


En  cet  endroit  siégeait  le  tribunal  qui  jugea  Socrate  ;  sur  cette  tribune 
de  pierre  parlait  Démosthène  ;  dans  ce  jardin  professait  Platon  ! 

C'est  un  intérêt  historique  de  même  nature  que  l'on  éprouve  en  parcou- 
rant le  reste  de  l'Attique,  soit  qu'on  aille  visiter  le  village  d'Eleusis,  où  se 
célébraient  les  mystères  deCérès,  et  la  ville  de  Mégare  à  la  double  acropole, 
soit  que  l'on  parcoure  les  champs  de  Marathon  ou  les  rivages  de  l'île  de 
Salamine.  De  même,  en  dehors  de  l'Attique,  les  voyageurs  sont  attirés  par 
les  souvenirs  du  passé  vers  Platée,  Leuctres,  la  Thèbes  d'Œdipe  et  l'Orcho- 
mène  des  Myniens,  Chéronée,  dont  le  lion  colossal,  rappelant  les  derniers 
efforts  de  la  Grèce  libre,  gît  brisé  sur  le  sol.  Après  Athènes,  le  Pirée  et 
Thèbes,  les  deux  seules  villes  de  quelque  importance  qui  se  trouvent  de  nos 


il 


82  NOUVELLE   GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

jours^dans  la  Grèce  orientale,  sur  le  continent,  sont  Lamîa,  située  au  milieu 
des  plaines  basses  du  Sperchius,  et  Livadia  la  béotienne,  jadis  célèbre  par 
l'antre  de  Troplionius,  que  les  archéologues  ne  sont  pas  encore  sûrs  d'avoir 
retrouvé.  L'île  d'Egine,  qui  dépend  de  l'Attique,  n'est  pas  moins  déchue  que 
la  grande  terre  voisine.  Dans  l'antiquité,  deux  cent  mille  habitants  s'y  pres- 
saient, trente  fois  plus  que  de  nos  jours.  L'île  a  du  moins  gardé  les  pitto- 
resques ruines  de  son  temple  de  Minerve,  et  l'admirable  spectacle  que 
présente  le  demi-cercle  des  rivages  del'Argolide  et  de  l'Attique.  Les  Éginotes 
sont  les  plus  habiles    pêcheurs  d'épongés  de  la  Méditerranée. 


III 


MOREE  OU  TELOPONESE 

Géographiquement,  lePéloponèse  mérite  bien  le  nom  d'île  que  lui  avaient 
donné  les  anciens.  Le  seuil  bas  de  Corinthe  le  sépare  complètement  de  la 
montueuse  péninsule  de  Grèce  :  c'est  un  monde  à  part,  fort  petit  si  l'on  en 
juge  par  la  place  qu'il  occupe  sur  la  carte,  mais  bien  grand  par  le  rôle 
qu'il  a  rempli  dans  l'histoire  de  l'humanité. 

Quand  on  pénètre  dans  la  Morée  par  l'isthme  de  Corinthe,  on  voit  immé- 
diatement se  dresser  comme  un  rempart  les  monts  Onéiens,  qui  défendaient 
l'entrée  de  la  péninsule  et  dont  un  promontoire  portait  la  forteresse  de 
l'Acrocorinthe.  Ces  montagnes,  derrière  lesquelles  les  populations  du  Pélo- 
ponèse  vivaient  à  l'abri  de  toute  attaque,  ne  constituent  point  un  massif 
isolé,  et  se  rattachent  au  système  général  de  l'île  entière.  C'est  directement 
«à  l'ouest  de  Corinthe,  à  une  cinquantaine  de  kilomètres  dans  l'intérieur  de 
la  Morée,  que  s'élève  le  groupe  principal  des  sommets,  le  «  nœud  »  d'où  se 
ramifient  tous  les  chaînons  de  montagnes  vers  les  extrémités  péninsulaires. 
Là  se  dressent  le  Cyllène  des  anciens  Grecs,  ou  Ziria,  aux  flancs  noirs  de 
sapins,  etleKhelmosou  massif  des  monts  Aroaniens,  dont  les  neiges  versent 
au  nord  dans  une  sombre  vallée  la  cascade  ou  plutôt  le  long  voile  vaporeux 
du  Styx  :  c'est  le  «  fleuve  »  aux  eaux  froides,  jadis  redoutées  des  parjures, 
qui  disparaît  ensuite  dans  les  replis  d'un  défilé,  devenu  pour  la  mythologie 
les  neuf  cercles  de  l'enfer.  A  l'ouest,  le  Khelmos  se  relie  par  une  rangée  de 
pics  boisés  au  groupe  de  l'Olonos,  l'antique  Érymanthe,  célèbre  par  les 
chasses  d'Hercule.  Toutes  ces  montagnes,  de  Corinthe  à  Patras,  forment 
comme  un  mur  parallèle  au  rivage  méridional  du  golfe,  vers  lequel  leurs 
contre-forts  s'abaissent  par  degrés,  enfermant  entre  leurs  pentes  des  vallées 


MONTAGNES  DU  PÉLOPONESE.  83 

latérales  fortement  inclinées.  Sur  le  versant  de  l'une  de  ces  vallées,  celle  du 
Bouraïcos,  s'ouvre  l'énorme  grotte  de  Mega-Spileon,  qui  sert  de  couvent,  et 
à  l'entrée  de  laquelle  se  suspendent,  aux  rocs  de  conglomérat  rougeâtrejes 
constructions,  les  plus  bizarres,  des  pavillons  de  toutes  formes  et  de  toutes 
couleurs,  pareils  aux  alvéoles  d'un  immense  «  nid  de  guêpes  ». 

Limité  au  nord  par  les  massifs  superbes  de  la  chaîne  côtière,  le  plateau 
montagneux  du  Péloponèse  central  a  pour  bornes,  du  côté  de  l'Orient,  une 
autre  chaîne  qui  commence  également  au  Cyllène  :  c'est  le  Gaurias,  connu 
plus  au  sud  sous  le  nom  de  Malevo  ou  d'Artemision,  puis  sous  celui  de 
Parthenion.  Interrompue  par  de  larges  brèches,  cette  chaîne  se  relève  à 
l'orient  de  Sparte  pour  former  la  rangée  d'Hagios  Petros  ou  Parnon  ;  ensuite, 
s'abaissant  peu  à  peu,  elle  va  projeter  vers  Cérigo  le  long  promontoire  du 
cap  Malée  ou  Malia.  C'est  là,  raconte  la  légende,  que  se  réfugièrent  les 
derniers  Centaures,  c'est-à-dire  les  barbares  ancêtres  des  Tzakones  de  nos 
jours.  Nulle  pointe  n'était  plus  redoutée  des  marins  hellènes  que  celle  du 
cap  Malée,  à  cause  des  sautes  brusques  du  vent  :  «  As-tu  doublé  le  cap, 
oublie  le  nom  de  ta  patrie  !  »  disait  un  ancien  proverbe» 

Les  montagnes  qui  s'élèvent  à  l'ouest  de  la  Morée  n'ont  point  cette  régu- 
larité d'allures  que  présente  la  chaîne  orientale  de  la  Péninsule.  Diverse- 
ment échancrées  par  les  rivières  qui  en  découlent,  elles  se  ramifient  au  sud 
des  monts  Aroaniens  et  de  l'Erymanthe  en  une  multitude  de  petits  chaînons 
qui  se  rejoignent  çà  et  là  en  massifs  et  donnent  à  cette  partie  du  plateau 
l'aspect  le  plus  varié.  Partout  les  vallées  s'ouvrent  en  paysages  imprévus, 
auxquels  un  simple  bouquet  d'arbres,  une  source,  un  troupeau  de  brebis, 
un  berger  assis  sur  des  ruines,  prêtent  un  charme  merveilleux.  C'est  là  cette 
gracieuse  Àrcadie,  que  chantaient  les  anciens  poètes.  Quoique  en  partie 
dépouillée  de  ses  bois  et  devenue  trop  austère,  elle  est  belle  encore,  mais 
bien  plus  charmantes  sont  les  déclivités  occidentales  du  plateau  tournées 
vers  la  mer  d'Ionie.  Là,  de  riches  forêts  et  des  eaux  abondantes  ajoutent  aux 
flots  bleus,  aux  îles  lointaines,  au  ciel  pur,  un  élément  de  beauté  qui 
manque  à  presque  tous  les  autres  rivages  de  la  Grèce. 

Au  sud  du  plateau  de  l'Arcadie,  que  dominent  à  l'ouest  les  cimes  du 
Ménale,  quelques  groupes  assez  élevés  servent  de  point  de  départ  à  des 
chaînes  distinctes.  Un  de  ces  massifs,  le  Kotylion  ou  Palaeocastro,  donne 
naissance  aux  montagnes  de  Messène,  parmi  lesquelles  se  dresse  le  fameux 
Ithôme,  et  à  celles  de  l'égalée,  qui  se  prolongent  en  péninsule  à  l'ouest  du 
golfe  de  Coron  et  reparaissent  dans  la  mer  aux  îlots  rocheux  de  Sapienza,  de 
Cabrera,  de  Venetiko.  Un  autre  massif,  le  Lycée  ou  Diaforti,  l'Olympe  d' Ar- 
cadie, que  les  Pélasges  disaient  avoir  été  leur  berceau,  et  qui  s'élève  à  peu 


84  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

près  au  centre  du  Péloponèse,  se  continue  à  l'ouest  de  la  Laconie  par  un  long 
rempart  de  montagnes  qui  forme  la  chaîne  la  mieux  caractérisée  et  la  plus 
haute  de  la  Morée.  Elle  a  pour  cime  principale  le  célèbre  Taygète,  appelé 
aussi  Pentedactylos  (Cinq-Doigts),  à  cause  des  cinq  pitons  qui  le  couron- 
nent, et  Saint-Élie,  sans  doute  en  souvenir  d'Hélios,  le  Soleil  ou  l'Apollon 
dorien.  Des  forêts  de  châtaigniers  et  de  noyers,  auxquels  se  mêlent  les  cyprès 
et  les  chênes,  revêtent  en  partie  les  pentes  inférieures  de  la  montagne,  mais 
la  cime  est  sans  arbres  et  recouverte  de  neige  pendant  les  trois  quarts  de 
l'année.  C'est  le  Taygète  neigeux  qui  de  loin  signale  la  terre  de  Grèce  aux 
navigateurs.  En  se  rapprochant  de  la  côte  ils  voient  surgir  de  l'eau  bleue 
les  contre-forts  et  les  chaînons  avancés  de  la  «  Mauvaise  Montagne  »  ou  Ka- 
kavouni,  puis  bientôt  le  promontoire  du  Ténare  avec  ses  deux  caps,  le  Ma- 
tapan  et  le  Grasso,  immense  bloc  de  marbre  blanc,  haut  de  deux  cents  mè- 
tres, sur  lequel  les  cailles  fatiguées  viennent  s'abattre  par  millions  après 
avoir  traversé  la  mer.  Dans  les  grottes  de  sa  base  l'eau  s'engouffre  avec  un 
sourd  clapotis,  que  les  anciens  prenaient  pour  les  aboiements  de  Cerbère. 
Comme  le  cap  Malée,  le  Matapan  est  redouté  par  les  pilotes  comme  un  grand 
«  tueur  d'hommes  ». 

Ainsi  les  trois  extrémités  méridionales  du  Péloponèse  sont  occupées  par 
des  montagnes  et  de  hauts  escarpements  rocheux.  A  l'est,  la  péninsule  de 
l'Argolide  est  dominée  également  dans  toute  son  étendue  par  des  rangées 
de  hauteurs  qui  se  rattachent  au  Cyllène,  comme  le  Gaurias  et  les  monts  de 
l'Arcadie.  La  Morée  tout  entière  est  donc  un  pays  de  plateaux  et  de  mon- 
tagnes1. A  l'exception  des  plaines  de  l'Elide,  composées  de  débris  alluviaux 
qu'ont  apportés  les  torrents  de  l'Arcadie,  et  des  bassins  lacustres  de  l'inté- 
rieur qui  se  sont  graduellement  comblés,  la  péninsule  n'offre  partout  que 
des  terrains  montueux.  Comme  dans  la  Grèce  continentale  et  les  Cyclades, 
les  rochers  qui  constituent  les  principales  arêtes  de  montagnes,  le  Cyllène, 
le  Taygète,  l'Hagios  Petros,  sont  des  schistes  cristallins  et  des  marbres  mé- 
tamorphiques. Autour  de  ces  formations  se  sont  déposées  çà  et  là  quelques 
strates  de  l'époque  jurassique  et  de  puissantes  assises  calcaires  de  la  période 
crétacée.  Dans  le  voisinage  des  côtes,  en  Argolide  et  sur  les  flancs  du  Taygète, 
des  serpentines  et  des  porphyres  se  sont  fait  jour  à  travers  les  roches  supé- 


1  Altitudes  du  Péloponèse  : 

Hauteur  moyenne  de  la  Péninsule.  600  mètres. 

Cyllène  (Ziria) 2,402       — 

Monts  Aroaniens  (Khelmos)..  .  2,361       — 

Érymanthe  (Olonosj 2,118       — 

Àrtemision  (Malevo) 1,672      


Parnon  (Hagios  Petros).    .    .    .  1,937  mètres. 

Lycée  (Diaforti) 1,420      — 

Ithôme (778?)       802      - 

Taygète 2,408      — 

Arachneion  (Argolide).   ...  1,199      — 


MONTAGNES  ET  SOURCES  DU  PÉLOPONÈSE.  85 

Heures.  Enfin,  sur  le  rivage  nord-oriental  de  l'Argolide,  notamment  dans 
la  petite  péninsule  de  Methana ,  se  trouvent  des  volcans  modernes ,  entre 
autres  celui  de  Kaïménipetra,  dans  lequel  M.  Fouqué  a  reconnu  la  bouche 
ignivome  dont  parle  Strabon  et  qui  rejeta  ses  dernières  laves,  il  y  a  vingt  et 
un  siècles.  On  doit  voir  sans  doute  dans  ces  volcans  des  évents  du  foyer  sous- 
marin  qui  s'étend  au  sud  de  la  mer  Egée  par  les  îles  de  Milos,  Santorin  et 
Nisyros.  La  grotte  de  Sousaki,  d'où  s'écoule  un  véritable  ruisseau  gazeux 
d'acide  carbonique,  de  nombreuses  sources  thermales  et  des  solfatares 
témoignent  que  dans  l'Argolide  l'activité  volcanique  ne  s'est  point  encore 
calmée. 

Peut-être  les  fontaines  sulfureuses  qui  jaillissent  en  abondance  sur  la 
côte  occidentale  du  Péloponèse  indiquent-elles  que  là  aussi  se  produit  une 
certaine  poussée  intérieure  du  sol.  L'opinion  de  quelques  géologues  est  que 
les  rivages  occidentaux  de  la  Grèce  s'élèvent  insensiblement  ;  en  maints  en- 
droits, à  Corinthe  notamment,  d'anciennes  grottes  marines  et  des  plages 
sont  maintenant  à  plusieurs  mètres  au-dessus  des  flots.  C'est  par  cette  élé- 
vation ,  et  non  pas  seulement  par  l'apport  des  alluvions  fluviales,  qu'on 
s'expliquerait  l'empiétement  rapide  des  alluvions  de  l'Achélous  et  la  forma- 
tion des  rivages  de  l'Elide  qui  ont  annexé  au  continent  quatre  îlots  rocheux. 
En  d'autres  endroits,  principalement  dans  le  golfe  de  Marathonisi  ou  de 
Laconie,  et  sur  les  côtes  orientales  de  la  Grèce,  ce  sont  des  phénomènes 
d'abaissement  du  sol  qu'on  aurait  constatés,  puisque  la  péninsule  d'Elapho- 
nisi  s'est  changée  en  île  ;  mais  là  aussi  les  alluvions  des  rivières  ont  gran- 
dement empiété  sur  les  eaux  de  la  Méditerranée.  La  ville  de  Kalamala,  sur 
le  golfe  de  son  nom,  est  deux  fois  plus  éloignée  de  la  mer  qu'elle  ne  l'était 
à  l'époque  de  Strabon.  De  même,  _le  rivage  du  golfe  de  Laconie  a  délaissé 
les  vestiges  de  l'ancien  port  d'Hélos  dans  l'intérieur  des  terres. 


Les  roches  calcaires  de  l'intérieur  du  Péloponèse  ne  sont  pas  moins  ri- 
ches que  la  Béotie  et  que  les  régions  occidentales  de  toute  la  péninsule  des 
Balkans  en  katavothres  où  s'engouffrent  les  eaux.  Les  uns  sont  de  simples 
cribles  du  sol  rocheux,  difficiles  à  reconnaître  sous  les  herbes  et  les  cail- 
loux; les  autres  sont  de  larges  portes,  des  cavernes  où  Ton  peut  suivre  le 
ruisseau  dans  son  cours  souterrain.  En  hiver,  des  oiseaux  sauvages,  postés 
près  de  l'entrée,  attendent  en  foule  la  proie  que  vient  leur  apporter  le  flot  ; 
en  été,  les  renards  et  les  chacals  reprennent  possession  de  ces  antres  d'où 
les  avait  chassés  l'inondation.  De  l'autre  côté  des  montagnes,  l'eau  qui  s'était 
engloutie  dans  les  fissures  du  plateau  reparaît  en  sources  ou  kephalaria 


86 


NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 


(kephalovrysis)  ;  toujours  clarifiée  et  d'une  température  égale  à  celle  du 
sol,  on  la  voit  jaillir,  ici  des  fentes  du  rocher,  ailleurs  du  sol  alluvial  des 
plaines,  ailleurs  encore  du  milieu  des  eaux  marines.  La  géographie  sou- 
terraine de  la  Grèce  n'est  pas  assez  connue  pour  qu'il  soit  possible  de  pré- 
ciser partout  à  quels  katavothres  d'en  haut  correspondent  les  kephalaria 
d'en  bas. 

Les  anciens  avaient  grand  soin  de  nettoyer  les  entonnoirs  naturels,  afin 
de  faciliter  l'issue  des  eaux  et  d'empêcher  ainsi  la  formation  de  marécages 
insalubres.  Ces  précautions  ont  été  négligées  pendant  les  siècles  de  barbarie 
qu'a  dû  plus  tard  subir  la  Grèce,  et  l'eau  s'est  accumulée  en  maints  endroits 
aux  dépens  de  la  salubrité  du  pays.  C'est  ainsi  que  la  plaine  du  Pheneos  ou 


N°  16.    —   LACS   DE   PHENEOS   ET    DE    STYMPHALE. 


■•." 


37°4g'a2" 


D'aprrs  lEttit-Major  Fran, 


Echelle    1:50000a 


de  Phonia,  ouverte  comme  un  large  entonnoir  entre  le  massif  du  Cyllène  et 
celui  des  monts  Aroaniens,  a  été  fréquemment  changée  en  lac.  Au  milieu 
du  siècle  dernier,  l'eau  remplissait  tout  l'immense  bassin  et  recouvrait  les 
campagnes  d'une  couche  liquide  de  plus  de  cent  mètres  d'épaisseur.  En 
1828,  la  nappe  lacustre,  déjà  fort  réduite,  avait  encore  sept  kilomètres  de 
large  et  s'étendait  à  cinquante  mètres  au-dessus  du  fond.  Enfin,  quelques 
années  après,  les  écluses  souterraines  se  rouvraient,  mais  en  laissant  deux 
petits  marécages  dans  les  parties  les  plus  basses  de  la  plaine,  près  des 
gouffres  de  sortie;  en  1850,  le  lac  avait  de  nouveau  soixante  mètres  de 
profondeur.  Hercule,  dit  la  légende  antique,  avait  creusé  un  canal  pour 
assainir  la  plaine  et  dégorger  les  entonnoirs  ;  maintenant  on  se  contente  de 
placer  des  grillages  à  l'entrée  des  gouffres  pour  arrêter  les  troncs  d'arbres 
et  autres  gros  débris  entraînés  par  les  eaux. 


SOURCES  ET  LACS  DU  PÉLOPONESE.  87 

A  l'est  de  la  cavité  du  Pheneos  et  à  la  base  méridionale  du  mont  Cyllène, 
se  trouve  un  autre  bassin,  célèbre  dans  la  mythologie  grecque  par  les  oiseaux 
mangeurs  d'hommes,  qu'exterminèrent  les  flèches  d'Hercule  :  c'est  le  Stym- 
phale,  alternativement  nappe  lacustre  et  campagne  cultivée.  Pendant  l'hiver, 
les  eaux  recouvrent  environ  un  tiers  de  la  plaine,  mais  il  arrive  aussi,  dans 
les  années  exceptionnellement  pluvieuses,  que  les  dimensions  de  l'ancien 
lac  sont  rétablies  en  entier.  Le  katavothre  unique  qui  sert  d'issue  au  lac 
Stymphale  se  distingue  de  la  plupart  des  autres  gouffres;  il  s'ouvre,  non  sur 
un  rivage,  au  pied  d'une  falaise,  mais  au  fond  même  du  lac  :  il  engloutit  à 
la  fois  les  eaux,  les  débris  des  plantes,  la  vase,  le  limon  corrompu,  et  tous  ces 
détritus  sont  emportés  sous  la  terre,  où  ils  se  déposent  dans  quelque  réservoir 
inconnu  et  se  pourrissent  lentement,  comme  on  peut  en  juger  par  les  exha- 
laisons fétides  du  katavothre.  C'est  dans  les  abîmes  souterrains  que  se 
clarifient  les  eaux,  qui  vont  plus  loin  rejaillir  au  bord  de  la  mer  en  flots 
cristallins. 

Toute  une  série  d'autres  bassins  d'origine  lacustre,  qui  se  développent  au 
sud  entre  les  montagnes  de  l'Arcadie  et  la  chaîne  du  Gaurias,  sont  également 
parsemés  de  marécages  et  de  cavités  humides  où  s'amassent  des  lacs  tem- 
poraires; mais  les  katavothres  y  sont  assez  nombreux  pour  que  les  inonda- 
lions  complètes  ne  soient  jamais  à  craindre.  La  plus  grande  de  ces  plaines, 
la  fameuse  campagne  de  Mantinée,  où  se  livrèrent  tant  de  batailles,  est  aussi 
au  point  de  vue  hydrologique  un  des  endroits  les  plus  curieux  du  monde, 
car  les  eaux  qui  s'y  amassent  vont  s'épancher  vers  deux  mers  opposées,  à 
l'est  vers  le  golfe  de  Nauplie,  à  l'ouest  vers  l'Alphée  et  la  mer  Ionienne; 
peut-être  aussi,  comme  le  croyaient  les  anciens  Grecs,  quelques  ruisseaux 
souterrains  se  dirigent-ils  au  sud  vers  l'Eurotas  et  le  golfe  de  Laconie. 

La  disparition  des  eaux  de  neige  et  de  pluie  dans  les  veines  intérieures  de 
la  terre  a  condamné  à  la  stérilité  plusieurs  contrées  du  Péloponèse,  qu'un 
peu  d'eau  rendrait  admirablement  fertiles.  Les  eaux  d'averse  qui  coulent  à 
la  superficie  du  sol  se  perdent  bientôt  sous  les  pierres  de  leur  lit,  parmi 
les  touffes  de  lauriers-roses  :  c'est  dans  les  profondeurs  que  passe  le  ruis- 
seau permanent,  dérobé  à  tous  les  regards,  et  là  où  il  apparaît  enfin  à  la 
surface,  il  est  presque  partout  trop  tard  pour  l'utiliser,  car  c'est  au  bord  du 
rivage  qu'il  rejaillit  à  la  lumière.  Ainsi  la  plaine  d'Argos,  si  belle  dans  son 
majestueux  hémicycle  de  montagnes  aux  pentes  abondamment  arrosées,  est 
encore  plus  aride,  plus  dépourvue  d'humidité  que  Mégare  et  l'Attique;  c'est 
un  sol  toujours  desséché,  avide  d'eau  comme  un  crible  :  de  là  la  fable 
antique  du  tonneau  des  Danaïdes.  Mais  au  sud  de  la  plaine,  là  où  les  monts 
rapprochés  de  la  mer  ne  laissent  plus  qu'une  étroite  zone  de  campagnes  à 


«8 


NOUVELLE   GEOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 


irriguer,  le  rocher  laisse  jaillir  une  forte  rivière,  l'Erasinos  ou  «  l'Aimable  », 
ainsi  nommée  de  la  beauté  de  ses  eaux,  admirée  des  Argiens.  A  l'extrémité 
méridionale  de  la  plaine,  au  défilé  de  Lerne,  d'autres  sources,  que  l'on  croit 
provenir,  comme  l'Erasinos,  du  bassin  de  Stymphale,  s'élancent  en  grand 
nombre  de  la  base  du  rocher,  à  côté  d'un  gouffre  dit  «  insondable  »  où 


N°   17.   PLATEAU   DE  MANTINÉE. 


D  aprej  L£trtfMujorI't\mçau 


Echelle    de    1   jOD.000 


A',  Kalavothron  (Entonnoir) 


nagent  d'innombrables  tortues,  et  s'étalent  en  marécages  pleins  de  serpents 
venimeux  :  ce  sont  les  kephalaria  ou  «  têtes  »  de  l'antique  hydre  de  Lerne, 
que  le  héros  Hercule,  le  dompteur  de  monstres,  trouva  si  difficiles  à  saisir^ 
ou  plutôt  à  «  capter  »,  comme  diraient  actuellement  nos  ingénieurs.  Enfin, 
plus  au  sud,  une  fontaine  abondante  n'a  plus  même  la  place  nécessaire  pour 
jaillir  de  la  terre  ferme  ;  elle  sort  du  fond  de  la  mer,  à  plus  de  trois  cents 


SOURCES  ET  RIVIERES  DU  PÉLOPONÈSE.  89 

mètres  du  rivage.  Cette  source,  l'antique  Doïné,  l'Anavoulo  des  marins 
grecs,  n'est  autre  que  l'un  des  ruisseaux  engouffrés  dans  les  katavothres  de 
Mantinée  :  lorsque  la  surface  du  golfe  est  unie,  le  jet  d'eau  de  Doïné  s'élève 
au-dessus  de  la  mer  en  un  bouillonnement  de  quinze  mètres  de  largeur. 

Des  phénomènes  analogues  se  produisent  dans  les  deux  vallées  méridio- 
nales de  la  Péninsule,  celles  de  Sparte  et  de  la  Messénie.  Ainsi  l'Iri  ou 
Eurotas  n'est  en  réalité  qu'un  fort  ruisseau.  A  l'issue  d'un  long  défilé  que 
les  eaux  du  lac  de  Sparte  se  sont  creusé  dans  quelque  déluge  antique,  à 
travers  des  roches  de  marbre,  l'Eurotas  se  jette  dans  le  golfe  de  Maratho- 
nisi  ;  mais  il  est  rare  qu'il  ait  assez  d'eau  pour  déblayer  la  barre  qui  en 
obstrue  l'entrée.  Il  se  perd  dans  les  sables  de  la  plage.  Mais  le  large  Vasili- 
Potamo  ou  Fleuve-Royal,  qui  jaillit  de  la  base  d'un  rocher,  à  une  petite  dis- 
tance à  l'ouest  de  l'Eurotas,  et  dont  le  cours  ne  dépasse  pas  dix  kilomètres, 
roule  en  toute  saison  une  masse  d'eau  considérable  et  sa  bouche  reste  tou- 
jours largement  ouverte.  Quant  au  fleuve  de  Messénie,  l'antique  Pamisos, 
appelé  aujourd'hui  la  Pirnatza,  il  possède  avec  l'Alphée,  parmi  tous  les 
cours  d'eau  de  la  Grèce,  le  privilège  de  former  un  port,  et  de  se  laisser  re- 
monter jusqu'à  une  dizaine  de  kilomètres  par  des  embarcations  d'un  faible 
tirant  :  mais  c'est  aux  puissantes  sources  d'Hagios  Floros,  fournies  par  les 
montagnes  de  sa  rive  orientale,  qu'il  doit  cet  avantage.  Ces  fontaines,  qui 
forment  à  leur  sortie  de  terre  un  marais  assez  étendu,  sont  le  véritable 
fleuve  :  la  terre  qu'elles  arrosent  et  qu'elles  fertilisent  est  celle  que  les  anciens 
appelaient  la  «  Bienheureuse  »  à  cause  de  sa  fécondité. 

Les  régions  occidentales  du  Péloponèse,  les  mieux  arrosées  par  les  eaux 
-du  ciel,  ont  aussi  le  bassin  fluvial  le  plus  considérable,  celui  de  l'Alphée, 
appelé  aujourd'hui  Rouphia,  de  son  tributaire  le  plus  abondant,  l'antique 
Ladon.  Ce  dernier  cours  d'eau,  qui  par  son  volume  mérite  d'être,  en  effet, 
considéré  comme  le  véritable  fleuve,  était  célébré  par  les  Grecs  à  l'égal  du 
Pénée  de  Thessalie,  à  cause  de  la  limpidité  de  son  onde  et  des  riants  paysages 
de  ses  bords.  Il  est  alimenté  en  partie  par  les  neiges  de  l'Erymanthe,  mais 
comme  la  plupart  des  autres  rivières  de  la  Morée,  il  a  aussi  ses  affluents 
souterrains  provenant  des  gouffres  du  plateau  central  :  c'est  dans  le  Ladon 
que  se  versent  les  eaux  du  bassin  de  Pheneos.  L'Alphée  proprement  dit 
reçoit  le  tribut  des  katavothres  ouverts  sur  les  bords  des  anciens  lacs  d'Orcho- 
mène  et  de  Mantinée,  puis  après  avoir  parcouru  le  bassin  de  Mégalépolis, 
qui  fut  également  un  lac  avant  l'époque  historique,  il  gagne  sa  basse  vallée 
par  une  succession  de  pittoresques  défilés.  D'après  une  tradition  charmante, 
qui  rappelle  les  antiques  relations  de  commerce  et  d'amitié  entre  l'Élide  et 
Syracuse,  l'Alphée  plongeait  sous  la  mer  pour  reparaître  en  Sicile  près  de 
i.  12 


90 


NOUVELLE    GÉOGRAPHIE    UNIVERSELLE. 


lilFURCATIOX     DU   GASTOUNI. 


son  amante,  la  fontaine  d'Aréthuse.  Après  tant  d'excursions  faites  par  les  eaux 
duPéloponèse  dans  l'intérieur  de  la  terre,  un  voyage  sous-marin  de  l'Alphée 
semblait  à  peine  un  prodige  aux  yeux  des  Grecs. 

A  leur  sortie  des  montagnes,  l'Alphée  et  toutes  les  autres  rivières  de 
l'Élide  ont  souvent  changé  de  lit  et  recouvert  de  limon  les  campagnes  rive- 
raines. Toutefois,  les  recherches  géologiques  faites  à  l'occasion  des  fouilles 
d'Olympie  ont  prouvé  que  les  débris  des  temples  et  des  statues  n'avaient  pas 
disparu  sous  les  alluvions  de  l'Alphée.  Ce  sont  les  éboulis  d'un  coteau 
voisin  et  les  débris  accumulés  de  la  végétation  qui  ont  peu  à  peu   caché    les 

monuments  d'Olympie  et  en 
ont  conservé  pour  les  fouil- 
leurs  de  ce  siècle  les  plus  pré- 
cieux trésors.  Depuis  les  tra- 
vaux entrepris  aux  frais  de 
l'Allemagne,  en  1875,  le  plan 
de  l'ancienne  ville  avec  ses 
places,  ses  colonnades  et  ses 
temples,  est  connu  dans  tous 
ses  détails  et  l'on  a  retrou- 
vé, outre  des  milliers  de 
sculptures  diverses,  l'admi- 
rable statue  d'Hermès ,  par 
Praxitèle.  Toutes  les  œuvres 
de  la  grande  époque  de  l'art 
sont  déposées  dans  le  musée 
d'Olympie;  les  doubles  appar- 
tiennent au  musée  de  Berlin. 

0  5  10  15  20  lui. 

Le  Pénée,  aujourd'hui  Gas- 
touni,  est,  des  rivières  de  l'Élide,  celle  dont  le  cours  a  subi  le 
plus  de  changements.  Jadis  elle  s'épanchait  au  nord  du  promontoire 
rocheux  de  Chelonatas,  tandis  que  de  nos  jours  elle  se  détourne  brusque- 
ment au  sud  pour  se  jeter  dans  la  mer  à  vingt  kilomètres  au  moins  de  son 
ancienne  bouche.  Il  est  possible  que  des  travaux  d'irrigation  aient  facilité 
ce  changement  de  cours;  mais  il  est  certain  que  la  nature,  à  elle  seule, 
a  fait  beaucoup  pour  modifier  graduellement  l'aspect  de  cette  partie  de 
la  Grèce.  Des  îles,  fort  éloignées  du  rivage  primitif,  ont  été  annexées  à 
la  terre;  de  nombreuses  baies  ont  été  graduellement  séparées  de  la  mer 
par  des  levées  naturelles  de  sable,  et  transformées  en  étangs  d'eau  douce 
par  les  ruisseaux  qui  s'y  déversent.  Une  de  ces  lagunes,  qui  s'étend  au  sud 


d'après  l'Ktat-Wajor  fronçais 


Échelle  de  1  •  400 000 


LE    PÉLOPONÈSE  ET   SES  PEUPLES  91 

de  l'Alphée,  sur  la  distance  de  plusieurs  lieues,  est  bordée,  du  côté  de  la 
mer,  par  une  admirable  forêt  de  pins.  Ces  bois  majestueux,  où  les  anciens 
Triphyliens  venaient  rendre  un  culte  à  la  «Mort  sereine  »,  les  coteaux  des 
environs  parsemés  de  bouquets  d'arbres,  et  sur  les  flancs  du  mont  Lycée, 
la  vallée  charmante  où  plonge  la  cascade  de  la  Néda,  «  la  première  née  des 
sources  d'Arcadie  et  la  nourrice  de  Jupiter  »,  font  de  cette  région  de  la  Morée 
celle  que  le  voyageur  aimant  la  nature  a  le  plus  de  bonheur  à  parcourir. 

Le  Péloponèse,  comme  la  Grèce  continentale,  présente  un  exemple  des 
plus  remarquables  de  l'influence  exercée  par  la  forme  du  territoire  sur  le 
développement  historique  des  populations.  Réunie  à  l'Hellade  par  un  simple 
pédoncule  et  défendue  à  l'entrée  par  un  double  rempart  transversal  de  mon- 
tagnes, «  l'île  de  Pélops  »  devait  naturellement,  à  une  époque  où  les  obsta- 
cles du  sol  arrêtaient  les  armées,  devenir  la  patrie  de  peuples  indépendants  : 
l'isthme  restait  un  chemin  libre  pour  le  commerce,  mais  il  se  fermait  devant 
l'invasion. 

A  l'intérieur  de  la  Péninsule,  la  distribution  et  le  rôle  des  peuples  divers 
s'expliquent  aussi,  en  grande  partie,  par  le  relief  de  la  contrée.  Tout  le  pla- 
teau central,  ensemble  de  bassins  fermés  qui  n'ont  point  d'issues  visibles 
vers  la  mer,  devait  appartenir  à  des  tribus,  comme  celles  des  Arcadiens, 
qui  n'entraient  guère  en  rapport  avec  leurs  voisines,  ni  même  les  unes  avec 
les  autres.  Corinthe,  Sicyone  et  l'Achaïe  occupaient  au  bord  du  golfe  tout 
le  versant  septentrional  des  monts  de  l'Arcadie  ;  mais,  séparées  par  de  hauts 
chaînons  transversaux,  les  peuplades  des  diverses  vallées  restaient  dans  l'iso- 
lement, et  lorsqu'elles  eurent  enfin  assez  de  cohésion  pour  s'unir  en  ligue 
contre  l'étranger,  il  était  déjà  trop  tard.  A  l'ouest,  l'Élide,  avec  ses  larges 
issues  de  vallées  et  sa  zone  maritime  insalubre  et  dépourvue  de  ports,  ne 
pouvait  avoir  dans  l'histoire  de  la  Péninsule  qu'un  rôle  tout  à  fait  secon- 
daire; ses  habitants,  incapables  de  défendre  leur  pays  ouvert  à  toutes  les 
incursions,  eussent  même  été  d'avance  condamnés  à  l'esclavage  s'ils  n'a- 
vaient réussi  à  se  mettre  sous  la  protection  de  tous  les  Grecs  et  à  faire  de 
leur  plaine  d'Olympie  le  lieu  de  réunion  où  les  Hellènes  de  l'Europe  et  de 
l'Asie,  du  continent  et  des  îles,  venaient  pendant  quelques  jours  de  fête  ou- 
blier leurs  rivalités  et  leurs  haines.  De  l'autre  côté  du  Péloponèse,  le  bassin 
d'Argos  et  la  presqu'île  montueuse  de  l'Argolide  constituaient  en  revanche 
une  région  naturelle,  parfaitement  limitée  et  facile  à  défendre  :  aussi  lesAr- 
giens  purent-ils  maintenir  leur  autonomie  pendant  des  siècles,  et  même  à 
l'époque  homérique,  c'est  à  eux  qu'appartenait  l'hégémonie  des  nations 
grecques.  Les  Spartiates  leur  succédèrent.  Le  domaine  géographique  dans 


92  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

lequel  ils  s'étaient  établis  avait  le  double  avantage  d'être  parfaitement  abrité 
contre  toute  attaque  et  de  leur  fournir  amplement  ce  dont  ils  avaient 
besoin.  Après  avoir  solidement  assis  leur  puissance  dans  cette  belle  vallée  de 
l'Eurotas,  ils  purent  s'emparer  facilement  du  littoral  et  de  la  malheureuse 
Hélos  ;  puis,  du  haut  des  rochers  du  Taygète,  ils  descendirent,  à  l'ouest, 
dans  les  plaines  de  la  Messénie.  Cette  partie  de  la  Grèce  formait  également 
un  bassin  naturel,  bien  distinct  et  protégé  par  de  hauts  remparts  de  monta- 
gnes; aussi  les  Messéniens,  frères  des  Spartiates  par  le  sang  et  leurs  égaux 
par  le  courage,  résistèrent-ils  pendant  des  siècles.  Ils  succombèrent  enfin; 
tout  le  midi  de  la  Péninsule  obéit  à  Sparte,  et  celle-ci  put  songer  à  dominer 
la  Grèce.  Alors  la  région  du  Péloponèse,  toute  désignée  d'avance  pour  ser- 
vir de  champ  de  bataille  entre  les  peuples  en  lutte,  la  «  salle  de  danse  de 
Mars  »,  fut  le  plateau  ceint  de  montagnes  qui  se  trouve  sur  le  chemin  de 
Lacédémone  à  Corinthe  et  où  s'élevaient  les  cités  de  Tégée  et  de  Mantinée. 

Par  un  contraste  géographique  remarquable,  cette  île  de  Pélops,  aux  ri- 
vages sinueux,  offre,  comparée  à  l'Attique,  un  caractère  essentiellement  con- 
tinental, qui  s'est  reflété  dans  l'histoire  de  ses  populations  :  aux  temps  anti- 
ques, les  Péloponésiens  furent  beaucoup  plus  montagnards  que  marins; 
sauf  ta  Corinthe,  où  viennent  presque  s'effleurer  les  deux  mers,  et  sur  quel- 
ques points  isolés  du  littoral,  notamment  dans  l'Argolide,  qui  est  une  autre 
Attique,  les  populations  n'étaient  nulle  part  incitées  au  commerce  mari- 
time; dans  leurs  hautes  vallées  de  montagnes  ou  dans  leurs  bassins  fluviaux 
fermés,  elles  devaient  demander  toutes  leurs  ressources  à  l'industrie  pasto- 
rale et  à  l'agriculture.  L'Arcadie,  qui  occupe  la  partie  centrale  de  la 
Péninsule,  n'était  habitée  que  de  pâtres  et  de  laboureurs,  et  son  nom,  qui 
signifia  d'abord  «  Pays  des  Ours  »,  est  resté  celui  des  contrées  champêtres 
par  excellence  ;  on  l'applique  encore  à  tous  les  pays  de  bosquets  et  de  pâtu- 
rages. De  même,  les  habitants  de  la  Laconie,  séparés  de  la  mer  par  des 
massifs  de  rochers  qui  étranglent  à  son  issue  la  vallée  de  l'Eurotas,  gardèrent 
longtemps  leurs  mœurs  de  guerriers  et  d'agriculteurs,  et  s'accoutumèrent 
difficilement  aux  hasards  de  la  mer.  «  Lorsque  les  Spartiates,  dit  Edgar 
Quinet,  plaçaient  l'Eurotas  et  le  Taygète  à  la  tête  de  leurs  héros,  c'était  à 
bon  escient  qu'ils  reconnaissaient  ainsi  un  même  caractère  dans  la  nature 
de  la  vallée  et  dans  la  destinée  du  peuple  qui  l'occupait  ». 

Aux  âges  les  plus  anciens  auxquels  remonte  la  tradition,  les  Phéniciens 
avaient  d'importants  comptoirs  sur  les  côtes  du  Péloponèse.  Ils  s'étaient  in- 
stallés à  Nauplie,  dans  le  golfe  d'Argos  ;  à  Kranse,  devenu  aujourd'hui  le 
port  de  Marathonisi  ou  Gythium,  en  Laconie  ;  ils  achetaient  les  coquillages  qui 
leur  servaient  à  teindre  la  pourpre.  Les  Grecs  eux-mêmes  avaient  quelques 


HISTOIRE   DU  PÉLOPONÈSE.  95 

ports  assez  actifs,  tels  que  la  «  sablonneuse  Pylos  »,  cité  du  vieux  Nestor, 
remplacée  de  nos  jours,  de  l'autre  côté  du  golfe,  par  la  ville  de  Navarin. 
Plus  tard,  lorsque  la  Grèce  devint  le  centre  du  commerce  de  la  Méditer- 
ranée, Corinthe,  si  bien  située  à  l'entrée  du  Péloponèse,  entre  les  deux 
mers,  prit  le  premier  rang  parmi  les  cités  grecques,  non  par  son  importance 
politique,  son  amour  de  l'art  ou  son  zèle  pour  la  liberté,  mais  par  la  richesse 
de  ses  habitants  et  le  chiffre  de  sa  population  ;  elle  eut,  dit-on,  jusqu'à  trois 
cent  mille  personnes  dans  ses  murs.  Même  après  avoir  été  rasée  par  les 
Romains,  elle  reprit  son  importance  ;  mais  depuis,  sa  position  exposée  la  fit 
ravager  tant  de  fois  qu'elle  cessa  d'avoir  le  moindre  commerce.  Ce  n'était 
qu'une  misérable  bourgade,  lorsqu'un  tremblement  de  terre  la  renversa  en 
1858.  Elle  a  été  reconstruite  à  sept  kilomètres  de  distance  au  bord  même  du 
golfe  auquel  elle  a  donné  son  nom,  mais  il  est  douteux  qu'elle  reprenne  son 
rang  de  cité,  tant  qu'on  n'aura  pas  creusé  de  canal  entre  les  deux  mers.  Les 
chemins  de  Marseille  et  de  Trieste  à  Smyrne  et  à  Constantinople  se  réuni- 
ront alors  au  détroit  de  Corinthe,  et  le  mouvement  des  navires  égalera  peut- 
être  dans  ce  passage  celui  que  l'on  voit  en  divers  canaux  semblables,  natu- 
rels ou  creusés  de  mains  d'hommes,  le  Sund,  le  Bosphore,  et  le  canal  de 
Suez.  En  attendant  le  percement,  que  des  industriels  nous  promettent  pour 
un  avenir  prochain,  l'isthme  est  presque  désert;  il  ne  sert  qu'au  pas- 
sage des  voyageurs  et  des  colis  débarqués  par  les  vapeurs  grecs  dans  les 
deux  petits  ports  des  rives  opposées.  Les  anciens,  qui  n'avaient  pu  réaliser 
leurs  projets  de  jonction  entre  le  golfe  de  Corinthe  et  celui  d'Egïne,  et  qui, 
d'ailleurs,  avant  la  tentative  de  Néron,  craignaient  d'entreprendre  cette  œu- 
vre, dans  la  pensée  que  l'une  des  deux  niers  était  plus  haute  et  submerge- 
rait la  rive  opposée,  avaient  eu  du  moins  l'ingénieuse  idée  de  faciliter  le  trafic 
au  moyen  de  mécanismes  qui  faisaient  rouler  les  petits  navires  de  l'une  à 
l'autre  plage  :  c'était  un  «  portage  »  perfectionné1. 

Après  l'époque  des  Croisades,  lorsque  la  puissante  république  de  Venise 
se  fut  rendue  maîtresse  du  littoral  de  la  Morée,  elle  attira  naturellement  la 
population  vers  les  côtes,  et  celles-ci  se  trouvèrent  bientôt  bordées  de  colo- 
nies commerçantes,  Arkadia,  l'île  Prodano,  laProtée  des  Grecs,  Navarin,  Mo- 
don,  Coron,  Kalamata,  Malvoisie,  Nauplie  d'Argolide.  Ainsi,  grâce  à  l'ap- 
pel des  commerçants  vénitiens,  le  Péloponèse,  devenu  pays  d'exportation  et 
de  trafic,  perdit  graduellement  le  caractère  continental  que  lui  donnaient 
ses  plateaux  et  ses  remparts  de  montagnes,  pour  reprendre  le  rôle  maritime 
qu'il  avait  eu  partiellement  à  l'époque  des  Phéniciens.  Le  régime  des  Turcs, 

1  Moindre  largeur  de  l'isthme.  -    •    -     5  940  mètres. 
Moindre  hauteur •  40     —       (76  mètres  à  la  partie  la  plus  étroite). 


96  NOUVELLE  GEOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

F  appauvrissement  du  sol  et  les  guerres  civiles  qui  en  furent  les  conséquences, 
forcèrent  de  nouveau  les  populations  à  rompre  leurs  relations  commerciales 
avec  l'extérieur  et  à  se  renfermer  dans  leur  île  comme  dans  une  prison. 
Alors  le  principal  groupe  d'habitants  s'établit  précisément  au  centre  de  la 
Péninsule,  dans  la  ville  de  Tripolis  ou  Tripolitza,  ainsi  nommée,  dit-on, 
parce  qu'elle  est  l'héritière  des  trois  cités  antiques  de  Mantinée,  Tégée  et 
Pallantium.  Depuis  la  reconquête  de  l'autonomie  hellénique,  la  vie  s'est 
encore  une  fois,  comme  par  une  sorte  de  rhythme,  reportée  vers  le  pourtour 
duPéloponèse.  De  nos  jours,  la  ville  qui  prime  de  beaucoup  toutes  les  autres 
en  importance  est  celle  de  Patras,  située  loin  de  l'entrée  du  golfe  de  Co- 
rinthe  et  au  débouché  des  plaines  les  plus  fertiles  et  les  mieux  cultivées  de 
la  côte  occidentale.  En  prévision  de  la  grandeur  future  que  lui  promet  son 
trafic,  déjà  fort  considérable,  avec  l'Angleterre  et  les  autres  pays  d'Europe, 
on  a  tracé  les  quartiers  de  la  nouvelle  ville  comme  si  elle  devait  un  joui- 
devenir  l'égale  de  Trieste  ou  de  Smyrne. 

En  comparaison  de  cet  emporium  du  Péloponèse,  les  autres  villes  de  la 
Péninsule,  même  celles  qui  avaient  le  plus  d'activité  à  l'époque  vénitienne, 
ne  sont  que  des  marchés  tout  à  fait  secondaires.  iEgiumou  Vostitza,  au  bord 
du  golfe  de  Corinthe,  est  une  simple  escale,  moins  célèbre  par  son  com- 
merce que  par  son  admirable  platane  de  plus  de  15  mètres  de  circonférence, 
dont  le  tronc  creux  servait  naguère  de  prison.  Pyrgos,  près  de  l'Alphée,  n'a 
point  de  port.  Dans  la  belle  rade  de  Navarin,  défendue  contre  les  flots  et  les 
vents  du  large  par  le  long  îlot  rocheux  de  Sphactérie,  les  carcasses  des  vais- 
seaux turcs  coulés  à  fond  dans  le  combat  de  1828  sont  toujours  plus  nom- 
breuses que  les  navires  de  commerce  flottant  sur  les  eaux  du  port.  Modon, 
Coron,  sont  également  déchues.  Kalamata,  débouché  des  vallées  fertiles  de  la 
Messénie,  n'a  qu'une  mauvaise  rade,  où  les  embarcations  ne  peuvent  mouil- 
ler en  tout  temps.  La  célèbre  Malvoisie,  aujourd'hui  Monemvasia,  n'est  plus 
qu'une  forteresse  à  demi  ruinée,  et  les  vignobles  des  environs,  qui  produi- 
saient le  vin  exquis  dont  le  nom  est  appliqué  maintenant  à  d'autres  crus, 
ont  depuis  longtemps  cessé  d'exister.  Enfin,  Nauplie,  qui  se  rappelle  les 
courtes  années  pendant  lesquelles  elle  servit  de  capitale  au  royaume  nais- 
sant, a  l'avantage  de  posséder  un  bon  port  bien  abrité;  mais  ses  murailles, 
ses  bastions  et  ses  forts  en  font  une  place  plus  militaire  que  commerciale. 

Les  cités  de  l'intérieur,  quelle  que  soit  la  gloire  attachée  à  leurs  noms, 
ne  sont  pour  la  plupart  que  de  grosses  bourgades.  La  plus  célèbre  de  toutes, 
Sparte  ou  «  l'Eparse  »,  ainsi  nommée  de  ses  groupes  de  maisons  dispersées 
dans  la  plaine  et  n'ayant  jadis  pour  toute  muraille  que  la  vaillance  de  ses 
•citoyens,  promet  de  devenir  une  des  villes  les  plus  prospères  de  l'intérieur 


VILLES  DU  PÉLOPONÈSE.    •  9T 

du  Péloponèse,  grâce  à  la  fertilité  de  son  bassin.  Après  avoii-été  supplantée, 
au  moyen  âge,  par  sa  voisine  Mistra,  dont  les  constructions  gothiques,  à 
demi  ruinées  et  désertes,  maisons,  palais,  églises  et  châteaux  forts,  recou- 
vrent une  colline  abrupte  à  l'ouest  de  la  plaine  de  l'Eurolas,  Sparte 
reprend  pour  la  deuxième  fois  le  rang  de  cité  prépondérante  en  Laconie. 
Àrgos,  plus  ancienne  encore  que  Lacédémone,  a  pu  comme  elle  renaître  de 
ses  ruines,  à  cause  de  sa  position  dans  une  plaine  souvent  desséchée,  mais 

S*    19.    —  VALLÉE  DE    l'eUROTAS. 


x-    '■■ 


D'après  h  Carte  de l'Etat-Mzjor  Français 


Echelle  de  r.3-]oooo 


par  Lrhard 


d'une  grande  fécondité  naturelle.  Toutefois,  si  les  étrangers  parcourent  en 
grand  nombre  les  campagnes  du  Péloponèse,  ce  n'est  point  pour  visiter  ces 
villes  restaurées,  où  quelques  pierres  seulement  rappellent  l'antiquité 
grecque,  ce  sont  les  anciens  monuments  de  l'art  qui  les  attirent. 

À  cet  égard,  l'Argolide  est  l'une  des  provinces  les  plus  riches  de  l'Hel- 
lade.  Près  d' Argos  même,  dans  les  flancs  escarpés  de  la  colline  de  Larisse, 
sont  taillés  les  gradins  d'un  théâtre.  Entre  Argos  et  Nauplie  s'élève,  au  mi- 
lieu de  la  plaine,  le  petit  rocher  qui  porte  l'antique  acropole  de  Tirynthe, 

l-  15 


98  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

aux  puissantes  murailles  cyclopéennes  de  15  mètres  de  largeur.  Au  nord, 
sur  des  escarpements  rocailleux,  est  la  vieille  Mycènes,  la  tragique  cité 
d'Agamemnon,  où  l'on  voit  les  tombes  de  l'Acropole,  que  Schliemann  croit 
être  celles  d'Agamemnon,  de  Cassandre,  d'Eurymédon,  et  où  il  a  découvert 
des  richesses  artistiques  du  plus  grand  prix.  Près  de  là  s'élève  la  célèbre 
porte  des  Lions,  grossièrement  sculptée  à  la  première  époque  de  l'art  grec, 
et  plus  bas  est  le  vaste  souterrain  connu  sous  le  nom  de  trésor  des  Atrides; 
ce  monument,  l'un  des  restes  les  plus  curieux  de  l'architecture  primitive 
des  Argiens,  est  aussi  l'un  des  mieux  conservés,  et  l'on  peut  en  admirer 
dans  tous  les  détails  la  solide  construction  ;  une  de  ses  pierres,  qui  sert  de 
linteau  à  la  porte  d'entrée,  ne  pèse  pas  moins  de  169  tonnes.  C'est  égale- 
ment en  Argolide,  à  Epidaure,  sur  le  rivage  du  golfe  d'Egine  et  près  de 
l'ancien  sanctuaire  d'Esculape,  que  se  trouve  le  théâtre  de  la  Grèce  le  moins 
dégradé  par  le  temps  :  on  distingue  encore,  au  milieu  des  broussailles  et 
des  arbustes  entremêlés,  les  cinquante-quatre  gradins  en  marbre  blanc,  sur 
lesquels  pouvaient  s'asseoir  douze  mille  spectateurs.  Parmi  ses  autres  débris, 
l'Argolide  a  les  beaux  restes  du  temple  de  Jupiter,  à  Némée,  et  les  sept 
colonnes  doriques  de  Corinthe,  que  l'on  dit  être  les  plus  anciennes  de  la 
Grèce;  mais  c'est  à  l'exlrémité  opposée  du  Péloponèse,  dans  la  charmante 
vallée  de  la  Néda,  que  s'élève  le  monument  le  plus  admirable  de  la  Pénin- 
sule, bâti  par  Ictinus  en  l'honneur  d'Apollon  Secourable  :  ce  temple  est 
celui  deBassse,  près  dePhigalée  d'Arcadie;  les  grands  chênes,  les  superbes 
rochers  qui  l'entourent  rehaussent  la  beauté  de  ce  noble  édifice. 

Les  constructions  les  plus  nombreuses  du  Péloponèse  sont  des  citadelles; 
mainte  place  forte,  avec  sa  muraille  et  son  acropole,  se  voit  encore  précisé- 
ment dans  le  même  état  qu'aux  temps  de  l'ancienne  Grèce.  Les  murs  d'en- 
ceinte de  Phigalée,ceuxde  Messène  ont  gardé  leurs  tours,  leurs  portes,  leurs 
réduits.  D'autres  acropoles,  utilisées  depuis  par  les  Francs  des  Croisades, 
les  Vénitiens  ou  les  Turcs,  se  sont  hérissées  de  tours  crénelées  etde  donjons. 
A  la  porte  même  du  Péloponèse  s'élève  une  de  ces  forteresses  antiques,  trans- 
formée en  citadelle  du  moyen  âge  :  c'est  l'Acro-Corinthe,  gardienne  de  la 
Péninsule.  Du  chaos  de  fortifications  et  de  masures  qui  la  dominent,  on 
aperçoit  presque  toute  la  Grèce,  enfermée  dans  le  cercle  de  l'horizon. 


Quelques-unes  des  îles  grecques  de  la  mer  Egée  doivent  être  considérées 
comme  une  dépendance  naturelle  du  Péloponèse,  auquel  les  rattachent  des 
isthmes  sous-marins  et  des  chaînes  d'écueils.  C'est  donc  à  bon  droit  qu'on 
les  a  reliées  administrativement  à  la  Péninsule. 


ILES  DU  PELOPONÈSE.  99 

Les  îles  de  la  côte  d'Argolide,  peuplées  de  marins  albanais  q ai  furent  pen- 
dant la  guerre  contre  les  Turcs  les  plus  vaillants  défenseurs  de  l'indépendance 
hellénique,  ont  perdu  en  grande  partie  leur  importance  commerciale  et  poli- 
tique d'autrefois.  Pendant  la  guerre,  la  petite  bourgade  albanaise  de  Poros, 
qui  s'élève  dans  l'île  du  même  nom,  sur  un  terrain  d'origine  volcanique, 
a  servi  de  capitale  au  peuple  soulevé;  elle  est  encore  assez  animée,  grâce  à 
son  port  et  à  sa  rade  admirable,  parfaitement  abritée,  que  le  gouvernement 
grec  a  choisie  pour  en  faire  la  principale  station  de  sa  marine.  Mais  Hydra 
et  l'îlot  voisin,  connu  sous  le  nom  italien  de  Spezia,  ne  pouvaient  que  déchoir 
depuis  que  la  Grèce  a  reconquis  son  existence  propre.  Ce  sont  des  masses 
rocheuses,  presque  entièrement  dépourvues  de  sol  végétal,  sans  arbres,  sans 
eaux  de  source,  et  pourtant  plus  de  cinquante  mille  habitants  avaient  pu 
trouver  à  vivre  par  le  commerce  sur  ces  îlots  rocheux.  Une  liberté  relative 
avait  fait  ce  miracle.  En  1750,  quelques  colons  albanais,  las  des  exactions 
d'un  pacha  de  la  Morée,  s'étaient  réfugiés  dans  l'île  d'Hydra.  On  les  laissa 
tranquilles  et  ils  n'eurent  qu'à  payer  un  faible  impôt/Aussi  leur  commerce, 
mêlé  parfois  d'un  peu  de  piraterie,  grandit  rapidement.  Hydra  occupe,  il 
est  vrai,  une  position  fort  heureuse,  commandant  l'entrée  des  deux  golfes 
de  l'Àrgolide  et  de  l'Attique;  mais  elle  n'a  point  de  port  ni  même  d'abri 
véritablement  digne  de  ce  nom.  C'est  donc  en  dépit  même  de  la  nature  que 
les  Hydriotes  avaient  fait  de  leur  rocher  un  rendez-vous  du  commerce;  les 
navires  devaient  se  presser  dans  quelque  anfractuosité  de  la  côte,  serrés  les 
uns  contre  les  autres,  retenus  immobiles  par  quatre  amarres.  Avant  la 
guerre  de  l'indépendance,  les  seuls  armateurs  d'Hydra  possédaient  près  de 
quatre  cents  navires  de  cent  à  deux  cents  tonneaux  et,  pendant  la  lutte,  ils 
lancèrent  contre  le  Turc  plus  de  cent  vaisseaux  armés  de  deux  mille  canons. 
En  luttant  pour  la  liberté  de  la  Grèce,  les  Hydriotes  travaillaient  aussi,  sans 
le  vouloir,  à  la  décadence  de  leur  ville,  et,  dès  que  leur  cause  eut  triomphé, 
le  mouvement  des  échanges  dut  se  déplacer  graduellement  pour  aller  se 
concentrer  dans  les  ports  mieux  situés  de  Syra  et  du  Pirée. 

Beaucoup  plus  grande  que  les  îles  de  l'Argolide,  la  Cythère  de  Laconie, 
plus  connue  des  marins  sous  le  nom  de  Cérigo,  dû  peut-être  à  des 
envabisseurs  slaves,  faisait  naguère  partie  de  la  prétendue  république  Sept- 
insulaire  gouvernée  par  les  Anglais.  Pourtant  elle  n'est  point  située  dans  la 
mer  Ionienne  et  dépend  évidemment  du  Péloponèse,  qu'elle  relie  à  l'île  de 
Crète  par  un  seuil  sous-marin  et  l'îlot  de  Cérigolto,  peuplé  de  Sphakhiotes 
crétois.  Cythère  n'est  plus  l'île  de  Vénus  et  n'a  point  de  voluptueux  bosquets. 
Vue  du  nord,  elle  ressemble  à  un  amas  de  roches  stériles  :  cependant  elle 
porte  de  riches  moissons,  de  belles  plantations  d'oliviers,  et  ses  villages 


100  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

.sont  assez  populeux.  Jadis  la  position  de  Cérigo,  entre  les  deux  mers  d'Ionie 
et  de  l'Archipel,  donnait  une  grande  importance  à  son  havre  de  refuge; 
mais  ce  port  est  redevenu  presque  désert  depuis  que  le  cap  Malée  a  perdu 
ses  terreurs.  On  a  trouvé  sur  ses  côtes  des  amas  de  coquillages  qui  provien- 
nent d'anciens  ateliers  phéniciens  pour  la  fabrication  de  la  pourpre.  Ce  sont 
les  commerçants  et  les  industriels  de  Syrie  qui  ont  introduit  dans  l'île  le 
culte  de  la  Vénus  Àstarté,  devenue  plus  tard,  sous  le  nom  d'Aphrodite,  la 
déesse  de  tous  les  Grecs. 


IV 


ILES     DE     LA    MER    EGEE 

Au  milieu  des  Ilots  moutonnants  qui  valurent  sans  doute  à  la  «  grande 
Mer  »  ou  «Archipel  »  de  Grèce  son  nom  d'Egée  ou  de  «  mer  des  Chevreaux  », 
sont  dispersés  en  un  désordre  apparent  les  îles  et  les  îlots;  ils  sont  tellement 
nombreux  que,  par  une  transposition  singulière,  l'appellation  d'Archipel, 
au  lieu  de  s'appliquer  aux  bassins  maritimes,  ne  désigne  plus  que  des  îles 
groupées  en  multitudes.  Au  nord,  les  Sporades  se  développent  en  une  longue 
rangée  qui  se  recourbe  vers  le  mont  Athos;  plus  au  sud,  Skyros,  l'île  où, 
d'après  la  légende,  naquit  le  héros  Achille  et  où  mourut  Thésée,  se  dresse 
isolément;  la  grande  île  d'Eubée  se  ploie  et  s'allonge  au  bord  du  conti- 
nent ;  puis  on  voit  au  large  du  Péloponèse  surgir  de  toutes  parts  les  mon- 
tagnes blanches  des  Cyclades,  que  les  anciens  Grecs  comparaient  à  une 
ronde  d'Océanides  dansant  autour  d'un  dieu. 

Toutes  les  îles  de  l'archipel  grec  se  rattachent  au  continent,  soit  par  leur 
formation  géologique,  soit  par  le  plateau  sous-marin  qui  les  supporte.  Les 
Sporades  du  nord  sont  un  rameau  de  la  chaîne  du  Pélion.  L'île  d'Eubée  est 
dominée  par  des  massifs  calcaires  d'une  assez  grande  hauteur  dont  la 
direction  générale  est  parallèle  aux  chaînes  de  l'Attique,  de  l'Argolide,  de 
l'Olympe  et  du  mont  Athos.  Skyros  est  un  petit  massif  rocailleux  parallèle 
aux  montagnes  de  l'Eubée  centrale.  Les  sommets  des  Cyclades,  qui  conti- 
nuent dans  la  direction  du  sud-est  les  chaînes  de  l'Eubée  et  de  l'Attique, 
appartiennent  aux  mêmes  formations.  «  Montagnes  de  la  Grèce  égarées  dans 
ta  mer,  »  elles  sont  aussi  composées  de  schistes  micacés  et  argileux,  de 
roches  calcaires  et  de  marbres  cristallins.  Athènes  a  le  Pentélique,  mais  les 
Cyclades  ont  les  marbres  éclatants  de  Naxos  et  ceux  plus  beaux  encore  de 
Paros,  dans  lesquels  on  taillait  les  statues  des  héros  et  des  dieux.  Des  grottes 


CYGLADES  ET   EUBÉE.  101 

curieuses,  notamment  celle  d'Antiparos,  que  les  anciens  ne  connaissaient 
point,  puisque  aucun  d'eux  ne  l'a  mentionnée,  et  celle,  plus  régulière,  de 
Sillaka,  dans  l'île  de  Cythnos  ou  Thermia,  célèbre  par  ses  eaux  chaudes, 
s'ouvrent  dans  les  assises  calcaires.  Le  granit  se  montre  aussi  dans  quel- 
ques îles,  surtout  dans  la  petite  Délos,  la  terre  sacrée  des  Grecs.  Enfin, 
vers  leur  extrémité  méridionale,  les  rangées  des  Cyclades,  orientées  dans 
le  sens  du  nord-ouest  au  sud-est,  sont  traversées  par  une  chaîne  d'îles  et 
d'îlots  d'origine  ignée,  qui  se  continuent,  d'un  côté,  jusqu'à  la  péninsule 
de  Methana,  dans  l'Argolide;  de  l'autre,  jusqu'à  l'île  de  Cos  et  aux  rivages 
de  l'Asie  Mineure. 

La  terre  d'Eubée  a  de  tout  temps  été  considérée  comme  à  demi  continen- 
tale. C'est  une  île,  mais  le  bras  de  mer  qui  la  sépare  de  la  Béotie  et  de 
l'Attique  n'est,  en  réalité,  qu'une  vallée  longitudinale,  peu  profonde  en 
certains  endroits,  et  formant,  comme  les  vallées  terrestres,  une  succession 
régulière  d'étranglements  et  de  bassins.  Le  défilé  le  plus  étroit  de  cette 
vallée  maritime  n'a  que  soixante-cinq  mètres  de  largeur,  de  sorte  que  depuis 
vingt-trois  siècles  déjà  on  avait  pu  facilement  jeter  entre  la  rive  du  conti- 
nent et  Chalcis,  la  capitale  d'Eubée,  un  pont,  remplacé  maintenant  par  un 
palier  tournant  qui  laisse  passer  les  vaisseaux.  Les  courants  alternatifs  de 
marée  qui  se  succèdent  assez  irrégulièrement  dans  le  canal  avaient  autrefois 
donné  une  grande  célébrité  au  détroit  de  l'Euripe;  ce  flux  et  ce  reflux 
étaient  considérés  comme  l'une  des  grandes  merveilles  naturelles  de  la  Grèce  : 
aussi  l'île  entière  en  a-t-elle  pris  son  nom  vulgaire  de  'Negrïpon,  corrompu 
par  les  Italiens  en  celui  de  Negroponte.  L'île  d'Eubée  est  trop  rapprochée 
du  continent  pour  que  ses  vicissitudes  de  prospérité  et  de  décadence  n'aient 
pas  concordé  d'une  manière  générale  avec  les  destinées  des  contrées  voisines, 
l'Attique  et  la  Béotie .  Lorsque  les  cités  grecques  étaient  dans  leur  période 
de  gloire  et  de  puissance,  les  villes  eubéennes  de  Chalcis,  Erétrie,  Cumes 
étaient  aussi  des  foyers  de  rayonnement  et  leurs  populations  essaimaient  en 
colonies  vers  toutes  les  côtes  de  la  Méditerranée.  Plus  tard,  les  divers 
conquérants  qui  ravagèrent  l'Attique  dévastèrent  également  Négrepont,  et 
maintenant  cette  île,  simple  dépendance  de  la  péninsule  voisine,  participe 
à  tous  ses  mouvements  politiques  et  sociaux 

La  partie  septentrionale  de  l'Eubée  est  embellie  par  des  forêts  de  diverses 
essences,  chênes,  pins,  aunes  et  platanes  ;  tous  les  villages  y  sont  entourés 
de  bosquets  d'arbres  fruitiers  et  les  paysages  environnants  ressemblent  aux 
sites  de.l'Élide  et  de  l'Arcadie.  Mais  dans  le  fourmillement  des  Cyclades 
on  cherche  en  vain  ces  gracieux  tableaux  champêtres  ;  un  très-petit  nombre 
d'îles  ont  encore  çà  et  là  quelque  reste  de  la  beauté  naturelle  que  donnent 


102 


NOUVELLE  GEOGRAPHIE  UNIVERSELLE 


les  ombrages  et  les  eaux  courantes.  La  plupart  semblent  avoir  été  pétrifiées 
par  la  tête  de  Méduse,  comme  l'antiqne  légende  le  racontait  de  l'ilede  Seriphos; 
des  olivettes,  des  groupes  de  chênes  à  vallonnée,  quelques  bosquets  de  pins, 
des  figuiers,  voilà  ce  que  possèdent  les  îles  les  plus  ombragées!  Mais  ailleurs, 
quelle  nudité!  quels  rochers  gris  !  Les  promontoires  de  la  Grèce  sont  arides, 
mais  bien  plus  dépourvus  de  verdure  sont  la  plupart  de  ces  îlots  de  l'Ar- 


S°    20.    —   EIJRIPE   ET   CHALCIS. 


I         S     /' 


z.r-3„ 


ravépjr  Ki-hard 


Echelle  de  1    220.000 


ioKil. 


chipel,  que  néanmoins  on  contemple  avec  une  sorte  de  ferveur,  à  cause  du 
retentissement  de  leur  nom  dans  l'histoire!  C'est  à  bon  droit  que  la  plupart 
des  grandes  cimes  des  Cyclades  grecques,  comme  celles  de  la  Turquie  hellé- 
nique, ont  été  consacrées  au.  prophète  Elie,  successeur  biblique  d'Apollon, 
la  divinité  solaire.  En  effet,  le  soleil  règne  en  maître  sur  ces  âpres  rochers, 
il  les  brûle,  il  en  dévore  les  broussailles  et  le  gazon. 

Une  de  ces  îles  inhabitées  par  l'homme,  Antimilo,  donne  encore  asile  à 


CYCLADES.  103 

un  bouquetin  (capra  caucasica)  qui  a  disparu  du  reste  de  l'Europe,  et  que 
l'on  retrouve  seulement  en  Crète  et  peut-être  à  l'île  de  Rhodes.  Des  cochons 
sauvages  errent  aussi  au  milieu  des  rochers  d'Antimilo.  Quant  aux  lapins, 
importés  d'Occident,  ils  vivent  en  multitudes  dans  les  cavernes  de  quelques 
Cyclades,  surtout  à  Mykonos  et  à  Délos;  les  anciens  auteurs  ne  les  ont 
jamais  mentionnés;  Polybe,  qui  les  avait  vus  en  Italie,  leur  donne  le  nom 
latin.  Chose  curieuse,  les  lièvres  et  les  lapins  n'habitent  pas  les  mêmes  îles: 
chaque  espèce  vit  à  part  dans  son  domaine  insulaire.  L'île  d'Andros  seule 
fait  exception  ;  mais  les  deux  races  n'y  sont  pas  moins  nettement  séparées  : 
les  lièvres  occupent  l'extrémité  septentrionale  de  l'île,  tandis  que  les  lapins 
se  creusent  des  terriers  dans  la  partie  du  midi.  En  fait  de  curiosités  zoolo- 
giques, il  est  à  remarquer  aussi  qu'une  grosse  espèce  de  lézard,  connue  par 
le  peuple  sous  le  nom  de  «  crocodile  »,  ne  se  trouve  point  sur  le  continent, 
mais  seulement  dans  quelques  îles  de  l'Archipel.  Il  faut  en  conclure  que  les 
Cyclades  sont  séparées  de  la  péninsule  thraco-hellénique  depuis  des  âges 
d'une  longue  durée. 


Une  chaîne  d'îles  volcaniques  limite  au  sud  la  ronde  des  Cyclades  en 
longeant  le  grand  fossé  maritime  qui  sépare  l'Archipel  et  la  mer  de  Crète. 
La  plus  grande  de  ces  îles,  Milo,  devenue  fameuse  par  sa  «  Vénus  »  et  par 
d'autres  statues  admirables,  récemment  découvertes,  est  un  cratère  irrégu- 
lier,  effondré  au  nord-ouest  et  laissant  pénétrer  les  eaux  de  la  mer  à  l'inté- 
rieur de  son  bassin,  qui  est  l'un  des  ports  de  refuge  les  plus  vastes  de  la 
Méditerranée.  Milo  n'a  point  eu  d'éruption  dans  les  temps  modernes,  mais 
des  solfatares  et  des  sources  thermales  qui  jaillissent  sur  le  rivage  et  dans 
la  mer  elle-même  témoignent  de  l'activité  des  laves  souterraines.  D'autres 
fontaines  thermales,  à  Seriphos,  à  Siphnos  et  dans  les  îlots  de  ces  parages, 
sont  également  en  rapport  avec  le  foyer  volcanique. 

Actuellement  le  centre  de  la  poussée  intérieure  se  manifeste  à  peu  près 
à  égale  distance  des  côtes  de  l'Europe  et  de  l'Asie  dans  le  petit  groupe  des 
îles  généralement  désignées  sous  le  nom  de  Santorin  ou  Sainte -Irène. 
Ces  îles,  dont  le  noyau  consiste  en  roches  de  marbre  et  de  schistes  semblables 
à  celles  des  autres  Cyclades,  sont  disposées  circulairement  autour  d'un  vaste 
cratère  qui  n'a  pas  moins  de  590  mètres  de  profondeur.  A  l'est ,  le 
croissant  de  Thera  présente  du  côté  du  gouffre  de  larges  falaises  à  pic 
d'où  s'écroulent  les  scories,  et  du  côté  du  large,  de  longues  pentes 
couvertes  de  vignobles  aux  produits  exquis.  A  l'ouest  du  cratère,  Therasia, 
plus  petite,  se  dresse  comme  la  muraille  à  demi  ruinée  du  volcan,  et  l'écueil 


104 


NOUVELLE  GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 


d'Aspronisi  indique  l'existence  d'une  paroi  sous-marine.  C'est  près  du  centre 
de  ce  bassin  que  brûle  encore  le  fond  de  la  mer.  Le  foyer  de  laves  reste  long- 
temps  presque  assoupi,  puis  il  se  réveille  tout  à  coup  pour  rejeter  des.amas  de 
scories.  Il  y  a  bientôt  vingt  et  un  siècles,  surgit  une  première  île  que  les 
anciens  émerveillés  nommèrent  la  «  Sainte  »  et  que  l'on  appelle  aujour- 
d'hui Palaea-Kaïméni  (l'ancienne  Brûlée).  Au  seizième  siècle,  trois  années 


NEA-KA1MENI. 


d-' après  Danf'ab'K 


Terre-  exhaussée^  sans  accompagnement  de  phénomènes  volcaniques. 
Terre-  erhaussee*.  avec-  accompagnement  deJùmeroUes  et  d'éruptions. 
Ancien.  Rwac-c 
Montagne.  George-,  de- 222  mètres 


d'éruptions  firent  naître  l'île  plus  petite  de  Mikra-Kaïméni.  Un  cône  de  laves 
plus  considérable,  celui  de  Néa-Kaïméni,  s'éleva  au  commencement  du 
dix-huitième  siècle,  et  tout  récemment  encore,  de  1866  à  1870,  cette  île 
s'est  agrandie  de  deux  nouveaux  promontoires,  Aphroëssa  et  la  montagne 
de  George,  qui  ont  plus  que  doublé  l'étendue  primitive  du  massif  volca- 
nique, en  recouvrant  le  petit  village  et  le  port  de  Vulkano  et  en  se  rappro- 
chant du  rivage  de  Mikra-Kaïméni  jusqu'à  l'efdeurer.  Pendant  les  cinq 
années,  plus  de  cinq  cent  mille  éruptions  partielles  ont  eu  lieu,  lançant 


CYCLADES  105 

parfois  les  cendres  jusqu'à  1,200  mètres  d'élévation;  même  de  l'île  de 
Crète  on  a  pu  discerner  les  nues  de  scories  brisées,  noires  en  apparence 
pendiint  le  jour  et  rouges  pendant  la  nuit. 

Des  milliers  de  spectateurs,  et  dans  le  nombre  quelques  savants,  Fouqué, 
Gorceix,  Reiss  et  Stiibel,  Schmidt,  sont  accourus  de  toutes  les  parties  du 
monde  pour  assister  à  ce  merveilleux  spectacle  de  la  naissance  d'une  terre, 
et  leurs  observations  précises  sont  une  grande  conquête  pour  la  science. 
Grâce  à  eux,  il  reste  prouvé  que  de  véritables  flammes  jaillissent  des  vol- 
cans, et  que  les  éruptions  ont  leurs  périodes  de  calme  et  d'exaspération,  de 
la  nuit  au  jour  et  de  l'hiver  à  l'été.  Il  paraît  très-probable  que  le  gouffre  de 
Santorin  est  le  produit  d'une  explosion  qui,  dans  les  temps  préhistoriques, 
aurait  fait  voler  en  cendres  toute  la  partie  centrale  de  la  montagne.  Les 
énormes  quantités  de  tuf  croulant  que  l'on  voit  sur  les  pentes  extérieures 
de  l'île  racontent  ce  cataclysme  au  géologue  qui  les  étudie1. 


Des  Albanais  habitent  la  partie  méridionale  de  l'Eubée  et  se  sont  établis  en 
colonie  autour  du  port  de  Gavrion,  dans  l'île  d'Andros,  mais  dans  tout  le  reste 
de  l'Archipel  la  population  est  grecque  ou  du  moins  complètement  hellénisée. 
Les  quelques  familles  italiennes  ou  françaises  de  Skyros,  de  Syra,  de  Naxos, 
de  Santorin,  sont  trop  peu  nombreuses  pour  compter  :  elles-mêmes  se  disent 
françaises  et  dans  l'Archipel  on  leur  donne  le  nom  de  «  Francs*  »  Durant  la 
guerre  de  l'indépendance  hellénique,  ces  familles  se  réclamèrent  toujours  de 
la  protection  de  la  France.  Autrefois,  la  classe  des  propriétaires  se  composait 
presque  en  entier  de  ces  Francs,  qui  s'étaient  emparés  des  îles  au  moyen  âge. 
C'est  même,  dît-on,  au  régime  de  la  grande  propriété  maintenue  longtemps 
par  ces  familles  qu'il  faut  s'en  prendre  de  la  faiblesse  relative  de  la  population 
de  Naxos.  Jadis  l'île  nourrissait  facilement  cent  mille  personnes  ;  maintenant, 
elle  est  trop  petite  pour  un  nombre  d'habitants  sept  fois  moins  considérable. 

Les  Cyclades,  plus  éloignées  que  l'Eubée  des  rivages  de  la  Grèce,  ont  eu 
aussi  une  vie  politique  plus  distincte  de  celle  de  l'Hellade,  et  bien  souvent 
l'histoire  y  a  suivi  une  marche  différente.  Par  leur  position  au  milieu  de 
l'Archipel,  ces  îles  devaient  naturellement  servir  d'étapes  à  tous  les  peuples 
navigateurs  de  la  Méditerranée,  et  par  conséquent  leurs  habitants  devaient 

1  Hauteurs  principales  des  iles  : 

Delphi,  dans  l'île  d'Eubée.    ...  .    .      1,745  mètres. 

Saint  -Élie,  » 

Mont  Zia,  Naxos 

Saint-Élie,  Siphnos. .    . 
»         Santorin..    .    , 


1 ,404  » 
1,007      , 

850       » 

800       » 

14 


106  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

être  soumis  aux  influences  les  plus  diverses.  Jadis  les  marins  de  l'Asie 
Mineure  et  de  la  Phénicie  s'arrêtaient  aux  Cyclades  en  voguant  vers  la 
Grèce  ;  au  moyen  âge,  les  Byzantins,  puis  les  croisés,  les  Vénitiens,  les 
Génois,  les  chevaliers  de  Rhodes  y  furent  les  maîtres  a  leur  tour;  les 
Osmanlis  y  passèrent,  et  de  nos  jours,  grâce  au  commerce,  ce  sont  les 
nations  occidentales  de  l'Europe  qui,  avec  les  Grecs  eux-mêmes,  ont  la 
prépondérance  dans  l'Archipel. 

Toutes  ces  vicissitudes  historiques  ont  déplacé  d'une  île  à  l'autre  le  centre 
des  Cyclades.  Du  temps  des  anciens  Grecs,  Délos,  l'île  d'Apollon,  était  la 
terre  sacrée,  où  de  toutes  parts  accouraient  les  fidèles  et  les  marchands.  Les 
échanges  se  faisaient  à  l'ombre  des  sanctuaires,  et  des  marchés  d'esclaves  se 
tenaient  à  côté  des  temples.  La  vente  de  la  chair  humaine  finit  môme  par 
devenir  la  spécialité   de  Délos,  et  sous  les  empereurs  romains,   jusqu'à 
dix  mille  esclaves  y  furent  brocantés  en  un  seul  jour.  Mais  les  marchés,  les 
temples,  les  monuments  ont  disparu  de  Délos,  et  de  l'île  voisine,  Rhéneia, 
qui  lui  servait  de  nécropole,  et  qu'un  pont  réunissait  à  la  terre  sacrée.  Délos 
est  maintenant  une  étendue  pierreuse  où   quelques   troupeaux  de  brebis 
broutent  de  maigres  pâturages  :  c'est  dans  le  sol  même  que  M.  Homolle  a 
dû  chercher  les  restes  du  temple  d'Apollon  délien.  Au  moyen  âge,  c'est  à  la 
grande  Naxos  qu'appartint  l'hégémonie.  De  nos  jours,  Tinos    est  l'île  la 
plus  sainte,  à  cause  de  son  église  vénérée  de  la  Panagia,  et  l'affluence  des 
pèlerins  y  est  vraiment  énorme  ;  mais  pour  le  commerce,  c'est  la  petite  île  de 
Syra  ou  Syros,  quoique  sans  arbres  et  sans  eau,  qui  est  devenue  la  métropole 
des  Cyclades.  Sa  ville,  connue  d'ordinaire  sous  le  nom  de  l'île,  quoique  portant 
officiellement  l'appellation  d'Hermoupolis,  est  la   troisième  cité  de  la  Grèce 
par  sa  population  et  la  première  par  son  commerce»  Avant  la  guerre  de 
l'indépendance,  Syra  était  une  ville  sans  importance,  mais  sa  neutralité 
pendant  la  lutte,  la   protection  efficace  des  escadres  françaises,  l'arrivée 
de  nombreux  réfugiés  des  îles  turques  de  Chios  et  de  Psara,  enfin  son  heu- 
reuse position  au  centre  des  Cyclades  en  ont  fait  graduellement  le  principal 
entrepôt,  le  chantier  et  la  station  centrale  de  la  mer  Egée.  C'est  dans  le  porl 
de  Syra  qui  viennent  se  nouer,  comme  les  fils  d'un  réseau,  les  lignes  de  na- 
vigation de  la  Méditerranée  orientale.  Hermoupolis  est  l'étape  nécessaire  des 
voyageurs  qui  se  rendent  à  Salonique,  à  Smyrne,à  Constantinople.  Aussi  la 
ville,  (jui  s'était  réfugiée  au  moyen  âge  sur  la  hauteur  par  crainte  des  pirates, 
a-t-elle  redescendu  la  pente  pour  développer  ses  quais  et  bâtir  ses  magasins 
sur  les  ruines  de  l'emporium  antique.  Vue  de  la  rade,  Hermoupolis  se 
montre  tout  entière  sur  le  flanc  de  la  montagne,  semblable  à  la  face  d'une 
pyramide  aux  degrés  d'une  blancheur  éblouissante. 


ILES  DE  L'ARCHIPEL  ET  DE  LA  MER  IONIENNE.  107 

Le  commerce  a  peuplé  l'âpre  rocher  deSyra,  mais  il  est  encore  loin  d'avoir 
utilisé  toutes  les  ressources  de  l'Archipel  et  d'avoir  rendu  à  l'ensemble  du 
groupe  l'importance  qu'il  avait  dans  l'antiquité.  L'Eubée  n'est  plus  «  riche  en 
bœufs»,  ainsi  que  le  prétend  son  nom,  et  n'exporte  guère  que  des  céréales, 
des  vins,  des  fruits  et  le  lignite  extrait  en  abondance  des  mines  de  Cumes  ou 
Koumi.  Les  jardins  de  Naxos  produisent  leurs  oranges,  leurs  citrons,  leurs 
cédrats  exquis  ;  Skopelos,  Andros,  Tinos,  la  mieux  cultivée  des  îles,  expé- 
dient leurs  vins;  les  bons  crûs  viennent  de  Santorin,  que  les  Grecs  d'au- 
trefois  avaient  nommée  Kallisté  ou  la  «  Meilleure  »,  à  cause  de  l'excellence 
de  ses  produits.  En  outre,  cette  île  et  les  autres  Cyclades  volcaniques  four- 
nissent au  commerce  des  laves,  des  pierres  meulières,  des  pouzzolanes,  de 
l'argile  de  Cimolos  ou  «  terre  cimolée  »,  bonne  à  blanchir  les  étoffes,  Naxos 
envoie  son  émeri,  Tinos  ses  marbres  veinés  ;  mais  c'est  là  tout.  Les  marbres 
de  Paros  restent  même  inexploités,  et  rarement  un  navire  se  montre  dans 
l'admirable  port  de  l'île.  Sauf  la  culture  du  sol,  et  çà  et  là  l'élève  des  vers 
à  soie,  les  habitants  des  Cyclades  n'ont  aucune  industrie,  et  les  îles  surpeu- 
plées, telles  que  Tinos  et  Siphnos,  doivent  envoyer  chaque  année  à  Constan- 
tinople,  à  Smyrne,  dans  les  villes  de  la  Grèce,  un  certain  nombre  d'émi- 
grants  qui  vont  travailler  comme  manœuvres,  cuisiniers,  potiers,  maçons  ou 
sculpteurs.  Si  quelques  îles  ont  une  population  surabondante,  combien  d'au- 
Ires  en  revanche  ne  sont  plus  habitées  ou  ne  donnent  asile  qu'à  des  bergers  ! 
Ainsi  la  plupart  des  îles  qui  se  trouvent  entre  Naxos  et  Àmorgos  ne  sont  que 
des  rochers  déserts.  Antimilo  n'est,  comme  Délos,  qu'un  pâtis  semé  de  pier- 
res. Enlin  Seriphos  et  Gioura,  l'antique  Gyaros,  sont  encore  des  solitudes 
mornes,  comme  aux  temps  où  les  empereurs  romains  les  désignèrent  pour 
servir  de  lieux  d'exil  ;  néanmoins  on  espère  que,  grâce  à  ses  minerais  de 
fer,  déclarés  excellents,  Seriphos  reprendra  prochainement  quelque  impor- 
tance. L'île  d'Antiparos  compte  sur  ses  riches  mines  de  plomb. 


ILES     IONIENNES 


L'île  de  Corfou,  située  au  large  des  côtes  de  l'Épire,  l'archipel  céphalo- 
nien,  qui  se  trouve  à  l'ouest  de  la  Grèce  continentale  et  péninsulaire,  enfin 
l'île  de  Cythère,  que  battent  à  la  fois  les  flots  de  la  mer  Ionienne  et  ceux  de 
la  mer  Egée,  ont  eu  depuis  un  siècle  les  plus  singulières  vicissitudes  poli- 
tiques. Seule  parmi  toutes  les  dépendances  naturelles  de  la  péninsule  des 


108  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

Balkans,  Corfou  avait  eu  le  bonheur  de  repousser  tous  les  assauts  des  Maho- 
métans  et  de  rester  terre  européenne,  grâce  à  la  protection  de  la  république 
de  Venise.  Lorsque  celle-ci  fut  livrée  à  l'Autriche  par  Bonaparte,  en  1797, 
Corfou  et  les  îles  Ioniennes  furent  occupées  par  les  Français.  Quelques  an- 
nées après,  les  Russes  en  devenaient  les  véritables  maîtres,  quoiqu'ils  eussent 
fait  semblant  d'y  organiser  une  sorte  de  république  aristocratique  sous  la 
suzeraineté  de  la  Turquie.  En  1807,  les  Français  reprenaient  possession  des 
îles  Ioniennes  pour  se  les  voir  arrachées  successivement  par  les  Anglais,  à 
l'exception  de  Corfou,  qu'ils  gardèrent  jusqu'en  1814.  Sous  le  nom  de 
«  république  Septinsulaire  »,  les  îles  Ioniennes  devinrent  alors  des  espèces 
de  fiefs  que  des  familles  de  grands  propriétaires  terriens  gouvernaient  au 
nom  de  l'Angleterre  et  avec  l'appui  de  ses  troupes.  Deux  fois  la  constitution 
octroyée  par  les  Anglais  dut  être  modifiée  dans  un  sens  plus  démocratique, 
mais  le  patriotisme  grec  des  Seplinsulaires  ne  voulut  s'accommodera  aucun 
prix  de  la  suzeraineté  de  la  Grande-Bretagne.  Celle-ci  se  résolut  enfin  à 
lâcher  sa  conquête,  et  les  populations  des  Sept-Iles,  rendues  à  leurs  affinités 
naturelles,  s'annexèrent  à  la  Grèce,  dont  elles  forment  les  communautés  les 
plus  avancées  en  instruction,  en  bien-être  et  en  activité.  Sans  doute,  en  ac- 
cordant la  liberté  à  ses  sujels  ioniens,  l'Angleterre  a  consulté  son  propre 
intérêt,  mais  elle  a  eu  l'intelligence  de  le  comprendre  ;  elle  a  reconnu  que 
l'influence  morale  est  supérieure  à  la  force  des  canons,  et  c'est  avec  une 
parfaite  bonne  grâce  qu'elle  a  cédé.  Non-seulement  elle  a  rendu  Cythère  et 
l'archipel  de  Céphalonie,  où  elle  n'avait  que  des  intérêts  commerciaux,  mais 
elle  a  également  livré  la  citadelle  de  Corfou,  qui  lui  permettait  de  commander 
l'entrée  de  l'Adriatique,  comme  elle  domine  celles  de  la  Méditerranée,  de 
la  mer  de  Sicile  et  de  la  mer  Rouge.  C'est  là  une  politique  de  magnanimité 
qui  n'a  pas  encore  trouvé  beaucoup  d'imitateurs  parmi  les  gouvernements 
du  monde,  et  que  l'Angleterre  elle-même  aurait  l'occasion  d'appliquer  en 
mainte  autre  partie  de  la  terre  ! 

De  tout  temps  Corfou,  la  Korkyra  des  Grecs  et  la  Corcyra  des  Romains, 
a  été  la  plus  importante  des  îles  Ioniennes,  grâce  au  voisinage  de  l'Italie 
et  aux  avantages  commerciaux  que  lui  procuraient  son  excellent  port  et  sa 
grande  rade,  pareille  à  un  vaste  lac.  D'après  les  habitants,  qui  aiment  à 
citer  le  témoignage  de  Thucydide,  Corfou  serait  cette  île  des  Phéaciens  dont 
parle  l'Odyssée  ;  ils  disent  même  avoir  retrouvé  dans  la  fontaine  de  Kressida 
le  ruisseau  où  la  belle  Nausicaa  lavait  le  linge  de  son  père,  et  les  beaux  jar- 
dins où  la  foule  se  promène  le  soir  près  de  la  ville  portent  le  nom  de  jardins 
d'Alcinoùs.  De  toutes  les  îles  Ioniennes,  Corfou  est  la  seule  qui  ait  une  petite 
rivière,  le  Messongi,  dont  les  eaux  ne  se  dessèchent  pas  en  été  et  que  l'on 


ILES  IONIENNES.  111 

peut  remonter  à  une  petite  distance  en  barque.  Les  collines,  placées  comme 
un  écran  devant  les  plaines  de  la  basse  Epire,  sont  exposées  à  toute  la  force 
des  orages  qu'apporle  le  vent  du  sud-ouest,  et  reçoivent  une  grande  quantité 
d'eau  de  pluie  :  aussi  la  végétation  est-elle  fort  riche;  les  orangers,  les  ci- 
tronniers s'étendent  autour  de  la  ville  en  odorants  bosquets,  les  vignes  et  les 
oliviers  cachent  de  leurs  pampres  et  de  leur  feuillage  les  roches  grisâtres  des 
collines,  d'opulentes  moissons  de  blé  ondulent  dans  les  plaines,  que  parcou- 
rent des  routes  bien  tracées.  Malheureusement,  Corfou  est  très-exposée  au 
vent  du  sud-est,  qui  souvent  n'est  autre  que  le  sirocco;  c'est  là  ce  qui  di- 
minue beaucoup  ses  avantages  comme  station  d'hiver  pour  les  malades. 

La  ville,  située  sur  une  péninsule  triangulaire,  en  face  de  la  côte  d'Épire, 
est  la  plus  considérable  et  la  plus  commerçante  de  l'ancienne  république 
Ionienne  :  c'est  aussi  une  puissante  forteresse,  que  tous  ses  possesseurs, 
Vénitiens,  Français,  Russes,  Anglais,  ont  successivement  travaillé  à  rendre 
imprenable.  De  ses  bastions  on  jouit  d'une  vue  fort  belle,  bien  inférieure 
toutefois  au  tableau  que  l'on  contemple  du  haut  du  mont  Pantocrator  ou 
«  Dominateur  »  ;  lorsque  le  temps  est  favorable,  on  peut  apercevoir  par- 
dessus le  détroit  jusqu'aux  montagnes  d'Otrante,  en  Italie.  La  proximité  de 
cette  péninsule,  les  relations  de  commerce,  les  traditions  laissées  par  la 
domination  de  Venise  ont  fait  de  Corfou  une  ville  à  demi  italienne,  et  de 
nombreuses  familles  appartiennent  à  là  fois  aux  deux  nationalités  par  l'o- 
rigine et  par  le  langage;  c'est  vers  1850  seulement  que  l'italien  cessa  d'être 
la  langue  officielle  de  l'île  et  de  tout  l'archipel.  Au  milieu  de  la  popula- 
tion cosmopolite  qui  se  presse  dans  les  murs  de  la  cité,  on  remarque  aussi 
beaucoup  de  Maltais,  porte-faix  et  jardiniers,  qui  avaient  suivi  dans  l'île 
leurs  maîtres  britanniques. 

Corfou  possédait  jadis  la  ville  de  Butrinto  et  quelques-uns  des  villages 
situés  en  face  sur  la  côte  d'Epire  ;  mais  un  gouverneur  anglais  en  fit  présent 
au  terrible  Ali-Pacha  et  maintenant  les  seules  dépendances  de  l'île  sont  les 
îlots  environnants  :  au  nord  Fano,  Samathraki,  Merlera;  au  sud  Paxos,  aux 
falaises  percées  de  grottes,  Antipaxos  dont  les  roches  suent  l'asphalte.  Paxos 
produit,  dit-on,  la  meilleure  huile  de  toute  la  Grèce  occidentale. 

Leucade,  Céphallénie.  Ithaque,  Zanteet  quelques  îlots  voisins  se  déploient 
en  un  archipel  gracieusement  recourbé  au  devant  du  golfe  de  Patras, 
le  long  des  côtes  d'Acarnanie  et  d'Élide.  Ensemble,  ces  îlots  constituent 
une  chaîne  de  montagnes  calcaires  alternativement  lavées  par  los  pluies  et 
brûlées  par  le  soleil.  Leurs  vallons  cultivés  produisent,  comme  ceux  de 
Corfou,  des  oranges,  des  citrons,  des  raisins  de  Corinthe,  du  vin,  de  l'huile, 
qui  sont  l'objet  d'un  commerce  assez  actif.  Par  leurs  habitants,  ces  îles 


112 


NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 


ressemblent  également  à  leurs  voisines  du  nord  ;  l'élément  italien,  sauf  à 
Ithaque,  se  trouve  assez  fortement  représenté  dans  la  population  grecque. 
Leucade  ou  et  la  Blanche  »,  ainsi  nommée  de  l'éclat  de  ses  promon- 
toires crétacés,  est,  en  réalité,  une  dépendance  du  continent.  Les  anciens 
lui  donnaient  le  nom  d'Acte  ou  «  Péninsule  »  et  racontaient  que  des  co- 
lons corinthiens  l'avaient  changée  en  île  en  creusant  un  canal  à  travers 
l'isthme  de  jonction.  L'examen  des  lieux  ne  confirme  point  cette  légende.  Il 
est  probable  que  les  Corinthiens,  comme  naguère  les  Anglais,  n'eurent  qu'à 
ouvrir  une  fosse  de  navigation  dans  la  lagune  qui  sépare  l'île  du  continent 
et  dont  la  profondeur  ne  dépasse  pas  soixante  centimètres  :  si  la  mer  lO- 


tr   22.    —    CANAL   DE   SAINTE-MAURE. 


20"40'F.siacCr 


T>  aprej  I 'Liai  ■  Jhjar  l 


Grave  par  Krharà 


Echelle  de    200.000 


nienne  avait  des  marées,  l'île  de  Leucade,  comme  Noirmoutier,  sur  les 
côtes  de  France,  se  changerait  deux  fois  par  jour  en  péninsule.  Un  pont 
dont  il  reste  d'importants  débris,  unissait  jadis  les  deux  rivages  par-dessus 
l'étroit  chenal  qui  s'ouvre  au  sud  de  la  lagune;  au  nord,  un  îlot,  portant 
la  chapelle  et  la  forteresse  de  Sainte-Maure,  dont  le  nom  est  souvent  attribué 
à  l'île  de  Leucade  elle-même,  garde  l'entrée  du  canal.  C'était  naguère  le 
seul  endroit  de  la  Grèce  occidentale  où  se  trouvât  un  bosquet  de  dattiers.  Un 
magnifique  aqueduc  de  deux  cent  soixante  arches,  servant  aussi  de  chaussée, 
réunissait  la  forteresse  à  la  ville  d'Amaxiki,  principal  port  et  capitale  de 
Leucade;  mais  ce  monument  de  l'industrie  turque,  élevé  sous  le  règne  de 


SAINTE-MAURE  ET  CÉPHALLÉNIE.  M5 

Bajazet,  a  été  fort  endommagé  par  les  tremblements  de  terre.  On  pourrait 
croire  qu'au  milieu  des  salines  et  des  lagunes  basses  où  les  marins  ne  se 
hasardent  que  sur  des  troncs  d'arbres  creusés  et  à  fond  plat,  la  fièvre  règne 
en  permanence;  toutefois  Amaxiki,  de  même  que  Missolonghi  dans  sa  vaste 
plaine  noyée,  est  une  ville  relativement  salubre,  et  les  femmes  y  ont  une 
apparence  de  fraîcheur  et  de  beauté  remarquables.  Au  sud  commencent  les 
montagnes  boisées  qui  vont  se  terminer  en  face  de  Céphallénie  par  le  célèbre 
promontoire  qui  portait  le  temple  d'Apollon.  Le  «  Saut  de  Leucade  »  est 
un  roc  de  soixante  mètres  de  hauteur  d'où  les  accusés,  auxquels  on  avait 
attaché  aux  pieds  et  aux  mains  des  espèces  d'ailes  formées  de  plumes  d'oi- 
seaux, étaient  lancés  dans  la  mer  pour  y  prouver  leur  innocence  par  le  salut 
ou  leur  crime  par  la  mort;  les  amants  s'en  précipitaient  aussi  pour  oublier 
leur  passion,  soit  dans  la  frayeur  de  la  mort,  soit  dans  la  mort  elle-même. 

Céphallénie  est  la  plus  grande  des  îles  Ioniennes,  et  la  montagne  qui  la 
domine,  l'Enos  ou  Elatos,  le  Montenero  des  Italiens,  est  la  cime  la  plus 
élevée  de  l'archipel  ;  du  milieu  de  la  mer  d'Ionie,  les  matelots  peuvent,  par 
un  temps  favorable,  voir  d'un  côté  l'Etna  de  Sicile,  de  l'autre  le  mont  de 
Céphallénie.  Les  forêts  de  conifères  qui  avaient  valu  à  la  haute  montagne 
le  nom  italien  de  Montenero,  ont  été  presque  entièrement  dévorées  par  les 
incendies,  mais  il  en  reste  encore  des  lambeaux,  où  se  voient  des  sapins 
magnifiques  d'une  espèce  particulière.  Sur  la  croupe  suprême  de  la  mon- 
tagne on  voit  encore  les  restes  d'un  temple  de  Jupiter.  L'île  est  fertile  et 
peuplée,  mais  son  grand  malheur  est  de  manquer  d'eau;  la  plupart  des 
ruisseaux  tarissent  en  été  et  les  habitants  sont  parfois  dans  une  véritable 
détresse.  Le  sol  calcaire,  tout  fissuré,  percé  d'énormes  entonnoirs,  laisse 
passer  comme  un  crible  les  eaux  de  pluie  qui  vont  rejaillir  en  fontaines 
dans  la  mer  elle-même,  loin  des  campagnes  altérées.  En  revanche,  par  un 
phénomène  bizarre  et  peut-être  unique,  la  mer  de  Céphallénie  verse  dans 
les  cavernes  de  ses  rivages  deux  abondants  ruisseaux  d'eau  salée  qui  vont 
se  perdre  au  loin  en  des  galeries  inconnues, 

Le  lieu  de  cette  étrange  disparition  des  eaux  maritimes  est  à  quelque  dis- 
tance au  nord  d'Argostoli,  ville  que  son  port  très-abrité,  mais  sans  profon- 
deur, a  rendue  l'une  des  plus  commerçantes  de  l'île,  et  où  se  trouve  une 
magnifique  chaussée  de  sept  cents  mètres  unissant  les  deux  bords  d'un  golfe. 
Les  deux  ruisseaux  marins  sont  assez  considérables  pour  que  leur  courant 
puisse  mettre  en  mouvement  les  roues  de  grands  moulins  qui  n'ont  cessé 
de  fonctionner  régulièrement,  l'un  depuis  1855,  l'autre  depuis  1859.  Le 
débit  commun  des  deux  courants  est  d'environ  deux  mètres  cubes  par 
seconde,  ou  plus  exactement  de  160,000  mètres  cubes  par  jxmr.  Cette  eau 
»,  43 


U4 


NOUVELLE  GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 


s'a masse-t-elle  dans  les  profondeurs  du  sol,  en  de  vastes  lacs  que  l'évapora- 
tion  constante  suffit  pour  maintenir  au  même  niveau  et  où  le  sel  s'amasse 
en  couches  épaisses?  ou  bien,  comme  le  pense  le  géologue  Wiebel,  l'excédant 
de  ces  eaux  marines,  réparti  dans  les  fissures  du  sol  en  de  nombreux  filets, 
est-il  ramené  par  un  phénomène  d'aspiration  hydrostatique  dans  les  ruis- 
seaux souterrains  d'eau  douce  qui  parcourent  le  sol  caverneux  de  l'île,  et 
forme-t-il  avec  eux  plusieurs    fontaines    d'eau    saumàtre   qui  jaillissent 


K°   25.    —  ARGOSTOLI. 


£.'?.prcs  Mri£bel 


Gravé  rhrz  Krhard. 


Echelle   de    78.000 


en  divers  endroits  à  la  base  des  collines?  On  ne  sait,  mais  il  est  pro- 
bable que  le  régime  souterrain  des  eaux  douces,  salées,  sulfureuses,  est  en 
grande  partie  la  cause  des  tremblements  de  terre  qui  sont  si  fréquents  et 
si  redoutables  à  Céphallénie.  Toutes  les  maisons  d'Argostoli  sont  basses, 
afin  de  pouvoir  résister  aux  frémissements  du  sol.  L'île  d'Asteris,  qu'Ho- 
mère nous  décrit  comme  ayant  deux  ports,  et  où  s'éleva  plus  tard  la  ville 
d'Alalkomenas,  n'existe  plus  entre  Céphallénie  et  Thiaki  :  elle  a  été  pro- 
bablement détruite  par  les  secousses  du  sol,  car  on  ne  saurait  voir  dans  le 
simple  écueil  de  Daskalion  un  reste  de  cette  terre  habitée. 

Thiaki,  la  fameuse  Ithaque  du   «  divin  Ulysse  »,  peut  être  considérée 


CÉP1IALLÉNIE,  ITHAQUE,   ZANTE.  il5 

comme  une  dépendance  de  Céphallénie,  dont  la  sépare  le  canal  aux  rivages 
parallèles  de  Viscardo,  ainsi  nommé  en  souvenir  du  conquérant  Piobert 
Guiscard.  L'île  est  petite  et  l'on  a  cru  y  reconnaître  tous  les  sites  dont  parle 
l'Odyssée,  la  fontaine  Aréthuse/la  haute  roche  au  pied  de  laquelle  Eumce, 
le  divin  porcher,  paissait  son  troupeau,  et,  dit-on,  jusqu'au  palais  d'Ulysse, 
mais,  récemment  encore,  les  habitants  des  deux  versants  de  l'île  revendi- 
quaient également  tous*  ces  lieux  fameux  :  de  même  qu'il  y  a  deux  Troies, 
deux  Pergames,  deux  Scamandres  et  deux  Simoïs,  de  même,  dit  le  voyageur 
Gilliéron,  il  y  a  deux  villes  d'Ithaque,  deux  Aréthuses  et  deux  Grottes  des 
Nymphes.   L'infatigable  Schliemann,  qui  a  tant  fait  pour  l'exploration  du 
monde  homérique,  vient  de  retrouver  la  ville  qui  fut  certainement  l'ancienne 
capitale  d'Ithaque  et  dont  le   site  n'avait  pas  même  été  exploré  par  les 
voyageurs  précédents.  Les  débris  cyclopéens  de  cette  nntique  cité,  où  se 
voient  encore  les  ruines  de  cent  quatre-vingt-dix  maisons,  mais  qui  peut 
en  avoir  renfermé  deux  mille,  sont  dominés  par  les  remparts  et  les  tours 
du  «  château  d'Ulysse  »,  acropole  située  sur  la  plate-forme  triangulaire  du 
sommet  de  l'Aétos,  à  560  mètres  au-dessus  du  niveau  de  la  mer.  Les  restes 
de  poteries  trouvées  dans  les  ruines  de  l'ancienne  cité  ne  ressemblent  pas  à 
celles  qui  ont  été  découvertes  dans  les  fouilles  de  Mycènes  :  elles  rappellent 
plutôt  celles  de  Troie  et  quelques-unes  portent  des  inscriptions  non  encore 
déchiffrées.  On  ne  retrouve  plus  les  noires  forêts  qui  recouvraient  les  pentes 
du  mont  Nérite.  Les  habitants  d'Itaque  sont  très-fiers  de  leur  petite  patrie 
chantée  par  Homère,   et  dans  chaque   famille  on  compte  au  moins  une 
Pénélope,  un  Ulysse,  un  Télémaque,  bien  qu'en  dépit  de  leurs  prétentions 
ils  ne  soient  point  les  descendants  de  l'artificieux  fils  de  Laërte.  Pendant  le 
moyen  âge,  l'île  fut  complètement  dépeuplée  par  les  ravageurs,  et  le  sénat 
de  Venise  dut,  en  1504,  offrir  gratuitement  les  terres  d'Ithaque  à  des  colons 
du  continent  afin  de  changer  ce  désert  en  une  escale  de  commerce.  La  plu- 
part des  immigrants  viennent  des  côtes  de  l'Epire  :  aussi  l'idiome  grec  des 
insulaires  est-il  fort  mélangé  de  mots  albanais.  De  nos  jours,  Ithaque  est 
bien  cultivée,  et  son  port,  appelé  Bathy  ou  «  le  Profond  »,  près  duquel  s'é- 
lève une  ville  moderne,  fait  un  assez  grand  trafic  de  raisins  de  Corinthe, 
d'oranges  délicieuses,  d'huile  et  de  vin.  Comme  au  temps  d'Homère,  l'île 
d'Ithaque  est  une  excellente  «  nourrice  de  vaillants  hommes  ».  Les  gens  de 
Thiaki  sont  grands  et  forts  ;  d'après  l'enthousiaste  Schliemann,  ils  seraient 
aussi  les  plus  vertueux  des  humains,  jusqu'à  ignorer  leur  propre  vertu  et  à 
ne  se  faire  aucune  idée  du  mal.  Ils  sont  fort  sérieux,  quelquefois  même 
mélancoliques,  et  nombre  d'entre  eux  succombent  cà  la  folie,  ce  mal  si  rare 
chez  les  autres  Grecs.  Schliemann  voit  en  eux  les  descendants  de  Phéniciens 


116  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

et  leur  attribue  le  type  sémitique  ;  d'ailleurs,  le  nom  d'Ithaque,  de  même 
que  celui  d'Utique,  sur  le  sol  africain,  est  d'origine  phénicienne  et  signifie 
«  colonie  ».  Parmi  les  Thiakiotes  on  ne  trouve  ni  riches  ni  mendiants  ; 
cependant  l'amour  des  voyages  pousse  un  grand  nombre  des  habitants  à 
s'expatrier.  On  les  rencontre  dans  toutes  les  villes  populeuses  de  l'Orient, 
surtout  à  Galatz  et  à  Braïla,  où  ils  s'occupent  du  transport  des  blés  :  des 
Thiakiotes  associés  possèdent  sur  le  Danube  une  flotte  de  vingt  à  trente  gros 
navires. 

«  Zante,  fior  del  Levante  »,  disent  les  Italiens.  L'antique  Zacynthe  est, 
en  effet,  celle  des  îles  Ioniennes  qui  est  la  plus  riche  en  vergers,  en  cultures, 
en  maisons  de  plaisance;  elle  a  même  des  bosquets,  restes  des  forêts  dont 
parlent  Homère  et  Virgile.  Une  grande  plaine,  comprise  entre  deux  arêtes 
de  collines  d'une  médiocre  élévation,  occupe  le  milieu  de  «  l'île  d'Or  »  :  c'est 
un  vaste  jardin  entremêlé  de  vignes  qui  produisent  d'excellents  raisins  de 
Corinthe  et  des  raisins  d'autres  espèces  dont  les  vins  peuvent  se  comparer 
aux  meilleurs  crus  de  l'Espagne.  Les  habitants,  fort  industrieux,  ne  se 
bornent  pas  à  cultiver  leur  propre  territoire,  ce  sont  eux  aussi  qui  vont 
exploiter  les  champs  des  Acarnaniens,  soit  à  gages,  soit  à  part  de  la  ré- 
colte ;  ils  fabriquent  des  tissus  de  soie  très-solides  et  d'un  dessin  original . 
appréciés  dans  tout  l'Orient.  La  ville  de  Zante,  située  sur  le  rivage  oriental, 
en  face  des  côtes  de  l'Elide,  est  d'aspect  tout  italien  :  on  pourrait  croire 
qu'elle  est  encore  une  colonie  de  Venise,  comme  au  siècle  dernier,  lorsque 
y  naquit  le  poëte  Ugo  Foscolo.  Elle  est  dominée  par  une  forteresse,  délabrée 
maintenant,  d'où  l'on  peut  voir  à  l'orient  «  la  Grèce  tout  entière,  du  Tay- 
gète  au  Parnasse1  ».  Zante  est  la  ville  la  plus  riche  et  la  mieux  tenue  de 
l'archipel  céphalonien  ;  mais  elle  a  beaucoup  perdu  de  sa  propreté  depuis 
que  les  Anglais  ont  quitté  le  pays,  et  plusieurs  édifices,  ébranlés  et  lézardés 
par  des  secousses,  que  l'on  croit  être  d'origine  volcanique,  n'ont  pas  encore 
été  réparés.  Des  sources  de  bitume  jaillissent  près  de  la  pointe  sud- 
orientale  de  l'île,  au  «  cap  de  la  Cire  »  :  exploitées  déjà  du  temps  d'Héro- 
dote, ces  fontaines  fournissent  encore  environ  cent  barils  de  liquide,  lors 
de  la  récolte  annuelle  qui  se  fait  au  mois  d'avril.  En  outre,  des  sources 
d'huile,  utilisées  pendant  quelque  temps  par  des  mineurs  anglais,  s'é- 
panchent au  bord  de  la  mer  et  même  jaillissent  du  fond  ;  près  du  cap  Ski- 
nari,  au  nord  de  l'île,  une  sorte  de  graisse  puante  recouvre  constamment 
les  eaux. 

Les  seuls  îlots  qui   dépendent  de  Zante  sont  les  Strivali,  les  anciennes 

«  II.  Belle,  Tour  du  Monde,  vol.  XXXIV,  1877. 


CÉPHALLÉNIE,   ITHAQUE,    ZANTE.  117 

Strophades  où  la  légende  mythologique  nous  dit  que  volaient  les  hideuses 
harpyes1. 


VI 


LE  PRESENT  ET  L  AVENIR  DE  LA  GRECE 

Le  peuple  grec  a  certainement  fait  de  grands  progrès  depuis  qu'il  a  secoué 
le  joug  des  Turcs,  cependant  il  est  loin  d'avoir  tenu  tout  ce  que  les  phil- 
hellènes  enthousiastes  attendaient  de  lui.  En  le  voyant  égaler  en  courage 
les  Grecs  de  Marathon  et  de  Platée,  on  crut  qu'il  saurait  en  peu  de  temps 
s'élever  au  niveau  intellectuel  et  artistique  des  générations  qui  produisirent 
Aristote  et  Phidias.  Ces  grandes  espérances  n'ont  point  été  réalisées.  Ce  n'est 
point  en  l'espace  d'une  génération  qu'un  peuple  saurait  émerger  complète- 
ment de  la  barbarie,  échapper  aux  superstitions  de  toute  espèce  qui  étei- 
gnaient son  esprit,  changer  les  mœurs  de  violence,  de  ruse,  de  paresse  que 
lui  avait  données  la  servitude,  et  s'assimiler  les  conquêtes  scientifiques  de 
vingt  siècles,  pour  prendre  lui-même  sa  place  au  rang  des  peuples  initia- 
teurs. D'ailleurs  il  faut  tenir  compte  du  petit  nombre  des  Hellènes  de  la 
Grèce,  qui  égalent  à  peine  la  population  de  deux  départements  français  et 
qui  sont  très-clair-semés  sur  un  territoire  montueux,  âpre,  sans  chemins.  Les 
rivages  des  péninsules  et  les  îles,  tout  dentelés  déports,  sont  admirablement 
disposés  pour  le  commerce;  aussi  les  habitants  n'ont-ils  pas  manqué  d'en 
profiter  et  l'on  sait  avec  quel  succès  ;  mais  il  est  peu  de  contrées  en  Europe 
dont  le  relief  soit  moins  favorable  à  l'utilisation  des  ressources  agricoles  et 
industrielles  du  pays.  La  nature  du  sol  s'oppose  partout  à  la  construction  des 
routes,  tandis  que  partout  aussi  la  mer  bleue  souriant  dans  les  golfes  invite 
aux  voyages  et  au  commerce  lointain.  Aussi  nul  mouvement  d'immigration 
ne  se  produit  de  l'Empire  Ottoman  vers  la  Grèce,  tandis  qu'au  contraire  des 
multitudes  d'Hellènes,  surtout  des  îles  Ioniennes  et  des  Cyclades,  émigrent 
chaque  année  pour  chercher  fortune  à  Constantinople,  au  Caire  et  jusque 
dans  les  Indes.  Les  hommes  de  travail  ou  d'aventure  s'éloignent,  laissant 

1  Iles  Ioniennes. 

Noms  des  iles.  Superficie.  Monts  les  plus  élevés.  Population  en  1870. 

Gprfou.'. 580  kil.  car.  Pantocrator 1,000  met.           72,450  hab. 

Paxos  et  Antipaxos.   .    .         70       »                   '  —  —                     3,600    t> 

Leucade 475       ».  Nomali 1,180  »             21,000    » 

Céphalonie.   .....  757       »  Elatos 1,620  »             67,500    » 

Ithaque 110       »  Neriton.    .....  807  »              10,000    » 

Zante.    .......  420       »  Skopos 596  «              44,500    » 


118  NOUVELLE   GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

derrière  eux  la  tourbe  des  intrigants  qui  font  de  la  politique  un  métier  lu- 
cratif et  les  pacifiques  employés  dont  l'avenir  dépend  de  la  faveur  d'un  mi- 
nistre. 11  en  résulte  ce  fait  assez  bizarre,  que  les  communautés  de  Grecs  les 
plus  riches  et  les  plus  prospères  sont  précisément  celles  qui  se  développent 
à  l'étranger.  Elles  sont  aussi  plus  libres  et  mieux  administrées.  En  dépit  du 
pacha  qui  la  surveille,  la  moindre  petite  cité  romaïque  de  la  Thrace  ou  de 
la  Macédoine  pourrait  servir  de  modèle  dans  la  gestion  de  la  chose  publique 
au  royaume  autonome  et  souverain  de  la  Grèce.  C'est  qu'elle  a  un  intérêt 
immédiat  à  bien  gérer  ses  affaires,  qui  sont  pour  ainsi  dire  des  affaires  de 
famille,  tandis  que  dans  l'Hellade  une  bureaucratie  inquiète  et  rapace  in- 
tervient à  tout  propos  pour  gérer  à  son  profit  les  deniers  de  la  commune, 
corrompt  les  électeurs  afin  de  se  maintenir  en  place,  et  tente  de  rentrer 
dans  ses  débours,  en  continuant,  sous  mille  formes  vexatoires  plus  ou  moins 
légales,  les  traditions  de  piraterie  et  de  brigandage  qui  ont  été  si  long- 
temps celles  de  leurs  pays. 

La  population  actuelle  de  la  Grèce  proprement  dite,  sans  tenir  compte  des 
quatre  cent  mille  Epirotes  et  Thessaliens  dont  le  territoire  est  réclamé  par  les 
Grecs,  peut  être  évaluée  à  dix -septcent  mille  personnes,  soit  environ  les  deux 
cinquièmes  des  Hellènes  d'Europe  et  d'Asie.  A.  surface  égale,  l'Hellade, 
dont  la  position  est  si  avantageuse  pour  le  commerce,  est  non-seulement 
beaucoup  moins  peuplée  que  les  pays  civilisés  de  l'Europe  occidentale,  elle 
est  même  à  cet  égard  inférieure  à  la  Turquie.  D'après  les  auteurs  qui  ont 
le  mieux  étudié  l'histoire  du  passé  des  Hellènes,  la  Grèce  propre,  à  l'époque 
de  sa  plus  grande  prospérité,  n'aurait  pas  eu  moins  de  six  à  sept  millions 
d'habitants.  L'Attique  à  elle  seule  était  dix  fois  plus  peuplée  qu'elle  ne 
l'est  aujourd'hui,  et  certaines  îles,  où  l'on  voit  au  plus  quelques  bergers, 
étaient  couvertes  de  cités  populeuses;  au  milieu  de  tous  les  plateaux  dé- 
serts, au  bord  du  moindre  ruisseau,  sur  chaque  promontoire  se  montrent 
les  emplacements  de  villes  antiques  :  la  carte  du  monde  hellénique,  de 
Chypre  à  Corfou  et  de  Thasos  à  la  Crète,  fourmille  de  palxochori,  de  pa- 
ixocastro,  de  palseopoli,  et  la  Grèce  continentale  n'est  pas  moins  riche  que 
les  îles  et  les  côtes  de  l'Asie  Mineure  en  souvenirs  de  ce  çenre. 

Toutefois,  si  le  pays  se  repeuple  avec  une  certaine  lenteur,  le  progrès  n'en 
est  pas  moins  incontestable.  Avant  la  guerre  de  l'indépendance,  le  nombre 
des  habitants  de  la  Grèce,  y  compris  les  îles  Ioniennes,  dépassait  peut-être 
un  million;  mais  les  batailles  et  surtout  les  massacres  de  la  Morée  dimi- 
nuèrent considérablement  la  population;  en  1852,  les  Grecs  et  les  Ioniens 
réunis  étaient  950,000  au  plus.  Depuis  cette  époque,  l'accroissement  an- 
nuel a  varié  de  9,000  à  14,000  individus,  mais  d'une  manière  assez  inégale, 


ETAT  ACTUEL  DE  LA  GRÈCE. 


119 


car  si  les  villes  grandissent  rapidement,  en  revanche  plusieurs  îles  de  l'Ar- 
chipel et  de  la  mer  Ionienne,  notamment  Andros,  Santorin,  Hydra,  Zante, 
Leucade,  perdent  par  l'émigration  plus  d'habitants  que  ne  leur  en  donne 
le  surplus  des  naissances  sur  les  morts.  Dans  le  continent,  ce  sont  les  fièvres 
paludéennes  qui  retardent  le  plus  les  progrès  du  repeuplement  de  la  Grèce. 
Parfaitement  sain  par  son  climat  naturel,  le  sol  est  en  maints  endroits 
devenu  très-insalubre  par  les  eaux  qu'on  laisse  séjourner  en  marais  ;  la  re- 
conquête des  terres  par  l'agriculture  sera  donc  en  même  temps  l'enrichisse- 
ment de  la  contrée  et  la  disparition  d'un  fléau  terrible1. 

Malheureusement,  cette  reconquête  du  sol  agricole  s'opère  avec  lenteur. 
Les  produits  ne  suffisent  point  à  nourrir  la  population  ;  à  bien  plus  forte 
raison  ne  peuvent-ils  alimenter  un  commerce  d'exportation  considérable. 
Pourtant  les  terres  cultivables  de  la  Grèce  se  prêtent  admirablement  à  la 
production  des  vins,  des  fruits,  des  plantes  industrielles,  telles  que  le  coton, 
la  garance,  le  tabac.  Les  figues  et  les  oranges  sont  exquises  ;  les  vins  de 
Santorin  et  d'autres  Cyclades  sont  parmi  les  meilleurs  des  bords  de  la 
Méditerranée;  les  huiles  de  l'Attique,  sans  être  épurées  comme  celles  de 
Provence,  ne  sont  pas  moins  bonnes  qu'aux  temps  où  la  déesse  Athéné 
planta  de  ses  mains  l'olivier  sacré.  A  l'exception  des  cotons  de  la  Phthio- 
tide  et  des  raisins  dits  de  Corinthe,  que  l'on  exporte  de  Patras  et  des  îles 
Ioniennes  pour  une  valeur  de  trente  ou  quarante  millions  de  francs  chaque 
année,  la  Grèce  ne  vend  à  l'étranger  qu'une  part  bien  faible  de  produits  agri- 
coles, et  ces  produits  ne  doivent  que  peu  de  chose  au  travail  de  l'homme.  Un 
de  ses  principaux  articles  d'exportation,  la  vallonée,  dont  se  servent  les  tein- 
turiers, est  la  cupule  d'un  gland  de  chêne  que  l'on  ramasse  dans  les  forêts. 


Population  des  principales  villes  de  la  Grèce,  avec  leur  banlieue  : 


(1879) 


Athènes  et  le  Pirée . 

Corfou.    .......  y> 

Ilcrmoupolis  ou  Syra. .    .  » 

Palras.. (1870) 

Zante (1870) 

Lixouri  (Céphallénie)  .    .  .> 

Pyrgos  ou  Letrini.  ...  « 

Tripolis  ou  Tripolitza  .    .  » 

Chalcis,  en  Eubée.  ...  >. 

Sparte  ........  » 

Arg-os i) 


96  000  h:dj 
40  000  » 
35  000  ». 
50  000  »> 
20  500  ». 
14,000  ? 
15,600  »> 
11,500  »> 
11,000  » 
.....  »»  10,700  »> 
»>         10,600  »» 

Population  de  la  Grèce,  sans  les  îles  Ioniennes,  en  1832 
»  »  »  »  en  1870 

)»  »>  avec  les  îles  Ioniennes.         » 

».  »  par  kilom.  carré 

»  probable  He  la  Grèce.  .    .    . 


Argostoli  (Céphallénie) 

Kalamala 

Histisea,  en  Eubée 
Kiirystos       » 
iEgion  ou  Vostitza.    . 
Nauplie. ...... 

Spezia 

Kranidhi,  en  Argolide. 

Lnmia. 

Missolonghi 

Andros 


(1870) 


9,500  hab 

9,400  »» 

8,900  » 

8,800  >» 

8,800  »» 

8,500  »» 

8,400  » 

8,400  » 

8,500  »» 

7,500  i» 

9,500  ». 


en  1879. 


715,000  hab. 

1,226,000  » 

1,458,000  » 

29  ». 

1,679,775   » 


420  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE 

Dans  un  pays  de  si  pauvre  agriculture,  il  est  tout  naturel  quel'induslrie 
proprement  dite  soit  à  peu  près  nulle,  si  ce  n'est  au  Pirée,  où  se  trouvaient, 
en  1876,  dix-neuf  usines  à  vapeur1.  C'est  de  l'étranger,  de  l'Angleterre  sur- 
tout, que  la  Grèce  fait  venir  tous  les  objets  manufacturés  dont  elle  a  besoin  ; 
elle  n'a  pas  même  un  outillage  suffisant  pour  exploiter  sérieusement  ses 
carrières  de  marbres,  plus  riches  que  celles  de  Carrare.  Il  n'existe  qu'une 
seule  exploitation  minière  importante,  celle  du  Laurion,  dans  toute  l'é- 
tendue de  la  Grèce.  En  cette  partie  de  l'Attique,  les  anciens  avaient  utilisé 
pendant  des  siècles  de  riches  mines  de  plomb  argentifère,  et  d'énormes 
masses  de  déblais  s'élèvent  çà  et  là  en  véritables  collines.  Ce  sont  ces  amas 
que  l'on  traite  maintenant  dans  l'usine  d'Ergastiria,  l'une  des  plus  grandes 
fonderies  de  plomb  du  monde  entier  :  chaque  année,  on  extrait  de  ces  débris 
près  de  dix  mille  tonnes  de  plomb,  sans  compter  une  quantité  d'argent 
considérable.  Autour  de  l'usine  s'est  fondée  une  petite  ville  industrielle, 
dont  le  port  est  un  des  plus  actifs  de  la  Grèce.  Mais  ce  n'est  point  sans 
peine  que  s'est  créé  ce  remarquable  établissement  d'Ergastiria.  Jaloux  des 
industriels  étrangers  qui  exploitaient  toutes  ces  richesses,  des  Grecs  leur 
ont  suscité  mille  entraves  et  peu  s'en  est  fallu  qu'à  Dropos  des  amas  de 
scories  du  Laurion,  le  gouvernement  hellénique  ne  se  brouillât  complète- 
ment avec  la  France  et  l'Italie. 

Puisque  les  Grecs  ne  tirent  de  leur  sol  qu'une  quantité  de  produits  insuf- 
fisante à  leur  propre  entretien  et  que  leur  industrie  est  sans  grande  impor- 
tance, ils  seraient  condamnés  à  mourir  de  faim ,  si  par  leurs  cinq  mille 
navires,  toujours  en  mouvement,  ils  n'avaient  pris  dans  les  eaux  de  la 
Méditerranée  le  métier  lucratif  de  porteurs.  Leur  marine  marchande  dépasse 
cinq  fois  la  flotte  commerciale  de  la  Belgique;  encore  faut-il  ajouter  que  la 
plupart  des  navires  qui  hissent  le  pavillon  turc  appartiennent  à  des  marins 
hellènes 2.  C'est  dans  cette  navigation  de  cabotage  que  se  révèle  tout 
entier  le  vieil  instinct  de  race.  Tandis  que  les  grands  bateaux  à  vapeur  à 
parcours  rapide  appartiennent  à  des  compagnies  puissantes  de  l'Occident, 
les  marins  hellènes  possèdent  les  navires  d'un  faible  tonnage  et  au  char- 
gement varié  qui  suivent  la  côte  d'échelle  en  échelle,  d'ordinaire  ne  dé 

1  Usines  à  vapeur  de  la  Grèce  en  1876  :  112,  employant  24,300  ouvriers. 

Produits 154,580,000  francs. 

-  Commerce  et  navigation  de  la  Grèce  : 

Flotte  commerciale 5,017  navires. 

Tonnage 239,640  tonnes. 

Importation  en  187 i.. 120,567,150  francs. 

Exportation         »        ........  75,485,900       » 

Total  des  échanges  en  1874 l'.'5,853,050      » 


INDUSTRIE  ET  COMMERCE  DE  LA  GRECE.  121 

passant  point  les  limites  de  l'ancien  monde  grec.  Aucune  embarcation  ne 
peut  naviguer  en  Méditerranée  à  moindres  frais  que  les  leurs,  car  tous  les 
matelots  ont  un  intérêt  dans  le  chargement  et  tous  vivent  d'abstinence  pour 
augmenter  le  bénéfice  ;  les  uns  ont  fourni  le  bois,  les  autres  le  gréement, 
d'autres  encore  telle  ou  telle  partie  de  la  cargaison,  et  ce  sont  des  conci- 
toyens de  leur  ville  ou  de  leur  village  qui,  sur  leur  simple  parole,  ont  donné 
l'argent  nécessaire  à  l'achat  des  marchandises.  Sur  maint  navire ,  tout 
l'équipage  est  composé  d'associés,  se  partageant  fraternellement  la  besogne, 
mais  n'ayant  point  de  maître  parmi  eux.  Tous  sont  égaux. 

Mais  quelles  que  soient  la  sobriété  et  l'intelligente  initiative  des  marins 
hellènes,  ils  ont  à  craindre  le  sort  qui  menace  partout  le  petit  commerce 
et  la  petite  industrie.  Les  bateaux  porteurs  de  la  Grèce  pourront  lutter 
longtemps  contre  les  paquebots  des  puissantes  compagnies,  mais  ils  finiront 
par  céder  la  place  ou  par  se  transformer  en  bateaux  de  pêche  pour  le  co- 
rail ou  les  éponges.  Le  pays  est  menacé  de  perdre  son  rang  commercial, 
s'il  n'accroît  rapidement  ses  ressources  intérieures  par  le  développement 
de  l'agriculture  et  de  l'industrie  et  la  construction  de  chemins  qui  per- 
mettent le  transport  des  produits.  Actuellement  la  Grèce  n'a  que  500  kilo- 
mètres en  routes  carrossables,  non-seulement  à  cause  des  obstacles  que  les 
rochers  et  les  montagnes  opposent  aux  ingénieurs,  mais  surtout  à  cause  de 
l'insouciance  des  habitants,  auxquels  la  mer  avait  toujours  suffi.  Télémaque 
ne  pourrait  plus  aujourd'hui,  comme  aux  temps  homériques,  —  à  moins 
qu'ils  ne  soient  fabuleux,  —  franchir  sur  son  char  l'espace  qui  sépare 
Pylos  de  Lacédémone;  il  lui  faudrait  cheminer  au  bord  des  précipices  sur 
de  hasardeux  sentiers.  De  tous  les  pays  indépendants  de  l'Europe,  la  Grèce 
est,  avec  la  Serbie,  celui  qui  est  resté  le  plus  longtemps  sans  une  voie 
ferrée;  même  de  nos  jours,  Athènes  ne  possède  que  le  chemin  de  fer  qui 
mène  auPirée  et  le  petit  réseau  industriel  du  Laurion1;  le  chemin  d'Athènes 
à  Patras  n'est  pas  commencé.  Si  les  grands  travaux  publics  de  la  Grèce  ont 
été  tellement  retardés,  la  principale  cause  en  est  à  l'état  de  banqueroute 
perpétuelle  dans  lequel  se  trouve  le  gouvernement  hellénique.  L'équilibre 
du  budget  grec  n'est  qu'une  fiction.  La  dette,  qu'il  est  tout  à  fait  impossible 
de  payer,  s'élèverait  à  plus  d'un  demi-milliard,  soit  à  plus  de  trois  cents 
francs  par  tête,  si  l'on  n'avait  depuis  longtemps  négligé  de  payer  les  in- 
térêts des  premiers  emprunts.2 

1  Réseau  télégraphique  de  la  Grèce  en  1876  :  2,576  kilomètres. 

Télégrammes 244,200 

Lettres  expédiées 3,554,000 

Journaux  expédiés 2,738,000 

a-  Budget  en  1880.    .     Recettes.    .    .    .     i^.OOQ.OOO  fr.    Dépenses.    .    .    .   125,000,000 

16 


122  NOUVELLE  GEOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

A  la  misère  générale  du  pays  répond  la  misère  privée  de  la  grande  majo- 
rité des  habitants  de  la  Grèce.  Épuisés  par  le  payement  de  la  dîme,  à  laquelle 
le  fisc  en  ajoute  parfois  une  deuxième  ou  même  une  troisième,  la  plupart  des 
paysans  mènent  une  existence  lamentable  ;  quoique  d'une  extrême  sobriété 
naturelle,  leur  nourriture  est  insuffisante  ;  leurs  demeures  sont  des  tanières 
malsaines  ;  souvent  ils  ne  peuvent  faire  assez  d'économies  pour  se  procurer 
les  vêtements  et  les  objets  indispensables.  Aussi  les  jeunes  gens  des  contrées 
les  plus  pauvres  de  la  Grèce  émigrent-ils  en  foule,  soit  pour  une  saison,  soit 
pour  un  temps  indéfini.  A  cet  égard,  l'Arcadie  peut  être  assimilée  à  l'Au- 
vergne, à  la  Savoie  et  à  la  plupart  des  pays  de  montagnes  du  centre  de  l'Europe. 
Les  Étoliens,  qui  se  décident  plus  difficilement  à  quitter  pour  les  villes  de 
l'étranger  leurs  belles  vallées  sauvages,  ont  une  coutume  qui  témoigne  de 
l'état  de  désespoir  auquel  les  ont  réduits  les  exigences  de  l'impôt.  Au  lien 
de  combattre,  comme  l'eussent  fait  leurs  rudes  ancêtres  avant  d'avoir  été 
rompus  par  la  servitude,  les  malheureux,  ruinés  par  les  exacteurs,  sortent 
de  leur  village,  et  sur  le  bord  de  la  grande  route  élèvent  un  tas  de  pierres, 
qui  doit  témoigner  à  jamais  de  l'injustice  qu'on  leur  a  l'ait.  Ce  tas  de 
pierres,  c'est  «  l'anathème  ».  Chaque  paysan  qui  passe  à  côté  de  ce  monu- 
ment d'exécration  muette,  ajoute  religieusement  son  caillou  :  la  Terre, 
mère  commune,  est  chargée  du  soin  de  la  vengeance. 

L'ignorance,  la  compagne  ordinaire  de  la  misère,  est  aussi  fort  grande 
dans  les  campagnes  de  la  Grèce,  surtout  dans  les  pays  d'accès  difficile,  tels 
que  l'Étolie  et  le  Magne  ou  péninsule  du  Taygète.  Il  y  avait  encore,  en  1 870, 
cinquante-cinq  communes  dont  aucune  femme  ne  savait  ni  lire  ni  écrire;  à 
la  même  époque,  le  nombre  des  hommes  complètement  illettrés  dans  l'armée 
grecque  était  de  près  de  moitié.  En  Grèce,  comme  dans  l'Albanie  et  dans  le 
Monténégro,  on  croit  aux  perfides  nymphes  des  fontaines,  qui  se  font  aimer 
des  jeunes  hommes  pour  les  noyer  dans  l'onde  ;  on  croit  aussi  aux  vampires, 
au  mauvais  œil,  aux  pratiques  de  magie.  Heureusement  pour  les  Grecs,  leur 
extrême  désir  d'apprendre  et  de  savoir,  sinon  d'approfondir,  se  fait  jour  en 
dépit  de  l'état  de  misère  dans  lequel  croupit  une  grande  partie  de  la  popula- 
tion. C'est  ainsi  que  dans  l'île  d'Ithaque  les  paysans  arrêtent  les  voyageurs 
instruits  pour  se  faire  lire  les  chants  d'Homère.  La  pénurie  du  gouverne- 
ment n'a  pas  empêché  des  écoles  primaires  de  se  fonder  dans  presque  tous 
les  villages  de  la  Grèce;  en  maints  endroits,  où  manquent  les  bâtiments 
d'école,  les  classes  se  tiennent  en  plein  vent,  et  les  enfants,  loin  de  songer 
à  faire  l'école  buissonnière,  lèvent  à  peine  les  yeux  t>o  leurs  cahiers  pourvoir 
les  étrangers  qui  passent  ouïes  oiseaux  qui  voltigent.  De  même,  les  écoliers 
des  gymnases  et  ceux  des  universités  d'Athènes  et  de  Corfou  se  consacrent 


PAYSANS    DES     ENVIRONS    L'   ATHÈNES 

Dessiu  de  D.  Uaillart  d'après  des  photographies 


ETAT   SOCIAL  DE  LA  GRÈCE.  125 

tous  consciencieusement  au  travail,  trop  souvent,  il  est  vrai,  pour  appren- 
dre à  pérorer  :  ce  n'est  point  en  Grèce  que  l'on  voit  de  ces  étudiants  qui,  sous 
prétexte  d'aller  suivre  des  cours  de  science,  ne  se  rendent  dans  les  grandes 
villes  que  pour  s'y  livrer  à  la  débauche.  Parmi  les  quatorze  cents  jeunes  gens 
qui  fréquentent  l'université  d'Athènes,  il  en  est  qui,  pour  étudier  le  jour, 
emploient  une  moitié  de  la  nuit  à  quelque  travail  manuel,  d'autres  qui  se  font 
domestiques  ou  cochers  pour  acquérir  leur  diplôme  de  légiste  ou  de  médecin1. 

Un  pareil  amour  de  l'étude  ne  peut  manquer  d'assurer  à  la  nation  grecque 
une  influence  bien  plus  considérable  que  ne  pourrait,  le  faire  espérer, 
relativement  aux  nations  voisines,  le  nombre  peu  élevé  des  hommes  qui  la 
composent.  D'ailleurs  les  Grecs  de  toutes  les  parties  de  l'Orient,  de  l'Épire  à 
l'île  de  Chypre,  considèrent  Athènes  comme  leur  centre  intellectuel,  et  c'est 
là  qu'ils  envoient  étudier  leurs  jeunes  gens.  Ils  font  mieux  encore.  Pour  con- 
tribuera la  gloire  et  à  la  prospérité  de  la  nation  renaissante,  ils  prélèvent  une 
part  de  leurs  revenus  et  la  destinent  à  la  fondation  ou  à  l'entretien  des  écoles 
d'Athènes.  Et  ce  ne  sont  pas  seulement  les  riches  négociants  de  Marseille, 
de  Trieste,  de  Salonique,  de  Smyrne,  qui  s'occupent  ainsi  des  vrais  intérêts 
de  la  patrie;  de  simples  paysans,  des  veuves  illettrées  de  la  Thrace  et  de  la 
Macédoine  emploient  également  leurs  économies  à  l'œuvre  de  l'instruction 
publique.  C'est  le  peuple  lui-même  qui  élève  ses  écoles,  ses  musées  et  qui 
paye  ses  professeurs.  L'académie  d'Athènes,  l'Ecole  polytechnique,  l'Univer- 
sité, l'Arsakéion,  excellent  collège  consacré  à  l'éducation  des  filles,  doivent 
leur  existence,  non  au  gouvernement,  mais  au  zèle  des  citoyens  hellènes  de 
tous  pays.  On  comprend  avec  quel  intérêt  la  nation  entière  veille  sur  ces 
établissements  dus  au  dévouement  de  tous,  et  quelle  influence  salutaire 
exercent  à  leur  retour  dans  leurs  provinces  respectives  les  jeunes  gens  et 
les  jeunes  filles  sortis  des  écoles  de  la  patrie  commune. 

Ainsi  la  cohésion  que  donnent  aux  Grecs  une  langue,  des  traditions,  des 
espérances  identiques,  voilà  ce  qui  fait  leur  nation,  voilà  ce  qui  réalise  déjà, 
mieux  que  les  traités,  cette  union  de  race  qu'ils  appellent  la  «  grande  idée  »  ! 
Les  frontières  fixées  par  la  diplomatie  n'ont  aucun  sens  au  point  de  vue  du 
patriotisme  hellénique.  Qu'ils  résident  dans  la  Grèce  proprement  dite,  dans 
la  Turquie  d'Europe  ou  d'Asie,  les  Grecs  n'en  forment  pas  moins  un  seul 
peuple  et  n'en  vivent  pas  moins  d'une  vie  nationale  commune,  en  dehors  des 
gouvernements  de  Constantinople  et  d'Athènes.  C'est  à  l'étranger  qu'ont  été  le 
mieux  gardées  les  traditions  et  la  pratique  de  la  vie  municipale  et  que  l'initia- 
tive du  citoyen  grec  s'exerce  le  plus  librement.  Aussi  l'ensemble  de  la  nation 

1  Écoles  de  la  Grèce  en  1830  :      1 10    avec     1,000  élèves. 
»  »  1880  :  1,528       »      100,000    » 


126  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

doit-il  être  considéré  comme  formé  de  la  race  tout  entière,  soit  près  de 
quatre  millions  d'hommes.  Tel  est  le  groupe  de  populations  dont  l'influence, 
déjà  considérable  et  grandissant  tous  les  jours,  ne  peut  manquer  d'exercer 
une  influence  capitale  sur  les  destinées  futures  de  l'Europe  méditerranéenne. 
On  a  souvent  prétendu  que,  par  suite  de  la  communauté  de  religion,  les 
Grecs  étaient  tout  disposés  à  favoriser  les  ambitions  russes  et  cherchaient  à 
frayer  au  tzar  le  chemin  de  Constantinople.  Il  n'en  est  rien.  Les  Hellènes 
ne  songent  point  à  sacrifier  leurs  propres  intérêts  à  ceux  d'une  nation  étran- 
gère. D'ailleurs,  ce  n'est  point  avec  la  Russie  de  tradition  byzantine  qu'ils 
ont  de  ces  liens  naturels  qui  fondent  les  véritables  alliances.  Le  climat,  la 
situation  géographique,  les  souvenirs  de  l'histoire,  les  rapports  de  commerce 
et  surtout  les  liens  plus  intimes  d'une  civilisation  commune  rattachent  la 
Grèce  au  groupe  des  nations  dites  latines,  l'Italie,  l'Espagne  et  la  France. 
Dans  ce  grand  partage  qui  par  la  force  des  choses  s'opère  graduellement  en 
Europe,  ce  n'est  point  parmi  les  Slaves,  mais  parmi  les  Latins  que  se  rangent 
les  Hellènes.  Récemment,  lorsque  la  France  envahie  luttait  pour  son  exis- 
tence nationale,  plus  d'un  millier  de  volontaires  grecs  accoururent  à  son 
aide  ;  les  Philogalates  venaient  acquitter  la  dette  que  la  Grèce  avait  contractée 
envers  les  Philhellènes  pendant  la  première  moitié  du  siècle. 


YII 


GOUVERNEMENT,     ADMINISTRATION    ET    DIVISIONS    POLITIQUES. 

Les  puissances  protectrices  de  la  Grèce  ont  donné  à  la  nation  un  gouver- 
nement parlementaire  et  constitutionnel,  imité  de  ceux  de  l'Europe  occi- 
dentale. En  théorie,  le  roi  des  Grecs  «  règne  et  ne  gouverne  pas  »  ;  il  a  des 
ministres  responsables  devant  les  chambres,  dont  les  majorités  changeantes 
font  osciller  la  prépondérance  de  l'un  à  l'autre  parti,  suivant  les  fluctuations 
de  l'opinion  publique.  En  fait,  «  le  pouvoir  du  roi  n'est  tempéré  que  par  la 
diplomatie  ».  D'ailleurs,  les  formes  de  la  constitution  importée  dans 
l'Hellade  n'ont  rien  qui  réponde  aux  traditions  ni  au  génie  des  Grecs,  et 
depuis  la  proclamation  de  leur  indépendance,  ils  ont  trois  fois  modifié  leur 
Charte  sans  avoir  réussi  à  la  faire  observer. 

En  vertu  de  la  constitution  de  1864,  tous  les  citoyens  grecs  possédant 
une  propriété  quelconque  ou  exerçant  une  profession  indépendante  sont 
électeurs  à  l'âge  de  vingt-cinq  ans,  éligibles  à  trente.  Il  n'y  a  qu'une 
chambre.  Les  députés,  au  nombre  de  209,  sont  élus  pour  une  période  de 


GOUVERNEMENT  DE  LÀ  GRÈCE.  127 

quatre  ans  ;  ils  reçoivent  un  traitement.  Le  pouvoir  exécutif  appartient  au 
ministère,  composé  de  sept  membres;  en  outre,  un  conseil  d'état  de  15  à 
25  personnes,  nommé  par  la  couronne  sur  la  recommandation  des  ministres, 
examine  les  lois  qui  lui  sont  envoyées  par  la  chambre  et  peut  y  proposer 
des  amendements.  La  liste  civile  du  souverain,  y  compris  une  subvention 
des  puissances  protectrices,  s'élève  à  1,125,000  francs. 

L'Église  orthodoxe  grecque  de  l'Hellade  est  indépendante  du  patriarche 
de  Constantinople;  elle  est  administrée  par  un  saint-synode  siégeant  dans  la 
capitale  et  présidé  par  un  archevêque  métropolitain.  Un  commissaire  royal 
assiste,  sans  voix  délibérative,  aux  séances  du  synode,  et  contre-signe  les 
copies  des  actes  de  l'assemblée.  Toute  décision  qui  ne  se  trouve  point  revêtue 
du  seing  officiel  de  ce  commissaire  est  nulle  par  cela  même.  D'autre  part, 
le  roi  ne  peut  destituer  ni  déplacer  un  évêque  qu'après  l'avis  du  synode  et 
en  se  conformant  aux  canons.  Quoique  tous  les  cultes  soient  libres  en  vertu 
de  la  constitution,  cependant  les  attributions  officielles  de  l'Église  lui 
permettent  d'exercer  fréquemment  un  pouvoir  d'inquisition  et  de  se  faire 
appuyer  dans  cette  œuvre  par  le  pouvoir  civil.  Le  synode  veille  au  maintien 
rigoureux  des  dogmes  ;  il  signale  à  l'autorité  tous  les  prédicateurs,  tous  les 
écrivains  hétérodoxes,  et  lui  demande  la  répression  de  l'hérésie;  il  censure 
les  ouvrages,  les  tableaux  religieux,  et  en  dénonce  les  auteurs  pour  les 
faire  punir  par  les  tribunaux  civils.  Les  prélats  de  l'Église  sont  au  nombre 
de  trente-quatre  :  les  deux  métropolitains  d'Athènes  et  de  Corfou,  quinze 
archevêques  et  dix-sept  évêques. 

Il  n'y  a  plus  de  Mahométans  en  Grèce,  si  ce  n'est  des  marins  et  des 
voyageurs.  Les  derniers  Turcs  ont  quitté  l'île  d'Eubée.  Le  seul  culte  qui,  en 
dehors  de  l'Église  officielle,  soit  pratiqué  par  un  nombre  assez  notable  de 
fidèles,  est  la  religion  catholique  romaine.  Elle  domine  dans  les  familles 
bourgeoises  de  Naxos  et  d'autres  Gyclades.  Deux  archevêques  et  cinq  évêques 
en  ont  le  gouvernement. 

La  Grèce  est  divisée  en  treize  nomes  ou  nomarchies,  subdivisées  elles- 
mêmes  en  cinquante-neuf  éparchies.  Les  cantons  de  l'éparchie  portent  le  nom 
de  dime,  ou  dimarchies,  et  les  diverses  communes  rurales  qui  les  composent 
sont  administrées  par  des  parèdres,  ou  adjoints  du  dimarque.  Ils  sont  tous 
nommés  par  le  roi  et  reçoivent  une  légère  rétribution.  Le  nombre  des 
employés,  d'environ  19,000  en  1875,  est  proportionnellement  plus  considé- 
rable en  Grèce  que  dans  tout  autre  pays  d'Europe.  Ils  forment  à  eux  seuls  la 
soixantième  partie,  et  avec  leurs  familles  la  douzième  partie  de  la  popula- 
tion du  royaume  ;  quoique  leur  traitement  soit  des  plus  modiques,  ils  émar- 
gent ensemble  plus  de  la  moitié  des  recettes  du  budget. 


128 


NOUVELLE  GÉOGRAPHIE    UNIVERSELLE. 


Nomes. 

Arcadie  .... 
Sup.  5255  kil.  car.. 
Pop.  kil.  125  hab. 


Laconie.    .    .    . 
Sup.4546kil.car., 
Pop.  kil    24  hab. 


Éparchies. 

Mantinée.  . 
Kynuria. .  . 
Gortynia .  . 
Megalepolis . 


Population 
eu  1870. 

46,174 

26,755 

41,408 

'  17,425 

151,740 


Lacédémonc.  .    .  46,425 

Gythion 15,957 

Itylos 26,540 

Épidauros  Limera.  18,951 

105,851 


Kalamae 

Messénie \  Messini. 

Sup.  51 76 kil  car.<  Pylia.  . 
Pop.  kil.  41  hab./  Triphylia 

Olympia 


25,029 
29,529 
20,946 
29,041 

25,872 

150,417 


AlîGOLIDE  ET  CoRIN- 
THIE 

Sup.  5749  kil.  car. 
Pop.  kil.  54  hab 


CïCLADES 

Sup.  2599 kil. car, 
Pop.  kil.  51  hab, 


Nauplia.  .    .        .  15,022 

Argos 22,158 

Corinthe.    .    .    .  42,805 
Spezia  et  Hermio- 

nis 19,919 

HydraetTrézène.  17,501 

Cythère 10,657 

127,820 

Syros 50,645 

Kea 8,687 

Andros.  ....  19,674 

Tinos 11,022 

Naxos 20,582 

Thira(Théra,Snn- 

torin)  ....  21,901 

Milos 10,784 


Nomes. 


Attique.  .  .  . 
Attique  et  Béotie  A  Égine  .  .  .  . 
Sup.  6426 kil.  car .<  Mégare.  .  .  . 
Pop.  kil.  21  hab./  Thèbes  (Thiva) 

Livadi.   .    .    . 


125,295 

76,919 

6,105 

14,949 

20,711 

18,122 

156,804 


EUBÉE  ET  SPORADES.I 

Sup.  407  6  kil.  car. < 
Pop.  kil.  20  hab.i 


Éparchies. 

Chalcis.  .  . 
Xérochorion. 
Karystia  .  . 
Skopelos .    . 


Population 
en  1870. 

29,015 

11,215 

55,956 

8,577 

82,541 


Phthiotide  et  Pho-[  Phthiotis .    .    .    .  26,747 

cide." j  Parnasis .    .    .    .  20,568 

Sup.5516kil.car.    Lokris 20,187 

Pop.  kil.  20  hab.l  Doris 49,119 


Missolonghi  (Mc- 
solongion). 
Acarname  ft  Eto-1  Valtos  .    .    . 

lie /  ïrichonia.  . 

Sup.  7855  kil.  car.\  Eurytania.  . 
Pop.  kil.  16  hab.l  Naupactia.  .    . 
Vonitza  et  Xero 


106,421 


18,997 
14,027 
14,455 
55,018 

22,219 

18,979 
121,695 


ACHAÏE  ET  ÉlIDE.    . 

Sup.4942kil.car. 
Pop.  kil.  50  hab. 


Corfou  .... 
Sup.  1107  kil.  car. 
Pop.  kil.  88  hab. 


Céphallénie.  .    . 
Sup.  781  kil.  car.. 
Pop.  kil.  99  hab.i 


Zante 

Sup.  719  kil.  car. 
Pop.  kil.  62  hab. 


Palras 46,527 

Aegialia  ....  12,764 

Kalavryta.  ...  59,204 

Ilia  (Elis).  .    .    .  51,066 


Corfou  (Kerkyra). 
Mesi.  .    .    .    .    . 

Oros 

Paxi  (Paxos).  .    . 
Leucade  ou  Sainte- 
Maure.    .    .    . 


149,561 

25,729 

21,754 

24,985 

5,582 

20,892 
96,940 


Kranaea 55,558 

Pâli 17,577 

Sami.  .....  16,774 

Ithaque 9,875 


77,582 


Zacynthe  (Zante).       44,557 


CHAPITRE  V 


LA   PÉNINSULE   DES    BALKANS 


TURQUIE,  BULGARIE,  ROUMÉLIE  ORIENTALE 


VUE     D   ENSEMBLE 


Des  trois  péninsules  de  l'Europe  méridionale,  celle  dont  la  position  géo- 
graphique est  la  plus  heureuse  et  qui  jouit  des  plus  grands  avantages  natu- 
rels est  peut-être  la  presqu'île  des  Balkans.  Sa  forme,  beaucoup  plus  mou- 
vementée que  celle  de  l'Espagne,  dépasse  môme  celle  de  l'Italie  en  richesse 
de  contours;  ses  côtes,  baignées  par  quatre  mers,  sont  dentelées  de  golfes  et 
de  ports,  frangées  de  rameaux,  bordées  d'îles  nombreuses.  Plusieurs  de  ses 
vallées  et  de  ses  plaines  ne  sont  pas  moins  fertiles  que  les  bords  du  Guadal- 
quivir  et  les  campagnes  de  la  Lombardie;  deux  zones  de  végétation  s'y 
rencontrent  et  mêlent  en  gracieux  paysages  les  flores  de  deux  climats.  Les 
montagnes  illyriennes  ne  le  cèdent  pas  en  majesté  aux  chaînes  des  autres 
péninsules  et  quelques-unes  ont  encore  le  charme  que  donne  la  parure  des 
forêts.  11  est  vrai  que,  de  nos  jours,  le  manque  presque  absolu  de  routes  les 
rend  moins  abordables  que  les  Apennins  d'Italie  et  les  «  sierras  »  d'Espagne  ; 
toutefois  elles  sont  moins  élevées  en  moyenne,  et  leurs  remparts  sont  percés 
d'un  grand  nombre  de  brèches;  les  plateaux  qui  leur  servent  d'appui  sont 
aussi  beaucoup  plus  étroits  et  plus  découpés  de  vallées  que  les  hautes  plaines 
des  Gastilles.  Enfin,  tandis  que  l'Espagne  et  l'Italie  sont  complètement  fer- 
mées au  nord  par  des  barrières  de  montagnes  en  chaînes  continues  et  diffi- 
ciles à  franchir,  la  péninsule  illyrienne  se  rattache  au  tronc  continental  sans 
que  nulle  part  la  limite  soit  indiquée  par  des  frontières  naturelles.  Les 
i.  17 


130  NOUVELLE   GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

rangées  des  Alpes  autrichiennes  se  continuent  sans  interruption  dans  la 
Bosnie;  de  même  les  Carpates  traversent  le  Danube  pour  se  relier  au 
système  des  Balkans,  percé  de  brèches  nombreuses  qui  font  communiquer 
le  versant  danubien  de  la  mer  Noire  à  celui  de  la  mer  Egée. 

Un  avantage  presque  unique  sur  la  Terre  est  celui  que  donnent  à  la  pénin- 
sule de  Thrace  la  proximité  et  le  parallélisme  des  rivages  de  deux  conti- 
nents. L'Europe  et  lWsie  s'avancent  au-devant  l'une  de  l'autre  et  ne  restent 
séparées  que  par  le  cours  d'un  fleuve  marin  réunissant  la  mer  Noire  à  la  mer 
Egée  ou  «  mer  Blanche  »  des  Turcs.  Ainsi  deux  axes  se  croisent  en  cette 
région  de  l'Ancien  Monde,  celui  des  masses  continentales  et  celui  des  mtrs 
intérieures.  A  la  fois  isthmes  et  détroits,  le  Bosphore  et  les  Dardanelles  ser- 
vent en  même  temps  de  chemins  aux  flottes  de  commerce  et  de  lieux  de  pas- 
sage aux  mouvements  des  peuples  de  continent  à  continent.  Si  la  mer  Noire 
s'étendait  plus  avant  dans  l'intérieur  des  terres  et  formait  comme  autrefois, 
durant  les  âges  géologiques,  un  bassin  continu  avec  la  Caspienne  et  d'autres 
mers  de  l'Asie,  Constantinople  deviendrait  nécessairement  la  «  ville  du 
milieu  »pour  tout  le  monde  ancien.  Elle  le  fut  déjà  pendant  mille  années, 
mais  dût-elle  ne  jamais  reconquérir  ce  titre,  elle  n'en  sera  pas  moins  tou- 
jours l'un  des  centres  de  gravité  autour  desquels  oscilleront  les  destinées  des 
peuples.  Lt  cité  pourrait  être  rasée  qu'elle  renaîtrait  bientôt  au  bord  de  l'un 
ou  de  l'autre  détroit  dans  cette  région  d'échange  placée  entre  l'Europe  et 
l'Asie.  A  l'aurore  de  notre  histoire,  la  puissante  llion  veillait  à  l'entrée  des 
Dardanelles.  Elle  s'est  relevée  sur  le  Bosphore;  mais,  à  défaut  de  Byzance, 
nombre  d'autres  villes,  Alexandria-Troas,  Chalcédoine,  Nicée,  Nicomédie, 
quoique  moins  privilégiées  par  la  nature,  auraient  pu  lui  succéder. 

Ce  rôle  d'intermédiaire  qui  appartient  à  la  région  des  détroits  doit  être 
naturellement,  dans  une  moindre  mesure,  celui  de  tout  le  littoral  de  la  mer 
Egée.  On  sait  ce  que  fut  la  Grèce  dans  l'histoire  de  l'humanité;  mais  en  lais- 
sant de  côté  ce  pays,'  séparé  politiquement  de  la  Turquie,  la  Macédoine  et 
la  Thrace  n'ont-elles  pas  eu  aussi  une  importance  de  premier  ordre  dans  les 
annales  du  monde?  C'est  de  là  qu'après  l'invasion  de  la  Grèce  par  les  Perses 
partit  le  mouvement  de  reflux  vers  les  contrées  de  l'Euphrate  etdel'Indus. 
La  puissance  romaine  s'y  maintint  pendant  mille  années  encore,  après  avoir 
succombé  dans  Rome  même,  et  là  fut  sauvegardé  ce  précieux  trésor 
de  la  civilisation  grecque,  qui  devait  faire  «  renaître  »  l'Europe  occiden- 
tale. Il  est  vrai  que  l'arrivée  des  Turcs  interrompit  subitement  dans  le 
pays  toute  histoire  propre  et  toute  action  civilisatrice.  Par  suite  de  l'ébran- 
lement général  qui  depuis  trois  mille  ans  n'avait  cessé  d'entraîner  les  peu- 
ples de  Test  à  l'ouest,  ces  conquérants  de  race  touranicnne  réussirent  à 


\  "■_"+    Nouvelle  Géo^aphie  Universelle-Tome  1 


POPULATIONS    DE    LA    TURQUIE     D'EUROPE 


brossérarSloni 


CONFIGURATION  DE  LA  PÉNINSULE  b'ILLYRIE.  151 

prendre  pied  dans  la  péninsule  de  Thrace.  II  y  a  plus  de  cinq  cents  ans  déjà 
qu'ils  y  sont  campés  ;  pendant  plus  de  quatre  siècles  ils  ont  été  les  maîtres 
de  la  presqu'île  entière,  et  durant  cette  longue  période  la  Rome  orientale 
a  été  comme  retranchée  du  reste  de  l'Europe.  Les  guerres  incessantes  que  la 
présence  des  mahométans  a  nécessairement  amenées  entre  eux  et  le  monde 
chrétien,  le  fatal  avilissement  des  nations  conquises  ou  même  réduites  en 
esclavage,  enfin  le  fatalisme  insouciant  des  maîtres  du  pays,  ont  complète- 
ment arrêté  le  progrès  normal  de  ces  contrées,  pourtant  si  favorisées  de  la 
nature.  Mais  le  temps  est  venu  pour  celte  partie  si  importante  de  l'Europe 
de  reprendre  son  rôle  dans  l'économie  générale  de  la  Terre.  Ainsi  que  l'a 
dit  Victor  Hugo,  «  le  monde  penche  à  l'Orient  ». 

Dévastes  régions  de  la  presqu'île  thraco-hellénique  sont  encore  aussi  peu 
connues  que  l'Afrique  centrale.  Il  y  a  quelques  années  à  peine,  le  voyageur 
Kanitz  constatait  la  non-existence  de  rivières,  de  collines  et  de  montagnes 
fantastiques,  dessinées  au  hasard  par  les  cartographes  près  de  Viddin,  dans 
le  voisinage  immédiat  du  Danube.  En  revanche,  il  signalait  dans  les  divers 
districts  de  la  Bulgarie  centrale  de  trois  à  quatre  fois  plus  de  villages  que 
n'en  indiquaient  jusqu'alors  les  cartes  les  plus  détaillées.  Un  autre  savant, 
le  Français  Lejean,  reconnaissait  qu'un  prétendu  défilé  passant  à  travers 
l'épaisseurdes  Balkans  est  un  simple  mythe.  Plus  tard,  des  géodésiens  russes, 
chargés  de  continuer  la  mesure  d'un  arc  de  méridien  à  travers  toute  la 
Péninsule,  trouvaient  que  la  ville  fréquemment  visitée  de  Sofia  est  située 
à  près  d'une  journée  de  marche  de  l'endroit  qui  lui  était  assigné  par  les 
meilleures  cartes.  De  même,  leurs  mesures  établissaient,  pour  tout  l'ensemble 
de  la  chaîne  des  Balkans,  une  situation  plus  septentrionale  qu'on  ne  l'ad- 
mettait jusqu'ici.  Combien  d'erreurs  aussi  graves  ne  faudra-t-il  pas  rectifier 
dans  les  montagnes  du  Pinde  et  sur  les  plateaux  de  l'Albanie,  où  jusque 
maintenant  un  si  petit  nombre  d'hommes  de  science  se  sont  hasardés?  Et 
si  le  travail  préliminaire  de  simple  découverte  n'est  pas  achevé,  à  plus 
forte  raison  l'exploration  intime  de  la  contrée,  dans  tous  ses  détails  topo- 
graphiques et  dans  ses  ressources  cachées,  est-elle  encore  incomplète. 

Toutefois,  grâce  aux  voyageurs  modernes  et  aux  cartographes,  parmi 
lesquels  il  faut  citer  principalement  Lapie,  Boue,  Viquesnel,  Lejean,  Kanitz, 
Barth,Hochstetter,  Kiepert,  Abdullah-bey  et  les  dessinateurs  russes  et  autri- 
chiens qui  ont  récemment  suivi  les  armés  d'invasion,  le  sol  de  la  Péninsule 
est  déjà  connu  dans  tous  les  grands  traits  de  son  relief  et  de  sa  constitution 
géologique.  C'était  une  œuvre  difficile,  car  les  massifs  et  les  chaînes  de  la 
Péninsule  ne  constituent  point  de  système  régulier  :  il  ne  s'y  trouve  point 
de  rangée  centrale  dont  les  branches  se  ramifient  alternativement  à  droite  et 


132  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

à  gauche  et  s'abaissent  par  degrés  dans  les  plaines.  Au  contraire,  le  centre 
même  du  pays  est  loin  d'en  être  la  région  la  plus  élevée,  et  les  plus  hauts 
sommets  se  groupent  d'une  manière  fort  inégale  dans  les  diverses  provinces. 
L'orientation  des  crêtes  de  montagnes  ne  varie  pas  moins  :  elles  se  dirigent 
vers  tous  les  points  de  l'horizon.  On  peut  dire  seulement  d'une  façon  géné- 
rale que  les  chaînes  de  l'illyrie  occidentale  se  développent  parallèlement  aux 
rivages  de  la  mer  Adriatique  et  de  la  mer  Ionienne,  tandis  que  dans  la 
Bulgarie  et  la  Roumélie  Orientale  les  rangées  de  monts  ont  une  direction 
perpendiculaire  à  la  mer  Noire  et  à  l'Archipel.  Par  son  relief  de  montagnes 
et  sa  pente  générale,  la  péninsule  illyrienne  semble,  pour  ainsi  dire,  tourner 
le  dos  au  continent  européen  :  ses  plus  hauts  sommets,  ses  plus  larges  pla- 
teaux, ses  forêts  les  plus  inaccessibles  se  trouvent  à  l'ouest  et  au  nord-ouest, 
comme  pour  l'éloigner  des  plages  de  l'Adriatique  et  des  campagnes  de  la 
Hongrie;  de  même,  toutes  ses  eaux,  qui  s'épanchent  au  nord,  à  l'est,  au 
sud,  finissent  par  se  jeter  dans  la  mer  Noire  ou  dans  la  mer  Egée,  en 
baignant  des  plages  tournées  du  côté  de  l'Asie. 

Le  désordre  extrême  des  chaînes  et  des  massifs  de  montagnes  a  eu  pour 
conséquence  un  désordre  analogue  dans  la  distribution  des  peuples  de  la 
Péninsule.  Qu'ils  vinssent  de  l'Asie  Mineure  par  les  détroits,  ou  des  plaines 
de  la  Scythie  par  la  vallée  du  Danube,  les  divers  groupes  d'immigrants, 
hordes  sauvages  ou  colonies  paisibles,  se  trouvaient  bientôt  éparpillés  dans 
les  vallons  fermés  et  dans  les  cirques  sans  issue.  Les  populations  les  plus 
différentes,  embarrassées  pour  se  guider  dans  ce  labyrinthe  de  monts,  se 
sont  ainsi  juxtaposées  comme  au  hasard,  et  presque  toujours  sont  entrées 
en  conflit.  Les  unes,  plus  nombreuses,  plus  vaillantes  dans  la  guerre  ou 
plus  industrieuses  dans  la  paix,  ont  accru  peu  à  peu  leur  domaine  aux 
dépens  de  leurs  voisins;  d'autres,  au  contraire,  vaincues  dans  la  lutte  pour 
l'existence,  ont  perdu  toute  cohésion  et  se  sont  partagées  en  d'innombrables 
fractions  qui  s'ignorent  mutuellement.  Les  peuples  de  la  Hongrie,  ce  pays 
où  s'entre-mêlent  en  si  grand  nombre  les  races  et  les  langues,  sont  homo- 
gènes en  comparaison  de  ceux  de  la  Turquie  :  en  certains  districts,  des 
communautés  de  huit  ou  dix  races  différentes  vivent  côle  à  côte  dans  un 
rayon  de  quelques  lieues. 

Néanmoins  un  tassement  général  ne  pouvait  manquer  de  s'opérer  dans 
ce  chaos,  et  de  nos  jours,  la  guerre  est  venue  brutalement  classer  les  races 
par  les  immigrations  et  les  exils  en  masse,  accompagnés  d'épidémies  et  de 
massacres.  Actuellement,  si  l'on  ne  tient  pas  compte  de  l'infinité  des 
enclaves  de  toute  forme  et  de  toute  grandeur,  le  territoire  de  la  Péninsule 
peut  se  diviser  en  quatre  zones  ethnologiques.  La  Crète  et  les  îles  de  l'Ar- 


PENINSULE  D'ILLYRIE   ET   CRÊTE.  153 

chipel,  le  littoral  de  la  mer  Egée,  le  versant  oriental  du  Pinde  et  l'Olympe 
sont  peuplés  de  Grecs;  l'espace  compris  entre  l'Adriatique  et  le  Pinde  est  la 
contrée  des  Albanais;  au  nord-ouest,  la  région  des  Alpes  illyriennes  est 
occupée  par  des  Slaves, connus  sous  les  divers  noms  de  Serbes,  Croates,  Bos- 
niaques, Herzegoviniens,  Gsernagorsques  ;  enfin,  les  deux  versants  des  Bal- 
kans, le  Despolo-Dagh  et  les  plaines  de  la  Roumélie  Orientale,  appartien- 
nent aux  Bulgares.  Les  Turcs  sont  épars  çà  et  là  en  groupes  plus  ou  moins 
considérables  Naguère  la  seule  partie  étendue  de  la  contrée  dont  ils  fussent 
ethnologiquement  les  possesseurs,  était  l'angle  nord  oriental  de  la  Pénin- 
sule, entre  les  Balkans,  le  Danube  et  la  mer  Noire1. 


II 


LA  CRETE  ET  LES  ILES  DE  L  ARCHIPEL. 

La  Crète,  qui  est,  après  Chypre,  la  plus  vaste  de  toutes  les  îles  de  popu- 
lation grecque,  est  une  dépendance  naturelle  de  la  péninsule  hellénique. 
Les  traités,  qui  disposent  des  peuples  sans  les  consulter,  ont  fait  de  la 
Crète  une  île  turque.  Elle  est  grecque  pourtant,  non-seulement  par  le  vœu 
de  la  grande  majorité  de  sa  population,  mais  aussi  par  le  sol,  le  climat,  la 
position  géographique.  De  toutes  parts  elle  est  entourée  de  mers  profondes, 
si  ce  n'est  au  nord-ouest,  où  des  bancs  sous-marins  la  relient  à  Cythère  el 
au  Péloponèse. 

Peu  de  contrées  au  monde  ont  été  plus  favorisées  par  la  nature.  Le  climat 
en  est  doux,  quoique  souvent  trop  sec  en  été,  les  terres  en  sont  fertiles, 
malgré  le  manque  d'eaux  courantes  sur  les  plateaux  calcaires,  les  ports 
larges  et  bien  abrités,  les  sites  grandioses  ou  charmants.  Par  sa  position 
transversale  au  débouché  de  l'Archipel,  entre  l'Europe,  l'Asie  et  l'Afrique, 
la  Crète  semblerait  devoir  être  le  principal  entrepôt  du  commerce  qui  se  fait 
dans  ces  parages;  ainsi  qu'Aristote  le  remarquait  déjà  il  y  a  plus  de  deux 
mille  ans,  on  croirait  cette  île  désignée  d'avance  pour  devenir  l'intermé- 
diaire général  des  échanges  de  la  Méditerranée  orientale.  Tel  était,  en  effet, 
il  y  a  plus  de  trois  mille  ans,  le  rôle  de  cette  île,  d'après  toutes  les  tradi- 
tions grecques;   alors  la  ce  thalassocratie  »,  c'est-à-dire  la  domination  des 

1  Péninsule  illyrienne  et  îles  turques  : 

Superficie  Population. 

Turquie   indépendante  : 178  283  kil.  car.  5710000 

Serbie,  Bulgarie,  Roumélie  Orientale,  Monténégro 158  576        ))         4  705  000 


134  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

mers,  lui  appartenait  :  les  Cyclades  étaient  les  «  îles  de  Minos  »,  les  colonies 
Cretoises  se  répandaient  en  Sicile,  les  navires  crétois  abordaient  à  tous  les 
rivages  de  la  Méditerranée.  Malheureusement  la  Crète  était  divisée  en  un  trop 
grand  nombre  de  petites  cités  jalouses  pour  qu'il  lui  fût  possible  de  garder 
longtemps  la  prépondérance  commerciale  ;  d'autres  populations  grecques, 
de  race  dorienne,  s'en  emparèrent,  et  les  premiers  habitants  devinrent  des 
clients  et  des  mercenaires.  Plus  tard,  l'île  fut  asservie  par  les  Romains,  et 
depuis  cette  époque  elle  n'a  pu  recouvrer  son  autonomie  ;  Byzantins  et 
Arabes,  Vénitiens  et  Turcs  l'ont  successivement  possédée,  ravagée,  appauvrie. 

La  forme  très-allongée  de  l'île  et  l'arête  de  montagnes  qui  la  domine  de 
l'une  à  l'autre  extrémité  font  comprendre  pourquoi  la  Crète,  dans  ces  temps 
antiques  où  la  plupart  des  Grecs  bornaient  la  patrie  aux  murs  de  la  cité,  dut 
se  diviser  en  une  multitude  de  républiques  distinctes,  et  comment  tous  les 
essais  de  confédération  ou  de  «  syncrétisme  »  tentés  par  les  divers  petits 
États  durent  misérablement  échouer.  Les  habitants  de  l'île  se  trouvaient  en 
réalité  beaucoup  plus  séparés  les  uns  des  autres  que  s'ils  avaient  peuplé  des 
îlots  groupés  en  archipel.  Les  vallées  du  littoral  sont  presque  toutes  enfer- 
mées entre  de  hauts  promontoires  et  n'ont  d'issue  facile  que  vers  la  mer. 
Grande  ou  petite,  la  cité  qui  occupait  le  centre  de  chaque  vallée  ne  pouvait 
donc  communiquer  avec  ses  voisines,  si  ce  n'est  par  d'étroits  sentiers,  qu'une 
simple  tour  de  défense  suffisait  à  rendre  inaccessibles.  Une  cité  parvenait- 
elle  à  s'emparer,  de  vive  force  ou  par  ruse,  d'une  ou  de  plusieurs  vallées  de 
la  côte,  les  obstacles  du  sol  l'empêchaient  d'étendre  bien  loin  ses  conquêtes, 
car  sur  tout  le  pourtour  de  l'île  les  contre-forts  des  monts  dressent  leurs 
escarpements  entre  les  petites  plaines  et  les  vallons.  Dans  toute  la  Crète  il 
n'existe  qu'une  seule  campagne  méritant  véritablement  le  nom  de  plaine  : 
c'est  la  Messara,  le  grenier  de  l'île,  au  sud  du  groupe  central  ;  l'Ieropotamo, 
ou  Fleuve  Saint,  y  roule  toujours  un  peu  d'eau,  même  en  été. 

La  forme  extérieure  de  la  Crète  répond  d'une  manière  remarquable  au  re- 
lief de  ses  montagnes.  Presque  géométrique  dans  ses  contours,  le  long  rec- 
tangle de  l'île  se  fait  plus  large  ou  s'amincit  suivant  la  hauteur  des  sommets 
correspondants  de  la  chaîne.  Au  centre  de  la  Crète,  là  précisément  où  elle 
offre  la  plus  grande  largeur,  s'élève  le  principal  massif  de  l'île,  que  domine 
l'Ida  (Psiloriti)  où,  suivant  la  mythologie  des  Hellènes,  naquit  autrefois 
Jupiter.  Sa  haute  cime  isolée  et  presque  toujours  neigeuse,  qui  rappelle  la 
forme  superbe  de  l'Etna,  ses  puissants  contre-forts,  les  vallées  verdoyantes 
de  sa  base,  lui  donnent  un  aspect  grandiose  ;  mais  il  était  encore  plus  beau 
dans  l'antiquité  grecque,  lorsque  ses  forêts  lui  méritaient  encore  le  nom  d'Ida 
ou  «  Boisé  ».  Du  sommet,  on  a  toute  l'île  à  ses  pieds,  et  l'on  voit  se  déve- 


MONTAGNES  DE  LA  CRÈTE.  135 

lopper,  au  nord,  un  immense  horizon  d'îles  et  de  péninsules,  des  pointes 
du  Taygète  aux  montagnes  de  l'Asie  Mineure;  du  eôté  du  sud,  par-dessus 
la  petite  île  de  Gaudo  ou  Gozzo,  nue,  dépourvue  de  porls,  on  ne  distingue 
pas  les  rivages  de  la  Cyrénaïque,  à  cause  de  leur  faible  élévation  relative. 

Le  principal  groupe  des  montagnes  occidentales  de  l'île,  qui  dépasse  en 
hauteur  moyenne  le  massif  de  l'Ida,  quoiqu'il  lui  cède  probablement  par 
ses  pitons  suprêmes,  se  dresse  en  escarpements  beaucoup  plus  difficiles  à 
gravir.  Ce  groupe  est  celui  des  monts  Blancs  ou  Leuca-Ori,  ainsi  nommés, 
soit  à  cause  des  neiges  de  leurs  cimes,  soit  plutôt  à  cause  de  leurs  parois 
de  calcaire  blanchâtre;  ils  sont  entièrement  déboisés;  à  peine  quelque 
verdure  se  montre-t-elle  au  fond  des  vallées  qui  en  descendent.  On  désigne 
aussi  les  monts  Blancs  sous  le  nom  de  monts  des  Sphakiotes,  à  cause  des 
populations  doriennes,  restées  pures  de  tout  mélange,  qui  s'y  sont  canton- 
nées comme  dans  une  citadelle.  Peu  de  massifs  sont  en  effet  plus  abrupts, 
mieux  défendus  par  la  nature  contre  toute  attaque  de  dehors.  Quelques-uns 
des  villages  sont  accessibles  seulement  par  les  lits  pierreux  de  torrents  qui 
descendent  en  cascades;  pendant  les  pluies,  quand  les  ravins  sont  remplis 
par  l'eau  grondante,  toute  communication  est  interrompue:  on  dit  alors  que 
c<  la  porte  est  fermée  ».  Tel  est  le  défilé  ou  «  pharynx  »  (phary7ighi)  d'Hagio- 
Bouméli,  sur  le  versant  méridional  des  monts  Blancs;  quand  les  nuages 
menacent  de  s'écrouler  en  averses,  on  n'ose  s'engager  dans  l'étroite  gorge, 
de  peur  d'être  surpris  et  emporté  par  le  torrent.  Pendant  la  guerre  de  l'indé- 
pendance, les  Turcs  essayèrent  vainement  de  forcer  cette  porte  de  la  grande 
citadelle  des  monts.  Mais  sur  les  hauteurs  s'étendent  des  terrains  assez  unis, 
qui  pourraient  nourrir  une  population  nombreuse  s'ils  n'étaient  pas  aussi 
froids.  Ainsi  les  villages  d'Askyfo,  inhabitables  en  hiver,  à  cause  de  leur 
grande  élévation,  occupent  une  plaine  qu'entoure  de  tous  les  côtés  un 
rempart  circulaire  de  montagnes.  Cette  plaine  fut  jadis  un  lac,  ainsi  que 
le  prouvent  les  anciennes  berges,  encore  très-visibles  çà  et  là,  et  les  roches 
insulaires  situées  au  milieu  du  bassin.  Les  eaux  qui  tombent  dans  le  vaste 
entonnoir  ont  trouvé  des  katavothres  (khonos),  qui  leur  permettent  main- 
tenant de  s'épancher  directement  dans  la  mer.  Une  des 'grandes  sources 
jaillit  dans  la  gorge  même  d'Hagio-Rouméli. 

Les  autres  chaînes  et  massifs  de  l'île  sont  moins  élevés  et  beaucoup  moins 
âpres  que  les  monts  Blancs1.  Les  plus  remarquables  sont  les  monts  Lassiti 
et,  plus  à  l'est  encore,  les  monts  Dicté  ou  Sitia,  qui  font,  à  l'extrémité  orien- 
tale de  l'île,  une  sorte  de  pendant  au  groupe  des  sommets  sphakiotes  ;  mais 

1  Superf.de  l'ile,  d'après  Raulin.  7,800  kil.  car.     Monts  Blancs,  d'après  Raulin .  .    .    .   2,462  met. 
Ida  ou  Psiloriti,  »  2,498  met.         Lassiti.    .    .  »  ...    .2,155     » 


136  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

ils  n'ont  point  défendu  de  la  servitude  les  populations  qui  les  habitent.  On 
remarque,  sur  le  versant  septentrional  de  ces  montagnes,  d'anciennes  plages 
dont  les  coquillages,  en  tout  semblables  à  ceux  des  grèves  actuelles,  prou- 
vent que  l'île  s'est  exhaussée  d'au  moins  20  mètres  pendant  la  période  géo- 
logique moderne.  La  rive  du  nord,  des  monts  Blancs  aux  monts  Dicté,  est 
plus  découpée  que  les  côtes  du  sud;  projetant  au  loin  ses  caps  ou  «  acro- 
tères  »,  elle  offre  plus  de  golfes,  de  baies  et  d'abris  sûrs.  Aussi  est-ce  de  ce 
côté  que  se  sont  bâties  toutes  les  villes  commerçantes  :  on  peut  dire  que  ce 
rivage,  tourné  vers  les  eaux  de  la  mer  Egée,  toute  peuplée  de  navires,  est 
le  littoral  vivant,  en  comparaison  de  la  côte  du  Sud,  relativement  déserte  et 
regardant  vers  les  plages  de  l'Afrique,  plus  désertes  encore.  Toutes  les  villes 
de  la  rive  septentrionale  occupent  l'emplacement  d'antiques  cités.  Megalo- 
Kastron,  plus  connue  sous  le  nom  de  Candie,  que  l'on  donne  également  à 
l'île  entière,  est  l'Heracleion  des  Grecs,  le  port  de  la  fameuse  Cnosse.  Retimo, 
à  la  base  occidentale  du  mont  Ida,  a  changé  à  peine  son  vieux  nom  de 
Rhytimnos.  Enfin,  la  Canée,  dont  les  maisons  toutes  blanches  se  confondent 
presque  avec  les  pentes  arides  des  monts  Blancs,  est  la  Kydonie  des  Grecs, 
célèbre  par  ses  forêts  de  cognassiers.  C'est  actuellement  le  chef-lieu  de  l'île 
et  la  ville,  sinon  la  plus  populeuse,  du  moins  la  plus  importante  de  la  Crète, 
son  grand  entrepôt  d'échanges1.  Le  gouvernement  turc  a  tenté  de  la  com- 
pléter par  un  deuxième  port,  celui  d'Azizirge,  fondé  à  l'est  de  la  Canée,  au 
bord  de  la  Sude,  havre  naturel  parfaitement  abrité,  qui  promet  de  devenir 
l'une  des  principales  stations  maritimes  de  la  Méditerranée. 

La  Crète  est  certainement  bien  inférieure  en  population  et  en  richesse  à 
ce  qu'elle  fut  autrefois.  Elle  est  loin  de  mériter  le  titre  de  «  Crète  aux  Cent 
Villes»  que  lui  avait  donné  l'antiquité  grecque  ;  de  tristes  villages,  construits 
avec  les  débris  d'un  seul  mur,  remplacent  la  plupart  des  antiques  cités  pour 
lesquelles  on  avait  dû  creuser  d'immenses  carrières  comme  le  prétendu 
«  labyrinthe  »  de  Gortyne,  au  sud  du  mont  Ida.  En  dépit  de  sa  grande 
fertilité,  la  Crète  ne  fournit  au  commerce  qu'une  faible  quantité  de 
denrées  agricoles  ;  on  ne  reconnaît  point  là  cette  île  féconde  où  Cérès  donna 
naissance  à  Plutus  sur  un  lit  de  gerbes.  Les  paysans  sont  censés  propriétaires 
de  leurs  champs,  mais  ils  ne  sont  point  libres  et  cultivent  paresseusement  le 
sol.  Leurs  oliviers  ne  donnent  plus  qu'une  huile  amère,  leurs  vignes  four- 
nissent un  bon  vin,  malgré  le  vigneron,  mais  elles  ne  produisent  plus  la 
délicieuse  «  malvoisie  »  des  Vénitiens  ;  le  coton,  le  tabac,  les  fruits  de  toute 
espèce  sont  fort  négligés  par  les  agriculteurs;  la  seule  conquête  qu'ils  aient 

1  La  Canée.  .   .     12,000  hab.     Megalo-Kastron .  ,   .     12,000  hab.     Retimo.    .   .     9,000  hab. 
Population  de  J'ile  entière 225,000  hab 


C       S 

3    f 


e      -3 


iliSi 


18 


VILLES  ET  POPULATIONS  DE  LA  CRÈTE. 


159 


faile  pendant  le  siècle  est  celle  des  orangers,  dont  les  fruits  délicieux  sont 
grandement  appréciés  dans  tout  l'Orient.  M.  Georges  Perrot  signale  ce  fait 
curieux,  qu'à  l'exception  de  la  vigne  et  de  l'olivier,  toutes  les  essences  d'arbres 
cultivés  croissent  en  différentes  parties  de  l'île.  On  ne  voit  de  châtaigniers 
qu'à  l'extrémité  occidentale  de  l'île  ;  les  hautes  vallées  des  Sphakiotes  ont  seules 
les  chênes  verts  et  les  cyprès;  la  province  de  Retimo,  à  l'ouest  de  l'Ida, 
possède  les  chênes  à  vallonée,  les  montagnes  de  Dicté  produisent  le  pin  à 
pignon  et  le  caroubier;  enfin,  vers  l'extrémité  sud-orientale  de  la  Crète,  un 
promontoire  qui  s'avance  du  côté  de  l'Afrique  porte  un  bois  de  dattiers,  le 
plus  beau  de  tout  l'archipel  grec. 

La  population  de  la  Crète  et  des  îlots  voisins  n'a  cessé  d'être  hellénique 


N°   25.    ILE   DE   CRÈTE. 


24"|£.rU-  Gr~ 


53EI 


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El 


d après  Lejean 


Eclvfille  de   2.4-0.1 


Gravé  par  Erlurâ 


o      10  So  looKil. 

Wll|IIIIHIill    Zone  de  population  turque,. 


en  grande  majorité,  malgré  les  invasions  successives  des  peuples  de  diverses 
races,  et  parle  encore  un  dialecte  où  l'on  reconnaît  un  dorien  corrompu. 
Des  Slaves  qui  avaient  envahi  l'île  au  commencement  du  moyen  âge,  il  ne 
subsiste  plus  d'autres  traces  que  les  noms  de  quelques  villages.  Les  Arabes, 
les  Vénitiens  se  sont  également  fondus  avec  les  Cretois  aborigènes  ;  mais 
il  reste  encore  un  grand  nombre  d'Albanais ,  descendants  des  soldats 
arnautes,  qui  gardent  leurs  mœurs  et  leur  dialecte.  Quant  aux  musulmans 
ou  prétendus  Turcs,  qui  constituent  à  peu  près  un  cinquième  de  la  popula- 
tion totale,  ils  sont  en  grande  majorité  les  descendants  de  Cretois  convertis 
jadis  au  mahométisme  afin  d'échapper  à  la  persécution  :  de  tous  les  Hellènes 
de  l'Orient,  ce  sont  les  seuls  qui  aient  adopté  en  masse  le  culte  du  vain- 
queur; mais  depuis  que  la  persécution   religieuse  n'est  plus  à  craindre, 


-14(1  NOUVELLE   GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

plusieurs  familles  mahométanes  d'origine  grecque  sont  revenues  à  la  religion 
de  leurs  ancêtres.  Déjà  prépondérants  par  le  nombre,  les  Hellènes  de  la 
Crète  le  sont  aussi  par  l'industrie,  le  commerce,  la  fortune;  ce  sont  eux 
qui  achètent  la  terre,  et  le  musulman  se  retire  pas  à  pas  devant  eux.  Le 
langage  de  tous  les  Cretois,  à  l'exception  des  Albanais,  est  le  grec  ;  seule- 
ment dans  la  capitale  et  dans  certaines  parties  de  la  Messara,  que  les  musul- 
mans se  sont  appropriées,  ceux-ci  se  trouvent  en  masses  assez  compactes 
pour  qu'ils  aient  pu,  en  haine  de  leurs  compatriotes  et  par  amour  de  la 
domination,  acquérir  une  certaine  connaissance  de  la  langue  turque. 

Il  n'est  donc  pas  étonnant  que  les  Grecs  revendiquent  la  possession  d'un 
pays  où  leur  prépondérance  est  aussi  marquée;  mais,  en  dépit  de  leur 
vaillance,  ils  n'ont  pu,  isolés  comme  ils  le  sont,  triompher  des  armées 
turques  et  égyptiennes  que  l'on  envoyait  contre  eux.  Peut-être  est-ce  avec 
raison  que  les  Cretois  4sont  accusés  de  ressembler  à  leurs  ancêtres  par 
l'avidité  commerciale  et  le  mépris  de  la  vérité  ;  peut-être  sont-ils  encore 
«  Grecs  parmi  les  Grecs,  menteurs  parmi  les  menteurs  »  ;  mais  à  coup  sûr 
ils  ne  méritent  pas  le  reproche  que  l'on  faisait  à  leurs  aïeux,  à  l'époque 
où  ceux-ci  s'engageaient  en  foule  comme  mercenaires,  de  n'avoir  nul  souci 
de  la  patrie.  Ils  ont,  au  contraire,  beaucoup  souffert  pour  elle,  et  dans 
presque  toutes  les  parties  de  l'île,  surtout  entre  le  mont  Ida  et  les  monts 
Blancs,  on  montre  des  lieux  de  bataille  où  leur  sang  a  été  versé  pour  la 
cause  de  l'indépendance.  Les  vastes  cavernes  de  Melidhoni,  sur  les  pentes 
occidentales  de  l'Ida,  ont  été  le  théâtre  d'un  de  ces  horribles  faits  de  guerre. 
En  1822,  plus  de  trois  cents  Hellènes,  presque  tous  des  femmes,  des  enfants, 
des  vieillards,  s'étaient  réfugiés  dans  la  grotte.  Les  Turcs  allumèrent  un  grand 
feu  devant  l'étroite  ouverture  ;  le  vent  qui  les  aidait  dans  leur  œuvre 
d'extermination  poussait  la  fumée  dans  le  souterrain.  Les  malheureux 
s'enfuirent  au  fond  de  la  grotte,  mais  en  vain;  tous  périrent  étouffés.  Les 
cadavres  restèrent  sur  le  sol,  sans  autre  sépulture  que  celle  du  sédiment 
calcaire  qui  les  recouvrit  peu  à  peu  :  çà  et  là  se  montrent  encore  quelques 
ossements  que  la  pierre  n'a  pas  revêtus  de  son  linceul  grisâtre. 


Au  nord,  l'antique  «  merde  Minos  »  sépare  la  Crète  des  îles  de  l'Archipel 
par  ses  profonds  abîmes,  dont  la  cavité  centrale  descende  plus  de  1000  mètres. 
Presque  toutes  ces  terres  éparses  appartiennent  à  la  Grèce.  Une  seule  des 
Cyclades  est  restée  comme  la  Crète  sous  la  domination  des  Osmanlis  :  c'est 
l'île  d'Astypalaaa,  vulgairement  désignée  sous  le  nom  d'Astropala?a  ou  de 
Stampalia  :  les  anciens  l'avaient  appelée  la  «  Table  des  Dieux  »,  et  pourtant 


CRÈTE  ET  ILES  TURQUES  DE  L'ARCHIPEL.  U\ 

ce  n'est  qu'une  roche  aride.  Bien  qu'elle  appartienne  incontestablement  à  la 


N°   26.   PROFONDEURS   DE   LA   MER    EGÉE. 


chez  Hrhard 

I       l^raftmdears   de  o  a  100  znètres 

I       id de  100  3  Soo  mètres 


Profondeurs    de  Soo  a  2000  mètres  . 
id  ds    2000  met   et  au-delà 


Echelle  de   5.ijo.c 


io 


chaîne  orientale  des  Cyclades  par  la  nature  géologique  du   sol  et  par  la 
disposition  des  fosses  sous-marines,  la  diplomatie  a  cru  devoir  la  laisser 


142  NOUVELLE  GEOGRAPHIE    UNIVERSELLE, 

à  la  Turquie,  avec  tous  les  îlots  environnants.  Ainsi  quinze  cents  Hellènes 
de  plus  sont  restés  sous  la  domination  des  Osmanlis. 

Des  autres  îles  de  population  grecque  appartenant  à  la  Turquie,  celle  qui 
se  rapproche  le  plus  du  littoral  de  l'Europe,  et  qui  peut  même  être  consi- 
dérée comme  en  faisant  partie  géologiquement,  estThasos  :  le  détroit  qui  la 
sépare  du  littoral  de  la  Macédoine  n'a  guère  que  cinq  kilomètres  et  se 
trouve,  en  outre,  partiellement  barré  par  l'îlot  de  Thasopoulo  et  par  des 
bancs  de  sable  :  pendant  les  gros  temps,  les  voiliers  manœuvrent  difficile- 
ment dans  ce  passage.  Quoique  dépendant  naturellement  de  la  Macédoine, 
l'île  est  cependant  administrée  par  un  moudir  du  vice-roi  d'Egypte,  auquel 
la  Porte  en  a  fait  cadeau.  Lorsque  Mahomet  II  mit  fin  à  l'empire  deByzance, 
elle  formait  avec  les  îles  voisines  une  principauté  de  la  famille  italienne  des 
Gatelluzzi. 

Thasos  est  une  des  terres  de  l'antique  monde  grec  dont  la  situation  ac- 
tuelle contraste  le  plus  tristement  avec  ce  qu'elles  furent  jadis.  Thasos,  la 
vieille  colonie  phénicienne,  fut  la  rivale,  puis  la  riche  et  puissante  alliée 
d'Athènes;  ses  habitants,  qui  peut-être  étaient  au  nombre  de  cent  mille, 
exploitaient  d'abondantes  mines  d'or,  des  gisements  de  fer,  des  carrières  de 
beau  marbre  blanc,  cultivaient  des  vignobles  célèbres  par  leurs  produits  et 
faisaient  sur  tous  les  rivages  de  la  mer  Egée  un  commerce  considérable.  De 
nos  jours,  mines  et  carrières  sont  abandonnées  et  l'on  ne  sait  plus  même  où 
se  trouvaient  les  gisements  aurifères  qui  fournirent  tant  de  trésors  aux 
Thasiens;  les  vignobles  ne  donnent  plus  qu'un  vin  médiocre;  les  produits 
de  la  culture  suffisent  à  peine  aux  dix  mille  habitants,  et  l'ancien  port  de 
Thasos,  au  nord  de  l'île,  n'est  plus  fréquenté  que  par  de  pauvres  caïques. 
Depuis  que  Mahomet  II  fit  transporter  à  Constantinople  presque  toute  la 
population,  l'île  s'est  bien  lentement  repeuplée,  et  la  crainte  des  pirates, 
qui  avaient  fait  de  Thasos  leur  lieu  de  rendez-vous,  a  forcé  les  indigènes  à 
bâtir  leurs  demeures  loin  des  côtes,  dans  les  hautes  vallées  et  sur  les  roches 
abruptes.  Les  habitants  sont  d'origine  hellénique,  mais  ils  parlent  un  «  grec 
affreux,  aux  formes  barbares  et  tout  mêlé  de  mots  turcs  ».  Ce  grand  désir 
d'instruction,  qui  se  manileste  chez  tous  les  autres  Grecs  du  continent  et  des 
îles,  manque  chez  les  Thasiens.  Ce  sont  des  Grecs  déchus  ;  d'ailleurs  ils  le 
confessent  eux-mêmes.  En  conversant  avec  le  voyageur  Perrot,  ils  répétaient 
souvent  :  ce  Nous  sommes  des  moutons,  des  bêtes  de  somme.  » 

Mais  ce  que  Thasos  a  gardé,  ce  qui  la  distingue  entre  toutes  les  îles  de 
l'Archipel,  c'est  la  beauté  de  ses  montagnes  boisées,  de  ses  paysages  ver- 
doyants. Les  pluies  qu'apportent  les  vents  dans  le  fond  du  golfe  macédonien, 
se  déversent  sur  les  hauteurs  de  Thasos  et  fournissent  à  la  végétation  de  l'île 


THASOS  ET  SAMOTHRACE.  145 

toute  l'humidité  qui  lui  est  nécessaire.  Les  eaux  courantes  murmurent  dans 
les  vallons,  de  grands  arbres  ombragent  les  pentes;  les  villages  situés 
sur  les  premiers  renflements  des  montagnes  sont  à  demi-cachés  derrière 
des  rideaux  de  cyprès  et  sous  les  branches  des  noyers  et  des  oliviers; 
plus  haut,  de  magnifiques  platanes,  des  lauriers,  qui  sont  des  arbres  de 
haute  futaie,  des  charmes,  des  chênes  verts  groupés  en  désordre,  remplis- 
sent les  vallées  qui  rayonnent  en  tous  sens  vers  le  pourtour  de  l'île  ;  enfin  les 
escarpements  supérieurs  sont  recouverts  d'une  forêt  de  pins,  d'espèces 
diverses,  dont  le  sombre  feuillage  contrasle  avec  le  marbre  éclatant  des 
roches.  Seuls  les  grands  sommets,  le  Saint-Elie,  l'Ipsario,  qui  se  dressent  à 
mille  mètres  et  davantage,  sont  dénudés  à  la  cime;  leurs  parois  de  calcaire 
cristallin  ,  de  gneiss  ,  de  micaschiste ,  fréquemment  lavés  et  polis  par  les 
pluies,  brillent  d'un  éclat  extraordinaire;  on  les  voit  fulgurer  de  reflets 
sous  les  rayons  du  soleil. 

Samothracc,  moins  étendue  que  Thasos,  est  cependant  beaucoup  plus  éle- 
vée. Le  Phengari  et  les  autres  montagnes  de  l'île  sont  des  masses  de  granit, 
de  schisles,  de  marbre,  de  calcaire,  de  trachyte  formant  à  l'est  de  la  mer  Egée 
le  pendant  de  l'Athos.  Vue  du  nord  ou  du  sud,  l'île  de  Samothrace,  avec  sa 
puissante  arête  presque  uniforme  en  hauteur,  ressemble  à  un  long  cercueil 
posé  sur  la  mer;  mais  quand  on  la  regarde  de  l'est  ou  de  l'ouest,  son  profil 
est  celui  d'une  gigantesque  pyramide  se  dressant  hors  des  flots.  C'est  là, 
nous  dit  Homère,  que  s'assit  Poséidon,  pour  contempler  les  luttes  des  Grecs 
et  des  Troyens,  par-dessus  l'île  plus  basse  d'Imbros  ;  c'est  dans  les  forêts 
sauvages  de  la  noire  montagne,  presque  uniquement  composées  de  chênes, 
que  les  Cabires  célébraient  leurs  mystères  empruntés  aux  cultes  secrets  de 
l'Asie.  Un  mont  d'un  aspect  aussi  grandiose  ne  pouvait  manquer,  en  effet, 
d'être  tout  particulièrement  vénéré  dans  le  monde  hellénique.  Samothrace 
était  pour  les  anciens  Grecs  ce  que  le  mont  Athos  est  devenu  pour  leurs 
descendants,  c'était  la  «  sainte  Montagne  ».  Des  quantités  de  débris,  des 
inscriptions  nombreuses  témoignent  encore  de  l'empressement  avec  lequel 
les  voyageurs  pieux  y  accouraient  de  toutes  parts.  Mais  depuis  que  les  dieux 
païens  n'ont  plus  d'autels,  Samothrace  est  devenue  déserte.  11  ne  s'y  trouve 
plus  qu'un  village,  dont  les  habitants,  visités  seulement  en  été  par  quelques 
pêcheurs  d'épongés,  vivent  comme  des  prisonniers,  ignorant  ce  qui  se  passe 
dans  le  monde.  Les  rivages  absolument  dépourvus  de  ports  et  le  courant 
redoutable  qui  sépare  Samothrace  de  l'île  d'Imbros  ont  détourné  la  navi- 
gation, et  bien  que  les  vallées  soient  très-fertiles,  assez,  disent  les  indi- 
gènes, «  pour  faire  ressusciter  les  hommes  à  peine  enterrés,  »  nul  émi- 
grant  du  continent  voisin  ne  se  sent  attiré  vers  cette  terre  abandonnée. 


14i  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

Imbros  et  Lemnos,  séparées  de  Samothrace  par  des  gouffres  marins  de 
mille  mètres  de  profondeur,  semblent  continuer  à  l'ouest  la  chaîne  de  la 
Chersonèse  de  Thrace.  Imbros,  la  plus  rapprochée  du  continent,  est  la  plus 
haute  des  deux  îles;  néanmoins  le  «  Saint-Elie  »  qui  la  couronne  atteint  à 
peine  au  tiers  de  la  hauteur  du  pic  de  Samothrace.  Nulle  forêt  ne  recouvre 
ses  pentes;  ses  plaines  sont  nues,  rocailleuses;  à  peine  la  huitième  partie 
du  sol  est-elle  cultivable.  Cependant  la  position  d'Imbros  sur  le  grand  che- 
min des  nations,  près  de  l'entrée  des  Dardanelles,  lui  a  toujours  assuré  une 
certaine  importance.  La  plus  forte  partie  de  la  population  s'est  groupée  au 
nord-est  de  l'île  dans  la  vallée  d'un  petit  ruisseau,  souvent  à  sec,  auquel  on 
a  donné  emphatiquement  le  nom  de  Megalos-Potamos  ou  Grand-Fleuve. 

Lemnos  (Limno),  la  'Sta-Limène  des  modernes,  est  la  plus  grande  des  îles 
de  Thrace,  mais  aussi  la  plus  basse  et  la  plus  nue  :  on  y  marche  pendant 
des  heures  sans  découvrir  un  seul  arbre.  Même  l'olivier  manque  dans  les 
campagnes,  et  les  jardins  des  villages  sont  pauvres  en  arbres  fruitiers  :  on 
est  obligé  de  faire  venir  le  bois  de  Thasos  et  du  continent.  Pourtant  Lemnos 
est  d'une  grande  fertilité  :  elle  produit  de  l'orge  et  d'autres  céréales  en  abon- 
dance, et  les  pâtis  de  ses  collines  nourrissent  plus  de  quarante  mille  brebis 
L'île  se  compose  en  réalité  de  plusieurs  massifs  isolés,  de  trois  à  quatre  cents 
mètres  de  hauteur,  qui  furent  des  volcans  et  que  séparent  des  plaines  basses 
couvertes  de  scories  et  des  golfes  profondément  entaillés  dans  les  rivages. 
Au  temps  des  anciens  Grecs,  les  foyers  souterrains  de  Lemnos  brûlaient  en- 
core; Vulcain,  précipité  du  haut  du  ciel,  forgeait  avec  ses  cyclopes  dans  les 
cavernes  des  montagnes.  Quelque  temps  avant  notre  ère,  une  colline,  le 
mont  Mosychlos,  et  le  promontoire  de  Chrysé  s'engouffrèrent  dans  les  eaux; 
peut-être  l'endroit  où  s'élevaient  ses  hauteurs  est-il  indiqué  par  de  vastes 
plateaux  sous-marins  et  des  écueils,  qui  s'étendent  à  l'est  de  l'île,  dans  la 
direction  d'Imbros.  Depuis  la  chute  de  Mosychlos,  Lemnos  n'a  point  eu  à 
souffrir  d'éruptions  ni  de  tremblements  de  terre,  et  la  population,  relati- 
vement assez  nombreuse,  n'a  eu  rien  à  craindre  que  des  hommes.  Les 
habitants  sont  Grecs  en  grande  majorité,  et  les  Turcs,  graduellement  évincés 
par  la  race  qu'ils  ont  conquise,  mais  qui  leur  est  supérieure  en  intelligence 
et  en  activité,  diminuent  constamment  en  nombre.  Le  commerce,  en  entier 
dans  les  mains  des  Hellènes,  a  toujours  pour  centre  principal  l'antique  My- 
rina,  connue  aujourd'hui  sous  le  nom  de  Kastro  et  située  à  l'ouest  de  l'île, 
sur  un  promontoire  qui  s'élève  entre  deux  rades.  Parmi  les  articles  de 
commerce  de  Lemnos  se  trouve  une  terre  dite  «  sigillée  »,  célèbre  dans  tout 
l'Orient  et  de  toute  antiquité  comme  médicament  astringent.  On  va  la 
recueillir  au  centre  de  l'île  ;  mais  elle  n'est  censée  avoir  de  vertu  que.  si  on 


TURQUIE  HELLÉNIQUE.  145 

l'a  ramassée  dans  la  matinée  de  la  fête  du  Christ,  le  6  août,  avant  le  lever 
du  soleil,  et  avec  force  prières  et  cérémonies. 

La  petite  île  de  Stratio  (Hagios  Eustrathios),  au  sud  de  Lemnos,  en  est  une 
dépendance  politique  et  commerciale;  elle  est  également  peuplée  de  Grecs1. 
Quant  aux  îles  qui  bordent  le  littoral  de  l'Asie  Mineure  et  qui  en  font  géo- 
logiquement  partie,  Mitylène,  Chios,  Rhodes  et  le  groupe  des  Sporades  asia- 
tiques, elles  dépendent  administrativementde  la  Turquie  d'Europe  ;  mais  ce 
n'est  là  qu'une  fiction  dont  la  géographie  n'a  guère  à  s'occuper. 


III 


LE     LITTORAL     DE     LA    TURQUIE    HELLENIQUE;     THRACE,     MACEDOINE    ET    THESSALIEc 

Par  un  singulier  contraste,  qui  prouve  combien  la  mer  a  été  l'élément 
prépondérant  dans  la  distribution  des  peuples  méditerranéens  et  les  mou- 
vements de  l'histoire,  il  se  trouve  que  tout  le  littoral  égéen  de  la  Turquie 
appartient  ethnologiquement  à  la  race  hellénique.  De  même  que  la  Grèce 
se  prolonge  sous-marinement  vers  l'Egypte  par  l'île  de  Candie,  de  même 
elle  se  continue  au  nord  par  une  longue,  mais  assez  étroite  zone  de  terrains 
qui  bordent  la  mer  Egée.  La  Thessalie,  la  Macédoine,  la  Chalcidique,  la 
Thrace  sont  des  terres  grecques;  Constantinople  même  est  dans  l'Hellade 
ethnologique.  De  là  un  complet  désaccord  entre  la  géographie  des  races, 
de  beaucoup  la  plus  importante,  et  celle  des  montagnes,  des  fleuves,  du 
climat.  La  Turquie  hellénique,  formée  de  tant  de  bassins  naturels  diffé- 
rents, n'a  point  d'unité  géographique,  si  ce  n'est  relativement  aux  eaux  de 
l'Archipel  qui  en  baignent  tous  les  rivages. 

La  péninsule  illyrienne,  si  remarquable  par  l'imprévu  de  ses  formes 
et  les  accidents  de  son  relief,  devient  encore  plus  variée  d'aspects,  plus 
mobile  pour  ainsi  dire,  sur  les  bords  de  la  mer  Egée  et  de  son  avant- 
bassin,  la  mer  de  Marmara.  Là  des  buttes  isolées,  des  collines,  des  massifs 
de  montagnes  s'élèvent  brusquement  du  milieu  des  plaines  ;  des  golfes 
s'avancent  au  loin  dans  les  terres;  des  presqu'îles  ramifiées  se  baignent 


1  Iles  de  la  Thr 

ace  : 

Superficie. 

Montagnes  les  plus  hautes. 

Population. 

192  lui.  carr. 

Ipsario.    .    .    .     1,000  met. 

10,000    habit 

Samothvace.    .    . 

170 

Phengan .    -    .     1,646     » 

200  (?)    » 

220 

Samt-Élie.  .    .         595     » 

4,000        » 

]. 

440         » 

Skopia.    .    .    .        450     » 

22,000        » 
19 

146 


NOUVELLE  GEOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 


dans  les  eaux  profondes  :  on  dirait  que  le  continent  s'essaye  à  former 
des  archipels  pareils  à  ceux  qui,  plus  au  sud,  parsèment  l'étendue  de  la 
mer. 

La  langue  de  terre  sur  laquelle  est  située  Constantinople  est  un  exemple 
remarquable  de  l'indépendance  d'allures  qui  distingue  le  littoral  de  cette 
partie  de  l'Europe.  Géologiquement,  toute  la  péninsule  de  Constantinople 

N°   27.  —   FORMATIONS    GÉOLOGIQUES   DE    LA    PÉNINSULE    DE   CONSTANTINOPLE. 


fl     ()     1     R 


MER         DE  MARMARA      Ues  ^^ 

Golic  d'Israld 
De  de,  Marmara 


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It^=^1  T.  cristallin, 
Echelle  de  i.3yo  ooo 


\  T.  oolàxrvCque- 


d'après  F.de  Uocli  jtetter. 

Déoonuen.  vif!" 


offre  un  caractère  essentiellement  asiatique.  Elle  a  son  propre  massit  de 
collines  séparé  des  monts  granitiques  de  l'Europe  par  une  large  plaine  de 
terrains  récents  :  les  ruines  du  mur  d'Athanase,  qui  défendait  autrefois  les 
alentours  de  la  cité,  marquent  à  peu  près  la  véritable  limite  entre  les  deux 
continents.  Des  deux  côtés  du  Bosphore,  les  roches  appartiennent  à  la 
formation  dévonienne,  possèdent  les  mêmes  fossiles,  le  même  aspect,  datent 
de  la  même  époque.  Un  lambeau  de  terrains  volcaniques,  à  l'entrée  septen- 
trionale du  détroit,  présente  aussi  les  mêmes  caractères  sur  les  deux  rivages. 


POSITION  DE  CONSTANTINOPLE.  147 

On  voit  de  la  façon  la  plus  nette  que  la  péninsule  européenne  faisait  partie 
de  l'Asie  Mineure  et  qu'elle  en  a  été  séparée  par  l'irruption  des  eaux1. 

Apollon  lui-même ,  disait  la  légende  byzantine ,  indiqua  l'emplace- 
ment où  devait  s'élever  la  cité  qui  depuis  est  devenue  Constantinople.  Nulle 
part  l'oracle  n'aurait  pu  trouver  mieux.  La  ville  occupe,  en  effet,  le  point  le 
plus  heureusement  situé  au  bord  de  la  grande  fissure  du  Bosphore.  En  cet 
endroit,  une  péninsule  aux  collines  doucement  ondulées  s'avance  eptre  la 
mer  de  Marmara  et  la  baie  sinueuse  à  laquelle  sa  forme  et  la  richesse  de  son 
commerce  ont  valu  le  nom  de  «  Corne  d'Or  ».  Le  rapide  courant  du  Bosphore 
qui  pénètre  dans  le  havre  et  le  purifie  des  boues  descendues  de  la  ville,  va 
plus  loin  se  perdre  dans  la  mer  au  détour  de  la  presqu'île  extérieure, 
permettant  ainsi  aux  navires  à  voiles  de  se  glisser  jusqu'au  lieu  d'ancrage 
sans  avoir  beaucoup  à  lutter  contre  la  violence  des  eaux.  L'excellent  mouil- 
lage du  port,  si  heureusement  disposé  pour  abriter  tout  un  monde  d'embar- 
cations, est  en  même  temps  un  réservoir  naturel  de  pêche  et,  malgré  l'inces- 
sante agitation  des  flots  remués  par  les  rames  des  caïques,  les  roues  et  les 
hélices  des  vapeurs,  les  thons  et  d'autres  poissons  entrent  chaque  année  en 
longs  convois  dans  la  Corne  d'Or.  Le  port  de  Constantinople,  tout  accessible 
qu'il  est  aux  paisibles  flottes  de  commerce1,  peut  néanmoins  se  clore  sans 
peine  aux  navires  de  guerre;  les  rives,  sans  être  trop  escarpées,  sont  assez 
hautes  pour  dominer  tous  les  abords,  et  l'entrée  du  mouillage  est  resserrée 
par  une  sorte  de  détroit  où,  plus  d'une  fois,  les  habitants  assiégés  ont  tendu 
une  chaîne  de  fermeture.  La  ville  elle-même,  occupant  une  péninsule  élevée, 
que  des  terres  basses  séparent  du  tronc  continental,  est  très-facile  à  fortifier 
contre  toute  attaque  du  dehors;  pour  tenter  un  siège,  il  faut  que  l'ennemi, 
déjà  maître  des  Dardanelles  et  du  Bosphore,  puisse  disposer  à  la  fois  d'une 
flotte  et  d'une  puissante  armée  de  terre.  A  tous  ces  avantages  locaux,  qui 
devaient  assurer  à  Constantinople  une  importance  considérable,  il  faut  ajou- 
ter le  privilège  d'un  climat  un  peu  moins  rude  que  celui  des  villes  situées 
au  bord  de  la  mer  Noire  ou  sur  la  rive  asiatique  du  Bosphore.  Grâce  au 
massif  de  hauteurs  qui  s'élève  au  nord  de  la  cité,  celle-ci  est  partielle- 
ment garantie  des  âpres  vents  polaires. 

Aux  premiers  temps  de  l'histoire,  lorsque  le  commerce  naissait  à  peine, 
le  site  si  favorisé  de  Byzance  ne  pouvait  attirer  que  les  populations  voisines; 
mais  dès  que  les  grandes  navigations  eurent  commencé,  des  «  aveugles  » 
seuls,  ainsi  que  le  dit  un  oracle  d'Apollon,  auraient  pu  méconnaître  les 
avantages  que  leur  offrait  la  Corne  d'Or.  C'est  à  Constantinople  même  que 

1  Mouvement  du  port  de  Constanlinople  en  1875  : 

20,074  navires  jaugeant  4,006,500  tonnes. 


148  NOUVELLE  GEOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

"viennent  se  croiser  la  diagonale  du  monde  européen  et  asiatique  et  l'axe 
maritime  de  la  Méditerranée.  En  outre,  la  voie  naturelle  qui  longe 
dans  l'Archipel  les  rivages  de  Thrace,  se  continue  à  l'est  dans  la  mer 
Noire  le  long  des  côtes  de  l'Asie  Mineure;  de  même  la  ligne  du  littoral 
tracée  du  nord  au  sud,  entre  le  golfe  danubien  et  le  Bosphore,  reprend  au 
sortir  des  Dardanelles  et  se  poursuit  dans  la  direction  de  Smyrne,  de  Samos 
et  de  Rhodes.  Constantinople  se  trouve  donc  à  la  fois  sur  la  plus  grande 
route  continentale  des  peuples  et  sur  plusieurs  de  leurs  grandes  routes 
maritimes;  géographiquement  elle  est  située  aux  bouches  du  Danube, 
du  Dnestr,  du  Unepr,  du  Don,  du  Rion,  du  Kizil-Irmak,  puisqu'elle  en 
garde  le  déversoir  commun  par  le  détroit  du  Bosphore.  Choisie  pour  devenir 
la  Rome  d'Orient,  une  ville  aussi  admirablement  située  que  l'est  Byzance  ne 
pouvait  donc  manquer  de  s'accroître  rapidement  en  population  et  en  pros- 
périté; elle  devait  mériter  bientôt  le  titre  de  ville  par  excellence  (Polis),  et 
c'est,  en  effet,  ce  que  signifie  son  nom  actuel  de  Stamboul  Çs  tèn  Polin). 
Pour  les  tribus  éloignées  qui  vivent  dans  les  montagnes  de  l'Asie  Mineure  et 
par  delà  l'Euphrate,  Constantinople  s'est  tout  simplement  substituée  à 
l'ancienne  Rome.  Elles  ne  lui  connaissent  pas  d'autre  nom  que  «  Roum  »r 
et  le  pays  dont  elle  est  la  capitale  est  devenu  la  «  Roumélie  » . 

Par  la  beauté  de  son  aspect,  Constantinople  est  aussi  l'une  des  premières 
cités  de  l'univers  :  c'est  la  «  Yille-Paradis  des  Orientaux  ».  Elle  peut  se 
comparer  à  Naples,  à  Rio  de  Janeiro,  et  nombre  de  voyageurs  la  proclament 
la  plus  belle  des  trois.  Quand  on  vogue  à  l'entrée  de  la  Corne  d'Or  sur  un 
léger  caïque,  plus  gracieux  que  les  gondoles  de  Venise,  on  voit  à  chaque 
coup  de  rame  changer  l'aspect  si  varié  de  l'immense  panorama.  Au  delà  des 
murs  blancs  du  sérail  et  de  ses  massifs  de  verdure,  les  maisons  de  Stam- 
boul, les  tours,  les  vastes  dômes  des  mosquées  avec  leur  collier  de  petites 
coupoles,  et  les  élégants  minarets  tout  brodés  de  balcons,  s'élèvent  en  am-, 
phithéâtre  sur  les  sept  collines  de  la  péninsule.  De  l'autre  côté  du  port,  que 
franchissent  des  ponts  de  bateaux,  d'autres  mosquées,  d'autres  tours, 
entrevues  à  travers  les  cordages  et  les  mâts  pavoises,  s'étagent  sur  les  pentes 
d'une  colline  que  couronnent  les  maisons  régulières  et  les  palais  de  Péra.  Au 
nord,  une  ville  continue  de  maisons  de  plaisance  borde  les  deux  rives  du 
Bosphore.  A  l'orient,  la  côte  d'Asie  s'avance  en  un  promontoire  également 
couvert  d'édifices  qu'entourent  les  jardins  et  les  ombrages.  Voilà  Scutari,  la 
Constantinople  asiatique,  avec  ses  maisons  roses  et  son  vaste  cimetière  aux 
admirables  bois  de  cyprès;  plus  loin,  on  aperçoit  Kadi-Keuï,  l'antique 
Chalcédoine,  et  le  bourg  de  Prinkipo,  sur  une  des  îles  de  l'archipel  des 
Princes,  parsemant  du  vert  de  leurs  bosquets  et  du  jaune  de  leurs  roches 


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CONSTANTINOPLE.  15J 

les  eaux  bleues  de  la  mer  de  Marmara.  Entre  toutes  ces  villes  qui  baignent 
leur  pied  dans  le  flot,  vont  et  viennent  incessamment  les  navires  et  les 
embarcations  de  toutes  formes,  à  la  rame,  à  la  voile,  à  la  vapeur,  animant 
l'espace  de  leur  mouvement  et  donnant  la  vie  à  ce  tableau  magnifique. 
Des  hauteurs  qui  dominent  Constantinople  et  Scutari,  le  spectacle  est  peut- 
être  encore  plus  beau,  car  on  voit  se  dessiner  tous  les  contours  des  rivages 
d'Europe  et  d'Asie,  on  suit  du  regard  les  sinuosités  du  Bosphore  et  du  golfe 
de  Nicomédie,  et  dans  le  lointain,  au-dessus  des  vallées  ombreuses,  on  voit 
pyramider  la  masse  de  l'Olympe  de  Bithynie,  presque  toujours  revêtue  de 
neiges. 

Cette  grande  cité  de  Constantinople,  d'un  aspect  si  féerique  à  l'extérieur, 
est,  on  le  sait,  fort  sale  encore  dans  la  plupart  de  ses  quartiers.  En  maintes 
parties  de  la  ville,  le  visiteur  hésite  à  s'engager  entre  les  maisons  sordides, 
dans  les  sinuosités  de  ces  ruelles  immondes  que  parcourent  les  chiens  errants 
et  où  gîtent  les  pourceaux;  l'insouciance  turque  laisse  complaisamment  les 
maladies  germer  dans  ces  chaos  de  masures.  Au  point  de  vue  de  la  salubrité 
générale,  il  est  donc  presque  heureux  que  de  fréquents  incendies  viennent 
nettoyer  la  ville.  Même  en  Russie,  même  dans  l'Amérique  du  Nord,  il  n'est 
pas  de  cité  dont  les  maisons  flambent  plus  souvent  en  une  mer  de  feu. 
Quelquefois  le  veilleur  qui,  du  haut  de  la  tour  du  Séraskier,  voit  toute  la 
ville  et  ses  faubourgs  étendus  à  ses  pieds,  signale  dix  ou  douze  incendies  par 
semaine  et  il  ne  se  passe  guère  d'années  que  des  milliers  de  constructions 
n'aient  été  dévorées  par  le  feu.  Ainsi  Constantinople ,  purifiée  par  les 
flammes,  se  renouvelle  peu  à  peu  ;  mais  avant  que  les  Francs  eussent  construit 
leur  ville  de  pierre  sur  la  colline  de  Péra,  c'est-à-dire  «  Au-Delà  »,  les 
quartiers  incendiés  se  relevaient  à  peu  près  aussi  misérables  qu'au  jour 
où  le  feu  les  avait  dévorés.  Heureusement  l'usage  de  la  pierre  se  répand  de 
plus  en  plus;  maintenant  les  maisons  de  bois  sont,  remplacées  par  des 
constructions  plus  durables,  bâties  d'un  calcaire  blanchâtre  et  rempli  de 
fossiles  qui  se  trouve  en  abondance  aux  portes  mêmes  de  Constantinople. 
Pour  les  édifices  de  luxe,  les  architectes  ont  à  leur  disposition  les  marbres 
bleus  et  gris  de  Marmara  et  les  beaux  marbres  couleur  de  chair  du  golfe  de 
Cyzique,  dans  l'Asie  Mineure. 

Les  nombreux  incendies  de  Stamboul,  ainsi  que  les  violences  de  guerre 
que  la  cité  a  dû  subir  tant  de  fois  avant  le  triomphe  des  mahométans,  ont 
fait  disparaître  presque  tous  les  monuments  de  la  Byzance  antique  ;  seule- 
ment on  voit  encore,  sur  la  place  de  l'Hippodrome,  le  précieux  trépied  de 
bronze,  aux  trois  serpents  enroulés,  que  les  Platéens  avaient  déposé  dans  le 
temple  de  Delphes,  en  souvenir  de  leur  victoire  sur  les  Perses.  Même  de 


152  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE    UNIVERSELLE. 

l'époque  des  Césars  byzantins  il  ne  reste  que  des  colonnes,  des  obélisques, 
des  arches  d'aqueducs,  les  murailles  un  peu  ébréchées  de  la  ville,  les  débris 
récemment  retrouvés  du  palais  de  Justinien  et  les  deux  églises  de  Sainte- 
Sophie,  aujourd'hui  transformées  en  mosquées.  La  grande  Sainte-Sophie, 
qui  s'élève  sur  la  dernière  pente  de  la  presqu'île  de  Constantinople,  à  côté 
du  sérail,  n'est  plus,  comme  au  temps  de  Justinien,  le  plus  magnifique 
édifice  de  l'univers.  Elle  est  loin  d'avoir  la  grâce  et  la  merveilleuse  élégance 
de  l'Àhmédieh  et  d'autres  mosquées  à  minarets  arabes  bâties  par  les 
musulmans  ;  d'énormes  substructions,  des  murs  de  soutènement,  des  contre- 
forts extérieurs,  entremêlés  d'échoppes  et  de  maisons  lépreuses,  donnent  à 
l'édifice  un  aspect  de  lourdeur  extrême.  A  l'intérieur,  d'autres  piliers  de 
consolidation  et  le  badigeon  des  Turcs  appliqué  sur  les  éclatantes  mosaïques 
ont  changé  le  caractère  de  l'église  ;  mais  la  puissante  coupole  produit  un 
effet  prodigieux  :  c'est  une  merveille  de  force  et  de  légèreté.  Quatre  colonnes 
de  brèche  verte  qui  s'élèvent  entre  les  piliers  du  grand  dôme  proviennent, 
dit-on,  du  temple  d'Ephèse. 

Le  sérail  occupe  à  la  Pointe  des  Jardins  l'emplacement  de  l'antique 
Byzance.  Il  a  ses  charmants  pavillons,  ses  beaux  ombrages,  mais  aussi  ses 
affreux  souvenirs  de  crimes  et  de  massacres  :  c'est  ainsi  que  l'on  montre 
encore,  en  dehors  de  la  muraille  extérieure, -le  plan  incliné  sur  lequel  les 
esclaves  lançaient  pendant  les  nuits  les  sacs  où  se  trouvaient  enfermées  des 
sultanes  ou  des  odalisques  vivantes  ;  l'eau  qui  recevait  leur  corps  passe  au 
pied  de  la  glissoire,  rapide  comme  un  fleuve,  et  tournoyant  en  sinistres 
remous.  Bien  plus  remarquables  que  l'ancien  palais  des  sultans  sont  les 
merveilleux  édifices  d'architecture  arabe  ou  persane  qui  bordent  les  rives  du 
Bosphore,  avec  leurs  kiosques,  leurs  fontaines,  leurs  ponts,  leurs  arcades, 
leurs  bosquets  de  verdure.  Embellies  par  la  nature  environnante,  par  le 
rayonnement  du  ciel  et  des  eaux,  ces  constructions  charmantes  donnent 
aux  faubourgs  de  la  grande  cité  l'aspect  le  plus  séduisant  de  splendeur 
orientale. 

Les  édifices  les  plus  curieux  à  visiter  dans  l'intérieur  de  Constantinople 
sont  les  bazars,  non  pas  seulement  à  cause  des  richesses,  des  marchandises 
de  toute  espèce  qui  s'y  trouvent  entassées,  mais  surtout  à  cause  des  hommes 
de  toute  race  et  de  tout  climat  qu'on  y  voit  réunis .  Entre  les  pays 
d'Europe,  la  Turquie  est  celui  où  l'on  observe  les  plus  étonnants  contrastes 
de  peuples  et  de  langues  ;  mais  nulle  part,  pas  même  dans  la  Dobroudja,  on 
ne  peut  voir  un  chaos  de  nations  plus  grand  qu'à  Stamboul.  C'est  que  la 
capitale  de  l'empire  ottoman  attire  vers  elle,  en  sa  qualité  de  métropole,  les 
populations  de  l'Ànatolie,de  la  Syrie,  de  l'Arabie,  de  l'Egypte,  de  la  Tunisie, 


CONSTANTINOPLE.  155 

des  oasis  même,  aussi  bien  que  les  habitants  de  la  péninsule  turco-hellénique. 
En  même  temps,  les  Francs  de  l'Europe  entière,  Italiens  et  Français,  Anglais 
et  Allemands,  accourent  en  foule  pour  prendre  leur  part  de  bénéfice  dans  le 
commerce  grandissant  du  Bosphore.  La  variété  des  types  de  toute  couleur  et 
de  toute  race  est  encore  accrue  par  le  trafic  interlope  des  esclaves  que  les 
caravanes  vont  chercher  au  fond  de  l'Afrique  jusqu'aux  sources  du  Nil. 
Officiellement,  la  vente  de  chair  humaine  est  interdite  à  Constantinople  ; 
mais,  en  dépit  de  toutes  les  affirmations  diplomatiques,  la  «  très-honorable 
corporation  des  marchands  d'esclaves  »  fait  encore  d'excellentes  affaires  en 
négresses,  en  Circassiennes ,  en  eunuques  blancs  et  noirs.  En  peut-il  être 
autrement  clans  un  pays  où  le  souverain  et  les  principaux  dignitaires  estiment 
qu'il  est  de  leur  dignité  de  posséder  un  harem  bien  rempli?  L'Anglais 
Millingen  évalue  à  50,000  le  nombre  des  esclaves  de  Constantinople,  en 
grande  majorité  importés  du  centre  de  l'Afrique.  Il  est  très-remarquable, 
au  point  de  vue  de  l'anthropologie,  que  les  familles  des  nègres  amenées 
à  Stamboul  n'aient  point  fait  souche.  Depuis  quatre  cents  ans,  on  a  certai- 
nement iniroduit  plus  d'un  million  de  noirs  en  Turquie;  mais  les  difficultés 
de  l'acclimatement,  les  sévices  et  la  misère  ont  fait  disparaître  presque  en 
entier  cet  élément  de  population. 

Les  statistiques  plus  ou  moins  approximatives  que  l'on  a  essayé  de 
dresser  relativement  aux  six  cent  mille  habitants  de  Constantinople  et  de  ses 
faubourgs  ne  sont  point  assez  solidement  établies  pour  qu'il  soit  possible  de 
dire  à  quelle  race  appartient  la  majorité  de  la  population.  Une  grande  cause 
d'erreur  est  que  l'on  confond  ordinairement  les  musulmans  avec  les  Turcs. 
Dans  les  provinces ,  il  est  souvent  facile  de  rectifier  cette  méprise ,  car 
Bosniaques,  Albanais  ou  Bulgares  se  reconnaissent,  quelle  que  soit  leur  reli- 
gion ;  mais  dans  le  tourbillon  de  la  grande  ville,  où  les  mœurs  se  modifient 
si  vite,  où  les  types  se  mélangent  diversement,  tous  ceux  qui  fréquentent  les 
mosquées  finissent  par  être  confondus  sous  le  même  nom.  Des  prétendus 
Osmanlis  de  Constantinople,  un  tiers  peut-être  se  compose  de  Turcs  ;  les 
autres  sont  des  Arnautes,  des  Bulgares  ou  des  Asiatiques,  et  des  Africains  de 
diverses  races;  un  grand  nombre  de  bateliers  sont  des  Lazes  des  confins 
de  la  Géorgie.  D'ailleurs,  les  Mahométans  eux-mêmes  sont  en  minorité 
depuis  au  moins  une  vingtaine  d'années  et  l'écart  ne  cesse  de  s'accroître  au 
profit  des  «  rayas  »  qui  affluent  en  plus  grand  nombre  à  cause  de  leur 
supériorité  d'initiative  industrielle  et  commerciale.  Dans  la  vieille  Stamboul, 
où  naguère  les  Francs  osaient  à  peine  s'aventurer,  les  Musulmans  ont 
toujours  la  prépondérance  numérique,  mais  dans  «  l'agglomération 
constantinopolitaine»,  de  Prinkipo  à  Thérapia,  ils  sont  de  beaucoup  dépassés 
i.  20 


m  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

par  les  Grecs,  les  Arméniens  et  les  Francs.  Certains  villages  ne  sont  habités 
que  par  des  chrétiens  1„ 

Parmi  les  rayas  de  Constantinople  et  de  la  banlieue,  ce  sont  les  Grecs  qui 
l'emportent  en  influence  et  peut-être  aussi  en  nombre.  Comme  les  Turcs 
eux-mêmes,  ils  ont  leur  quartier  général  à  Stamboul,  aux  églises  et  aux 
solides  maisons  de  pierre  du  Phanar,  qui  dominent  les  eaux  de  la  Corne 
d'Or.  C'est  là  que  réside  le  patriarche  de  Constantinople  et  que  vivent  les 
grandes  familles  grecques.  Jadis  la  faveur  du  sultan  leur  avait  concédé 
l'exploitation  politique  et  commerciale  d'une  grande  partie  des  populations 
chrétiennes  de  l'empire,  et  notamment  des  provinces  roumaines.  La  puis- 
sance des  Phanariotes,  bien  déchue  depuis  que  la  Grèce  rebelle  a  reconquis 
son  autonomie,  provenait  de  la  dépendance  religieuse  dans  laquelle  tous  les 
chrétiens  orthodoxes  de  la  Turquie,  Slaves,  Albanais,  Roumains  ou  Bulgares, 
se  trouvaient  à  l'égard  des  Grecs.  Tous  les  fidèles  de  la  religion  orthodoxe 
forment  pour  la  Porte  «  la  nation  des  Romains  »,  et  comme  tels  ils  dépen- 
dent en  grande  partie,  même  pour  le  civil,  de  l'administration  des  évêques; 
c'est  à  ces  prélats  grecs  qu'ils  doivent  s'adresser  pour  les  mariages,  les 
divorces,  les  successions,  c'est  devant  eux  qu'ils  règlent  leurs  différends,  à 
eux  qu'ils  doivent  laisser  la  direction  de  leurs  écoles  et  de  leurs  hospices. 
L'indépendance  des  églises  de  Serbie  et  de  Roumanie  et  la  séparation  par- 
tielle du  clergé  bulgare  ont  grandement  affaibli  l'influence  politique  du 
Phanar  sur  les  populations  chrétiennes  de  l'Orient  ;  si  les  Grecs  veulent  en- 
core garder  leur  rôle  prépondérant,  ils  ne  peuvent  compter  pour  cela  que 
sur  leur  intelligence  toujours  en  éveil,  sur  leur  habileté  commerciale,  leur 
amour  de  l'instruction,  leur  patriotisme  et  leur  esprit  de  solidarité. 

La  «  nation  »  des  Arméniens  est  également  fort  nombreuse  à  Constanti- 
nople, et  peut-être  même  dépasse:t-elle  les  Turcs  en  importance  numérique  : 
on  dit  qu'elle  s'y  élève  à  près  de  deux  cent  mille  personnes,  et  au  double  pour 
tout  l'empire.  De  même  que  la  «  nation  des  Romains  »,  elle  s'administre 
elle-même  pour  toutes  ses  affaires  d'intérieur  et  choisit  son  conseil  exécutif. 
Les  Arméniens  ont  entre  les  mains  une  grande  partie  du  trafic  de  Constan- 
tinople; mais,  quoique  établis  en  Turquie  et  dans  la  capitale  dès  les  pre- 

1  Population  constantinopolitaine  en  1875,  d'après  Sax  : 

Stamboul 210,000  hab. 

Péra 130,000     » 

Faubourgs  d'Europe 150,000     » 

Faubourgs  d'Asie. 110,000     » 

600,000  hab. 

Ensemble 200,000  musulmans,  400,000  rayas. 


POPULATION  DE  CONSTANTINO-PLE.  155 

miers  temps  de  la  conquête  musulmane,  ils  ont  toujours  gardé  dans  leurs 
mœurs  quelque  chose  de  l'étranger;  ils  sont  froids,  réservés,  se  maintiennent 
dans  l'isolement.  Ils  ont  de  la  tenue  et  le  respect  de  leur  propre  personne  et 
diffèrent  à  leur  avantage  de  leurs  rivaux  en  affaires,  les  Juifs,  que  les  gens 
polis  appellent  Bazirghian  ou  «  Négociants  »,  et  que  l'on  voit  se  glisser  fur- 
tivement vers  leur  pauvre  faubourg  de  Balata,  dont  les  ruines  ont  en  partie 
comblé  l'extrémité  supérieure  de  la  Corne  d'Or.  Les  Arméniens  s'entr'aident. 
volontiers  et,  comme  les  Parsis  de  Bombay,  aiment  à  faire  des  actes  de  muni- 
ficence; mais  ils  ne  sont  point  soutenus,  comme  les  Grecs,  par  une  ardente 
foi  dans  les  destinées  de  leur  nation.  La  plupart  d'entre  eux  ont  même, 
perdu  leur  langue  :  ils  ne  parlent  leur  idiome  national,  le  haïkane,  que  mêlé 
d'une  foule  de  mots  étrangers  ;  d'ordinaire  ils  se  servent  du  turc  ou  du 
grec,  suivant  la  population  avec  laquelle  ils  habitent. 

Encore  très-inférieurs  en  nombre  aux  Osmanlis,  aux  Grecs,  aux  Armé- 
niens, les  «  Francs  »  exercent  clans  la  cité  du  Bosphore  une  influence  bien 
autrement  décisive  que  celle  de  leurs  rivaux.  Ce  sont  eux  qui  rattachent 
Constantinople  au  monde  de  la  civilisation  occidentale,  et  qui  par  leurs 
journaux,  leurs  sociétés,  leurs  entreprises,  triomphent  peu  à  peu  du  vieux 
fatalisme  de  l'Orient.  C'est  à  eux  que  l'on  doit  les  faubourgs  d'usines  qui 
s'élèvent  à  l'ouest  de  Constantinople  et  aux  abords  de  Scutari,  ainsi  que  les 
chemins  de  fer  qui  vont  se  rattacher  au  réseau  des  lignes  européennes  et  qui 
pénètrent  au  loin  dans  l'intérieur  de  l'Asie  Mineure.  Comme  les  Arméniens 
et  les  Grecs,  les  Francs  se  sont  groupés  en  diverses  «  nations  »  et  jouissent 
de  certains  privilèges  d'autonomie  garantis  par  les  ambassades.  Tous  les 
peuples  civilisés  sont  représentés  dans  ce  monde  cosmopolite,  même  les 
Américains  du  Nord,  auxquels  revient  l'honneur  d'avoir  fondé,  dans  leur 
Robert' s  Collège,  le  premier  musée  géologique  de  Constantinople  ;  mais  à  en 
juger  par  les  langues  qui  se  parlent  à  Péra,  le  quartier  européen  par  excel- 
lence, ce  sont  les  Français  et  les  Italiens  qui  ont  parmi  les  étrangers  l'avan- 
tage de  l'influence  et  du  nombre1. 

Grâce  à  l'immigration  des  Francs,  Constantinople  n'a  cessé  de  grandir, 
surtout  depuis  la  guerre  de  Crimée.  L'estuaire  de  la  Corne  d'Or  est  bordé 
de  maisons,  et  les  constructions  remontent  au  loin  dans  les  deux  vallées  du 
Cydaris  et  du  Barbyzès.  Aux  bords  de  la  mer  de  Marmara,  les  quartiers 
industriels  se  prolongent  à  l'ouest  de  l'antique  forteresse  des  Sept-Tours  et 
au  sud-est  de  Chalcédoine  vers  le  golfe  de  Nicomédie.  Enfin,  le  long  des  deux 
rives  du  Bosphore,  s'étend  un  quai  de  villas,  de  palais,  de  kiosques,  de  cafés 

*  Journaux  de  Constantinople  enl878  :  72;  Français,  20;  Turcs,  16;  Arméniens,  15;  Grecs,  12; 
Bulgares,  4;  autres  langues,  7. 


156 


NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 


et  d'hôtels.  Cette  avenue  liquide  et  le  vaste  bassin  qui  la  précède,  entre 
Constantinople  et  ses  faubourgs  d'Asie,  ont  un  développement  d'environ 
(rente  kilomètres,  et  sur  ce  parcours  quelle  étonnante  succession  de  sites 


X°  28.  BOSPHORE. 


Gravé  par  Erhard 


£<ieïïi;  de  V  262  000 


merveilleux  !  Semblable  à  une  vallée  de  montagnes,  le  détroit  serpente  en 
brusques  sinuosités;  chaque  rive  se  creuse  en  golfe,  puis  s'avance  en  promon- 
toire; ici  le  fleuve  marin  se  resserre,  pour  s'élargir  au  delà,  puis  se  rétrécir 
encore,  et  s'ouvrir  enfin  sur  l'infini  de  la  mer  Noire,  aux  eaux  si  souvent 
bouleversées  par  les  vents  du  nord.  Entre  la  mer  inquiète,  que  dominent  de 


ENVIRONS  DE  CONSTANTINOPLE.  157 

sombres  rochers  habités  par  les  hirondelles  de  mer,  et  le  détroit  tranquille, 
le  contraste  est  parfait.  A  la  mer  uniforme  et  sauvage  s'opposent  les 
paysages  du  Bosphore  qui  mêlent  partout  à  leur  beauté  le  charme  de  l'im- 
prévu; les  groupes  que  forment  les  rochers,  les  palais,  les  ombrages,  les 
embarcations  de  toute  espèce,  les  échafaudages  bizarres  des  pêcheurs  bul- 
gares et  la  nappe  des  eaux  courantes  varient  à  l'infini. 

De  tous  ces  lieux  de  villégiature  charmants,  Balta-liman,  Thérapia, 
Buyuk-déré  sont  les  plus  célèbres,  à  cause  des  événements  qui  s'y  sont 
accomplis  et  des  personnages  qui  y  résident;  mais  toute  la  vallée  marine 
est  si  belle,  que  l'admiration  s'égare  impuissante.  Il  est  probable  qu'avant 
peu  une  merveille  du  travail  humain  va  s'ajouter  à  ces  merveilles  de  la 
nature.  A  l'endroit  le  moins  large,  entre  les  deux  châteaux  de  Roumélie  et 
d'Anatolie  bâtis  par  Mahomet  II,  le  canal,  dont  la  largeur  moyenne  est  de 
1600  mètres,  a  seulement  550  mètres  de  rive  à  rive  :  c'est  près  de  là  que 
Mandroclès  de  Samos  bâtit  le  pont  sur  lequel  Darius  fit  défiler  son  armée 
de  700  000  hommes  marchant  contre  les  Scythes  ;  peut-être  y  construira-t-on 
aussi  le  pont  de  chemin  de  fer  qui  doit  mettre  un  jour  le  réseau  de  l'Eu- 
rope en  communication  avec  celui  de  l'Asie;  mais  d'après  le  projet  d'Eads 
et  de  Lambert,  il  unirait  directement  Fera  et  Scutari,  porté  sur  15  piles  de 
fer.  Il  est  fort  regrettable  que  l'on  n'ait  pas  encore  procédé  au  nivellement 
des  eaux  du  Bosphore  et  que  l'on  ne  puisse  encore  affirmer  avec  certitude 
que  le  niveau  de  la  mer  Noire  et  celui  de  la  mer  de  Marmara  ne  diffèrent 
nullement  l'un  de  l'autre.  D'après  Véiîukov,  le  doute  ne  serait  pas  permis  ; 
le  fleuve  marin  aurait  une  pente  sensible  de  la  mer  Noire  à  la  Corne  d'Or. 
11  est  vrai  que  le  courant  sorti  du  Pont-Euxin  se  porte  vers  la  mer  de  Mar- 
mara avec  une  vitesse  moyenne  de  5  à  8  kilomètres  par  heure,  mais  il  se 
peut  néanmoins  que  ce  courant  se  produise  sans  qu'il  y  ait  pente  de  l'une 
à  l'autre  mer.  Le  Bosphore,  comme  le  détroit  de  Gibraltar,  est  un  canal 
d'échange  entre  deux  courants,  l'un  plus  abondant,  formé  d'eau  moins 
saline  et  coulant  à  la  surface,  l'autre  qui  se  meut  dans  les  profondeurs  du 
canal,  portant  une  eau  plus  chargée  de  sel.  La  profondeur  extrême  du 
Bosphore  est  de  52  mètres,  mais  en  moyenne  elle  n'atteint  pas 
50  mètres. 

Deux  anciens  châteaux  génois  qui  gardent  un  défilé  duBosphore,  Roumili- 
kavak  et  Anadoli-kavak,  peuvent  être  considérés  comme  formant  la  limite 
septentrionale  de  cette  ligne  continue  de  palais  et  de  maisons  de  plaisance 
que  projette  vers  la  mer  Noire  la  cité  de  Constantinople.  Cette  limite  coïncide 
exactement  avec  celle  des  terrains  géologiques.  Là  commencent  les  falaises 
escarpées  de  dolérite  et  de  porphyre,  qui  se  prolongent  jusqu'à  l'entrée  du 


158  NOUVELLE    GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

Pont-Euxin  et  que  terminent  les  roches  Cyanées  ou  Symplégades,  les  célèbres 
écueils  mobiles  dont  parle  le  mythe  des  Argonautes.  Sur  les  deux  rives 
d'Europe  et  d'Asie,  les  terrains  volcaniques  sont  nus,  tandis  que  la  partie 
méridionale  ou  dévonienne  du  détroit ,  de  beaucoup  la  plus  longue,  est 
bordée  des  plus  charmants  ombrages.  Il  est  heureux  que  les  Turcs,  bien 
différents  en  cela  des  Espagnols  et  d'autres  peuples  du  Midi,  aiment  et 
respectent  la  nature  ;  ils  ont  le  goût  des  beaux  massifs  d'arbres  et  cherchent 
à  les  conserver,  autant  du  moins  que  le  permet  leur  indolence.  Grâce  à  eux, 
les  platanes,  les  cyprès  et  les  térébinthes  embellissent  encore  les  rives  du 
détroit  ;  de  même,  la  vaste  forêt  de  Belgrad  recouvre  à  l'est  de  Constanti- 
nople  le  massif  de  collines  où  jaillissent  les  eaux  d'alimentation  destinées  à 
la  cité.  Les  oiseaux  sont  aussi  plus  respectés  en  Turquie  que  dans  la  plupart 
des  pays  chrétiens;  on  entend  partout  le  roucoulement  plaintif  des  colombes; 
des  volées  d'hirondelles  et  d'oiseaux  de  mer  tourbillonnent  à  la  surface  du 
Bosphore,  et  çà  et  là  se  montre  la  grave  cigogne,  perchée  sur  le  sommet  d'un 
arbre  ou  sur  la  pointe  d'un  minaret.  Ces  bizarres  échassiers  contribuent  avec 
la  physionomie  générale  de  la  végétation  et  le  style  des  édifices  à  donner  à 
cette  partie  de  l'Europe  un  aspect  tout  méridional. 

Néanmoins  le  climat  de  Constantinople  est  beaucoup  plus  boréal  qu'on 
ne  serait  tenté  de  le  croire.  Les  vents  froids  des  steppes  de  la  Russie 
pénètrent  librement  dans  le  détroit,  dont  la  bouche  est  précisément  tournée 
vers  le  nord;  aussi  les  rigueurs  de  l'hiver  sont-elles  fort  sensibles  à  Stamboul, 
et  parfois  le  thermomètre  descend  à  20  degrés  au-dessous  du  point  de  glace. 
Chose  plus  grave  encore,  quoique  l'influence  des  mers  voisines  égalise  un 
peu  le  climat,  cependant  le  manque  d'obstacles  à  la  marche  des  vents  a  pour 
conséquence  de  très-brusques  alternatives  de  température.  Suivant  les 
années,  le  climat  moyen  diffère  de  la  manière  la  plus  étonnante  :  tantôt  il 
est  celui  de  Peking  ou  de  Baltimore,  tantôt  celui  de  Toulon,  même  celui  de 
Nice.  Il  est  arrivé,  dans  les  années  tout  exceptionnelles,  que  le  Bosphore  a  été 
pris  par  les  glaces,  de  sorte  que  la  température  de  Constantinople  devait  être 
alors  aussi  basse  que  celle  de  Copenhague.  Mais  les  débâcles  étaient  rapides 
et  l'on  contemplait  bientôt  le  spectacle,  à  la  fois  effrayant  et  magnifique,  des 
blocs  de  glace  venant  se  heurter  sur  la  Pointe  du  Sérail  et  flottant  au  loin  en 
archipels  tournoyants  sur  la  mer  de  Marmara.  En  l'année  762,  les  masses 
cristallines  provenant  de  la  nier  Noire  et  du  Bosphore  étaient  si  nombreuses, 
qu'elles  se  reformèrent  dans  les  Dardanelles  en  un  immense  pont  de  glace  : 
la  tiède  mer  Egée  avait  pris  l'aspect  d'un  golfe  de  l'océan  Polaire. 

De   même  que  la  presqu'île  de  Constantinople,   tout   le  littoral  de  la 


BOSPHORE  ET  DARDANELLES.  159 

mer  de  Marmara  présente  dans  sa  formation  géologique  une  indépendance 
complète  du  reste  de  la  Turquie.  Le  large  bassin  moderne  de  l'Erkene  le 
sépare  des  montagnes  de  l'intérieur,  et  la  région  côtière  elle-même  possède 
sa  petite  chaîne  de  collines,  bordant  le  rivage.  Assez  basses  au  nord  de  la 
mer  de  Marmara,  ces  hauteurs  se  redressent  vers  l'ouest  et  forment  les  escar- 
pements duTekir-dagh  ou  Saintes-Montagnes,  en  partie  granitiques.  De  la  mer 
on  voit  les  pentes  grisâtres,  çà  et  là  revêtues  de  broussailles  et  de  pâlis, 
s'élever  jusqu'à  la  hauteur  de  sept  à  huit  cents  mètres. 

La  péninsule  dcGallipoli,  l'ancienne  Chersonèse  deThrace,  se  rattache  à 
cette  chaîne  côtière  par  un  isthme  étroit  et  d'une  faible  élévation,  le  seuil 
deBoulaïr;  mais  elle-même  consiste  en  terrains  de  formation  quaternaire, 
qui  sont  identiquement  les  mêmes  des  deux  côtés  du  détroit  des  Darda- 
nelles. Les  falaises  de  la  côte  d'Europe  correspondent  assise  par  assise 
à  celles  de  la  côte  d'Asie,  et  les  fossiles  que  Sprat t  et  d'autres  géologues  ont 
recueillis  de  part  et  d'autre,  appartiennent  aux  mêmes  espèces.  Jadis  un 
vaste  Jac  d'eau  douce  occupait  une  partie  de  la  Thrace  et  plus  de  la  moitié 
de  l'espace  qui  est  devenu  la  mer  Egée.  Lorsque  ces  diverses  contrées  émer- 
gèrent des  eaux  lacustres,  la  Chersonèse  était  partie  intégrante  du  continent 
d'Asie.  Plus  tard  seulement,  les  eaux  sorties  duPont-Euxin  par  le  Bosphore 
se  frayèrent  aussi  leur  voie  par  la  fente  de  l'Hellespont  ou  des  Dardanelles, 
détroit  qui  porte  encore  le  nom  des  antiques  Dardaniens.  Les  sondages  des 
mers  voisines  démontrent  que  par  le  relief  de  son  plateau  sous-marin,  aussi 
bien  que  par  sa  formation  géologique,  la  péninsule  de  Gallipoli  appartient 
à  l'Asie;  le  golfe  allongé  et  profond  deSaros  la  sépare  du  littoral  de  la  Macé- 
doine comme  un  véritable  abîme.  Peut-être  les  éruptions  volcaniques  dont 
on  voit  les  traces  à  l'est  et  à  l'ouest  de  la  presqu'île,  dans  le  petit  archipel 
de  Marmara  et  près  des  bouches  de  la  Marilza,  ont-elles  coïncidé  avec  le 
mouvement  de  rupture. 

Si  les  mesures  données  par  Pline  et  Strabon  sont  exactes,  l'Hellespont, 
dont  la  largeur  moyenne  est  d'environ  4  kilomètres,  aurait  entamé  ses  rives 
depuis  l'antiquité  grecque.  A  l'étranglement  d'Abydos,  aujourd'hui  Nagara, 
il  n'aurait  eu  que  sept  stades  de  largeur,  soit  environ  1,295  mètres,  tandis 
qu'il  a  maintenant  près  de  deux  kilomètres.  C'est  là  que  Xerxès  fit  con- 
struire un  double  pont  de  bateaux  pour  le  passage  de  son  armée.  Le  lit  du 
fleuve  marin  est  en  cet  endroit  d'une  grande  profondeur,  mais  le  courant 
est  fort  rapide,  de  sorte  qu'il  serait  impossible,  du  moins  à  une  flotte  en 
bois,  de  forcer  le  passage  des  Dardanelles,  si  les  batteries  qui  arment  les 
deux  rives  d'Europe  et  d'Asie  étaient  bien  défendues.  De  même  que  le  Bos- 
phore, l'Hellespont  est  un  détroit  à  double  courant.  En  hiver,  lorsque  les 


îeo 


NOUVELLE    GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 


fleuves  qui  se  jettent  dans  la  mer  Noire  sont  arrêtés  par  les  glaces  et  que  la 
mer  de  Marmara  n'est  plus  alimentée  par  les  eaux  du  Bosphore,  le  courant 
d'eau  salée  venant  de  l'Archipel  pénètre  dans  les  Dardanelles  avec  une  force 
plus  considérable;  mais  il  se  meut  constamment  sur  le  fond,  à  cause  du 
poids  que  lui  donne  sa  teneur  en  sel.  Deux  fleuves  se  superposent  toujours 
dans  le  détroit  :  en  bas  celui  de  l'eau  salée  qui  se  dirige  vers  la  mer  de  Mar- 
mara ;  à  la  surface,  une  nappe  d'eau  relativement  douce  descendant  vers  la 


K°   20.  —  DARDANELLES  ET  GOLFE  DE  SAROS. 


24°50- 


CPer 


Échelle  de  1  •  220  000 


mer  Egée.  L'endroit  le  plus  profond  du  détroit  est  à  97  mètres  de  la  surface. 
Gallipoli,laConstantinople  de  l'Hellespont,  assemblage  de  masures  à  toits 
rouges,  que  dominent  de  hauts  minarets  blancs,  bâtie  à  l'extrémité  occiden- 
tale delà  mer  de  Marmara  :  c'est  la  première  ville  conquise  par  les  Turcs  sur 
le  territoire  d'Europe.  Ils  la  possédaient  près  de  cent  années  avant  de  s'être 
emparés  de  Stamboul.  Toutefois  Gallipoli,  pas  plus  que  la  capitale,  n'est  peu- 
plée en  majorité  d'Osmanlis;  comme  h  Rodosto  et  dans  les  autres  ports 


GALUPOLI,   RODOSTO,   ANDRINOPLE.  161 

du  littoral  de  la  Propontide,  on  y  trouve  des  musulmans  de  diverses  races, 
des  Grecs,  des  Arméniens,  des  Juifs,  vivant  tous  en  communautés  distinctes, 
quoique  dans  l'enceinte  d'une  même  cité.  La  population  des  villages  et  des 
campagnes  est  composée  presque  exclusivement  de  Grecs  ;  ils  possèdent  le 
sol  et  le  cultivent.  Par  un  remarquable  contraste,  c'est  précisément  en  vue 
de  l'Asie,  dans  la  partie  de  la  péninsule  des  Balkans  où  les  Turcs  se  sont 
installés  depuis  le  plus  grand  nombre  d'années,  que  les  Grecs  ont,  en  de- 
hors de  la  région  du  Pinde,  leur  plus  vaste  domaine.  Là  ils  n'occupent  point 
seulement  le  littoral,  on  les  voit  aussi  dans  l'intérieur  de  la  contrée  ;  ils  par- 
tagent avec  les  Turcs  et  les  Bulgares  toute  la  Thrace  orientale  ;  du  Bosphore 
à  Andrinople  et  des  Dardanelles  à  Midia,  on  se  trouve  partout  en  territoire 
hellénique. 

La  partie  basse  de  cette  région,  vaste  plaine  triangulaire,  limitée  au  sud 
par  le  Tekir-Dagh  et  les  collines  du  littoral,  à  l'ouest  par  les  contre-forts 
de  Rhodope,  au  nord-est  par  les  monts  granitiques  de  Strandcha,  est  une 
des  contrées  les  plus  monotones  de  la  Turquie;  des  bas-fonds  marécageux, 
des  jachères  y  font  penser  aux  steppes  ;  en  été,  quand  le  vent  soulève  des 
tourbillons  de  poussière,  on  pourrait  se  croire  dans  le  désert.  La  morne 
uniformité  des  plaines  n'est  rompue  que  par  les  silhouettes  éloignées  des 
monts  et  par  des  groupes  de  buttes  artificielles  d'origine  inconnue.  Ces 
anciens  monuments,  qui  sans  doute  servirent  de  tombeaux,  sont  si  nom- 
breux dans  les  campagnes  de  la  Thrace  et  de  la  Bulgarie  qu'ils  y  semblent 
un  élément  nécessaire  du  paysage  ;  «  un  peintre  pécherait  contre  la  vraisem- 
blance, s'il  négligeait,  en  représentant  un  site  de  cette  contrée,  de  mettre 
un  ou  deux  tumuli  dans  son  tableau.  »  En  un  seul  itinéraire  de  moins  de 
200  kilomètres,  M.  Weisera  reconnu  plus  de  trois  cent  vingt  buttes  :  ce  sont 
les  hunyi,  souvent  fouillés  par  les  chercheurs  de  trésors. 

La  ville  d'Adrianople  ou  Andrinople,  située  non  loin  de  l'extrémité  sep- 
tentrionale de  cette  plaine,  produit  un  effet  enchanteur  par  la  verdure  de 
ses  jardins  contrastant  avec  les  étendues  sans  arbres  que  l'on  a  parcourues. 
Aucune  cité  n'est  plus  riante,  plus  mêlée  de  campagnes  et  de  iosquets.  Si 
ce  n'est  au  centre  de  la  ville,  dans  les  quartiers  qui  entourent  la  citadelle, 
Andrinople,  l'Édirneh  des  Turcs,  ressemble  à  une  agglomération  de  villages 
distincts  ;  les  divers  groupes  de  maisons  sont  séparés  les  uns  des  autres  par 
des  vergers  et  des  rideaux  de  cyprès  et  de  peupliers,  au-dessus  desquels 
s'élèvent  çà  et  là  les  minarets  de  cent  cinquante  mosquées.  Les  eaux  vives 
des  aqueducs,  de  nombreux  ruisseaux  et  les  trois  rivières  abondantes  de  la 
Marifsa,  de  la  Toudja  et  de  l'Arda  égayent  les  faubourgs  et  les  jardinsMe 
cette  ville  éparse.  Andrinople  n'est  pas  seulement  une  cité  charmante,  elle 

i.  21 


162  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE 

est  aussi  le  centre  de  population  le  plus  important  de  l'intérieur  de  la 
Turquie  ;  le  confluent  des  trois  rivières,  la  convergence  des  routes  qui  des- 
cendent du  bassin  supérieur  de  la  Maritsa  et  du  versant  septentrional  des 
Balkans,  et  de  celles  qui  montent  de  la  mer  de  Marmara  et  de  la  mer  Egée, 
toutes  les  conditions  du  milieu  faisaient  de  ce  site  l'emplacement  néces- 
saire d'une  ville  considérable.  Là  s'élevait  l'antique  Orestias,  qui  devint  la 
capitale  des  rois  thraces;là  les  Romains  bâtirent  leur  Adrianopolis.  Les 
Turcs  y  installèrent  le  siège  de  leur  empire  avant  que  Constantinople  fût 
tombée  en  leur  pouvoir,  et  l'on  y  voit  encore  le  beau  palais  d'architecture 
persane,  malheureusement  fort  mal  conservé,  que  les  sultans  avaient 
construit  à  la  fin  du  quatorzième  siècle.  Mais  dans  l'antique  capitale,  aussi 
bien  qu'à  Stamboul,  les  Osmanlis  sont  en  minorité.  Les  Grecs  les  égalent  en 
nombre  et  les  dépassent  en  activité  ;  les  Bulgares,  qui  se  trouvent  en  cet 
endroit  sur  la  limite  de  leur  domaine  ethnologique,  sont  aussi  représentés 
dans  la  ville  par  une  communauté  considérable  ;  naguère,  on  y  voyait 
aussi,  comme  dans  toutes  les  villes  d'Orient,  la  foule  bariolée  des  hommes 
de  toutes  races,  depuis  le  musicien  tsigane  jusqu'au  marchand  de  la  Perse. 
Les  Juifs  sont  proportionnellement  plus  nombreux  à  Andrinople  que  dans 
les  autres  villes  de  Turquie. 

Après  Andrinople,  la  plus  grande  ville  de  la  plaine  est  Kirk-Kilissia  ou 
Saranta-Ecclesise,  dont  la  population  est  en  majorité  composée  de  Bulgares. 
Cette  ville,  située  sur  le  penchant  occidental  d'un  chaînon  parallèle  aux 
monts  Slrandcha,  est  comme  séparée  de  la  mer  et  n'offre  pas  à  Andrinople 
de  communications  faciles  avec  Midia,  vieille  cité  grecque  aux  temples  sou- 
terrains, ni  avec  d'autres  ports  de  la  mer  Noire.  Les  deux  issues  naturelles 
du  bassin  sont  le  chemin  que  lui  ouvre  la  vallée  de  l'Erkene  vers  la  ville  de 
Tchorlou  et  vers  Rodosto,  sur  la  mer  de  Marmara,  et  la  voie  qui  descend 
directement  au  sud  par  la  ville  industrieuse  de  Demotika  et  dans  laquelle 
serpentent  les  eaux  delà  Maritsa.  Naguère  les  bouches  de  ce  fleuve  étaient 
évitées  par  les  marins,  à  cause  des  marécages  qui  en  empestent  les  campagnes 
riveraines  ;  mais  la  compagnie  des  chemins  de  fer  rouméliens  y  a  fait  abou- 
tir la  voie  ferrée  d'Andrinople  à  la  mer  Egée.  En  cet  endroit,  le  golfe  d'Enos 
s'avance  au  loin  dans  l'intérieur  des  terres  et  fournit  aux  navires  un  excel- 
lent abri  contre  tous  les  vents,  à  l'exception  de  celui  du  sud-ouest.  Depuis 
quelques  années,  le  havre  artificiel  de  Dede-Agatch  permet  aux  vaisseaux 
d'accoster  les  jetées;  mais  les  habitants  d'Enos  ne  se  hâtent  nullement  d'o- 
béir à  l'invitation  du  commerce  et  de  descendre  de  leur  acropole  pittoresque, 
-à  la  fière  enceinte  de  remparts  et  de  tours,  pour  aller  respirer  l'atmosphère 
mortelle  des  lagunes  inférieures. 


Cavalier  musulman  d'Andrinoplc 
Femme  musulmane  fie  Prisren. 


Habitant  musulman 
d'Andrinople. 


A  \  II  II  I  Ml  PO  1,1  ï  AIN: 


VALLEE   DE  LA  MARITSA  ET   CHALCIDIQUE.  465 

A  l'ouest  de  la  Maritsa,  la  zone  du  territoire  grec  se  rétrécit  beaucoup. 
La  ville  importante  de  Gomouldjina,  située  pourtant  sur  le  versant  de  l'Ar- 
chipel, cà  la  base  méridionale  du  Karlik-Dagh,  est  peuplée  surtout  de 
mahométans.  Le  littoral  seul  est  occupé  par  des  pêcheurs  de  race  hellénique, 
mais  les  hauteurs  qui  s'élèvent  au  nord  sont  peuplées  presque  exclusivement 
de  paysans  turcs  et  de  pâtres  ou  cultivateurs  bulgares.  Les  escarpements  du 
Rhodope  forment  dans  cette  partie  de  la  Turquie  comme  un  mur  de  sépa- 
ration entre  les  races.  La  région  marécageuse  de  la  côte,  les  petits  bassins 
fluviaux  du  versant  méridional  des  monts  et  quelques  massifs  isolés  de 
roches  volcaniques  et  cristallines  constituent  une  zone  de  jonction  d'une 
très-faible  largeur  entre  les  Grecs  de  la  Tlirace  et  ceux  de  la  Chalcidique  et 
de  la  Thessalie.  Même  en  certains  endroits,  des  Turcs,  connus  par  leurs 
compatriotes  sous  le  nom  de  Yuruks  ou  «  Marcheurs  »,  parce  qu'ils  ont 
conservé  leurs  mœurs  de  nomades,  parcourent  la  contrée  jusqu'aux  bords 
mêmes  de  la  mer.  Ils  vivent  notamment  dans  le  massif  du  Pangée  ou  Pilav- 
Tépé,  qui  se  dresse  au  nord-ouest  de  Thasos.  Ce  sont  les  montagnes  qui,  du 
temps  des  rois  de  Macédoine,  étaient  si  riches  en  métaux  précieux  :  à  celte 
époque,  suivant  la  tradition  populaire,  «  l'or  enlevé  par  la  pioche  se  refor- 
mait tout  aussitôt  dans  les  entrailles  de  la  terre,  comme  repousse  dans  nos 
champs  l'herbe  coupée  par  la  faux  ».  Immédiatement  à  l'ouest  des  masses 
granitiques  de  Pilav-Tépé,  aux  bords  du  Strymon  ou  Karasou,  qu'alimentent 
les  nombreuses  sources  du  bassin  de  Drama,  jaillissant  du  sol  en  véritables 
rivières,  s'étend  une  plaine  des  plus  fertiles,  parsemée  de  villages  qui  se 
groupent  autour  de  la  grande  ville  de  Seres,  célèbre  par  ses  écoles,  centre  de 
la  civilisation  en  Macédoine.  Des  centaines  de  villages  sont  épars  autour  de 
ce  chef-lieu,  parmi  les  vergers,  les  champs  de  cotonniers  et  de  riz.  Du  haut 
des  montagnes  du  Rhodope,  la  plaine  tout  entière  a  l'air  d'une  immense 
ville  aux  innombrables  jardins;  malheureusement,  elle  est  fort  insalubre  en 
certains  endroits. 

La  triple  péninsule  de  la  Chalcidique,  qui  s'avance  au  loin  dans  la  mer 
comme  une  gigantesque  main  étendue  sur  les  eaux,  est  complètement  sé- 
parée de  tous  les  contre-forts  du  Rhodope  et  ne  tient  au  continent  que  par 
un  mince  pédoncule  de  terres  un  peu  élevées  :  presque  toute  la  racine  de  la 
presqu'île  est  occupée  par  des  lacs,  des  marécages  et  des  plages  d'alluvions. 
C'est  une  Grèce  en  miniature  par  la  forme  de  ses  côtes,  bizarrement  décou- 
pées en  baies  et  en  promontoires,  et  par  ses  massifs  de  montagnes  distinctes 
se  dressant,  au  milieu  des  terres  plus  basses,  comme  les  îles  au  milieu  des 
eaux  de  l'Archipel.  Un  premier  groupe  de  sommets  schisteux,  dominé  par 
le  mont  Kortiach,  couvert  de  broussailles,  s'élève  dans  le  tronc  même  de  la 


166 


NOUVELLE  GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 


péninsule,  et  chacune  de  ses  trois  ramifications  possède  également  son 
système  de  hauteurs  escarpées.  Grec  par  l'aspect,  cet  étrange  appendice  du 
continent  est  également  grec  par  la  population  :  chose  rare  en  Turquie,  les 
habitants  n'appartiennent  qu'à  une  seule  race ,  saut'  dans  la  petite  ville  de 
Nisvoro,  où  vivent  des  Turcs,  et  sur  le  mont  Athos,  où  quelques  moines  sont 
d'origine  slave. 

Des  trois  langues  de  terre  que  la  Chalcidique  projette  dans  la  mer  Egée, 
celle  de  l'Orient  est  presque  complètement  isolée  :  jadis  même  elle  fut 
séparée  du  continent  lorsque  Xerxès  fit  creuser  un  canal  de  1  200  mètres  à 


N°  30.    —   PRESQU  ILE    DU    MONT    ATHOS. 


VE.de  Gr. 


d'après  Htdte-Erun.Kicpcrt.etc 


Echelle  de    1     1   0  20   0OO 

Sp  ],, 


Grave  par  Erhard 
5o.  Kilomètre? 


travers  l'isthme  de  jonction,  soit  afin  d'éviter  à  sa  flotte  la  dangereuse 
circumnavigation  du  promontoire  d'Acte,  soit  plutôt  pour  donner  aux 
populations  émerveillées  un  témoignage  de  sa  puissance.  Cette  presqu'île 
est  celle  de  l'Hagion  Oros,  le  Monte  Santo  des  Italiens.  Une  montagne 
superbe  de  roches  calcaires,  la  plus  belle  peut-être  de  tout  l'Orient  méditer- 
ranéen, dresse  sa  pointe  à  l'extrémité  de  la  péninsule  :  c'est  le  célèbre  mont 
Athos,  dans  lequel  un  architecte,  Dinocrate  ou  Démophile,  voulait  tailler  la 
statue  d'Alexandre,  tenant  une  ville  dans  une  main,  la  source  d'un  torrent 
dans  l'autre  ;  c'est  aussi  le  sommet  où,  d'après  la  légende  locale,  le  diable 
transporta  Jésus  pour  lui  montrer  tous  les  royaumes  de  la  terre  étendus  à  ses 
pieds.  Quoi  qu'en  disent  les  moines  grecs,  le  panorama  n'est  point  auss>i  vaste , 
mais  tout  le  littoral  de  la  Chalcidique,  de  la  Macédoine  et  de  la  Thrace,  les 


MONT  ATHOS.  167 

vagues  linéaments  de  la  côte  d'Asie,  le  cône  abrupt  de  Samothrace  et  les 
eaux  bleues  de  la  mer  n'en  forment  pas  moins  un  spectacle  admirable  :  le 
regard  se  promène  dans  un  immense  espace,  de  l'Olympe  thessalien  au  mont 
Ida  de  l'Asie  Mineure.  Les  lignes  vigoureuses  des  édifices  fortifiés  que  l'on 
voit  surgir  çà  et  là  sur  les  pentes  de  la  montagne  du  milieu  des  bois  de 
châtaigniers,  de  chênes  ou  de  sapins,  contrastent  de  la  manière  la  plus 
heureuse  avec  l'horizon  fuyant  des  côtes  indistinctes1. 

Cette  péninsule,  qu'un  voyageur  compare  à  un  «  sphinx  accroupi  sur  les 
eaux  »,  appartient  à  une  république  de  moines  nommant  leur  propre 
conseil  et  s' administrant  à  leur  guise.  Eux  seuls,  moyennant  tribut,  ont  droit 
de  l'habiter,  et  l'on  ne  peut  y  pénétrer  que  muni  de  leur  permission.  Une 
compagnie  de  soldats  chrétiens  veille  à  l'isthme  de  frontière  pour  empêcher 
qu'aucune  femme  ne  vienne  souiller  de  sa  présence  la  terre  sacrée  ;  le 
gouverneur  turc  lui-même  doit  laisser  son  harem  en  dehors  de  l'Hagion- 
Oros;  depuis  quatorze  siècles,  dit  l'histoire  du  mont  Athos,  nulle  personne 
du  sexe  féminin  n'a  mis  le  pied  sur  la  Sainte  Montagne.  Bien  plus,  l'intro- 
duction de  tout  animal  femelle  est  très-sévèrement  interdite  ;  les  poules  mêmes 
profaneraient  les  couvents  par  leur  voisinage  ;  aussi  faut-il  importer  tous  les 
œufs  de  Lemnos.  A  l'exception  des  fournisseurs  qui  vivent  dans  le  village 
de  Karyès,  au  centre  de  la  presqu'île,  les  autres  habitants,  au  nombre 
d'environ  six  mille  religieux  et  servants,  résident  dans  les  couvents  ou  les 
ermitages  épars  autour  des  955  églises  de  la  contrée.  Presque  tous  les  moines 
sont  Grecs  ;  cependant,  parmi  les  vingt  grands  couvents,  un  est  de  fondation 
russe  et  deux  ont  été  construits  aux  frais  des  anciens  souverains  de  la  Serbie. 
Ces  édifices,  bâtis  sur  les  promontoires  en  forme  de  citadelles,  avec  hautes 
murailles  et  tours  de  défense ,  offrent  pour  la  plupart  un  aspect  très- 
pittoresque;  l'un  d'eux,  Simopetra,  dressé  sur  un  roc  de  la  côte  occidentale, 
semble  absolument  inaccessible.  C'est  dans  ces  retraites  que  les  «  bons 
vieillards  »,  ou  caloyers,  passent  leur  vie  d'inaction  contemplative  ;  d'après 
leur  règle,  ils  doivent  prier  huit  heures  par  jour  et  deux  heures  par  nuit, 
sans  jamais  s'asseoir  pendant  leurs  oraisons.  Aussi  les  moines  n'ont-ils  plus 
de  force  ni  de  temps  pour  la  moindre  étude  ou  les  plus  simples  travaux 
manuels.  Les  livres  de  leurs  bibliothèques,  plusieurs  fois  explorées  par  des 
érudits,  sont  pour  eux  un  incompréhensible  grimoire,  et,  malgré  leur  so- 
briété, ils  risqueraient  de  mourir  de  faim  si  les  frères  laïcs  ne  travaillaient 
pour  eux  et  s'ils  ne  possédaient  sur  le  continent  de  nombreuses  métairies. 

1  Mont  Pangée  (Pîiav-Tépé) ....      1  885  mètres. 

»     Kortiach 1  187       » 

»     Athos.   .........     2  066       » 


168  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE    UNIVERSELLE. 

Quelques  cargaisons   de  noisettes,  ce  sont  là  tous  les  produits  de  la  fertile 
péninsule  du  mont  Athos. 

Les  deux  cités  d'Olynthe  et  de  Potidée,  qui  se  trouvaient  à  la  racine 
de  la  presqu'île  occidentale  de  la  Chalcidique,  sont  maintenant  remplacées 
par  d'insignifiants  villages  ;  mais  l'antique  Therma,  devenue  plus  tard  la 
Thessalonique  des  Macédoniens,  puis  la  Salonique  des  Orientaux  et  des 
Francs,  ne  pouvait  disparaître.  Elle  occupe  une  situation  trop  heureuse 
pour  qu'elle  ne  se  relevât  pas  constamment  de  ses  ruines  après  les  sièges  et 
les  incendies  :  on  y  voit  encore  des  restes  de  toutes  les  époques,  des  murs 
cyclopéens  et  helléniques,  des  arcs  de  triomphe,  des  fragments  de  temples 
romains,  des  constructions  byzantines,  des  châteaux  vénitiens.  L'excellence 
de  son  port,  la  beauté  de  sa  rade  bien  abritée,  dont  les  eaux  sont  paisibles 
comme  celles  d'un  lac,  la  convergence  des  deux  grandes  vallées  du  Yardar 
et  de  l'Indjé-Karasou,  qui  ouvrent  les  chemins  de  la  Haute-Macédoine  et  de 
l'Épire,  enfin  sa  position  à  l'angle  de  la  mer  Egée,  précisément  à  la  racine 
de  la  péninsule  grecque,  ont  fait  de  Salonique  une  cité  nécessaire  ;  elle  est 
actuellement  la  deuxième  de  la  Turquie  d'Europe  par  ordre  d'importance. 
Comme  dans  les  autres  cités  de  l'Orient,  toutes  les  races  s'y  trouvent 
représentées,  mais  les  Israélites  y  sont  proportionnellement  fort  nombreux  ; 
ils  descendent  en  majorité  des  Juifs  expulsés  d'Espagne  par  l'inquisition  : 
leur  langage  usuel  est  encore  le  castillan.  Pour  éviter  de  nouvelles  persécu- 
tions, un  grand  nombre  avaient  cru  devoir  se  convertir  extérieurement  au 
mahométisme  ;  mais  les  musulmans  les  repoussèrent  toujours  avec  mépris. 
Ils  sont  en  général  connus  sous  le  nom  de  Mamins. 

Déjà  fort  commerçante,  la  ville  de  Salonique,  près  de  laquelle  naquit 
jadis  la  puissance  des  Macédoniens,  a  de  très-hautes  visées  pour  l'avenir. 
Elle  aussi,  comme  Marseille,  comme  ïrieste,  comme  Brindisi,  veut  servir  de 
point  d'attache  au  commerce  des  Indes  avec  l'Angleterre.  En  effet,  lorsque 
le  chemin  transcontinental  de  la  Manche  à  la  mer  Egée  sera  terminé, 
Salonique  sera  la  tête  de  ligne  du  réseau  européen  dans  la  direction  de 
l'isthme  de  Suez,  et  cet  avantage,  ajouté  à  ses  autres  privilèges,  ne  peut 
manquer  de  lui  assurer  une  très-grande  importance  dans  le  commerce  du 
monde.  Au  point  de  vue  ethnologique,  l'emporium  de  la  Macédoine  est 
également  destiné  à  un  rôle  considérable,  car  la  race  dominante  de  la 
Turquie,  la  nation  slavisée  des  Bulgares,  qui  partout  ailleurs,  si  ce  n'est  à 
Bourgas,  sur  le  Pont-Euxin,  reste  séparée  de  la  mer  par  des  populations 
d'autre  origine,  est  arrivée  dans  cette  partie  de  la  Macédoine  jusqu'aux  bords 
de  la  Méditerranée  ;  par  Salonique,  elle  se  trouve  en  rapport  d'échanges 
avec  le  reste  de  l'Europe.  Après  le  régime  politique,  la  grande  cause  qui 


SALONIQUE  ET  MONT  OLYMPE.  169 

retarde  les  hautes  destinées  de  Salonique,  ce  sont  les  marécages  des  envi- 
rons ;  en  été,  toute  la  population  aisée  s'enfuit  pour  aller  habiter  à  l'ouest 
de  la  ville  la  localité  plus  saine  des  Kalameria.  D'ailleurs  ce  fléau  de  l'insa- 
lubrité miasmatique  désole  toute  la  côte  septentrionale  de  la  mer  Egée.  Par 
ses  golfes  nombreux  et  la  richesse  de  sa  formation  péninsulaire,  la  Macédoine 
semblerait  être  un  des  pays  les  mieux  situés  pour  le  commerce  ;  mais  si  ce 
n'est  à  Salonique,  elle  est  restée  jusqu'à  maintenant  en  dehors  du  grand 
mouvement  des  échanges  ;  ses  lacs  et  ses  bassins  marécageux,  bien  plus  que 
ses  montagnes,  ont  séparé  commercialement  les  vallées  de  l'intérieur  et  la 
zone  du  littoral. 


Sur  la  rive  occidentale  du  golfe  de  Salonique,  au  delà  du  Yardar  aux 
bouches  errantes,  et  de  l'Indjé-Karasou  ou  Haliacmon  aux  eaux  salines,  les 
terres,  d'abord  basses  et  marécageuses,  se  relèvent  peu  à  peu  ;  des  collines, 
puis  de  vraies  montagnes  redressent  leurs  pentes,  et  bientôt  d'énormes 
contre-forts,  laissant  à  peine  un  étroit  sentier  le  long  du  rivage,  s'étagent  de 
croupe  en  croupe  jusqu'aux  superbes  cimes  que  couronne  l'Olympe,  le 
«  triple  Pic  du  Ciel  » .  Parmi  les  nombreuses  montagnes  qui  ont  porté  ce  nom 
d'Olympe,  synonyme  d'Eclatant,  celle-ci  est  la  plus  haute  et  la  plus  belle  ; 
c'est  aussi,  grâce  aux  enchantements  de  la  poésie  grecque,  celle  que  nous 
nous  représentons  toujours  comme  servant  de  trône  à  une  assemblée  de 
dieux.  C'est  à  l'ombre  de  l'Olympe,  dans  les  plaines  de  la  Thessalie,  que  les 
Hellènes  vivaient  au  printemps  de  leur  histoire;  leurs  traditions  les  plus 
chères  se  rattachaient  à  ces  beaux  sites.  Les  monts  qui  avaient  abrité  leur 
berceau  restaient  pour  eux  le  siège  de  leurs  divinités  protectrices.  Même 
de  nos  jours,  si  Jupiter,  Bacchus  et  les  autres  grands  dieux  ont  disparu  de 
l'Olympe,  des  prophètes  et  des  apôtres,  saint  Elie,  saint  Denys,  ont  pris 
leur  place  et  des  moines  ont  bâti  leurs  couvents  dans  les  forêts  sacrées  que 
parcouraient  les  Bacchantes  :  un  sommet,  le  Kalogheros,  est,  d'après  la 
légende,  le  couvercle  du  tombeau  de  saint  Denys;  un  autre,  le  pic  Métamor- 
phosis,  fut  le  lieu  de  la  Transfiguration. 

Naguère  des  klephtes  ou  bandits,  parmi  lesquels  les  insurrections  grecques 
trouvèrent  des  héros,  étaient  avec  les  moines  les  seuls  habitants  des  hautes 
vallées  de  l'Olympe,  où  les  soldats  arnautes  ne  pouvaient  que  difficilement 
les  poursuivre.  Le  massif  forme,  en  effet,  comme  une  sorte  de  monde  à  part, 
présentant  de  tous  les  côtés  des  escarpements  formidables  :  «  quarante-deux 
pics  sont  les  créneaux  de  cette  citadelle,  cinquante-deux  fontaines  y  jaillis- 
sent. »  Comment  donc  le  Turc  abhorré  aurait-il  pu  ravir  au  klephte  sa  fièro 

i.  22 


170  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE    UNIVERSELLE. 

«  liberté  sur  la  montagne?  »  Les  plus  belles  forêts  de  lauriers,  de  platanes, 
de  châtaigniers  et  de  chênes  couvraient  aussi  les  pentes  maritimes  du  bas 
Olympe  et  pendant  les  époques  de  troubles  servaient  de  refuge  à  des  popu- 
lations entières  ;  mais  des  spéculateurs  italiens  en  ont  obtenu  la  concession, 
et  bientôt  peut-être  l'Olympe,  privé  de  ses  ombrages,  ne  sera  plus  qu'une 
pyramide  nue  comme  la  plupart  des  montagnes  de  l'Archipel.  D'ailleurs  la 
limite  supérieure  de  la  végétation  forestière  est  assez  basse  sur  le  massif  de 
l'Olympe,  comme  sur  les  autres  montagnes  élevées  de  la  Péninsule.  Des 
chamois  bondissent  encore  sur  les  escarpements  rocailleux  du  haut  Olympe  ; 
plus  bas,  les  chats  sauvages  sont  fort  nombreux.  Quant  aux  ours,  ils  ont 
disparu  :  saint  Denys,  ayant  eu  besoin  d'une  monture,  les  a  tous  changés  en 
chevaux. 

Un  géomètre  ancien,  Xénagoras,  avait  déjà  tenté  de  mesurer  la  hauteur 
de  l'Olympe.  Il  lui  trouva  plus  de  dix  stades  d'élévation  verticale,  soit 
environ  1877  mètres;  il  se  trompait  d'un  tiers,  puisque  le  plus  haut 
sommet  a  près  de  trois  kilomètres.  Il  est  possible  que  l'Olympe  soit  la 
montagne  la  plus  élevée  de  la  péninsule  thraco-hellénique  :  il  conserve 
toujours  quelque  neige  dans  ses  plus  hautes  anfractuosités,  et  les  saillies 
abruptes  de  ses  roches  suprêmes  le  rendent  difficile  à  vaincre;  il  n'est  pas 
certain  que  ses  gravisseurs  aient  pu  en  escalader  le  point  culminant. 
D'après  le  mythe  grec,  le  Pélion  entassé  sur  l'Ossa  n'aurait  pas  suffi  aux 
Titans  révoltés  contre  les  Dieux  pour  qu'ils  pussent  se  dresser  à  la  hauteur 
de  l'Olympe,  et  réellement  ces  deux  montagnes,  empilées  l'une  sur  l'autre, 
ne  dépasseraient  que  faiblement  l'altitude  de  l'Olympe1.  Mais  en  dépit  de 
leur  infériorité  relative ,  l'Ossa  «  pointu  »  et  le  «  long  »  Pélion ,  connus 
aujourd'hui  sous  les  noms  de  Kissovo  et  de  Zagora,  n'en  produisent  pas 
moins  un  très-grand  effet,  à  cause  de  leurs  vallons  sauvages,  de  leurs 
roches  abruptes  et  des  falaises  de  leurs  promontoires.  Cette  chaîne,  qui  se 
termine  au  nord  de  l'île  d'Eubée  par  la  bizarre  péninsule  de  Magnésie, 
contournée  en  forme  de  crochet,  était  pour  la  Grèce  antique  le  plus  solide 
boulevard  de  défense.  Les  envahisseurs  barbares  s'arrêtaient  devant  ce  mur 
infranchissable.  C'est  à  l'ouest  de  cette  chaîne  qu'ils  devaient  passer,  en 
remontant  la  vallée  du  Pénée,  souvent  considérée  à  bon  droit  comme  la 
frontière  naturelle  de  l'Hellade.  De  là  l'extrême  importance  qu'avait,  au 
point  de  vue  stratégique,  la  position  de  Pharsale,  qui  commande  au  sud  de 
la  Thessalie  l'accès  des  gorges  de  l'Othrys  et  de  la  plaine  du  Sperchius.  A 

Olympe.  ......„,.'..'.     2  972  mètres. 

Ossa 1  600       » 

réhon    .........     1  564       » 


:.,W."    ~ ,'.,'".    '        '■'■,>■■:;;■! ,     ■ 


OLYMPE  ET  OSSA. 


173 


l'extrémité  septentrionale   de   l'Olympe,    le   col  de  Petra  était,  pour  des 
raisons  analogues,  un  passage  surveillé  avec  soin. 

Une  grande  partie  de  l'espace  compris  entre  les  arêtes  cristallines  de 
l'Olympe  et  de  l'Ossa  et  le  système  parallèle  des  montagnes  crétacées  du 
Pinde  est  occupée  par  des  plaines  unies  que  recouvraient  autrefois  les  eaux 
de  vastes  lacs.  Le  golfe  de  Volo,  qui  lui-même  diffère  à  peine  d'une  mer 
intérieure,  se  rapproche  du  lac  de  Karlas  ou  de  Baebeïs,  reste  d'un  bassin 


N°  51,    L'OLYMPE    ET    LA.    VALLÉE    DE    TEMPE. 


22°  E.de  Cr. 


d'apresHe-uzey-  el  Kiepert 


Gravé  -par  Erhard  ,12,  rue  Duïmay  ■  Troiun. 


Echelle  de  660000 


3oBl 


considérable,  dans  lequel  se  déversent  les  eaux  de  la  plaine  encore  maréca- 
geuse de  Larissa;  les  habitants  riverains  du  lac  de  Karlas  racontent  que 
parfois  des  grondements  sourds  sortent  de  ses  profondeurs,  et  ils  attribuent 
ce  bruit,  qui  peut  provenir  de  la  soudaine  compression  de  l'air  dans  les 
cavités  profondes,  au  mugissement  de  quelque  animal  invisible.  D'autres 
fonds  lacustres  entourent  la  base  de  l'Olympe  à  l'ouest  et  au  nord-ouest  ; 
enfin  diverses  vallées  des  bassins  supérieurs  du  Pénée  et  de  ses  affluents  sont 
revêtues  de  terres  alluviales  laissées  par  les  eaux.  Hercule,  disent  les  uns, 


174  NOUVELLE   GÉOGRAPHIE    UNIVERSELLE. 

Neptune,  suivant  les  autres,  vida  tous  ces  lacs  de  la  Thessalie  en  ouvrant 
entre  l'Olympe  et  l'Ossa  l'étroite  issue  de  dégorgement  que  les  anciens 
appelaient  la  vallée  de  Tempe.  Cette  gorge,  due  sans  doute  au  lent  mais 
incessant  travail  d'érosion  exercé  par  la  masse  des  eaux  supérieures,  était 
pour  les  Grecs  la  vallée  par  excellence,  le  lieu  idéal  de  fraîcheur  et  de 
grâce.  Si  grande  était  la  renommée  de  Tempe  parmi  les  Hellènes,  sans 
doute  à  cause  des  souvenirs  légendaires  qui  s'y  rattachaient,  que  tous  les 
neuf  ans  une  théorie  envoyée  de  Delphes  allait  y  cueillir  les  lauriers 
destinés  aux  vainqueurs  des  jeux  pythiens.  Certes,  la  vallée  de  Tempe 
est  fort  belle  ;  les  eaux  rapides  et  claires  du  Pénée,  le  branchage  étalé  des 
platanes,  les  bouquets  de  lauriers-roses,  les  parois  rougeâtres  du  déiilé 
forment  çà  et  là  des  paysages  à  la  fois  charmants  et  grandioses  ;  mais,  dans 
son  ensemble,  la  vallée,  trop  étroite  et  trop  sombre,  mérite  bien  son  nom 
moderne  de  Lykostomo  ou  «  Gueule  du  Loup  ».  Dans  la  Thessalie  même, 
surtout  dans  les  vallons  du  Pinde,  combien  de  sites  nous  paraissent  plus 
riants  et  plus  beaux  ! 

Les  hautes  vallées  du  Salambria  sont,  comme  la  partie  inférieure  de  son 
cours,  fort  riches  en  curiosités  naturelles,  défilés,  gouffres  et  cavernes. 
Au  nord-ouest  de  l'Olympe,  un  affluent  de  «  l'aimable  »  Titarèse  coule 
dans  l'étroite  gorge  de  Sarandoporos  ou  des  «  Quarante  Gués  »,  qui  fut 
considérée  jadis  comme  une  des  portes  de  l'enfer.  Plus  à  l'ouest,  les  monts 
Lyngons  ou  Khassia,  dont  les  sommets  calcaires  et  schisteux  se  dressent  à 
1,500  mètres  entre  les  tributaires  tortueux  du  Pénée,  et  les  contre-forts 
du  Pinde  sont  devenus  célèbres  par  leurs  «  œuvres  divines  »  (theoctista) . 
Ce  sont  des  tours,  des  aiguilles,  des  prismes  d'un  conglomérat  rougeâtre, 
d'origine  miocène,  qui  se  dressent  isolément.  Parmi  ces  piliers  naturels, 
les  plus  connus  s'élèvent  au  bord  du  Salambria,  non  loin  de  Trikala, 
capitale  de  la  Thessalie.  Des  moines,  zélés  imitateurs  de  Siméon  le  Stylite, 
ont  eu  l'idée  de  percher  leurs  couvents  sur  ceux  des  rochers  qui  se  terminent 
par  une  plate-forme  assez  large  pour  les  porter.  Juchés  là-haut  et  con- 
damnés à  ne  point  en  descendre,  ils  ne  reçoivent  leurs  vivres  et  leurs 
visiteurs  que  par  le  moyen  d'un  filet  qui  se  balance  en  tournoyant  à 
l'extrémité  d'une  corde  mue  par  un  cabestan.  Au  couvent  de  Barlaam, 
la  hauteur  de  l'ascension  aérienne  qu'il  faut  exécuter  ainsi,  en  oscillant 
au  bout  de  la  corde  et  en  se  heurtant  de  temps  à  autre  contre  la  pierre, 
n'est  pas  moindre  de  67  mètres  ;  des  échelles  appliquées  bout  à  bout  contre 
la  paroi  permettent  d'accomplir  le  voyage  d'une  façon  plus  périlleuse 
encore.  Du  reste,  le  zèle  religieux  qui  portait  les  moines  à  vivre  dans 
ces  aires   d'aigles   diminue  peu  à  peu;   des  vingt  couvents  qui  existaient 


THESSALIE.  175 

autrefois,  il  n'en  reste  plus  que  sept;  un  seul,  celui  de  Météore,  est 
assez  considérable  :  on  y  compte  une  vingtaine  de  caloyers. 

De  toutes  les  contrées  grecques  appartenant  encore  à  l'empire  turc,  nulle 
ne  s'est  plus  souvent  agitée  pour  échapper  à  la  domination  des  Osmanlis, 
nulle  n'est  revendiquée  avec  plus  d'ardeur  par  les  Hellènes  eux-mêmes 
comme  un  fragment  de  la  patrie  commune  et  comme  le  berceau  de  leur 
race.  Par  les  traditions  historiques,  par  la  langue  des  habitants,  par  l'aspect 
général  de  la  terre  et  du  ciel,  la  Thessalie  est  bien,  en  effet,  une  partie  de  la 
Grèce  à  laquelle  ses  districts  méridionaux  doivent  bientôt  faire  retour;  elle 
s'en  distingue  seulement  avec  avantage  par  une  plus  grande  fertilité  du  sol, 
par  une  végétation  beaucoup  plus  riche,  par  des  paysages  plus  riants.  Il  est 
vrai  qu'en  Thessalie,  comme  dans  la  Basse-Macédoine,  l'atmosphère  a  rare- 
ment cette  sérénité,  ce  bel  azur  profond  que  l'on  admire  dans  la  Grèce  mé- 
ridionale. Les  vapeurs  qui  s'élèvent  de  la  mer  Egée  vers  l'Olympe  et  les 
autrçs  montagnes  rendent  parfois  l'air  nébuleux  et  trouble;  mais  elles  prê- 
tent plus  de  charme  aux  lointains,  et  surtout  elles  contribuent  à  la  fécondité 
du  sol  en  empêchant  les  fortes  chaleurs  estivales  de  le  dessécher,  de  le  cal- 
ciner comme  les  terres  de  l'Afrique  et  de  l'Argolide. 

La  population  grecque  de  la  Thessalie  est  assez  fortement  mêlée  d'éléments 
étrangers  qu'elle  s'est  graduellement  assimilés.  Il  ne  reste  plus  de  Serbes  ni 
de  Bulgares  dans  le  pays,  quoique  le  nom  d'une  des  principales  branches  du 
Titarèse  porte  encore  le  nom  de  Vourgaris,  ou  «  rivière  des  Bulgares  ». 
Quant  aux  Zinzares  ou  Macédo-Valaques,  si  nombreux  au  moyen  âge  sur  les 
deux  versants  du  Pinde,  ils  occupent  entièrement  quelques  villages,  surtout 
dans  le  massif  de  l'Olympe.  Quoique  très-fiers  de  leur  origine  roumaine,  ils 
ne  peuvent  que  s'helléniser  peu  à  peu,  à  cause  du  milieu  qui  les  entoure  : 
presque  tous  les  mots  de  leur  idiome  qui  désignent  des  objets  de  la  vie  civi- 
lisée sont  de  racine  hellénique;  leurs  prêtres,  leurs  instituteurs  prêchent  et 
enseignent  en  grec;  eux-mêmes  savent  tous  le  grec  et,  comme  nationalité,  ils 
se  perdent  par  une  émigration  à  outrance;  même  les  cultivateurs  parmi  eux 
ont  conservé  quelque  chose  du  nomade  :  la  vie  errante  du  pâtre  ou  du  mar- 
chand forain  leur  plaît.  Les  Turcs  habitent  encore  en  masses  compactes  les 
basses  plaines  qui  entourent  Larissa,  et  cette  ville  est,  de  même  que  Trikala, 
en  grande  partie  musulmane.  Les  pays  montueux  qui  se  trouvent  plus  au  nord, 
entre  la  vallée  de  l'Indjé-Karasou  et  les  lacs  d'Ostrovo  et  de  Gastoria,  sont 
également  peuplés  de  Turcs,  qui  se  distinguent  d'ailleurs  de  tous  les  autres 
Osmanlis  de  l'empire  :  ce  sont  les  Koniarides;  ils  habitent  aussi  en  petits 
groupes  une  partie  de  l'Ossa,  mais  de  loin  on  peut  toujours  reconnaître  si 
les  villages   sont  peuplés   de  Turcs   ou  de  Grecs.   Suivant   la  remarque 


176  NOUVELLE    GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

de  M.  Mézières,  les  Turcs  «  plantent  des  arbres  pour  en  avoir  l'ombre,  les 
Grecs  pour  en  avoir  le  profit  »  :  d'un  côté  sont  les  cyprès  et  les  platanes,  de 
l'autre  les  vergers  et  les  vignobles.  D'après  quelques  auteurs,  les  Koniarides 
seraient  venus  en  Macédoine  et  en  Thessalie  dès  le  onzième  siècle,  appelés 
en  qualité  de  colons  par  les  empereurs  d'Orient.  Ils  se  gouvernent  eux-mêmes 
par  des  assemblées  républicaines  et  sont  respectés  de  tous  à  cause  de  leur 
probité,  de  leurs  mœurs  hospitalières,  de  leurs  vertus  rustiques. 

Inférieurs  aux  cultivateurs  turcs  par  leurs  qualités  morales,  les  Grecs  leur 
sont  de  beaucoup  supérieurs  par  leur  vive  intelligence  et  leur  activité.  Au 
dix-septième  siècle,  ils  eurent  même  une  sorte  de  Renaissance,  analogue  à 
celle  de  l'Europe  occidentale,  et  l'amour  des  arts  se  développa  suffisamment 
parmi  eux  pour  faire  naître  une  école  de  peinture  dans  les  villages  de 
l'Olympe.  Fidèles  à  leurs  traditions  de  l'antiquité  et  à  leurs  instincts  de 
race,  les  Grecs  de  la  Thessalie,  comme  ceux  de  tout  l'empire,  ont  cherché  à 
se  constituer  en  communes  autonomes ,  en  petites  cités  républicaines, 
auxquelles  manque  seulement  l'indépendance  politique.  Dans  les  kephalo- 
khori  ou  villages  libres,  ils  élisent  leurs  propres  chefs,  organisent  leurs 
écoles,  choisissent  les  professeurs  qui  leur  conviennent  et,  grâce  à  leur  intime 
cohésion,  grâce  aussi  à  leurs  sacrifices  pécuniaires,  ils  trouvent  le  moyen 
de  désintéresser  les  pachas  de  tout  souci  d'administration  dans  leurs  cités. 
Comme  aux  temps  où  leurs  aïeux  payaient  le  tribut  aux  Athéniens  ou  à 
d'autres  Grecs,  ils  acquittent  les  impôts  exigés  par  le  Turc  ;  mais  pour  tout 
le  reste,  ils  s'administrent  eux-mêmes,  ils  sont  des  citoyens  libres.  Le 
contraste  est  grand  entre  ces  communes  autonomes  et  les  tchiflik  où  les 
propriétaires  musulmans  ont  parqué  les  Grecs  en  qualité  de  métayers. 
Chose  curieuse,  grâce  à  la  liberté  des  cultivateurs,  ce  sont  précisément  les 
terrains  les  plus  âpres,  les  champs  les  plus  froids  et  les  plus  rocailleux  qui 
donnent  le  plus  de  produits  et  entretiennent  la  population  dans  la  plus  large 
aisance  ! 

Le  principal  soin  des  Grecs  de  Thessalie,  et  c'est  en  cela  surtout  qu'ils 
font  preuve  de  sens  et  d'une  noble  ambition,  est  de  veiller  à  l'instruction 
de  la  génération  naissante.  Les  villages  grecs  les  plus  misérables  des  mon- 
tagnes du  Pinde  entretiennent  à  leurs  frais  des  écoles  que  fréquentent  les 
jeunes  gens  jusqu'à  l'âge  de  quinze  ans.  Pour  donner  une  idée  de  l'esprit 
pratique  des  Thessaliens,  on  doit  signaler  ce  fait  que,  dès  le  siècle 
dernier,  les  tisserands  du  district  d'Ambelakia,  ville  charmante  située  au 
milieu  des  arbres  fruitiers  et  des  vignobles,  sur  les  hauteurs  qui  dominent 
au  sud  la  vallée  de  Tempe,  s'étaient  associés  par  groupes  participant  aux 
bénéfices  les  uns  des  autres.  Cette  république  ouvrière,  qui  avait  eu   la 


THESSALIE  ET  VERSANT  DE  L'ADRIATIQUE.  177 

sagesse  de  réduire  son  dividende  annuel  à  dix  pour  cent  et  d'employer  le 
reste  du  gain  à  l'accroissement  des  affaires,  jouit  longtemps  d'une  grande 
prospérité.  Les  guerres  de  l'empire  la  ruinèrent  en  lui  fermant  le  marché  de 
l'Allemagne,  où  se  vendaient  presque  tous  ses  tissus;  mais  elle  s'est  enrichie 
de  nouveau  :  un  véritable  palais  scolaire  a  été  construit  pour  les  enfants 
ambélakiotes  par  un  négociant  de  Syra.  C'est  aussi  par  l'association  que 
Portaria,  Makrinitzaet  vingt-deux  autres  villages  grecs  de  la  péninsule  de  Ma- 
gnésie, au  nord  du  golfe  de  Volo,  ont  pu  développer  leurs  fabriques  d'étoffes, 
qui  donnent  tant  d'aisance  aux  habitants.  Peut-être  ce  district  républicain, 
que  ne  visite  pas  le  soldat  turc,  mais  où  le  percepteur  vient  toucher  régu- 
lièrement les  impôts,  est-il,  avec  celui  de  Yerria,  au  nord  del'Indjé-Karasou, 
le  plus  prospère  de  toute  la  Turquie  hellénique.  D'ailleurs  il  a  eu  la  chance 
d'être  presque  toujours  épargné  par  les  guerres,  grâce  à  son  heureuse  posi- 
tion en  dehors  des  voies  stratégiques1. 


IV 


L  ALBANIE    ET    L  EPIRE 

Le  nom  de  Chkiperi,  que  les  Albanais  eux-mêmes  donnent  à  leur  patrie, 
signifie  très-probablement  «  Pays  des  Rochers  »  et  nulle  désignation  ne  fut 
mieux  justifiée.  Des  montagnes  pierreuses  recouvrent  toute  la  contrée,  du 
Monténégro  aux  frontières  de  la  Grèce.  La  seule  plaine  assez  étendue  que 
l'on  rencontre  en  Albanie  est  le  bassin  de  Skodra  ou  Scutaiï  (Alexandrie),  qui 
peut  être  considéré  comme  la  frontière  naturelle  du  territoire  albanais.  Le 
fond  de  ce  bassin  est  occupé  par  le  lac  Blato  ou  de  Skodra,  reste  d'une  mer 
intérieure  beaucoup  plus  considérable.  C'est  aussi  dans  la  môme  plaine  que 
vient  déboucher  le  Drin,  le  plus  grand  fleuve  de  l'Albanie  et  l'un  des  seuls 
de  la  péninsule  turque  où  quelques  embarcations  s'avancent  à  une  certaine 
distance  de  la  mer.  Naguère  le  Drin,  formé  par  deux  rivières,  la  «  Blanche  » 
et  la  «  Noire  » ,  n'était  qu'un  affluent  temporaire  du  lac  de  Skodra  :  pen- 
dant les  crues,  il  commençait  par  inonder  sa  plaine  inférieure,  puis  il  se 
jetait  latéralement  dans  le  lac,  malgré  les  digues  par  lesquelles  on  avait 

1  Villes  principales  de  la  Turquie  hellénique,  avec  leur  population  approximative  : 


Andrinople;  d'après  Sax.  .    .    .  60,000  hab. 

Salonique 80,000     » 

Seres 50,000     » 

Larissa..    ........  25,000     » 

Rodosto 17,000     )> 

Kirk-Kilissa 16,000     » 


Trikala 15,000  hab. 

Gallipoli .  10,000  » 

Gomouldjina 10,000  » 

Verria. 10,000  » 

Demotika 8,000  »» 

Enos 7,000  » 

25 


178  NOUVELLE    GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

essayé  de  le  contenir,  et  devenait  ainsi  le  tributaire  de  la  Boïana.  En  1858, 
le  fleuve  s'ouvrit  un  nouveau  lit,  en  face  du  village  de  Miet,  à  une  quaran- 
taine de  kilomètres  en  amont  de  son  entrée  en  mer,  et  maintenant  il  dirige 
la  plus  grande  masse  de  ses  eaux  vers  Skodra,  dont  il  inonde  souvent 
les  quartiers  inférieurs.  Les  terrains  marécageux  du  bas  Drin,  à  pentes 
incertaines  et  changeantes,  sont  fort  dangereux  à  traverser  pendant  la  saison 
des  chaleurs  :  la  «  fièvre  de  la  Boïana  »  est  une  des  plus  redoutées  et  des 
plus  meurtrières  de  tout  le  littoral. 

La  plupart  des  ramifications  méridionales  du  grand  massif  des  Alpes 
bosniennes  sont  habitées  par  des  Albanais  ;  mais  elles  restent  séparées  de 
l'Albanie  proprement  dite,  à  l'est  du  lac  de  Skodra,  par  la  déchirure  au 
fond  de  laquelle  coule  le  Drin  ;  c'est  une  sorte  de  canon,  semblable  à  ceux 
des  Rocheuses  de  l'Amérique  du  Nord,  un  défilé  où  ne  se  hasarde  aucun 
sentier  et  que  resserrent  des  parois  à  pic  de  mille  mètres  de  hauteur.  Les 
deux  systèmes  de  montagnes  ne  se  rejoignent  qu'indirectement  par  une  série 
d'arêtes  et  de  plateaux  qui  se  dirigent  au  sud-est,  de  la  montagne  de 
Glieb  vers  le  Skhar,  le  Scardus  des  anciens.  Ce  massif,  qui  se  distingue  des 
autres  chaînes  de  la  Turquie  occidentale  par  la  direction  de  sa  crête,  perpen- 
diculaire à  l'ensemble  des  masses  soulevées,  peut  être  considéré  comme  le 
«  nœud  »  central  des  monts  de  la  Péninsule.  Ses  principaux  sommets,  parmi 
lesquels  se  distingue  la  pyramide  isolée  du  Lioubatrin,  n'ont  pas  la  hauteur 
des  géants  de  la  Slavie  turque,  le  Kom  et  le  Dormitor,  mais  c'est  là  que  le 
système  des  Balkans  vient  s'unir  à  ceux  de  la  Bosnie  et  de  l'Albanie.  Le 
Skhar  est  d'une  grande  importance  dans  le  régime  des  eaux  de  la  Turquie, 
puisque  deux  rivières  considérables,  la  Morava  bulgare  et  le  Vardar,  s'épan- 
chent de  ses  flancs  pour  descendre,  l'une  vers  le  Danube,  l'autre  vers  le 
golfe  de  Salonique.  Comme  dans  les  chaînes  du  Pinde  et  du  Rhodope,  on 
y  trouve  encore  des  chamois  et  des  bouquetins  ;  M.  Wiet  mentionne  égale- 
ment parmi  les  bêtes  fauves  de  ses  forêts  un  animal  que  les  Mirdites 
connaissent  sous  le  nom  de  lucerbal  et  qui  appartient  à  la  famille  des  lynx 
ou  des  léopards, 

A  l'ouest  du  Skhar,  de  l'autre  côté  de  la  profonde  vallée  du  Drin  noir, 
s'élève  un  pâté  montagneux,  haut  de  1,000  mètres  à  peine,  mais  fort 
difficile  d'accès  :  c'est  la  citadelle  de  la  Haute-Albanie,  le  pays  des  Dukagines 
et  des  Mirdites.  Là  d'énormes  roches  de  serpentine  ont  fait  éruption  à  travers 
les  terrains  calcaires,  de  hautes  murailles  se  dressent  de  toutes  parts  autour 
des  vallées,  et  les  pentes  extérieures,  où  les  torrents  se  sont  creusé  de 
rapides  couloirs,  sont  fort  inclinées.  Dans  leur  ensemble,  ces  montagnes 
tourmentées  suivent  une  direction  normale  vers  le  sud  et  le  sud-est,  pa- 


MONTAGNES  DE  L'ALBANIE  ET  DE  L'ÉPIRE.  179 

rallèlement  aux  contre-forts  méridionaux  du  Skhar,  et  s'abaissent  peu  à 
peu  en  prenant  un  aspect  moins  formidable  et  en  s'ouvrant  de  larges 
bassins  où  s'amassent  les  eaux.  Les  sites  de  cette  région  lacustre  sont  d'une 
grâce  extrême.  Le  lac  d'Okrida,  la  plus  grande  des  nappes  d'eau  de  la 
Haute-Albanie,  a  même  pu  être  comparé  au  lac  de  Genève.  Son  eau,  encore 
plus  bleue  que  celle  du  Léman,  est  aussi  plus  transparente,  et  par  quinze  et 
vingt  mètres  on  voit  les  poissons  se  pourchasser  dans  ses  profondeurs  :  de 
là  son  ancien  nom  grec  de  Lychnidos.  La  charmante  petite  ville  d'Okri,  bâtie 
en  amphithéâtre,  et  le  mont  Pieria,  portant  un  vieux  château  romain, 
gardent  l'issue  du  lac;  une  dizaine  de  villages  blancs  apparaissent  sur 
les  pentes  au  milieu  des  bois  de  chênes.  Il  est  possible  qu'autrefois  le 
lac  d'Okrida,  au  lieu  de  s'écouler  au  nord  par  l'étroite  vallée  du  Drin  noir, 
étranglée  de  défilés,  épanchât  le  surplus  de  ses  eaux,  du  côté  du  sud-ouest, 
dans  le  petit  lac  Malik,  que  traverse  la  rivière  Devol.  Si  l'on  en  croit  les 
indigènes,  le  lac  d'Okrida  aurait  pour  tributaires  les  deux  nappes  de  Prespa 
ou  de  Drenovo,  situées  à  l'est,  au  milieu  d'une  profonde  cavité  d'écroule- 
ment ;  des  torrents  souterrains  que  l'on  voit  jaillir  en  puissantes  fontaines 
d'eau  bleue  seraient  les  émissaires  de  ce  double  bassin. 

Au  sud  de  celte  région  des  lacs,  dominée  à  l'occident  par  la  superbe  cime 
isolée  du  Tomor,  que  gravissent  les  pèlerins  d'Albanie,  commence  le  Pinde, 
ici,  connu  sous  le  nom  de  Grammos.  D'abord  assez  bas,  et  coupé  de  cols 
nombreux  offrant  un  passage  facile  vers  la  Macédoine,  il  s'élève  graduelle- 
ment, et  précisément  à  l'est  deYanina,  il  forme  le  massif  de  Metzovo,  point 
de  départ  du  Pinde  proprement  dit,  la  grande  arête  de  l'Epire,  «  continent  » 
des  anciens  Grecs  de  Corfou.  Ce  groupe,  où  se  réunissent  quatre  chaînes, 
est  inférieur  en  altitude  aux  pics  de  la  Bosnie  et  du  Skhar;  mais  il  est  plus 
beau  à  cause  du  désordre  pittoresque  de  ses  pyramides,  des  forêts  de  pins  et 
de  hêtres  qui  en  recouvrent  les  pentes,  surtout  sur  le  versant  oriental,  et  de 
l'aspect  plus  méridional  des  plaines  qui  s'étendent  à  sa  base.  La  montagne 
de  roches  éocènes  qui  forme  le  centre  même  du  massif,  le  Zygos,  Lakhmon 
des  anciens  Grecs,  n'est  pas  assez  élevée  pour  commander  l'admirable  pano- 
rama; il  faut  gravir,  dans  le  voisinage,  les  cimes  déchiquetées  et  rocail- 
leuses du  Peristera-Youna  ou  du  Smolika  pour  apercevoir  à  la  fois  les  eaux 
de  la  mer  Egée  et  celles  de  la  mer  Ionienne  :  on  distingue  même  les  rivages 
de  la  Grèce  au  delà  du  golfe  d'Arta. 

Des  phénomènes  voicani  îues  ont  eu  lieu  dans  ce  golfe  et  le  géologue  De- 
kigalla  put  y  observer  le  soulèvement  d'une  butte  sous-marine  de  50  mè- 
tres de  large  et  de  7  mètres  de  haut;  mais  dans  le  territoire  d'Épire,  aucune 
région  ne  présente  de  plus  curieux  phénomènes  que  les  bords  du  lac  célèbre 


180  NOUVELLE   GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

de  Yanina,  qui  occupe  le  fond  du  large  bassin  calcaire  situé  à  la  base  occi- 
dentale du  massif  de  Metzovo.  Cette  nappe  lacustre,  peu  profonde,  puisque 
Guido  Cora  n'y  a  trouvé  que  des  sondes  inférieures  à  une  moyenne  de  1 0  mè- 
tres, ne  reçoit  guère  pour  affluents  que  d'abondantes  sources  jaillissant  du 
pied  des  rochers;  elle  n'a  point  un  seul  émissaire  visible,  mais,  d'après  le 
voyageur  Leake,  chacun  des  deux  bassins  qui  la  composent,  et  qui  sont  réunis 
l'un  à  l'autre  par  un  canal  marécageux,  a  son  écoulement  caché.  Le  lac  du 
nord  ouLabchistas  se  déverse  dans  un  gouffre  ou  voinikora  pour  aller  repa- 
raître au  sud-ouest  en  un  torrent  considérable  qui  entre  dans  la  mer  Ionienne, 
vis-à-vis  de  Corfou  :  c'est  le  Thyamis,  le  Mavropotamos  de  nos  jours,  réclamé 
par  les  Grecs  comme  leur  frontière  politique.  Plus  au  sud,  jaillit  des  rochers 
l'antique  Achéron,  que  vient  gonfler  plus  bas  un  autre  torrent  non  moins 
célèbre,  le  Gocyte  aux  eaux  insalubres  ou  le  Bobos  des  indigènes  ;  le  golfe, 
clans  lequel  se  jette  ce  courant,  avait  du  temps  des  anciens  le  nom  de  «  Baie 
des  Eaux  douces  »  à  cause  du  flot  qui  s'y  déverse.  Le  lac  de  Yanina  propre- 
ment dit  n'a,  lors  de  l'étiage,  qu'un  seul  émissaire  plongeant  en  cascade 
dans  un  abîme  au-dessus  duquel  s'élève  un  moulin  :  les  ruines  cyclopéennes 
de  la  cité  pélasgique  d'Hella  dominent  cet  entonnoir  aux  eaux  grondantes. 
La  rivière  souterraine  rejaillit  aune  grande  distance  au  sud  pour  se  déverser 
dans  le  golfe  d'Àrta.  Lorsque  le  niveau  du  lac  est  plus  élevé,  quatre  autres 
«  avaloirs  »  ou  khoneutra,  ouverts  en  forme  de  crible  dans  les  rochers, 
reçoivent  l'excédant  de  la  masse  liquide,  la  «  digèrent  »,  ainsi  que  le  disent 
les  Grecs  du  pays,  et  la  portent  dans  le  même  canal  d'écoulement  :  de  petits 
lacs  placés  de  distance  en  distance  au-dessus  du  canal  souterrain  sont  comme 
des  «  regards  »  par  lesquels  se  révèle  le  courant  caché. 

L'importance  considérable  que  les  déversoirs  du  lac  de  Yanina  ont  prise 
dans  la  mythologie  grecque,  ces  noms  si  redoutés  des  rivières  infernales,  le 
Cocyte  et  l'Achéron,  témoignent  de  l'influence  que  durent  exercer  les  Pélas- 
ges  de  ces  contrées  sur  la  civilisation  hellénique.  Les  mythes  des  antiques 
Hellopiens  étaient  devenus  ceux  de  tous  les  Grecs,  et  nul  temple  del'Hellade 
n'était  plus  vénéré  que  leur  principal  sanctuaire,  la  forêt  de  Dodone,  où  l'on 
entendait  murmurer  l'avenir  dans  le  feuillage  des  chênes  et  sur  le  lit  cail- 
louteux des  ruisseaux.  On  a  cherché  ce  lieu  sacré  près  des  ruines  de  quel- 
ques-unes de  ces  villes  cyclopéennes,  fort  nombreuses  dans  le  pays;  quelques 
auteurs  pensaient  que  l'emplacement  précis  de  la  forêt  mystérieuse  était  in- 
diqué par  le  château  fort  où  vivait  au  commencement  du  siècle  le  terrible 
Ali-Tepeleni,  pacha  d'Épire,  ce  monstre  qui  se  faisait  gloire  d'être  une 
«  torche  ardente  pour  consumer  les  hommes  ».  On  sait  maintenant,  grâce  à 
Garapanos,  que  les  ruines  de  Dodone  se  trouvent  à  18  kilomètres  au  sud- 


LAC  DE  YANINA  ET  MONTAGNES  D'ÉPIRE. 


181 


ouest  de  Yaiiina,  dans  la  vallée  de  Tcharakovista,  à  peu  près  à  l'endroit  où 
Kiepert  en  avait  indiqué  d'avance  la  position  probable. 

À  l'ouest  du  bassin  de  Yanina,îes  montagnes  du  pays  de  Souli  atteignent 
encore  un  millier  de  mètres,  mais  les  autres  massifs,  quoique  fort  abrupts 
et  d'un  abord  difficile,  sont  beaucoup  moins  élevés,  et  près  de  la  mer 
consistent  seulement  en  dunes  ou  en  promontoires  rocailleux,  maigrement 
revêtus  de  broussailles  et  parcourus  des  chacals  ;  des  étangs  en  communi- 
cation avec  la  mer,  des  vallées  fermées  où  séjournent  les  eaux  de  pluie,  des 


K     32.   —   EPIRE  MERIDIONALE. 


- 


d'après  Kiepert 


Kcheffc  de  i.^oo.ooo 


Gravé  par  Erhurd 
îdKil. 


K.,Kalavollira 


lits  de  torrents  lleuris  de  lauriers-roses  interrompent  les  chaînons,  et  pen- 
dant les  chaleurs  de  l'été  répandent  leurs  miasmes  dans  les  villages  des 
alentours.  Mais  au  nord  de  l'étang  de  Butrinto  et  du  canal  de  Corfou,  et  à 
l'ouest  du  superbe  mont  isolé  de  Koundousi  ou  Kondouz,  le  littoral  se  re- 
dresse pour  former  l'âpre  chaîne  de  Chimsera-Mala  ou  de  l'Acrocéraunie,  si 
redoutée  des  anciens  à  cause  des  orages  qui  s'amassaient  autour  de  ses 
rochers  et  des  torrents  ou  «  chimères  »  qui  se  précipitaient  de  ses  pentes. 
C'est  au  sommet  des  monts  Acrocérauniens  que  siégeait  Jupiter  «  Lanceur 
de  Foudres  ».  Les  vents  se  déplacent  souvent  en  brusques  rafales  à  la  base 


182  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

du  promontoire  le  plus  avancé,  la  langue  de  pierre  (linguetta  ou  glossa), 
qui  marque  l'entrée  de  la  mer  Adriatique  :  ce  sont  là  les  «  infâmes  écueils  » 
dont  parle  le  poëte  latin  et  sur  lesquels  tant  de  matelots  ont  naufragé; 
encore  maintenant,  d'après  Lehnert,  ils  jettent  en  passant  une  pièce  de 
monnaie  ou  du  pain  à  la  «  Marna  Giossa  »  pour  que  roches  et  pirates  veuil- 
lent bien  les  épargner.  En  cet  endroit,  le  canal  qui  sépare  la  Turquie  de  la 
péninsule  Italique  n'a  que  72  kilomètres  de  largeur  et  moins  de  200  mètres 
de  profondeur  sur  le  seuil.  Il  est  possible  qu'un  isthme  ait  autrefois  réuni 
les  deux  terres  voisines l. 


Les  populations  albanaises  ou  chkipétares  se  parlagent  en  deux  races 
principales,  les  Toskes  et  les  Guègues,  qui  sans  doute  descendent  l'une  et 
l'autre  des  anciens  Pélasges,  mais  qui  sont  en  maints  endroits  mélangées 
d'éléments  slaves,  bulgares  et  roumains.  Peut-être  aussi  d'autres  souches 
ethnologiques  se  trouvent-elles  représentées  dans  les  tribus  chkipétares,  car 
s'il  en  est  dont  les  traits  olfrent  le  type  hellénique  le  plus  noble  et  dont  les 
crânes  sont  de  forme  admirable,  d'autres,  au  contraire,  ont  le  masque  d'une 
laideur  repoussante.  Sous  divers  noms,  les  Guègues,  les  plus  purs  de  race, 
occupent  toute  l'Albanie  du  nord  jusqu'à  la  rivière  Chkoumb.  Au  sud  de 
cette  limite,  d'ailleurs  assez  peu  respectée,  s'étend  le  territoire  des  Toskes, 
desquels  on  sépare  quelquefois  les  Liapes  et  les  Djames  de  l'Acrocéraunie 
et  de  la  frontière  d'Epire.  Les  dialectes  des  deux  nations,  très-riches  l'un  et 
l'autre,  diffèrent  beaucoup  et  ce  n'est  pas  sans  peine  qu'un  Toske  du  sud 
arrive  à  comprendre  un  Mirdite  ou  tel  autre  Albanais  du  nord  :  on  n'a  pas 
même  résolu  la  question  d'un  alphabet  commun,  et  naguère  les  lettres 
arabes  étaient  proposées  par  quelques-uns  contre  l'alphabet  grec  ou  latin 
ou  contre  des  signes  spécialement  albanais.  A  la  différence  d'idiomes 
s'ajouta  souvent  l'hostilité  de  race.  Guègues  et  Toskes  se  détestaient,  si  bien 
que  dans  les  armées  turques  on  les  séparait,  de  peur  qu'ils  n'en  vinssent 
aux  mains.  Quand  il  s'agissait  d'étouffer  une  insurrection  de  Chkipétars,  le 
gouvernement  employait  pour  la  répression  des  troupes  albanaises  de  la 
race  ennemie  :  il  était  servi  avec  la  fureur  de  la  haine. 

Avant  la  migration  des  Barbares,  les  Albanais  occupaient  jusqu'au  Danube 
toute  la  partie  occidentale  de  la  péninsule  de  l'Hémus.  Mais  ils  furent  obligés 


1  Cime  la  plus  haute  du  Skhar.  2.500  (?)  met. 

Tomor 2,200        » 

Zygos  ou  Lakhmon 1,678        » 

Smolika. 1,820        » 


Koundousi    (Kondouz) 1 ,900     met. 

Monts  Acrocérauniens 2.045  (?)    » 

Lac  d'Okrida 655        » 

Lac  de  Janina»    .    ... 550 (?)  » 


POPULATION  DE  L'ALBANIE.  183 

de  reculer,  et  tout  le  territoire  de  l'Albanie  fut  occupé  par  les  Serbes  et  les 
Bulgares.  Une  foule  de  noms  slaves,  que  l'on  rencontre  dans  toutes  les 
parties  de  la  contrée,  rappellent  cette  période  de  conquête  pendant  -laquelle 
l'histoire  ne  prononce  même  pas  le  nom  des  populations  autochthones.  Mais 
dès  que  la  puissance  des  Serbes  eut  succombé  sous  les  coups  des  Osmanlis, 
les  Albanais  reparurent.  Au  nord-est,  ils  se  sont  avancés  peu  à  peu  dans  la 
vallée  de  la  Morava  bulgare  ;  une  de  leurs  colonies  a  même  pénétré  dans  la 
Serbie  indépendante.  Comme  une  mer  montante,  ils  ont  entouré  de  leurs  flots 
des  îles  et  des  archipels  de  populations  slaves  ;  c'est  ainsi  que  des  groupes  de 
Serbes  éloignés  de  leur  corps  de  nation  se  trouvent  encore  dans  le  voisinage 
de  l'Acrocéraunie,  aux  bords  du  lac  d'Okrida,  et  sur  toutes  les  montagnes 
qui  entourent  la  plaine  de  Kossovo,  où  furent  massacrés  leurs  ancêtres.  Les 
envahissements  des  Albanais  s'expliquent  surtout  par  l'expatriation  des 
Serbes  :  pour  se  soustraire  à  la  domination  turque,  ceux-ci  émigrèrent  par 
centaines  de  mille  sous  la  conduite  de  leurs  patriarches  et  se  réfugièrent  en 
Hongrie  ;  les  Chkipétars  envahisseurs,  en  grande  majorité  musulmans,  n'eu- 
rent qu'à  remplir  les  vides;  mais  çà  et  là  restent  encore  des  espaces  déserts, 
attendant  les  habitants.  Les  Serbes  de  la  contrée  devinrent  rapidement  Al- 
banais par  la  langue,  la  religion,  les  coutumes  :  ils  se  disaient  Turcs  comme 
les  Arnautes,  et  pour  eux  le  nom  de  Serbes  ne  s'appliquait  plus  qu'aux 
chrétiens  d'outre-frontière.  D'ailleurs  les  mœurs  des  Guègues  se  rapprochent 
de  celles  de  leurs  voisins  slaves  par  tant  de  traits,  qu'on  y  voit  un  témoi- 
gnage évident  d'un  mélange  intime  entre  les  deux  races. 

Si  les  Albanais  ont  gagné  du  terrain  vers  le  nord,  en  revanche  ils  en  per- 
dent du  coté  du  sud.  Quoique  certainement  d'origine  épirote,  c'est-à-dire  pé- 
lasgique,  les  habitants  d'une  partie  de  l'Albanie  du  Sud  parlent  grec.  Tandis 
que  les  Grecs  de  Berat  ont  les  habitudes  des  musulmans,  Arta,  Yanina,Pre- 
vesa,  sont  des  villes  hellénisées  ou  même  grecques  ;  seules  quelques  familles 
musulmanes  y  ont  conservé  l'usage  de  l'albanais.  Presque  tout  l'espace  com- 
pris entre  le  Pinde  et  les  chaînes  de  montagnes  riveraines  de  l'Adriatique  est 
un  domaine  de  la  langue  grecque,  en  attendant  qu'il  fasse  partie  de  l'Hellade 
politique.  Dans  les  régions  montueuses  qui  s'étendent  à  l'ouest  jusqu'à  la 
mer,  toutes  les  populations  parlent  à  la  fois  les  deux  idiomes.  Tels,  par 
exemple,  les  célèbres  Souliotes,  qui  se  servent  du  tosque  dans  leurs  familles 
et  qui  s'entretiennent  en  grec  avec  les  étrangers.  Du  reste,  là  où  les  deux 
races  sont  en  présence,  ce  sont  toujours  les  Albanais  qui  se  donnent  la  peine 
d'apprendre  la  langue  des  Hellènes  ;  ceux-ci  ne  daignent  pas  étudier  un 
idiome  qui  leur  paraît  méprisable.  La  littérature  albanaise, suivant  Benloew, 
offre  un  caractère  vraiment  national;  mais,  encore  très  pauvre,  elle  se  com- 


184  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

pose  seulement  de  livres  religieux,  de  poésies  erotiques,  de  contes  et  de 
chants  populaires  et  de  fragments  épars  d'une  grande  épopée,  qui  raconte 
les  luttes  des  tribus  chkipétares  contre  les  Turcs. 

Outre  les  Grecs  vivent  aussi  dans  les  montagnes  de  l'Épire  et  de  l'Albanie 
méridionale  les  représentants  d'une  autre  race,  dont  les  groupes  sont  par- 
semés au  milieu  des  populations  chkipétares  en  beaucoup  plus  grand 
nombre  que  parmi  les  Grecs  de  l'Olympe  et  de  l'Acarnanie.  Cette  race  est 
celle  des  Zinzares,  appelés  aussi  Macédo-Valaques,  «  Valaques  Boiteux,  » 
Àrmengs,  ou  simplement  Roumains  méridionaux.  Ces  hommes  vêtus  de  bleu 
sont,  en  effet,  les  frères  de  ces  Roumains  qui  habitent  au  nord  les  plaines  de 
la  Valachie  et  de  la  Moldavie.  Ils  se  présentent  en  masses  assez  considérables 
pour  former  presque  un  corps  de  nation  sur  les  deux  versants  du  Pinde,  au 
sud  et  à  l'est  du  lac  de  Yanina.  De  même  que  les  Roumains  du  Danube,  ce 
sont  probablement  des  Daces  latinisés.  Ils  ressemblent  aux  Valaques,  de 
traits,  de  tournure,  de  caractère,  et  comme  eux  parlent  une  langue  néo- 
latine, mélangée  néanmoins  d'un  grand  nombre  de  mots  grecs  et  slaves.  Dans 
les  vallées  du  Pinde,  les  Zinzares  sont  en  majorité  pasteurs  nomades  et  sou- 
vent leurs  villages  restent  abandonnés  pendant  des  mois.  Beaucoup  appli- 
quent aussi  à  d'autres  métiers  leur  habileté  de  main  et  leur  intelligence, 
qui  sont  fort  grandes.  Presque  tous  les  maçons  de  la  Turquie,  excepté  dans 
les  capitales,  sont  des  Zinzares.  Souvent  le  même  individu  fera  le  plan  de 
la  maison  et  la  bâtira  seul,  tour  à  tour  architecte,  charpentier,  menuisier, 
serrurier.  Les  Roumains  du  Pinde  deviennent  aussi  de  très-habiles  orfèvres* 
Rompus  au  maniement  des  affaires,  ils  remplissent  dans  l'intérieur  de  la 
Turquie  ce  rôle  d'intermédiaires  naturels  du  commerce  qui,  sur  le  littoral, 
appartient  aux  Grecs;  on  raconte  qu'autrefois  les  Valaques  de  Metzovo  étaient 
sous  la  protection  immédiate  de  la  Porte,  sans  doute  en  leur  qualité  de  prê- 
teurs d'argent;  tout  voyageur,  chrétien  ou  musulman,  était  tenu  de  déferrer 
ses  chevaux  avant  de  sortir  du  territoire  de  Metzovo,  «  de  peur  qu'il  n'em- 
portât par  mégarde  quelque  parcelle  d'un  sol  qui  n'était  point  à  lui.  »  Les 
comptoirs  des  Valaques  du  Pinde  se  trouvent  dans  toutes  les  villes  de  l'Orient 
et  jusqu'à  Vienne,  où  l'une  des  plus  puissantes  maisons  de  banque  a  été 
fondée  par  un  des  leurs.  A  l'étranger,  on  les  prend  en  général  pour  des 
Grecs,  car  ils  parlent  tous  le  romaïque,  et  ceux  d'entre  eux  qui  ont  de  l'ai- 
sance envoient  leurs  enfants  dans  les  écoles  d'Athènes.  Perdus  au  milieu  des 
musulmans,  les  Zinzares  du  Pinde  éprouvent  le  besoin  de  se  rattacher  de 
cœur  à  une  patrie  d'où  puisse  leur  venir  la  liberté.  Longtemps  ils  crurent  que 
cette  patrie  serait  ce  monde  grec,  auquel  une  partie  de  leur  pays  natal  doit 
s'unir  bientôt.   Ils  n'ont  appris  que  récemment  à  se  sentir  solidaires  des 


ZINZARES  ET  ALBANAIS.  185 

Roumains  du  nord,  et  d'ailleurs,  isolés  comme  ils  le  sont,  ils  ne  sau- 
raient guère  espérer  de  pouvoir  se  maintenir  comme  une  race  distincte.  Il 
paraît  que,  par  une  de  ces  transformations  graduelles  si  fréquentes  en  his- 
toire, de  nombreuses  populations  macédo-valaques  se  sont  complètement 
hellénisées.  Au  moyen  âge,  la  Thessalie  presque  tout  entière  était  peuplée  de 
Zinzares  :  aussi  les  auteurs  byzantins  lui  donnaient-ils  le  nom  de  Grande- 
Valaquie.  Qu'ils  aient  émigré  dans  la  Roumanie  actuelle,  comme  le  pensent 
certains  auteurs,  ou  bien  qu'ils  aient  été  graduellement  assimilés  par  les 
Grecs,  ils  sont  maintenant  peu  nombreux  sur  le  versant  oriental  du  Pinde  et 
distribués  en  petites  colonies  éparses.  Enfin  des  milliers  de  familles  rou- 
maines, qui  vivent  dans  les  cités  du  littoral,  Avlona,  Rerat,  Tirana,  sont 
devenues  musulmanes,  quoique  leur  idiome  soit  toujours  le  valaque. 

En  dehors  de  ces  Zinzares,  des  Epirotes  grecs,  des  Serbes  et  des  Osmanlis 
peu  nombreux  des  grandes  villes,  la  population  de  la  Turquie  occidentale, 
entre  les  montagnes  de  la  Rosnie  et  la  Grèce,  est  composée  de  Guègues  et  de 
Tosques  à  demi  barbares,  dont  l'état  social  ne  s'est  guère  modifié  depuis 
trois  mille  années.  Leur  figure  est  presque  toujours  régulière  :  ils  ont  la  tête 
allongée,  le  nez  effilé,  l'œil  petit  et  fixe;  la  plupart  sont  blonds  et  la  nuance 
de  leur  iris  est  le  gris  ou  le  bleu.  Ils  ont  la  poitrine  bombée,  la  taille  fine, 
les  membres  gracieux  et  forts  ;  d'après  Yirchow,  les  Albanais  sont  parmi  les 
Européens  ceux  dont  le  crâne  a  la  forme  la  plus  noble.  Gais,  audacieux, 
habiles  à  la  répartie,  les  Albanais  ressemblent  aux  Grecs;  par  leurs  mœurs, 
leur  manière  de  sentir  et  de  penser,  les  Albanais  de  nos  jours  nous  repré- 
sentent encore  les  Pélasges  des  anciens  temps  :  mainte  scène  à  laquelle 
assiste  le  voyageur  le  transporte  en  pleine  Odyssée.  George  de  Hahn,  le 
savant  qui  a  le  mieux  étudié  les  Chkipétars,  croyait  voir  en  eux  de  vérita- 
bles Doriens,  tels  que  devaient  être  ceux  que  conduisaient  les  Héraclides,  en 
sortant  des  forêts  de  l'Épire  pour  aller  à  la  conquête  du  Péloponèse.  Ils  ont 
même  courage,  même  amour  de  la  guerre  et  de  la  domination,  même  esprit 
de  clan  ;  ils  ont  aussi  à  peu  près  le  même  costume  :  la  blanche  fustanelle, 
élégamment  serrée  à  la  taille,  n'est  autre  que  l'ancienne  chlamyde.  Parmi 
tant  d'autres  traits  de  ressemblance,  les  Guègues,  comme  les  Doriens  d'au- 
trefois, éprouvent  cette  passion  mystérieuse  que  les  historiens  de  l'antiquité 
ont  malheureusement  confondue  avec  un  vice  sans  nom,  et  qui  lie  les 
hommes  faits  à  des  enfants  par  une  affection  pure  et  dévouée,  par  un  amour 
idéal  où  les  sens  n'ont  aucune  part. 

Il  n'est  pas  un  peuple  moderne  dont  les  annales  militaires  offrent  des 
exemples  de  vaillance  plus  étonnants  que  ceux  des  Albanais.  Au  quinzième 

siècle,  ils  ont  eu  leur  Scander  beg,  leur   «   Alexandre  le  Grand   »,   qui  sut 

•  24 


186  NOUVELLE  GEOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

accomplir  le  miracle  de  réconcilier  pour  un  temps  les  Toskes  et  les 
Guègues.  Et  quelle  peuplade  dépassa  jamais  en  courage  ces  montagnards  sou- 
liotes  où  sur  des  milliers  il  ne  se  trouva  pas  un  vieillard,  pas  une  femme, 
pas  un  enfant  pour  demander  grâce  aux  massacreurs  envoyés  par  Ali- 
Pacha  ?  L'héroïsme  de  ces  femmes  souliotes  qui  mettaient  le  feu  aux  cais- 
sons de  cartouches,  qui  se  précipitaient  du  haut  des  rochers  ou  s'élançaient 
dans  les  torrents  en  se  tenant  par  la  main  et  en  chantant  leur  chant  de 
mort,  restera  toujours  l'un  des  étonnements  de  l'histoire. 

Mais  à  cette  vaillance  se  mêle  encore  chez  maintes  tribus  albanaises  une 
grande  sauvagerie.  La  vie  humaine  est  tenue  pour  peu  de  chose  parmi  ces 
populations  guerrières;  dès  qu'il  est  versé,  le  sang  appelle  le  sang,  les 
victimes  se  vengent  par  d'autres  victimes.  On  croit  aux  vampires,  aux  fan- 
tômes, et  parfois  on  a  brûlé  des  vieillards,  soupçonnés  de  pouvoir  tuer  par 
leur  haleine.  L'esclavage  n'existe  point,  mais  la  femme  est  toujours  serve; 
elle  est  considérée  comme  un  être  tout  à  fait  inférieur,  sans  droit  et  sans 
volonté.  La  coutume  élève  entre  les  deux  sexes  une  barrière  plus  difficile 
à  franchir  que  ne  le  sont  ailleurs  les  murs  du  gynécée  le  mieux  gardé.  La 
jeune  fille  n'a  le  droit  de  parler  à  aucun  jeune  homme  :  pareil  acte  serait 
un  crime  que  le  père  ou  le  frère  laveraient  peut-être  dans  le  sang.  Les 
parents  écoutent  parfois  les  vœux  du  fils  quand  ils  songent  à  le  marier, 
jamais  ils  ne  consultent  la  fille.  Souvent  ils  l'ont  déjà  fiancée  dès  le 
berceau;  quand  elle  atteint  sa  douzième  année,  ils  la  cèdent  au  jeune 
homme  choisi  moyennant  un  trousseau  complet  et  une  somme  d'argent 
fixée  par  la  coutume ,  ne  dépassant  pas  une  moyenne  de  vingt-cinq 
francs.  C'est  à  ce  prix  que  les  pères  se  débarrassent  de  leurs  filles  et  que 
l'acheteur  en  devient  à  son  tour  le  maître  absolu,  non  sans  avoir,  suivant 
la  coutume  de  presque  tous  les  peuples  antiques,  procédé  à  un  simulacre 
d'enlèvement.  Désormais  la  pauvre  femme  vendue  comme  une  esclave  doit 
travailler  à  outrance  pour  son  mari  et  à  sa  place;  elle  est  à  la  fois  ména- 
gère, laboureur,  ouvrier;  les  poésies  la  comparent  justement  à  la  «navette 
toujours  active  »,  tandis  que  le  père  de  famille  est  représenté  comme  «  le 
bélier  majestueux  qui  précède  le  troupeau  en  faisant  résonner  sa  clochette». 
Et  pourtant  cette  femme  si  méprisée,  cette  bête  de  somme  abrutie  par  le 
travail,  est  parfaitement  à  l'abri  de  toute  insulte;  elle  pourrait  traverser 
le  pays  d'un  bout  à  l'autre  sans  avoir  à  craindre  qu'on  lui  adresse  une 
seule  parole  inconvenante  :  le  malheureux  qui  se  met  sous  sa  protection  est 
un  être  sacré. 

Les  liens  de  la  famille  sont  très-puissants  chez  les  Albanais.  Le  père 
garde  ses  droits  de  maître  souverain  jusque  dans  l'âge  le  plus  avancé,  et 


ALBANAIS.  187 

tant  qu'il  existe,  tout  ce  que  gagnent  enfants  et  petits-enfants  lui  appar- 
tient ;  souvent  la  communauté  n'est  point  brisée  après  sa  mort  ;  le  fils  aîné 
le  remplace.  La  perte  d'un  membre  de  la  famille,  surtout  celle  des  jeunes 
hommes,  est  de  la  part  des  femmes  l'objet  de  pleurs  et  de  lamentations 
effroyables,  qui  ont  quelquefois  pour  suite  de  longs  évanouissements 
et  même  la  démence;  mais  on  pleure  à  peine  la  mort  de  ceux  qui  ont 
atteint  le  terme  naturel  de  la  vie.  Les  diverses  générations  d'une  descen- 
dance commune  n'oublient  point  leur  parenté,  même  quand  le  nom 
de  leur  ancêtre  s'est  depuis  longtemps  perdu  ;  elles  restent  unies  en 
clans  appelés  phis  ou  pharas,  qui  se  groupent  solidement  pour  la  défense, 
pour  l'attaque  ou  pour  la  gérance  d'intérêts  communs.  Chez  les  Albanais, 
comme  chez  les  Serbes  et  chez  maints  peuples  anciens,  la  fraternité  du  choix 
n'est  pas  moins  solide  que  celle  du  sang  :  les  jeunes  gens  qui  veulent  deve- 
nir frères  se  lient  par  des  serments  solennels  en  présence  de  tous  et 
s'ouvrant  une  veine,  boivent  quelques  gouttes  du  sang  l'un  de  l'autre.  Si 
puissant  est  en  Albanie  ce  besoin  d'association  familiale,  que  très  souvent 
des  enfants  élevés  ensemble  restent  unis  pendant  toute  leur  vie  et  consti- 
tuent des  sociétés  régulières  ayant  un  budget  commun. 

On  admet  généralement  que  le  nombre  des  Albanais  mahométans,  pres- 
que tous  de  la  secte  sunnite,  dépasse  celui  des  chrétiens  de  diverses  con- 
fessions, mais  le  manque  de  statistiques  sérieuses  ne  permet  pas  à  cet  égard 
d'affirmations  positives.  Lorsque  les  Turcs  furent  devenus  les  maîtres  du 
pays  et  que  les  plus  vaillants  des  Albanais  se  furent  réfugiés  en  Italie  pour 
échapper  à  l'oppression  de  leurs  ennemis,  la  plupart  des  tribus  restées  en 
arrière  furent  obligées  de  se  convertir  à  l'Islam;  en  outre,  nombre  de  chefs 
qui  vivaient  de  brigandage  trouvèrent  leur  intérêt  à  se  faire  musulmans  afin 
de  continuer  sans  danger  leurs  déprédations  ;  sous  prétexte  de  guerre  sainte, 
ils  ne  cessaient  d'accroître  par  la  violence  leurs  domaines  et  leurs  richesses. 
Telle  est  la  cause  de  ce  fait  général  que  la  population  mahométane  de  l'Al- 
banie représente  l'élément  aristocratique,  du  moins  dans  toutes  les  villes.  Ce 
sont  eux  qui  possèdent  la  terre,  et  le  paysan  chrétien,  quoique  libre  d'après 
la  loi,  n'en  reste  pas  moins  asservi  au  seigneur  qui  lui  fait  des  avances  et  le 
tient  toujours  à  sa  merci  par  la  faim.  D'ailleurs  les  Albanais  musulmans  ont 
plus  de  fanatisme  guerrier  que  de  zèle  religieux,  et  nombre  de  cérémonies, 
surtout  celles  qui  se  rapportent  aux  souvenirs  de  la  patrie,  ne  diffèrent  en 
rien  de  celles  des  chrétiens.  Ils  se  sont  convertis,  mais  sans  la  moindre  con- 
viction; ainsi  qu'ils  le  disent  eux-mêmes:  «Là  où  est  l'épée,  là  est  la 
foi!  »  Le  croissant,  la  croix  sont  des  signes  extérieurs  moins  importants 
pour  eux  que  les  signes  symboliques  des  tribus.  En  beaucoup  de  districts 


188  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

aussi,  la  conversion  n'eut  lieu  que  pour  la  forme  et  les  chrétiens  zélés  con- 
tinuèrent de  pratiquer  secrètement  leur  culte. 

Encore  à  la  fin  du  siècle  dernier,  l'Albanie  du  Sud  et  l'Épire  étaient 
un  pays  tout  féodal.  Les  chefs  de  clans  et  les  pachas  turcs,  eux-mêmes  à 
demi  indépendants  du  sultan,  habitaient  les  châteaux  forts  perchés  sur  les 
rochers,  et  de  temps  en  temps  ils  descendaient  suivis  de  leurs  hommes 
d'armes,  ou  pour  mieux  dire  des  brigands  qu'ils  avaient  à  leur  solde.  La 
guerre  était  en  permanence,  et  les  limites  des  possessions  changeaient 
incessamment  avec  le  sort  des  armes  entre  les  diverses  tribus  et  les  sei- 
gneurs. Le  terrible  Ali  de  Yanina  changea  cet  état  de  choses,  il  fut  le 
Richelieu  de  l'aristocratie  chkipétare.  Depuis  qu'il  a  promené  le  niveau 
sur  les  petits  et  les  grands  à  la  fois,  la  paix  s'est  faite  dans  la  servitude, 
et  le  pouvoir  central  a  gagné  en  force  ce  qu'ont  perdu  les  seigneurs  et  les 
chefs  de  famille  en  indépendance. 

C'est  dans  l'Albanie  septentrionale,  parmi  les  populations  indépendantes, 
qu'il  faut  aller  pour  voir  encore  un  état  social  qui  rappelle  le  moyen  âge. 
Dès  qu'on  a  passé  la  Mat,  au  nord  de  Tirana,  on  s'aperçoit  du  chan- 
gement. Tous  les  hommes  sont  armés  ;  le  berger,  le  laboureur  lui-même 
ont  la  carabine  sur  l'épaule;  les  femmes  et  jusqu'aux  enfants  ont  le  pistolet 
à  la  ceinture  :  chacun  a  dans  sa  main  la  vie  d'un  autre  homme  et  la 
défense  de  la  sienne  propre.  Les  familles,  les  clans,  les  tribus,  ont  leur 
organisation  militaire  toujours  complète  :  qu'on  les  appelle  au  combat, 
tous  sont  debout,  prêts  à  la  bataille.  Souvent  les  fusils  partent  d'eux- 
mêmes.  Qu'une  tête  de  bétail  manque  dans  un  troupeau,  qu'une  insulte 
soit  proférée  dans  un  moment  de  colère ,  et  la  guerre  sévit  entre  les 
tribus.  Naguère  le  grand  ennemi  était  le  Serbe  monténégrin,  car  le  pauvre 
montagnard,  relégué  dans  ses  hautes  vallées  au  milieu  de  rochers  stériles, 
était  souvent  obligé  pour  vivre  de  faire  le  métier  de  brigand  et  de  mois- 
sonner pour  son  compte  les  terres  du  voisinage.  Les  maîtres  turcs  s'em- 
ployaient soigneusement  à  entretenir  ces  haines.  Les  tribus  de  la  Kraïna, 
entre  la  Montagne-Noire  et  le  lac  de  Skodra,les  clans  des  Malissores,les  Kle- 
menti,  les  Dukagines,  étaient  récompensés  de  leurs  services  guerriers  par 
une  exemption  d'impôts.  Quoique  nominalement  sujets  de  la  Porte,  ces 
Albanais  du  Nord  sont  indépendants  de  fait;  que  l'on  touche  à  leurs  immu- 
nités, et  ils  se  retournent  contre  les  pachas  pour  faire  cause  commune  avec 
leurs  ennemis  héréditaires  de  la  Montagne-Noire. 

On  peut  considérer  les  Mirdites  comme  le  type  de  ces  tribus  indépendantes 
de  l'Albanie  du  Nord.  Habitant  les  hautes  vallées  qui  se  dressent  en  citadelle 
au  sud  de  la  gorge  du  Drin,  ils  sont  peu  nombreux,  vingt-quatre  mille  à 


TYPES    ET     COSTUMES.     —    ALBANAIS 

Dessin  de  Yalerio,  d'après  nature. 


CLANS  ALBANAIS.  191 

peine,  mais  leur  qualité  d'hommes  libres  et  leur  valeur  guerrière  leur  assu- 
rent une  influence  considérable  dans  toute  la  Turquie  occidentale.  Enfermés 
dans  une  enceinte  de  montagnes  où  l'on  ne  peut  pénétrer  que  par  trois 
gorges  difficiles,  les  Mirdites  commandent  les  défilés  par  lesquels  doivent 
passer  nécessairement  les  armées  turques  lorsqu'elles  opèrent  contre  le  Mon- 
ténégro. Aussi  la  Sublime-Porte,  comprenant  combien  il  serait  difficile  de 
dompter  ces  redoutables  montagnards,  a-t-elle  préféré  longtemps  se  les  atta- 
cher par  des  honneurs  et  par  la  reconnaissance  de  leur  complète  autonomie 
administrative.  De  leur  côté,  les  Mirdites,  quoique  chrétiens,  avaient  tou- 
jours combattu,  avant  la  dernière  guerre,  dans  les  rangs  de  l'armée  turque, 
soit  en  Morée  ou  en  Crimée,  soit  dans  l'empire  même,  contre  leurs  core- 
ligionnaires de  la  Montagne-Noire.  Militairement,  ils  se  divisent  en  trois 
«  bannières  »  de  montagnes  et  en  deux  bannières  de  plaine;  cinq  autres 
bannières,  celles  du  district  de  Lech  ou  d'Alessio,  viennent  se  ranger  à  côté 
des  bandes  mirdites  en  temps  de  guerre.  C'est  le  drapeau  du  clan  d'Oroch, 
le  moins  nombreux,  mais  le  plus  réputé  par  sa  vaillance,  qui  a  l'honneur 
de  flotter  en  tête, 

La  Mirditie  ou  Mirdita  est  constituée  en  république  oligarchique  se 
gouvernant  par  les  anciennes  coutumes.  Le  prince  ou  pacha  d'Oroch 
est  le  premier  par  son  titre,  mais  il  ne  peut  donner  aucun  ordre; 
toutes  les  questions  sont  réglées  par  les  anciens  ou  «  vieillards  » 
de  chaque  village,  par  les  délégués  des  différentes  bannières  et  par 
les  chefs  de  clans  réunis  en  conseil;  ceux-ci  n'ont  d'autorité  réelle 
que  grâce  à  l'influence  morale  qu'ils  savent  acquérir.  Du  reste  les 
vieilles  traditions  du  clan  ont  une  force  suffisante  pour  remplacer 
toute  autre  loi.  Naguère  la  femme  devait  être  enlevée  à  l'ennemi,  et 
dans  nombre  de  villages  de  la  plaine  les  jeunes  filles  musulmanes  s'at- 
tendent, sans  trop  d'effroi,  à  être  ravies  par  les  guerriers  mirdites  dans 
quelque  expédition  de  maraude.  Les  parents  eux-mêmes  prennent  leur 
parti  de  ces  enlèvements,  sachant  d'ailleurs  qu'on  leur  paiera  tôt  ou  tard  le 
prix  du  rapt  :  prendre  femme  dans  sa  propre  tribu  est  considéré  par  le 
Mirdite  comme  une  sorte  d'inceste.  Les  jeunes  filles  du  pays  vont  se  marier 
en  d'autres  tribus. 

La  vendetta  mirdite  s'exerce  d'une  façon  inexorable  :  chez  ces  hommes 
encore  barbares,  le  sang  ne  peut  être  lavé  que  par  le  sang.  La  violation  de 
l'hospitalité  est  aussi  punie  de  mort.  La  femme  adultère  est  ensevelie  sous 
un  tas  de  cailloux  par  son  parent  le  plus  rapproché,  et  la  tête  du  complice 
est  d'avance  livrée  au  mari  :  telle  est  la  justice  sommaire  des  populations 
mirdites.  Il  va  sans  dire  que  l'instruction  est  nulle  dans  ce  pays  ;  les  écoles 


192  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

n'v  existent  point.  En  1866,  à  peine  cinquante  chrétiens  de  la  Mirditie  et 
de  tout  le  district  de  Lech  savaient  lire  avec  difficulté;  une  dizaine  signaient 
leurs  noms.  Grâce  aux  leçons  de  la  mosquée,  les  enfants  musulmans  de 
Lech  étaient  les  seuls  qui  eussent  le  privilège  d'étudier  quelque  peu. 
M.  Wiet  nous  apprend  qu'en  revanche  l'agriculture  est  relativement  déve- 
loppée chez  les  Mirdites;  obligés  pour  vivre  de  cultiver  avec  soin  les  val- 
lées de  leurs  âpres  montagnes,  ils  réussissent  à  leur  faire  rendre  de  plus 
belles  récoltes  que  celles  de  la  plaine,  habitée  par  une  population  plus 
indolente. 

Par  un  singulier  contraste  historique,  les  descendants  les  plus  directs  de 
ces  antiques  Pélasges  auxquels  nous  devons  les  commencements  de  notre 
civilisation  européenne  sont  encore  parmi  les  populations  les  plus  barbares 
du  continent.  Mais  eux  aussi  doivent  se  modifier  peu  à  peu  sous  l'influence 
générale  du  milieu  qui  change  sans  cesse.  Un  des  exemples  les  plus  remar- 
quables de  cette  transformation  graduelle  est  fourni  par  les  émigrations  des 
Epirotes  et  des  Chkipétars  du  Sud.  Récemment  encore,  ces  terribles  batail- 
leurs, bien  différents  des  montagnards  des  autres  races,  et  notamment  des 
Zinzares,  qui  vont  toujours  gagner  leur  vie  par  le  travail  ou  le  commerce, 
s'expatriaient  uniquement  pour  aller  combattre  ;  comme  les  anciens  hoplites 
de  l'Epire  que  l'on  voyait  sur  tous  les  champs  de  bataille  de  la  Grèce  et  de  la 
Grande-Grèce,  ils  n'aimaient  que  le  métier  facile  et  dégradant  de  soldats 
mercenaires.  Au  siècle  dernier,  les  jeunes  gens  de  l'Acrocéraunie  se  vendaient 
en  assez  grand  nombre  au  roi  de  Naples  pour  lui  former  tout  un  régiment, 
le  «Royal  Macédonien  ».  Encore  de  nos  jours,  beaucoup  de  musulmans  et 
même  des  Tosques  chrétiens  continuent  d'aller  se  mettre  à  la  solde  des  pachas 
et  des  beys.  Connus  en  général  sous  le  nom  corrompu  d'Arnautes,  on  les 
voit  dans  les  parties  les  plus  éloignées  de  l'empire,  en  Arménie,  à  Ragdad, 
dans  la  péninsule  Arabique.  Après  un  temps  de  service  plus  ou  moins  long, 
la  plupart  des  vétérans  se  retirent  dans  les  terres  que  le  gouvernement 
leur  concède  :  de  là  ce  nombre  considérable  de  «  villages  des  Arnautes  » 
(Arnaout-Keuï)  que  l'on  rencontre  dans  toutes  les  contrées  de  la  Turquie. 

Toutefois  les  guerres  devenant  de  plus  en  plus  rares,  le  métier  de  soldat 
mercenaire  a  graduellement  perdu  de  ses  avantages,  et  par  suite  le  nombre 
des  Albanais  qui  émigrent  pour  gagner  honnêtement  leur  vie  par  le  travail 
augmente  chaque  année.  Comme  les  Suisses  des  Grisons,  et  sous  la  pres- 
sion des  mêmes  nécessités  économiques,  les  Chkipétars  quittent  leurs  mon- 
tagnes avant  le  commencement  de  l'hiver,  et  vont  au  loin  dans  les  plaines 
exercer  leur  industrie.  La  plupart  reviennent  au  printemps,  avec  un  petit 
pécule  que  n'eût  pu  leur  procurer  la  culture  de  leurs  rochers  ingrats  ;  mais 


INDUSTRIE,  ÉTAT  SOCIAL  DE  L'ALBANIE.  193 

il  on  est  aussi  qui  émigrent  sans  esprit  de  retour,  et  quelquefois  par  bandes 
entières.  Depuis  longtemps  déjà,  les  industriels  nomades  de  l'Épire  et.  de 
l'Albanie  du  sud  ont  reconnu  les  avantages  de  la  division  du  travail;  aussi 
chaque  vallée  a-t-elle  sa  spécialité"  l'une  fournit  des  bouchers,  une  autre 
des  boulangers,  une  autre  encore  des  jardiniers  ;  un  village  des  environs 
d'Argyro-kastro  donne  à  Constantinople  tous  ses  artisans  fontainiers  ;  le 
district  de  Zagori,  d'où  venaient  peut-être  les  anciens  Asclépiades  de  la  Grèce, 
expédie  ses  médecins,  ou,  pour  mieux  dire,  ses  «  rebouteux  »,  dans  toutes 
les  villes  de  la  Turquie  d'Europe  et  d'Asie.  Un  grand  nombre  d'Albanais 
enrichis  reviennent  finir  leurs  jours  dans  la  patrie  et  s'y  bâtissent  de  belles 
maisons,  qu'on  est  tout  étonné  de  rencontrer  au  milieu  de  ces  âpres  rochers 
de  l'Epire.  En  quelques  localités  écartées,  de  riches  demeures  remplacent 
les  anciennes  forteresses  seigneuriales,  espèces  de  tours  grossièrement 
bâties,  et  sans  autres  ouvertures  aux  étages  inférieurs  que  des  meurtrières, 
où  brillaient  souvent  les  canons  de  fusils. 

L'ancien  état  de  guerre  entre  les  tribus  et  les  familles  albanaises  tend  à 
disparaître  de  jour  en  jour.  Jadis  une  grande  cause  de  luttes  entre  les 
Albanais  de  diverses  races  provenait  de  la  différence  des  religions  et  c'est 
principalement  à  cause  de  cette  différence  que  les  Chkipélars  n'ont  pas 
réussi  jusqu'à  maintenant  à  reconquérir  leur  indépendance,  comme 
l'ont  fait  les  Serbes.  Les  clans  guerriers  des  montagnes,  mirdites,  souliotes, 
acrocérauniens,  plus  libres  que  les  Albanais  des  plaines,  qui  avaient  dû  se 
convertir  au  mahométisme,  étaient  restés  chrétiens  de  l'Eglise  romaine  ou 
de  l'Eglise  grecque  et  les  haines  religieuses  s'étaient  ajoutées  aux  rivalités 
des  tribus.  Entre  les  deux  cultes,  la  limite  est  à  peu  près  la  même  que  la 
ligne  de  séparation  entre  les  Guègues  et  les  Tosques  :  au  nord  du  Chkoumb 
vivent  les  Albanais  catholiques,  au  sud,  les  orthodoxes  grecs.  Egalement 
soumis  au  croissant,  grecs  et  latins  se  vengeaient  de  leur  servitude  com- 
mune en  se  haïssant  les  uns  les  autres. 

Mais  les  guerres  qui  ont  permis  à  la  Roumanie,  à  la  Serbie,  au  Monténé- 
gro, à  la  Bulgarie,  à  la  Roumélie  orientale,  de  se  constituer  en  Etats  indépen- 
dants ont  eu  pour  conséquence  de  montrer  aux  Ghkipétars  qu'ils  seraient  à 
jamais  perdus  comme  nation,  s'ils  ne  parvenaient  pas  à  oublier  leurs 
anciennes  haines  de  religions  et  de  races.  Craignant  de  voir  leur  patrie 
partagée  entre  Grecs,  Serbes  du  nord,  Monténégrins,  les  Albanais  musul- 
mans se  liguèrent  et  firent  appel  à  leurs  ennemis  d'hier,  les  catholiques, 
afin  que  le  Dieu  des  chrétiens  prêtât  le  serment  avec  Allah  !  «  Trois  fois 
maudit»,  proclama  la  diète  des  guerriers  assemblés  à  Prizrend,  «trois  fois 
maudit  soit  l'homme  qui  pense  à  ses  intérêts  quand  la  patrie  nous  appelle  ! 

i.  25 


194  NOUVELLE   GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

Décidons  que  dans  noire  ligne  il  n'y  a  plus  de  religions  et  que  nous  con- 
naissons seulement  des  Chkipétars.  »  Les  tribus  «  latines  »  des  Poulati, 
des  Malissores,  des  Ilolti ,  des  Clementi ,  des  Mirdites,  d'autres  encore, 
s'unirent  avec  les  musulmans  en  «  ligue  »  ou  kongra,  et  tous  les  guerriers 
prêtèrent  le  serment  solennel  de  suspendre  les  vengeances  privées  «  pour 
les  temps  éternels.  »  Le  croissant  fut  remplacé,  sur  les  drapeaux,  par  le 
lion  d'Albanie  rouge  sur  fond  d'or;  tous  s'engagèrent  à  payer  une  contribu- 
tion annuelle  de  12  francs  par  tète  de  guerrier  et  cet  impôt  volontaire  fut 
acquitté  d'avance.  Sans  porLcr  ce  nom,  leur  république  fédérale  était  consti- 
tuée :  les  tribus  devaient  être  absolument  autonomes  clans  leurs  affaires 
intérieures,  mais  en  face  de  l'étranger,  elles  ne  devaient  former  qu'une 
seule  nation.  Déjà  leur  armée,  composée  des  contingents  de  tous  les  clans, 
s'organisait  solidement  .  de  14  à  60  ans,  tous  les  hommes  valides  devaient 
leurs  bras  à  la  patrie1.  Néanmoins,  les  Chkipétars  n'ont  pas  été  assez  forts 
pour  garder,  au  nord  de  la  Boïana,  la  ville  d'Olgun,  —  en  italien  Dulcigno, 
f —  que  le  traité  de  Berlin  avait  donnée  au  Monténégro,  bien  que  cette  ville 
se  trouve  en  plein  territoire  albanais  et  que  la  guerre  des  Balkans  se  fût 
faite  au  t,om  du  «  principe  des  nationalités.  »  Les  habitants  résistèrent 
pendant  des  mois  entiers  aux  flottes  envoyées  par  les  gouvernements  d'Eu- 
rope, mais  le  moment  vint  où  ils  durent  émigrer  de  leur  ville  natale.  Mal- 
gré de  sanglants  combats,  ils  n'ont  pas  non  plus  réussi  à  maintenir  leur 
autonomie  contre  les  Turcs,  et  les  espérances  qu'ils  avaient  de  voir  l'Austro- 
Hongrie,  l'Angleterre,  l'Italie,  intervenir  en  leur  faveur  ne  se  sont  point 
réalisées.  Mais  quelle  que  soit  leur  destinée  politique  prochaine,  ils  n'en 
sont  pas  moins  arrivés  à  se  reconnaître  comme  frères,  indépendamment  des 
formes  religieuses,  des  institutions  féodales  et  des  intrigues  de  leur  gou- 
vernement :  on  peut  dire  que  de  nos  jours  seulement  le  moyen  âge  s'est 
terminé  pour  eux, 

Ainsi  les  Albanais  eux-mêmes  sont  entraînés  dans  le  mouvement  général 
de  progrès,  et  quand  ils  seront  entrés  en  relations  suivies  avec  les  autres 
peuples,  on  peut  espérer  à  bon  droit  qu'ils  auront  un  rôle  important,  car 
ils  se  distinguent,  en  général,  par  la  finesse  de  l'esprit  et  la  force  du 
caractère.  Les  montagnards  de  l'Albanie  ont  possédé  de  tout  temps  l'avan- 
tage d'avoir  un  littoral  maritime;  toutefois  ils  n'en  ont  guère  profité,  non 
seulement  à  cause  du  brigandage  et  du  manque  d'industrie,  mais  aussi  à 
cause  des  obstacles  que  leur  opposent  les  escarpements  de  leurs  montagnes, 
le  manque  de  ponts  et  de  routes,  les  fièvres  de  la  côte  et  les  envasements 

'  Spiiidion  Gopcevic,  Oberalbamen  und  saine  Liga. 


TYPES     ET     COSTUMES.    RICHES    ARXACTEi 

Dessin  de  P.  Frilel  d'après  une  photographie. 


LIGNE  ALBANAISE,   DURAZZO.  197 

continuels  de  leurs  rivages,  sans  cesse  agrandis  par  les  alluvions  de  leurs 
boueuses  rivières.  Si  grandes  que  soient  les  difficultés,  on  s'étonne  néan- 
moins de  voir  combien  faible  est  la  navigation  sur  les  côtes  de  l'Albanie. 
Epirotes  et  Guègues  ne  sont-ils  pas  de  la  môme  race  que  ces  corsaires 
hydriotes  qui,  lors  de  la  guerre  de  l'indépendance  hellénique,  ont  su  faire 
naître  de  l'Archipel  des  flotles  entières,  et  qui,  depuis,  sont  restés  les  pre- 
miers parmi  les  excellents  marins  de  la  Grèce?  Et  pourtant  les  ports  de  la 
côte  albanaise  n'ont  qu'un  tout  petit  commerce  de  détail,  desservi  pour  les 
deux  tiers  par  des  navires  de  Trieste  et  leurs  équipages  austro-dalmates  :  le 
total  des  échanges  de  la  côte  atteint  à  peine  vingt  millions  de  francs.  A 
l'exception  des  Acrocérauniens,  nul  Albanais  turc  ne  se  hasarde  sur  la 
mer  pour  la  pêche  ou  le  commerce.  Malgré  la  fécondité  naturelle  des  val- 
lées, les  articles  d'exportation  manquent  presque  complètement.  On  n'ex- 
ploite point  de  mines  en  Albanie,  et  l'agriculture  y  est  à  l'état  rudimen- 
taire.  En  Epire,  on  ne  connaît  guère  que  l'élève  des  moutons  et  des  chèvres. 
Chaque  famille  y  possède  en  moyenne  un  troupeau  d'une  quarantaine  de 
têtes. 

A  l'époque  romaine,  ces  contrées  étaient  également  fort  délaissées  ;  seu- 
lement une  cité  somptueuse,  Nicopolis,  bâtie  par  Auguste,  pour  rappeler 
le  souvenir  de  sa  victoire  d'Actium,  s'élevait  sur  un  promontoire  au  nord 
de  la  ville  actuelle  de  Prevesa  :  des  troupeaux  en  parcourent  maintenant  les 
ruines.  Les  Turcs  avaient  récemment  fortifié  Prevesa  pour  commander  l'en- 
trée du  golfe  d'Arta,  dont  le  littoral  appartient  maintenant  presque  en  en- 
tier au  royaume  de  Grèce.  Elle  est  entourée  d'une  vaste  forêt  d'oliviers, 
tandis  qu'au  nord,  Parga,  que  les  Anglais  livrèrent  jadis  aux  fureurs  d'Ali- 
Pacha,  est  surtout  la  ville  des  citronniers.  Parga,  voisine  de  Corfou,  en 
serait  une  dépendance  naturelle,  si  les  douanes  et  les  dissensions  politiques 
ne  l'empêchaient  pas  de  commercer  avec  la  cité  voisine.  Butrinto,  en  face  de 
Corfou,  n'est  qu'un  simple  débarcadère  pour  les  passagers.  Au  nord  du 
détroit  d'Otrante,  l'antique  cité  d'Epidamnos  ou  Dyracchium,  le  Durazzo 
des  Italiens,  le  Durres  des  Albanais,  avait  une  certaine  importance  comme 
lieu  de  débarquement  des  légions  romaines  et  comme  point  d'attache  de 
la  Via  Egnatia,  qui  traversait  de  l'est  à  l'ouest  toute  la  péninsule  thraco- 
hellénique  :  c'était  la  ville  qui  reliait  l'Orient  à  l'Italie;  des  masures  ac- 
tuelles de  Durazzo  sont  construites  avec  des  débris  de  la  cité  romaine'  et 
byzantine,  et  l'on  y  voit  encore  mainte  inscription  et  des  sculptures;  les 
églises  et  les  chapelle  sont  devenues  des  mosquées.  Autour  de  Durazzo  des 
tentes  de  Tziganes  campent  près  d'une  lagune  malsaine,  ancien  bras  de 
mer  séparé  maintenant  de  l'Adriatique  par  une  flèche  de  sable.  La  rade  de 


198  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

Durazzo  est  peu  fréquentée.  Il  est  possible  que,  dans  un  avenir  prochain, 
lorsque  la  Turquie  fera  de  nouveau  partie  dans  son  entier  du  monde  euro- 
péen, le  port  d'Avlona  ou  Valona  remplace  Dyracchium  dans  le  rôle  d'inter- 
médiaire entre  les  deux  pays  :  ce  serait,  relativement  à  Brindisi,  le  Calais 
de  ce  Douvres  italien;  de  nos  jours  c'est  là  que  vient  aboutir  le  télégraphe 
transadriatique.  Aussi  bien  située  que  Durazzo  comme  point  de  départ  d'un 
chemin  de  fer  transpéninsulaire,  Avlona  a  l'avantage  d'être  beaucoup  plus 
rapprochée  de  la  côte  d'Italie  et  d'avoir  un  port  sûr  et  profond,  parfaite- 
ment abrité  par  l'île  de  Suseno  et  la  «  languette  »  d'Acrocéraunie.  C'est  le 
chef-lieu  de  la  tribu  des  Liapes  ou  Arberi,  jadis  les  plus  redoutés  des  Alba- 
nais parmi  les  soudards  qui  allaient  guerroyer  au  service  du  plus  offrant. 
Sur  la  rive  septentrionale  de  l'Albanie,  la  rade  de  Saint-Jean  (San  Giovanni) 
de  Medua,  est  visitée  par  quelques  embarcations  de  cabotage  qui  portent  du 
sel  et  quelques  denrées  coloniales,  en  échange  de  sumac  et  de  maïs.  Medua 
est  le  port  de  Les  (Alessio  ou  Alexandrie),  bourg  dominé  par  une  superbe 
citadelle  et  par  un  mont  de  407  mètres  de  hauteur,  que  couronne  un  vieux 
monastère  :  c'est  là  que  descendent  les  guerriers  mirdites  pour  échanger  des 
laines  et  de  la  chair  de  mouton  contre  les  marchandises  d'Europe. 

En  attendant  qu'une  ville  de  commerce  s'établisse  sur  la  côte  et  remplace 
les  misérables  «  échelles  »,  auxquelles  on  donne  le  nom  de  ports,  le 
mouvement  des  échanges  se  concentre  dans  quelques  villes  de  l'intérieur. 
La  plus  considérable  est  Prizrend,  située  sur  le  torrent  de  Maritsa,  tri- 
butaire du  Drin ,  à  l'insu  d'une  cluse  de  montagnes,  mais  à  l'extrémité 
méridionale  de  la  plaine  très  fertile  de  Metoya,  par  laquelle  on  peut 
rejoindre  sans  peine  la  vallée  de  Vardar  et  la  grande  route  d'Autriche  à 
Salonique.  Prizrend  est  une  ville  de  marchés  pour  tous  les  hauts  Albanais, 
et  ses  grands,  enrichis  par  le  commerce,  se  vantent  de  la  magnificence  de 
leurs  costumes  et  de  la  beauté  de  leurs  armes.  Au  nord-ouest  de  Prizrend, 
les  villes  de  Diakova,  Ipek,  Goussinye,  toutes  situées  en  d'âpres  régions 
de  montagnes,  sont  les  chefs-lieux  naturels  des  tribus  les  plus  guerrières  de 
la  Haute  Albanie  et  c'est  là  que  la  ligne  des  Chkipétars  avait  son  plus  so- 
lide point  d'appui.  A  l'est  du  bassin  du  Drin,  dont  les  eaux  serpentent 
dans  les  plaines  de  la  Metoya,  s'étend  une  autre  plaine,  le  fameux  Kossovo- 
polie  ou  «  Champ-des-Merles  »  où  la  puissance  serbe  succomba  en  1589. 
Les  Turcs  possèdent  encore  ce  lieu  de  victoire  et  le  tombeau  de  Mourad  Ier 
qui  périt  dans  son  triomphe.  La  ville  de  Pristina,  située  à  l'est  du  Champ- 
des-Merles,  près  de  la  frontière  serbe,  commande  cette  magnifique  plaine, 
où  doivent  nécessairement  s'opérer  les  échanges  entre  la  Macédoine  et  la 
Bosnie,  entre  les  Serbes  et  les  Albanais. 


DURAZZO,    PRIZREND,   ELBASSAN. 


199 


Dans  la  région  voisine  de  la  mer,  mais  déjà  montueuse,  la  pittoresque 
Krouya  ou  «  ville  des  Fontaines  »,  située  sur  la  pente  des  rochers  d'Ak  his- 
sar  ou  de  la  «  Blanche  Citadelle  »  qui  résista  jadis  à  de  grandes  armées  ; 
Tirana,  la  «  ville  la  plus  belle  et  la  mieux  située  de  la  Haute  Albanie  »  ; 
Elbassan,  l'antique  Albanon,  dont  le  nom  se  confond  avec  celui  du  pays 
lui-même;  Berat  ou  Beligrad,  la  «  Ville  Blanche  »,  ont  aussi  quelque  impor- 
tance. Enfin,  Koritza  (Goritsa),  au  sud  du  lac  d'Okrida,  est  également  un 


—   IÎKG10N  DES  LACS  ALBANAIS. 


20°  40' 


E   de   G 


81°  20' 


C  Perron 


Echelle   1       780  000 


-I 
20  kil. 


lieu  de  trafic  assez  fréquenté,  grâce  à  sa  position  sur  le  seuil  de  passage 
entre  le  versant  de  la  mer  Adriatique  et  celui  de  la  mer  Egée.  Plus  au  sud, 
Kastoria  n'a  guère  que  sa  situation  pittoresque  sur  l'isthme  de  sa  roche 
insulaire.  A  la  base  orientale  dès  massifs  albanais,  les  villes  appartien- 
nent déjà  à  demi  au  monde  bulgare  par  l'origine  de  leur  population. 
L'une  d'elles,  Kalkandele,  est  déjà  située  dans  le  haut  bassin  du  Vardar,  que 


200  NOUVELLE   GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

le  haut  massif  du  Skhar  sépare  de  Prizrend  et  de  la  vallée  du  Drin.  Plus  à 
l'est,    Skoplie,  l'Uskiub  des  Turcs,  et    Kiôprili    ont  les  avantages  com- 
merciaux que  leur  donne  leur  position  sur  le  chemin  de  fer  de  Salonique. 
Krouchevo,  Prilip  et  la  grande  ville  de  Monastir  sont  en  dehors  de  cette 
grande  voie  de  commerce.  Monastir  ou  Bitolia,une  des  villes  les  plus  impor- 
tantes de  la  Péninsule  par  ses  foires,  où  se  pressent  des  marchands  de  toute 
race,  occupe  le  fond  d'un  bassin  que  le  géologue  Grisebach  compare  à  un  de 
ces  énormes  cratères  découverts  par  le  télescope  à  la  surface  de  la  lune. 
De  même  que  Prizrend,  Skodra  et  Yanina  (Yoanina)  occupent,  au  débouché 
des  montagnes,  des  sites  où  devaient  s'agglomérer  les  populations  à  cause 
des  avantages  naturels  qui  s'y  trouvent  réunis.  De  ces  deux  cités,  la  plus 
pittoresque  est  la  ville  d'Épire,  assise  au  bord  de  son  beau  lac,  en  face  des 
masses  un  peu  lourdes  du  Pinde,  mais  en  vue  des  montagnes  de  la  Grèce, 
«  au  gris  lumineux,   brillant  comme  un  tissu  de  soie.  »  Du  temps  d'Ali- 
Pacha,  Yanina,  devenue  capitale  d'empire,  était  aussi  beaucoup  plus  popu- 
leuse que  Skodra.  Celle-ci,  souvent  désignée  du  nom  de  Scutari  (Iskenderye), 
a  maintenant  repris  le  dessus.  Elle  est  admirablement  située  à  2  kilomètres 
au  sud  de  l'extrémité  méridionale  du  lac  de  son  nom,  à  l'endroit  précis  où, 
des  contrées  du  Danube  et  des  bords  de  la  mer  Egée,  convergent  les  routes 
de  la  basse  vallée  du  Drin  et  du  golfe  Adriatique.  Skodra,   la  première 
cité  de  l'Orient  que  l'on  rencontre  en  venant  d'Italie,  paraît  d'abord  assez 
bizarre  avec  ses  nombreux  jardins,  entourés  de  murs  élevés,   ses  rues  dé- 
sertes, le  désordre  de  ses  constructions.  Le  voyageur  se  demande  encore  où 
se  trouve  la  ville,  lorsqu'il  a  déjà  depuis  longtemps  pénétré  dans  l'enceinte. 
Mais  qu'il  monte  sur  la  butte  calcaire  qui  porte  l'ancien  château  de  Piosafa, 
récemment  ruinée  par  l'explosion  d'une  poudrière,  et   le  plus  admirable 
panorama  se  déroulera  sous  son  regard.  Les  dômes  de  Skodra,   ses  vingt 
minarets,  la  riche  verdure  de  sa  plaine  çà  et  Là  marécageuse,  son  amphi- 
théâtre de  montagnes  étrangement  découpées,  son  lac  étincelant  nu  soleil  et 
les  eaux  sinueuses  du  Drin  et  de  la  Boïana  forment  un  spectacle  d'une  rare 
magnificence.  La  mer,  quoique  peu  éloignée,  manque  pourtant  à  ce  tableau  *. 

1  Villes  principales  de  l'Albanie  et  de  l'Épire  grecque,  avec  leur  population  approximative  : 
Prizrend. 46,000  hab.      I    Uerat 12  000  hab. 


Monastir  (Bitolia) 40,000 

Skodra. 50,000 

Yanina  (Joanina,  Janina).    .    .  25,000 

Skoplie  (Uskiub) 25,000 

Diakova,    .......        .    .  25,000 

Kalkandele 22,000 

Jpck.   . 20,000 

Elbassan. 42,000 


Pristina .  11,000  » 

Tirana 10,000  » 

Goritza  (Koritza) 10,<i00  » 

Prevesa 7,000  » 

Avions 6,000  » 

Krouya 6,000  » 

Les  (Alessio) 2,000  » 

Durazzo 1,200  » 


ROUMÉLIE    ORIENTALE.  201 


LE    DESPOTO-DAGIF     ET     LA.     ROUMÉLIE     ORIENTALE. 

En  vertu  du  traité  de  Berlin,  une  partie  de  la  Turquie,  située  au  sud  de 
la  principale  chaîne  des  Balkans  et  comprenant  tout  le  haut  bassin  de  la 
Maritsa,  celui  delà  Toundja  et  quelques  vallées  tributaires  du  golfe  deBour- 
gas,  a  été  constituée  en  une  principauté  distincte,  dont  la  situation  politique 
n'est  pas  encore  définitivement  fixée.  Tributaire  et  vassale  de  la  Porte,  elle 
se  trouve  cependant  sous  la  protection  réelle  des  puissances  d'Europe,  et 
récemment,  avant  que  la  Bulgarie  du  nord,  soumise  au  gouvernement 
absolu,  fût  devenue  une  simple  province  russe,  la  plupart  des  habitants  de 
la  Roumélie,  Bulgares  en.  grande  majorité,  considéraient  leur  petit  État 
comme  devant  se  rattacher  prochainement  à  la  principauté  plus  vaste  et 
plus  peuplée  de  la  Bulgarie,  dont  elle  n'est  séparée,  au  nord  que  par  la 
crête  des  Balkans  et,  à  l'ouest,  par  un  tracé  conventionnel  et  par  un  faîte 
peu  élevé  entre  les  bassins  de  la  Maritsa  et  celui  de  l'Isker.  Au  point  de 
vue  ethnologique,  de  même  qu'au  point  de  vue  géographique,  la  Roumélie 
orientale  n'a  point  d'unité  :  pour  la  race,  elle  appartient  au  même  groupe 
que  la  Bulgarie  du  nord,  tandis  que  pour  le  climat  et  la  pente  générale 
du  sol,  elle  fait  partie  de  la  Thrace  proprement  dite1. 

La  Roumélie  orientale  est  de  trop  faible  étendue  pour  qu'il  s'y  trouve  des 
chaînes  de  montagnes  ;  elle  ne  possède  que  de  simples  versants,  au  nord 
celui  du  Balkan,  au  sud-ouest  celui  du  Despoto-dagh.  Cependant  plusieurs 
chaînons  parallèles  au  grand  Balkan  forment  au  nord  du  pays  une  suite  de 
longues  vallées  serpentines,  abondamment  arrosées  et  d'une  admirable  fer- 
tilité. Ces  chaînons  distincts,  sorte  de  rempart  extérieur  longeant  à  dis- 
tance la  grande  muraille  du  Balkan,  sont  désormais  désignés  sur  les  cartes 
par  leurs  noms  bulgares,  SrednaGora  ou  «  Montagne  du  Milieu,  »  et  Tserna 
Gora  ou  «  Montagne  Noire  ».  A  l'est,  les  petits  massifs  du  Vodo  Balkan  et 
du  Rutchuk  Balkan  appartiennent  aussi  à  celte  série  de  monts  avancés  du 
Balkan;  les  plus  hautes  croupes,  celles  de  la  Sredna  Gora,  ne  dépassent 
pas  1300  mètres. 

1  Superficie  de   la  Roumélie  Orientale.  Population   probable.  Population  kiloraé'rique 

55,587  kilomètres  carrés.  820,000    habitants.  25  habitants. 

20 


202  NOUVELLE   GÉOGRAPHIE    UNIVERSELLE. 

Au  sud  ouest  de  la  Roumélie  Orientale,  les  montagnes  sont  plus  élevées. 
Le  pays  montueux  du  Rubdjuz,  découpé  en  de  nombreuses  vallées,  forme 
le  boulevard  avancé  du  Karakolas-dagh  et  va  se  rattacher  à  l'ouest  au  massif 
du  Karlouk-Balkan,  qui  dépasse  l'altitude  de  2000  mètres,  et  au  Despoto- 
dagh,  dont  quelques  cimes  sont  plus  limites  encore.  Cette  chaîne,  qui 
sépare  le  bassin  de  In  Maritsa  de  celui  de  la  Mesta,  la  Roumélie  Orientale 
de  la  Macédoine  restée  turque,  est  l'arête  principale  de  l'ancien  Rhodope. 
Les  sommets  en  sont  revêtus  d'une  belle  végétation  de  sapins,  de  mélèzes,  de 
hêtres,  s'étalant  en  forêts,  retraites  des  ours  ou  des  chamois,  ou  se  dissé- 
minant en  bosquets  entremêlés  de  cultures  ;  dans  les  vallons,  des  prairies, 
des  vignobles  et  des  groupes  de  chênes  entourent  les  villages.  De  nombreux 
couvents,  aux  dômes  pittoresques,  sont  épars  sur  les  pentes  :  de  là  le  nom 
turc  de  Despoto-dagh  ou  de  «  mont  des  Curés  »,  sous  lequel  on  désigne 
généralement  le  Rhodope. 

Dans  la  contrée  qui  a  pris  le  nom  de  Roumélie  Orientale,  l'élément  turc 
n'a  pas  encore  perdu  toute  importance  ;  mais  les  massacres,  l'exil  volon- 
taire, les  conversions  forcées  ont  fait  disparaître  en  partie  cet  élément  de 
population.  Les  Hellènes,  qui  naguère  prétendaient  au  gouvernement  du 
pays,  sont  encore  assez  nombreux1.  On  en  voit  dans  chaque  village  un 
ou  deux,  qui  vivent  de  négoce  et  pratiquent  tous  les  métiers  :  ce  sont 
les  hommes  indispensables;  ils  savent  tout  faire,  sont  prêts  à  tout, 
mettent  toutes  les  affaires  en  train,  animent  toute  la  population  de 
leur  esprit.  Solidaires  les  uns  des  autres  et  formant  dans  le  pays  une 
grande  franc-maçonnerie,  toujours  curieux  de  savoir,  ils  ne  manquent 
jamais  d'acquérir  une  influence  bien  supérieure  à  leur  importance  nu- 
mérique: à  peine  sont-ils  deux  ou  trois,  qu'ils  s'attribuent  déjà  le  rôle 
d'une  petite  communauté.  D'ailleurs  ils  forment  aussi  çà  et  là  quelques 
groupes  considérables  au  milieu  des  Bulgares ,  surtout  à  Philippopoli 
et  à  Bazardjik  ;  dans  une  vallée  du  Rhodope,  ils  possèdent  à  eux  seuls 
une  ville  assez  populeuse,  Stenimakho;  Turcs  ni  Bulgares  n'ont  pu  s'y 
établir.  Les  vestiges  d'édifices  antiques  et  le  dialecte  spécial  des  habitants, 
qui  contient  plus  de  deux  cents  mots  d'origine  hellénique  et  cependant 
inconnus  au  romaïque  moderne,  prouvent  bien  que,  depuis  plus  de 
vingt  siècles  au  moins,  Stenimakho  est  une  cité  grecque  ;  jugeant  d'après 

1  Population  de  li  Roumélie  Orientale,  par  races,  en  1880 

Rulgares  et  autres  habitants  de  langue  slave.    .....,.,..    610,000  hab. 

Turcs.    ... 170,000     » 

Grecs.    .    .    .    ..  ,    . 40,000     » 


ROUMÉLIE   ORIENTALEJ  :       '    '.'.  203 

une  inscription  en  mauvais  état,  Dumont  pense  que  ce  serait  une  colonie 
de  l'Eubée. 

Les  habitants  du  Rubdjuz,  au  sud  de  Philippopoli,  sont  dès  musulmans 
classés  au  nombre  des  Bulgares  à  cause  de  leur  idiome  slave.  On  les  connaît 
sôus  le  nom  de  Pomari  ou  Pomaker.  Grands,  bruns  de  chevelure,  pleins 
d'élan  et  de  gaieté,  enthousiastes  et  poètes,  ils  sont  considérés  par  les  his- 
toriens de  la  Péninsule  comme  les  descendants  des  anciens  Thraces.  Récem- 
ment la  découverte  de  leur  riche  trésor  de  chants  populaires  a  dirigé  sur 
eux  l'attention  de  tous  les  hommes  d'étude1.  Ces  chants,  sobres  de  langue, 
mais  passionnés  et  véhéments,  ont  un  caractère  d'originalité  remarquable  ; 
ils  ne  ressemblent  nullement  à  ceux  des  Bulgares  et  l'on  peut  même  y 
retrouver  les  vestiges  d'une  mythologie  antérieure  au  christianisme  :  plu- 
sieurs historiens  ne  craignent  pas  de  voir  en  eux  un  héritage  des  temps 
orphiques  et  c'est  le  personnage  d'Orphée  qu'ils  retrouvent  dans  l'Orfen  ou 
Ourfen  de  ces  chants,  roi  magicien  qui  fait  pleurer  les  arbres  et  les  pierres, 
force  les  oiseaux  à  s'arrêter  dans  l'air  pour  l'écouter,  pétrifie  les  hommes 
par  la  puissance  de  la  musique.  Quelques  mots  et  diverses  tournures  qui 
subsistent  dans  ces  chants  ne  peuvent  s'expliquer  ni  parle  grec,  ni  par 
l'albanais,  ni  par  les  langues  slaves  :  on  y  voit  des  restes  de  l'ancien 
idiome  thrace. 

La  région  la  plus  peuplée  de  la  principauté  est  naturellement  la  vallée 
fertile  de  la  Maritsa  (Marica),  que  suit  le  chemin  de  fer  menant  à  Constan- 
tinople.  La  première  ville  importante  de  la  haute  vallée  est  celle  qui  avait 
mérité  des  Turcs  le  nom  de  Bazardjik  ou  «  Marché  »  et  que  l'on  désigne 
improprement  par  l'appellation  de  Tatar-Bazardjik,  quoiqu'il  n'y  ait  point  de 
Tartares.  Plus  bas,  dans  la  vallée,  vient  la  capitale  du  pays,  la  belle  Phi- 
lippopoli,  la  Félibe  des  Turcs,  dominée  par  une  «  triple  montagne  ».  C'est 
dans  cette  ville  que  viennent  converger  les  routes  du  Rhodope,  celle  de 
Stenimakho  et  le  chemin  qui  se  dirige  au  nord  vers  les  bourgs  indus- 
triels de  Karlovo  et  de  Kalofer  et  vers  la  Bulgarie  proprement  dite.  Entre 
Philippopoli  et  Andrinople,  les  deux  villes  les  plus  importantes,  quoique 
situées  loin  du  chemin  de  fer,  sont  Tchirpan,  au  nord  de  la  Maritsa  et 
Kaskiôj,  au  sud  de  la  même  rivière.  Les  contrées  de  la  Roumélie  Orientale 
les  plus  riches  par  leurs  cultures  sont  celles  de  la  base  méridionale  des 
Balkans  de  Chipka.  L'admirable  plaine  de  Kazànlik  (Kezanlik)  est  célèbre  dans 
tout  l'orient,  la  ville  elle-même  est  entourée  de  noyers  magnifiques  et  de 


1  Etienne  Verkovic,le  Veda  Slave  ;  —  Auguste  Dozon,  les  Chants  populaires  bulgares  ;  —  FJigier, 
Ethnolocjische  Enideckungen  îrri  Rhodope-Gebirge. 


204 


NOUVELLE   GEOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 


champs  de  rosiers  d'où  l'on  extrait  l'essence  précieuse,  objet  d'un  commerce 
considérable  en  Turquie.  Plus  au  sud,  Eski  Zagra  (Eski  Zara)  produit  les  meil- 
leures soies  et  le  plus  excellent  froment  de  la  Péninsule,  celui  qu'on  emploie 
toujours  pour  préparer  le  pain  et  les  gâteaux  servis  sur  la  table  du  sultan. 
Slivno  (Sliven),  située  également  à  la  base  du  Balkan,  sur  un  petit  affluent 
de  la  Toundja,  est  une  ville  fort  industrieuse,  célèbre  par  ses  foires,  mais 
elle  n'a  pas  de  communications  faciles  avec  les  autres  cités  de  la  Péninsule, 
tandis  que  Iamboli,  au  sud-est,  sur  la  Toundja,  est  reliée  par  un  chemin  de 
fer  à  Andrinople  et  au  reste  de  la  Turquie.   Karnabad,  Aïdos  sont  aussi 

N°  51.    —  LE    BALKAN  DE  CHIPKA  ET    LA   PLAINE  DE    KEZANLIK- 


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°30' 


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25° 


25°  30 


Perron 


E -belle  1  :  923000 


des  villes  de  quelque  importance  dans  le  voisinage  de  la  mer.  Le  port  le 
plus  animé  de  la  contrée  est  Bourgas,  le  Pyrgos  des  Grecs  rouméliotes, 
situé  sur  une  péninsule  entre  un  lac  et  un  golfe;  de  bons  mouillages 
découpent  la  côte  environnanle.  Au  nord  du  golfe  de  Bourgas,  qui  forme 
la  partie  la  plus  occidentale  de  la  mer  Noire,  se  succèdent  trois  caps  de 
forme  triangulaire,  dont  les  deux  premiers,  ceux  d'Ahiolu  et  de  Misivri, 
se  terminent  en  mer  par  une  flèche  de  sable  rattachant  un  îlot  à  la 
grande  terre.  Chacun  de  ces  îlots  était  une  forteresse  naturelle  que  l'on 
utilisa  pour  y  construire  une  villle,  et  celle  du  nord,  Misivri,  est  l'antique 


KARALIK,    ESKI   ZAGRA,   BALKANS.  205 

et  glorieuse  Mesembria,  encore  dominée  par  les  ruines  de  ses  monuments 
byzantins1. 

La  Roumélie  Orientale  ou  YAvtonomia,  ainsi  que  les  habitants  ont 
l'habitude  de  nommer  leur  patrie  «  autonome  »,  est  administrée  par  un 
gouverneur  général  que  le  sultan  nomme  pour  cinq  années  et  par  une 
assemblée  provinciale  que  les  habitants  envoient  siéger  dans  la  capitale.  La 
contrée  est  divisée  en  6  départements,  Philippopol,  Tatar-Bazardjik,  Haskiôj, 
Eski  Zagra,  Slivcn  et  Bourgas,  subdivisés  eux-mêmes  en  28  cantons.  Les 
rois  langues,  bulgare,  turque,  grecque,  sont  les  idiomes  officiels  et  les 
hommes  de  toute  race  sont  également  admissibles  aux  emplois. 

En  1881,  le  budget  de  la  Roumélie  Orientale  était  d'environ  16  millions 
de  francs  et  l'armée,  commandée  par  des  officiers  étrangers,  s'élevait  à 
5500  hommes,  appartenant  aux  Irois  nations  du  pays;  en  oulre,  des 
«  gymnastes  »  armés,  au  nombre  de  56000  individus,  pouvaient  être  con- 
sidérés comme  formant  une  milice  régulière,  et  plusieurs  fois  déjà  leurs 
compagnies  ont  répondu  à  l'appel  du  gouvernement. 


VI 


LES  BALKANS  ET  LA  BULGARIE. 


L'intervention  de  la  Russie,  en  1879,  dans  les  affaires  de  la  pénin- 
sule thraco-hellénique  eut  pour  résultat  principal  la  constitution  de  l'État 
indépendant  de  la  Bulgarie  qui,  pour  l'étendue  et  la  population,  est  loin 
d'être  le  dernier  d'Europe.  D'ailleurs,  les  patriotes  bulgares  considèrent  leur 
principauté  comme  étant  encore  en  voie  de  formation;  non  seulement  ils 
espèrent  que  la  Roumélie  Orientale  s'annexera  tôt  ou  tard  à  la  Bulgarie  du 
nord,  ils  revendiquent  en  outre,  comme  devant  leur  revenir,  en  vertu  du 
droit  des  nationalités,  tout  le  territoire  de  population  bulgare  qui  s'étend 
au  sud  dans  la  vallée  du  Vardar,  jusque  dans  le  voisinage  de  Salonique  ou 

1  Villes  principales  de  la  Roumélie  Orientale,  avec  leur  population  approximative  : 

Philippopoh  (Felibe).    ....     50,000  hab.     ,   Tchirpan 12,000  hab. 

Slivo(Sliven).    .    .' 22,000     » 

Eski  Zagra  (Eski  Zara) 48,000     » 

Tatar-Bazardjik .     15,000     » 

askiôj.    ...     ......     12,000     »        1  Bourgas 5,500 


Kazanlik ...     10,000     » 

Stenimakbo 10,000     » 

Yamboli 10,000     > 


2C0 


NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 


même  jusqu'à  ce  port,  convoité  aussi  par  les  Albanais,  les  Grecs,  les. 
Autrichiens.  Comme  pour  prendre  pied  déjà  sur  le  territoire  macédonien, 
la  principauté  bulgare  s'est  emparé,  au  sud  de  la  Serbie,  des  versants 
méridionaux  des  Balkans  et  de  tout  le  haut  bassin  du  Strymon1. 

Le  plateau  central  de  la  Péninsule,  que  dominent  à  l'ouest  les  hautes 
cimes  du  Skhar,  est  une  des  régions  les  moins  étudiées  de  la  Péninsule,  bien 
que  ce  soit  précisément  la  contrée  où  viennent  se  croiser  les  routes  diago- 


N-    2t.    VITOCH  ET   MASSIFS  ENVIRONNANTS. 


d' après  Ferdinand  vutiScchstett 


Echelledei:  iob8ooo 
°  p        1,0  zo  Kil 


nales  de  Thrace  en  Bosnie  et  de  la  Macédoine  au  Danube.  Ce  plateau  de  la 
Mésie  supérieure,  ainsi  désigné  par  les  géographes  à  défaut  d'un  nom  local, 
est  une  vaste  table  granitique,  d'une  élévation  moyenne  de  six  cents  mètres; 
plusieurs  planinas  ou  chaînes  de  montagnes,  d'un  effet  peu  grandiose  à' 
cause  de  la  hauteur  du  piédestal  qui  les  porte,  en  accidentent  la  surface; 
çà  et  là  se  dressent  quelques  coupoles  de  trachyte,  restes  d'anciens  volcans. 
Jadis  de  nombreux  lacs  emplissaient  toutes  les  dépressions  du  plateau.  Ils 
ont  été  graduellement  comblés  par  les  alluvions  où  vidés  par  les  rivières 


1  Bulgarie,  en  1880  : 

Superficie,  63,863  kilomètres  carrés. 


1,965,500  habitants. 


51  par  kilomètre  carré. 


BALKANS.  207 

qui  en  traversent  le  bassin,  maison  en  reconnaît  encore  parfaitement  les 
contours.  Parmi  ces  fonds  lacustres,  transformés  en  fertiles  campagnes,  il 
faut  citer  surtout  les  plaines  de  Sofia  et  d'Ichtiman. 

Le  groupe  superbe  des  montagnes  syénitiques  et  porphyriques  de  Vitoch 
(Vitos)  forme  le  bastion  oriental  du  plateau  de  la  Mésie.  C'est  immédiate- 
ment cà  l'est  que  s'ouvre  la  profonde  vallée  de  la  rivière  Isker,  qui,  plus  bas, 
traverse  le  bassin  de  Sofia  et  perce  toute  l'épaisseur  des  Balkans  granitiques 
pour  aller  se  jeter  dans  le  Danube.  Naguère  encore  on  croyait  que  le  Vid, 
autre  tributaire  du  grand  fleuve,  passait  également  d'outre  en  outre  à  tra- 
vers les  Balkans,  et  sur  la  plupart  des  cartes  cette  percée  imaginaire  était 
soigneusement  figurée;  mais,  ainsi  que  le  voyageur  Lejean  l'a  constaté  le  pre- 
mier, le  Vid  prend  tout  simplement  sa  source  sur  le  versant  danubien  des 
monts.  La  haute  vallée  de  l'Isker  et  le  bassin  de  Sofia  peuvent  être  consi- 
dérés comme  le  véritable  centre  géographique  de  la  péninsule  thraco-hellé- 
nique.  Sofia  est  précisément  le  point  où  convergent,  par  les  passages  les 
plus  faciles,  le  chemin  du  bas  Danube  par  la  vallée  de  l'Isker,  celui  de  la  Ser- 
bie par  la  Morava,  ceux  de  la  Thrace  et  de  la  Macédoine  par  la  Maritsa  et 
le  Strymon.  On  a  prétendu  que  le  premier  Constantin,  frappé  des  grands 
avantages  que  présentait  Sardica,  la  Sofia  de  nos  jours,  se  demanda  s'il 
n'y  transférerait  pas  le  siège  de  son  empire.  D'ailleurs,  il  n'a  point  été 
trouvé  de  trace  de  cette  idée  de  Constantin  dans  les  textes  authentiques. 

Les  Turcs  ont  donné  le  nom  de  Balkans  à  toutes  les  chaînes  et  à  tous  les 
massifs  de  la  Péninsule,  quelles  que  soient  leur  forme  et  leur  direction  ; 
mais  les  géographes  ont  pris  l'habitude  de  n'appliquer  ce  nom  qu'à  l'IIémus 
des  anciens.  Ce  rempart  de  hauteurs  commence  à  l'est  du  bassin  de  Sofia. 
Il  ne  constitue  point  une  chaîne  de  montagnes  dans  le  sens  ordinaire  du 
mot  ;  il  forme  plutôt  une  espèce  de  haute  terrasse  doucement  inclinée,  ou 
s'abaissant  par  gradins  vers  les  plaines  danubiennes,  tandis  que  sur  le 
versant  méridional  il  présente  une  déclivité  rapide  :  on  dirait  que  de 
ce  côté  le  plateau  s'est  effondré.  Les  Balkans  n'offrent  donc  l'apparence 
d'une  chaîne  que  sur  une  seule  de  leurs  faces.  D'ailleurs,  même  vu  des 
plaines  et  des  anciens  bassins  lacustres  qui  s'étendent  au  sud,  le  profil  de 
leurs  crêtes  paraît  très-faiblement  ondulé  ;  on  n'y  remarque  point  de  brusques 
saillies  ni  de  pyramides  rocailleuses  ;  les  cimes  se  développent  en  croupes 
allongées  sur  tout  l'horizon  du  nord.  Les  monts  porphyriques  de  Tchatal, 
qui  se  dressent  au  sud  de  la  chaîne  principale,  entre  Kezanlik  et  Sliven  ou 
Slivno,  font  seuls  exception  à  celte  douceur  de  contours  ;  quoique  inférieurs 
en  élévation  aux  sommets  des  Balkans,  ils  étonnent  par  leurs  parois  abruptes, 
leurs  crêtes  déchiquetées,  leur  chaos  de  rochers  amoncelés.  Le  contraste 


208  NOUVELLE   GEOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

est  grand  entre  ce  puissant  massif  de  roches  éruptives  et  les  coteaux  de 
marnes  calcaires  qui  se  groupent  à  l'entour. 

L'uniformité  des  pentes  septentrionales  du  Balkan  est  telle,  qu'en  maints 
endroits  on  peut  s'élever  jusqu'à  la  croupe  la  plus  haute  sans  avoir  encore 
vu  les  montagnes.  Lorsque  l'Hémus  sera  déboisé,  si,  par  malheur,  les  popu- 
lations ont  l'inintelligence  de  couper  les  forêts  des  hauteurs,  ses  pentes  et 
ses  ondulations  perdront  singulièrement  de  leur  charme;  mais,  avec  la 
parure  de  végétation  qui  l'embellit  encore,  le  haut  Balkan  est  parmi  les 
contrées  les  plus  gracieuses  de  la  Turquie.  Des  eaux  courantes  ruissellent 
dans  tous  les  vallons,  au  milieu  de  pâturages  aussi  verts  que  ceux  des  Alpes; 
les  villages,  assez  nombreux,  sont  ombragés  par  les  hêtres  et  les  chênes; 
l'aspect  des  monts  est  partout  souriant;  ainsi  que  le  dit  un  voyageur,  la 
nature  est  un  véritable  «  paradis  ».  En  revanche,  les  plaines  qui  s'étendent 
vers  le  Danube  sont  nues  ;  il  en  est  où  l'on  ne  voit  pas  un  arbre.  Manquant 
de  bois  de  chauffage,  n'ayant  pour  tout  combustible  que  de  la  bouse  de 
vache  séchée  au  soleil,  les  indigènes  sont  obligés  de  se  creuser  des  tanières 
dans  le  sol,  afin  de  passer  plus  chaudement  l'hiver. 

Du  bassin  de  Sofia  à  celui  de  Slivcn,  le  noyau  des  Balkans  est  formé  de 
roches  granitiques,  mais  les  diverses  terrasses  en  gradins  qui  vont  en 
s'abaissant  vers  le  Danube  offrent  toute  une  série  d'étages  géologiques, 
depuis  les  terrains  de  transition  jusqu'aux  formations  quaternaires.  Les 
diverses  roches  de  l'époque  crétacée  sont  celles  qui  occupent  le  plus  de 
argeur  dans  cette  région  de  la  Bulgarie;  ce  sont  également  celles  que  les 
rivières  descendues  des  Balkans  découpent  de  la  manière  la  plus  pitto- 
resque en  cirques  et  en  défilés.  D'anciennes  forteresses  gardent  les  passages 
de  toutes  ces  vallées,  et  des  villes  sont  assises  à  leur  débouché  dans  la 
plaine.  Tirnova,  l'antique  cité  des  tsars  de  Bulgarie,  qui  dispute  main- 
tenant le  titre  de  capitale  d'État  à  Sofia  et  à  Sistov,  est  la  plus  remarquable 
de  ces  vieilles  citadelles  de  défense  entre  la  plaine  et  la  montagne.  À  son 
issue  des  Balkans,  la  Iantra  se  déroule,  comme  un  ruban  qui  flotte,  en  sept 
méandres  ployés  et  reployés,  au-dessus  desquels  s'élèvent  de  hautes  falaises 
en  amphithéâtre  et  deux  îles  de  rochers,  jadis  hérissées  de  murailles  et  de 
tours.  Les  maisons  de  la  ville  recouvrent  les  talus  et  s'allongent  en  fau- 
bourgs à  la  base  des  rochers  abrupts. 

Sur  le  versant  septentrional  des  Balkans,  on  remarque  un  singulier  pa- 
rallélisme entre  tous  les  accidents  du  sol  ;  croupes  des  grandes  montagnes, 
cimes  des  chaînons  secondaires,  limites  des  formations  géologiques,  lignes 
de  failles  où  se  produisent  les  méandres  des  rivières,  enfin  le  cours  du 
Danube  lui-même  affectent  la  même  direction  régulière  de  l'ouest  à  l'est. 


BALKANS. 


209 


Par  suite,  chacune  des  vallées  parallèles  qui  descendent  des  Balkans  offre 
à  peu  près  mêmes  gorges,  mêmes  bassins,  mêmes  séries  de  méandres;  les 
populations  y  sont  distribuées  de  la  même  manière;  les  villes  et  les  villages 
y  occupent  des  positions  analogues.  La  vallée  du  Lom  présente  seule  une 
exception  remarquable  :  elle  débouche  dans  celle  du  Danube  à  Roustchouk, 
après  avoir  coulé  du  sud-est  au  nord-ouest.  Les  vergers,  les  charmants 
jardins  de  ses  bords  sont  limités  des  deux  côtés  par  des  parois  calcaires 
d'une  trentaine  de  mètres  de  hauteur  moyenne,  dont  la  blancheur  éblouit 


>'      55.   EMINE-BALKAN    ET    GOLFE   DE    BOURG  AS. 


D'après  divers  documents 


Q.  Perron 


à  travers  la  verdure.  La  dépression  dans  laquelle  coule  le  Lom  fait  partie 
d'un  sillon  transversal  où  serpente  la  rivière  de  Kamtchik,  sur  le  versant  de 
la  mer  Noire.  Parallèlement  à  ce  cours  d'eau,  le  Dcvno,  qui  se  jette  dans  un 
ancien  fjord  à  demi  comblé  se  terminant  par  la  baie  de  Varna,  s'écoule 
dans  le  même  sens.  De  ce  côté,  les  derniers  renflements  du  Balkan  sont  limi- 
tés par  une  petite  chaîne  bordière,  le  Deli-Orman  ou  la  Forêt  Folle  », 
encore  habitée  par  des  Turcs,  pacifiques  descendants  des  anciens  envahis- 
seurs. Au  delà,  vers  le  nord-est,  la  plaine  qui  descend  vers  la  basse 
Dobroudja  offre  déjà  le  caractère  de  la  steppe. 

A  son  extrémité  orientale,  la  chaîne  du  Balkan  se  termine  non  par  une 

i.  27 


210  NOUVELLE  GEOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

arête  unique,  mais  par  des  rangées  parallèles  orientées  dans  la  direction 
de  l'ouest  à  l'est.  Un  affluent  du  Kamtchik,  le  Deli  Kamtchik  ou  Kamtchik 
«  Fou  »,  ainsi  nommé  sans  doute  de  la  rapidité  de  son  cours,  sépare  du 
Balkan  proprement  dit  ces  derniers  chaînons.  Le  promontoire  le  plus  avancé, 
le  cap  superbe  d'Emineh  ou  Eminé,  est  un  massif  de  porphyres  éruptifs  se 
terminant  en  pointe  aiguë,  comme  les  caps  voisins  :  au  nord,  Karabouronn, 
au  sud,  Misivria,  Àhiolu,  Sizeholu.  L'escarpement  qne  viennent  heurter  les 
flots  de  la  mer  Noire  est  le  Finis  Hsemi  des  Romains,  et  là  se  dressait  un 
temple  de  Jupiter,  remplacé  maintenant  par  le  couvent  grec  de  Saint- 
Nicolas,  près  du  village  de  Monastirkoï.  La  route  qui  escalade  les  rochers 
extrêmes  de  l'Hémus  est  celle  que  suivit  Darius  dans  son  expédition  contre 
les  Scythes,  et  que  choisirent  aussi  les  Paisses  en  1829,  dans  leur  invasion 
de  la  Péninsule.  Pour  le  commerce,  cette  route  n'avait  pas  moins  d'impor- 
tance que  pour  la  guerre,  et  c'est  par  là  que  se  firent  longtemps  tous  les 
échanges  entre  Constantinople  et  le  pays  des  Scythes,  devenu  celui  des 
Russes.  Maintenant  cette  route  n'a  plus  qu'une  valeur  locale,  pour  les 
villages  situés  à  la  base  de  l'Emineh-Ralkan.  D'un  côté,  les  bateaux  à 
vapeur,  et  de  l'autre,  la  route  de  Yamboli  à  Choumla,  destinée  à  être 
bientôt  remplacée  par  un  chemin  de  fer,  permettent  au  mouvement  com- 
mercial  d'éviter   l'Emineh. 

On  a  cru  longtemps  que  le  grand  Ralkan  était  une  chaîne  de  montagnes 
très-difficile  à  escalader,  et  les  auteurs  anciens  parlent  de  la  traversée  de 
l'Hémus  par  une  armée  macédonienne  comme  d'un  fait  prodigieux.  Encore 
au  commencement  du  siècle,  l'historien  de  Hammer  ne  connaissait  que  huit 
passages  praticables  dans  toute  la  chaîne  du  Ralkan.  Kanitz  énumère 
trente  routes  carrossables,  dont  la  plus  élevée,  au  col  de  Rosalita,  entre 
Kalofer  et  Lovec,  franchit  le  seuil  à  1,950  mètres  de  hauteur;  mais  la 
moyenne  des  seuils  ne  dépasse  pas  1000  mètres,  et  même  l'un  d'eux,  celui 
de  Rogasdéré,  au  nord  d'Aïdos,  n'a  que  158  mètres1.  Outre  ces  routes 
signalées  par  Kanitz,  il  en  existe  plusieurs  autres  de  moindre  importance 
commerciale,  où  l'on  peut  sans  crainte  se  hasarder  en  char  ou  à  cheval. 
Stratégiquement,  cette  ligne  des  Ralkans,  dont  il  a  été  si  souvent  question 
dans  les  ouvrages  militaires,  n'est  point  un  obstacle  sérieux,  là  où  elle 
n'est  point  défendue  par  des  ouvrages  considérables  et  par  des  hommes 
vaillants,  comme  l'étaient,  de  part  et  d'autre,  lors  de  la  dernière  guerre, 
les  combattants  de  Chipka. 

A  l'ouest  du  chaînon  parallèle  de  la  Sredna  Hora,  qui  domine  les  vallées 

1  Kanitz,  Donau-Buîg arien  und  der  Balkan. 


BALKANS.  211 

de  la  haute  Maritsa  et  de  ses  affluents,  le  Balkan  se  rattache  aux  massifs  du 
Rhodope,  sinon  par  des  montagnes,  du  moins  par  un  seuil  très-montueux, 
que  l'on  pourrait  appeler  «  seuil  d'Ichtiman  »,'du  nom  de  la  ville  princi- 
pale qui  s'y  trouve.  Dans  son  ensemble,  tout  le  bassin  supérieur  de  la 
rivière  Maritsa,  entre  le  Balkan  et  le  Rhodope,  a  la  forme  d'un  triangle 
allongé,  dont  le  sommet,  pointant  vers  la  plaine  de  Sofia,  indique  la  jonc- 
tion des  deux  systèmes.  Des  lacs,  remplacés  par  des  fonds  d'une  merveilleuse 
fertilité,  occupaient  autrefois  le  grand  espace  triangulaire  et  les  cavités 
latérales.  Les  cols  de  séparation,  au  sommet  du  triangle,  sont  naturelle- 
ment des  points  stratégiques  et  commerciaux  d'une  extrême  importance. 
L'un  d'eux,  où  l'on  voit  encore  les  ruines  aune  célèbre  «  porte  de  Trajan  » 
et  qui  en  garde  toujours  le  nom,  servait  de  passage  à  la  grande  voie  mili- 
taire des  Romains,  et  c'est  là  aussi  que  la  principale  ligne  de  fer  franchira 
le  seuil,  entre  les  deux  versants  de  la  Péninsule.  Là  est  le  vrai  portail  de 
Constantinople,  et  depuis  les  temps  les  plus  reculés  de  l'histoire  les  peuples 
ont  combattu  pour  en  avoir  la  possession.  Des  buttes  tumulaires  qui  par- 
sèment en  grand  nombre  les  vallées  avoisinantes  témoignent  des  luttes  qui 
ont  eu  lieu  dans  ce  pays  des  Thraces. 

Les  monts  Rhodope  projettent  leurs  contreforts  au  nord  vers  le  seuil 
d'Ichtiman,  au  nord-ouest  vers  le  Yitoch,  et  le  passage  le  plus  bas  qui 
sépare  les  deux  massifs,  près  de  Dubnitsa,  dépasse  encore  la  hauteur  d'un 
kilomètre.  Le  Rilo-dagh,  qui  est  le  groupe  le  plus  élevé  du  Rhodope,  en 
occupe  précisément  l'extrémité  septentrionale  et  forme,  suivant  l'expression 
de  Barth,  «  l'omoplate  »  de  jonction.  Il  dresse  à  près  de  5,000  mètres,  bien 
au-dessus  de  la  zone  de  végétation  forestière,  les  dents,  les  aiguilles,  les 
pyramides  rocheuses  de  son  pourtour  et  les  tables  mal  nivelées  de  son  pla- 
teau suprême,  si  différentes  des  croupes  allongées  des  Balkans.  Mais,  au  bas 
de  l'amphithéâtre  imposant  des  grandes  cimes  nues,  les  sommets  secon- 
daires sont  revêtus  d'une  belle  végétation  de  sapins,  de  mélèzes,  de  hêtres, 
s'étalant  en  forêts,  retraites  des  ours  et  des  chamois,  ou  se  disséminant  en 
bosquets  entremêlés  de  cultures  ;  dans  les  vallons,  des  prairies,  des 
vignobles  et  des  groupes  de  chaînes  entourent  les  villages.  De  nombreux  cou- 
vents, aux  dômes  pittoresques,  sont  épars  sur  les  pentes  :  de  là  le  nom  turc 
de  Despoto-dagh  ou  de  «  mont  des  Curés»,  sous  lequel  on  désigne  générale- 
ment l'ancien  Rhodope.  Le  Rilo-dagh,  célèbre  aussi  par  ses  riches  monas- 
tères de  Rilo  ou  Rila,  dont  l'un  est  la  résidence  d'été  du  prince  de  Bulga- 
rie, a  tout  à  fait  l'aspect  d'un  massif  des  Alpes  suisses.  En  hiver  et  au 
printemps,  les  nuages  de  la  Méditerranée  lui  apportent  une  grande  quan- 
tité de  neige  ;  mais  en  été  ces  nuages  se  déversent  seulement  en  pluies,  qui 


212  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

font  disparaître  rapidement  les  restes  d'avalanches  des  flancs  de  la  mon- 
tagne. Le  spectacle  de  ces  orages  soudains  est  des  plus  remarquables.  Dans 
l'après-midi,  les  brumes  qui  voilaient  les  hauts  sommets  s'épaississent  peu 
à  peu,  et  les  lourdes  nues  cuivrées  s'amassent  sur  les  pentes.  Vers  trois 
heures,  ils  fondent  en  pluie;  on  les  voit  s'amincir  graduellement  :  une  cime 
se  montre  à  travers  une  déchirure  des  vapeurs,  puis  une  autre,  puis  une 
autre  encore  ;  enfin,  quand  le  soleil  va  disparaître,  l'air  s'est  purifié  de 
nouveau,  et  les  monts  s'éclairent  des  reflets  du  couchant. 

Au  sud  du  Rilo-dagh  s'élève  le  massif  de  Perim  ou  Perin,  qui  lui  est 
à  peine  inférieur  en  altitude  :  c'est  l'antique  Orbelos  des  Grecs  et  l'une  de 
ces  nombreuses  montagnes  où  l'on  montre  encore  les  anneaux  auxquels  fut 
amarrée  l'arche  de  Noé,  quand  s'abaissèrent  les  eaux  du  déluge;  les  musul- 
mans s'y  rendent  en  pèlerinage  pour  contempler  ce  lieu  vénérable.  Là  est, 
du  côté  du  sud,  le  dernier  grand  sommet  du  Rhodope.  Au  delà,  la  hauteur 
moyenne  des  monts  diminue  rapidement,  et,  jusqu'aux  bords  de  la  mer 
Egée,  ne  dépasse  guère  1000  et  1200  mètres,  mais,  en  s'abaissant,  l'en- 
semble des  massifs  granitiques  dont  se  compose  le  système  s'étend  sur  une 
énorme  largeur,  des  plaines  de  la  Thrace  aux  montagnes  de  l'Albanie.  Des 
groupes  d'anciens  volcans,  aux  puissantes  nappes  de  trachyte,  accroissent 
encore  l'étendue  de  la  région  montagneuse  dépendant  du  Rhodope1.  Les 
fleuves  qui  descendent  des  plateaux  du  centre  de  la  Turquie  n'ont  pu  gagner 
la  mer  Egée  qu'en  sciant  ces  granits  et  ces  laves  par  de  profondes  cou- 
pures :  telle  est,  par  exemple,  la  fameuse  «  Porte  de  Fer  »  du  Vardar, 
devenue  si  célèbre  sous  son  nom  de  Demir-kapu,  que  jadis  la  plupart  des 
cartes  la  marquaient  au  centre  de  la  Turquie  comme  une  ville  considérable. 

D'après  Viquesnel  et  Hochstetter,  il  ne  se  trouverait  de  boues  glaciaires 
dans  aucun  de  ces  anciens  bassins  lacustres,  et  les  flancs  des  montagnes  qui 
les  dominent  ne  présenteraient  nulle  part  les  traces  du  passage  d'anciens 
fleuves  de  glace.  Chose  curieuse,  tandis  que  toutes  les  chaînes  peu  élevées 
de  l'Europe  occidentale,  comme  les  Vosges  et  les  monts  d'Auvergne,  ont  eu 


1  Altitudes  probables  de  la  Bulgarie  d'après  Hochstetter,  Viquesnel,  Boue,  Barlh,  Kanitz  et  l'état- 
major  russe. 

Col  de  Trajan 1,653  mètres. 

Porte  de  Trajan 800       » 

Col  de  Dubnitsa 1,085       » 

Pointe  de  Lovnitsa  (Rilo-dagh).  2,900       » 

Perim-dagh 2,400       » 

AUTRES    MASSIFS. 


BALKANS. 

Balkans,  en  moyenne 1,700  mètres. 

Col  de  Rosalita.    ......  1,951        » 

Goumrouktchal 2,376       » 

Col  de  Chipka  (Sipka)  ....  1,407       » 

Défilé  de  Bogasdéré 138       » 


Col  de  Bana  (Eraineb)   ....        437       »  Vitoch  (Vitos) • .        .     2,462 

Muraldaiar 419       »  Bassin  de  Sofia 522 


BALKANS  ET  RILO-DAGH.  213 

leur  période  glaciaire,  ni  le  Rilo-dagh,  ni  les  Balkans,  sous  une  latitude  à 
peine  plus  méridionale  que  les  Pyrénées,  n'auraient  eu  leurs  ravins  remplis 
par  des  glaciers  mouvants  !  Ce  serait  là  un  phénomène  des  plus  remar- 
quables dans  l'histoire  géologique  de  l'Europe. 

Les  fleuves  proprement  dits  de  la  Péninsule  coulent  tous  dans  la  région 
bulgare  de  l'Hémus  et  du  Rhodope,  quoique  l'Etat  de  Bulgarie  ne  possède 
que  les  sources  de  ces  cours  d'eau.  La  Bosnie  n'a  que  de  petites  rivières 
parallèles  s'écoulant  vers  la  Save,  l'Albanie  n'a  que  des  torrents  à  défilés 
sauvages,  comme  le  Drin  ;  les  seuls  cours  d'eau  de  la  Turquie  que  l'on 
puisse  comparer  aux  fleuves  tranquilles  de  l'Europe  occidentale,  la  Maritsa, 
le  Strymon  ou  Karasou,  le  Vardar,  l'Indjé-Karasou,  descendent  du  versant 
méridional  des  Balkans  et  des  massifs  cristallins  appartenant  au  système 
du  Rhodope.  D'ailleurs  le  régime  n'en  a  pas  été  suffisamment  étudié  ;  on 
n'a  pas  encore  évalué  la  quantité  d'eau  qu'ils  déversent  dans  la  mer  et  l'on 
n'a  su  les  utiliser  en  grand  ni  pour  la  navigation  ni  pour  l'arrosement  des 
campagnes.  Ils  ont  tous  pour  caractère  commun  de  traverser  des  fonds 
d'anciens  lacs,  qui  ont  été  graduellement  changés  par  les  alluvions  en 
plaines  d'une  grande  fertilité.  Le  travail  de  comblement  continue  de  s'ac- 
complir sous  nos  yeux  dans  la  partie  inférieure  de  ces  vallées  fluviales  : 
dans  toutes  s'étalent  de  vastes  marais  et  même  des  lacs  profonds  qui  se 
rétrécissent  peu  à  peu  et  d'où  l'eau  du  fleuve  sort  purifiée.  D'après  quel- 
ques auteurs,  un  de  ces  lacs,  le  Tachynos,  que  traverse  le  Strymon  immé- 
diatement avant  de  se  jeter  dans  la  mer  Egée,  serait  le  Prasias  d'Hérodote, 
si  fréquemment  cité  par  les  archéologues  ;  ses  villages  aquatiques  n'é- 
taient autres,  en  effet,  que  des  «  palafittes  »  semblables  à  ceux  dont  on  a 
trouvé  les  traces  sur  les  bas-fonds  de  presque  tous  les  lacs  de  l'Europe 
centrale. 

Des  deux  faîtes  de  partage  les  plus  importants  de  l'ancienne  Turquie,  un 
seul  tombe  dans  les  limites  politiques  de  la  Bulgarie.  Le  seuil  oriental,  le 
«  Champ  des  Merles  »,  entre  le  Vardar  et  la  Morava  serbe,  est  encore  un  ter- 
ritoire turc,  mais  les  garnisons  autrichiennes  de  Mitrovitsa  le  surveillent  de 
près.  L'autre  faîte  de  partage,  attribué  à  la  Bulgarie,  est  le  bassin  de  Sofia, 
où  le  Strymon,  l'Isker  et  les  affluents  de  la  Morava  bulgare  rayonnent  vers  le 
sud,  le  nord  et  le  nord-ouest,  tandis  que  la  Maritsa  naît  sur  un  seuil  voisin 
pour  s'écouler  vers  l'est.  En  donnant  à  la  Bulgarie  cette  position  stratégique 
capitale,  la  Russie  s'emparait  ainsi,  au  sud  des  Balkans,  du  point  de  con- 
vergence de  toutes  les  grandes  routes  naturelles  de  la  Péninsule.  Il  est  peu 
de  contrées  en  Europe  où  les  grandes  voies  internationales  soient  mieux 
indiquées  qu'en  Bulgarie.  Le  premier  de  ces  chemins  des  nations   est  le 


214  NOUVELLE   GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

Danube  lui-même ,  dont  la  première  ville  riveraine,  en  aval  de  la  Serbie, 
est  l'ancienne  Yiddin  ou  Vidin,  la  Bononia  des  Romains,  qui  devint  plus 
tard  l'une  des  principales  citadelles  des  Turcs.  En  1878,  les  Russes  en  ont 
fait  sauter  les  ouvrages  de  défense,  et  maintenant  la  ville,  quoique  encore 
turque  d'aspect,  a  pris,  au  moins  le  long  du  quai,  grâce  à  ses  hôtels  et  à  ses 
promenades,  une  physionomie  occidentale.  Rahova,  dont  le  vrai  nom  bul- 
gare est  Orjahavo,  s'est  blottie,  pour  ainsi  dire,  dans  un  étroit  ravin  au  nord 
du  Danube  et  projette  une  rue  dans  chacune  des  brèches  du  plateau  d'argile 
qui  la  domine  :  des  ruines  romaines  que  les  Turcs  avaient  transformée  en 
citadelle  s'élèvent  à  l'ouest  de  la  cité.  Nicopoli  se  trouve  aussi  sur  l'empla- 
cement d'une  ancienne  station  romaine,  que  Lejean  et  Kanitz  ont  reconnue 
être  Asomus  (ou  Anasemus).  Nicopoli,  moins  animée  que  sa  voisine  rou- 
maine Turnu  Magurelli,  située  en  face  sur  la  rive  gauche  du  Danube,  est 
l'une  des  principales  colonies  des  juifs  espagnols,  dont  le  quartier  est  le 
plus  riche  et  le  plus  élégant  de  la  ville.  -Sistov  (Svistov,  Sevejestov),  est  une 
des  principales  escales  du  commerce  de  la  Bulgarie  et  l'une  des  premières 
villes  où  s'ouvrirent  des  écoles  pour  l'enseignement  en  langue  bulgare; 
souvent  détruite  pendant  les  guerres,  elle  s'est  toujours  relevée  et  main- 
tenant a  pris  rang  parmi  les  capitales  de  la  Bulgarie.  Roustchouk(Ruscuk), 
l'ancienne  Prisca,  a  cessé  de  menacer  Giurgevo,  la  ville  roumaine,  et  Silis- 
trie,  le  Dorosturum  de  la  Mésie  romaine  et  le  Drster  des  anciens  Russes,  a 
perdu  définitivement  le  rôle  militaire  qu'elle  eut  pendant  tant  de  siècles. 
En  aval,  la  voie  naturelle  du  Danube  se  continue  vers  la  mer  Noire  par 
de  nombreuses  escales  ;  mais  elle  n'est  pas  assez  courte  au  gré  du  com- 
merce; il  a  fallu  l'abréger  par  un  chemin  de  fer,  qui  coupe  l'isthme  de 
la  Dobroudja,  sur  un  territoire  appartenant  désormais  à  la  Roumanie, 
puis  par  une  voie  ferrée  plus  longue,  qui  traverse  toute  la  Bulgarie 
orientale ,  de  Roustchouk  au  port  de  Varna,  en  passant  à  Rasgrad  et 
près  de  Choumla.  Un  autre  chemin  de  fer,  non  encore  terminé,  suit 
le  passage  direct  que  la  nature  a  ouvert,  du  bas  Danube  à  la  mer  Egée  par 
la  dépression  des  Balkans,  au  sud  de  Choumla,  et  par  les  plaines  où  se  sont 
bâties  les  villes  de  Yamboli  et  d'Àndrinople.  Plus  à  l'ouest,  Tirnova,  l'an- 
tique cité  des  tsars  de  Bulgarie,  Elena  et  l'industrieuse  Slivno,  sont  les 
étapes  d'un  autre  chemin  entre  le  Danube  et  le  littoral  de  la  Thrace, 
tandis  qu'une  route,  partie  de  Tirnova,  franchit  les  Balkans  entre  Kazanlik 
et  Eski-Zagra.  Enfin  des  événements  récents  ont  prouvé  l'importance  de 
la  voie  qui  de  Nicopoli  se  dirige  vers  la  plaine  de  Sofia  par  la  fameuse 
Plevna  et  par  Orkhanie  (Samoun  djevo).  D'après  les  stipulations  des  nou- 
veaux traités,  les  forteresses  qui  commandaient  les  chemins  de  la  Bulgarie 


BALKANS  217 

et  qui  ont  tant  de  fois  arrêté  les  Russes  dans  leur  marche  sur  Conslan- 
tinople  doivent  être  complètement  rasées.  Le  formidable  «  quadrilatère  » 
de  défense  formé  par  Roustchouk,  Silistrie,  Choumla  et  Varna  disparaît  de 
la  carte  militaire. 

Maintenant  il  s'agit  d'éviter  en  entier  les  détours  du  fleuve,  en  adaptant 
aux  besoins  des  échanges  de  continent  à  continent,  d'un  côté  la  route  de 
Rosnie  à  Salonique  par  Mitrovitsa,  Uskiub,  Kiôprili  et  la  basse  vallée  du 
Vardar,  et  d'un  autre  côté  la  grande  voie  que  suivaient  autrefois  les  légions 
romaines,  entre  la  Pannonie  et  Ryzance,  et  que  les  sultans  avaient  reprise 
au  seizième  siècle  en  faisant  construire  une  grande  route  dallée  de  Belgrade 
à  Rodosto  ;  il  faut  détourner  le  courant  commercial  du  Danube  et  lui 
donner  le  port  de  Constantinople  pour  embouchure  directe.  La  ligne 
occidentale,  qui  doit  faire  de  Salonique  un  port  autrichien  et  mettre  en 
communication  Vienne  et  toute  l'Europe  du  centre  et  de  l'Occident  avec 
les  villes  de  l'Orient  turc  et  hellénique  offre  de  trop  grands  avantages  au 
commerce  de  l'Austro-Hongrie  et  de  l'Allemagne  pour  que  le  tracé  n'en 
ait  pas  été  définitivement  fixé  ;  quant  à  la  grande  ligne  de  l'est,  qui  doit 
passer  dans  la  plaine  de  Sofia,  les  compétitions  sont  en  jeu  entre  les  divers 
Etats  de  la  Péninsule  et  les  deux  grandes  puissances  qui  les  protègent,  et 
jusqu'à  maintenant  aucune  décision  n'a  été  prise.  Néanmoins  la  voie  natu- 
relle entre  la  Hongrie  et  Constantinople  par  Sofia  est  tout  indiquée;  elle 
doit  traverser  le  Danube  près  Belgrade,  au  confluent  de  la  Save,  remonter 
le  cours  de  la  Morava  ,  puis  de  la  Nichava,  et  pénétrer  dans  la  vallée  de  la 
Maritsa  par  le  seuil  d'ichtiman. 


Le  vaste  espace  quadrangulaire  occupé  par  les  systèmes  montagneux  de 
l'Hémus  et  du  Rhodope  et  limité  au  nord  par  le  Danube,  —  environ  la  moitié 
de  l'ancienne  Turquie,  —  est  le  pays  des  Bulgares.  Quoique  le  nom  de  Bul- 
garie soit  appliqué  officiellement  au  seul  versant  septentrional  des  Balkans, 
augmenté  du  bassin  de  Sofia,  la  véritable  Bulgarie  s'étend  sur  un  territoire 
au  moins  deux  fois  plus  considérable  l.  Des  bords  du  Danube  inférieur  aux 
versants  du  Pinde,  tout  le  sol  de  la  Péninsule  appartient  aux  Bulgares,  saut 
pourtant  les  îlots  et  les  archipels  ethnologiques  où  vivent  des  Turcs,  des 
Valaques,  des  Zinzares  ou  des  Grecs.  Au  moyen  âge,  ils  occupaient  un 
territoire  beaucoup  plus  vaste  encore,  puisque  l'Albanie   tout   entière  se 

1  Bulgarie,  d'après  le  traité  de  Berlin  ■ 

Supeificie.  Population  probable.  Population  kilométrique. 

65,865  kilomètres  carrés.  1,265,500  habitants.  51  habitants. 

ï.  28 


218  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

trouvait   dans  les  limites  de  leur  royaume.   Leur  capitale   était  la  ville 
d'Okrida.  ,    , 

Quelle  est  donc  cette  race  qui,  par  le  nombre  et  l'étendue  de  ses  domaines, 
est  certainement  la  première  de  la  péninsule  de  T  h  race?  Ceux  que  les  Byzan- 
tins appelaient  Bulgares  et  qui,  dès  la  fin  du  cinquième  siècle,  vinrent 
dévaster  les  plaines  de  la  Thrace,  ces  hideux  ravageurs  dont  le  nom,  légè- 
rement modifié,  est  devenu  un  terme  d'opprobre  dans  les  jargons  de  nos 
langues  occidentales,  étaient  probablement  de  race  ougrienne  comme  les 
Huns;  leur  langue  était  analogue  à  celle  que  parlent  actuellement  les 
Samoyèdes,  et  l'on  pense  qu'ils  étaient  les  proches  parents  de  ces  peu- 
plades misérables  de  la  Bussie  polaire.  Toutefois,  depuis  que  ces  conqué- 
rants farouches  ont  quitté  les  bords  de  la  Volga,  à  laquelle,  suivant 
quelques  auteurs,  leurs  ancêtres  auraient  dû  leur  nom,  ils  se  sont  singu- 
lièrement modifiés,  et  c'est  en  vain  qu'on  a  cherché  à  découvrir  dans  .leur 
langue  les  traces  de  leur  ancienne  origine.  Ils  sont  devenus  Slaves,  comme 
le  sont  leurs  voisins  les  Serbes  et  les  Busses. 

La  slavisation  rapide  des  Bulgares  est  un  des  phénomènes  ethnologiques 
les  plus  remarquables  qui  se  soient  opérés  pendant  le  moyen  âge  et  l'on 
doit  l'attribuer,  ainsi  que  le  fait  remarquer  Virchow,  soit  à  leur  grande 
infériorité  en  nombre  ou  en  civilisation  aux  peuples  conquis,  soit  à  l'in- 
fluence exceptionnelle  exercée  sur  eux  par  la  religion  chrétienne  qu'appor- 
tèrent chez  eux  des  apôtres  serbes.  Dès  le  milieu  du  neuvième  siècle,  tous 
les  Bulgares  comprenaient  le  serbe,  et  bientôt  après,  ils  cessèrent  de  parler 
leur  propre  langue.  A  peine  trouve-t-on  encore  quelques  mots  khazares  dans 
leur  idiome  slave  ;  ils  parlent  toutefois  moins  correctement  que  les  Serbes, 
et  leur  accent  est  plus  rude;  n'ayant,  récemment  encore,  ni  littérature  ni 
cohésion  politique,  ils  n'ont  pu  fixer  leur  langue  et  lui  donner  un  caractère 
distinctif  ;  c'est  dans  le  district  de  Kalofer,  au  sud  du  Balkan,  que  leur 
idiome  a,  dit-on,  le  plus  de  pureté.  D'après  quelques  auteurs,  la  prodigieuse 
facilité  d'imitation  qui  distingue  les  Bulgares  suffirait  à  expliquer  leur 
transformation  graduelle  en  un  peuple  slavisé  ;  mais  il  est  beaucoup  plus 
simple  de  supposer  que,  dans  leurs  flux  et  reflux  de  migrations  et  d'incur- 
sions guerrières,  les  Serbes  conquis  et  les  Bulgares  conquérants  se  sont 
mélangés  intimement,  les  premiers  donnant  leurs  mœurs,  leur  langue, 
leurs  traits  distinctifs  et  les  seconds  imposant  leur  nom  de  peuple.  Quoi 
qu'il  en  soit,  il  est  certain  que  les  populations  de  la  Bulgarie  font  mainte- 
nant partie  du  monde  slave.  Avec  les  Basciens,  les  Bosniaques  et  les  Serbes 
encore  soumis  à  la  domination  turque,  elles  assurent  à  l'élément  yougo- 
slave une  grande  prépondérance  ethnologique  dans  la  Turquie  d'Europe.  Si 


TYPES    ET     COSTUMES 
1-  Bulgare  chrétien  de  Viddin.  —  ?.  Dames  chrétiennes  de  Skodia.  —  5.  Bulgares  musulmans  de  Viddin.  — 


'*.  Bulgare  dû  Koyoutêpé. 


Dessin  de  P.  Fritcl,  d'après  une  photographie 


BULGARES.  221 

l'hégémonie  de  l'empire  devait  appartenir  aux  plus  nombreux,  c'est  aux 
Serbo-Bulgares  qu'elle  reviendrait,  et  non  point  aux  Grecs,  ainsi  qu'on  le 
croyait  naguère. 

En  général,  les  Bulgares  sont  plus  petits  que  leurs  voisins  les  Serbes, 
trapus,  fortement  bâtis,  portant  sur  de  larges  épaules  une  tête  remarqua- 
blement ronde  et  bien  formée.  Pourtant  plusieurs  crânes  de  Bulgares, 'étu- 
diés par  Kopernicki,  Virchow,  Beddoe,  se  distinguent  par  quelques  traits 
qui  se  retrouvent  chez  des  sauvages  australiens  :  c'est  la  partie  postérieure 
de  la  tête  qui  est  la  plus  large  et  la  plus  haute,  le  front  est  étroit,  peu 
développé  et  la  racine  du  nez  naît  en  arrière  des  arcades.  Souvent  les 
narines  sont  très-larges  et  fortement  relevées.  Les  yeux  bleus  ou  gris  et  les 
cheveux  châtains  semblent  être  plus  fortement  représentés  chez  les  Bulgares 
que  les  nuances  plus  foncées.  Beaucoup  de  voyageurs,  entre  autres  Lejean, 
Breton  lui-même,  leur  ont  trouvé  une  ressemblance  frappante  avec  les 
paysans  de  la  Bretagne.  En  certains  districts,  ils  se  rasaient  la  chevelure, 
à  l'exception  d'une  queue  qu'ils  laissaient  croître  et  tressaient  soigneuse- 
ment à  la  façon  des  Chinois.  Dans  les  diverses  contrées  de  la  Péninsule  où 
ils  ne  possèdent  pas  encore  la  suprématie  politique,  les  Grecs,  les  Yalaques 
se  moquent  d'eux,  et  mainte  expression  proverbiale  les  tourne  en  dérision 
comme  inintelligents  et  grossiers.  Ces  moqueries  sont  injustes.  Sans  avoir 
la  vivacité  du  Boumain,  la  souplesse  de  l'Hellène,  le  Bulgare  n'en  a  pas 
moins  l'esprit  fort  ouvert;  mais  l'esclavage  a  lourdement  pesé  sur  lui,  et 
dans  les  régions  méridionales,  où  il  est  encore  opprimé  par  le  Turc,  exploité 
par  le  Grec,  il  a  l'air  malheureux  et  triste;  au  contraire,  dans  les  plaines  du 
Nord  et  dans  les  villages  reculés  des  montagnes,  où  il  a  moins  à  souffrir, 
il  est  jovial,  porté  au  plaisir;  sa  parole  est  vive  et  sa  répartie  des  plus  heu- 
reuses. C'est  aussi  sur  le  versant  septentrional  des  Balkans  que  la  popu- 
lation, peut-être  à  cause  de  son  mélange  intime  avec  les  Serbes,  présente  le 
plus  beau  type  de  visage  et  s'habille  avec  le  plus  de  goût. 

Pris  dans  leur  ensemble,  les  Bulgares,  surtout  ceux  de  la  plaine,  sont  un 
peuple  pacifique,  ne  répondant  nullement  à  l'idée  qu'on  se  fait  de  leurs 
féroces  ancêtres,  les  dévastateurs  de  l'empire  byzantin  :  on  a  remarqué 
toutefois  que  ce  sont  précisément  ces  peuples  paisibles  qui,  soudainement 
déchaînés,  commettent  le  plus  d'atrocités1.  Bien  différents  des  Serbes,  ils 
n'ont  aucune  fierté  guerrière;  ils  ne  célèbrent  point  les  batailles  d'autrefois 
et  même  ils  ont  perdu  tout  souvenir  de  leurs  aïeux.  Dans  leurs  chants,  ils  se 
bornent  à  raconter  les  petits  drames  de  la  vie  journalière  ou  les  souffrances 

1  John  Beddoe,  On  the  Bulgarians. 


222  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

de  l'opprimé,  ainsi  qu'il  convient  à  un  peuple  soumis  ;  l'autorité,  repré- 
sentée par  le  gendarme,  le  «  modeste  zaptié  »,  jouait  un  grand  rôle  dans 
leurs  courtes  poésies.  Le  vrai  Bulgare  est  un  paysan  tranquille,  laborieux 
et  sensé,  bon  époux  et  bon  père,  aimant  le  confort  du  logis  et  pratiquant 
les  vertus  domestiques.  Presque  toutes  les  denrées  agricoles  que  la  région 
des  Balkans  expédie  à  l'étranger,  elle  les  doit  au  travail  des  cullivateurs 
bulgares.  Ce  sont  eux  qui  changent  certaines  parties  de  la  plaine  méridio- 
nale du  Danube  en  de  vastes  champs  de  maïs  et  de  blé,  supérieurs  même  à 
ceux  de  la  Roumanie.  Enfin  les  Bulgares  qui  habitent  le  versant  septentrio- 
nal des  Balkans,  entre  Pirot  et  Tirnova,  ont  aussi  une  grande  activité 
industrielle.  Là  chaque  village  a  son  travail  particulier  :  ici  l'on  fabrique 
des  couteaux,  ailleurs  des  bijoux  en  métal,  plus  loin  les  poteries,  les  étoffes, 
les  tapis,  les  passementeries,  et  partout  les  simples  ouvriers  du  pays  donnent 
la  preuve  de  leur  grande  habileté  de  main  et  de  la  pureté  de  leur  goût.  A 
l'entrée  septentrionale  du  col  de  Chipka,  rendu  fameux  à  jamais  par 
l'acharnement  sans  nom  des  armées  qui  s'y  sont  récemment  combattues, 
la  ville  toute  moderne  de  Gabrova  ou  Gabrovo  est  une  cité  d'industrie  active  : 
ses  couteaux  et  ses  yatagans,  ses  toiles,  ses  peaux,  ses  draps,  sont  connus 
dans  la  Péninsule  entière;  l'eau  de  la  Iantra  fait  mouvoir  des  outils  dans 
chaque  maison.  C'est  à  Gabrova,  dit  Kanitz,  que  fut  ouverte,  en  1835,  la 
première  école  où  l'on  ait  enseigné  en  langue  bulgare.  À  l'est  de  Gabrova, 
la  gracieuse  Travna  est  le  «  Nurnberg  »  des  Bulgares,  la  ville  des  sculp- 
teurs sur  bois  et  des  fabricants  d'images. 

Ces  Bulgares  si  pacifiques,  si  bien  façonnés  au  travail  et  à  la  peine, 
commençaient  à  se  lasser  de  leur  longue  sujélion,  même  bien  avant  que  les 
Russes  ne  les  eussent  armés  contre  les  Turcs.  Sans  doute  ils  ne  songeaient 
point  à  se  révolter,  et  les  quelques  soulèvements  qui  avaient  eu  lieu  étaient 
le  fait  de  quelques  montagnards  ou  de  jeunes  gens  revenus  de  Serbie  ou  des 
pays  roumains  avec  l'enthousiasme  de  la  liberté  ;  mais  si  les  Bulgares 
étaient  restés  en  majorité  des  sujets  dociles,  il  n'en  relevaient  pas  moins 
peu  à  peu  la  tête;  ils  se  reconnaissaient  les  uns  les  autres  comme  apparte- 
nant à  la  même  nationalité  ;  ils  se  groupaient  plus  solidement,  s'associaient 
pour  la  défense  commune.  Après  mille  ans  d'oubli  de  soi-même,  le  peuple 
bulgare  s'est  retrouvé.  C'est,  dans  l'ordre  religieux  qu'il  fit  le  premier  pas 
pour  la  reconquête  de  sa  nationalité.  Lors  de  l'invasion  des  Turcs,  un 
certain  nombre  de  Bulgares,  les  plus  opprimés  sans  doute,  s'étaient  faits 
mahométans,  et  parmi  ces  Slaves  circoncis  il  faut  citer  principalement  les 
Pomatses,  qui  vivent  au  nord  des  Balkans,  entre  les  rivières  Isker  et  Osma; 
mais  quoique  visiteurs  des  mosquées,  la  plupart  de  ces  Bulgares  convertis, 


BULGARES  ET   GRECS.  223 

auxquels  on  a  donné  le  même  nom  qu'aux  populations  indigènes  du  Rho- 
dope,  n'en  avaient  pas  moins  gardé  la  religion  de  leurs  pères,  vénérant  les 
mêmes  fontaines  sacrées  et  croyant  aux  mêmes  talismans.  Depuis  la  conquête, 
une  faible  proportion  de  la  population  bulgare  s'est  convertie  au  catholi- 
cisme occidental;  mais  la  très -grande  majorité  delà  race  appartient  à  la 
religion  grecque.  Naguère  encore,  moines  et  prêtres  grecs  jouissaient  de  la 
plus  grande  influence;  pendant  de  longs  siècles  d'oppression,  les  religieux 
avaient  maintenu  les  vieilles  traditions  de  la  foi  vaincue  :  par  leur  existence 
même,  ils  rappelaient  vaguement  un  passé  d'indépendance,  et  leurs  églises 
étaient  Je  seul  refuge  ouvert  au  paysan  persécuté  :  de  là  le  sentiment  de 
gratitude  que  le  peuple  leur  avait  voué.  Pourtant  les  Bulgares  ne  voulaient 
plus  être  gouvernés  par  un  clergé  qui  ne  se  donnait  même  point  la  peine 
de  parler  en  leur  langue  et  qui  prétendait  les  soumettre  à  une  nation  aussi 
différente  de  la  leur  que  le  sont  les  Hellènes.  Sans  vouloir  opérer  de  schisme 
religieux,  ils  voulaient  se  soustraire  à  l'autorité  du  patriarche  de  Constan- 
tinople,  comme  l'avaient  fait  les  Serbes  et  même  les  Grecs  du  nouveau 
royaume  hellénique  :  ils  voulaient  constituer  une  Eglise  nationale,  maîtresse 
d'elle-même.  Malgré  les  protestations  du  «  Phanar  »,  le  Vatican  de  Constan- 
tinople,  malgré  la  mauvaise  grâce  du  gouvernement,  qui  n'aime  point  à 
voir  ses  peuples  s'émanciper,  la  séparation  des  deux  Eglises  était  à  peu  près 
opérée  avant  l'invasion  russe  ;  le  clergé  grec  avait  dû  se  retirer,  même 
s'enfuir  de  quelques  villes  en  toute  hâte.  L'événement  se  serait  accompli 
beaucoup  plus  tôt,  si  les  femmes,  plus  attachées  que  les  hommes  aux  anciens 
usages,  n'avaient  prolongé  la  crise,  le  moindre  changement  dans  le  rite  ou 
dans  le  costume  du  prêtre  leur  paraissant  une  hérésie  lamentable.  Quoique 
faite  contre  les  Grecs,  cette  révolution  pacifique  n'en  avait  pas  moins  une 
grande  portée  contre  les  Turcs  eux-mêmes.  Les  Bulgares,  du  Danube  au 
Vardar,  avaient  agi  de  concert  dans  une  œuvre  commune;  en  dépit  de  leur 
sujétion,  ils  s'étaient  essayés,  sans  le  savoir  peut-être,  à  devenir  un  peuple. 
Depuis  leur  constitution  en  Etat  autonome,  leur  premier  effort  s'est  porté 
vers  les  écoles  :  l'instruction  obligatoire  pour  tous,  gratuite  pour  les 
pauvres,  a  été  décrétée  et  des  instituteurs  ont  été  envoyés  dans  tous  les  vil- 
lages. 

Une  population  aussi  souple,  aussi  malléable  que  l'est  la  nation  bulgare, 
modifiera  certainement  assez  vite  ses  mœurs  et  ses  habitudes  sous  l'influence 
de  la  civilisation  moderne  à  laquelle  ils  prennent  part.  Elle  a  grand  besoin 
de  se  relever.  Les  Albanais  se  sont  ensauvagés  par  la  guerre,  les  Bulgares 
ont  été  avilis  par  l'esclavage.  Dans  les  villes  surtout,  ils  étaient  fort  bas 
tombés.  Les  insultes  que  leur  prodiguaient  les  musulmans,  le  mépris  dont 


224  NOUVELLE  GEOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

ils  les  accablaient  avaient  fini  par  les  rendre  abjects,  méprisables  à  leurs 
propres  yeux.  D'ailleurs,  les  choses  avaient  déjà  changé  lorsque  la  guerre 
est  venue  constituer  la  Bulgarie  du  nord  en  Etat  distinct.  Peut-être,  pris  en 
masse,  les  Turcs  ont-ils  gardé  sur  les  Bulgares  l'immense  supériorité  que 
donnent  la  probité  et  le  respect  de  la  parole  donnée  ;  mais  ils  travaillent 
moins,  ils  se  laissent  paresseusement  entraîner  par  la  destinée,  et  peu  à 
peu,  de  maîtres  qu'ils  étaient,  ils  perdent  les  positions  acquises  et  tom- 
bent dans  une  pauvreté  méritée.  Dans  les  campagnes,  la  terre  passe  gra- 
duellement aux  mains  des  «  rayas  »  ;  dans  les  villes,  ceux-ci  ont  presque 
entièrement  accaparé  le  commerce.  Enfin,  chose  bien  plus  importante 
encore,  les  Bulgares,  comprenant  la  nécessité  de  l'instruction,  se  sont  mis 
à  fonder  des  écoles,  des  collèges,  à  faire  publier  des  livres,  à  envoyer 
des  jeunes  gens  dans  les  universités  d'Europe.  Dans  les  collèges  mixtes  de 
Constantinople,  ce  sont  régulièrement  les  jeunes  Bulgares  qui  ont  le  plus 
de  succès  dans  leurs  études.  C'est  un  grand  signe  de  vitalité.  Qu'elle  con- 
tinue dans  cette  voie,  et  la  race  bulgare,  qui  depuis  si  longtemps  avait 
été  pour  ainsi  dire  supprimée  de  l'histoire  et  que  l'on  traite  encore  comme 
un  vil  troupeau  d'esclaves,  pourra  rentrer  dignement  sur  la  scène  du 
monde. 

Les  Turcs  étaient  relativement  très-peu  nombreux  dans  les  campagnes 
du  pays  bulgare  qui  s'étendent  à  l'ouest  de  la  vallée  du  Loin  ;  mais  dans  les 
villes,  surtout  celles  qui  ont  une  grande  importance  stratégique,  ils  for- 
maient des  communautés  considérables.  En  outre,  la  plus  grande  partie  de 
la  Bulgarie  orientale,  entre  le  Danube  et  le  golfe  de  Bourgas,  était  peuplée 
de  Turcs  et  de  Bulgares  tellement  identifiés  aux  conquérants  par  la  langue, 
le  costume,  les  habitudes,  la  manière  de  penser,  qu'il  était  impossible  de 
les  distinguer.  On  ne  voit  pas  même  dans  leur  pays  un  seul  monastère  chré- 
lien,  tandis  qu'il  s'y  trouve  plusieurs  lieux  de  pèlerinages  musulmans.  C'est 
là  que  se  trouvait  le  plus  solide  point  d'appui  des  Osmanlis  dans  toute  la 
Péninsule  :  mais  les  massacres  et  les  émigrations  en  masse  ont  fait  dispa- 
raître la  plus  grande  partie  de  la  population.  On  évalue  déjà  à  près  d'un 
million  le  nombre  des  malheureux  qui  ont  dû  s'expatrier. 

Bulgares  et  Turcs,  Grecs  et  Valaques,  et  çà  et  là  des  colonies  de  Serbes 
et  d'Albanais,  des  communautés  d'Arméniens,  des  groupes  assez  nom- 
breux de  Juifs  «  Spanioles  »,  comme  ceux  de  la  Bosnie  et  de  Salonique, 
les  commerçants  européens  des  cités,  des  colonies  de  Boumains  Zin- 
zares  et#  des  bandes  errantes  de  Tsiganes,  réputés  musulmans ,  font 
de  la  contrée  des  Balkans  un  véritable  chaos  de  nations  ;  naguère  la  con- 
fusion était  presque  aussi  grande  que  dans  le  réduit  de  la  Dobroudja,  situé 


POPULATIONS  DIVERSES  DE   LA   BULGARIE.  225 

entre  le  bas  Danube  et  la  mer.  Là  des  Tartares  Nogaïs,  de  même  origine 
que  ceux  de  la  Crimée,  viennent  s'ajouter  aux  représentants  de  toutes  les 
races  qui  se  sont  établies  au  sud  du  Danube;  non  mélangés  comme  le 
sont  leurs  frères  de  sang  les  Osmanlis,  ils  ont  assez  bien  conservé  leur 
type  asiatique. 

Après  la  guerre  de  Crimée,  quelques  milliers  de  Nogaïs,  compromis  par 
l'aide  qu'ils  avaient  fournie  aux  alliés,  quittèrent  leur  beau  pays  de 
montagnes  et  vinrent  se  grouper  en  colonies  à  côté  de  leurs  compatriotes 
tartares  de  la  Dobroudja.  En  revanche,  environ  dix  mille  Bulgares  de  la 
contrée,  s' effrayant  à  la  vue  de  ces  Nogaïs  de  la  Crimée  qu'on  leur  avait 
dépeints,  bien  à  tort,  comme  des  êtres  abominables  de  vices  et  de  férocité, 
s'enfuirent  de  leur  pays  pour  aller  se  mettre  sons  la  protection  du  tsar,  et 
les  domaines  qu'on  leur  assigna  furent  précisément  ceux  des  Tartares 
émigrés.  Ce  fut  un  échange  de  peuples  entre  les  deux  empires;  malheu- 
reusement, les  fuyards  des  deux  nations  eurent  beaucoup  à  souffrir,  dans 
leurs  nouvelles  patries,  de  l'acclimatement  et  de  la  misère;  de  part  et 
d'autre,  les  maladies  et  le  chagrin  firent  de  nombreuses  victimes.  Bien 
plus  lamentable  encore  fut  le  sort  des  Tcherkesses  et  des  autres  immi- 
grants du  Caucase,  qui,  soit  fuyant  les  Russes,  soit  bannis  par  eux, 
vinrent  en  1864  et  dans  les  années  suivantes,  demander  un  asile  à  la  Porte! 
Ils  étaient  au  nombre  de  quatre  cent  mille;  ce  ne  fut  donc  pas  sans 
peine  qu'on  put  leur  préparer  des  villages  de  refuge  en  Europe  et  dans  la 
Turquie  d'Asie.  Le  pacha  que  la  Porte  avait  chargé  de  surveiller  l'immi- 
gration prit  soin  d'installer  les  nouveau-venus  dans  les  régions  de  la 
Bulgarie  situées  à  l'ouest,  espérant  ainsi,  mais  en  vain,  rompre  la  cohésion 
ethnique  des  Serbes  et  des  Bulgares.  Naturellement,  on  força  les  «  rayas  » 
à  leur  céder  des  terres,  à  leur  bâtir  des  villages  et  même  des  villes 
entières,  à  leur  donner  des  animaux  et  des  semences,  mais  on  ne  put  aussi 
facilement  leur  inspirer  l'amour  du  travail.  En  Bulgarie,  ils  ne  trouvèrent 
qu'une  hospitalité  défiante,  et  bientôt  désabusés,  ils  s'enfermèrent  dans 
leur  insolent  orgueil  et  refusèrent  de  s'assouplir  au  labeur.  On  raconte 
que  nombre  de  chefs,  en  arrivant  dans  la  contrée,  plantèrent  leur  épée 
dans  le  sol  pour  annoncer  ainsi  que  la  terre  leur  appartenait  et  que 
désormais  la  population  leur  était  asservie.  La  faim,  les  épidémies,  le 
climat  si  différent  de  celui  de  leurs  montagnes,  les  firent  périr  en  multi- 
tudes; dès  la  première  année,  plus  d'un  tiers  des  réfugiés  avait  succombé. 
Quant  aux  jeunes  filles  et  aux  enfants,  il  s'en  fit  un  commerce  hideux,  et 
les  bénéfices  qu'en  retirèrent  certains  pachas  permirent  de  se  demander  si 
l'on  n'avait  pas  à  dessein  affamé  tout  ce  peuple.  Les  harems  regorgèrent  de 


i. 


29 


226  NOUVELLE    GÉOGRAPHIE    UNIVERSELLE 

jeunes  Circassiennes,  qui  se  vendaient  alors  en  moyenne  pour  le  quart  ou 
le  huitième  de  leur  prix  ordinaire.  Constantinople,  encombrée,  versait  son 
excédent  sur  la  Syrie  et  l'Egypte.  Après  que  les  maladies,  l'oisiveté,  le  vice 
eurent  prélevé  leur  proie,  la  population  tcherkesse  s'était  à  peu  près  accom- 
modée à  son  nouveau  milieu,  lorsque  la  guerre  vint  réveiller  ses  instincts 
de  lutte  et  de  carnage.  Ce  sont  principalement  les  cavaliers  tcherkesses 
qui  eurent  à  soutenir  le  choc  des  Cosaques  :  les  ennemis  qui  combattirent 
tant  de  fois  dans  les  gorges  du  Caucase  se  retrouvèrent  sur  les  cols  des 
Balkans.  Les  Tcherkesses  défendirent  avec  héroïsme  le  pays  qui  leur  avait 
donné  asile  ;  mais  que  de  fois  ils  se  sont  laissé  emporter  par  la  fureur, 
non-seulement  à  massacrer  les  blessés,  mais  aussi  à  détruire  des  popula- 
tions entières,  n'épargnant  ni  les  vieillards  ni  les  enfants!  A  leur  tour,  ils 
ne  trouvèrent  point  de  pitié  •  il  n'y  en  a  plus  en  Bulgarie  et  les  terres  que 
le  sultan  leur  avait  données  ont  été  reprises  par  les  communes  ou  par  les 
anciens  propriétaires1. 

La  Bulgarie  actuelle  n'est  pas  constituée  en  Etat  complètement  indépen- 
dant :  quoique  «  autonome  » ,  elle  est  censée  se  trouver  encore  sous  la 
haute  puissance  du  sultan  ;  en  outre,  la  nomination  du  prince  doit  être 
ratifiée  par  les  grands  Etats  de  l'Europe.  En  réalité  le  suzerain,  bien  autre- 
ment puissant  que  le  padichah,  est  l'empereur  de  Bussie,  C'est  lui  qui  a 
fait  déchirer  la  constitution  parlementaire  de  l'Etat  et  qui  l'a  remplacée 
par  la  dictature  «  septennaire  »  du  prince  de  Bulgarie.  Un  général  russe 
commande  l'armée  bulgare,  forte  d'environ  16,000  hommes;  un  autre 
général  russe  préside  le  conseil  des  ministres.  Le  budget  de  l'Etat  est  de 
28  à  50  millions  de  francs,  sur  lesquels  le  prince  prélève  1  500000  francs 
pour  sa  liste  civile. 


VII 


LA     SITUATION     PRESENTE    ET    L   AVENIR    DE     TA    TURQUIE. 

Les  prophéties  dans  lesquelles  on  se  complaisait,  au  sujet  de  la  Turquie, 
ne   sont  pas  encore   complètement  réalisées.  «  L'Homme  malade  »,  ainsi 

1  Villes  principales  de  la  Bulgarie,  avec  leur  population  approximative  : 


Choumla  (Sumla) 40,000  hab. 

Tirnova   50,000  » 

Roustchouk  (Ruscuk) .25,000  » 

Sofia.  .   .    , 20,000  » 

Viddin 20,000  » 


Silistrie 20,000  hab. 

Sistova  (Svistov) 20,000     » 

Varna 20,000     » 

Rasgrad ■  .    .  15,000     » 

Samakov ,   .    ,    .  10,000     » 


Plevna.   ......     10,000  hab. 


ÉTAT  SOCIAL  DE   LA   TUIVQUiE 


227 


qu'on  nommait  plaisamment  l'empire  des  Osmanlis,  a  résisté  contre  la  mort 
plus  vaillamment  qu'on  ne  s'y  attendait,  et  les  puissances  voisines  n'ont 
pu  se  mettre  d'accord  pour  partager  ses  dépouilles.  Il  est  vrai  que,  sans 
l'appui  de  l'Angleterre,  sans  la  rivalité  de  l'Autriche  et  de  la  Russie,  il  eut 


S"   37.   —   EMPIRE    TURC. 


E  de  G 


C    Perron 


Echelle  de  1  :  45  000  000 


certainement  succombé  ;  malgré  les  traités  de  «  paix  perpétuelle  »,  «  il  reste 
menacé  des  plus  grands  dangers,  car  ses  ennemis,  c'est-à-dire  les  Etats 
limitrophes,  ont  dans  les  populations  serbes  et  bulgares  de  l'empire  des 
éléments  toujours  prêts  à  susciter  des  révolutions  intérieures.  Les  intérêts 
de  «  l'équilibre  européen  »,  ou  plutôt  les  jalousies  rivales  des  différents 
États  sont  jusqu'à  maintenant  la  meilleure  sauvegarde  de  la  Turquie  ;  mais 
le  vaste  empire  qui  s'étend  au  loin  jusqu'en  Arabie,  et  qui,  par  son  vassal, 
le  khédive  d'Egypte,  est  devenu  suzerain  de    la  Nubie,  du  Darfour,   du 


228  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

Ouadaï,  et  de  quelques  points  du  littoral  del'Abyssinie,  est  lézardé  de  toutes 
parts  :  dans  plusieurs  de  ses  domaines,  notamment  en  Egypte,  les  étrangers 
sont  plus  maîtres  que  les  mahométans  eux-mêmes.  Tout  le  versant  septen- 
trional des  Balkans,  du  Vitos,du  Skar  ne  se  trouve  plus  que  nominalement 
sous  la  suprématie  de  la  Turquie;  pas  une  goutte  d'eau  se  déversant  dans  le 
Danube  ne  coule  maintenant  sur  le  territoire  ottoman,  et  même  les  sources 
de  maintes  rivières  qui  se  jettent  dans  la  mer  Egée  ont  cessé  d'arroser  les  terres 
desOsmanlis.Batoum  est  annexée  à  la  Transcaucasie  russe.  Chypre  est  deve- 
nue île  anglaise  et  Tunis  est  désormais  une  dépendance  politique  de  l'Algé- 
rie. Le  centre  de  gravité  de  l'empire  s'est  déplacé;  il  n'est  plus  en  Europe, et 
l'Asie  Mineure,  au  centre  de  laquelle  il  se  trouve  actuellement,  est  ruinée 
par  la  famine,  exposée  presque  sans  défense  aux  aggressions  de  la  Russie. 

L'Empire  Ottoman  occupe  une  surface  immense,  de  peut-être  six  millions 
de  kilomètres  carrés,  dont  il  est  même  impossible  d'indiquer  les  limites, 
car,  au  sud  et  au  sud-ouest,  le  domaine  du  sultan  va  se  perdre  dans  les 
déserts  inexplorés  du  haut  Nil  et  du  Soudan.  Toutefois  la  plus  grande 
partie  de  ces  vastes  territoires  n'est  point  sous  la  dépendance  directe  du 
padichah  de  Stamboul.  L'intérieur  de  l'Arabie  appartient  aux  Ouahabîtes; 
les  côtes  méridionales  de  l'Hadramaut  sont  habitées  par  des  peuplades  libres 
ou  bien  inféodées  à  l'Angleterre;  enfin,  même  entre  la  Syrie  et  l'Euphrate, 
nombre  de  districts,  nominalement  administrés  par  des  pachas  turcs,  sont 
pour  les  Bédouins  un  territoire  de  courses  et  de  pillage.  L'Empire  Ottoman 
proprement  dit,  comprend,  avec  ses  provinces  d'Europe,  l'Asie  Mineure,  la 
Syrie,  la  Palestine,  le  double  bassin  du  Tigre  et  de  l'Euphrate,  le  Hedjaz  et  le 
Yémen  en  Arabie,  Tripoli  en  Afrique.  Ce  territoire  s'étend  sur  un  espace  de 
400  millions  d'hectares,  huit  fois  la  surface  de  la  France;  mais  la  popu- 
lation, beaucoup  moins  dense  que  celle  de  l'Europe  occidentale,  s'élève  au 
plus  à  28  millions  d'habitants.  Quelques  statisticiens  pensent  même  que  ce 
nombre  est  trop  fort  de  deux  ou  trois  millions. 

La  Turquie  d'Europe,  dans  laquelle  on  ne  doit  plus  compter  la  Bosnie, 
l'Herzégovine,  la  Bulgarie  et  qui  possède  seulement  de  nom  Novibazar  et  la 
Roumanie  orientale,  est  un  Etat  de  moyenne  grandeur,  dont  l'étendue  est 
évaluée  approximativement  aux  deux  cinquièmes  du  territoire  de  la  France. 
En  dehors  de  Constantinople  et  de  sa  banlieue,  qui  forme  un  district  dépen- 
dant du  ministère  de  la  police,  le  pays  est  divisé  en  cinq  vilayet  ou  pro- 
vinces; en  outre,  Lemnos,  Imbros,  Samothrace,  Astypalœa  constituent, 
avec  Rhodes  et  les  îles  du  littoral  de  l'Anatolie,  un  sixième  vilayet.  Du 
reste,  les  divisions  conventionnelles  de  l'empire  sont  assez  fréquemment 
modifiées.  Les  vilayet  se  divisent  en  moutesariflik  ou  mncljak;  ceux-ci  se 


GOUVERNEMENT  DE  LA  TURQUIE. 


229 


partagent  en  kaza,  qui  répondent  aux  cantons  français,  et  les  kaza  en 
communes  ou  nahié1. 

Le  sultan  ou  padichah,  qui  est  en  même  temps  émir  el  moumenin,  c'est- 
à-dire  chef  des  croyants,  concentre  en  sa  personne  tous  les  pouvoirs  ;  il  n'a 
d'autre  règle  de  conduite  que  les  prescriptions  du  Coran  et  les  traditions 
de  ses  ancêtres.  Après  lui,  le  personnage  le  plus  considérable  de  l'empire 
est  le  cheik  d-hlam  (ancien  de  l'Islam)  ou  grand-mufti,  qui  préside  aux 
cultes  et  à  la  justice.  Le  premier  ministre  n'a  plus  le  rang  de  grand-vizir, 
ne  commande  plus  à  touLe  l'administration  :  le  conseil  des  ministres 
ou  mouchir  communique  directement  avec  le  sultan.  Le  kislar-agasi  ou 
chef  des  eunuques  noirs,  auquel  est  confiée  la  direction  du  harem  impérial, 
est  aussi  l'un  des  grands  dignitaires  de  la  Turquie  et  souvent  celui  qui 
jouit  en  réalité  de  la  plus  haute  influence  et  qui  distribue  les  faveurs  à  son 
gré.  Les  membres  jurisconsultes  des  divers  conseils  des  ministères  sont 
désignés  sous  le  nom  àemoufti.  Les  titres  effendi  ou  «  lettré  »,  aga  ou 
«  homme  du  sabre  »,  sont  des  termes  de  politesse  appliqués  aux  employés 
ou  à  des  personnages  considérables.  Souvent  aussi  le  nom  de  pacha,  répon- 
dant à  celui  de  «  grand  chef  »,  est  donné  à  tous  ceux  qui  remplissent  une 
haute  fonction  civile  ou  militaire.  On  sait  que  leur  dignité  est  symbolisée, 
suivant  le  rang,  par  une,  deux  ou  trois  queues  de  cheval  flottant  au  bout 
d'une  lance  :  c'est  un  usage  qui  rappelle  les  temps,  déjà  légendaires,  où  les 
Turcs  nomades  parcouraient  à  cheval  les  steppes  de  l'Asie  centrale. 

Le  conseil  d'État  (chouraï  devlet)  et  d'autres  conseils,  fonctionnent  pour 
chaque  ministère,  et,  par  l'ensemble  de  leurs  bureaux,  constituent  la  chan- 
cellerie d'État  ou  divan.  En  outre,  une  cour  suprême,  divisée  en  deux 
sections,  s'occupe  des  affaires  civiles  et  des  affaires  criminelles.  Les  membres 
des  corps  officiels  sont  nommés  directement  par  le  pouvoir;  la  seule  appa- 
rence de  droit  accordée  aux  diverses  «  nations  »  de  l'empire  est  que  deux 
représentants  de  chacune  d'elles,  d'ailleurs  soigneusement  choisis  par  le 
premier  ministre,  prennent  place  au  conseil  de  l'administration  ou  conseil 

1  Vilayet. 

1.  Edirneh  ou  Andrinople  (Thrace) 

2  Salonique  ou  Selanik.  (Macédoine) 

5.  Monastir    et  Prizrend   (Haute  Macédoine  et 

llaule  Albanie).    .    .    .      ... 

4.  Yanina  (Epire  et  Thessnlie) .... 

5.  Crète  ou  Candie 

Iles  européennes  du  vilayet  de  l'Archipel 
Conslanliuople  et  sa  banlieue  européenne 
Sandjakde  Novibazar  (avec  garnison  autrichienne) 


Superficie 

Population 

Capitale. 

approximative. 

probable. 

35,000 

1,250,000 

Andrinople 

50,000 

650,000 

Salonique. 

55,000 

1,500,000 

Monastir. 

56,000 

720,000 

Yanina. 

7,800 

210,000 

La  Canée. 

1,200 

40,000 

Dardanelles 

500 

490,000 

8, -400 

125,000 

Novibazar. 

Turquie  d'Europe. 


190,300 


4,985,000 


250  NOUVELLE   GÉOGRAPHIE    UNIVERSELLE. 

d'État.  Il  en  est  de  même  dans  les  provinces.  Un  vali  gouverne  le  vilayet, 
uu  moutesarifle  sandjak,  un  caïmacan  le  kaza,  un  moudir  la  commune. 
Tous  ces  chefs  sont  assistés,  mais  pour  la  forme  seulement,  par  un  conseil 
composé  des  principaux  fonclionnaires  civils  et  religieux,  et  de  quelques 
membres  musulmans  et  non  musulmans  choisis  sur  une  liste  de  notables 
éligibles.  En  réalité,  c'est  le  vali  qui  nomme  les  membres  des  conseils. Aussi 
ces  assemblées  sont-elles  désignées  en  langage  populaire  sous  le  nom  de 
«  conseils  des  Oui  »  ;  elles  n'ont  d'autre  fonction  que  d'approuver.  Les 
conditions  que  le  gouvernement  suprême  a  daigné  se  faire  à  lui-même  sont 
résumées  dans  le  hatti-chérif  de  Gulhané,  promulgué  en  1859,  dans  le 
hatti-houmayoum  de  1856  et  dans  la  constitution  de  1876.  Depuis,  ces 
promesses,  qui  garantissent  à  tous  les  habitants  de  l'empire  une  entière 
sécurité  quant  à  leur  vie,  leur  honneur  et  leur  fortune,  ont  été  converties 
en  articles  de  loi  partiellement  appliqués. 

L'organisation  religieuse  et  judiciaire,  jalousement  surveillée  par  le  cheik- 
el-Islam  et  par  les  prêtres,  ne  pouvait  être  l'objet  d'aucun  changement.  Le 
corps  spécialement  religieux,  celui  des  imam,  comprend  les  cheik,  qui  ont 
pour  devoir  la  prédication,  les  khatib,  qui  récitent  les  prières  officielles,  et 
les  imam  proprement  dits,  qui  célèbrent  les  mariages  et  les  enterrements. 
Les  juges,  qui  composent  avec  les  imam  le  groupe  des  ouléma ,  ont  pour 
supérieur  immédiat  un  cazi-asker  ou  grand-juge,  et  se  divisent,  suivant  la 
hiérarchie,  en  mollah,  cazi  (cadis)  et  naïb.  Ils  ne  sont  point  rétribués 
par  l'Etat  et  prélèvent  eux-mêmes  leurs  émoluments  sur  la  valeur  des 
biens  en  litige  et  sur  les  héritages  :  c'est  dire  que  la  loi  même  les  encourage 
à  l'improbité.  Des  tribunaux  mixtes  offrent  quelque  garantie  aux  habitants 
de  l'empire  non  mahométans. 

Le  patriarche  de  Constantinople,  comme  chef  de  la  religion  grecque 
dans  la  Turquie  d'Europe  et  comme  directeur  civil  des  communautés  de  sa 
nation,  dispose  d'une  influence  très-considérable.  Il  est  désigné  par  un 
synode  de  dix-huit  membres,  qui  administre  le  budget  religieux  et  décide 
souverainement  en  matière  de  foi.  Les  trois  personnages  principaux  du  rit 
latin  sont  un  patriarche  siégeant  dans  la  capitale  et  les  deux  archevêques 
d'Antivari  et  de  Durazzo.  Les  deux  cultes  arméniens  ont  chacun  leur  pa- 
triarche résidant  à  Constantinople. 

Il  serait  trop  dangereux  pour  la  puissance  des  Ottomans  en  Europe  que  les 
sujets  chrétiens  pussent  entrer  en  grand  nombre  dans  l'armée.  Jadis  ils  en 
étaient  complètement  exclus  et  devaient  payer  de  lourds  impôts  de  capitation 
en  échange  du  service  militaire.  Actuellement,  il  est  convenu  officiellement 
que  les  «  rayas  »  peuvent  contribuer  à  la  défense  nationale  et  monter  de 


ETAT  SOCIAL  DE   LA  TURQUIE  251 

grade  en  gracie  jusqu'à  celui  de  ferik  (général)  et  de  mouchir  (maréchal)  ; 
mais,  en  réalité,  l'armée  n'en  continue  pas  moins  d'être  presque  exclusive- 
ment composée  d'Osmanlis  et  de  mahométans  de  diverses  races.  C'est  même 
afin  de  classer  ses  sujets  en  recrutables  et  en  corvéables  que  le  gouvernement 
turc  fait  procéder  de  temps  en  temps  dans  ses  provinces  à  des  recensements 
sommaires.  L'armée  active  (nizam),  organisée  sur  le  modèle  prussien,  com- 
prend environ  50,000  soldats,  auxquels  s'ajoutent  les  deux  réserves,  Yida- 
tyal  et  le  rédif.  En  cas  de  nécessité,  l'armée  se  grossit  d'un  nombre  indé- 
fini de  volontaires  irréguliers,  les  bachi-bozouk,  dont  le  nom  rappelle  tant 
de  scènes  de  meurtres  et  d'horreurs, 

La  flotte  de  guerre  est  très-puissante  en  comparaison  de  la  marine 
commerciale  :  à  la  fin  de  l'année  1877,  elle  comptait  quinze  grands  navires 
cuirassés,  dix-huit  bâtiments  également  cuirassés,  de  faible  tonnage  et  qua- 
rante-cinq autres  bateaux  à  vapeur.  Complètement  armée,  elle  aurait  dû 
porter  plus  de  cinquante  mille  marins. 

La  nation  turque  se  trouve  encore  en  plein  moyen  âge,  et  sans  doute  elle 
a  devant  elle  bien  des  étapes  de  révolutions  intestines  avant  qu'elle  puisse 
se  placer  au  rang  des  nations  policées  de  l'Europe  et  de  l'Amérique.  Des 
races  hostiles  occupent  le  territoire,  prêtes  à  se  précipiter  les  unes  contre 
les  autres  si  elles  n'étaient  maintenues  de  force.  Les  Serbes  s'armeraient 
contre  les  Albanais,  les  Bulgares  contre  les  Grecs,  et  tous  s'uniraient  contre 
le  Turc.  Les  haines  de  religion  s'ajoutent  aux  animosités  de  races,  et  dans 
maints  districts  les  ennemis  les  plus  acharnés  sont  des  frères  de  langue  et 
d'origine.  D'ailleurs  les  Osmanlis,  maîtres  de  ces  populations  diverses,  les 
oppriment  sans  scrupule,  et  leur  grand  art  est  précisément  de  les  opposer 
les  unes  aux  autres  pour  régner  en  paix  au-dessus  de  leurs  conflits. 

Il  n'en  saurait  être  autrement  dans  un  empire  où  le  caprice  est  souverain 
Le  padichah  est  à  la  fois*  le  maître  des  âmes  et  des  corps,  le  chef  militaire, 
le  grand  juge  et  le  pontife  suprême.  Jadis  son  pouvoir  était  pratiquement 
limité  par  celui  des  feudataires  éloignés,  qui  souvent  réussissaient  à  se  rendre 
à  peu  près  indépendants;  mais  depuis  la  chute  d'Ali-Pacha  et  le  massacre 
des  janissaires,  les  seules  bornes  de  la  toute-puissance  du  sultan  sont  la 
coutume,  les  traditions  de  ses  ancêtres  et  les  intérêts  des  gouvernements 
européens.  Toutefois,  il  a  bien  voulu,  par  certains  actes  de  sa  libre  initia- 
tive, régulariser  l'exercice  de  son  autorité.  C'est  ainsi  qu'il  a  institué  pour 
tout  l'empire  un  budget  dont  il  s'attribue  le  dixième  environ.  Le  plus  absolu 
des  monarques  d'Europe,  il  est  aussi  celui  dont  la  liste  civile  est  la  plus 
forte  en  proportion  des  revenus  du  pays;  encore  ce  budget  particulier 
n'est-il  pas  suffisant,  et  très-fréquemment  doit-on  en  combler  le  déficit  par 


252  NOUVELLE  GEOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

des  emprunts  à  quinze  et  vingt  du  cent,  pour  lesquels  on  hypothèque  le 
produit  des  impôts,  des  dîmes  et  des  douanes.  Le  train  de  maison  du  sultan 
et  des  membres  de  sa  famille  est  effréné.  En  outre,  la  domesticité  est  elle- 
même  entourée  d'une  tourbe  de  parasites  qui  vivent  autour  du  palais  et  que 
nourrissent  les  cuisines  impériales.  Les  dépenses  courantes  s'accroissent 
des  frais  de  construction  pour  les  palais  et  les  kiosques,  de  l'achat  de  toutes 
les  féeries  d'Orient,  fabriquées  a  Paris,  et  des  collections  de  fantaisie,  des 
prodigalités  de  toute  nature,  de  vols  et  de  dilapidations  sans  fin. 

Les  ministres,  lesvali  et  autres  grands  personnages  de  l'empire  travail- 
lent de  leur  mieux  à  imiter  leur  maître,  et,  comme  lui,  doivent  forcément 
dépasser  les  limites  que  leur  trace  un  budget  fictif.  D'ailleurs  ils  sont 
richement  payés,  car  il  est  admis,  en  Orient,  que  les  hautes  dignités  doivent 
être  rehaussées  par  l'éclat  de  la  fortune  et  les  prodigalités  du  luxe.  Aussi 
ne  reste-t-il  rien  pour  les  travaux  utiles.  Quant  aux  employés  inférieurs,  ils 
ne  touchent  que  des  honoraires  dérisoires,  si  même  on  veut  condescendre 
à  les  payer;  mais  il  est  tacitement  convenu  qu'ils  peuvent  se  dédommager 
de  leur  mieux  sur  la  foule  des  corvéables.  Tout  se  vend  en  Turquie,  et 
surtout  la  justice.  L'état  des  finances  turques  est  tellement  lamentable,  les 
emprunts  se  font  à  des  taux  tellement  usuraires,  la  désorganisation  des 
services  est  si  complète,  qu'on  a  souvent  proposé  de  faire  gérer  le  budget 
ottoman  par  un  syndicat  des  puissances  européennes  ;  mais  parmi  ces 
puissances,  combien  en  est-il  qui  puissent  se  vanter  elles-mêmes  d'avoir 
parfaitement  équilibré  leurs  recettes  et  leurs  dépenses1! 

Sous  un  pareil  régime,  l'agriculture  et  l'industrie  de  l'empire  turc  ne 
peuvent  se  développer  que  très-lentement.  La  terre  ne  manque  point.  Au 
contraire,  de  vastes  étendues  du  sol  le  plus  fécond  sont  en  friche;  nul  ne 
s'occupe  de  savoir  à  qui  elles  appartiennent,  et  le  premier  venu  peut  s'en 
emparer  ;  mais  gare  à  lui  s'il  tire  grand  profit  de  ses  cultures  et  s'il  lui  prend  la 
fantaisie  de  s'enrichir!  Aussitôt  le  sol  qu'il  labourait  se  trouve  avoir  fait 
partie  des  terres  appartenant  au  culte,  ou  bien  il  est  à  la  convenance  d'un 
pacha  qui  s'en  empare  après  en  avoir  fait  bâtonner  le  possesseur!  En  maints 
districts,  c'est  de  propos  délibéré  que  le  paysan,  même  le  plus  économe  et 
le  plus  actif,  limite  sa  récolte  au  strict  nécessaire;  il  serait  désolé  d'une 
moisson  abondante,  car  l'accroissement  de  production  est  en  même  temps 
un  accroissement  d'impôt  et  peut  attirer  les  inquisitions  soupçonneuses  de 
l'exacteur.  De  même,  dans  les  petites  villes,  le  commerçant  dont  les  affaires 


1  Recettes  du  budget  turc  en  1876.     580,000,000  francs.     Répenses.   .    .     820,000,000  francs. 
Dette  intérieure  et  extérieure  en  1875 5.500.000,000  francs. 


ÉTAT  SOCIAL  DE   LA   TURQUIE,  233 

sont  en  voie  de  prospérité  se  gardera  bien  de  montrer  sa  richesse;  il  se  fera 
tout  humble,  tout  petit,  et  laissera  sa  maison  s'érailler  de  misère. 

Afin  de  jouir  en  paix  de  leur  propriété  territoriale,  les  familles  musul- 
manes ont  en  très-grand  nombre  cédé  leurs  droits  de  possesseurs  aux  mos- 
quées; ils  ne  sont  plus  que  de  simples  usufruitiers,  mais  ils  ont  ainsi  l'avan- 
tage de  n'avoir  pasà  payer  d'impôts,  puisque  leur  terre  est  devenue  sainte,  et 
leurs  descendants  pourront  jouir  des  revenus  du  domaine  jusqu'à  extinction 
de  la  famille.  Ces  terres,  que  l'on  désigne  sous  le  nom  de  vakouf,  consti- 
tuent peut-être  le  tiers  de  la  superficie  du  territoire.  Elles  ne  rapportent 
absolument  rien  à  l'Etat;  elles  n'ont  qu'une  faible  valeur  pour  les  usufrui- 
tiers eux-mêmes,  routiniers  fatalistes  qui  se  sont  débarrassés  de  leurs  titres 
de  propriété  précisément  à  cause  de  leur  manque  d'initiative;  enfin,  lors- 
qu'elles ont  agrandi  l'immense  domaine  du  clergé,  la  plus  forte  part  est 
laissée  inculte.  Tout  le  poids  de  l'impôt  retombe  donc  sur  la  terre  que  la- 
boure le  malheureux  chrétien;  encore  le  produit  de  cet  impôt  doit-il  forcé- 
ment diminuer  à  mesure  que  s'accroît  l'étendue  des  terrains  vakouf.  Aussi 
faudra-t-il  en  venir  tôt  ou  tard  à  la  sécularisation  des  biens  de  main-morte, 
du  moins  si  la  Porte  doit  se  maintenir  encore  en  Europe  pendant  quelques 
années,  et  déjà  le  gouvernement  turc,  au  grand  scandale  des  vieux  croyants, 
a  timidement  étendu  la  main  vers  le  territoire  appartenant  aux  mos- 
quées de  Stamboul. 

Actuellement,  on  peut  le  dire,  c'est  en  dépit  de  ses  maîtres  que  le  paysan 
slave,  albanais  ou  bulgare  réussit  à  maintenir  le  sol  en  état  de  production. 
On  peut  en  juger  par  un  seul  fait.  Afin  d'éviter  la  fraude,  certains  collec- 
teurs de  dîmes  n'ont  pas  trouvé  de  moyen  plus  ingénieux  que  d'obliger  les 
cultivateurs  à  entasser  le  long  des  champs  tout  le  produit  de  leur  récolte  ; 
tant  que  les  agents  du  trésor  n'ont  pas  prélevé  chaque  dixième  gerbe,  il  faut 
que  les  amas  de  maïs,  de  riz  ou  de  blé  restent  dans  la  campagne,  exposés  au 
vent,  à  la  pluie,  à  la  dent  des  animaux.  Souvent,  lorsque  le  gouvernement 
perçoit  enfin  sa  dîme,  la  moisson  a  perdu  la  moitié  de  sa  valeur.  Quelque- 
fois les  paysans  ne  touchent  pas  à  leur  récolte  de  raisins  ou  d'autres  fruits 
afin  de  n'avoir  pas  à  payer  l'impôt.  Du  reste,  ce  n'est  pas  du  fisc  seulement 
que  le  cultivateur  a  le  droit  de  se  plaindre;  il  est  également  rançonné  par 
tous  les  intermédiaires  qui  lui  achètent  sa  récolte.  «  Le  Bulgare  laboure  et 
le  Grec  tient  la  charrue  »,  dit  un  ancien  proverbe.  Ce  dire  est  encore  assez 
vrai,  du  moins  sur  le  versant  méridional  des  Balkans,  où  le  paysan  bulgare 
n'est  pas  toujours  propriétaire  du  sol  qu'il  ensemence;  mais  là  même  où  il 
possède  son  propre  champ  et  ne  travaille  pas  directement  pour  un  maîlre 
grec  ou  musulman,  sa  moisson  appartient  souvent  à  l'usurier,  même  avant 
t.  r.o 


234  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

d'avoir  été  coupée;  et,  dans  le  vain  espoir  de  se  libérer  un  jour,  il  travaille 
toute  sa  vie  comme  un  misérable  esclave. 

Cependant  telle  est  la  fertilité  du  sol  sur  les  deux  versants  de  l'Hémus, 
dans  la  Macédoine  et  la  Thessalie,  que,  malgré  l'absence  des  routes,  malgré 
les  mosquées  et  le  fisc,  malgré  l'usure  et  le  vol,  l'agriculture  livre  au  com- 
merce une  grande  quantité  de  produits.  Le  maïs  ou  «  blé  de  Turquie  »  et 
toutes  les  céréales  sont  récoltées  en  abondance.  Les  vallées  du  Karasou  et  du 
Vardar  donnent  le  coton,  le  tabac,  les  drogues  tinctoriales;  le  littoral  et  les 
îles  fournissent  du  vin  et  de  l'huile,  dont  il  serait  facile  avec  un  peu  d'art 
de  faire  des  produits  exquis;  le  vin  est  excellent  dans  la  vallée  de  la  Maritsa, 
enfin  des  mûriers  s'étendent  en  forêts  dans  certaines  parties  de  la  Thrace  et 
de  la  Roumélie,  et  l'expédition  des  cocons  en  Italie  et  en  France  prend 
chaque  année  une  plus  grande  importance.  Avec  leur  sol  fécond,  leurs  belles 
vallées'  humides  et  tournées  vers  le  midi,  les  diverses  contrées  de  la  Pénin- 
sule ne  peuvent  manquer  de  prendre,  dans  un  avenir  prochain,  l'un  des 
premiers  rangs  en  Europe  par  la  bonté  et  la  variété  de  leurs  produits.  Quant 
à  l'industrie,  il  est  probable  qu'elle  se  déplacera  comme  celle  de  tous  les 
pays  ouverts  au  libre  commerce  avec  l'étranger,  par  la  construction  de  nou- 
velles routes.  Les  manufactures  des  villes  de  l'intérieur,  fabriques  d'armes, 
d'étoffes,  de  tapis,  de  bijouterie,  auront  à  souffrir  beaucoup  de  la  concur- 
rence étrangère,  et  sans  doute  nombre  d'entre  elles  succomberont,  à  moins 
qu'elles  ne  passent  en  d'autres  mains  que  celles  des  indigènes. 

11  est  certain  que,  dans  ces  dernières  années,  le  mouvement  des  échanges 
n'a  cessé  de  s'accroître  dans  les  ports  de  la  Turquie,  grâce  aux  Hellènes, 
aux  Arméniens  et  aux  Francs  de  toute  nation.  On  évalue  actuellement  le 
commerce  de  l'Empire  Ottoman  d'Europe  et  d'Asie  à  un  milliard  de 
francs  environ  :  c'est  une  somme  d'échanges  bien  faible  pour  des  contrées 
dotées  d'un  sol  fertile,  de  produits  si  variés,  de  ports  si  nombreux  et  si 
admirablement  situés  au  centre  de  l'Ancien  Monde,  au  point  de  croisement 
de  ses  grands  chemins  naturels  *. 

Les  Turcs  d'Europe  ne  prennent  qu'une  part  fort  minime  au  travail  qui 
se  fait  dans  leur  empire.  Bien  des  causes  spéciales  contribuent  à  les  rendre 
moins  actifs  que  les  représentants  des  autres  races.  D'abord  c'est  parmi  eux 
que  se  recrutent  les  maîtres  du  pays,  et  leur  ambition  se  porte  naturelle- 
ment vers  les  honneurs  et  les  voluptés  du  kief,  c'est-à-dire  de  la  molle 
oisiveté.  Par  mépris  de  tout  ce  qui  n'est  pas  mahométan,  non  moins  que 


1  Mouvement  des  ports  turcs .    .    .    .     en  1878:     185,750  navires,  jaugeant  19,515,000  tonnes 
»         du  port  de  Constantinople         »  37,454  »  7,025,000  '     » 


ÉTAT  SOCIAL  ET  RACES  DE  LA   TURQUIE.  257 

par  insouciance  et  lenteur  d'esprit,  ils  n'apprennent  que  rarement  des 
langues  étrangères  et,  par  conséquent,  se  trouvent  à  la  merci  des  autres 
races,  dont  la  plupart  sont  plus  ou  moins  polyglottes.  D'ailleurs  leur  propre 
langue  est  un  instrument  difficile  à  manier  utilement,  à  cause  des  divers 
systèmes  de  caractères  que  l'on  emploie  et  du  grand  nombre  de  mots 
persans  et  arabes  qui  se  trouvent  dans  la  langue  littéraire.  En  outre,  le 
fatalisme  que  le  Coran  enseigne  aux  Turcs  leur  enlève  toute  initiative;  en 
dehors  de  la  routine  ils  ne  savent  plus  rien  faire.  La  polygamie  et  l'escla- 
vage sont  aussi  pour  eux  deux  grandes  causes  de  démoralisation.  Quoique 
les  riches  seuls  puissent  se  donner  le  luxe  d'un  harem,  les  pauvres  appren- 
nent par  l'exemple  de  leurs  maîtres  à  ne  point  respecter  la  femme,  se 
corrompent,  s'avilissent  et  prennent  part  à  ce  trafic  de  chair  humaine  que 
nécessite  la  polygamie.  Du  reste,  en  dépit  de  ces  innombrables  esclaves  qui, 
depuis  plus  de  quatre  siècles,  ont  élé  amenés  de  tous  les  confins  de  l'em- 
pire ottoman  et  qui  ont  accru  la  population  turque,  en  dépit  de  ces  mil- 
lions de  jeunes  filles  du  Caucase,  de  la  Grèce,  de  l'Archipel,  de  la  Nubie, 
de  l'intérieur  du  Soudan,  qui  ont  peuplé  les  harems  de  la  Turquie,  le 
nombre  des  Osmanlis  est  resté  très-inférieur  relativement  à  celui  des  autres 
éléments  ethniques  de  la  Péninsule  :  à  peine  la  race  dominante,  si  l'on 
peut  donner  le  nom  de  race  à  des  hommes  provenant  de  tant  de  croisements 
divers,  représente-t-elle  le  cinquième  des  habitants  du  reste  d'empire  que 
les  puissances  Européennes  ont  laissé  au  padichah.  Et  cette  infériorité  ne 
pourra  que  s'accuser  de  plus  en  plus,  car,  précisément  à  cause  de  la 
polygamie,  le  nombre  des  enfants  qui  survivent  est  moindre  dans  les 
familles  mahométanes  que  dans  les  familles  chrétiennes.  Quoiqu'on  ne 
puisse  à  cet  égard  s'appuyer  sur  aucun  dénombrement  précis,  il  paraît 
incontestable  que  la  population  turque  diminue  réellement.  La  conscrip- 
tion, qui  naguère  pesait  uniquement  sur  eux,  devenait  de  plus  en  plus 
difficile,  à  cause  du  manque  de  recrues. 

Depuis  Chateaubriand,  on  a  souvent  répété  que  les  Turcs  ne  sont  que 
campés  en  Europe  et  qu'ils  s'attendent  eux-mêmes  à  reprendre  bientôt  le 
chemin  des  steppes  d'où  ils  vinrent  jadis.  Ce  serait  par  une  sorte  de  pres- 
sentiment que  tant  de  Turcs  de  Stamboul  demandent  à  être  ensevelis  dans 
le  cimetière  de  Scutari  :  ils  voudraient  ainsi  sauver  leurs  ossements  du 
pied  profanateur  des  Giaours,  lorsque  ceux-ci  rentreront  en  maîtres  dans 
Constantinople.  En  maints  endroits,  les  vivants  imitent  les  morts,  et  des 
îles  de  l'Archipel,  du  littoral  de  la  Thrace,  un  faible  courant  d'émigration 
entraîne  chaque  année  vers  l'Asie  quelques  vieux  Turcs,  mécontents  de 
toute  cette  activité  européenne  qui  se  manifeste  autour  d'eux.  Toutefois  ces 


238 


NOUVELLE  GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 


mouvements  n'ont  pas  grande  importance  en  comparaison  de  l'exode  causé 
par  la  guerre  dans  toute  la  région  des  Balkans.  Sax  évalue  à  un  million 
d'hommes  le  nombre  des  malheureux  mahométans  qui  ont  dû  s'expatrier 
depuis  l'occupation  russe.  Certains  districts  ont  été  complètement  aban- 
donnés par  une  race,  et  des  hommes  d'une  autre  origine  l'ont  remplacée  : 
tout  a  changé,  langue,  religion,  mœurs.  Cet  exode  doit-il  continuer  plus 
tard,  lorsque  la  domination  ottomane  aura  été  entièrement  renversée?  Pour- 
tant les  Yuruks  de  la  Macédoine,  et  ces  Koniarides  qui  habitent  les  mon- 
tagnes de  la  Roumélie  depuis  le  onzième  siècle,  ne  songent  point  à  quitter 

S°  38.   ÉTATS  DE  L 'ANCIENNE  TURQUIE  D'EUROPE. 


E  deP 


C.  Perron 


Echelle  de  1  :  9000000 


la  terre  qui  est  devenue  leur  patrie.  Pour  supprimer  l'élément  turc  dans  la 
péninsule  thraco-hellénique,  il  faudrait  procéder  par  extermination,  c'est- 
à-dire  être  plus  féroce  à  l'égard  des  Osmanlis  qu'ils  ne  le  furent  eux-mêmes 
à  l'époque  de  la  conquête,  lorsqu'ils  se  vantaient  de  ne  pas  laisser  repousser 
l'herbe  sous  les  pas  de  leurs  chevaux.  D'ailleurs  ne  doit-on  pas  tenir  compte 
de  ce  fait  que  les  Turcs,  si  peu  nombreux  qu'ils  soient  en  proportion  des 
autres  races,  s'appuient  néanmoins  sur  des  millions  de  mahométans  albanais, 
bosniaques,  bulgares,  tcherkesses  et  nogaïs?Dans  la  péninsule  Ulyrienne, 
les  musulmans  représentaient  naguère  le  tiers  de  la  population,  et  les  haines 
religieuses  les  forcent,  malgré  les  différences  de  races,  à  rester  solidaires 
les  uns  des  autres.  Il  ne  faut  pas  oublier  non  plus  que  les  musulmans  de 


AVENIR  DE   LA  TURQUIE. 


259 


Turquie  sont  les  représentants  de  cent  cinquante  millions  de  coreligionnai- 
res dans  le  reste  du  monde,  et  que  ces  peuples  prennent  une  part  de  plus 
en  plus  large  au  mouvement  générai  de  l'humanité  en  Afrique  et  en  Asie  *. 

En  vertu  des  lois,  toutes  les  nationalités  de  l'empire,  sans  distinction 
d'origine  ni  de  culte,  sont  considérées  comme  égales,  et  les  chrétiens  de 
toute  race  peuvent  occuper  les  divers  emplois  de  l'empire  au  même  titre  que 
les  musulmans.  Il  va  sans  dire  que  partout  où  l'occasion  se  présente,  les 
Turcs  font  de  leur  mieux  pour  mettre  à  néant  toutes  ces  belles  affirmations 
du  droit.  Très-fins  sous  leur  apparente  lourdeur,  les  pachas  savent  fort  bien 
rebuter  les  impatients  de  liberté  par  leurs  formalités,  leurs  lenteurs,  leurs 
atermoiements  continuels.  Dans  certains  districts  éloignés  de  Constanti- 
nople,  les  réformes  sont  encore  lettre  morte.  Toutefois  il  serait  injuste  de 
ne  pas  reconnaître  que  dans  l'ensemble  de  la  Turquie  de  très  grands  pro- 
grès se  sont  accomplis  vers  l'égalisation  définitive  des  races.  D'ailleurs  c'est 
aux  populations  elles-mêmes  à  vouloir  avec  persévérance  ;  elles  deviennent  H- 
bresàmesure  qu'elles  arrivent  à  la  consciencede  leur  valeur  et  deleur  force. 

Heureusement  le  despotisme  turc  n'est  pas  un  despotisme  savant,  basé 
sur  la  connaissance  des  hommes  et  visant  avec  méthode  à  leur  avilissement. 
Les  Osmanlis  ignorent  l'art  «  d'opprimer  sagement  ».  Pourvu  que  le  pacha 
et  ses  favoris  puissent  s'enrichir  à  leur  aise,  vendre  chèrement  la  justice  et 
les  faveurs,  bâ tonner  de  temps  en  temps  les  malheureux  qui  ne  se  rangent 
pas  assez  vite,  ils  laissent  volontiers  la  société  marcher  à  sa  guise.  Ils  ne 
s'occupent  point  curieusement  des  affaires  de  leurs  administrés  et  ne  se 


Statistique  approximative  des  races  et  religions  de  la  Turquie  d'Europe,  avant  la  guerre  de  1878  : 

Population 
probable. 

1,775,000       650,000      945,000  180,000 
60,000  4,400,000     40,000 


Slaves  . 

Latins  . 
Grecs.  . 
Albanais 


Races 

Serbes.    .    . 
Bulgares  .    . 
Russes,  Ruthè 
nés,  Cosaques 
Polonais  .    . 
Roumains 
Zinzares 


Catholiques  Catholiques  Autres 

Musulmans.       grecs.  latins.        Arméniens,  chrétiens.  Juifs. 


Turcs. 
Sémites 


Guègues 
Tosques 
Osmanlis 
Tar  tares 
[  Arabes. 
|  Israélites 

Arméniens.    .    .    . 

tcherkesses.    .    , 

Tsiganes  .        .    . 

Francs  ...    .    . 


4,500,000 


10,000 

— 

— 

_    _   10,000  — 

5,000 

—  " 

— 

5,000   —    —    — 

75,000 

— 

75,000 

—    —    —    — 

200,000 

— 

200,000 

—    —    —    — 

1,200,000 

— 

1,200,000 

—    —    —    — 

600,000 

400,000 

50,000 

150,000   —    —    - 

800,000 

600,000 

200,000 

—    —    —    — 

1,500,000 

1,500,000 

— 

—    —    —    — 

55,000 

55,000 

— 

—    —    —    — 

5,000 

5,000 

— 

—     —    —    — 

95,000 

— 

— 

—    —    —  95,000 

400,000 

— 

— 

20,000  580,000  —    — 

90,000 

90,000 

— 

—    —    — 

140,000 

— 

— 

—    —    —    — 

50,000 

— 

— 

45,000   —    5,000  — 

Population   totale.   .     11,480,000  5,480,000  7,070,000     440,000  580,000  15,000   95,000 


240  NOUVELLE    GÉOGRAPHIE    UNIVERSELLE. 

font  point  adresser  de  rapports  et  de  contre-rapports  sur  les  individus  et  les 
familles.  Leur  domination  est  souvent  violente  et  cruelle,  mais  elle  est  tout 
extérieure  pour  ainsi  dire  et  n'atteint  pas  les  profondeurs  de  l'être.  Sans 
doute  l'esprit  public  ne  peut  naître  et  se  développer  que  bien  difficilement 
sous  un  pareil  régime,  mais  les  individus  isolés  peuvent  garder  leur  ressort, 
et  les  fortes  institutions  nationales,  telles  que  la  commune  grecque,  la  tribu 
mirdite,  la  communauté  slave,  peuvent  résister  facilement  à  une  domination 
capricieuse  et  dépourvue  de  plan.  Aussi,  par  bien  des  côtés,  l'autonomie  des 
groupes  de  population  est-elle  plus  complète  en  Turquie  que  dans  les  pays 
les  plus  avancés  de  l'Europe  occidentale.  En  présence  de  ce  chaos  de  nations 
et  de  races,  qu'il  serait  difficile  d'assouplir  à  une  discipline  uniforme,  la 
paresse  des  fonctionnaires  turcs  a  pris  le  parti  le  plus  simple  ;  elle  laisse 
faire.  Les  Francs  qui  servent  le  gouvernement  turc  à  Constantinople  sont  en 
mainte  occurrence  plus  tracassiers  et  plus  gênants  pour  leurs  administrés 
que  les  pachas  musulmans  de  vieille  roche. 

Quoi  qu'il  en  soit,  on  ne  saurait  douter  que,  dans  un  avenir  prochain,  les 
populations  non  mahométanes  de  la  Turquie,  déjà  bien  supérieures  aux 
Turcs  par  le  nombre,  par  l'activité  matérielle,  par  la  vivacité  de  l'esprit  et 
l'instruction,  n'arrivent  aussi  à  dépasser  leurs  maîtres  actuels  par  l'impor- 
tance de  leur  rôle  politique.  C'est  là  une  nécessité  de  l'histoire.  Les  admi- 
rateurs du  bon  vieux  temps,  les  Osmanlis  qui  ont  gardé  le  turban  vert  de 
leurs  ancêtres,  voient  avec  désespoir  se  rapprocher  l'inévitable  échéance.  Ils 
s'opposent  de  toutes  leurs  forces  à  tous  les  changements  matériels  qui  peu- 
vent hâter  l'émancipation  des  rayas  méprisés.  Les  inventions  européennes 
leur  paraissent,  comme  elles  le  sont,  en  effet,  le  prélude  d'une  révolution 
qui  s'accomplira  contre  eux.  Ne  sont-ce  pas  les  rayas  surtout  qui  profitent 
des  écoles  et  des  livres,  qui  utilisent  les  routes,  les  chemins  de  fer,  les  ports 
de  commerce  et  les  nouvelles  machines  agricoles  et  industrielles!  Grâce  aux 
arts  et  aux  sciences  de  l'Europe,  tous  les  anciens  sujets  des  conquérants 
d'Asie  en  viennent  à  se  reconnaître  Européens,  préparant  ainsi  la  future 
confédération  du  Danube. 

Parmi  les  révolutions  matérielles  qui  s'accomplissent  en  Turquie,  l'une 
des  plus  importantes  pour  les  intérêts  généraux  de  l'Europe  et  du  monde  est 
l'ouverture  prochaine  du  chemin  de  fer  direct  de  Vienne  à  Constantinople. 
Cette  voie  ferrée,  depuis  si  longtemps  promise,  et  dont  les  malversations 
financières  avaient  retardé  la  construction  d'année  en  année,  complétera  la 
grande  diagonale  du  continent  sur  la  route  de  l'Angleterre  aux  Indes,  et  du 
coup  oblige,  pour  ainsi  dire,  la  Péninsule  à  faire  volte-face.  Celle-ci,  qui 
regardait  seulement  vers  l'Archipel  et  l'Asie  Mineure,  commence  à  regarder 


GOUVERNEMENT  DE  LA  TURQUIE,  241 

aussi  vers  l'Europe,  dont  elle  était  réellement  séparée  par  le  Skhar  et  les 
Balkans  :  c'est  là  un  changement  économique  des  plus  considérables.  Dé- 
sormais voyageurs  et  marchandises,  au  lieu  de  faire  un  grand  détour  par  le 
Danube  ou  par  la  Méditerranée,  pourront  suivre  le  chemin  direct  du  Bos- 
phore à  l'Europe  centrale;  Constanlinople  utilisera  toutes  les  voies  com- 
merciales dont  elle  est  le  centre  de  convergence,  et  par  suite  tout  l'équi- 
libre des  échanges  en  sera  modifié  de  proche  en  proche  jusqu'aux  extré- 
mités du  monde.  Mais  bien  autrement  sérieux  sont  les  changements  qui  ne 
manqueront  pas  de  s'accomplir  dans  le  sein  des  populations  elles-mêmes! 
Rattachées  les  unes  aux  autres,  les  diverses  nationalités  de  la  péninsule  des 
Balkans  et  de  l'Austro-Hongrie  verront  s'élargir  pour  elles  le  théâtre  de 
leurs  conflits.  Des  bords  de  la  Baltique  à  ceux  de  la  mer  Egée,  sur  plus  d'un 
quart  de  l'Europe,  tous  ces  peuples  ou  fragments  de  peuples  qui  réclament 
l'égalité  des  droils  et  l'autonomie  politique  vont  chercher  à  se  grouper  sui- 
vant leurs  affinités  naturelles,  et  se  préparer,  par  la  solidarité  morale,  à 
l'établissement  de  fédérations  libres.  Quelle  que  doive  être  l'issue  des  événe- 
ments qui  se  préparent  en  Turquie,  il  est  certain  que,  dans  son  ensemble, 
ce  pays  devient  de  plus  en  plus  européen  par  le  mouvement  politique,  les 
conditions  sociales,  les  mœurs  et  les  idées.  Le  temps  n'est  plus  où  les  di- 
plomates de  Stamboul,  ne  comprenant  rien  au  sens  du  mot  République,  se 
décidaient  pourtant  à  reconnaître  la  Rebaubïika  des  Francs,  par  la  consi- 
dération spéciale  qu'elle  ne  pouvait  pas  épouser  une  princesse  d'Autriche. 


5i 


CHAPITRE   VI. 


LA  ROUMANIE 


Le  peuple  roumain,  héritier  du  grand  nom  des  conquérants  de  l'Ancien 
Monde,  est  un  des  plus  curieux  de  la  Terre,  à  cause  de  son  origine  et  de  la 
position  isolée  qu'il  occupe  à  l'orient  de  toutes  les  races  latinisées.  Du  côté 
de  l'Asie,  c'est  le  groupe  le  plus  avancé  de  ces  nations  de  langue  la- 
tine qui  peuplent  la  majeure  partie  de  l'Europe  occidentale  et  possèdent 
plus  de  la  moitié  du  continent  américain.  Il  y  a  peu  d'années  encore,  ce 
groupe  était  presque  entièrement  ignoré.  En  le  voyant  perdu  au  milieu  des 
populations  les  plus  diverses  de  races  et  d'idiomes,  on  était  tenté  de  le  con- 
fondre avec  elles  en  un  même  chaos;  mais  les  graves  événements  qui  se 
sont  accomplis  depuis  le  milieu  du  siècle  dans  le  bassin  du  bas  Danube  ont 
appelé  l'attention  sur  les  Roumains,  et  l'on  sait  maintenant  qu'ils  se  distin- 
guent absolument  de  leurs  voisins  les  Serbes,  les  Bulgares,  les  Magyars,  les 
Turcs,  les  Grecs  et  les  Russes.  On  sait  aussi  que  leur  importance  est  grande 
dans  l'ethnologie  générale  de  l'Europe  orientale  et  que,  du  moins  par  le 
nombre,  ils  occupent  le  premier  rang  parmi  les  nations  danubiennes.  Si 
la  confédération  de  l'Europe  orientale  doit  se  constituer  un  jour,  c'est 
dans  la  Roumanie  que  se  trouvera  le  centre  naturel  de  ce  groupe  nouveau 
des  peuples. 

Au  point  de  vue  de  la  race  et  non  de  la  politique  officielle,  la  vraie 
Roumanie  est  bien  autrement  grande  que  les  cartes  ne  la  représentent.  Non 
seulement  elle  comprend  la  Valachie  et  la  Moldavie  du  versant  danubien 
des  Carpates,  ainsi  que  la  Bessarabie  russe,  mais  elle  se  prolonge  aussi  sur 
une  moitié  de  la  Bukovine,  et,  de  l'autre  côlé  des  monls,  englobe  la  plus 
forte  part  de  la  Transylvanie,  ainsi  qu'une  large  zone  de  terrain  dans  le 
Banat  et  la  Hongrie  orientale.  Les  Roumains  ont  aussi  franchi  le  Danube  et 
colonisé  de  nombreux  districts  de  la  Serbie  et  diverses  régions  de  cette  pé- 


NOUVELLE   GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 


ninsule  de  la  Dobroudja,qui  leur  appartient  politiquement  depuis  le  traité  de 
Berlin;  enfin, leurs  frères  les  Zinzares  ou  Macédo-Va laques  peuplent  sporadi- 
quement le  Pinde  et  d'autres  montagnes  de  l'Albanie,  de  la  Thessalie  et  de 
la  Grèce;  on  en  trouve  jusqu'en  Islrie.  Tandis  que  la  Roumanie  proprement 
dite,  diminuée  de  la  Bessarabie,  augmentée  de  la  Dobroudja,  s'étend  sur 
un  espace  de  127,584  kilomètres  carrés,  égal  au  quart  de  la  France,  tous 
les  pays  roumains  ont  ensemble  une  superficie  presque  double.  La  popula- 
tion se  trouverait  également  doublée  par  l'union  politique  de  toute  la  race  : 
des  plaines  hongroises  aux  montagnes  de  la  Grèce  on  doit  compter  au  moins 


M"  38  .    LES  ROUMAINS. 


2V>  2S°  26°  12"  28°  29°  30°  31°  32°  33° 


MER   IVOIRE 


;  P-oumains       f=pf  Susses              i        i  J[aSyars        y;v,m 
1 =■  berces  ' '         C*7  cassa 

0  Echelle  de   9.T60.000 


„  Cravé-par-ïchiT  fi. 

Tartares  - 


i£o 


huit  millions  et  demi  de  Roumains1.  Des  patriotes,  qui  forcent  la  stalL- 
tique  à  parler  suivant  leurs  désirs,  n'hésitent  pas  à  compter  quinze  millions 
<de  Latins  appartenant  à  ce  groupe  oriental. 


1  Populations  roumaines  :  valaques,  moldaves,  transylvaines,  bessarabes  et  macédo-valaqueSc 

Valachie 3,220,000 

Moldavie 1,960,000 


5,180,000  (avec  Juifs,  Tsiganes,  etc.)  4,760,000  Roumains. 


Austro-IIongiie. . 

Bessarabie  et  autres  provinces  russes. 

Serbie 

Turquie .    .    . 

Grèce «    .    .    . 


2,896,000 

» 

600,000 

» 

J,000 

» 

275,000 

» 

4,00 

» 

8,995,000  Roumains. 


TERRITOIRE  DES  ROUMAINS.  245 

En  laissant  de  côté  les  Valaques  du  Pinde,  on  reconnaît  que  le  territoire 
latin  des  régions  danubiennes  s'arrondit  autour  du  massif  oriental  des 
Carpates  en  un  cercle  presque  parfait;  mais  une  moitié  seulement  de  ce 
cercle  est  constituée  en  pays  autonome  :  le  reste  appartient  à  l'Austro-Hon- 
grie  et  à  la  Russie.  Si  le  vœu  des  Roumains  pouvait  se  réaliser  et  que  la 
patrie  tout  entière  se  trouvât  réunie  en  un  seul  corps  politique,  le  centre 
naturel  de  la  Roumanie  ne  serait  plus  dans  les  limites  actuelles  du  pays;  il 
faudrait  le  chercher  à  Hermannstadt,  la  Sibiu  des  Valaques,  ou  dans  telle 
autre  ville  de  la  haute  vallée  de  l'Oit,  sur  le  versant  septentrional  des  Car- 
pates, où  elle  se  trouvait  autrefois.  Mais,  réduite  comme  elle  l'est  au  versant 
extérieur  des  Carpates,  entre  les  Portes  de  Fer  et  les  hauts  affluents  du 
Prut,  la  Roumanie  a  pris  une  forme  bizarre  et  mal  équilibrée;  elle  a  dû 
se  scinder  en  deux  parties  dont  la  frontière  commune,  désignée  par  le 
cours  du  Seret  et  d'un  petit  affluent,  réunit  l'éperon  le  plus  avancé  des 
Carpates  orientales  au  grand  coude  du  bas  Danube.  Au  nord  de  cette  limite 
est  la  Moldavie,  ainsi  nommée  d'un  affluent  du  Seret;  au  sud-ouest  et  à 
l'ouest  s'étend  la  Valachie,  ou  «  plaines  des  Yelches  »,  c'est-à-dire  des 
Latins.  Celte  plaine,  la  tzara  rumaneasca,  ou  terre  Roumaine  proprement 
dite,  est  interrompue  de  distance  en  distance  par  des  cours  d'eau  parallèles 
qui  constituent  des  limites  secondaires,  et  coupée  par  la  rivière  Oit  ou 
Aluta  en  deux  parties  :  à  l'est  la  Grande,  à  l'ouest  la  Petite  Valachie.  Le 
Danube  sert  aussi  de  frontière  politique  dans  la  partie  de  son  cours  com- 
prise entre  les  Portes  de  Fer  et  Silistrie.  Au  sortir  des  Carpates,  le  Danube 
est  trop  large,  trop  sinueux,  trop  bordé  de  lacs,  de  forêts  et  de  marécages 
pour  que  les  peuples  en  marche  et  les  conquérants  aient  pu  en  faire  leur 
grand  chemin,  comme  en  Autriche  et  en  Bavière;  au  contraire,  ceux  qui 
voulaient  continuer  leur  marche  vers  l'occident,  cherchaient  à  éviter  le 
fleuve,  en  passant  par  les  défilés  des  montagnes.  Le  Danube  est  une  formi- 
dable barrière,  que,  même  de  nos  jours,  de  puissantes  armées  ne  peuvent 
tenter  de  franchir  sans  danger.  D'ailleurs  le  brusque  méandre  que  le  bas 
Danube  décrit  vers  le  nord,  et  le  large  étalement  de  son  delta  servent,  pour 
ainsi  dire,  de  bouclier  aux  plaines  valaques,  et  jadis  obligeaient  les  peuples 
non  navigateurs  à  se  détourner  vers  les  Carpates.  Les  cours  parallèles  du 
Dniepr,  du  Boug,  du  Dniestr,  du  Prut,  protégeaient  aussi,  bien  que  dans 
une  moindre  mesure,  les  terres  de  la  basse  Moldavie. 

Néanmoins  c'est  un  phénomène  vraiment  étrange,  et  qui  témoigne  d'une 
singulière  ténacité  chez  le  peuple  roumain,  qu'il  ait  pu  maintenir  ses  tra- 
ditions, sa  langue,  sa  nationalité  au  milieu  des  chocs  violents  qui  n'ont  pas 
manqué  de  se  produire  sur  son  territoire  entre  les  ravageurs  de  toute  race. 


246  NOUVELLE   GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE 

Depuis  la  retraite  des  armées  romaines,  tant  de  bandes  détachées  du  gros 
des  envahisseurs  goths,  avares,  huns  et  petchénègues,  tant  d'oppresseurs 
slaves,  bulgares  et  turcs  ont  successivement  opprimé  les  paisibles  cultiva- 
teurs du  pays,  que  leur  disparition,  comme  race  distincte,  aurait  pu  sem- 
bler inévitable.  Mais,  en  dépit  des  inondations  et  des  remous  de  peuples 
qui  ont,  à  diverses  époques,  recouvert  la  population  des  Daces  latinisés, 
ceux-ci  ont  toujours  fini  par  émerger  du  déluge  dans  lequel  on  les  croyait 
engloutis.  Les  voici  maintenant  qui,  dégagés  de  tout  élément  étranger,  se 
présentent  au  milieu  des  autres  peuples  et  réclament  leur  place,  comme 
nation  indépendante!  Ils  justifient  amplement  leur  vieux  proverbe  iRomoun 
no  père!  «  Le  Roumain  ne  périra  pas!  »  D'ailleurs  leur  nombre  s'accroît, 
sinon  par  l'excédant  des  naissances  sur  les  morts,  du  moins  par  l'immigra- 
tion. Sur  20,000  Roumains  qui  viennent  chaque  année  de  l'Aulriche- 
Hongrie  dans  h  principauté  Danubienne,  plus  de  la  moitié  s'y  établissent  à 
demeure,  grâce  à  la  loi  qui  accorde  de  plein  droit,  sur  sa  demande,  l'indi- 
génat  à  tout  Roumain  venu  de  l'étranger. 

Les  Alpes  transylvaines  sont  aux  Roumains,  puisqu'ils  en  occupent  les 
deux  versants;  mais,  de  part  et  d'autre,  les  hautes  vallées  sont  faiblement 
habitées,  et  l'on  peut  voyager  pendant  des  journées  entières  sans  rencontrer 
d'autres  demeures  que  d'informes  huttes  de  bergers.  La  frontière  politique, 
tracée  entre  l'Austro-Hongrie  et  la  Roumanie  sur  la  principale  arête  des 
monts,  est  donc  une  simple  ligne,  idéale  traversant  la  solitude  des  forêts. 
Sauf  dans  le  voisinage  de  la  grande  route,  du  chemin  de  fer,  encore 
unique,  et  des  sentiers  qui  passent  de  l'un  à  l'autre  versant,  les  hautes  Alpes 
qui  séparent  la  Transylvanie  des  plaines  valaques  sont  restées  une  nature 
vierge,  où  le  chasseur  va  poursuivre  le  chamois,  où  naguère  vivait  le  bison, 
figuré  sur  le  blason  de  la  Moldavie.  Le  Tsigane  s'y  rend  aussi  pour  capturer 
les  ours,  bruns  ou  noirs,  qu'il  fera  danser  de  village  en  village. 

Sur  le  versant  extérieur  des  Carpates,  la  configuration  physique  de  la 
Roumanie  est  d'une  grande  simplicité.  En  Moldavie,  les  chaînes  basses,  pa- 
rallèles aux  grandes  montagnes,  se  prolongent  du  nord-ouest  au  sud-est,  et, 
séparées  les  unes  des  autres  par  les  vallées  de  la  Ristritsa,  de  la  Moldava, 
du  Seret,  s'abaissent  insensiblement  pour  aller  mourir  dans  les  plaines  du 
Danube.  En  Valachie,  les  chaînons  des  Alpes  transylvaines  se  ramifient  au 
sud  avec  une  remarquable  régularité,  et  les  torrents  qui  en  descendent  se  res- 
semblent par  leur  direction  générale.  Toutes  les  rivières,  celles  qui  naissent 
dans  les  vallées  méridionales,  et  les  cours  d'eau  plus  abondants  qui  tra- 
versent l'épaisseur  des  monts  et  coupent  les  Carpates  en  deux  fragments 
séparés,  le  Sil,  Jil  ou  Jiul,  l'Oit  ou   Aîuta,  le  Ruseo,  décrivent  unifor- 


ALPES  TRANSYLVAINES. 


249 


mément  une  courbe  vers  l'est  avant  de  se  mêler,  soit  directement,  soit 
indirectement,  dans  le  grand  courant  danubien  ;    seulement,   la   courbe 


K°  :0.    LE    JIL  ET    L'OLTO. 


est  d'autant  plus  forte  que  la  rivière   elle-même  débouche  plus  en  aval. 

De  l'arête  suprême  des  montagnes  à  la  plaine  du  Danube,  l'inclinaison 

moyenne  des  pentes  est  à  peu  près  la  même  dans  les  divers  chaînons,  et, 


250  NOUVELLE    GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

par  suite,  les  zones  de  température  et  de  végétation  se  succèdent  du  nord 
au  sud  avec  une,  singulière  uniformité.  En  haut,  sur  la  frontière  transyl- 
vaine, se  dressent  l<:s  cimes  revêtues  de  forêts  de  conifères  H  de  bouleaux, 
et  toutes  blanches  de  neige  en  hiver;  j > u i s  viennent  les  croupes  des  mon- 
tagnes secondaires,  où  dominent  le  hêtre  et  l<;  châtaignier,  où  se  mêlent 
pittoresquement  toutes  les  essences  dos  forêts  d'Europe  ;  plus  bas  encore, 
les  collines  doucement  ondulées  sont  parsemées  de  bouquets  de  chênes  et 
d'érables,  et  les  vignes  occupent  les  pentes  ensoleillées.  Enfin  viennent  la 
grande  plaine  unie  et  les  lacs  riverains  du  Danube  avec  les  arbres  fruitiers 
de  toute  espèce,  le:;  peupliers  et  les  saules.  La  zone  moyenne,  entre  les 
grandes  Alpes  et  les  campagnes  basses,  abonde  en  sites  ravissants  par  la 
forme  pittoresque  des  rochers,  la  richesse  et  la  variété  de  la  verdure,  la 
limpidité  des  eaux.  C'est  dans  cette  «  Àrcadie  heureuse»  que  se  Lrouvent  la 
plupart  des  grands  monastères,  magnifiques  châteaux  forts,  couronnés  de 
dômes  et  de  tours,  entourés  de  jardins  et  de  parcs.  Quant  à  la  plaine,  elle 
est  en  maints  endroits  nue  et  monotone;  mais  ses  villages,  à  demi  enfouis 
dans  le  sol  et  se  confondant  avec  les  herbes,  ont  du  moins  l'admirable  ho- 
rizon des  montagnes  Meuies  par  la  distance.  Les  objets  qui  arrêtent  le  plus 
le  regard  sur  la  terre  sont  les  liantes  meules  de  foin,  déjà  figurées  par  les 
sculpteurs  romains  sur  la  colonne  Trajane. 

La  campagne  roumaine  est  une  autre  Lombardie,  non  certainement  par 
la  perfection  de  l'agriculture,  mais  par  l'exubérance  spontané*;  du  sol  et  par 
la  beauté  du  ciel  et  des  lointains.  Malheureusement, elle  n'est  point,  comme 
le  Milanais  et  le  Vénitien,  protégée  par  son  rempart  de  montagnes  contre  les 
vents  polaires  du  nord-est,  qui  sont  les  plus  fréquents  de  l'année.  Le  climat 
y  est  extrême;,  alternativement  très  chaud  et  d'un  froid  rigoureux1.  En  hi- 
ver, il  faut  proléger  les  vignes  en  en  recouvrant  les  sarments  d'une  couche 
de  terre.  Il  arrive  parfois,  dans  la  partie  sud-orientale  de  la  plaine  va  laqué, 
la  plus  exposée  à  la  violence  «lu  vent,  que  des  troupeaux  entiers  de  bœufs 
et  de  chevaux,  surpris  par  des  tempêtes  de  neige,  vont,  en  s'enfuyant  de- 
vant l'orage,  se  précipiter  de  la  haute  berge,  dans  le  Danube.  Quelques  dis- 
tricts, où  l'eau  du  ciel  ne  tombe  pas  en  assez  grande;  abondance;,  sont  même 
de  véritables  steppes;  telles  sont,  entre  le  Danube  et  la  Jalomitsa,  les  plaines 
du  Baragan,  où  les  outardes  vivent  en  compagnies  nombreuses;  sur  des 
étendues  de  plusieurs  lieues,  on  n'aperçoit  pas  un  arbre. 

1  Climat  de  Bucarest  :  Température  moyenne »   .   .   .  .  8°  C. 

»  la  plus  haute 45° 

»  la  plus  basse — 30° 

Écart 75° 


CARPATES    ET   DANUBE.  251 

Géologiquement,  la  Roumanie  présente  aussi,  de  l'arête  des  montagnes  cà 
la  plaine  du  Danube,  une  succession  assez  régulière  de  terrains  depuis  le 
granit  des  sommets  jusqu'aux  alluvions  modernes  que  le  fleuve  a  déposées 
sur  ses  bords.  Par  une  remarquable  analogie,  le  versant  méridional  des 
Carpates  se  compose  d'une  série  de  terrains  analogues  à  ceux  que  l'on  ob- 
serve en  Galicie,  sur  le  versant  septentrional,  et  les  mêmes  produits  miné- 
raux, le  sel  gemme,  dont  il  existe  de  véritables  montagnes,  le  gypse,  les 
calcaires  lithographiques,  le  pétrole,  coulant  en  abondance,  invitent  le  tra- 
vail de  l'homme.  Des  strates  de  terrains  tertiaires  forment  la  plus  grande 
partie  des  plaines,  mais  toutes  celles  qui  s'étendent  à  l'est  de  Ploiesti  et  de 
Bucarest  sont  en  entier  recouvertes  de  couches  quaternaires  d'argile  et  de 
cailloux  roulés,  dans  lesquelles  on  a  trouvé  en  abondance  des  ossements  de 
mammouths,  d'éléphants  et  de  mastodontes.  Les  rivières  troublées  qui  tra- 
versent ces  campagnes  se  sont  creusé,  entre  les  berges  de  cailloux,  des  lits 
sinueux,  semblables  à  de  larges  fossés. 

Comme  la  Lombardie,  à  laquelle  tant  de  traits  physiques,  ses  monts  et  son 
fleuve  la  font  ressembler,  la  plaine  de  Roumanie  est  un  ancien-golfe  marin 
comblé  par  les  débris  descendus  des  montagnes.  Mais  si  la  mer  a  disparu, 
le  Danube,  qui  développe  sa  vaste  courbe  de  850  kilomètres  au  sud  de  la 
plaine  valaque,  est  lui-même  une  autre  mer  par  la  masse  de  ses  eaux  et  par 
la  facilité  qu'il  offre  à  la  navigation.  Précisément  à  son  entrée  clans  les 
campagnes  basses,  au  célèbre  défilé  de  la  «  Porte  de  Fer  »,  son  lit,  profond 
de  50  mètres,  se  trouve  à  20  mètres  au-dessous  du  niveau  de  la  mer  Noire, 
et  la  portée  moyenne  de  son  courant  égale  celle  de  tous  les  fleuves  réunis 
de  l'Europe  occidentale,  du  Rhône  au  Rhin.  Pourtant  les  Romains  avaient 
déjà  jeté  sur  le  Danube,  immédiatement  en  aval  de  la  Porte  de  Fer,  un  pont 
considéré  a  bon  droit  comme  l'une  des  merveilles  du  monde.  Pour  éco- 
nomiser un  poste  militaire,  l'empereur  Hadrien  fit  démolir  ce  monument 
qu'Apollodore  de  Damas  avait  élevé  à  la  gloire  de  Trajan.  On  n'en  voit 
plus  que  les  culées  des  deux  rives  et,  lorsque  les  eaux  sont  très  basses,  les 
fondements  de  seize  des  vingt  piles  qui  soutenaient  l'ouvrage  ;  sur  le  terri- 
toire valaque,  une  tour  romaine,  qui  a  donné  son  nom  à  la  petite  ville  de 
Turnu-Sevcrin,  désigne  aussi  l'endroit  où  les  légions  de  Rome  posaient  le 
pied  sur  la  terre  de  Dacie.  Le  lieu  de  passage  entre  la  Serbie  et  la  Roumanie 
a  gardé  son  importance,  mais  l'industrie  moderne  n'a  pas  encore  remplacé 
le  pont  de  Trajan  :  c'est  la  guerre  qui  a  fait  construire  le  pont  de  Zimnitsa, 
non  loin  de  Svistov,  et  d'autres  ponts  temporaires  par  lesquels  les  troupes 
russes  ont  envahi  la  Turquie.  Encore  en  1881,  le  dernier  pont  du  Danube 
est  le  viaduc  qui  traverse  le  fleuve  en  aval  de  Buda-Pest  ;  deux  autres  ponts 


252 


NOUVELLE   GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 


doivent  être  prochainement  construits,  près  de  Belgrade  et  près  de  Silistrie. 
Au  sud  des  plaines  de  la  Roumanie,  le  Danube,  de  môme  que  presque 
tous  les  fleuves  de  l'hémisphère  septentrional,  ne  cesse  d'appuyer  à  droile, 
du  côté  de  la  Bulgarie.  11  en  résulte  un  contras(e  remarquable  entre  les 
deux  rives.  Au  sud,  la  berge  rongée  par  le  flot  s'élève  assez  brusquement 
en  petites  collines  et  en  terrasses;  au  nord,  la  plage,  égalisée  par  le  fleuve 
pendant  ses  crues,  s'étend  au  loin  et  se  confond  avec  les  campagnes  basses. 


N°  40,    —  DANUBE    ET    JALOMITSA. 


Echelle   àe    1:1.443.000 


Gravé  par  Ei-imrd- 


Des  marécages,  des  lacs,  des  coulées,  restes  des  anciens  lits  du  Danube, 
s'entre-mêlent  de  ce  côté  en  un  lacis  de  fausses  rivières  entourant  un  grand 
nombre  d'îles  et  de  bancs  à  demi  noyés.  Sur  cet  espace,  où  les  eaux  se  sont 
promenées  de-ci  et  de-là,  on  voit  môme,  au  sud  de  la  Jalomilsa,  les  traces 
de  toute  une  rivière  qui  a  cessé  d'exister  en  cours  indépendant  pour  em- 
prunter le  lit  d'un  autre  fleuve,  et  dont  il  ne  reste  plus  que  des  lagunes  et 
des  marais.  Tous  les  terrains  bas,  que  le  fleuve  a  nivelés  et  délaissés,  se 
trouvent  appartenir  à  la  Valachie,  dont  ils  accroissent  la  zone  marécageuse  et 
déserte,  tandis  que  la  Bulgarie  perd  sans  cesse  du  terrain;  mais  elle  a  pour 
elle  la  salubrité  du  sol,  les  beaux  emplacements  commerciaux,  et  c'est  de  ce 
côté  qu'ont  dû  être  bâties  presque  toutes  les  cités  riveraines.  On  dit  que  les 


BAS     DANUBE.  253 

castors,  exterminés  dans  presque  toutes  les  autres  parties  de  l'Europe, 
sont  encore  assez  communs  dans  les  terres  à  demi  noyées  de  la  rive  valaque. 

Arrivé  à  une  soixantaine  de  kilomètres  de  la  mer  en  ligne  droite,  le 
Danube  vient  se  heurter  contre  les  hauteurs  granitiques  de  la  Dobroudja  et 
se  rejette  vers  le  nord  pour  contourner  ce  massif  et  s'épanouir  en  delta  clans 
un  ancien  golfe  conquis  sur  la  mer  Noire.  C'est  à  ce  détour  du  fleuve  que 
ses  derniers  grands  affluents,  le  Seret  moldave  et  le  Prut,  à  demi  russe  par 
sa  rive  orientale,  lui  apportent  leurs  eaux.  Mais  le  Danube,  gonfle  par  ces 
deux  rivières,  ne  garde  tout  son  volume  que  sur  un  espace  de  50  kilomètres 
environ  :  il  se  bifurque.  Le  grand  bras  du  fleuve,  connu  sous  le  nom  de 
branche  de  Kilia,  emporte  environ  les  deux  tiers  de  la  masse  liquide,  et 
forme  la  frontière  entre  la  Roumanie  russe  et  le  territoire  cédé  aux  Roumains 
par  la  Turquie.  La  branche  méridionale  ou  de  Toultcha,  qui  se  subdivise 
elle-même,  coule  en  entier  sur  le  territoire  roumain  :  c'est  la  grande  artère 
de  navigation,  par  sa  bouche  turque  de  la  Soulina. 

La  maîtresse  branche  du  fleuve  est  fort  importante  dans  l'histoire  actuelle 
de  la  Terre,  par  les  changements  rapides  que  ses  alluvions  accomplissent 
sur  le  rivage  de  la  mer  Noire.  En  aval  d'Jsmaïl,  le  Danube  de  Kilia  se  ra- 
mifie en  une  multitude  de  branches  qui  changent  incessamment,  suivant 
les  alternatives  des  maigres  et  des  inondations,  des  affouillements  et  des  ap- 
ports de  sable.  Deux  fois  les  eaux  se  réunissent  en  un  seul  canal  avant  de 
s'étaler  en  patte  d'oie  au  milieu  des  flots  marins  et  de  former  leur  delta  se- 
condaire en  dehors  du  grand  delta.  La  côte  de  ces  terres  nouvelles,  dont  le 
développement  extérieur  est  d'environ  20  kilomètres,  s'accroît  tous  les  ans 
d'une  quantité  de  limon  égale  à  200  mètres  de  largeur  sur  des  fonds  de  10 
mètres  seulement1.  Au  temps  de  Strabon,  la  surface  des  terres  paraît  avoir 
été  d'environ  2000  kilomètres  inférieure  à  ce  qu'elle  est  de  nos  jours.  Pour- 
tant, en  dépit  de  la  marche  rapide  des  alluvions  au  débouché  de  la  Kilia,  la 
ligne  normale  de  rivage  se  trouve  en  cet  endroit  beaucoup  moins  avancée  à 
l'est  qu'à  la  partie  méridionale  du  delta.  On  peut  en  conclure  que  le  Danube 
de  Kilia  a  eu  à  combler  de  ses  alluvions  des  bassins  intérieurs  beaucoup 
plus  vastes  et  plus  profonds  que  les  anciens  golfes  du  sud.  En  étudiant  la 
carte  du  delta  danubien,  on  voit  que  le  cordon  littoral,  d'une  si  parfaite 
régularité,  qui  forme  la  ligne  de  la  côte,  en  travers  des  golfes  salins  de  la 

1       Portée  moyenne  du  Danube,  d'après  Ch.  Hartley.  9,200  mètres  cubes  par  seconde 

»       la  plus  forte 28,000       »  » 

))       moyenne  de  la  bouche  de  Kilia 5,800       »  » 

»  »  »  Saint-Georges  .    .    .  2,600       »  )> 

»  »  ))  Soulina 800       »  » 

Alluvions  moyennes  du  Danube 60,000,000        »  par  an. 


254 


NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 


Bessarabie  fusse  et  moldave,  se  continue  au  sud  à  travers  le  delta  en  s'in- 
fléchissant  légèrement  vers  l'est;  c'est  l'ancien  rivage.  11  se  relève  au-dessus 
des  plaines  à  demi  noyées  comme  une  espèce  de  digue,  que  les  diverses 
bouches  du  fleuve  ont  dû  traverser  pour  se  jeter  dans  la  mer.  Les  alluvions 
portées  par  les  bras  de  Soulina  et  de  Saint-Georges  se  sont  étalées  en  une 
vaste  plaine  en  dehors  de  cette  digue,  tandis  que  le  grand  bras  actuel  n'a  pu 
déposer  au-devant  du  rempart  qu'un  archipel  d'îles  encore  incertaines.  Il 


N°  41.  —  DELTA  DU    DANUBE. 


So-  23° 


Gravé  _par  ErharcL 


Echelle  3e  >.ioo.oo< 


est  donc  plus  jeune  dans  l'histoire  du  Danube.  La  petite  île  des  «  Serpents  »,. 
le  Phidonisi  des  Grecs  et  Jilanadassi  des  Turcs,  se  trouve  à  une  cinquan- 
taine de  kilomètres  en  mer,  en  face  des  bouches  de  la  Kilia.  Dans  combien 
de  siècles  l'atteindront  les  alluvions  danubiennes? 

La  grande  plaine  triangulaire  dont  le  fleuve  a  fait  présent  au  continent 
n'est  encore  qu'à  demi  émergée;  des  lacs,  restes  d'anciens  golfes,  dont  les 
eaux  salées  se  sont  peu  à  peu  changées  en  eaux  douces,  des  nappes  en  crois- 
sant, méandres  oblitérés  du  Danube,  des  ruisseaux  errants  qui  changent  à 
chaque  crue  du  fleuve,  font  de  ce  territoire  une  sorte  de  domaine  indivis 
entre  le  continent  et  la  mer  ;  seulement  quelques  terres  plus  hautes,  an- 


BAS   DANUBE.  255 

ciennes  plages  consolidées  par  l'assaut  des  vagues  marines,  se  redressent  çà 
et  là  au-dessus  de  la  morne  étendue  des  boues  et  des  roseaux,  et  portent  des 
bois  épais  de  chênes,  d'ormes  et  de  hêtres,  dans  l'un  desquels,  au  milieu 
de  l'île  de  Saint-Georges,  des  Cosaques  Zaporogues,  fugitifs  de  Russie, 
avaient  jadis  leur  «  Paradis.  »  Des  bouquets  de  saules  bordent  de  distance 
en  distance  les  divers  bras  du  fleuve  qui  parcourent  le  delta  en  longues 
sinuosités,  déplaçant  fréquemment  leurs  cours.  Il  y  a  dix-huit  cents  ans,  les 
bouches  étaient  au  nombre  de  six;  il  n'en  existe  plus  que  trois  aujourd'hui. 
Depuis  la  récente  guerre,  la  Roumanie  a  dû  céder  à  la  Russie  la  rive 
gauche  du  bras  septentrional,  celui  de  Kilia,  qui  porte  à  la  mer  plus  de  la 
moitié  des  eaux  danubiennes.  Elle  est  ainsi  devenue  maîtresse  de  tout  ie 
delta,  dont  la  superficie  est  d'environ  4000  kilomètres  carrés.  Actuelle- 
ment, la  Kilia  est  barrée  à  son  entrée  par  un  seuil  de  sables  trop  élevé 
pour  que  les  navires,  même  ceux  d'un  faible  tirant  d'eau,  osent  s'y  hasar- 
der. La  bouche  méridionale,  celle  de  Saint-Georges  ou  Chidrillis,  est  égale- 

H°    41   BIS.   —   DÉBIT    COMPARÉ   DES    BOUCHES    DANUBIENNES. 


Bouche  de  Kilia,  Louche  de  Soulina.  Bouche  de  Suint-Georges. 

ment  inabordable.  C'est  la  bouche  intermédiaire,  connue  sous  le  nom  de 
Soulina,  qui  offre  la  passe  la  plus  facile,  celle  que  depuis  un  temps  immé- 
morial pratiquaient  tous  les  navires.  Cependant  le  canal  de  la  Soulina  serait 
également  interdit  aux  gros  bâtiments  de  commerce,  si  l'art  de  l'ingénieur 
n'en  avait  singulièrement  amélioré  les  conditions  d'accès.  Naguère  la  pro 
fondeur  de  l'eau  ne  dépassait  guère  deux  mètres  sur  la  barre  pendant  les 
mois  d'avril,  de  juin  et  de  juillet,  et  lors  des  crues  elle  était  seulement  de 
trois  et  quatre  mètres.  Au  moyen  de  jetées  convergentes,  qui  conduisent 
l'eau  fluviale  jusqu'à  la  mer  profonde,  on  a  pu  abaisser  de  5  mètres  le 
seuil  de  la  barre,  et  des  bâtiments  calant  près  de  6  mètres  ont  passé  fré- 
quemment. La  Soulina  est  devenue  un  des  ports  de  commerce  les  plus  impor- 
tants de  l'Europe  et  en  même  temps  un  havre  de  refuge  des  plus  précieux  dans 
la  mer  Noire,  si  redoutée  des  matelots  à  cause  de  ses  bourrasques  soudaines. 
Il  est  vrai  que  ce  grand  travail  d'utilité  publique  n'est  point  dû  à  la  Tur- 
quie, à  laquelle  l'embouchure  de  la  Soulina  appartenait  naguère,  mais  à 
une  commission  européenne  exerçant  à  Soulina  et  sur  toute  la  partie  du 
Danube  située  en  aval  de  Galatz  une  sorte  de  souveraineté.  C'est  un  syn- 


Ib'ô  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

dicat  international  ayant  son  existence  politique  autonome,  sa  flotte,  son 
pavillon,  son  budget  de  5  millions  de  francs,  et,  cela  va  sans  dire,  ses  em- 
prunts et  sa  dette.  Le  delta  danubien,  désormais  débarrassé  des  forteresses 
riveraines,  se  trouve  ainsi  pratiquement  neutralisé  au  profit  de  toutes  les 
nations  d'Europe.  Environ  la  moitié  du  commerce  s'y  fait  sous  pavillon 
de  la  Grande-Bretagne  ;  mais  la  présidence  de  la  commission  a  été  prise 
par  l'Austro-IIongrie,  et  les  peuples  riverains  craignent  que  le  Danube  ne 
devienne  de  plus  en  plus,  à  leur  détriment,  un  fleuve  autrichien,  c'est-à- 
dire  allemand.  Déjà  de  grands  débats  ont  eu  lieu  à  ce  sujet  dans  le  parle- 
ment roumain. 

Tout  en  gagnant  peu  à  peu  sur  la  mer,  le  fleuve  en  a  aussi  graduellement 
isolé  des  lacs  d'une  superficie  considérable.  Entre  la  bouche  du  Dniestr  et 
le  delta  danubien,  on  remarque  sur  la  côte  plusieurs  golfes  ou  «  limans  » 
d'une  très  faible  profondeur,  dans  lesquels  les  eaux  s'évaporent  pendant  les 
chaleurs,  en  laissant  sur  le  sol  une  mince  couebe  saline.  La  forme  générale 
de  ces  nappes  d'eau,  la  nature  des  terrains  qui  les  entourent,  la  disposition 
parallèle  des  ruisseaux  qui  s'y  jettent,  les  font  ressembler  complètement  à 
d'autres  lacs  que  l'on  voit  plus  à  l'ouest  jusqu'à  l'emboucbure  du  Prut  ; 
seulement  ces  derniers  sont  remplis  d'eau  douce,  et  le  cordon  de  sable  qui 
les  barre  à  l'entrée  les  sépare  non  des  flots  de  la  mer  Noire,  mais  de  ceux 
du  Danube.  Sans  aucun  doute  tous  ces  lacs  riverains  du  fleuve  étaient 
autrefois  des  limans  d'eau  salée  comme  les  lagunes  de  la  côte;  mais  à 
mesure  que  le  Danube  a  comblé  son  golfe,  ces  lacs,  graduellement  séparés 
de  la  mer,  se  sont  vidés  de  leurs  eaux  salées  et  se  sont  remplis  d'eau  douce  : 
que  le  fleuve  continue  d'empiéter  dans  la  mer,  et  les  nappes  salines  du  lit- 
toral, alimentées  en  amont  par  des  ruisseaux  d'eau  pure,  se  transformeront 
de  la  même  manière. 

Immédiatement  au  nord  de  ces  lacs  du  littoral  maritime  et  danubien, 
l'entrée  des  plaines  valaques  était  défendue  par  une  ligne  de  for  ti-fica  Lions 
romaines  ou  autres,  connues  sous  le  nom  de  «  val  de  Trajan  »,  comme  les 
fossés,  les  murailles  et  les  camps  retranchés  de  la  Dobroudja  méridionale; 
le  peuple  les  attribue  d'ordinaire  au  césar,  quoiqu'elles  aient  été  élevées 
beaucoup  plus  tard,  par  le  général  Trajan,  contre  les  Yisigoths.  Cette  barrière 
de  défense,  qui  coïncide  à  peu  près  avec  la  frontière  politique  tracée  naguère 
entre  la  Moldavie  et  la  Bessarabie  russe,  est  devenu  très  difficile  à  recon- 
naître sur  une  partie  notable  de  son  parcours.  l\  est  probable  qu'à  l'ouest 
du  Prut  elle  se  continuait  par  un  autre  rempart  traversant  la  basse 
Moldavie  et  la  Valacbie  tout  entière;  les  traces,  encore  visibles  çà  et  là, 
en  sont  désignées  sous   le  nom  de  «  chemin  des  Avares.  »  Entre  le  Prut 


BAS  DANUBE  ET  B0UMA1NS.  257 

et  le  Dniestr,  le  mur  de  Trajan  était  double;  une  deuxième  muraille,  dont 
les  vestiges  se  trouvent  en  entier  sur  le  territoire  russe,  entre  Leova  et 
Bender,  couvrait  les  approches  de  la  vallée  danubienne.  Ce  n'était  pas  trop, 
en  effet,  d'une  double  ligne  de  défense  pour  interdire  l'accès  d'une  plaine 
si  fertile,  dont  les  richesses  naturelles  devaient  allumer  la  cupidité  de  tous 
les  conquérants  ! 


Malgré  les  populations  si  diverses  qui  ont  parcouru,  conquis  ou  dévasté 
leur  territoire,  les  habitants  de  la  Roumanie  ont  gardé  sur  tous  leurs  limi- 
trophes le  privilège  d'une  beaucoup  plus  grande  cohésion  nationale  :  ils  ont 
ce  qui  manque  à  la  Hongrie,  à  la  Transylvanie,  à  la  Bukovine,  à  la  Bulgarie, 
l'unité  de  race  et  de  langue.  Yalaques  et  Moldaves  ne  forment  qu'un  seul 
peuple,  et  loin  de  laisser  envahir  leur  territoire,  ce  sont  eux,  au  contraire, 
qui  débordent  sur  les  pays  environnants.  Dans  toutes  les  provinces  de  la 
Roumanie,  à  l'exception  de  la  Dobroudja,  qui  lui  a  été  donnée  par  le  traité 
de  Berlin,  après  la  guerre  des  Balkans,  les  habitants  non  roumains  sont 
en  minorité. 

L'origine  de  ce  peuple  de  langue  latine  est  encore  enveloppée  de  mystère. 
Les  Roumains,  habitants  de  l'antique  Dacie,  sont-ils  exclusivement  les 
descendants  de  Gètes  et  de  Daces  latinisés,  ou  bien,  comme  on  l'a  souvent 
prétendu,  le  sang  des  colons  italiens  amenés  par  Trajan,  légionnaires  et  sol- 
dats des  cohortes,  prédomine-il  chez  eux  ?  Dans  quelle  proportion  se  sont 
mêlés  au  peuple  roumain  les  divers  éléments  des  populations  environnantes, 
slaves  et  illyriennes?  Quelle  part  ont  eue  les  Celtes  dans  la  formation  de  la 
nationalité  valaque?  Leurs  descendants  seraient-ils  les  «  Petits  Yalaques  », 
des  bords  de  l'Olto,  les  «  hommes  à  vingt-quatre  dents  »,  ainsi  nommés  à 
cause  de  leur  bravoure?  On  ne  saurait  le  dire  avec  certitude,  puisque 
des  savants  de  premier  ordre,  tels  que  Miklosic,  font  à  ces  diverses  questions 
des  réponses  contradictoires.  Quelques  écrivains  pensent  que  les  Roumains 
émigrèrent  en  masse  de  l'autre  côté  du  fleuve,  au  troisième  siècle,  pour 
obéir  aux  ordres  de  l'empereur  Aurélien.  S'il  en  était  ainsi,  cà  quelle 
époque  les  arrière-petits-fils  des  émigrants  seraient-ils  retournés  dans  leur 
patrie,  pour  y  remplacer  les  Slaves,  les  Magyars,  les  Petchénègues  ?  Mais 
il  est  probable  qu'il  n'y  eut  point  d'immigration  nouvelle  et  que  le  résidu 
des  populations  romanisées  du  pays  suffit  pour  reconstituer  peu  à  peu  la 
nationalité.  Quoi  qu'il  en  soit,  ce  petit  peuple,  dont  les  commencements  sont 
tellement  incertains,  a  grandi  d'une  manière  surprenante,  puisqu'il  est  deve- 
nu la  race  prépondérante  sur  le  bas  Danube  et  dans  les  Alpes  transylvaines, 
i.  35 


258  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

Encore  au  dix-seplième  siècle  la  langue  roumaine  était  tenue  pour  un 
patois  et  les  Yalaques  eux-mêmes  devaient  parler  slave  dans  les  églises  et 
devant  les  tribunaux.  De  nos  jours,  au  contraire,  les  patriotes  roumains  tra- 
vaillent activement  à  purifier  leur  idiome  d'un  certain  nombre  de  mots  slaves, 
qui  s'y  trouvent,  d'après  le  dictionnaire  de  Cihac,  dans  la  proportion  des  deux 
cinquièmes  environ,  et  des  termes  turcs  et  grecs  introduits  dans  la  langue 
lors  de  la  domination  des  Osmanlis.  De  même  que  les  Grecs  modernes  cher- 
chent à  rapprocher  le  romaïque  du  langage  des  auteurs  classiques,  de  même 
les  «  Romains  »  du  Danube  s'occupent  de  policerleur  latin,  afin  de  le  placer 
sur  le  même  rang  que  les  langues  romanes  occidentales,  le  français  et  l'ita- 
lien. Ils  se  sont  également  débarrassés  de  l'écriture  slave  pour  prendre  les 
caractères  français  ;  malheureusement,  cette  réforme  s'est  faite  d'une  manière 
un  peu  violente,  en  désaccord  avec  la  prononciation  vraie  des  mots,  et  les 
grammairiens  ne  sont  pas  encore  unis  pour  fixer  la  véritable  orthographe  : 
Bukoviniens,  Transylvains,  Valaques,  veulent  tous  faire  prévaloir  leur  mode 
de  transcription.  Ces  derniers,  grâce  à  leur  indépendance  politique,  l'em- 
porteront sans  doute.  Quoi  qu'il  en  soit,  la  langue  roumaine  devient  chaque 
année  plus  néo-latine  par  le  vocabulaire  aussi  bien  que  par  la  syntaxe.  La 
lecture  des  ouvrages  français,  qui  constituent  la  principale  littérature  de  la 
Roumanie,  aide  à  cette  transformation.  Par  un  remarquable  contraste, 
l'idiome  des  villes,  qui  jadis,  à  cause  du  va-et-vient  des  étrangers,  étaient 
beaucoup  plus  impur  que  celui  des  campagnes,  est  devenu  maintenant  le 
plus  latin  des  deux,  le  moins  patoisé  d'éléments  slaves.  Mais  il  y  reste  encore 
un  fonds  de  deux  cents  mots  environ  qui  ne  se  retrouve  dans  aucune  langue 
connue  et  que  l'on  croit  être  un  débris  de  l'ancien  dace,  parlé  avant  l'occu- 
pation romaine.  En  outre,  le  valaque  se  distingue  foncièrement  des  langues 
romanes  de  l'Occident  par  l'habitude  de  placer  l'article  et  le  pronom  dé- 
monstratif après  le  substantif.  Ce  phénomène  se  présente  aussi  dans  l'alba- 
nais et  le  bulgare,  ce  qui  autorise  Miklosic  à  supposer  que  c'est  là  un  trait 
de  l'ancienne  langue  des  aborigènes,  transmis  depuis  aux  autres  habitants 
du  pays.  Un  trait  non  moins  caractéristique  de  l'idiome  roumain  se 
retrouve  dans  la  façon  de  prononcer  les  voyelles. 

Mais,  si  ce  sont  là  des  indices  précieux  pour  le  linguiste,  le  peuple  rou- 
main, pris  en  masse,  les  ignore,  et  s'il  les  connaissait,  il  ne  s'arrêterait 
point  à  de  pareils  détails.  Encore  tout  fier  de  la  gloire  des  anciens  conqué- 
rants de  sa  patrie,  le  paysan  valaque  se  croit  descendu  des  patriciens  de 
Rome.  Plusieurs  de  ses  coutumes,  à  la  naissance  des  enfants,  aux  mariages, 
aux  cérémonies  mortuaires  rappelleraient  encore  celles  des  Romains  :  la 
danse  des  Calouchares  ne  serait  autre,  dit-on,  que  celle  des  anciens  colons 


ROUMAINS.  259 

d'Italie.  Le  Valaque  aime  à  parler  de  son  «  père  »  Trajan,  auquel  il  attribue 
tout  ce  qu'il  voit  de  grand  dans  son  pays,  non-seulement  les  ruines  de  ponts, 
de  forteresses  et  de  chemins,  mais  jusqu'aux  œuvres  que  d'autres  peuples 
attribueraient  à  Roland,  à  Fingal,  aux  puissances  divines  ou  infernales. 
Maint  défilé  de  montagne  a  été  ouvert  d'un  coup  parle  glaive  de  Trajan;  l'a- 
valanche qui  se  détache  des  cimes,  c'est  le  «  tonnerre  de  Trajan  »  ;  la  Voie 
lactée  même  est  devenue  le  «  chemin  de  Trajan  »  :  pendant  le  cours  des 
siècles,  l'apothéose  est  devenue  complète.  Ayant  choisi  le  vieil  empereur 
pour  le  représentant  même  de  sa  nation,  le  Roumain  se  refuse  donc  à  con- 
sidérer comme  ses  ancêtres  les  Gètes  et  les  Daces  ;  il  ignore  ce  que  furent  les 
Goths,  quoiqu'il  soit  peut-être  leur  parent  par  l'origine  première,  et  qu'il 
leur  ressemble  encore  dans  les  montagnes,  où  l'on  voit  beaucoup  d'hommes 
grands,  aux  yeux  bleus,  à  la  blonde  chevelure  flottante,  comme  devaient 
être  probablement  les  anciennes  populations  du  pays.  Mais,  par  la  grâce  et 
la  souplesse,  les  montagnards,  aussi  bien  que  les  gens  des  campagnes  danu- 
biennes, se  distinguent  des  hommes  du  Nord  et  se  rapprochent  des  peuples 
méridionaux.  Les  Vrangianes,  à  l'ouest  de  Jassy,  sont  ceux  qui  ont  gardé  le 
type  le  plus  pur. 

En  général,  les  Roumains  de  la  campagne,  de  même  que  ceux  des  Car- 
pates,  ont  de  beaux  visages  basanés,  entourés  de  cheveux  blonds,  des  yeux 
expressifs,  une  bouche  finement  dessinée  montrant  dans  le  rire  deux  rangées 
de  dents  d'une  éclatante  blancheur.  Ils  aiment  à  laisser  croître  leur  cheve- 
lure, et  l'on  raconte  que  nombre  de  jeunes  hommes  se  font  réfractaires  au 
service  de  l'armée,  uniquement  pour  sauver  les  belles  boucles  flottant  sur 
leurs  épaules.  Adroits  de  leur  corps,  lestes,  gracieux  dans  tous  leurs  mou- 
vements, ils  sont,  en  outre,  infatigables  à  la  marche  et  supportent  sans  se 
plaindre  les  plus  dures  fatigues.  Ils  portent  leur  costume  avec  une  aisance 
admirable,  et  même  le  berger  valaque,  avec  sa  haute  cachoula  ou  bonnet 
de  poil  de  mouton,  la  large  ceinture  de  cuir  qui  lui  sert  de  poche,  la  peau 
de  mouton  jetée  sur  une  épaule,  et  ses  caleçons  qui  rappellent  la  braie  des 
Daces  sculptés  sur  la  colonne  de  Trajan,  impose  par  la  noblesse  de  son  atti- 
tude. Dans  les  grandes  villes,  le  type  brun  prédomine  à  cause  des  croise- 
ments avec  les  Grecs  Phanariotes,  les  Russes  du  midi,  les  Hongrois.  Partout 
les  Roumaines  sont  la  grâce  même.  Soit  qu'elles  observent  encore  les  an- 
ciennes modes  nationales  et  portent  la  large  chemisette  brodée,  la  veste 
flottante,  le  grand  tablier  multicolore  où  dominent  le  rouge  et  le  bleu,  la 
résille  d'or  et  de  sequins  sur  les  cheveux,  soit  qu'elles  aient  adopté  la  toi- 
lette moderne,  elles  charment  toujours  par  leur  élégance  et  leur  goût.  A  ses 
avantages  extérieurs,  la  Roumaine  ajoute  une  intelligence  rapide,  une  gaieté 


260  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

communicative,  un  esprit  de  repartie  qui  en  font  la  Parisienne  de  l'Orient. 
Ce  sont  les  femmes  si  gracieuses  de  la  Valachie,  et  non  les  ondes,  d'une  lim- 
pidité douteuse  ,  de  la  rivière  de  Bucarest,  qui  ont  fait  naître  le  proverbe  : 
«  0  Dimbovitsa  !  celui  qui  a  bu  de  ton  eau  ne  peut  plus  te  quitter  !  » 

Au  milieu  des  populations  valaques  homogènes,  on  rencontre  çà  et  là 
quelques  groupes  de  colons  bulgares.  Les  Bulgares  natifs  de  la  Roumanie 
et  descendants  des  anciens  ravageurs  du  sol  paraissent  avoir  été  singulière- 
ment modifiés  par  les  croisements;  ce  sont  maintenant  les  plus  laborieux 
des  cultivateurs,  et  dans  les  alentours  des  grandes  villes  ils  ont  la  spécialité 
du  jardinage  et  de  l'industrie  maraîchère.  Ploïesti,  l'une  des  villes  les  plus 
prospères  de  la  Valachie,  a  commencé  par  être  une  colonie  de  Bulgares.  Dans 
les  villes,  ces  étrangers,  devenus  Valaques  par  la  langue,  sont  tanneurs, 
merciers,  marchands  de  nouveautés,  c'est  par  leurs  mains  que  passent 
presque  tous  les  petits  objets  importés  d'Allemagne. 

Le  paysan  roumain  est  sédentaire  ;  il  reste  attaché  au  sol  qui  l'a  vu 
naître  et  n'émigre  que  forcé  par  la  dure  nécessité.  Il  en  est  autrement  des 
voisins  du  Valaque,  Bulgares  et  Hongrois,  d'un  naturel  beaucoup  plus 
nomade  que  le  Roumain.  Le  mouvement  d'immigration  en  Roumanie  est 
beaucoup  plus  fort  que  le  courant  inverse  et  contribue  pour  une  part 
notable  au  peuplement  de  la  contrée.  D'ailleurs,  l'accroissement  normal 
par  le  surplus  des  naissances  est  de  30,000  individus  en  moyenne;  mais 
après  les  années  de  disette,  il  arrive  exceptionnellement  que  le  nombre  des 
décès  l'emporte  sur  celui  des  naissances1.  D'après  les  statistiques,  la 
proportion  des  naissances  mâles  serait  beaucoup  plus  considérable  en 
Roumanie  que  dans  tous  les  autres  pays  d'Europe2. 

Quelques  groupes  de  Russes  se  trouvent  aussi  en  diverses  parties  de  la 
Moldavie,  notamment  à  Jassy,  à  Berlad.  Ils  sont  presque  tous  commerçants; 
cependant  ils  jouissent  d'une  grande  réputation  de  probité,  justifiée  sans 
doute,  car  ce  sont  presque  tous  des  hommes  qui  ont  dû  s'enfuir  de  Russie, 
il  y  a  un  siècle,  pour  obéir  à  leur  foi  religieuse  et  pratiquer  leurs  rites  en 
paix  :  ce  sont  des  Vieux-Croyants  ou  Lipovanî,  ainsi  nommés  d'un  ancien 
évêque  Philippe;  ils  parlent  tous  roumain.  Quelques  Russes  de  la  contrée 
appartiennent  aussi  à  la  secte  des  Origénistes  ou  «  Mutilés  »   (Skoptzi),  que 


1  Mouvement  de  la  population  en  Roumanie  : 

1871  (année  normale)  .  .    .     145,010  naissances;  114,576  morts. 
1874  (année  anormale).  .    .     149,442  »  152,247       » 

2  Proportion  des  naissances  mâles  aux  naissances  femelles  : 

France.    .    .   .     1,052  garçons;  1,000  filles. 
Roumanie.  .    .     1,160        »  »  » 


POPULATIONS  DU  BAS  DANUBE. 


26-2 


l'on  dit  recruter  leurs  communautés  par  le  vol  des  enfants.  On  les  reconnaît 
à  leur  corpulence  et  à  leur  visage  glabre.  A  Bucarest,  ce  sont  eux  qui  ont  la 
réputation  d'être  les  meilleurs  cochers. 

Des  Hongrois  appartenant  à  la  race  des  Szekely  de  la  Transylvanie,  et 
connus  dans  le  pays  sous  le  nom,  chinois  en  apparence,  de  Tchangheï  ou 
Tchangs,  complètent  la  série  des  populations  étrangères  établies  sur  le 
territoire  roumain  en  colonies  distinctes.  Les  Moldaves  leur  donnent  le 
nom  d'Oungours.  Ces  Tchanghei,  dont  l'entrée  dans  la  Moldavie  centrale 
date  de  l'époque  où  les  rois  de  Hongrie  étaient  les  maîtres  de  la  vallée  du 


N°  42.    —    BESSARABIE   MOLDAVE,  CÉDIÎE   A    LA    RUSSIE   EN   1878. 


Gjavé  cKea^Echari. 


dapres  Leieajt 


BuloaTes  —I      Russes 


Roumains    I5s 
Régions  inhabitées 


Albanais 


io  ao         3o         tfco        SoEU 


Séret,  et  que  l'on  dit  avoir  été  jadis  au  nombre  de  170,000,  se  roumani- 
sent  peu  à  peu  ;  leurs  maisons  sont  mieux  bâties  et  plus  propres  que  celles 
de  leurs  voisins  daces,  mais  ils  ne  se  distinguent  plus  par  le  costume  et 
cessent  graduellement  de  parler  leur  rude  patois  magyar;  s'ils  ne  sont 
point  encore  fondus  dans  la  population  moldave,  cela  tient  sans  doute  à  la 
différence  de  religion,  car  ils  sont  catholiques  romains.  D'ailleurs  ils  se 
recrutent  chaque  année  par  un  certain  nombre  d'émigrants  de  Transyl- 
vanie, qu'attirent  le  climat  plus  doux  et  les  terres  plus  fertiles  de  la  Mol- 
davie. Au  printemps  et  en  automne  les  laboureurs  et  les  moissonneurs 
hongrois  descendent  en  caravanes  dans  les  plaines.  11  y  a  un  siècle  environ, 
plusieurs  milliers  de  familles  szekel  y  émigrèrent  aussi  sur  le  versant  oriental 
des  Carpates  pour  échapper  au  régime  militaire. 


£32  NOUVELLE   GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

Parmi  les  étrangers  civilisés,  les  Allemands  d'Autriche  sont  de  beaucoup 
les  plus  nombreux  :  ce  sont  eux  qui  ont  fondé  la  plupart  des  grands  établis- 
sements industriels  et  qui  ont  dirigé  la  construction  des  chemins  de  fer. 
Quant  aux  Français,  ils  forment  une  colonie  moins  considérable  qu'on  ne  serait 
tenté  de  le  croire  en  constatant  l'influence  de  la  littérature  et  des  mœurs 
françaises  en  Roumanie.  Mais  cette  influence  provient  surtout  de  la  sympathie 
qui  porte  les  Roumains  vers  leurs  frères  de  langue.  Des  centaines  de  jeunes 
gens  venus  de  la  plaine  du  bas  Danube  étudient  à  Paris,  tandis  que  bien  peu 
se  sont  dirigés  vers  les  universités  allemandes. 

Au  siècle  dernier,  lorsque  le  gouvernement  des  principautés  roumaines 
était  affermé  par  le  sultan  aux  Phanariotes  ou  riches  négociants  grecs  du 
Phanar  de  Conslantinople,  l'élément  hellénique  était  aussi  très-fortement 
représenté  en  Moldo-Valachie  ;  mais,  de  nos  jours,  il  est  presque  sans  im- 
portance numérique;  peut-être,  en  y  comprenant  les  Zinzares  hellénisés 
de  Macédoine,  ne  sont-ils  qu'une  dizaine  de  mille,  mais  ils  savent  se  faire 
leur  place  comme  intendants  des  grands  seigneurs,  entrepositaires,  expé- 
diteurs et  négociants  en  gros.  L'exportation  des  céréales  dans  les  villes  du 
bas  Danube  est  presque  entièrement  entre  leurs  mains.  Les  traces  de  l'an- 
cienne domination  phanariote  ne  se  retrouvent  que  dans  la  langue  et  dans 
les  relations  de  parenté  provenant  du  croisement  des  familles  seigneuriales. 
Beaucoup  plus  nombreux  que  les  Grecs  et  d'un  poids  bien  plus  considé- 
rable dans  les  destinées  futures  du  pays  sont  les  races  sans  patrie  qui 
vivent  sur  le  territoire  roumain,  les  Juifs  et  les  Tsiganes.  Quelques  Israé- 
lites de  provenance  espagnole  se  rencontrent  dans  les  grandes  villes,  mais 
la  race,  presque  tout  entière,  appartient  à  la  souche  des  Juifs  «  alle- 
mands ».  Ceux-ci,  qui  immigrent  en  foule  de  la  Pologne,  de  la  Petite- 
Russie,  de  la  Galicie,  de  la  Hongrie,  se  trouvent  en  contact  journalier  avec 
le  pauvre  peuple  en  qualité  d'aubergistes,  d'intermédiaires  de  tout  le 
petit  commerce  ;  ils  sont  universellement  haïs,  non  point  à  cause  de 
leur  religion,  mais  à  cause  de  l'art  merveilleux  qu'ils  déploient  pour 
faire  passer  les  épargnes  des  familles  dans  leur  escarcelle.  En  outre,  on 
leur  attribue  toutes  sortes  de  crimes  imaginaires,  et  fréquemment  la  popu- 
lation s'est  ruée  contre  eux  avec  fureur  pour  venger  le  prétendu  massacre 
d'enfants  qui  auraient  été  égorgés  en  guise  d'agneaux  à  la  fête  de  Pâques. 
Pourtant  les  Roumains  ne  savent  pas  se  passer  de  ces  Juifs  qu'ils  exècrent, 
et  chaque  jour  ils  fortifient  le  monopole  commercial  de  la  race  envahissante, 
quoique,  récemment  encore,  ils  leur  eussent  interdit  l'acquisition  de  pro- 
priétés territoriales.  Déjà,  si  les  évaluations  faites  dans  le  pays  ne  sont  pas 
exagérées,  —  et  l'ubiquité  des  Juifs  les  montre  plus  nombreux  qu'ils  ne  le 


POPULATIONS  DE  LA  ROUMANIE.  263 

sont  en  réalité,  —  les  Israélites  constitueraient  le  cinquième  de  la  population 
totale  dans  la  Moldavie  et  la  natalité  augmente  incessamment  leurs  essaims, 
car  jamais  chez  eux,  comme  chez  les  chrétiens,  le  nombre  des  morts  n'ex- 
cède celui  des  naissances.  Leur  dialecte  usuel  est  un  jargon  allemand 
mêlé  d'un  grand  nombre  de  mots  empruntés  à  toutes  les  langues  orientales, 
et  ce  langage  même  contribue  à  les  faire  haïr,  car  on  voit  en  eux  les 
avant-coureurs  des  Allemands  et  l'on  se  demande  si  leurs  invasions  com- 
merciales ne  sont  pas  le  prélude  d'une  autre  invasion,  dans  laquelle  som- 
brerait l'indépendance  politique  du  pays.  «  Ce  que  les  Roumains  détestent 
chez  le  Juif,  dit-on  fréquemment,  ce  n'est  pas  l'Israélite,  c'est  l'Allemand.  » 
Quant  à  l'autre  race  des  commerçants  orientaux,  celle  des  Arméniens,  elle 
est  représentée  par  quelques  colonies  florissantes,  surtout  en  Moldavie.  Ces 
Haïkanes,  descendus  d'émigrants  qui  vinrent  à  diverses  époques,  du 
onzième  au  dix-septième  siècle,  ne  se  distinguent  point  de  leurs  coreligion- 
naires de  la  Bukovine  et  de  la  Transylvanie;  ils  vivent  dans  l'isolement,  et 
si  le  peuple  ne  les  aime  pas,  du  moins  ont-ils  le  talent  de  ne  pas  se  faire 
exécrer.  Un  petit  nombre  d'Arméniens  venus  de  Constantinople  et  parlant  le 
turc  résident  aussi  sur  le  bas  Danube. 

La  race  jadis  méprisée  des  Tsiganes  entre  peu  à  peu  dans  la  masse  de 
la  population  ;  ces  parias  deviennent  Roumains  et  patriotes  par  la  vertu 
d'une  liberté  relative.  Naguère  encore  les  Tsiganes  étaient  esclaves  :  les  uns 
appartenaient  à  l'Etat,  les  autres  étaient  la  chose  des  boyards  ou  des  cou- 
vents; néanmoins  la  plupart  d'entre  eux  restaient  nomades,  travaillant, 
trafiquant  ou  volant  pour  le  compte  de  ceux  qui  les  employaient.  Ils  se  di- 
visaient en  véritables  castes,  dont  les  principales  étaient  celles  des  lingou- 
rari  ou  fabricants  de  cuillers,  des  oursari  ou  montreurs  d'ours,  des  fer- 
rari  ou  forgerons,  des  aurari  ou  orpailleurs,  des  lautari  ou  louangeurs. 
Ces  derniers,  les  plus  policés  de  tous,  étaient  les  musiciens  chargés  de  cé- 
lébrer la  gloire  et  les  vertus  des  boyards  ;  maintenant  ce  sont  les  méné- 
triers des  villages  et  les  musiciens  des  villes,  les  troubadours  de  la  Rou- 
manie. S'ils  diffèrent  socialement  des  paysans,  c'est  peut-être  par  une  liberté 
plus  grande.  En  1857,  les  Tsiganes  de  la  A'alachie  furent  assimilés  aux 
autres  cultivateurs,  et,  depuis,  l'émancipation  s'est  faite  sans  distinction  de 
races  pour  tous  les  serfs  de  la  glèbe.  Très-peu  nombreux  sont  les  Tsiganes 
netotzi,  êtres  dégradés  qui  vaguent  à  moitié  nus  dans  les  bois  ou  sous  la 
tente,  vivent  de  maraude,  se  nourrissent  des  restes  les  plus  immondes  et 
n'enterrent  point  leurs  morts.  Presque  tous  les  Tsiganes  sont  désormais  fixés 
au  sol,  qu'ils  savent  cultiver  avec  soin,  ou  bien  ils  exercent  un  métier  régu- 
lier. La  fusion  des  races,  entre  Tsiganes  et  Roumains,  s'opère  d'autant  plus 


204  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

facilement  que  la  religion  est  la  même  et  que  tous  les  anciens  nomades 
parlent  la  langue  du  pays:  Le  type  étant  beau  de  part  et  d'autre,  les  croi- 
sements deviennent  de  plus  en  plus  nombreux  et  il  est  à  croire  que  dans 
quelques  générations  les  Tsiganes  de  Roumanie  seront  une  race  du  passé. 
Telle  est  la  cause  principale  de  l'énorme  écart,  de  100,000  à  500,000, 
donné  par  les  diverses  statistiques  pour  le  nombre  des  Tsiganes1. 

La  nation  roumaine  est  encore  dans  sa  période  de  transition  entre  l'âge 
féodal  et  l'époque  moderne.  Les  révolutions  de  1848,  peut-être  plus  im- 
portantes dans  l'Europe  danubienne  qu'elles  ne  le  furent  en  France  et  en 
Italie,  ne  firent  qu'ébranler  l'ancien  régime  dans  les  Principautés  roumai- 
nes, mais  elles  ne  le  détruisirent  point.  Encore  en  1856  les  paysans  vala- 
ques  et  moldaves  étaient  asservis  à  la  glèbe;  sans  droits,  sans  avoir  person- 
nel, presque  sans  famille,  puisqu'ils  étaient  à  la  merci  du  caprice,  les 
malheureux  passaient  leur  existence  à  cultiver  la  terre  des  seigneurs  ou  des 
couvents  et  vivaient  eux-mêmes  dans  de  misérables  tanières  boueuses,  que 
souvent  on  ne  distinguait  pas  même  des  broussailles  et  des  amas  d'immon- 
dices. Les  maîtres  du  sol  et  de  ses  habitants  étaient  environ  cinq  ou  six  mille 
boyards,  descendants  des  anciens  «  braves  »,  ou  devenus  nobles  à  prix  d'ar- 
gent; mais  parmi  ces  seigneurs  eux-mêmes  régnait  une  grande  inégalité  : 
la  plupart  n'étaient  que  de  petits  propriétaires,  tandis  que  soixante-dix  feu- 
dataires  en  Valachie  et  trois  cents  en  Moldavie  se  partageaient  avec  les  mo- 
nastères la  possession  du  territoire  presque  tout  entier. 

Un  pareil  état  social  devait  avoir  pour  conséquence  une  affreuse  démo- 
ralisation chez  les  maîtres  aussi  bien  que  chez  les  esclaves.  Même  les  qua- 
lités naturelles  du  Roumain,  son  élan,  sa  générosité,  sa  promptitude  en 
amitié,  tournaient  à  mal  sous  un  pareil  régime.  Les  nobles,  possesseurs  du 

1  Population  approximative  de  la  Roumanie  en  1878  : 

Valachie.  Moldavie.  Total. 

Roumains 3,040,000  1,420,000       ■     4,460,000 

Rulgares —  30,000-  30,000 

Russes  et  autres  Slaves.  .    .    .             —  10,000  10,000 

Hongrois.  .    , -  50,000  50,000 

Tsiganes 100,000  50,000  150,000 

Juifs 100,000  300,000  400,000 

Arméniens —  10,000  10,000 

i  3,240,000  1,870,000  5,110,000 

Étrangers. 

Autrichiens  de  diverses  langues.  .  30,000 

Grecs. 10,000 

I                                           Allemands 5,000 

Français 1,500 

Autres 6,000 


MŒURS  DES  ROUMAINS.  265 

sol,  fuyant  leurs  terres  où  la  vue  de  la  souffrance  les  eût  gênés,  allaient 
vivre  au  loin  dans  l'intrigue  et  la  débauche,  dépensant  sur  les  tables  de  jeu 
des  cités  occidentales  l'argent  que  des  intendants,  Grecs  en  majorité,  leur 
envoyaient  après  avoir  largement  prélevé  leur  part.  Quant  à  la  masse  asser- 
vie de  la  population,  elle  était  paresseuse,  parce  que  la  terre,  du  reste  si 
féconde,  ne  lui  appartenait  point;  elle  était  méfiante  et  menteuse,  parce 
que  la  ruse  et  le  mensonge  sont  les  armes  de  l'esclave  ;  elle  était  ignorante 
et  superstitieuse,  parce  que  toute  son  éducation  lui  avait  été  donnée  par 
un  clergé  ignare  et  fanatique.  Leurs  popes  étaient  en  même  temps  magiciens 
et  guérissaient  les  maladies  par  des  incantations  et  des  philtres  sacrés.  Parmi 
les  moines,  les  uns,  grands  propriétaires  de  serfs  et  possédant  la  sixième 
partie  des  terres  de  la  Roumanie,  étaient  des  boyards  en  robe,  non  moins 
âpres  à  la  curée  que  les  seigneurs  temporels;  les  autres,  vivant  d'aumônes, 
n'étaient  guère  que  des  paysans  ayant  échangé  l'esclavage  pour  la  mendicité. 

Dépourvus  de  toute  instruction,  si  ce  n'est  de  celle  que  leur  transmet- 
taient les  doïnas  ou  chants  des  aïeux,  gouvernés  comme  ils  l'étaient  par 
les  anciennes  coutumes,  les  Roumains  devaient  à  une  époque  récente  rap- 
peler les  populations  perdues  dans  la  nuit  du  moyen  âge;  maintenant  en- 
core plusieurs  coutumes  de  leurs  ancêtres  subsistent  dans  les  campagnes. 
Ainsi,  lors  des  enterrements,  les  pleureuses  à  gages  poussent  des  cris  dé- 
chirants auxquels  les  parents  mêlent  leurs  adieux.  On  place  dans  le  cercueil 
un  bâton  dont  le  mort  se  servira  pour  traverser  le  Jourdain,  un  drap  dont 
il  se  couvrira  comme  d'un  vêtement,  une  pièce  de  monnaie  qu'il  donnera 
à  saint  Pierre  pour  se  faire  ouvrir  les  portes  du  ciel  ;  on  n'oublie  pas  non 
plus  le  pain  et  le  vin  dont  il  aura  besoin  pendant  son  voyage.  Mais  si  le 
défunt  avait  les  cheveux  rouges,  il  est  fort  à  craindre  qu'il  ne  tente  de  re- 
venir sur  la  terre  sous  forme  de  chien,  de  grenouille,  de  puce  ou  de  pu- 
naise, et  qu'il  ne  pénètre  la  nuit  dans  les  maisons  pour  sucer  le  sang  des 
belles  jeunes  filles.  Alors  il  est  prudent  de  clouer  fortement  le  cercueil,  ou, 
mieux  encore,  de  traverser  d'un  pieu  la  poitrine  du  cadavre. 

De  pareilles  hallucinations  cesseront  bientôt,  sans  aucun  doute,  de  hanter 
l'esprit  des  campagnards.  Depuis  que  le  paysan  cultive  sa  propre  terre,  les 
progrès  intellectuels  et  moraux  de  la  nation  ont  au  moins  égalé  ses  progrès 
matériels,  et  ceux-ci  sont  vraiment  considérables.  Libéré  officiellement  en 
1856,  mais  encore  retenu  longtemps  par  les  liens  d'un  demi-servage,  le 
paysan  a  fini  par  posséder  au  moins  une  partie  du  sol.  Tant  que  le  seigneur 
resta  l'unique  possesseur  de  la  terre,  il  fut  aussi  le  «  maître  du  pain  » 
et  l'ancien  serf  n'avait  qu'une  liberté  presque  illusoire.  Enfin  la  loi  de 
1862,  plus  ou  moins  bien  appliquée  pendant   les   années  suivantes,  re- 

i.  54 


266  NOUVELLE  GEOGRAPHIE    UNIVERSELLE. 

mit  à  chaque  chef  de  famille  agricole  une  parcelle  des  terrains  qu'il  culti- 
vait, variant  de  5  à  27  hectares  ;  et,  depuis  cette  époque,  les  paysans,  deve- 
nus plus  libres,  ont  aussi  gagné  singulièrement  en  dignité  et  en  amour  du 
travail.  Leur  terre,  si  fertile,  quoique  si  mal  labourée  par  la  vieille  charrue 
romaine  et  privée  de  tout  engrais,  produit  des  quantités  énormes  de  céréa- 
les, dont  le  prix,  soldé  en  beaux  écus  sonnants,  réjouit  le  cultivateur  et  l'en- 
courage à  une  plus  grande  activité.  La  Roumanie  est  désormais  une  des 
principales  contrées  d'exportation  pour  les  blés  ;  et,  dans  les  années  favora- 
bles, quand  les  sauterelles  d'Orient  ne  sont  pas  venues  s'abattre  sur  ses  cam- 
pagnes, quand  les  violences  d'une  température  extrême  n'ont  pas  tué  les 
plantes,  elle  est  même  pour  l'Europe  occidentale  un  grenier  plus  riche  que 
la  Hongrie.  En  moins  de  dix  ans,  l'exportation  des  céréales,  blé,  maïs,  orge, 
seigle,  a  doublé,  et  la  somme  annuelle  qu'elle  vaut  au  pays  varie  de  cent  à 
deux  cents  millions  de  francs.  Malheureusement,  le  paysan  ne  mange  guère 
le  froment  qu'il  produit  ;  il  garde  pour  lui  le  maïs,  qui  lui  sert  à  préparer 
sa  bouillie  ordinaire  ou  mamaliga  et  à  fabriquer  la  mauvaise  eau-de-vie  qui 
le  console  de  ses  cent  quatre-vingt-quatorze  jours  de  jeûne  annuel.  Durant" 
plus  de  la  moitié  de  l'année,  les  villages,  surtout  ceux  des  bords  du  Danube, 
sont  à  demi  noyés  par  une  boue  infecte  où  pataugent  bêtes  et  gens  :  les 
cabanes  sont  ouvertes  au  vent  et  à  la  pluie  ;  la  fièvre  règne  en  souveraine  et 
termine  l'œuvre  de  la  faim.  La  culture  de  la  vigne,  jadis  absolument 
négligée,  s'accroît  chaque  année,  et  les  collines  avancées  qui  forment 
les  contre-forts  des  Carpates,  produisent  d'excellents  crus1.  Le  temps  n'est 
plus  où,  par  suite  du  dégoût  que  le  travail  inspirait  au  Roumain,  le  nom 
de  Valaque  était  dans  tout  l'Orient  synonyme  de  berger2.  Toutefois  les 
terrains  improductifs  s'étendent  encore  sur  plus  d'un  quart  de  la  Roumanie, 

1  Agriculture  de  la  Roumanie  : 

Terrains.  Production  moyenne. 


Régions  incultes  ..«.-.  5,800,000  hect. 

Prairies  et  pâturages. .    .    .  5,850,000       » 

Forêts 2,100,000       » 

Terrains  cultivés  en  céréales.  2,225,000       » 

Vignobles .  100,000       » 

Jardins,  etc 50,000       » 


Biais 20,000,000  hectolitres 

Froment 15,000,000       » 

Orge 8,000,000       » 

Vins 1,000,000       « 


12,125,000  hect. 

-  Animaux  domestiques  en  1874  : 

Bœufs  et  vaches,  etc 2,900,000 

Buffles 100,000 

Chevaux..    .........    600,000 

Porcs.. 1,200,000 

Brebis 5,000,000 

Chèvres .  500,000 


AGRICULTURE  ET  COMMERCE  DE  LA  ROUMANIE.  267 

et  le  système  de  culture,  qui  est  l'assolement  triennal,  laisse  chaque 
troisième  année  le  sol  en  jachère.  Il  paraît  que,  dans  l'ensemble,  les 
terres  de  la  Moldavie  sont  beaucoup  mieux  cultivées  que  celles  des  plaines 
valaques.  Cela  tient  surtout  à  ce  que  nombre  de  grands  propriétaires ; 
moldaves,  bien  différents  à  cet  égard  de  leurs  voisins,  les  boyards  de 
Valachie,  vivent  sur  leurs  terres  et  tiennent  à  honneur  d'en  diriger  eux- 
mêmes  l'exploitation;  mais  de  proche  en  proche  les  améliorations  se  répan- 
dent dans  toute  l'étendue  de  la  Roumanie,  et  déjà  les  batteuses  à  vapeur  fonc- 
tionnent dans  la  plupart  des  grandes  propriétés.  Les  bonnes  méthodes  de 
culture  gagnent  aussi  peu  à  peu  parmi  les  petits  propriétaires  ;  d'ailleurs 
ceux-ci  ont,  en  maints  districts,  l'intelligence  de  s'associer  pour  exploiter  en 
commun  de  vastes  étendues.  Souvent  des  communes  entières  afferment  des 
terrains  d'une  étendue  considérable;  chacun  des  participants  paye  une  taxe 
proportionnelle  à  la  surface  des  champs  qu'il  cultive. 

Pays  essentiellement  agricole,  la  Roumanie  n'exploite  guère  que  les  ri- 
chesses fournies  spontanément  par  la  nature.  Les  veines  de  métaux  divers, 
si  nombreuses  dans  les  Carpates,  sont  laissées  sans  emploi  à  cause  du 
manque  de  routes  d'accès;  les  veines  de  pétrole,  exploitées  par  des  groupes 
de  sept  ouvriers,  qui  creusent  un  puits  à  forfait,  ne  donnaient  en  1875 
que  175,000  hectolitres  d'huile  minérale.  Quatre  salines  principales  sont 
exploitées  pour  le  compte  du  gouvernement,  surtout  par  des  ouvriers  libres, 
mais  aussi  par  des  condamnés.  En  1875,  la  production,  qu'il  serait  facile 
de  centupler,  s'élevait  à  plus  de  80,000  tonnes,  mais  elle  s'accroît  chaque 
année.  La  pêche  est  aussi  l'une  des  industries  de  la  Roumanie.  Les  rive- 
rains du  bas  Danube  salent  et  expédient  les  poissons  qui  se  trouvent  en 
abondance  dans  le  fleuve  et  les  lacs  avoisinants  et  préparent  le  caviar  que 
leur  donnent  les  grands  esturgeons.  C'est  à  peu  près  tout  :  la  Roumanie 
n'a  d'industrie  manufacturière  que  dans  le  voisinage  des  grandes  villes;  elle 
n'a  même  de  véritable  spécialité  que  pour  les  tapis,  les  draps  et  les  cuirs 
brodés,  les  poteries  .  Les  confitures  sont  le  triomphe  de  ses  ménagères.  On 
peut  juger  du  peu  d'importance  de  la  grande  industrie  dans  les  pays  roumains 
par  ce  fait,  que  sur  plus  de  80,000  industriels,  on  compte  60,000  patrons. 

Néanmoins  le  commerce  ne  cesse  de  s'accroître l .  La  Roumanie  exporte  non- 

1  Commerce  delà  Roumanie  en  1880  : 

Importation ,     255,540,000  francs)  ,,,„.„.,,„. 

^  •  n.onnnnnx  471,200,000  frailCS . 

Exportation 218,920,000       »     j 

Part  de  l'Auslro-Hongrie 209,562,500  » 

»   •     de  l'Angleterre 114.775,000  » 

»       delà  France 46,157,000  » 

2  Sorties  du  port  de  la  Soulina,  en  1880  :  1815  navires,  jaugeant  658,065  tonnes. 


268  NOUVELLE   GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE 

seulement  des  blés  et  des  farines,  mais  aussi  des  animaux  vivants,  des  peaux 
et  des  laines,  des  conserves  alimentaires,  des  fromages.  Naturellement,  elle 
n'avait  autrefois  qu'un  débouché  pour  ses  produits,  celui  des  «  chemins 
qui  marchent  ».  Le  Danube  était  la  seule  porte  ouverte  au  grand  mouve- 
ment des  échanges,  et  presque  toutes  les  marchandises  devaient  s'entreposer 
à  Galatz,  situé  précisément  à  l'angle  du  fleuve  où  viennent  converger,  par 
le  Seret,  les  principales  routes  de  la  Valachie  et  de  la  Moldavie.  Long- 
temps encore  le  Danube  restera  la  grande  voie  commerciale,  du  moins 
pour  les  marchandises;  de  même,  le  Prout,  que  les  bateaux  à  vapeur  re- 
montent depuis  1861  jusqu'à  Sculeni,  à  une  faible  distance  au  nord  de  Yassi, 
continuera  de  rendre  des  services  aux  expéditeurs  de  denrées;  la  Bistrilsa 
et  lés  autres  rivières  descendues  des  Garpates  seront  les  grands  véhicules 
des  trains  de  bois,  mais  les  chemins  de  fer  ont  donné  à  la  Roumanie 
d'autres  issues  vers  l'extérieur.  Par  Yassi  et  la  Bukovine,  le  delta  du  Da- 
nube se  relie  à  la  Pologne,  à  l'Allemagne  du  Nord  et  aux  rivages  de  la 
Baltique  ;  par  la  ligne  de  Yassi  au  Prout,  que  traverse  un  magnifique  pont 
international,  elle  se  rattache  à  Odessa,  à  la  mer  Noire  et  à  tout  le  réseau 
russe;  par  le  pont  de  Silistrie  ou  tel  autre  viaduc  franchissant  le  Danube, 
il  rejoindra  le  chemin  de  Yarna  et  les  plaines  valaques  seront  en  communi- 
cation directe  avec  la  mer  Noire;  au  nord,  le  col  du  Predeal  est  franchi, 
et  bientôt  d'autres  voies  ferrées  iront  rejoindre  à  travers  les  Carpates, 
par  les  défilés  de  la  Tour-Rouge  et  du  Jil,  les  hautes  vallées  transyl- 
vaines et  les  plaines  de  la  Hongrie.  Comme  le  Piémont  et  la  Lombardie, 
les  campagnes  moldo- valaques  ne  peuvent  manquer  de  devenir,  grâce  à 
l'horizontalité  du  sol,  une  des  régions  les  plus  importantes  de  l'Europe  pour 
la  jonction  et  les  croisements  des  chemins  de  fer.  Mais  ce  n'est  point  sans 
appréhension  que  Moldaves  et  Valaques  voient  s'approcher  cette  ère  com- 
merciale. Ils  se  disent  que  les  chemins  de  fer  d'outre-Carpates  profiteront 
surtout  aux  Autrichiens,  juifs  ou  teutons,  comme  leur  ont  profité  déjà  la 
voie  ferrée  de  Czernovitz  à  Yassi  et  les  bateaux  à  vapeur  du  Danube  ;  ils 
comprennent  fort  bien  à  quels  dangers  politiques  les  expose  cette  prise  de 
possession  commerciale  par  les  Allemands,  surtout  sous  une  dynastie  germa- 
nique ;  mais  c'est  à  eux  de  montrer  si  leur  force  de  cohésion  est  suffisante 
pour  qu'ils  puissent  maintenir,  en  dépit  des  nouveau  venus,  une  solide 
individualité  nationale1. 

1  Bateaux  à  vapeur  du  Danube,  en  1872 29,  jaugeant  7,620  tonneaux. 

Grandes  routes en  1876 4,266  kilomètres. 

Chemins  de  fer en  1879 1,241  » 

Télégraphes en  1878 ,   .       4,365  * 


''■à         SU 

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a      5 


11 

MHuHUutnN 


COMMERCE   ET  VILLES   DE  LA  ROUMANIE  271 

Les  Roumains  se  plaignaient  naguère  de  ce  que  le  traité  de  Paris  n'eût  pas 
complété  leur  territoire,  du  côté  de  la  mer  Noire,  en  lui  donnant  une  des  rives 
de  la  Soulina.  Jadis  le  delta  danubien  appartenait  à  la  Moldavie,  ainsi  que  le 
prouvent  les  ruines  d'une  ville  construite  par  les  Roumains  en  face  de  Kilia, 
sur  la  rive  méridionale  du  fleuve.  Jusqu'à  la  fin  du  siècle  dernier,  le  préfet 
moldave  d'Ismaïl  avait  juridiction  sur  le  port  de  la  Soulina  et  s'occupait  du 
curage  de  la  passe.  Néanmoins  les  puissances  occidentales,  attribuant  la  pos- 
session du  delta  tout  entier  à  la  Turquie,  n'avaient  laissé  aux  Roumains  que 
la  rive  gauche  du  fleuve  de  Kilia  et  les  îles  de  ses  bouches.  La  Moldavie  n'a- 
vait donc  point  d'issue  directe  sur  le  Pont-Euxin,  si  ce  n'est  pour  les  embar- 
cations d'un  très-faible  tonnage;  des  barres  de  sable  ferment  toutes  les  em- 
bouchures aux  grands  navires.  M.  Desjardins  et  divers  ingénieurs  avaient 
étudié  pour  le  gouvernement  roumain  le  projet  d'un  canal  de  grande  navi- 
gation reliant  le  fleuve  à  la  baie  de  Djibriani,  au  nord  du  delta.  Ce  canal, 
qui  n'aurait  pas  plus  de  douze  kilomètres  de  longueur,  offrirait  certaine- 
ment de  grands  avantages  ;  mais  son  port  terminal,  si  soigneusement  qu'on  le 
construise,  aurait  l'inconvénient  de  s'ouvrir  dans  une  baie  fort  tempétueuse, 
où  soufflent  en  plein  les  vents  du  nord-est,  les  plus  dangereux  de  la  mer  Noire. 
Maintenant  le  territoire  que  devait  traverser  le  futur  port  de  Carolt  appartient 
à  la  Russie  et  les  Roumains  possèdent  l'embouchure  de  la  Soulina,  qui 
d'ailleurs  est  ouverte  librement  au  commerce  de  toutes  les  autres  nations 
d'Europe.  C'est  la  Roumanie  qui  en  profite  le  plus  pour  l'exportation  de  ses 
grains,  et  cependant  elle  n'a  qu'à  prendre  une  part  minime  aux  grands  tra- 
vaux que  la  Commission  européenne  a  dû  entreprendre  et  continue  sans  cesse 
aux  frais  des  puissances,  pour  approfondir  la  passe  de  cette  bouche  du  fleuve. 


Rucarest  ou  Rucuresci,  capitale  de  la  Valachie  et  de  l'Union  roumaine, 
compte  déjà  parmi  les  grandes  cités  de  l'Europe.  Après  Constantinople 
et  Pest,  c'est  la  ville  la  plus  populeuse  de  toute  la  partie  sud-orientale 
du  continent;  elle  se  donne  à  elle-même  le  nom  de  «  Paris  de  l'Orient  ». 
Naguère  pourtant  c'était  plutôt  une  collection  de  villages,  fort  pittoresques 
de  loin,  à  cause  de  leurs  tours  et  de  leurs  dômes  brillant  au  milieu  des 
bosquets  de  verdure,  mais  assez  désagréables  à  l'intérieur,  mal  bâtis,  tra- 
versés de  rues  toujours  infectes,  remplies,  suivant  les  saisons,  de  poussière 
ou  de  boue.  Mais,  grâce  à  l'affluence  de  la  population,  à  l'accroissement 
rapide  du  commerce  et  de  la  richesse,  Rucarest  se  transforme  rapidement, 
et  de  grandes  rues,  propres  et  bordées  de  beaux  hôtels,  des  places  fort  ani- 
mées, de  vastes  parcs  bien  entretenus,  lui  donnent  dans  les  quartiers  du 


272  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

centre  l'apparence  d'une  capitale  européenne,  méritant  son  nom  qui  signifie, 
dit-on,  «  ville  joyeuse  ». 

La  ville  de  Jassy,  Yassi,  ou  Yachi,  qui  fut  après  Suciava,  aujourd'hui 
annexée  par  l'Autriche,  la  capitale  de  la  Moldavie,  occupe  une  position 
moins  centrale  que  Bucarest;  mais  la  fertilité  de  ses  campagnes,  le  voisinage 
du  Prout  et  de  la  Russie,  à  laquelle  elle  sert  d'entrepôt,  sa  situation  sur  le 
grand  chemin  commercial  qui  réunit  la  mer  Baltique  à  la  mer  Noire,  de- 
vaient lui  donner  aussi  une  population  nombreuse;  comme  Bucarest, 
elle  est  devenue  florissante,  quoique  l'union  des  deux  principautés  rou- 
maines en  un  seul  État  l'ait  privée  de  son  titre  de  capitale.  Bâtie  sur  les 
derniers  renflements  de  collines  exposées  au  soleil  du  midi,  baignée  par  la 
petite  rivière  de  Bahlui,  qui  serpente  au  milieu  des  ombrages,  Yassi  se 
présente  sous  un  aspect  assez  grandiose,  que  ne  dément  point  la  vue  des 
beaux  quartiers  de  l'intérieur.  La  population  a  déjà  une  physionomie 
orientale  :  on  se  croirait  snr  le  seuil  de  l'Asie.  L'église  des  Trois-Saints, 
fort  originale,  est  un  chef-d'œuvre  d'ornementation  en  arabesques. 

Toutes  les  autres  villes  de  la  Roumanie  doivent  aussi  leur  importance  à 
la  position  qu'elles  occupent  sur  des  chemins  de  commerce.  Botochani,  au 
nord  de  la  Moldavie,  est  une  ville  de  transit  pour  la  Pologne  et  la  Galicie; 
on  peut  en  dire  autant  de  Folticiani,  aux  foires  internationales  très-fré- 
quentées.  Le  commerce  fait  grandir  les  cités  du  Danube.  Galatz  ou  Gallati, 
que  l'on  dit  être  une  ancienne  colonie  des  Galates,  est  aujourd'hui  la  grande 
cité  commerçante  du  bas  Danube,  le  principal  marché  des  céréales  vendues 
à  l'étranger  et  le  siège  de  la  commission  européenne  des  embouchures  ; 
Braïla,  jadis  pauvre  village,  quand  elle  était  une  forteresse  turque,  est 
maintenant  une  cité  fort  importante  par  ses  minoteries,  que  possèdent  des 
Italiens;  elle  est  aussi  un  centre  littéraire  bulgare.  Stirbei  on  Gallarasi,  sur 
une  coulée  du  Danube  ,  fait  face  à  la  ville  bulgarienne  de  Silistrie,  près 
de  laquelle,  au  fort  d'Arab-tabia,  un  pont  doit  traverser  le  fleuve;  en  cet 
endroit,  le  Danube  a  de  7  à  12  mètres  de  profondeur,  1100  mètres 
de  largeur  à  l'étiage  et  8  kilomètres  en  crue.  Giurgiu  (San -Giorgio) 
est  le  port  de  Bucarest  sur  ls  Danube  ;  Turnu-Severinu,  la  porte  d'en- 
trée de  la  Valachie,  en  aval  des  grands  défilés  du  fleuve  ;  Craïova, 
Pitesti,  Ploïesti,  Buzeu,  Focsani,  s'élèvent  à  l'issue  des  chemins  qui  descen- 
dent des  hautes  vallées  de  la  Transylvanie.  Ploïesti  ou  Ploesci,  la  deuxième 
ville  de  la  Yalachie  par  le  nombre  des  habitants,  doit  son  nom,  disent 
les  indigènes,  aux  pluies  abondantes  qui  se  déversent  au  nord,  sur  les  ver- 
sants des  Carpates,  «  Dieu  te  garde  de  la  boue  de  Ploïesti  »,  dit  un  proverbe 
roumain.  Le  principal  commerce  du  district  est  celui  des  laines,  mais  il 


VILLES   ET  GOUVERNEMENT   DE   LÀ   ROUMANIE. 


27; 


expédie  aussi  d'excellents  vins.  Alexandria,  ville  nouvelle  bâtie  au  milieu 
des  plaines  qui  s'étendent  de  Bucarest  à  l'Olto,  est  aussi  un  entrepôt  de 
produits  agricoles. 

Jadis,  pendant  les  temps  des  incessantes  guerres  du  moyen  âge,  alors 
que  la  forte  position  stratégique  était  un  plus  précieux  avantage  que 
les  facilités  du  commerce,  les  capitales  de  la  «  Domnie  »  avaient  dû  s'é- 
tablir au  cœur  même  des  Carpates.  Au  treizième  siècle,  la  métropole 
était  à  Campu-Lung,  au  milieu  des  montagnes.  Celle  qui  lui  succéda  fut 
la  Curtea  d'Argesiu  ou  «  cour  d'Argis»,  fondée  au  commencement  du 
seizième  siècle,  par  le  prince  Negoze  ou  Nyagon  Bessaraba;  il  n'en  reste 
plus  qu'un  monastère  et  une  église  merveilleuse,  dont  les  murailles,  les 
corniches,  les  quatre  tours  aux  toits  d'étain  brillant  sont  ciselées  comme 
un  bijou  d'orfèvrerie;  pas  une  pagode  indoue  n'est  plus  ornée  que  cette 
grande  châssse  byzantine.  Quant  au  beau  palais  élevé  par  les  domni  dans 
la  troisième  capitale,  qui  fut  Tirgu-vestéi  (Tirgoviste),  sur  la  lalomitia  (Ja- 
lomitza),  on  n'en  voit  plus  que  des  murs  noircis  par  l'incendie1. 


La  Roumanie,  formée  des  deux  anciennes  Principautés-Unies  de  Moldavie 
et  de  Valachie,  s'est  constituée  en  un  État  unitaire,  indépendant,  sous  la 
protection  des  grandes  puissances  européennes  et  ne  reconnaissant  l'an- 
cienne suzeraineté  du  sultan  que  par  un  tribut  de  moins  d'un  mil- 
lion de  francs.  Elle  s'est  donné  un  prince  héréditaire  tenu  de  gouverner 
d'après  les  formes  constitutionnelles  et  pris  dans  la  famille  prussienne 
des  Hohenzollern.  Ce  prince,  qui  s'est  récemment  fait  proclamer  roi, 
nomme  les  titulaires  de  toutes  les  fonctions  publiques,  confère  tous 
les  grades  militaires,  commande  l'armée,  fait  battre  monnaie,  sanctionne 

1  Population  approximative  des  villes  principales  de  la  Roumanie,  en  1875  : 


VALACHIE. 

Bucarest  ....... 

Ploïesti  (Ploesci).    .    .    . 

Braïla 

Craïova 

Giurgiu  ou  Giurgevo.  .    . 
Pitesti  (Pitesci)  .    .    .    . 

Bouzeu.  ....... 

Campu-Lung    .... 

Alexandria..    .    .    •    ■ 

Calarasii  (Stirbey)  .    .    . 
Turnu-Séverinu  ... 

MOLDAVIE. 

Tassi  (Yassi) 


244,000  hab 

30,000  » 

28,000  » 

22,000  » 

15,000  » 

15,000  » 

11,000  » 

11,000  » 

10,000  » 

5,000  » 

3,000  x 


90,000      » 


Galalz  (Gallati). 
Botosiani.  .  . 
Berlad.  .  .  . 
Focsani  .    .    . 

Pietra 

Houssi.  .  .  . 
Roman.  .  .  . 
Bacau  .... 
Folticiani.  .  . 
Dorohoiu.    .    . 


80,000  hab. 


Toultcha. 
Bababagh 


40,000 

» 

26,000 

» 

20,000 

» 

20,000 

» 

18,000 

» 

17,000 

» 

15,000 

» 

15,000 

» 

9,000 

» 

12,000 

» 

10,000 

)> 

35 


274  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

les  lois  ou  leur  refuse  sa  signature,  amnistie  les  condamnés  ou  com- 
mue leur  peine.  Il  est  assisté  par  des  ministres.  Son  traitement  annuel  est 
de  1,200,000  francs. 

Le  pouvoir  législatif  est  composé  de  deux  chambres,  nommées  suivant 
une  procédure  assez  compliquée,  destinée  à  favoriser  surtout  les  intérêts 
de  fortune.  A  l'exception  des  serviteurs  à  gages,  tous  les  Roumains  âgés 
de  vingt  et  un  ans  et  payant  à  l'Etat  un  impôt  de  quelque  nature  que  ce 
soit,  sont  inscrits  sur  les  listes  électorales,  mais  ils  se  divisent  en  quatre 
collèges,  dont  la  puissance  votative  diffère  singulièrement.  Le  premier 
collège  de  chaque  district  est  composé  des  électeurs  ayant  un  revenu  foncier 
de  5,300  francs  et  au-dessus  ;  les  électeurs  dont  le  revenu  foncier  est  de 
1,100  à  3,500  francs  font  partie  du  deuxième  collège;  les  commerçants 
et  les  industriels  des  villes  payant  un  impôt  d'au  moins  29  francs,  les 
pensionnaires  de  l'Etat,  les  officiers  en  retraite,  les  professeurs  et  les 
gradués  universitaires  forment  le  troisième  collège;  enfin  tous  les  autres 
électeurs  sont  groupés  dans  la  quatrième  catégorie.  Les  deux  premiers 
collèges  nomment  chacun  un  député  par  district;  le  troisième,  beaucoup 
plus  nombreux,  élit  un  député  dans  les  petits  chefs-lieux,  deux  dans  les 
villes  plus  considérables,  trois  dans  les  villes  importantes,  quatre  à  Jassy, 
six  à  Bucarest.  Quant  au  quatrième  collège,  il  est  privé  du  vote  direct; 
en  droit,  il  est  censé  nommer  par  groupe  de  cinquante  électeurs  un  certain 
nombre  de  délégués  qui  choisissent  leur  représentant;  en  réalité,  il  se 
trouve  à  peu  près  sans  pouvoir  électoral. 

Le  Sénat  représente  surtout  la  grande  propriété  territoriale.  Tandis  que 
Je  député  n'est  point  astreint  à  des  conditions  de  cens  supérieures  à  celles 
de  ses  mandants,  le  candidat  à  la  première  chambre  doit  justifier  d'un 
revenu  d'au  moins  8,800  francs,  à  moins  qu'il  n'ait  exercé  quelque  haute 
fonction  dans  l'Etat.  Les  électeurs  au  Sénat  sont  divisés  en  deux  collèges 
par  district,  celui  des  propriétaires  de  campagne  et  celui  des  propriétaires 
de  villes,  jouissant  les  uns  et  les  autres  d'un  revenu  d'au  moins  5,500  francs. 
Dans  les  villes  où  le  nombre  des  électeurs  n'atteint  pas  la  centaine,  on  la 
complète  par  des  propriétaires  moins  imposés,  mais  de  manière  à  procéder 
toujours  par  ordre  de  richesse.  En  outre,  les  professeurs  des  universités  de 
Bucarest  et  de  Yassi  ont  le  droit  de  nommer  respectivement  un  sénateur. 
L'héritier  du  trône,  les  métropolitains  et  les  évoques  diocésains  sont  de 
droit  membres  du  Sénat.  La  durée  de  chaque  législature  est  de  quatre  ans. 
A  la  fin  de  chaque  période,  la  députation  se  renouvelle  en  entier,  tandis 
que  les  sénateurs,  élus  pour  huit  ans,  tirent  au  sort  pour  savoir  quel 
membre  de  chaque  district  doit  se  représenter  aux  suffrages  des  électeurs. 


GOUVERNEMENT   DE    LA   ROUMANIE.  275 

D'après  la  lettre  de  la  constitution,  les  Roumains  jouissent  de  toutes  les 
libertés  formulées  dans  les  documents  de  cette  nature.  La  liberté  d'associa- 
tion et  de  réunion  est  affirmée  ;  la  presse  n'est  entravée  ni  par  l'autorisa- 
tion préalable,  ni  par  la  censure,  ni  par  les  avertissements  ;  les  municipa- 
lités sont  élues,  ainsi  que  les  maires  ;  seulement,  dans  les  communes 
composées  de  plus  de  mille  familles,  le  prince  a  le  droit  d'intervention 
directe  dans  le  choix  des  autorités  municipales.  La  peine  de  mort  est  abolie, 
si  ce  n'est  en  temps  de  guerre.  L'instruction  est  libre,  gratuite  et  obligatoire 
«  dans  les  communes  où  se  trouvent  des  écoles  »,  et  deux  universités  ont  été 
fondées,  à  Bucarest  et  à  Iassi.  Enfin,  tous  les  cultes  sont  libres,  mais  la  re- 
ligion «  orthodoxe  de  l'Orient  »  est  déclarée  religion  dominante,  et  les 
chrétiens  seuls  pouvaient  être  naturalisés  Roumains  avant  les  récentes  sti- 
pulations du  traité  de  Berlin.  L'église  de  Roumanie,  tout  en  se  rattachant  à 
celle  d'Orient  pour  la  partie  dogmatique,  est  absolument  indépendante  du 
patriarche  de  Constantinople  et  s'administre  elle-même  par  ses  réunions 
synodales;  elle  a  pour  chefs  les  deux  archevêques  de  Bucarest  et  de  Yassi. 
Quelques  milliers  de  moines  habitent  les  couvents  non  encore  supprimés. 

Judiciairement,  le  pays  est  divisé  en  quatre  circonscriptions  de  cour 
d'appel,  ayant  pour  chefs-lieux  Bucarest,  Yassi,  Focsani,  Craïova.  La 
cour  de  cassation  siège  à  Bucarest.  Les  codes  français  ont  été  introduits  en 
Roumanie,  avec  de  légères  modifications,  en  1865. 

L'armée  roumaine  est  en  grande  partie  organisée  sur  le  modèle  prussien. 
Tous  les  citoyens  sont  tenus  de  servir  de  vingt  ans  à  trente-six  ans  :  huit 
ans  dans  l'armée  active  et  dans  la  réserve  de  l'armée  active,  huit  ans  dans 
la  milice  et  dans  la  réserve  de  la  milice.  De  trente-six  à  cinquante  ans,  les 
habitants  sont  enrégimentés  dans  la  garde  nationale.  L'armée  active  pro- 
prement dite,  comprenant  200,000  hommes,  est  divisée  en  armée  perma- 
nente et  en  armée  territoriale.  La  première  n'a  pas  de  garnisons  fixes  et 
tous  ses  hommes  sont  constamment  en  ligne,  tandis  que  la  deuxième  armée 
réside  dans  sa  province  et  n'a  que  ses  cadres  et  le  tiers  des  hommes.  C'est  le 
sort  qui  décide  à  quelle  armée  les  jeunes  gens  doivent  appartenir  :  désignés 
pour  l'armée  permanente,  ils  ont  devant  eux  quatre  années  de  service  actif; 
dans  l'armée  territoriale,  le  temps  de  service  est  plus  long  de  trois  années. 
En  comprenant  tous  les  corps,  la  Roumanie  pourrait  facilement  mettre  en 
campagne  une  centaine  de  mille  hommes.  En  outre,  l'Etat  a  aussi  sa  petite 
marine  de  vapeurs  et  de  chaloupes  canonnières  et  peut  ainsi  montrer  son 
pavillon  dans  la  mer  Noire, 

Les  finances  de  la  Roumanie,  comme  celles  de  la  plupart  des  Etats  de 
l'Europe,  sont  obérées  par  de  nombreux  emprunts,  pour  lesquels  il  paye  en 


276 


NOUVELLE  GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 


moyenne  8  pour  100  d'intérêts1.  Près  de  la  moitié  des  impôts  est  employée 
chaque  année  par  le  service  de  la  dette  :  pour  l'administration  proprement 
dite  et  le  travail,  il  ne  reste  que  peu  de  chose.  Néanmoins  le  crédit  de  l'État 
roumain  se  maintient,  car  ses  emprunts  ont  pour  gage  territorial  plus  de 
2  millions  d'hectares,  qui  faisaient  partie  des  immenses  domaines  des  cou- 
vents sécularisés  et  qui  représentent  une  valeur  d'un  demi-milliard  en- 
viron; le  gouvernement  en  met  chaque  année  quelques  milliers  d'hec- 
tares aux  enchères.  La  vente  du  sel  et  du  tabac  constitue  des  monopoles  de 
l'État. 

La  Roumanie,  sans  y  comprendre  la  Dobroudja,  est  partagée  administra- 
tivement  en  50  districts  ou  départements.  Avant  la  guerre  de  1878,  elle 
avait  164  arrondissements  ou  plasi,  et  comprenait  62  communes  urbaines 
et  5,020  communes  rurales. 


VALACHIE. 


DEPARTEMENTS. 


Ardjèche  (Avgès)   . 

Brada 

Buzeu  (Bouzeou)     . 
Dambovitia.    .    .    . 

Doljiu 

Gorgiu 

Ialomitia 

Mehedintii .     .    .    . 
Muscel  (Moutchel). 

Ilfov 

Oltu 

Prahova 

Romanatii  .    .    .    . 
Romnicu-Sarat  .    . 

Valcea 

Teleorman  .    .    .    . 
Vlasca 


CHEFS-MEUX. 


Pitesci  (Pitesti). 
Braila . 
Buzeu . 
Tirgoviste . 
Craïova . 
Tirgujiu. 
Calarasii . 
Turnu-Severin. 
Campu-lung. 
Bucarest. 
Slatina. 

Ploesei  (Ploïesti) 
Caracalla. 
Romnicu-Sarat . 
Romnicu-Valci . 
Turnu-Magurelle. 
Giurgiu . 


MOLDAVIE. 


DÉPARTEMENTS. 

CHEFS-LIEUX. 

Bacau.    .... 

Bacau. 

Dorohoïu    ..... 

Dorohoïu . 

Botosiani 

Botosiani. 

Houchi  (Husii). 

Yassi  (Iassi).  .... 

Yassi  (Iassi). 

Covurlui 

Galalz  (Gallati) . 

Pietra . 

Focsiani. 

Roman    ..... 

Roman . 

Falliceni. 

Tecuci . 

Berlad  - 

Vaslui . 

DOBROUDJA. 

Anciens  kaza  (districts)  de  Kilia,  Soulina 
Mahmoudié,  Isaktcha,  Toultcha,  Matchin 
Babadagh,     Hirsovo,    Kustendjé,   Medjidié 


1  Budget  en  1880  :   Recettes 124,000,000  francs 

Dépenses  127,500,000    — 

Dette  au  1er  janvier  1877 552,250,700    — 


CHAPITRE    Vil 

LA   SERBIE  ET   LA   MONTAGNE  NOIRE 


LA    SERBIE 


Avant  la  récente  guerre  qui  a  fait  tomber  tant  de  milliers  d'hommes  sur 
les  bords  du  Danube  et  dans  les  passages  des  Balkans,  la  Serbie  était  le 
seul  Etat  slave  occupant  une  partie  considérable  de  la  péninsule  illyrienne 
et  c'est  vers  elle  que  regardaient  tous  les  Slaves  de  la  Turquie  dans  l'attente 
de  leur  émancipation  politique.  Maintenant  le  centre  de  la  puissance  s'est 
déplacé  :  la  Serbie  n'occupe  plus  que  le  deuxième  rang  ;  la  Bulgarie  la 
dépasse  en  population,  en  industrie,  en  richesse.  Naguère,  la  Serbie  ne 
comprenait  qu'une  faible  partie  du  versant  septentrional  des  monts  qui 
s'élèvent  au  centre  de  la  péninsule  illyrienne.  Nettement  séparée  de  l'Austro- 
Hongrie  par  les  eaux  du  Danube  et  de  la  Save,  elle  était  ouverte  de  toutes 
parts  vers  la  Bulgarie  et  la  Turquie  et  n'avait  guère  de  frontières  naturelles 
auxquelles  ses  populations  pussent  s'appuyer.  La  grande  vallée  centrale  delà 
Morava  et  les  vallées  de  la  Drina  et  du  Timok,  qui  limitent  la  Serbie,  l'une 
du  côté  de  l'ouest,  l'autre  à  l'orient,  sont  toutes  également  accessibles  aux 
envahisseurs  étrangers,  et  dans  la  dernière  guerre  les  Turcs  n'ont  eu  aucune 
difficulté  à  pénétrer  dans  la  Serbie  du  côté  de  l'orient.  Actuellement,  la 
Serbie  est  mieux  défendue  au  sud,  grâce  aux  massifs  de  montagnes  sur 
lesquels  s'appuie  la  frontière. 

La  contrée  n'a  de  plaines  d'une  certaine  étendue  que  sur  les  bords  de  la 
Save;  là,  les  campagnes  basses  continuent  au  sud  l'ancienne  mer,  rem- 
placée par  PAlfôld  hongrois.  Partout  ailleurs  la  surface  du  pays  se  hérisse 
de  collines,  de  rochers  et   de  monts  dont  les  géologues  ont  à  grand'peine 


278  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

exploré  le  dédale1.  De  toutes  ces  chaînes,  la  plus  régulière  est  celle  qui  con- 
tinue les  Alpes  transylvaines  à  travers  la  Serbie  orientale,  au  sud  des  Portes 
de  Fer  et  du  défilé  de  Kasan.  Les  strates  calcaires  se  correspondent  parfaite- 
ment de  l'une  à  l'autre  rive,  et  des  deux  côtés  du  fleuve.  L'arête  principale 
affecte  la  môme  direction,  du  nord-est  au  sud-ouest.  L'élévation  moyenne 
des  cimes,  d'environ  mille  mètres,  ne  diffère  pas  non  plus  de  part  et  d'autre. 
Au  nord  de  cette  rangée,  dans  l'angle  formé  par  les  vallées  du  Danube  et 
de  la  Morava,  s'élèvent  un  grand  nombre  d'autres  sommets,  aux  roches 
calcaires  ou  schisteuses  injectées  de  porphyre.  Ces  massifs,  qui  corres- 
pondent aux  montagnes  métallifères  d'Oravitza,  situées  en  face,  de  l'autre 
côté  du  Danube,  sont  la  grande  région  minière  de  la  Serbie,  et  dans  plu- 
sieurs de  leurs  vallées,  notamment  à  Maïdanpek  et  à  Koutchaïna,  on 
exploite  des  gisements  de  cuivre,  de  fer  et  de  plomb  ;  mais  les  veines  de 
zinc  et  d'argent  ont  été  abandonnées.  Au  sud  de  la  chaîne  des  Carpates 
de  Serbie,  la  vallée  du  Timok  est  également  riche  en  métaux  et  des  or- 
pailleurs exploitent  encore  les  sables  de  ses  plages.  Peu  de  vallées  sont 
à  la  fois  aussi  fertiles  et  aussi  gracieuses  que  celle  du  Timok  ;  surtout 
le  bassin  de  Knejevatz,  où  se  réunissent  les  premiers  affluents  de  la 
rivière,  se  distingue  par  sa  beauté  champêtre  :  les  prairies,  les  vergers  sont 
animés  par  le  flot  des  eaux  courantes,  les  coteaux  sont  couverts  de  pampres, 
et  plus  haut  s'étend  partout  la  verdure  des  forêts.  Par  un  contraste  soudain, 
un  étroit  défilé,  creusé  par  les  eaux  du  Timok,  succède  à  ce  charmant 
bassin.  Les  armées  romaines,  qui  devaient  passer  dans  cette  âpre  gorge  de 
montagnes  pour  gagner  le  Danube,  y  avaient  construit  un  chemin  straté- 
gique. Près  du  défilé  de  l'issue,  dans  le  bassin  de  Zaïtchar,  le  camp  fortifié 
de  Gamzigrad,  dont  les  murailles  et  les  tours  de  porphyre  existent  encore 
dans  un  état  remarquable  de  conservation.,  surveillait  tous  les  alentours, 
Au  sud-ouest  de  celle  œuvre  des  Romains,  se  montre  à  l'horizon  une 
pyramide  isolée,  bloc  crétacé  que  l'on  serait  tenté  de  prendre  également 
pour  un  travail  de  l'homme,  tant  son  profil  est  d'une  régularité  parfaite. 
Cette  pyramide  est  le  Rtan,  au  pied  duquel  jaillissent  les  eaux  thermales 
de  Bania,  les  plus  fréquentées  et  les  plus  efficaces  de  la  Serbie. 

La  vallée  de  la  Morava  et  de  son  bras  principal,  la  Morava  bulgare,  divise 
la  contrée  en  deux  parties  inégales  dont  les  massifs  de  montagnes  n'ont 
entre  eux  aucun  lien  de  continuité.  A  part  quelques  promontoires,  les  bords 
de   la   Morava,    longés,    comme   ceux  du  Timok,  par  une  voie  romaine, 

1  Superficie  delà  Serbie  en  1878.    .  57,560  kiï.  car.  En  1879.  48,657  kil.  car. 

Population  probable 1,555,900  bab.  »  1,589,650  hab. 

Population  kilométrique  1877  ...  56     !>  52     » 


MONTAGNES   ET   RIVIERES   DE   LA  SERBIE.  279 

offrent  partout  un  chemin  naturel  ouvert  entre  le  Danube  et  l'intérieur  de 
la  Turquie,  et  le  commerce  d'échange,  qui  tôt  ou  tard  sera  centuplé  par  un 
chemin  de  fer,  doit  nécessairement  avoir  lieu  par  cette  vallée.  L'ancienne 
capitale  de  l'empire  de  Serbie,  Krouchevatz,  était  située  dans  une  position 
tout  à  fait  centrale,  au  milieu  d'un  bassin  de  la  Morava  serbe,  mais  non  loin 
du  défilé  de  Stalat,  où  les  deux  rivières  se  réunissent  au  pied  d'un  promontoire 
couronné  de  ruines.  Les  restes  du  palais  des  tzars  serbes  s'y  voient  encore. 
On  dit  qu'aux  temps  de  gloire  qui  précédèrent  la  funeste  bataille  de  Kossovo, 
Krouchevatz  n'avait  pas  moins  de  trois  lieues  de  tour  :  elle  n'est  plus 
aujourd'hui  qu'une  misérable  bourgade. 

C'est  entre  les  deux  Morava  que  s'élève  le  plus  fier  massif  de  la  Serbie, 
dominé  par  le  sommet  du  Kopaonik,  point  culminant  de  toutes  les  mon- 
tagnes situées  entre  la  Save  et  les  Balkans.  De  sa  crête  nue  et  rocailleuse, 
on  jouit  de  l'une  des  plus  belles  vues  de  la  péninsule  illyrienne  ;  grâce 
à  l'isolement  du  mont,  on  voit  se  développer  au  sud  un  immense  hémicycle 
de  plaines  et  de  vallées  jusqu'aux  sommités  du  Skhar  ou  Char  et  aux  pyra- 
mides du  Dormi tor.  Toutefois  le  Kopaonik  lui-même  est  une  montagne  sans 
beauté.  Ses  roches  consistent  en  granits,  en  porphyres,  et  surtout  en  ser- 
pentines, dont  l'aspect  est  des  plus  tristes  là  où  les  pentes  ont  été  déboisées. 
Les  vallées  des  montagnes  serpentineuses  sont  aussi  moins  fertiles,  moins 
peuplées,  et  les  habitants,  plus  chétifs  et  plus  maussades  que  leurs  voisins, 
sont  en  grand  nombre  affligés  de  goitres,  Dans  le  territoire  nouvellement 
annexé  à  la  Serbie  s'élèvent  d'autres  massifs  de  montagnes  et  des  plateaux 
que  l'on  croit  être  d'une  hauteur  égale  ou  supérieure  au  Kopaonik. 

Au  nord  du  Kopaonik  se  prolongent,  des  deux  côtés  de  la  haute  vallée  de 
l'Ibar,  des  rangées  de  montagnes  qui,  pour  la  plupart,  ont  encore  gardé 
leur  parure  de  chênes,  de  hêtres  et  de  conifères.  La  plaine  de  la  Morava 
serbe  interrompt  ces  paysages  alpestres  par  les  bassins  de  Tchatchak,  de 
Karanovatz  et  d'autres  encore,  que  l'on  peut  comparer  aux  campagnes  de 
la  Lombardie,  tant  elles  ont  de  richesse  exubérante;  mais  au  nord  de  la 
rivière  les  montagnes  se  redressent  de  nouveau,  et,  continuant  la  chaîne 
du  Kopaonik,  vont  former  le  massif  de  Roudnik,  aux  roches  crétacées  domi- 
nées çà  et  là  par  des  coupoles  de  granit,  aux  gorges  étroites  et  tortueuses. 
Cette  région  difficile  d'accès,  et  naguère  encore  complètement  couverte  de 
chênes,  est  la  célèbre  Choumadia  ou  «  pays  des  Forêts  »,  qui  du  temps  de 
l'oppression  turque  servait  de  refuge  à  tous  les  rayas  persécutés  et  qui 
depuis,  pendant  la  guerre  de  l'indépendance,  alors  que,  «  chaque  arbre  se 
changeait  en  soldat  »,  devint  la  citadelle  de  la  liberté  serbe.  C'est  dans 
une  de  ses  vallées  que  se  trouve  la  petite  ville  de  Kragouyevatz,  choisie 


280 


NOUVELLE   GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 


comme  la  capitale  et  la  place  d'armes  de  l'État  naissant.  Elle  possède  tou- 
jours une  fonderie  de  canons  alimentée  par  le  combustible  houiller  du 
bassin  de  Tchuprija;  mais  un  pareil  endroit  ne  pouvait  être  un  centre  na- 
turel que  pour  une  société  toujours  en  guerre;  dès  que  les  intérêts  majeurs 
de  la  Serbie  devinrent  ceux  du  progrès  industriel  et  commercial,  le  gou- 
vernement dut  se  transférer  à  Belgrade,  cette  charmante  cité  bâtie  préci- 
sément sur  la  dernière  ondulation  mourante  des  montagnes  de  la  Choumadia. 
Grâce  à  sa  situation  au  confluent  de  la  Save  et  du  Danube,  sur  une  colline 
d'où  l'on  peut  voir  au  loin  les  terres  marécageuses  de  la  Syrmie,  incessam- 


N°  43.  —  CONFLUENT  DU  DANUBE  ET  DE  LA  SAVE. 


0  m~-m*Mh 


Gcavé  chez  JBchacd. 


d'àp-res  Katienschlà^c 


Echelle  de  1'.  1A20.000 


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3o  4o  60KL 


ment  remaniées  par  les  deux  fleuves,  Belgrade  ou  la  «Ville  Blanche»,  l'an- 
tique Singidunum  des  Bomains,  YAlba  Grseca  du  moyen  âge,  est  un  entrepôt 
nécessaire  de  commerce  entre  l'Occident  et  l'Orient,  en  même  temps  qu'un 
point  stratégique  de  la  plus  haute  importance. 

A  l'ouest  de  la  rangée  de  hauteurs  dont  Belgrade  occupe  l'extrémité 
septentrionale,  les  riches  plaines  arrosées  par  la  Koloubara  et  des  coteaux 
doucement  ondulés  reposent  un  peu  la  vue  du  spectacle  des  montagnes  et 
des  rochers  ;  mais  plus  loin,  vers  la  Drina,  d'autres  cimes  calcaires  se 
dressent  encore  à  près  de  1,000  mètres  et  vont  rejoindre  au  sud-est  les 
contre-forts  du  Kopaonik.  Cette  partie  de  la  Serbie,  découpée  dans  tous  les 
sens  par  des  vallées  rayonnantes  et  toute  hérissée  de  cimes  aux  arêtes  aiguës, 


MONTAGNES   ET   FORÊTS  DE   LA   SERBIE.  281 

est  fort  pittoresque.  En  outre,  le  pays  est  embelli  par  de  vieilles  ruines  et 
d'anciennes  forteresses  comme  celles  d'Oujitza,  enfermant  tout  un  versant  de 
montagnes  dans  un  dédale  de  murailles  et  de  tours,  Malheureusement  ces 
fortifications  n'ont  guère  servi  à  protéger  le  pays.  C'est  la  terre  de  Serbie  qui 
a  été  le  plus  fréquemment  ravagée  pendant  la  guerre  d'indépendance  ; 
depuis  cinquante  années,  il  ne  s'y  est  point  livré  de  combats,  mais  elle  ne  se 
peuple  encore  que  très-faiblement1. 

Jadis  la  Serbie  était  une  des  contrées  les  plus  boisées  de  l'Europe;  tous 
ses  monts  étaient  revêtus  de  chênes.  «  Qui  tue  un  arbre,  tue  un  Serbe  », 
dit  un  fort  beau  proverbe,  qui  date  probablement  de  l'époque  où  les  rayas 
opprimés  se  réfugiaient  dans  les  forêts  et  où  de  «  saints  arbres  »  leur 
servaient  d'églises;  malheureusement  ce  proverbe  s'oublie,  et  déjà  le  déboi- 
sement est  consommé  en  maint  district  des  montagnes  ;  la  roche  s'y  montre 
à  nu  comme  dans  les  Alpes  de  la  Garniole  et  de  la  Dalmatie.  Quand  le 
paysan  a  besoin  d'une  branche  ou  d'une  touffe  de  feuillage,  il  abat  l'arbre 
entier;  pour  alimenter  un  feu  nocturne,  les  bergers  ne  se  contentent  pas 
d'amasser  le  bois  sec,  il  leur  faut  tout  un  chêne.  Après  les  bergers,  la 
chèvre  et  le  porc  sont  les  deux  grands  ennemis  de  la  végétation  forestière, 
un  de  ces  animaux  broute  les  jeunes  tiges  et  dévore  les  feuilles,  tandis  que 
l'autre  fouille  au  pied  des  troncs  et  met  les  racines  à  nu.  Quand  un  vieil 
arbre  tombe,  renversé  par  la  tempête  ou  coupé  par  les  bûcherons,  aucun 
rejeton  ne  le  remplace.  Il  est  vrai  que  des  lois  récentes  protègent  la  forêt 
contre  une  exploitation  barbare,  mais  ces  lois,  rarement  appliquées  par  les 
communes,  sont  à  peu  près  sans  force.  En  quelques  districts,  on  est  obligé 
déjà  d'importer  de  la  Bosnie  le  bois  de  chauffage.  La  détérioration  du 
climat  a  été  la  conséquence  naturelle  du  déboisement  à  outrance.  D'après 
le  récit  d'un  voyageur  anglais  du  dix-septième  siècle,  Edward  Brown,  la 
Morava  était  navigable  dans  la  plus  grande  partie  de  son  cours  et  de  nom- 
breuses embarcations  de  commerce  la  remontaient  et  la  descendaient  en 
toute  saison.  Actuellement  la  portée  de  ses  eaux  est  trop  irrégulière  pour 
qu'il  soit  possible  d'y  organiser  un  service  de  batellerie.  Peut-être  faudrait- 
il  voir  dans  cette  détérioration  du  régime  fluvial  un  effet  du  déboisement 
des  montagnes  de  la  Serbie. 

En  se  privant  de  sa  parure  de  grandes  forêts,  la  Serbie  a  du  moins  pu 

1  Altitudes  de  la  Serbie  : 

Kopaonik 1,892  mètres. 

Stol,  au  sud  des  Portes  de  Fer.  ....  1,250       » 

Rtan 1,233       » 

Belgrade 35       » 


282  "VOUVELLtt    GÉOGR.VPIIIE   UNIVERSELLE. 

se  débarrasser  en  même  temps  des  bêtes  sauvages  qui  les  infestaient  :  les 
loups,  les  ours,  les  sangliers,  nombreux  autrefois,  ont  à  peu  près  disparu 
de  la  contrée;  ceux  que  l'on  rencontre  encore  de  temps  en  temps  viennent 
sans  doute  des  forêts  de  la  Syrmie,  en  passant  au  fort  de  l'hiver  sur  la 
Save  glacée.  Un  silence  étonnant  plane  d'ordinaire  sur  les  campagnes  de  la 
Serbie;  les  oiseaux  chanteurs  même  y  sont  rares.  Peu  à  peu  les  caractères 
de  la  faune  et  de  la  flore  serbes  perdent  leur  originalité.  L'introduction 
des  plantes  cultivées  et  des  animaux  domestiques  de  l'Austro-Hongrie 
tend  de  plus  en  plus  à  faire  ressembler  extérieurement  la  Serbie  aux 
contrées  de  l'Allemagne  du  Sud.  D'ailleurs  les  climats  diffèrent  peu. 
Quoique  située  sous  la  même  latitude  que  la  Toscane,  la  Serbie  est  loin  de 
jouir  d'une  température  italienne;  le  rempart  des  montagnes  de  la  Dalmatie 
et  de  la  Bosnie  la  prive  de  l'influence  vivifiante  des  vents  chauds  et  humides 
du  sud-ouest,  tandis  que  les  vents  secs  et  froids  des  steppes  de  la  Russie 
soufflent  librement  par-dessus  les  plaines  valaques,  en  longeant  la  base  des 
Alpes  transylvaines.  L'acclimatement  est  assez  pénible  aux  étrangers,  à 
cause  des  brusques  écarts  de  température1. 

La  Serbie  ne  renferme  qu'une  faible  proportion  de  tous  les  Serbes 
de  l'Europe  orientale,  mais  c'est  probablement  avec  raison  que  les  habitants 
se  considèrent  comme  les  représentants  les  plus  purs  de  leur  race.  Ce  sont, 
en  général,  des  hommes  de  belle  taille,  vigoureux,  larges  d'épaules,  portant 
fièrement  la  tête.  Les  traits  sont  accusés,  le  nez  est  droit  et  souvent  aquilin, 
les  pommettes  sont  un  peu  saillantes;  la  chevelure,  rarement  noire,  est  fort 
abondante  et  bien  plantée  ;  l'œil  perçant  et  dur,  la  moustache  bien  fournie 
donnent  à  toutes  les  figures  une  apparence  militaire.  Les  femmes,  sans  être 
belles,  ont  une  noble  prestance,  et  leur  costume  semi-oriental  se  distingue 
par  une  admirable  harmonie  des  couleurs.  Même  dans  les  villes,  quelques 
Serbiennes  ont  su  résister  à  l'influence  toute-puissante  de  la  mode  française 
et  se  montrent  encore  avec  leurs  vestes  rouges,  leurs  ceintures  et  leurs  che- 
misettes brodées  de  perles  et  ruisselantes  de  sequins,  leur  petit  fez  si  gra- 
cieusement posé  sur  la  tête  et  fleuri  d'un  bouton  de  rose. 

Malheureusement,  la  coutume  du  pays  exige  que  la  femme  serbe  ait  une 
opulente  chevelure  noire  et  le  teint  éblouissant  d'éclat.  A  la  campagne 
comme  dans  les  villes,  le  fard  et  les  fausses  tresses  sont  d'un  usage  univer- 


Température  moyenne  à  Belgrade. 9°  C. 

Températures  extrêmes 41°  et  —  16°    » 

Écart 57°    » 


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SERBIE  ET  SES   HABITANTS.  285 

sel;  même  les  paysannes  des  villages  les  plus  écartés  se  teignent  les  cheveux, 
les  joues,  les  paupières  et  les  lèvres,  le  plus  souvent  au  moyen  de  substances 
vénéneuses  qui  détériorent  la  santé.  Les  plus  riches  campagnardes  ont  en 
jutre  le  tort  de  faire  étalage  de  leur  fortune  sur  leurs  vêtements  et  de 
gâter  leur  costume  par  un  excès  d'ornements  d'or  et  d'argent  et  de  colifi- 
chets de  toute  espèce  :  elles  attirent  le  regard  de  loin  par  l'éclat  de  leurs 
vêtements  où  dominent  le  rouge  et  le  jaune.  Dans  certains  districts,  les 
fiancées  et  les  jeunes  femmes  ont  la  coiffure  la  plus  étrange  qui  ait  jamais 
enlaidi  tête  féminine.  La  chevelure  est  recouverte  d'un  énorme  croissant 
renversé  dont  la  forme  en  carton  est  chargée  de  bouquets,  de  feuillages,  de 
plumes  de  paon  et  de  roses  artificielles  aux  pétales  en  pièces  d'argent.  Sous 
cette  lourde  parure  qui  symbolise  peut-être  le  «  fardeau  du  mariage  »,  la 
pauvre  femme  n'avance  qu'en  chancelant,  et  pourtant  elle  est  condamnée 
à  porter  ce  bonnet  de  fête  pendant  toute  une  année,  souvent  même  jusqu'à 
ce  qu'elle  devienne  mère;  les  jours  de  danse,  elle  doit  se  soumettre  à  la 
torture  d'avoir  la  tête  martelée  par  ce  poids  qui  saute  et  retombe  sur  son 
crâne  à  chaque  mouvement  des  pas.  Ainsi  le  veut  la  coutume. 

Les  Serbes  se  distinguent  très-honorablement  parmi  les  peuples  de  l'Orient 
par  la  noblesse  de  leur  caractère,  leur  imagination  poétique,  la  dignité  de 
leur  attitude,  leur  incontestable  bravoure  et  la  modération  que  donne  pres- 
que toujours  le  vrai  courage.  Certes,  il  faut  que  leur  énergie  passive  soit 
grande  pour  qu'ils  aient  pu  résister  à  des  siècles  d'oppression  et  recon- 
quérir leur  indépendance  dans  les  conditions  d'isolement  et  de  misère  où 
ils  se  trouvaient  au  commencement  du  siècle.  De  l'ancienne  servitude  et 
peut-être  plus  encore  de  leurs  habitudes  guerrières,  ils  n'ont  gardé,  dit-on, 
qu'une  grande  paresse,  presque  la  haine  du  travail,  et  la  prudence  soupçon- 
neuse; mais  ils  sont  honnêtes  et  véridiques:  il  est  difficile  de  les  tromper, 
mais  ils  ne  trompent  jamais.  Égaux  jadis  sous  la  domination  du  Turc,  ils 
sont  restés  égaux  dans  la  liberté  commune.  «  Il  n'y  a  point  de  nobles  parmi 
nous,  répètent-ils  souvent,  car  nous  le  sommes  tous  !  »  Malheureusement, 
les  fonctionnnaires,  qui  remplacent  les  nobles,  deviennent  de  plus  en  plus 
nombreux,  car  l'amour  du  faste  et  de  l'oisiveté,  vice  national  des  Serbes, 
font  rechercher  les  places  dont  le  gouvernement  dispose  avec  beaucoup 
plus  d'ardeur  que  les  positions  dues  au  travail  individuel.  Encore  de  nos 
jours,  les  Serbes  se  tutoient  fraternellement  dans  leur  belle  langue  sonore  et 
claire,  bien  faite  pour  l'éloquence,  et  se  donnent  volontiers  les  noms  de 
la  plus  intime  parenté.  Le  prisonnier  même  est  un  frère  pour  eux.  Ainsi, 
quand  un  condamné  serbe  n'a"  point  vu  ses  parents  au  tribunal,  on  lui 
accorde  facilement,    sur  sa  parole  d'honneur,  d'aller  visiter  sa  famille. 


286  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

Libre  de  toute  surveillance,  il  ne  manque  jamais  d'être  fidèle  au  rendez- 
vous  de  la  prison. 

Les  liens  de  la  famille  ont  une  grande  force  en  Serbie;  de  même  ceux 
de  l'amitié.  Quoique  les  Serbes  aient  en  général  une  grande  répugnance 
à  prononcer  un  serment,  il  arrive  souvent  que  les  jeunes  gens,  après  s'être 
éprouvés  mutuellement  pendant  une  année,  se  jurent  une  amitié  fraternelle 
à  la  façon  des  anciens  compagnons  d'armes  de  la  Scythie,  et  cette  fraternité  de 
cœur  est  encore  plus  sacrée  pour  eux  que  celle  du  sang.  Un  fait  remarquable 
et  qui  témoigne  de  la  haute  valeur  morale  des  Serbes,  c'est  que  leur  esprit 
de  famille  et  leur  respect  de  l'amitié  ne  les  ont  pas  entraînés,  comme  leurs 
voisins  les  Albanais,  en  d'incessantes  rivalités  de  talion  et  de  vengeance.  Le 
Serbe  est  brave;  il  est  toujours  armé;  mais  il  est  pacifique,  il  ne  demande 
point  le  prix  du  sang.  Toutefois,  pas  plus  que  les  autres  hommes,  il  n'est 
parfait.  Que  de  routine  encore  dans  les  campagnes!  Que  d'ignorance  et  de 
superstitions  !  Les  paysans  croient  fermement  aux  vampires,  aux  sorciers, 
aux  magiciens,  et  pour  se  garantir  des  mauvaises  influences,  ils  prennent 
bien  soin  de  se  frotter  d'ail  à  la  veille  de  Noël. 

Les  terres  sont  fort  mal  cultivées  et  l'on  peut  même  dire  qu'en  cer- 
tains districts  elles  ne  le  seraient  pas  du  tout,  si  chaque  année,  au  prin- 
temps, de  soixante-dix  mille  à  quatre-vingt  mille  Bulgares  n'entraient  en 
Serbie  pour  y  passer  la  saison  du  travail  et  s'en  retourner  dans  leur  patrie 
avant  l'hiver,  après  s'être  emparés  de  l'épargne  des  paysans  propriétaires. 
Les  cultivateurs  de  la  Serbie,  comme  ceux  de  toutes  les  autres  contrées 
de  la  Slavie  du  Sud,  possèdent  la  terre  en  communautés  familiales.  Ils  ont 
conservé  l'ancienne  zadrouga,  telle  qu'elle  existait  au  moyen  âge,  et,  plus 
heureux  que  leurs  voisins  de  la  Slavonie  et  des  montagnes  dalmales,  ils 
n'ont  pas  à  lutter  contre  les  embarras  suscités  par  le  droit  romain  ou  ger- 
manique. Au  contraire,  la  loi  serbe  les  protège  dans  leur  antique  tenure 
du  sol  ;  lors  des  conflits  d'héritage,  elle  place  même  la  parenté  élective  créée 
par  l'association  au-dessus  des  liens  de  la  parenté  naturelle.  Le  patrio- 
tisme serbe  demande  aussi  qu'il  ne  soit  pas  dérogé  aux  vieilles  coutumes 
nationales.  Dans  leurs  délibérations,  les  délégués  du  parlement  ou  Skoup- 
chtina  prennent  toujours  soin  de  respecter  le  principe  slave  de  la  propriété 
commune  du  sol  ;  ils  y  voient  avec  raison  le  moyen  le  plus  sûr  de  garantir 
leur  pays  de  l'invasion  du  paupérisme.  C'est  donc  en  Serbie  qu'il  faut  se 
rendre  pour  étudier  les  communautés  agricoles  dans  leur  fonctionnement 
normal.  Nulle  part  la  vie  de  famille  n'offre  plus  de  gaieté,  de  naturel,  de 
tendresse  intime.  Après  le  rude  travail  de  la  journée,  chaque  soir  est  une 
fête;  alors  les  enfants  se  pressent  en  foule  autour  de  l'aïeul  pour  entendre 


POPULATIONS   DE  LA   SERBIE.  28? 

les  légendes  guerrières  des  temps  anciens,  ou  bien  les  jeunes  hommes  chan- 
tent à  l'unisson  en  s'accompagnant  de  la  guzia.  Tous  ceux  qui  font  partie  de 
l'association  sont  considérés  comme  formant  une  même  famille.  Le  stare- 
china  ou  gérant  de  la  communauté  est  le  tuteur  naturel  de  chaque  en- 
fant, et  comme  les  parents  eux-mêmes,  il  est  tenu  d'en  faire  des  «  citoyens 
bons,  honnêtes,  utiles  à  la  patrie  ».  Malgré  tous  leurs  avantages,  malgré 
la  faveur  des  lois  de  l'opinion,  le  nombre  des  zadrougas  diminue  d'année 
en  année.  L'appel  du  commerce  et  de  l'industrie,  le  tourbillon  de  plus  en 
plus  actif  de  la  vie  sociale  qui  s'agite  au  dehors,  troublent  la  routine  habi- 
tuelle de  ces  sociétés,  et  le  fonctionnement  en  devient  de  plus  en  plus 
difficile.  11  semble  probable  qu'elles  ne  pourront  se  maintenir  sous  leur 
forme  actuelle.  L'usure  les  ronge. 

La  contrée  n'est  pas  habitée  uniquement  par  des  Serbes.  Une  grande 
partie  de  la  Serbie  orientale  appartient  ethnologiquement  à  la  race  envahis- 
sante des  Valaques.  De  tout  temps,  beaucoup  de  Zinzares  ou  Roumains  du 
Sud  ont  vécu  dans  le  pays  en  petiles  colonies  de  maçons,  de  charpentiers, 
de  briquetiers  ;  mais  ils  sont  maintenant  dépassés  en  nombre  par  les 
Roumains  du  Nord.  Après  la  guerre  de  l'indépendance,  de  vastes  terrains 
ravagés  se  trouvèrent  sans  maîtres,  le  gouvernement  serbe  eut  la  bonne  idée 
de  les  offrir  gratuitement  aux  paysans  roumains  qui  s'engageraient  à  les 
cultiver.  Des  multitudes  de  Valaques  s'empressèrent  d'accepter,  et  fuyant  le 
«  règlement  organique  »  par  lequel  leur  patrie  les  condamnait  à  un  véri- 
table esclavage,  ils  repeuplèrent  bientôt  en  foule  les  villages  abandonnés  et 
rendirent  aux  campagnes  leur  parure  de  moissons.  Laborieux,  économes  et 
plus  riches  d'enfants  que  les  Serbes,  ils  gagnent  peu  à  peu  autour  d'eux  et 
déjà  quelques-unes  de  leurs  colonies  ont  franchi  la  Morava.  De  même  que 
dans  le  Ranat  et  les  autres  contrées  de  la  Slavie  du  Sud,  un  grand  nombre 
de  villages,  serbes  jadis,  sont  devenus  roumains;  en  outre,  beaucoup  de 
familles,  dont  les  noms  indiquent  clairement  l'origine  slave,  ont  oublié 
leurs  ancêtres  et  se  sont  complètement  latinisés.  Les  Roumains  immigrés 
mettent  aussi  beaucoup  de  zèle  à  instruire  leurs  enfants,  et  dans  leur 
district  les  écoles  sont  deux  fois  plus  nombreuses  que  dans  le  reste  de  la 
Serbie,  quoique  l'enseignement  s'y  fasse  en  langue  slave.  Il  est  remarquable 
que  les  colons  roumains  réussissent  mieux  en  Serbie  que  les  immigrants 
serbes  eux-mêmes.  Les  Slaves  venus  par  milliers  de  la  Hongrie  et  de  la  Sla- 
vonie,  pour  échapper  au  gouvernement  des  Magyars  et  faire  partie  de  la  nation 
indépendante,  se  sont,  en  général,  appauvris  dans  leur  nouveau  milieu. 

Attirés  par  la  liberté  serbe,  des  colons  bulgares  sont  venus  s'établir  aussi 
dans  les  vallées  du  Timok  et  de  la  Morava.  On  les  apprécie  fort  à  cause  de 


258 


NOUVELLE   GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 


leur  industrie,  et  ceux  d'entre  eux  qui  descendent  des  montagnes  de 
Pintérieur,  pour  gagner  petitement  leur  vie  à  la  façon  des  Auvergnats,  s'en 
retournent  régulièrement  avec  d'assez  fortes  économies.  A  l'est  de  la 
Serbie,  quelques  enclaves  sont  exclusivement  habitées  par  des  Bulgares; 


N°   44.    —   POPULATIONS    DE    LA    SERBIE  ORIENTALE. 


MMiiliiiiliiii,..      .  ^_J 


Serbes 


Bulgares 


Roumains 


Gravé  par  Lchard 


Ecli-  de     1  634-  ooo 


mais,  sous  la  pression  de  leurs  voisins  plus  civilisés,  ils  perdent  graduelle- 
ment l'usage  de  leur  idiome  naturel.  Un  grand  nombre  de  villages  incon- 
testablement bulgares  ne  parlent  plus  que  la  langue  de  la  contrée  dont  ils 
dépendent  politiquement;  d'ailleurs  la  loi  impose  l'usage  du  serbe  dans  leurs 
écoles.  La  limite  des  idiomes  différait  fort  peu  de  la  frontière  conventionnelle 
tracée  entre  les  deux  pays  avant  la  nouvelle  délimitation,  qui  a  donné 
à  la   Serbie  plusieurs  districts    complètement  bulgares.  Çà  et  là,   seule- 


POPULATIONS  DE  LA  SERBIE.  280 

ment,  se  trouvent  quelques  petites  enclaves  bulgares;  près  d'Alexinatz, 
dans  un  petit  vallon  tributaire  de  la  Morava,  il  existe  aussi  une  faible 
colonie  d'Albanais.  En  outre,  plus  de  trente  mille  Tsiganes  ou  Bohémiens, 
domiciliés  presque  tous  et  professant  la  religion  grecque,  comme  les  Serbes 
eux-mêmes,  sont  disséminés  dans  toutes  les  parties  de  la  contrée  ;  une  de 
leurs  principales  occupations  est  la  fabrication  des  briques.  Quant  aux  Juifs 
espagnols,  jadis  fort  nombreux  à  Belgrade,  ils  se  sont  presque  tous  retirés 
à  Zemun  ou  Semlin,  sur  le  territoire  autrichien  ;  des  Israélites  allemands 
et  hongrois  les  ont  remplacés. 

Depuis  l'indépendance  du  territoire  serbe,  non  compris  les  districts  an- 
nexés,— |la  population  a  plus  quedoublé  :  elle  augmente  de  20,000  personnes 
par  année,  grâce  à  l'excédent  des  naissances  sur  les  morts.  Toutefois  il  s'en 
faut  encore  de  beaucoup  que  le  pfays  égale  les  plaines  hongroises  et  valaques 
pour  le  nombre  proportionnel  des  habitants.  Les  exportations  de  la  Serbie 
témoignent  de  la  pauvreté  du  pays  :  elles  consistent  principalement  en  porcs 
mal  engraissés  que  l'on  expédie  en  Allemagne,  par  centaines  de  milliers, 
des  jelées  de  Belgrade  et  de  Semederevo.  La  vente  de  ces  animaux  est  le 
revenu  le  plus  clair  des  paysans  de  la  Serbie  ;  néanmoins  ce  pays  a  com- 
mencé dans  ces  dernières  années  à  fournir  une  certaine  quantité  de  blé  aux 
marchés  de  l'Europe  occidentale1. 

Si  ce  n'est  à  Belgrade,  l'industrie  de  la  contrée  est  encore  dans  l'enfance. 
Le  Serbe  a  le  grand  tort  de  mépriser  les  travaux  manuels  autres  que  ceux 
de  l'agriculture  :  s'il  tient  d'ordinaire  les  Allemands  en  médiocre  estime, 
ce  serait  même,  dit-on,  parce  que  la  plupart  de  ceux-ci  viennent  travailler 
comme  artisans  dans  les  villes  de  la  Serbie.  Les  jeunes  gens  ayant  quelque 
culture  briguent  surtout  des  places  dans  l'administration  et  contribuent  à 
développer  ce  fléau  de  la  bureaucratie,  qui  fait  tant  de  mal  dans  la  monar- 
chie austro-hongroise.  Mais  beaucoup  d'étudiants,  revenus  des  universités 
de  l'étranger,  s'occupent  aussi  de  répandre  l'instruction  dans  le  pays,  et  de 
très-grands  progrès  ne  cessent  de  s'accomplir  à  cet  égard  ;  on  peut  dire 
qu'ils  sont  immenses  depuis  la  génération  antérieure,  alors  que  le  souverain 
lui-même  (1839)  avouait  ne  savoir  pas  écrire.  Les  écoles  et  les  collèges  avaient 
lait  de  la  Serbie  le  foyer  intellectuel  de  tout  l'intérieur  de  la  péninsule 
des  Balkans,  et  les  enfants  bosniaques  et  bulgares  venaient  s'y  instruire. 
Certes  la  crasse  ignorance  et  les  superstitions  d'autrefois  sont  encore  loin 


1  Commerce  de  la  Serbie,  en  1872  : 

Importation.   .     31,000,000  fr.       Exportation.   .     33,000,000  fr.       Total.   .     64,000,000  fr. 

Richesse  totale  de  la  Serbie,  évaluée   en  1863 250,000,000  fr. 

57 


290  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

d'être  dissipées,  mais  il  est  au  moins  une  chose  que  connaissent  tous  les 
Serbes,  c'est  l'histoire  sommaire  de  leurs  aïeux,  depuis  l'invasion  des  Slaves 
dans  le  monde  gréco-romain. 

Belgrade  «  la  Turque  »  a  cessé  d'exister;  elle  est  remplacée  par 
une  ville  occidentale,  comme  Vienne  et  Bude-Pest  ;  des  palais  de  style 
européen  s'y  élèvent  au  lieu  des  mosquées  à  minarets  et  à  coupoles; 
de  magnifiques  boulevards  traversent  les  vieux  quartiers  aux  rues 
sinueuses,  et  les  belles  plantations  d'un  parc  recouvrent  l'esplanade  où  les 
Turcs  dressaient  les  poteaux  chargés  de  têtes  sanglantes.  Chabatz,  sur  la 
Save,  est  aussi  devenue  un  «  petit  Paris  »,  disent  ses  habitants;  sur  le  Da- 
nube, la  ville  de  Pojarevatz,  célèbre  dans  l'histoire  des  traités  sous  le  nom 
de  Passarovitz,  s'est  également  transformée.  Semederevo  (Semendria),  d'où 
partit  le  signal  de  l'indépendance  en  1806,  a  dû  se  rebâtir  en  entier,  puis- 
qu'elle avait  été  démolie  pendant  la  guerre.  Dans  l'intérieur  des  terres,  les 
changements  se  font  avec  plus  de  lenteur,  mais  ils  ne  s'en  accomplissent 
pas  moins,  grâce  aux  routes  qui  commencent  à  s'étendre  en  réseau  sur  toute 
la  contrée,  et  les  villes  du  territoire  nouvellement  annexé,  Pirot,  Leskovatz, 
Vrania,  surtout  Nich,  ne  peuvent  manquer  de  prendre  bientôt  un  aspect 
européen,  quand  le  chemin  de  fer  aura  rattaché  à  Vienne  et  à  Pest  la  haute 
vallée  de  la  Morava.  De  même,  au  moral,  le  Serbe  s'arrache  de  plus  en  plus 
au  fatalisme  turc.  Naguère  encore  c'était  un  peuple  de  l'Orient  :  par  le  tra- 
vail et  l'initiative,  il  appartient  désormais  au  monde  occidental. 


Politiquement,  la  Serbie  est  une  monarchie  héréditaire,  dont  la  consti- 
tution ressemble  à  celle  des  autres  monarchies  parlementaires  de  l'Europe. 
Le  prince  ou  kniaz  gouverne  avec  le  concours  de  ministres  responsables, 
promulgue  les  lois,  les  élabore  avec  le  Sénat  ou  Conseil  d'État,  nomme 
aux  emplois  publics,  commande  l'armée,  signe  les  traités.  Il  jouit  d'un 
revenu  de  504,000  francs.  A  défaut  de  descendance  masculine,  son  succes- 
seur sera  choisi  directement  par  le  peuple  serbe.  La  skouptchina  ou 
assemblée  nationale,  dont  l'origine  remonte  aux  premiers  temps  de  la 
monarchie  serbe,  est  composée  de  154  membres,  dont  un  quart  nommé 
directement  par  le  souverain;  101  membres  sont  élus  par  les  citoyens 
serbes.  Tout  homme  majeur  et  payant  l'impôt  est  électeur;  le  suffrage  est 
donc  à  peu  près  universel.  Outre  le  parlement  national,  qui  exerce  le  pou- 
voir législatif  conjointement  avec  le  prince,  chaque  commune  ©u  obchtchma, 
composée  des  diverses  associations  familiales,  possède  aussi  son  petit  par- 
lement, dont  l'autonomie  est  presque  absolue  dans  les   affaires   locales  : 


ETAT   SOCIAL  ET  GOUVERNEMENT   DE   LA   SERBIE  291 

c'est  dans  ces  assemblées  de  villages  que  se  forme  l'esprit  public  et  que  se 
préparent  en  réalité  les  votes  de  la  skouptchina.  La  constitution  prévoit 
aussi,  pour  les  grands  événements  politiques,  l'élection  directe  par  le  peuple 
d'une  skouptchina  extraordinaire,  composée  du  quadruple  des  membres. 
Seule  entre  tous  les  États  de  l'Europe,  la  Serbie  n'avait  point  de  dette  pu- 
blique1; mais  pendant  la  guerre  elle  a  dû  faire  des  emprunts,  en  argent 
et  même  en  nature.  Elle  a  dû  prendre  aussi  une  partie  de  la  dette  turque, 
correspondant  à  la  capitalisation  de  son  ancien  tribut  et  à  l'étendue  des 
terres  cédées  par  la  Turquie. 

Tous  les  cultes  sont  libres  ;  néanmoins  la  religion  catholique  grecque  est 
dite  religion  de  l'Etat.  Elle  reconnaît  pour  son  chef  nominal  le  patriarche 
de  Constantinople ;  mais,  en  1852,  elle  reprit  le  titre  «  d'autocéphale  » 
qu'elle  avait  eu  déjà  de  1221  à  1765;  elle  se  gouverne  elle-même  par  un  sy- 
node, composé  de  l'archevêque  de  Belgrade,  métropolitain  de  Serbie,  et  des 
trois  évêques  diocésains  d'Oujitza,  de  Negotin  et  de  Chabatz.  Le  métropoli- 
tain est  nommé  directement  par  le  kniaz  et  pourvoit,  avec  le  reste  du  sy- 
node, aux  sièges  vacants,  mais  sous  réserve  de  la  sanction  du  prince.  Les 
hauts  dignitaires  de  l'Eglise  sont  payés,  tandis  que  les  simples  prêtres 
vivent  du  casuel.  Les  moines,  peu  nombreux  d'ailleurs,  ont  pour  revenu  le 
produit  de  terrains  appartenant  aux  monastères  ;  mais  une  récente  décision 
de  la  skouptchina  a  supprimé  tous  les  couvents,  à  l'exception  de  cinq  où  les 
religieux  seront  recueillis  jusqu'à  leur  mort.  Les  rentes  des  anciennes  pro- 
priétés de  main-morte  doivent  être  appliquées  à  l'entretien  des  écoles.  Depuis 
la  récente  guerre,  on  ne  compte  plus  par  ducats  en  Serbie  :  la  nouvelle 
monnaie  est  le  franc,  introduit  sous  le  nom  de  dinar. 

En  Serbie  tous  les  hommes  valides  font  partie  de  l'armée.  Mais,  à  pro- 
prement parler,  l'armée  permanente,  d'au  plus  quatre  mille  hommes,  n'est 
qu'un  ensemble  de  cadres  dans  lesquels  auraient  à  s'enrégimenter  au  be- 
soin tous  les  corps  de  milice  nationale.  Le  premier  ban  de  la  milice,  com- 
posé du  quart  des  citoyens  de  vingt  à  cinquante  ans,  prend  part  chaque 
année  à  des  exercices  militaires;  il  est  immédiatement  mobilisable.  Le 
deuxième  ban  est  organisé  de  manière  à  pouvoir  être  réuni  sous  les  dra- 
peaux dans  l'espace  d'un  mois.  En  cas  de  danger  national,  la  Serbie  pour- 
rait facilement  mettre  debout  de  cent  à  cent  cinquante  mille  hommes  : 
parmi  les  États  de  l'Europe  c'est  un  de  ceux  dont,  toute  proportion  gardée, 
l'organisation  militaire  est  la  plus  forte. 

1  Budget  de  la  Serbie  proposé  en  1881  :  Recettes  :  25,000,000  fr;  dépenses,  24,765,000  fr. 


292 


NOUVELLE  GEOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 


Avant  les  nouvelles  annexions,  la 
en  dix-sept  départements  ou  cercles 


Serbie  était  divisée  administrativement 
(okroujié)  : 


Cercles. 


Alexinatz. 
Belgrade.  . 
Tzrna-Heka. 
Yagodina.  . 
Knejevatz. . 
Kragouyevatz 
Kraïna.  .  . 
Krouchevatz. 
Podrinye.  . 
Pojarevatz. . 
Roudnik .  . 
Chabatz. .  . 
Smcderevo . 
Tchatchak  . 
Tchuprija.  . 
Oujiza.  .  . 
Valyevo  .  .  , 
Belgrade  (ville) 


Chefs-lieux 


Alexinatz.  . 
Belgrade.  . 
Zaïtchar.  . 
Yagodina.  . 
Knejevatz  . 
Kragouyevatz 
Negotin .  . 
Krouchevatz 
Losnitza.  . 
Pojarevatz . 
Milanovatz. 
Chabatz.  . 
Smederevo. 
Tchatchak. 
Tchuprija . 
Oujiza  .  . 
Valyevo.    . 


Superficie. 

2,148  kil.  car. 

1,707  » 

2,753  t 

1,597  » 

1,817  » 

2,863  .- 

2,974  »> 

.2,535  .    >» 

1,267  ». 

5,654  »> 

1,927  »> 

2,515  »» 

1,156  »» 

5,744  »» 

2,092  »» 

6,057  » 

2,955  1» 


Cantons.      Communes. 


45,555  kil.  car. 


2 
6 
4 
1 

62 


56 
56 
68 
55 
82 
71 
56 
28 
150 
47 
47 
54 
49 
70 
85 
68 
1 


Population 
en  1874. 

56,661 
71,902 

58,454 
70,471 
62,616 

107,817 
75,988 
77,103 
52,506. 

159,257 
52,809 
79,567 
70,529 
65,852 
65,251 

114,590 
87,784 
27,605 


1,065        1,552,522 


II 


LA    MONTAGNE     NOIRE. 


Pour  nous  Occidentaux,  cette  contrée  de  l'Illyrie  est  généralement  connue 
sous  le  nom  italien  de  Monténégro  que  lui  donna  jadis  Venise,  et  qui  d'ail- 
leurs est  une  traduction  du  mot  slave  des  indigènes,  Tzrna  Gora  ou  «  Mon- 
tagne Noire  »  et  du  mot  turc  Kara-dagh.  Quelle  est  l'origine  de  ce  nom, 
bizarre  en  apparence,  puisqu'il  s'applique  à  des  monts  calcaires  dont  les 
teintes  blanches  ou  grisâtres  frappent  même  le  voyageur  qui  vogue  au  loin 
sur  l'Adriatique?  Suivant  les  uns,  le  mot  de  Montagne  Noire  devait  se 
prendre  au  figuré  dans  le  sens  de  Montagne  des  Proscrits  ou  de  «  Mont  des 
Hommes  Terribles  »  ;  suivant  les  autres,  il  aurait  prouvé  que  les  roches  de 
ces  contrées,  nues  aujourd'hui,  étaient  autrefois  noires  de  sapins.  L'étude 
des  documents  locaux  a  donné  l'explication  du  nom  de  «  Montagne  Noire  ». 
A  la  fin  du  quinzième  siècle,  le  voïvode  serbe  Trzoïevitch,  fuyant  les  Turcs, 
s'établit  avec  sa  famille  et  ses  clients  sur  l'Obod,  affluent  du  lac  de  Skodra, 


SERBIE  ET  MONTENEGRO.  295 

qui  fut  appelée  «  rivière  de  Tzroïevilch  ».  Peu  de  temps  après,  le  chef  serbe 
émigra  de  nouveau,  et  s'installa  dans  le  Zetska  Planina,  qui  reçut  en 
conséquence  le  nom  de  Tzroïeva  Gora,  changé  plus  tard  en  Tzrna  Gora1. 

Les  Monténégrins  n'ont  jamais  été  asservis  par  les  Turcs.  Tandis  que  tout 
le  reste  du  grand  empire  serbe  était  envahi  par  les  Osmanlis,  eux  seuls, 
grâce  à  la  citadelle  de  montagnes  dans  laquelle  ils  avaient  cherché  refuge, 
ont  pu  maintenir  leur  indépendance.  Souvent  ils  ont  accepté  des  patrons; 
longtemps  même  ils  ont  été  sous  la  protection,  mais  non  sous  la  dépen- 
dance, de  la  république  de  Venise  ;  ils  ne  se  sont  point  courbés  devant 
le  sultan,  et  tantôt  par  la  force  des  armes,  tantôt  par  l'appui  de  puissances 
étrangères,  ils  ont  continué  d'occuper  en  toute  souveraineté  leurs  hautes 
vallées  des  Alpes  Illyriennes.  Toutefois  ces  monts  protecteurs  qui  ont  fait 
leur  force  contre  l'ennemi,  causaient  aussi  leur  faiblesse  en  les  isolant  du 
reste  du  monde  et  en  les  retenant,  par  le  manque  de  communications, 
dans  leur  barbarie  primitive.  D'un  côté,  les  Monténégrins  étaient  séparés  de 
leurs  frères  de  la  Serbie  par  une  barrière  de  cimes  très-élevées  et  par  une 
bande  de  territoire  turc  ;  de  l'autre,  les  montagnes  autrichiennes  des  bou- 
ches de  Cattaro  leur  défendaient  l'accès  de  l'Adriatique  :  leur  mer  à  eux 
était  le  petit  lac  de  Skodra  (Scutari),  qu'alimente  la  rivière  nationale,  la 
Zêta,  unie  à  la  Moratcha.  S'ils  n'avaient  eu  rien  à  craindre  pour  leur  indé- 
pendance en  descendant  vers  la  mer  et  les  plaines,  leurs  plateaux  auraient 
été  bientôt  abandonnés  aux  pâtres. 

La  partie  orientale  du  Monténégro,  dite  les  Berda  ou  Brda,  que  par- 
courent la  Moratcha  et  ses  affluents,  est  d'un  accès  relativement  facile.  Ses 
vallées,  dominées  au  nord  par  les  pyramides  dolomitiques  du  Dormitor, 
à  l'est  par  la  masse  arrondie  du  Kom,  ressemblent  à  celles  de  la  plupart 
des  autres  pays  de  montagnes  :  ce  sont  les  mêmes  bassins  ouverts  succédant 
à  d'étroits  défilés,  les  mêmes  sinuosités,  les  mêmes  vallons  latéraux,  les 
mêmes  cirques  ravinés  où  se  réunissent  les  premières  eaux  des  torrents. 
Mais  la  partie  occidentale  du  pays,  la  «  Montagne  Noire  »  proprement  dite, 
présente  un  aspect  différent.  C'est  un  dédale  de  cavités,  de  vallons  et  de 
simples  trous  séparés  les  uns  des  autres  par  des  remparts  calcaires  de  hau- 
teurs inégales,  hérissés  de  pointes,  coupés  de  précipices,  veinés  dans  tous 
les  sens  d'étroites  fissures  où  se  glissent  les  couleuvres.  Les  montagnards 
du  pays  sont  les  seuls  à  pouvoir  se  guider  dans  cet  inextricable  labyrinthe. 
«  Quand  Dieu  créa  le  monde,  disent-ils  en  riant,  il  tenait  à  la  main  un  sac 
plein  de  montagnes;   mais   le  sac  vint  à  crever  précisément  au-dessus  du. 

1  Doutchitch,  Trzna  Gora. 


294  NOUVELLE  GEOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

Monténégro,    et  il  en  tomba   cette  masse  effroyable  de  rochers  que  vous 
voyez!  » 

Contemplée  à  vol  d'oiseau,  la  Montagne  Noire  ressemble  à  un  «  vaste 
gâteau  de  cire  aux  mille  alvéoles  »  ou  bien  à  un  tissu  de  mille  cellules. 
Ce  sont  les  eaux  pluviales  qui  ont  ainsi  excavé  le  plateau  en  une  multitude 
de  cuvettes  rocheuses.  Ici  elles  ont  vidé  de  larges  vallées,  ailleurs  seulement 
d'étroites  roudinas  formant  de  véritables  puits.  Pendant  les  saisons  très- 
pluvieuses  ces  eaux  s'amassent  en  lacs  temporaires  qui  recouvrent  les 
prairies  et  les  cultures  ;  mais  d'ordinaire  elles  s'écoulent  immédiatement 
à  travers  les  broussailles  dans  les  puisards  de  la  roche  calcaire,  pour  aller 
former  ces  belles  sources  d'eau  bleue  que  l'on  voit  jaillir  au  bas  de  la 
montagne  sur  les  bords  des  golfes  de  Cattaro.  La  Zêta,  la  rivière  par  excel- 
lence du  Monténégro,  est  elle-même  formée  des  ruisseaux  qui  se  sont 
engouffrés  au  nord  dans  les  entonnoirs  de  la  vallée  de  Niksich  et  qui  cou- 
lent en  un  lit  inconnu  par- dessous  la  montagne  de  Planinitza.  Les  plateaux 
de  la  Carniole,  certaines  régions  des  basses  Alpes  françaises  et  maintes 
autres  contrées  montagneuses  ont  la  même  structure  alvéolaire  que  le  Mon- 
ténégro ;  mais  nulle  part  on  ne  voit  un  plus  grand  nombre  de  petits  bassins 
juxtaposés  en  un  vaste  système.  Le  voyageur  est  d'autant  plus  frappé  de 
toutes  ces  inégalités  du  plateau,  de  ces  montées  et  de  ces  descentes  sans  fin, 
que  les  chemins  sont  d'abominables  sentiers  aux  pierres  roulantes  ou  des 
escaliers  de  roches  bordées  de  précipices.  L'ancienne  capitale  du  Monténé- 
gro, la  petite  bourgade  de  Celinye,  où  l'on  compte  un  peu  plus  de  cent  mai- 
sons, est  elle-même  située  au  cœur  des  montagnes  dans  un  de  ces  bassins 
d'origine  lacustre,  et  pour  y  monter  il  faut  se  livrer  à  une  pénible  escalade; 
elle  est  remplacée  maintenant  comme  chef-lieu  par  le  bourg  plus  central 
de  Danilovgrad.  Naguère  les  Monténégrins  se  gardaient  bien  d'améliorer 
leurs  chemins  et  de  rendre  leurs  villages  facilement  accessibles  :  là  où 
passent  les  voitures,  les  canons  de  l'ennemi  peuvent  passer  aussi.  Toutefois 
les  nécessités  du  commerce  et  les  convenances  de  la  petite  cour  monténé- 
grine ont  fait  récemment  construire  une  route  carrosable  de  Cetinye  à  Cat- 
taro. Maintenant,  l'équilibre  politique  de  la  péninsule  étant  complètement 
changé  au  profit  de  l'Austro-Hongrie,  les  Monténégrins  n'ont  plus  les 
mêmes  raisons  pour  redouter  la  construction  de  grands  chemins. 

Quoique  frères  des  Serbes  du  Danube,  les  habitants  de  la  Montagne 
Noire  se  distinguent  par  des  traits  spéciaux  qu'ils  doivent  à  leur  vie  de 
combats  incessants,  à  l'élévation  et  à  l'âpreté  du  sol  qui  les  nourrit,  et  sans 
doute  aussi  au  voisinage  des  Albanais.  Le  Monténégrin  n'a  pas  les  allures 
tranquilles  du  Serbe  de  la  plaine  :  il  est  violent  et  batailleur,  toujours  prêt 


TERRITOIRE  ET  POPULATION  DU  MONTENEGRO.  295 

à  mettre  la  main  sur  ses  armes  ;  à  sa  ceinture  il  a  tout  un  arsenal  de 
pistolets  et  de  couteaux  ;  même  en  cultivant  son  champ  il  a  la  carabine 
au  côté.  Récemment  encore  il  exigeait  le  prix  du  sang.  Une  égratignure 
même  devait  se  payer,  une  blessure  valait  une  autre  blessure  et  la  mort 
appelait  la  mort.  Les  vengeances  se  poursuivaient  de  génération  en  géné- 
ration entre  les  diverses  familles  tant  que  le  compte  des  têtes  n'était  pas 
en  règle  de  part  et  d'autre,  ou  qu'une  compensation  monétaire,  fixée  d'or- 
dinaire par  les  arbitres  à  dix  sequins  par  «  sang  »,  n'était  pas  dûment 
payée.  De  nos  jours  les  cas  de  vengeance  héréditaire  sont  devenus  rares  ; 
mais,  pour  remplacer  la  justice  coutumière,  la  loi  édictée  par  le  prince  a 
dû  se  montrer  d'une  sévérité  terrible  :  meurtriers,  traîtres,  rebelles,  ré- 
fractaires,  voleurs  doublement  récidivistes,  incendiaires,  infanticides, 
coupables  de  lèse-majesté,  profanateurs  du  culte,  tous  sont  également 
condamnés  à  la  fusillade.  Comparé  aux  Serbes  danubiens,  le  Tzrnagore 
est  encore  un  barbare.  Il  est  également  moins  beau.  Les  femmes  ne  se 
distinguent  pas  non  plus  par  la  régularité  des  traits  ;  elles  n'ont  pas  la 
figure  noble  de  leurs  compatriotes  de  la  Serbie,  mais  elles  ont  en  général 
plus  de  grâce  et  d'élasticité  dans  les  mouvements.  Elles  sont  très-fécondes; 
aussi,  quand  une  famille  est  trop  nombreuse,  arrive-t-il  fréquemment  que 
les  amis  de  la  maison  adoptent  un  ou  plusieurs  enfants. 

Avant  l'invasion  des  Osmanlis,  les  hauts  bassins  du  Monténégro  n'étaient 
pas  encore  la  demeure  de  l'homme  ;  les  bergers  et  les  bandits  étaient  les 
seuls  qui  en  parcourussent  les  pâturages  et  les  forêts.  Mais,  pour  éviter 
l'esclavage,  les  habitants  des  vallées  inférieures  durent  se  réfugier  au 
milieu  de  ces  roches  élevées,  sous  l'âpre  climat  des  hauteurs,  et  tâcher  d'y 
maintenir  leur  existence  par  la  culture  et  l'élève  des  bestiaux,  maintes  fois 
aussi  par  le  brigandage.  L'exploitation  barbare  d'un  sol  d'ailleurs  peu 
fertile  ne  pouvant  procurer  aux  Monténégrins  que  de  maigres  récoltes,  le 
pays  est  trop  peuplé  en  proportion  de  ses  faibles  ressources  ;  souvent  la 
disette  prend  les  proportions  d'une  véritable  famine.  De  nombreux 
fugitifs  bosniaques  échappés  au  joug  des  Musulmans,  accroissaient  jadis  la 
misère  en  diminuant  la  part  de  terrains  cultivables  qui  revient  à  chacun. 
11  a  fallu  diviser  le  sol  en  propriétés  particulières,  en  innombrables  par- 
celles; quant  aux  pâturages,  ils  sont  encore  en  commun,  suivant  la  vieille 
coutume  serbe.  D'après  les  recencements  officiels,  il  y  avait  deux  cent  mille 
habitants  dans  la  Montagne  Noire  avant  la  guerre.  Ces  statistiques  ont  été 
peut-être  un  peu  forcées  dans  l'intention  d'effrayer  les  Turcs  par  un  nombre 
fantastique  de  guerriers,  comme  l'on  fait  en  maintes  occasions  des  batteries 
de   troncs   d'arbres   simulant   des   bouches  à  feu;    mais  la   population 


296  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

monténégrine  ne  s'élevât-elle  alors  qu'à  cent  quarante  mille  habitants, 
elle  était  déjà  trop  considérable  pour  cette  région  de  montagnes1.  Aussi 
les  incursions  armées  de  Tzrnagores  dans  les  vallées  limitrophes  étaient- 
elles  pour  ainsi  dire  une  nécessité  économique.  Souvent  il  n'y  avait  pas  de 
choix  :  il  fallait  mourir  de  faim  ou  périr  sur  le  champ  de  bataille.  Les  Mon- 
ténégrins choisissaient  cette  dernière  alternative.  La  mort  violente  les  ef- 
frayait si  peu  qu'ils  la  souhaitaient  au  nouveau-né.  «  Puisse-t-il  ne  pas 
mourir  dans  son  lit!  »  tel  était  le  vœu  que  formulaient  les  parents  et  les 
amis  à  côté  du  berceau  de  l'enfant.  Et  lorsqu'un  homme  avait  pourtant  la 
malchance  de  succomber  à  la  maladie  ou  à  la  vieillesse,  on  se  servait  d'un 
euphémisme  pour  déguiser  le  genre  de  mort  :  «  Le  Vieux  Meurtrier  l'a  tué  !  » 
C'est  ainsi  qu'on  tâchait  d'excuser  le  défunt. 

Les  expéditions  guerrières  des  Tzrnagores,  annuelles  ou  même  continues 
avant  que  l'Europe  n'y  eût  mis  un  terme,  n'étaient  en  réalité  que  des 
récoltes  à  main  armée.  C'est  pour  vivre  qu'ils  ont  envahi  au  nord,  dans 
l'Herzégovine,  les  vallées  de  Grahovo  et  de  Niksich  ;  c'est  pour  avoir  du  pain 
qu'ils  ont  à  tant  de  reprises  cherché  à  conquérir  les  terres  fertiles  de  la 
basse  Moratcha  et  les  bords  du  lac  de  Skodra  ;  c'est  également  pour  assurer 
leur  existence  qu'ils  ont  occupé  les  bouches  deCattaro  en  1806  et  en  1813, 
qu'ils  ne  cessaient  naguère  de  réclamer  le  petit  port  de  Spitza  et  que  le 
traité  de  Berlin  leur  a  donné  le  port  d'Antivari  et  une  entière  liberté  de  navi- 
gation sur  la  Boïana,  puis,  que  les  puissances  alliées  ont  forcé  les  Albanais 
à  céder  au  Monténégro  le  port  d'Olgun  ou  Dulcigno.  Poussées  par  la  néces- 
sité, des  familles  de  Monténégrins  allaient  jusqu'à  cultiver  des  terres  sous  le 
canon  des  forteresses  turques  :  la  garnison  leur  tirait  dessus,  mais  les  tra- 
vailleurs restaient  à  leur  poste.  Celui  qui  s'enfuyait  avait  une  forte  amende 
et  mettait  un  tablier  de  femme.  Mais,  depuis  que  l'Europe  entière  a  dû  se 
mêler  des  conflits  qui  éclataient  à  tout  propos  entre  les  Monténégrins  et  les 
Musulmans  leurs  voisins,  la  frontière  de  la  Tzrna  Gora  a  été  strictement 
délimitée,  et  maintenant  elle  est  devenue  assez  sûre  pour  que  des  voyageurs 
puissent  se  hasarder  sans  crainte  dans  les  contrées,  naguère  inabordables, 
qui  s'étendent  à  l'est  du  Monténégro.  Les  habitants  de  la  montagne  sont 
bien  forcés  de  s'entendre  parfois  avec  leurs  voisins  de  la  plaine  pour  faire 
échange  de  bons  offices  :  en  été  ils  permettent  aux  gens  du  littoral  de  mener 
leurs  bestiaux  sur  les  hauts  pâturages,  tandis  qu'en  hiver  ils  descendent 
eux-mêmes  et  sont  accueillis  en  amis. 


1      Superficie  du  Monténégro  en  1877.  4,427  kil.  car.     En  1881.  9,475  lui.  car. 

Population  en  1864 196,000  hab.  »  286,000  hab. 

Population  kilométrique  .        ...  44  »  »  30    » 


MONTENEGRINS, 


297 


Le  commerce  légitime  contribue  aussi  à  nourrir  les  Tzrnagores.  C'est  le 
Monténégro  qui  fournit  ïrieste  et  Venise  des  viandes  fumées  de  chèvre 
et  de  mouton  que  demande  la  marine  pour  ses  approvisionnements  ;  il 
expédie  aussi  chaque  année  environ  200,000  têtes  de  pelit  bétail,  ainsi  que 
des  peaux,  des  graisses,  le  poisson  salé  de  son  lac,  du  fromage,  du  miel, 
du  sumac,  des  pommes  de  terre,  de  la  poudre  insecticide.  Ses  exportations 
annuelles  sont  évaluées  à  plus  d'un  million,  et  ces  expéditions  se  font,  pour 
une  forte  part,  au  compte  des  Tzrnagores  eux-mêmes,  qui  s'associent  pour 
ce  trafic  avec  les  armateurs  de  Cattaro.  En  outre,  le  Monténégrin,  comme 
son  voisin  l'Albanais,  émigré  pour  aller  dans  les  grandes  villes  chercher  les 


N°  4S.  MONTENEGRO    MÉRIDIONAL. 


E.deP 


C.  Perron 


Echelle  n>  1  :  0.!n  w 


petits  profits  que  ne  lui  procurerait  jamais  son  pays.  On  compte  des  milliers 
d'émigrants  de  la  Montagne  Noire  à  Constantinople  :  ils  y  exercent  les 
métiers  de  porte  faix,  de  manœuvres,  de  jardiniers,  et  vivent  du  reste  en 
fort  bonne  intelligence  avec  le  Turc,  «  l'ennemi  héréditaire  de  leur  race.  » 
En  temps  de  paix,  ils  émigrent  aussi  dans  toutes  les  grandes  villes  de  l'Em- 
pire Ottoman  ;  ils  sont  même  assez  nombreux  en  Egypte. 

Les  seuls  étrangers  qui  résident  en  groupes  considérables  dans  la  Mon- 
tagne Noire  sont  des  Tsiganes  ;  ils  ressemblent  d'ailleurs  complètement  aux 

Serbes  du  pays  :  ils   ont  même  langue,  même  costume,  même  religion, 
i.  5S 


298  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

mêmes  mœurs  ;  ils  ne  diffèrent  que  par  le  métier,  car  ils  sont  tous  forge- 
rons et  serruriers.  Nul  Monténégrin  ne  voudrait  exercer  leur  profession 
méprisée.  Il  sont  tenus  à  l'écart  et  n'ont  point  le  droit  de  se  marier  dans 
les  familles  des  Serbes. 

Le  gouvernement  de  Monténégro  est  un  mélange  bizarre  de  démocratie, 
de  féodalité  et  de  pouvoir  absolu.  Les  citoyens,  tous  armés,  s'abordent  avec 
des  allures  d'égaux,  mais  ils  sont  loin  de  l'être.  Les  diverses  classes  qui 
composent  la  nation  subissent  toujours  l'autorité  des  familles  puissantes;  de 
son  côté,  le  souverain,  soutenu  par  l'influence  de  la  Russie,  et  même  subven- 
tionné par  elle  comme  fonctionnaire  de  l'Etat,  ne  s'est  pas  fait  faute  d'imiter 
le  tzar  en  concentrant  tous  les  pouvoirs  en  sa  personne.  Depuis  la  guerre 
d'Italie,  en  1866,  F  Austro-Hongrie  fait  aussi  au  Monténégro  une  subvention 
de  40,000  francs.  En  sa  qualité  de  «  Seigneur  saint»,  le  prince  s'approprie 
les  deux  tiers  du  revenu  national,  qui  s'élève  à  un  peu  plus  de550,000  francs. 
Le  sénat  ou  soviet  qui  l'assistait  pour  élaborer  les  décrets  vient  d'être 
remplacé  par  un  «conseil  d'Etat  »  et  cinq  ministères  ont  été  constitués.  La 
skouptehina  est  une  simple  réunion  des  doyens  des  tribus,  venus  pour 
écouter  et  applaudir  le  «  discours  du  trône  ».  Toutefois  depuis  1851  "le 
kniaz  a  cessé  de  cumuler  le  titre  d'évêque  ou  vladika  avec  ceux  de  grand- 
juge  et  de  commandant  des  armées.  L'usage  de  l'Église  grecque  interdisant 
le  mariage  aux  évoques,  le  prince  Danilo  a  dû,  pour  se  marier,  déléguer 
l'épiscopat  à  l'un  de  ses  cousins. 

Tout  le  territoire  monténégrin  est  organisé  militairement,  à  peu  près 
comme  l'étaient  naguère  les  «  Confins  »  de  la  Croatie  et  de  la  Slavonie  austro- 
bongroises.  La  population  est  divisée  par  groupes  de  combattants,  tenus  de 
marcher  au  premier  signal.  Tous  les  chefs,  voïvodes,  capitaines,  centurions 
et  décurions,  sont  en  même  temps  administrateurs  civils  et  juges.  Ils  infligent 
les  amendes  et  en  perçoivent  leur  part. 

Le  pays  se  divise  militairement  et  administrativement  en  huit  nahiés. 
De  ces  nahiés,  quatre  :  Bielopavlitchka,  Piperska,  Moratchka  et  Koutchka, 
se  trouvent  dans  la  vallée  de  la  Moratcha  et  constituent  les  Berda.  Les 
quatre  autres,  Katounska,  Riyetchka,  Tzrnitza  et  Liechanska,  occupent  les 
hauts  plateaux  et  forment  la  Montagne  Noire  proprement  dite.  A  l'excep- 
tion d'une  nahié,  toutes  les  autres  se  divisent  en  tribus,  constituées  par  la 
réunion  de  plusieurs  «  parentés  » ,  subdivisées  elles-mêmes  en  familles. 


CHAPITRE  V11I 


L'ITALIE 


VUE    D   ENSEMBLE 


La  péninsule  italienne  est  une  des  contrées  les  plus  nettement  délimitées 
par  la  nature.  Les  Alpes  qui  l'enceignent  au  nord,  des  promontoires  ligures 
à  la  péninsule  montueuse  de  l'Istrie,  s'élèvent  en  muraille  continue,  sans 
autre  brèche  que  des  cols  situés  encore  dans  la  zone  des  forêts  de  pins,  des 
pâturages  ou  des  neiges.  Ainsi  que  les  deux  autres  presqu'îles  du  midi  de 
l'Europe,  la  Grèce  et  l'Espagne,  l'Italie  était  donc  un  petit  monde  à  part, 
destiné  par  sa  forme  même  à  devenir  le  théâtre  d'une  évolution  spéciale  de 
l'humanité.  Non-seulement  le  relief  du  sol  limite  parfaitement  la  péninsule 
latine,  celle-ci  se  distingue  aussi  de  tous  les  pays  transalpins  par  le  charme 
du  climat,  la  beauté  du  ciel,  la  richesse  des  campagnes;  dès  que  l'habitant 
d'outre-mont  a  franchi  la  crête  de  séparation  et  commence  à  descendre  sur 
les  pentes  ensoleillées,  il  s'aperçoit  que  tout  a  changé  autour  de  lui;  il  est 
sur  une  terre  nouvelle.  Le  contraste  est  plus  grand  que  ne  l'est,  dans  la 
plupart  des  régions  de  la  Terre,  celui  des  îles  et  du  continent  voisin. 

Grâce  au  rempart  des  Alpes  qui  la  protège  et  aux  mers  qui  l'entourent, 
l'Italie  a  donc  pour  ainsi  dire  une  personnalité  géographique  bien  dis- 
tincte. Des  plaines  de  la  Lombardie  aux  côtes  de  la  Sicile,  tous  ses  paysages 
ont  des  traits  de  ressemblance  et  sont  baignés  de  la  même  lumière  :  ils  ont 
comme  un  air  de  famille;  mais  que  d'oppositions  charmantes  et  de  variété 
pittoresque  dans  cette  grande  unité!  La  chaîne  des  Apennins,  qui  se  soude  à 
l'extrémité  méridionale  des  Alpes  françaises,  est  l'agent  principal  de  tous 
ces  contrastes.  D'abord  elle  longe  la  mer  comme  un  énorme  mur  s'appuyant 


500  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

de  distance  en  distance  sur  de  puissants  contreforts  ;  puis  elle  se  développe 
en  un  vaste  croissant  à  travers  la  péninsule  italienne,  tantôt  s'amincissant 
en  arête,  tantôt  s'élargissant  en  massif,  s'étalant  en  plateau  ou  se  ramifiant 
en  chaînons  et  en  promontoires.  Les  vallées  fluviales  et  les  plaines  la  décou- 
pent dans  tous  les  sens;  des  bassins  lacustres,  encore  emplis  d'eau  ou  déjà 
comblés  par  les  alluvions,  s'étendent  à  la  base  de  ses  rochers;  des  cônes  vol- 
caniques, se  dressant  au-dessus  des  campagnes,  contrastent  par  la  régularité 
de  leur  forme  avec  les  escarpements  inégaux  de  l'Apennin.  La  mer,  invitée 
et  repoussée  tour  à  tour  par  les  sinuosités  du  relief  péninsulaire,  découpe  le 
littoral  en  une  série  de  baies  qui  se  succèdent  avec  une  sorte  de  rhythme; 
presque  toutes  se  développent  en  arcs  de  cercle  réguliers  d'un  cap  à  l'autre 
cap.  Au  nord  de  la  presqu'île,  elles  n'échancrent  que  faiblement  les  terres; 
au  sud,  elles  s'avancent  au  loin  dans  les  campagnes  et  s'arrondissent  en 
véritables  golfes.  D'ailleurs  cette  forme  de  la  Péninsule  est  relativement 
récente  ;  une  ancienne  Italie  granitique  a  probablement  existé,  mais  elle 
n'est  plus,  et  l'Italie  actuelle  est  presque  entière  d'origine  moderne,  ainsi 
que  le  témoignent  les  roches  qui  constituent  les  Apennins,  celles  des  chaînes 
parallèles  et  des  plaines  intermédiaires.  C'est  à  l'époque  éocène  seulement 
que  les  divers  îlots  se  sont  unis  en  une  presqu'île  continue. 

Comparée  à  la  Grèce,  si  bizarrement  tailladée  et  déchiquetée,  l'Italie, 
pourtant  fort  gracieuse,  est  d'une  grande  sobriété  de  lignes.  Ses  montagnes 
se  prolongent  en  chaînes  plus  régulières;  ses  côtes  sont  beaucoup  moins  pro- 
fondément échancrées;  ceux  de  ses  petits  archipels  que  l'on  pourrait  com- 
parer vaguement  à  la  ronde  des  Cyclades  sont  peu  nombreux,  et  ses  trois 
grandes  îles,  la  Sicile,  la  Sardaigne,  la  Corse,  sont  des  terres  de  contours 
presque  géométriques  et  d'aspect  tout  à  fait  continental.  Par  la  configura- 
tion générale  de  ses  rivages  l'Italie  marque  précisément  la  transition  entre 
la  joyeuse  Grèce  et  la  grave  Ibérie,  plateau  déjà  presque  africain.  La  situa- 
tion géographique  correspond  ainsi  au  développement  des  formes. 

Dans  son  ensemble,  la  péninsule  italienne  présente  un  contraste  remar- 
quable avec  la  presqu'île  des  Balkans.  Tandis  que  celle-ci  est  tournée  surtout 
vers  la  mer  Egée  et  regarde  l'orient,  la  partie  vraiment  péninsulaire  de 
l'Italie,  au  sud  des  plaines  lombardes,  est  au  contraire  beaucoup  plus  vi- 
vante par  sa  face  occidentale  :  ce  sont  les  bords  de  la  mer  Tyrrhénienne  qui 
offrent  les  ports  les  plus  nombreux  et  les  plus  sûrs;  c'est  sur  cette  mer,  en 
libre  communication  avec  l'Océan,  que  s'ouvrent  les  plaines  les  plus  vastes 
et  les  plus  fertiles,  et  par  conséquent  ce  sont  les  campagnes  situées  à  l'ouest 
des  Apennins  qui  ont  nourri  les  populations  les  plus  actives,  les  plus  intelli- 
gentes, celles  dont  le  rôle  politique  a  été  plus  considérable  :  c'est  le  côté 


SITUATION  GÉOGRAPHIQUE  DE  L'ITALIE.  301 

de  la  lumière,  tandis  que  le  versant  adiïatique,  tourné  vers  une  mer  pres- 
que fermée,  un  simple  golfe,  est  pour  ainsi  dire  le  côté  de  l'ombre.  Vers 
l'extrémité  méridionale  de  la  Péninsule ,  les  plaines  de  l'Apulie  à  l'est 
sont,  il  est  vrai,  plus  riches  et  plus  populeuses  que  les  régions  monta- 
gneuses de  la  Calabre  ;  néanmoins  le  voisinage  de  la  Sicile  ne  pouvait  man- 
quer tôt  ou  tard  d'assurer  la  prépondérance  au  littoral  de  l'occident.  Aux 
temps  de  la  grande  influence  de  la  Grèce,  lorsque  Athènes,  les  cités  de 
l'Asie  Mineure,  les  îles  de  la  mer  Egée,  étaient  le  point  de  départ  de  toute 
initiative,  les  républiques  tournées  vers  l'orient,  Tarente,  Locres,  Sybaris, 
Syracuse,  Catane,  avaient  sur  les  cités  du  littoral  de  l'ouest  une  incontes- 
table prééminence.  Ainsi  la  configuration  physique  de  l'Italie  a  singulière- 
ment aidé  le  mouvement  historique  de  civilisation  qui  s'est  porté  du  sud-est 
au  nord-ouest,  de  l'Ionie  vers  les  Gaules.  Par  le  golfe  de  Tarente  et  les  ri- 
vages orientaux  de  la  Grande-Grèce  et  de  la  Sicile,  l'Italie  du  sud  était  li- 
brement ouverte  à  l'influence  hellénique;  c'est  de  ce  côté  qu'elle  a  reçu  la 
grande  impulsion  de  vie.  Plus  au  nord,  la  Péninsule  fait  pour  ainsi  dire 
volte-face  vers  l'ouest;  et,  par  suite,  le  mouvement  d'expansion  des  idées 
vers  l'Europe  occidentale  s'est  trouvé  grandement  facilité.  Si  l'Italie  avait 
été  différente  par  son  relief  et  ses  contours,  la  civilisation  eût  pris  une 
direction  tout  autre. 

Pendant  près  de  deux  mille  années,  depuis  l'abaissement  de  Carthage  jus- 
qu'à la  découverte  de  l'Amérique,  l'Italie  est  restée  le  centre  du  monde 
policé  :  elle  a  exercé  l'hégémonie,  soit  par  la  force  de  la  conquête  et  de  l'or- 
ganisation, comme  le  fit  la  «  Ville  Eternelle  »,  soit,  comme  aux  temps  de 
Florence,  de  Gênes  et  de  Venise,  par  la  puissance  du  génie,  la  liberté  relative 
des  institutions ,  le  développement  des  sciences,  des  arts  et  du  commerce. 
Deux  des  plus  grands  faits  de  l'histoire,  l'unification  politique  des  peuples 
méditerranéens  sous  les  lois  de  Rome  et  plus  tard  le  rajeunissement  de  l'es- 
prit humain,  si  bien  nommé  du  nom  de  Renaissance,  ont  eu  leurs  principaux 
acteurs  en  Italie.  Il  importe  donc  de  rechercher  les  conditions  du  milieu 
géographique  auxquelles  la  péninsule  latine  doit  le  rôle  prépondérant  qu'elle 
a  joué  dans  le  monde  pendant  ces  deux  âges  de  la  vie  de  l'humanité. 

Mommsen  et  d'autres  historiens  ont  signalé  l'heureuse  position  de  Rome 
comme  marché  commercial.  Dès  la  première  période  de  son  histoire, 
elle  fut  un  entrepôt  de  denrées  pour  les  populations  voisines.  Assise  au 
centre  d'un  cirque  de  collines,  sur  les  deux  bords  d'un  fleuve  navigable,  en 
aval  de  tous  les  affluents  et  non  loin  de  la  mer,  elle  avait,  en  outre,  l'avan- 
tage de  se  trouver  sur  la  frontière  commune  de  trois  nationalités,  les  Latins, 
les  Sabins  et  les  Étrusques;  lorsque,  par  la  conquête,  elle  fut  maîtresse  de 


502  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

tout  le  pays  environnant,  son  importance,  comme  lieu  d'échanges,  ne  pou- 
vait donc  manquer  d'être  considérable.  Mais,  quelle  que  fût  la  valeur  de 
ce  trafic  local,  il  n'eût  pas  suffi  à  faire  de  Rome  une  grande  cité.  Cette 
ville  n'a  point,  comme  Alexandrie,  Constantinople  ou  Bombay,  une  de  ces 
positions  incomparables  qui  en  font  un  point  de  convergence  nécessaire  pour 
les  marchandises  du  monde  entier.  Pour  le  commerce  général  elle  est  même 
assez  mal  située.  Les  hauts  Apennins  qui  s'élèvent  en  demi-cercle  autour 
du  pays  romain  étaient  naguère  un  rempart  difficile  à  franchir,  et  les 
trafiquants  cherchaient  à  l'éviter;  la  mer  voisine  de  Rome  est  fort  inhospi- 
talière, et  le  port  d'Ostie  n'est  qu'un  mauvais  havre,  où  même  les  petites 
galères  des  temps  anciens  n'entraient  point  sans  péril.  Si  le  travail  de 
l'homme  n'était  intervenu  pour  le  creusement  d'un  canal  maritime,  de 
bassins  artificiels ,  et  la  construction  de  môles  et  de  jetées,  jamais  la 
Louche  du  Tibre  n'eût  pu  servir  au  grand  commerce. 

La  situation  de  Rome,  comme  centre  d'échanges,  n'explique  donc  la  puis- 
sance de  cette  ville  dominatrice  que  pour  une  bien  faible  part.  Indépendam- 
ment des  causes  qui  doivent  être  cherchées  dans  l'évolution  historique  du 
peuple  lui-même,  la  vraie  raison  de  la  grandeur  de  Rome,  ce  qui  lui  a  donné 
cette  force  prodigieuse  pour  l'assimilation  politique  de  l'ancien  monde, 
c'est  la  position  absolument  centrale  qu'elle  occupait  par  rapport  à  trois 
grands  cercles  disposés  régulièrement  les  uns  autour  des  autres,  et  corres- 
pondant, pour  la  ville  de  Rome,  à  autant  de  phases  de  son  développement 
dans  l'histoire.  Pendant  les  premiers  temps  de  sa  lutte  pour  l'existence  contre 
les  cités  voisines,  la  peuplade  qui  servit  d'aïeule  aux  fiers  citoyens  romains 
se  trouvait  heureusement  au  centre  d'un  bassin  bien  limité,  que  bornent  des 
montagnes  peu  élevées,  mais  de  hauteur  suffisante  pour  mettre  à  l'abri  d'in- 
cursions soudaines.  Quand  Rome,  victorieuse  de  tous  ses  voisins  après  de 
longs  siècles  de  luttes,  eut  asservi  ou  bien  exterminé  les  montagnards  d'alen- 
tour, elle  se  trouva  d'avance  maîtresse  des  territoires  du  reste  de  l'Italie,  car 
elle  en  occupait  le  milieu  géographique  et  le  centre  de  gravité  naturel.  Au 
nord  s'étendait  la  vaste  plaine  des  Gaules  cispadane  et  transpadane;  au 
sud  étaient  des  régions  montueuses  et  semées  d'obstacles,  mais  où  la  résis- 
tance ne  pouvait  être  efficace,  car  les  peuplades  barbares  de  ces  plateaux  et 
de  ces  montagnes  avaient  pour  voisins  immédiats,  sur  le  pourtour  de  la  Pé- 
ninsule, les  citoyens  policés  de  villes  grecques.  Entre  ces  deux  éléments  si 
distincts  l'alliance  contre  l'ennemi  commun  était  impossible,  et  les  villes 
helléniques  elles-mêmes,  dispersées  sur  un  immense  développement  de 
côtes,  ne  surent  pas  s'unir  pour  résister.  Les  îles  italiennes,  la  Sicile,  la 
Corse,  la  Sardaigne,  n'étaient  pas  non  plus  habitées  par  des  populations 


ROLE   HISTORIQUE  DE  ROME. 


305 


assez  cohérentes  pour  se  soustraire  à  la  puissance  des  Romains.  Ainsi  le 
deuxième  cercle,  celui  de  la  conquête,  vint  s'ajouter  au  premier  domaine, 
que  l'on  pourrait  désigner  sous  le  nom  de  cercle  de  croissance,  et,  par  un 
avantage  inestimable,  il  se  trouva  que  les  deux  extrémités  du  monde  italien, 
la  plaine  padane  et  la  Sicile,  étaient  deux  riches  greniers  de  vivres. 

Pourvue  des  approvisionnements  nécessaires,  Rome  put  donc  continuer  le 
cours  de  ses  conquêtes.  De  même  qu'elle  est  au  centre  de  l'Italie,  de  même 
l'Italie  est  au  centre  de  la  Méditerranée.  De  toutes  parts  se  fit  sentir  la 
force  d'attraction  de  la  grande  cité  :  du  côté  de  l'orient  Tlllyrie,  la  Grèce, 


N°    46.    ROME    ET    L  EMPIRE    ROMAIN. 


Echelle.:  36.ooox>oo 


Bassin  de  lîome 


Italie  Cisapennine- 


ItaHe.  Cisalpine, 


Empira  Romain. 


l'Egypte,  du  côté  du  sud  la  Lybie,  la  Maurétanie,  à  l'ouest  l'Ibérie,  au  nord- 
ouest  les  Gaules,  au  nord  les  pays  alpins,  complétèrent  bientôt  le  troisième 
cercle,  celui  de  l'empire. 

Tant  que  dura  l'équilibre  géographique  du  monde  méditerranéen,  Rome 
garda  sa  puissance;  mais  les  bornes  de  l'univers  s'éloignèrent  peu  à  peu.  Dès 
que,  par  ses  guerres  contre  les  Parthes  et  ses  invasions  dans  l'intérieur  de  la 
Germanie,  Rome  fut  en  contact,  d'une  part  avec  l'Orient,  de  l'autre  avec  ces 
régions  sans  bornes  connues  que  parcouraient  les  barbares,  la  «  Ville  »  par 

'  59 


506  NOUVELLE   GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

excellence  cessa  d'être  le  centre  du  monde,  et  la  grande  vie  des  nations  eu- 
ropéennes déplaça  ses  foyers  vers  le  nord  et  le  nord-ouest.  Déjà  vers  la  fin  de 
l'empire  Rome  fut  remplacée  en  Italie  par  Milan  et  Ravenne,  et  cette  dernière 
ville  devint  le  siège  de  l'exarchat,  puis  de  l'empire  des  Goths.  La  déchéance 
de  la  cité  des  Césars  était  définitive.  Il  est  vrai  qu'aux  empereurs  succé- 
dèrent les  papes,  eux  aussi  pontifes  suprêmes,  quoique  d'un  culte  nouveau; 
de  même  que  l'ombre  suit  le  corps,  de  même  la  tradition  voulut  prolonger 
les  institutions  politiques  au  delà  du  terme  naturel  de  leur  durée  :  l'unité 
de  l'Église  remplaça  celle  de  l'empire.  La  souveraineté  de  Rome  était  de- 
venue un  véritable  dogme,  à  la  fois  politique  et  religieux.  Mais  si  les 
papes,  gardant  le  gouvernement  des  âmes,  résidaient  toujours  à  Rome, 
c'est  par  delà  les  Alpes  que  pendant  le  moyen  âge,  et  jusqu'au  commence- 
ment de  ce  siècle,  résidèrent  les  véritables  maîtres  du  «  saint  empire  ro- 
main». Ils  n'allaient  chercher  en  Italie  que  la  consécration  de  leur  puis- 
sance, mais  la  puissance  même,  c'est  ailleurs  qu'ils  la  trouvaient.  En  vain 
les  peuples,  habitués  à  l'obéissance,  voulaient  maintenir  l'autorité  de  cette 
Rome  qui  les  avait  si  longtemps  dominés;  la  tentative  ne  reposait  que 
sur  une  illusion.  Non-seulement  l'axe  du  monde  civilisé,  mais  encore  celui 
de  l'Italie  elle-même  avait  changé  de  place;  c'est  de  Pavie,  de  Florence, 
de  Gênes,  de  Milan,  de  Venise,  de  Rologne,  de  Turin  même,  que  devait 
partir  désormais  la  grande  initiative.  Si  Rome,  quoique  déchue  par  la 
force  des  choses,  a  repris  une  certaine  importance  et  même  est  redevenue 
capitale,  c'est  que  l'Italie  voulait  en  revendiquer  le  territoire  à  tout  prix  et 
que,  par  une  sorte  de  superstition  archéologique,  elle  cherche  à  prendre 
le  nom  de  Rome  pour  symbole  de  sa  puissance  future.  Mais  quoi  qu'on 
fasse,  ce  n'est  plus  là  qu'un  centre  artificiel  de  l'Italie;  depuis  quinze  cents 
ans,  l'histoire  a  complètement  changé  toutes  les  conditions  géographiques 
de  la  Péninsule. 

Pendant  le  cours  de  ce  siècle,  l'unité  de  l'Italie  est  devenue  un  grand  fait 
politique,  et  désormais,  sauf  en  quelques  districts  cisalpins  de  la  Suisse  et 
du  Tirol,  les  frontières  administratives  du  pays  coïncident  avec  ses  fron- 
tières naturelles.  La  puissance  du  fait  accompli  sert  donc  à  mettre  en  lu- 
mière l'individualité  géographique  de  l'Italie,  et  l'on  s'étonne  que  cette  con- 
trée soit  restée  si  longtemps  divisée  en  Etats  distincts.  Cependant  ce  grand 
tout  de  la  Péninsule  présentait  de  notables  diversités  provinciales  par  la 
disposition  de  ses  bassins  et  de  ses  versants.  Les  îles,  les  plaines  entourées 
de  bordures  de  montagnes,  les  côtes  escarpées,  séparées  de  l'intérieur  par 
des  rochers  abrupts,  formaient  autant  de  pays  à  part,  où  des  populations 
issues  de  souches  diverses,  gauloise,  étrusque,  latine,  pélasgique,  grecque 


UNITÉ  DE  L'ITALIE.  307 

ou  sicule,  cherchaient  naturellement  à  vivre  de  leur  vie  propre,  indé- 
pendantes de  leurs  voisines.  En  maints  districts,  notamment  dans  les  Cala- 
bres,  les  communications  de  vallée  à  vallée  étaient  tellement  difficiles,  que 
la  mer  était  restée  le  chemin  le  plus  fréquenté.  La  forme  de  la  Péninsule, 
dont  la  longueur,  des  Alpes  à  la  mer  Ionienne,  est  cinq  fois  plus  grande 
que  la  largeur  moyenne,  et  que  les  Apennins  partagent  en  deux  bandes  pa- 
rallèles distinctes,  rendait  aussi  presque  inévitable  le  fractionnement  du 
territoire  en  Etats  séparés  ou  même  hostiles.  Parfois,  il  est  vrai,  les  provinces 
italiennes  eurent  à  subir  la  domination  d'un  seul  maître;  mais,  jusqu'aux 
temps  modernes,  cette  unité  fut  toujours  imposée  par  la  force  et  brisée  par  les 
populations  elles-mêmes.  La  passion  de  l'unité  nationale,  qui  a  fait  de  l'Ita- 
lie contemporaine  le  théâtre  de  si  grands  événements,  n'animait  qu'un  bien 
petit  nombre  de  citoyens  dans  les  républiques  du  moyen  âge.  Elles  savaient 
se  liguer  contre  un  ennemi  commun;  mais,  dès  que  le  péril  était  passé, 
elles  séparaient  de  nouveau  leurs  intérêts  et  se  brouillaient  à  propos  de 
quelque  vétille. 

Au  milieu  du  quatorzième  siècle,  Cola  di  Rienzo,  le  tribun  de  Rome,  fit 
un  appel  à  toutes  les  villes  italiennes;  il  les  adjura  de  «  secouer  le  joug  des 
tyrans  et  de  former  une  sainte  fraternité  nationale,  la  libération  de  Rome 
étant  en  même  temps  la  libération  de  toute  la  sainte  Italie  ».  C'était  déjà, 
cinq  cents  ans  à  l'avance,  le  langage  qu'ont  parlé  de  nos  jours  les  apôtres 
de  l'unité  italienne.  Les  messagers  de  Rienzo  parcouraient  la  Péninsule,  un 
bâton  argenté  à  la  main  ;  ils  portaient  aux  cités  des  paroles  d'amitié  et  les 
invitaient  à  envoyer  leurs  députés  au  futur  parlement  de  la  «  Ville  Éternelle». 
Tous  les  Italiens   recevaient    de  Rienzo  le  titre  de  citoyens  romains  que 
leur  avaient  donné  les  Césars.  Mais  ce  n'étaient  là  que  des  réminiscences 
classiques.  Rienzo,  plein  des  souvenirs  de  la  domination  antique,  déclarait 
que  Rome  n'avait  pas  cessé  d'être  la  «  maîtresse  du  monde,  qu'elle  était  en 
pleine  possession  du  droit  de  gouverner  les  peuples  » .  Il  voulait  ressusciter 
le  passé,  et  non  pas  évoquer  une  vie  nouvelle.   Aussi  son  œuvre  disparut 
comme  un  rêve,  et  ce  furent  précisément  Florence  et  Venise,  les  cités  les 
plus  actives,  les  plus  intelligentes  de  l'Italie,  qui  virent  dans  la  tentative 
du  tribun  une  chimère  de  songe-creux.  Siamo  Veneziani,  poi  Cristiani, 
disaient  les  fiers  citoyens  de  Venise  au  quinzième  siècle;  ils  ne  songeaient 
même  pas  à  se  dire  Italiens,  eux  dont  les  fils  devaient  un  jour  souffrir  et 
combattre  si  vaillamment  pour  l'indépendance  de  la  Péninsule.   D'ailleurs 
il  ne  faut  pas  s'y  tromper  :  le  mouvement  irrésistible  qui  a  poussé  le  peuple 
italien  vers  l'unité  politique  n'avait  point  son  origine  dans  les  masses  pro- 
fondes, et  des  millions  d'hommes,   en  Sicile,   en  Sardaigne,  dans  les  Ca- 


308  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

labres,  en  Lombardie  même,  en  sont  encore  à  se  demander  le  sens  des 
changements  considérables  qui  se  sont  accomplis. 

Naguère  encore  l'Italie  n'était  qu'une  simple  «  expression  géographique», 
suivant  le  mot  méprisant  d'un  de  ses  dominateurs.  Si  l'expression  s'est 
transformée  en  une  réalité  vivante,  c'est  peut-être  aux  invasions  si  fréquentes 
de  l'étranger  que  le  pays  le  doit.  Sous  la  dure  oppression  des  Espagnols,  des 
Français,  des  Allemands,  qui  se  sont  rués  tour  à  tour  sur  leurs  campagnes, 
les  Italiens  ont  fini  par  se  reconnaître  les  frères  les  uns  des  autres.  A  première 
vue,  on  croirait  que  la  Péninsule  est  parfaitement  protégée  sur  son  pourtour 
continental  par  la  muraille  semi-circulaire  des  Alpes;  mais  cette  protection 
n'est  qu'une  apparence.  En  effet,  c'est  vers  les  plaines  italiennes  que  les  mon- 
tagnes tournent  leur  versant  le  plus  abrupt,  celui  qui  paraît  vraiment  ina- 
bordable; mais  sur  le  versant  extérieur,  du  côté  de  la  France,  de  la  Suisse,  de 
l'Autriche  allemande,  les  pentes  sont  beaucoup  plus  douces;  tous  les  envahis- 
seurs que  tentaient  l'heureux  climat  et  les  immenses  richesses  de  l'Italie 
pouvaient  sans  trop  de  difficulté  gagner  les  cols  des  Alpes,  d'où  ils  déva- 
laient ensuite  rapidement  dans  les  plaines.  Ainsi  la  «  barrière»  des  Alpes 
n'est  vraiment  une  barrière  que  pour  les  Italiens;  si  ce  n'est  aux  temps  de 
Rome  conquérante,  elle  a  toujours  été  respectée  par  eux,  et  d'ailleurs  il 
leur  importe  peu  de  la  franchir,  car  au  delà  nulle  contrée  ne  vaut  la  leur. 
Les  Français,  les  Confédérés  suisses,  les  Allemands  voyaient  au  contraire 
dans  l'Italie  comme  une  sorte  de  paradis.  C'était  le  pays  de  leurs  rêves,  et  ce 
pays  enchanté,  cette  région  si  belle,  il  suffisait  presque  de  descendre  pour 
s'en  emparer.  L'histoire  nous  dit  s'ils  ont  obéi  souvent  à  ces  appétits  de  con- 
quête et  s'ils  ont  abreuvé  de  sang  les  riches  plaines  convoitées  !  C'est  même 
à  la  rivalité  de  ses  voisins,  plus  encore  qu'à  sa  propre  énergie,  que  la  na- 
tion italienne  doit  d'avoir  recouvré  son  indépendance. 

Exposée  comme  elle  l'est  aux  attaques  du  dehors,  et  graduellement  pri- 
vée par  l'histoire  de  la  position  centrale  qu'elle  occupait  jadis,  l'Italie  a 
perdu  définitivement  le  primato  ou  principat  que  certains  de  ses  fils,  em- 
portés par  un  patriotisme  exclusif,  voulaient  lui  restituer  ;  mais  si  elle  n'est 
plus  la  première  par  le  pouvoir  politique,  et  si  d'autres  nations  l'ont  distancée 
pour  l'industrie,  le  commerce  et  même  pour  le  mouvement  littéraire  et 
scientifique,  elle  reste  toujours  sans  rivale  pour  la  richesse  en  monuments 
de  l'art.  Déjà  si  privilégiée  par  la  nature,  l'Italie  est  de  toutes  les  contrées 
de  la  Terre  celle  qui  possède  le  plus  grand  nombre  de  cités  remarquables 
par  leurs  palais  et  leurs  trésors  de  statues,  de  tableaux,  de  décorations  de 
toute  espèce.  Il  est  plusieurs  provinces  où  chaque  village,  chaque  groupe 
de  maisons  plaît  au  regard,  soit  par  des  fresques  ou  des  sculptures,  soit  du 


PRIVILEGES  DE  L'ITALIE.  309 

moins  par  quelque  corniche  fouillée  au  ciseau,  un  escalier  hardiment  jeté, 
une  galerie  pittoresque;  l'instinct  de  l'art  est  entré  dans  le  sang  des  po- 
pulations. C'est  tout  naturellement  que  les  paysans  italiens  bâtissent  leurs 
demeures,  enluminent  leurs  murailles,  et  plantent  leurs  arbres  de  ma- 
nière à  les  mettre  en  harmonie  d'effet  avec  la  perspective  environnante.  Là 
est  le  plus  grand  charme  de  la  merveilleuse  Italie  :  partout  l'art  seconde  la 
nature  pour  enchanter  le  voyageur.  Que  d'artistes  lombards,  vénitiens  et 
toscans,  dont  le  nom  fût  devenu  célèbre  en  tout  autre  pays,  mais  qui  res- 
teront à  jamais  oubliés,  à  cause  même  de  leur  multitude  ou  du  hasard  qui 
les  fit  travailler  en  quelque  bourg  éloigné  des  grands  chemins  ! 

Mais  ce  n'est  pas  seulement  par  la  beauté  de  ses  monuments  et  le  nombre 
étonnant  de  ses  œuvres  d'art  que  l'Italie  est  restée  la  première  depuis  deux 
mille  années,  et  qu'elle  mérite  de  voir  accourir  les  hommes  studieux  de 
toutes  les  extrémités  de  la  Terre,  c'est  aussi  par  les  souvenirs  de  toute  espèce 
qu'y  a  laissés  l'histoire.  Dans  un  pays  où  des  populations  policées  se  pres- 
sent en  foule  depuis  si  longtemps,  l'origine  de  chaque  cité  doit  naturelle- 
ment se  perdre  au  milieu  des  ténèbres  de  la  tradition  et  du  mythe.  Là  où 
s'élève  de  nos  jours  une  ville  toute  moderne  se  trouvait  autrefois  une  ville 
romaine,  elle-même  précédée  par  une  cité  grecque,  étrusque  ou  gauloise. 
Chaque  forteresse,  chaque  maison  de  plaisance  remplace  une  antique  cita- 
delle, la  villa  d'un  patricien  de  Rome;  chaque  église  occupe  l'emplacement 
d'un  ancien  temple  :  les  religions  changeaient,  mais  les  autels  des  dieux 
et  des  saints  se  rebâtissaient  dans  les  lieux  consacrés.  De  même  les  morls 
étaient  de  siècle  en  siècle  enfouis  dans  une  terre  que,  les  uns  après  les 
autres,  ont  purifiée  les  augures  et  les  prêtres  de  différents  cultes.  Il 
est  intéressant  d'étudier  sur  place  ces  âges  divers  qui  se  sont  stratifiés, 
pour  ainsi  dire,  comme  les  débris  des  édifices  élevés  successivement  sur  le 
même  sol.  Tous,  jusqu'aux  ignorants,  subissent  l'influence  de  cette  vie  des 
nations  qui  s'est  concentrée  avec  tant  d'activité  dans  les  conlrées  historiques 
de  l'Italie  :  ils  sentent  que  cette  poussière  était  animée  jadis. 

Après  une  longue  période  de  défaillance  et  d'asservissement,  la  nation  ita- 
lienne a  repris  une  place  des  plus  avancées  parmi  les  peuples  modernes.  La 
Péninsule  a  bien  changé  d'aspect  depuis  les  âges  reculés  pendant  lesquels 
ses  troupeaux  errants  lui  valurent,  à  ce  que  dit  Mommsen,  le  nom  d'Italie 
(Vitalie  ou  Pays  des  bestiaux)  ;  de  nos  jours  ses  plaines  si  bien  cultivées, 
ses  admirables  jardins,  ses  villes  commerçantes  lui  feraient  donner  une 
autre  appellation.  Les  débouchés  des  Alpes  et  sa  position  au  centre  de  la 
Méditerranée  lui  permettent  de  commander  toutes  les  routes  qui,  de  France, 
d'Allemagne  et  d' Austro-Hongrie,  convergent  vers  les  golfes  de  Gênes  et  de 


310  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

Venise.  Elle  dispose  de  ressources  énormes  et  toujours  grandissantes  par  ses 
carrières,  ses  mines  de  soufre  et  de  fer,  ses  vins,  ses  produits  agricoles  de 
toute  nature,  ses  industries  diverses.  Ses  savants  et  ses  inventeurs  ne  le 
cèdent  guère  à  ceux  des  autres  contrées  du  monde  civilisé.  La  population 
du  pays  s'accroît  rapidement;  beaucoup  plus  considérable  que  celle  de  la 
France  en  raison  de  la  superficie  du  territoire,  elle  est  l'une  des  plus  denses 
de  l'Europe,  et  par  l'émigration  contribue  maintenant  plus  que  toute  autre 
à  coloniser  les  solitudes  de  l'Amérique  méridionale1. 


Il 

LE    BASSIN    DU    PO 
LE    PIÉMONT,     LA    LOMBARDIE,     VENISE     ET    L'EMILIE. 

La  grande  vallée  du  Pô,  que  l'on  appelle  quelquefois  Haute-Italie  parce 
qu'elle  occupe  la  partie  septentrionale  de  la  Péninsule,  devrait  au  contraire 
être  désignée  sous  le  nom  de  Basse-Italie,  puisqu'elle  est  située  à  une  élé- 
vation moindre  que  les  autres  groupes  de  provinces.  C'est  une  région  net- 
tement délimitée,  car  elle  est  encore  comprise  dans  le  tronc  continental, 
et,  du  côté  du  sud,  les  Apennins  la  bornent  de  leur  long  rempart.  De 
nos  jours,  c'est  une  plaine  fluviale,  mais  elle  était  certainement  encore 
à  l'époque  pliocène  un  golfe  de  la  mer.  Ce  golfe  a  été  peu  à  peu  comblé 
par  les  alluvions  qu'apportaient  les  fleuves  et  soulevé  graduellement  par 
la  poussée  des  forces  intérieures,  tandis  que  plus  haut  les  érosions  des  tor- 
rents agrandissaient  la  plaine  en  rongeant  la  base  des  montagnes.  C'est 
ainsi  que,  par  le  long  travail  des  siècles,  le  bassin  du  Pô  a  pris  une  décli- 
vité des  plus  régulières.  A  l'époque  où  les  eaux  de  l'Adriatique  pénétraient 
dans  les  vallées,  entre  les  racines  du  mont  Rose  et  du  Yiso,  l'Italie  ne  tenait 
que  par  le  mince  pédoncule  des  Apennins  de  Ligurie,  à  moins  toutefois  que 
la  mer  n'eût  pas  encore  détruit  l'isthme  de  montagnes  qui  rattachait  la 
Corse  et  la  Sardaigne  aux  Alpes  continentales. 

Aucune  autre  région  d'Europe  n'est  plus  admirablement  entourée  d'une 
enceinte  de  montagnes,  et  bien  peu  de  contrées  dans  le  monde  peuvent  lui  être 
comparées  pour  la  magnificence  des  horizons.  Au  sud,  les  Apennins  s'élè- 
vent au-dessus  de  la  zone  des  bois  et,  par  leurs  rochers,  leurs  forêts,  leurs 

1  Superficie  de  l'Italie 296,014  kilomètres  carrés. 

Population  probable  en  1881,.       .    .  28,800,000  habitants 

Population  kilométrique   .......  97        » 


VALLÉE   DU  PO  ET  CERCLE  DES  ALPES.  511 

pâturages, contrastent  avec  l'immense  plaine  uniforme;  à  l'ouest  et  au  nord, 
du  col  de  Tende  aux  passages  de  l'Istrie,  ce  sont  les  grandes  Alpes  chargées 
de  glaces  qui  se  dressent  dans  leur  sublimité.  Au-dessus  des  campagnes  de 
Saluées,  le  Yiso,  ainsi  nommé  de  la  beauté  de  son  aspect,  domine  toute  la 
crête  de  sa  haute  pyramide  isolée  et  déverse  des  petits  lacs  de  ses  pâturages 
le  ruisseau  mugissant  qui  prend  le  nom  de  Pô;  au  nord-ouest  de  Turin,  le 
Grand-Paradis  s'appuie  sur  d'énormes  contre-forts,  aux  immenses  glaciers; 
non  loin  de  ce  massif  central  apparaît  la  Grivola,  peut-être  la  pointe  la  plus 
élégante  et  la  plus  gracieusement  sculptée  des  Alpes;  à  l'angle  de  tout  le 
système  des  Alpes,  le  dôme  du  mont  Blanc  se  hausse  comme  une  île  au- 
dessus  de  la  mer  des  autres  montagnes;  la  masse  énorme  du  mont  Rose, 
couronnée   de  son  diadème  à  sept  pointes,  allonge  ses  promontoires  en 


PENTE   DE    LA   VALLEE    DU    PO. 


Xfffa7?-  Source  du  Pô 


a 


Turît 

Tessrn, 


t.  jesswv 

?3. T77TT~7ttt-.t-^-^— ^. Crémone*  Delta  du  Pô 

Echelle   des  Long" de  1:  4-58o.ooo 

i i i . , i 

Les  7uLtiteurs  sont  centuples  des   longueurs  . 

avant  de  la  Suisse;  puis  viennent  le  groupe  du  Splûgen,  l'Orteler,  l'Ada- 
mello,  la  Marmolata  et  tant  d'autres  cimes,  ayant  toutes  une  beauté  qui  leur 
est  propre.  Quand,  par  une  claire  matinée  de  soleil,  on  voit,  du  haut  du 
dôme  de  Milan,  la  plus  grande  partie  de  l'immense  amphithéâtre  se  dérouler 
autour  de  la  plaine  verdoyante  et  de  ses  villes  innombrables,  on  peut  s'ap- 
plaudir d'avoir  vécu  pour  contempler  un  tableau  si  grandiose. 

Dans  leur  ensemble,  les  Alpes  qui  enceignent  l'Italie  peuvent  être  consi- 
dérées comme  appartenant  géographiquement  aux  contrées  limitrophes. 
La  même  raison  qui  a  donné  un  si  grand  charme  au  versant  italien  des 
montagnes,  a  fait  de  ces  hauteurs  une  dépendance  naturelle  des  Gaules 
et  de  la  Germanie.  Du  côté  méridional  on  saisit  d'un  seul  regard  toute 
la  déclivité  des  Alpes;  on  contemple  à  la  fois  les  campagnes  plantées  de 
vignes  et  de  mûriers,  les  forêts  de  hêtres  et  de  mélèzes,  les  pâturages,  les 
rochers  nus,  les  glaces  éblouissantes  ;  mais  le  cultivateur  ne  se  hasarde  dans 


312 


NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 


ces  pays  difficiles  que  poussé  par  la  misère.  Sur  l'autre  versant,  plus  allongé, 
et  d'ailleurs  tourné  vers  le  nord,  le  spectacle  offert  par  les  monts  est  en  gé- 
néral beaucoup  moins  varié,  les  terres  sont  moins  fertiles,  mais  les  habitants 
des  hautes  vallées  et  des  plateaux  ont  l'avantage  de  pouvoir  franchir  facile- 
ment la  crête,  pour  redescendre  sur  les  pentes  méridionales.  Indépendamment 
des  tentations  que  la  vue  des  plaines  de  l'Italie  faisait  naître  chez  des  mon- 


GRAND   PARADIS. 


d'après  la  Carte  de  1'Ajptne  Chib 


Gravé  che&  Drhard 


Echelle  àe  11223. 000 


tagnards  avides,  c'est  dans  l'architecture  même  des  Alpes  qu'il  faut  chercher 
la  cause  de  la  prépondérance  ethnologique  échue  aux  populations  d'origine 
gauloise  et  allemande.  Hors  de  l'enceinte  des  Alpes,  l'italien  ne  se  parle 
que  sur  des  points  isolés,  tandis  que  les  éléments  français  et  germanique 
sont  très-fortement  représentés  sur  le  versant  intérieur. 

En  deçà  de  la  ligne  de  partage  qui  limite  les  bassins  du  Pô ,  de  l'Adige  et 
des  fleuves  vénitiens,  l'Italie  ne  possède  à  elle  seule  qu'un  petit  nombre 


m.mam 


■ 


m 


MASSIFS  DES  ALPES  ITALIENNES.  SIS 

de  ces  grands  massifs  dont  le  groupement  forme  le  système  des  Alpes.  Le 
plus  important  de  tous,  par  la  hauteur  de  ses  sommets,  la  puissance  de 
ses  contre  forts,  la  quantité  de  ses  glaces,  l'abondance  de  ses  eaux,  est  celui 
du  Grand-Paradis,  qui  se  dresse  au  sud  de  la  Doire  Baltée,  entre  le  groupe 
du  mont  Blanc  et  les  plaines  du  Piémont.  Chose  étonnante,  ce  massif  superbe 
a  été  longtemps  confondu  et,  sur  nombre  de  documents,  même  sur  la  grande 
carte  de  Fétat-major  sarde,  à  l'échelle  du  50,000e,  il  se  confond  encore 
avec  une  crête  beaucoup  plus  basse  qui  se  trouve  à  20  kilomètres  plus  à 
l'ouest,  sur  la  frontière  française,  à  côté  du  col  ou  «  mont  »  Iseran.  Ainsi 
que  le  voyageur  anglais  Mathews  l'a  constaté  le  premier,  la  prétendue  mon- 
tagne d'Iseran,  dont  le  nom  figurait  sur  les  cartes,  n'existe  point,  et  l'é- 
norme hauteur  de  plus  de  4,000  mètres  qu'on  lui  attribuait  est,  en  réa- 
lité, celle  du  Grand-Paradis.  Au  commencement  du  siècle,  les  visiteurs 
étaient  peu  nombreux  dans  cette  région  des  Alpes  et,  pendant  près  de  cin- 
quante années,  personne  ne  fut  à  même  de  relever  la  méprise  dans  laquelle 
était  tombé  le  géodésien  Corabœuf,  en  donnant  le  nom  d'un  passage  à  la 
grande  cime  mesurée  par  lui.  Sur  une  carte  de  l'ingénieur  Bergonio,  qui 
date  de  la  fin  du  dix-septième  siècle,  on  trouve  aussi  un  prétendu  mont 
Iseran  à  une  grande  distance  au  nord-est  du  col  qui  porte  ce  nom. 

Les  autres  massifs  des  Alpes  italiennes,  qui  se  dressent  isolément  au  sud 
de  la  crête  médiane  du  système,  sont  beaucoup  moins  élevés  que  le  Grand- 
Paradis.  11  est  vrai  que,  dans  cette  partie  de  son  pourtour,  l'Italie  a  été  privée, 
par  la  Suisse  et  par  le  Tirol  autrichien,  de  districts  considérables  que  le  versant 
des  eaux,  aussi  bien  que  le  langage  et  les  mœurs  des  habitants,  semblerait 
devoir  lui  attribuer.  Toute  la  haute  vallée  du  Tessin,  et  même  quelques-unes 
de  celles  qui  versent  leurs  eaux  dans  l'Adda,  sont  devenues  terres  helvéti- 
ques; tout  le  haut  bassin  de  l'Adige,  jusque  par  le  travers  du  lac  de  Garde, 
appartient  politiquement  à  l'Autriche;  de  même  la  haute  Brenta.  Les  deux 
seuls  fleuves  alpins  du  versant  méridional  dont  les  eaux  coulent  presque 
en  entier  sur  le  sol  italien,  sont  la  Piave  et  le  Tagliamento.  Par  suite  de 
cette  violation  des  limites  naturelles ,  nombre  de  montagnes  aux  som- 
mets chargés  de  glaciers,  quoique  situées  géographiquement  au  sud  de  la 
chaîne  centrale  des  Alpes,  s'élèvent  néanmoins  soit  en  Autriche,  soit 
sut  la  frontière.  Tels  sont,  parmi  les  géants  de  l'Europe  centrale,  l'Orte- 
ler,  la  Marmolata,  le  Cimon  délia  Pala,  aux  escarpements  verticaux,  non 
moins  grandioses  que  ceux  du  Cervin.  Quant  au  formidable  Monte  délie 
Disgrazie,  au  sud  de  la  Bernina,  c'est  un  sommet  italien;  le  massif  de  Ca- 
monica,  que  limite  au  nord  le  col  du  mont  Tonal,  fameux  dans  les  lé- 
gendes populaires,  et  que  domine  l'Adamo  ou  Adainello,  tout  ruisselant  des 


310  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE    UNIVERSELLE. 

glaciers  qui  descendent  vers  la  haute  Adige,  est  également  italien  par  ses 
principales  cimes;  enfin  plus  à  l'est,  dans  le  bassin  de  la  Piave,  le  mont 
Antelao,  énorme  pyramide  ravinée  portant  à  sa  pointe  un  obélisque  nei- 
geux, et  plusieurs  autres  sommets  à  peine  moins  hauts  s'avancent  en  pro- 
montoires sur  le  territoire  vénitien. 

La  plupart  des  groupes  alpins  de  la  Lombardie  et  du  Vénitien,  avant- 
monts  placés  entre  la  chaîne  principale  et  la  plaine,  ont  une  hauteur 
moyenne  à  peu  près  égale  à  celle  des  Apennins;  ils  n'atteignent  guère  la 
limite  des  neiges  persistantes.  Mais  la  vue  y  est  d'autant  plus  belle.  A  leur 
cime,  on  se  trouve  entre  deux  zones,  et  le  contraste  est  complet  :  dans  toutes 
les  vallées  environnantes  se  montrent  les  villes  et  les  cultures,  tandis  qu'au 
nord  les  sommets  neigeux  et  déserts  tracent  dans  le  ciel,  les  uns  au-dessus 
des  autres,  leur  profil  étincelant.  Par  leur  admirable  panorama,  quelques- 
unes  de  ces  montagnes,  bien  plus  belles  que  les  grandes  cimes,  ont  mérité 
d'attirer  chaque  année  la  foule  des  visiteurs  de  l'Italie.  On  aime  surtout  à 
gravir  les  monts  que  les  lacs  de  Lombardie  entourent  de  leurs  eaux  bleues, 
le  Motterone  du  lac  Majeur,  le  Generoso,  se  dressant  en  pyramide  au  mi- 
lieu de  plaines  où  le  bleu  des  eaux  s'entremêle  au  vert  des  bois  et  des 
prairies,  les  superbes  montagnes  qui  s'élèvent  entre  les  deux  branches 
du  lac  de  Como  et  la  mer  de  verdure  de  la  Brianza,  la  longue  croupe  du 
Monte  Baldo,  avançant  ses  promontoires,  comme  des  pattes  de  lion,  dans 
les  flots  du  lac  de  Garde.  Les  belles  montagnes  de  la  Valteline,  ou  la  chaîne 
Orobia,  au  sud  de  la  dépression  où  passe  l'Adda  dans  son  cours  supérieur, 
sont  moins  connues,  à  cause  de  leur  éloignement  des  grandes  villes,  mais 
elles  mériteraient  d'être  aussi  fréquemment  visitées  que  les  cimes  les 
plus  fameuses,  situées  dans  le  voisinage  de  la  plaine.  Elles  forment  une 
véritable  sierra  d'une  hauteur  moyenne  de  2800  mètres,  échancrée  de 
cols  fort  élevés  et  portant  quelques  petits  glaciers  sur  leurs  pentes  tour- 
nées au  nord;  à  la  base  de  ces  monts  on  croirait  voir  les  Pyrénées.  Quant 
aux  sommets  dolomitiques,  dressant  leurs  parois  entre  le  Tirol  et  les  cam- 
pagnes vénitiennes,  ils  ne  ressemblent  qu'à  eux-mêmes.  Vues  à  travers  la 
verdure  des  pins  et  des  hêtres,  ou  contrastant  avec  l'eau  bleue  des  lacs,  leurs 
roches  blanches,  légèrement  teintées  de  rose  et  d'autres  nuances  délicates, 
produisent  un  effet  merveilleux.  Le  géologue  de  Pàchthofen  et  d'autres  sa- 
vants croient  que  ces  massifs  isolés  sont  d'anciens  îlots  de  coraux,  des  atolls 
soulevés  du  fond  des  mers  à  des  hauteurs  diverses  de  2,000  à  5,500  mètres 
d'élévation.  Quoi  qu'il  en  soit,  ces  montagnes  ajoutent  à  la  beauté  naturelle  de 
toutes  les  régions  alpines  la  plus  grande  originalité  de  couleur  et  d'aspect. 

De  même  qu'en  Suisse  et  en  Autriche  sur  le  versant  septentrional  des  Alpes, 


ALPES  ITALIENNES  ET  PLAINE  DU  PO.  517 

les  avant-monts  du  versant  italien  sont  en  grande  partie  composés  de  forma- 
tions géologiques  de  plus  en  plus  modernes,  à  mesure  qu'on  se  rapproche  de 
la  plaine  d'alluvions.  Les  roches  métamorphiques,  le  verrucano,  les  dolomies 
et  diverses  roches  s'appuient  sur  les  granits,  les  gneiss,  les  schistes  des 
massifs  supérieurs,  puis  viennent  principalement  des  assises  des  époques 
du  trias  et  du  jura;  plus  bas  encore  sont  les  terrasses  et  les  collines  ter- 
tiaires de  marnes,  d'argiles,  de  cailloux  agglomérés.  C'est  dans  cette  forma- 
tion, au  nord-ouest  de  Vérone,  que  se  trouve  le  Monte  Bolca,  célèbre  dans  le 
monde  des  géologues  à  cause  du  grand  nombre  de  plantes  et  d'animaux  fos- 
siles qu'on  y  a  découverts  ;  Agassiz  n'y  a  pas  compté  moins  de  cent  vingt- 
sept  espèces  de  poissons,  dont  la  moitié  existent  encore1.  Enfin  toute  la 
plaine  du  Piémont  et  de  la  Lombardie,  à  l'exception  des  buttes  isolées  qui 
s'y  élèvent  et  de  rares  lambeaux  de  dépôts  marins  laissés  sur  ses  bords,  est 
composée  de  débris  apportés  par  les  torrents.  On  n'en  connaît  point  encore 
la  puissance,  puisque  les  divers  sondages  opérés  dans  les  profondeurs  de  ces 
amas  se  sont  tous  arrêtés  avant  d'avoir  atteint  la  roche  solide:  En  suppo- 
sant que  la  déclivité  des  Alpes  et  celle  des  Apennins  se  continuent  uniformé- 
ment au-dessous  de  la  plaine,  c'est  à  1260  mètres  au-dessous  de  la  surface 
que  se  trouverait  le  fond  du  prodigieux  amas  de  cailloux.  C'est  là  ce  que 
représentent  les  deux  diagrammes  de  la  page  suivante,  dont  le  premier 
représente  les  hauteurs  décuples  des  longueurs,  tandis  que  le  second  figure 
les  proportions  vraies.  On  le  voit,  la  masse  de  débris  arrachés  au  flanc  des 
Alpes  par  les  torrents,  les  avalanches,  les  glaciers,  n'est  pas  moindre  en  vo- 
lume que  de  grands  systèmes  de  montagnes,  et  il  faudrait  y  ajouter  les  quan- 
tités énormes  de  déblais  qui  sont  allés  se  déposer  au  fond  des  mers. 

La  grande  plaine  qui  continue  en  apparence  jusqu'à  la  base  du  mont  Rose 
et  du  Yiso  la  surface  horizontale  de  l'Adriatique,  entoure,  comme  la  mer,  des 
péninsules,  des  îles,  et  çà  et  là  quelques  archipels.  A  l'est  et  au  sud-est  de 
Turin,  les  collines  tertiaires  du  Montferrat  septentrional  et  de  l'Astésan, 
ravinées  dans  tous  les  sens  par  d'innombrables  ruisseaux,  forment  des  mas- 
sifs de  cinq  à  sept  cents  mètres  de  hauteur,  complètement  séparés  des  Alpes 
deLigurie  et  des  Apennins  par  la  dépression  dans  laquelle  passe  le  Tanaro. 
A  la  base  même  des  Alpes,  les  roches  de  Cavour  et  d'autres  protubérances 

1  Altitudes  de  quelques  sommets  des  Alpes  italiennes  : 


Mont  Viso 

Grand-Paradis..  .  . 
Monte  délie  Disgrazîe 
Adamello.  .... 
Antelao 


5,856  met. 

Brunone  (chaîne  Orobia) 

.    .       5,161 

met. 

4,178     » 

Motterone  (  avant-monts) 

.       1,491 

>> 

5,680     » 

Gêner oso.           » 

1,728 

» 

5,556     » 

Monte  Baldo.      » 

.       2,228 

)i 

5,255     .. 

Monte  Bolca.       » 

958 

» 

>18 


xNOUVELLE   GEOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 


de  granit,  de  gneiss,  de  porphyre,  élèvent  leurs  coupoles  ou  leurs  pyrami- 
des au-dessus  des  plaines  nivelées  par  les  eaux  et  régulièrement  inclinées 
suivant  le  cours  du  Pô1.  Au  sud  de  la  Piave,  dans  les  campagnes  vénitiennes, 
la  gibbosité  du  Bosco  Montello  est  également  une  masse  tout  à  fait  insu- 
laire; même  sur  les  bords  du  Pô,  entre  Pavie  et  Plaisance,  on  voit  une  col- 
line de  cailloux  et  de  sables  marins,  fort  riche  en  fossiles,  portant  le  village 
et  les  vignobles  de  San  Colombano.  Enfin  à  l'orient  du  lac  de  Garde, 
s'élèvent  plusieurs  massifs  volcaniques,  flanqués  de  formations  crétacées. 
Les  cratères  des  monts  Berici,  près  de  Vicence,  et,  dans  le  voisinage  de  Pa- 
doue,  ceux:  des  collines Euganéennes,  qui  deviendraient  des  îles  si  la  mer  mon- 
tait seulement  de  10  mètres,  ne  vomissent  plus  de  laves  depuis  une  époque 


N°    49    <l.    PLAINE    I>E    DÉBRIS    ENTRE    LES    ALPES   ET    LES   APENNINS,    D  APRES    ZOLLIKOFER. 

1  S 


N°   49    b. 


^y^g^s^ 


Hchelîa  0.J  It1.7G3.ooo 


fio        3o        :iu        5o       Go        •jU        tio  Loi 


inconnue;  mais  des  sources  thermales  et  gazeuses  coulent  avec  une  extrême 
abondance  des  fissures  du  trachyte  et  du  basalte  de  cette  région  de  l'Italie. 
Dans  les  Alpes  voisines,  surtout  aux  environs  de  Bellune  et  de  Bassano,  les 
Iremblements  de  terre  sont  très  fréquents,  soit  que  le  sol  caverneux  s'écroule 
et  se  tasse  dans  les  assises  profondes,  soit  aussi  que  le  foyer  caché  des 
laves  ait  encore  quelque  ardeur. 

Sur  le  versant  septentrional  des  Apennins,  qui  regarde  de  l'autre  côté  du 

1  Pente  moyenne  du  Pô  : 

Source  du  Pô 1,952  met. 

Saluées.    . 566     » 

Turin 230     » 

Pavie  (bouche  du  Tessin).  100     » 


.    .             06  met 

...         27     » 

...           5     » 

VOLCANS  ET  FONTAINES  ARDENTES  DE  LA  VALLEE  DU  PO. 


519 


Pô  les  régions  volcaniques  du  Véronais  et  du  Vicentin,  s'étend  une  zone  cor- 
respondante, fort  curieuse  par  les  phénomènes  dont  elle  est  encore  le  théâtre. 
Dans  le  voisinage  immédiat  de  la  crête  des  monts,  au  sud  de  Modène  et  de 
Bologne,  des  jets  d'hydrogène  s'échappent  çà  et  là  par  des  fissures  du  sol, 
surtout  dans  le  voisinage  de  roches  de  serpentine;  en  certains  endroits  on  a 
pu  utiliser  ces  flammes  pour  la  préparation  de  la  chaux  et  d'autres  petits 
travaux  industriels.  Ces  jets  de  gaz,  Pietra  Mala,  Porretta,  Barigazzo,  sont 
les  «  fontaines  ardentes  »,  si  fameux  dans  l'antiquité  et  au  moyen  âge,  à 
cause  des  incendies  spontanés  qui  éclairaient  les  voyageurs  pendant  les  nuits. 

N°   50.    —   SALSES    ET   SOURCES    THERMALES  DU    JiOKD  DE   LAPENMN. 


Gracvê  pox  Kriard, 


Sources  d'/ujdj'cqài£^        Salses  Source^'  thermale.* 

Echelle  de  1.1.160.000 


Parallèlement  à  cette  zone  de  terrains  brûlants,  mais  beaucoup  plus  bas,  aux 
abords  mêmes  de  la  plaine,  une  autre  fissure  du  sol  se  révèle  par  une  ligne 
de  volcans  boueux  ou  bombi,  dont  le  plus  célèbre  est  celui  de  Sassuolo,  près 
de  Modène;  le  plus  grand,  celui  de  Nirano,  n'a  pas  moins  d'une  quarantaine 
de  cratères.  C'est  un  fait  remarquable,  que  le  pourtour  de  l'ancien  golfe 
comblé  soit  ainsi  bordé  de  buttes  volcaniques,  de  salses,  de  fontaines  ther- 
males et  de  gisements  de  soufre.  Jusqu'en  Piémont,  des  sources  chaudes 
d'une  extrême  abondance,  celles  d'Acqui  notamment,  semblent  témoigner 
d'un  reste  de  volcanicité. 

L'immense  demi-cercle  des  vallées  alpines  et  des  plaines  qui  s'étendent  à 


320 


NOUVELLE   GÉOGRAPHIE    UNIVERSELLE. 


la  base  de  l'amphithéâtre  des  montagnes  garde  encore  les  traces  nombreuses 
des  glaciers  qui,  lors  des  origines  de  l'époque  géologique  actuelle,  débor- 
daient de  la  grande  sibérie  de  neiges  occupant  le  centre  de  l'Europe.  De  la 
vallée  du  Tanaro,  dans  les  Alpes  Ligures,  à  la  vallée  de  l'Isonzo,  descendue 
des  monts  de  la  Carinthie,  il  n'est  pas  un  débouché  de  rivière  qui  ne  pré- 
sente des  amas  de  débris  jadis  apportés  par  les  glaces  et  maintenant  revêtus 
de  végétation.  La  plupart  des  anciens  courants  glaciaires  qui  s'épanchaient 
dans  les  plaines,  dépassaient  en  longueur  ceux  qui  se  déversent  en  Suisse 
des  flancs  du  mont  Rose  et  du  Finsteraarhorn,  et  les  plus  grands  d'entre  eux 


S°   31.    ANCIENS    ULACIEKS   DES    ALPES. 


ME3>  JsTE  R.ÏLAJÎE  E 


30|E.deGi',  8° 


i3° 


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Gr-zro  parTlrVrra 


atteignaient  un  tel  développement,  qu'on  ne  saurait  même  leur  comparer  les 
glaciers  du  Karakorum  et  de  l'Himalaya;  il  faut  aller  jusque  dans  le  Groen- 
land ou  sur  les  terres  polaires  antarctiques  pour  trouver  des  fleuves  de  glace 
qui  puissent  nous  rappeler  l'aspect  que  les  Alpes  de  la  Suisse  offraient  à 
l'époque  glaciaire. 

Déjà  l'un  des  plus  petits  courants  de  neige  cristallisée,  celui  qui  descen- 
dait des  montagnes  de  Tende  vers  Cuneo,  n'avait  pas  moins  de  46  kilomètres 
de  longueur.  Celui  de  la  Dora  Riparia,  qui  recueillait  les  glaces  du  mont 
Genèvre,  du  mont  Tabor,  du  mont  Cenis,  était  deux  fois  plus  long,  et  les 
moraines  qu'il  a  poussées,  jusque  dans  le  voisinage  de  Turin  se  dressent  en 
un  véritable  amphithéâtre  de  collines  çà  et  là  déblayées  par  les  eaux  :  les 


ANCIENS  GLACIERS  DES  ALPES  ITALIENNES. 


521 


paysans  lui  donnent  le  nom  de  «  région  des  pierres  »  (région e  aile  piètre). 
Plus  au  nord,  tous  les  courants  de  glace  nés  dans  la  concavité  des  Alpes 
Pennines,  du  Grand-Paradis  au  massif  du  mont  Rose,  s'unissaient  en  un 
seul  fleuve  de  150  kilomètres  de  cours,  qui  débouchait  dans  la  plaine, 
bien  au  delà  d'Ivrea,  et  dont  les  gigantesques  alluvions  se  montrent  à  550 


N°  52.    —   LA    SERRA   D'iVREA   ET    LES    ANCIENS   LACS   GLACIAIRES  DE    LA   DOIRE. 


près  la  Carte  de  L'Etat  -Major-  Saude 


àl'EclieUe  de  1  1260.000 


Gravé  chez  tchard 


et  même  à  650  mètres  au-dessus  de  la  vallée  où  se  promènent  aujourd'hui 
les  eaux  de  la  Dora  Baltea;  une  simple  moraine  latérale,  la  «  Clôture  »  ou 
Serra  d'Ivrea,  aux  talus  revêtus  de  châtaigniers,  se  développe  sur  une 
longueur  de  28  kilomètres  à  l'est  du  fleuve,  pareille  à  un  rempart  incliné, 
d'une  régularité  parfaite.  A  l'ouest,  la  grande  moraine  dite  colline  de 
Brosso,  est  moins  remarquée,  parce  qu'elle  est  moins  haute  et  qu'elle  se 
profile  sur  un  massif  avancé  des  grandes  Alpes  ;  mais  au  sud,  le  rempart 
ébréché  de  la  moraine  frontale  se  développe  en  un  demi-cercle  encore 
û  41 


522  NOUVELLE   GEOGRAPHIE    UNIVERSELLE. 

parfait.  Dans  les  débris  amoncelés  au  pied  de  l'ancien  glacier,  les  roches 
écroulées  du  mont  Blanc  se  mêlent  à  celles  qui  firent  autrefois  partie  du 
mont  Cervin.  Et  pourtant  ce  prodigieux  courant  de  glace,  celui  que  les 
géologues  Guyot,  Gastaldi,  Martins,  d'autres  encore,  ont  le  plus  étudié 
dans  tous  ses  détails,  le  cédait  en  importance  aux  glaciers  jumeaux  du 
Tessin  et  de  l'Adda  qui,  du  Simplon  au  Stelvio,  s'épanchaient  au  sud  vers 
les  bassins  occupés  actuellement  par  les  lacs  Majeur  et  de  Gomo,  emplissaient 
par  des  branches  latérales  la  tortueuse  cavité  du  lac  de  Lugano,  puis,  après 
un  cours  de  150  et  de  190  kilomètres,  se  déversaient  dans  les  plaines  de 
la  Lombardie;  les  branches  nombreuses  de  leur  delta  entouraient,  comme 
des  îles,  les  divers  contre-forts  les  plus  avancés  des  Alpes.  A  l'est  de  ce 
réseau  de  glaciers,  celui  de  l'Oglio  ou  du  lac  Iseo,  long  de  110  kilomètres 
à  peine,  et  dont  les  moraines  terminales,  mesurées  par  de  Mortillet, 
n'ont  pas  moins  de  300  mètres  de  hauteur,  pouvait  sembler  un  courant 
secondaire;  mais  immédiatement  au  delà  venait  l'immense  fleuve  glacé  de 
la  vallée  de  l'Adige,  le  plus  considérable  de  tous  ceux  des  Alpes  méri- 
dionales. De  son  origine,  dans  le  massif  de  l'Œtzthal,  à  ses  moraines 
terminales,  au  nord  de  Mantoue,  ce  fleuve  solide  avait  près  de  280  kilo- 
mètres de  développement.  Un  de  ses  bras,  s' avançant  vers  l'est  dans  la 
vallée  de  la  Drave,  descendait  jusque  dans  les  plaines  où  se  trouve  aujour- 
d'hui Klagenfurt,  tandis  que  la  masse  principale  suivait  au  sud  la  dépres- 
sion où  coule  l'Adige,  puis  se  divisait  en  deux  courants  autour  du  Monte 
Baldo,  emplissait  la  cavité  du  lac  de  Garde  et  poussait  devant  lui  un  véri- 
table rempart  semi-circulaire  de  hautes  moraines.  Quant  aux  autres 
glaciers,  situés  plus  à  l'orient,  ceux  de  la  Brenta,  de  la  Piave,  du  Taglia- 
mento,  ils  se  trouvaient  forcément  renfermés  dans  des  limites  plus  étroites, 
à  cause  de  la  faible  étendue  relative  de  leurs  bassins. 

Les  blocs  erratiques,  dont  quelques-uns  étaient  gros  comme  des  maisons, 
ne  sont  plus  très-nombreux.  Les  maçons  les  exploitent  en  carrières,  et  si  l'on 
ne  prend  soin  d'en  conserver  des  échantillons  comme  propriété  nationale, 
ils  auront  bientôt  disparu.  A  Pianezza,  à  l'issue  de  la  vallée  de  Suze,  on 
voit  un  bloc  de  serpentine  dont  la  partie  saillante,  déjà  fortement  en- 
tamée par  la  mine,  n'a  pas  moins  de  25  mètres  de  long  sur  12  de  large 
et  14  de  haut,  et  un  volume  approximatif  de  2,500  mètres  cubes  ;  il  porte 
une  chapelle  à  l'une  de  ses  extrémités.  On  voit  aussi  de  magnifiques  pierres 
voyageuses  dans  les  montagnes  qui  s'élèvent  entre  les  deux  branches  du  lac  de 
Como,  et  de  grandes  colonnes  ont  pu  y  être  taillées  d'un  seul  bloc  pour  les 
églises  et  les  palais  des  alentours.  Enfin,  le  versant  des  collines  de  Turin 
tourné  vers  les  Alpes  est  également  parsemé  d'un  grand  nombre  de  pierres 


ANCIENS  GLACIERS  ET   LACS  ITALIENS.  525 

erratiques;  mais  on  se  demande  encore  comment  elles  ont  pu  faire  le  voyage, 
car-  c'est  à  une  distance  considérable  au  nord  que  s'arrêtent  dans  la  plaine 
les  moraines  des  anciens  glaciers  alpins.  Quant  aux  moindres  débris  gla- 
ciaires, ils  constituent  de  trop  vastes  amas  pour  que  le  travail  de  l'homme 
puisse  y  faire  autre  chose  que  d'insignifiants  déblais.  Les  collines  de  Solfe- 
rino,  de  Cavriana,  de  Somma-Campagna,  célèbres  dans  l'histoire  des  ba- 
tailles, sont  entièrement  composées  de  ces  débris  tombés  des  flancs  des 
Alpes  centrales,  beaucoup  plus  élevées  alors  qu'elles  ne  le  sont  aujourd'hui. 


En  reculant  vers  les  hautes  vallées,  les  glaciers  du  versant  méridional  des 
Alpes  ont  graduellement  mis  à  nu  le  sol  qu'ils  recouvraient  et  révélé  les 
profondes  cavités  emplies  actuellement  par  les  beaux  lacs  de  la  Lombardie. 
Ces  réservoirs  lacustres  ont  eu  pendant  les  âges  modernes  de  la  planète  l'his- 
toire géologique  la  plus  variée.  Lorsque  la  plaine  du  Piémont  et  de  la  Lom- 
bardie était  un  golfe  de  l'Adriatique,  ces  dépressions,  dont  le  fond  est  encore 
au-dessous  du  niveau  marin,  devaient  être  des  bras  de  mer  semblables  aux 
fjords  actuels  du  Spitzberg  et  de  la  Scandinavie.  Il  existe  même  un  témoi- 
gnage fort  curieux  de  cet  ancien  état  de  choses  :  tous  les  lacs  lombards  ren- 
ferment une  espèce  de  sardine,  Vagone,  que  les  naturalistes  croient  être  d'o- 
rigine océanique;  le  lac  de  Garde,  plus  rapproché  de  la  mer  et  séparé  d'elle 
depuis  des  âges  moins  éloignés,  est  en  outre  habité  par  deux  poissons  ma- 
rins adaptés  à  leur  nouveau  milieu,  et  par  un  palémon,  petit  crustacé 
de  mer.  L'eau  salée  dans  laquelle  vivaient  ces  animaux  a  dû  se  vider 
graduellement  à  cause  du  progrès  des  glaciers;  à  la  fin,  les  bassins  des 
fjords  se  seront  trouvés  comblés  presque  en  entier,  et  les  seuls  restes  des 
anciens  bras  de  mer  auront  été  quelques  petits  réservoirs  d'eau  douce  re- 
tenus çà  et  là  entre  les  parois  des  montagnes  et  la  masse  envahissante  des 
glaces.  Pendant  ce  temps,  les  moraines,  les  débris  glaciaires,  les  alluvions 
distribuées  par  les  torrents  ont  fait  leur  œuvre  géologique,  et  quand,  à  la 
suite  d'un  nouveau  changement  de  climat,  les  glaciers  commencèrent  leur 
mouvement  de  recul,  ils  furent  remplacés  à  mesure  dans  les  énormes  ca- 
vités des  anciens  fjords  par  les  eaux  bleues  des  lacs.  Les  matériaux  apportés 
des  montagnes  avaient  désormais  coupé  toute  communication  entre  la  mer 
et  ses  golfes  d'autrefois. 

Depuis  cette  époque,  le  nombre  des  lacs  alpins  a  considérablement  di- 
minué, et  ceux  d'entre  eux  qui  se  sont  maintenus  n'ont  cessé  de  se  rétrécir. 
Dans  l'étroit  corridor  du  Piémont,  où  viennent  converger  les  torrents  des 
Apennins,  du  Montferrat,  des  Alpes  occidentales  et  helvétiques,  les  épaisses 


324  .NOUVELLE  GÉOGRAPHIE    UNIVERSELLE. 

couches  d'alluvions  distribuées  par  les  eaux  ont  depuis  longtemps  comblé 
les  anciennes  cavités  lacustres  :  il  n'y  reste  plus  que  des  «  laquets  »  insi- 
gnifiants. Les  premières  nappes  d'eau  qui  méritent  le  nom  de  lacs  se  trou- 
vent seulement  dans  le  bas  Piémont,  au  milieu  de  campagnes  qui  s'éten- 
dent des  deux  côtés  de  la  Doire  Baltée.  À  l'ouest  de  ce  fleuve,  le  petit  bassin 
de  Candia  est  comme  une  goutte  laissée  au  fond  d'un  vase,  en  comparaison 
de  la  mer  intérieure  qui  se  vida  lorsque  la  Doire  se  fut  ouvert  une  brèche 
à  travers  l'hémicycle  de  grandes  moraines  qui  formait  la  digue  méridio- 
nale du  réservoir.  La  nappe  des  eaux,  représentée  sur  la  Table  de  Peutinger 
sous  le  nom  de  lacus  Clisius,  s'étendait  alors  sur  un  espace  de  plusieurs 
centaines  de  kilomètres  carrés.  La  Doire,  qui  traverse  actuellement  la 
plaine  dans  la  direction  du  nord  au  sud,  s'échappait  autrefois  du  lac, 
beaucoup  plus  à  l'est,  par-dessus  le  seuil  peu  élevé  qui  limite  au  sud  le 
laghetto  de  Viverone  ou  d'Azeglio.  Une  plaine  encore  désignée  sous  le 
nom  de  «  Doire  morte  »  (Dora  morta)  témoigne  des  changements  notables 
qui  se  sont  accomplis  dans  la  géographie  de  cette  partie  du  Piémont. 
D'après  les  chroniques,  c'est  pendant  le  quatorzième  siècle  que  se  serait 
accompli  le  dernier  acte  de  cette  révolution  dans  le  régime  de  la  Doire  : 
c'est  alors  que  les  campagnes  d'Azeglio,  d'Albiano,  de  Strambino,  encore 
parsemées  de  tourbières  et  d'étangs,  émergèrent  du  fond  des  eaux. 

Depuis  que  ce  réservoir  s'est  vidé,  la  série  des  lacs  importants  commence 
à  l'ouest  par  le  Verbano  ou  lac  Majeur,  improprement  désigné  de  ce  nom, 
puisqu'il  est  dépassé  en  étendue  par  le  lac  de  Garde.  D'anciennes  plages, 
dont  l'élévation  moyenne  est  de  plus  de  400  mètres  au-dessus  du  niveau 
de  la  mer,  montrent  que  le  grand  réservoir,  son  tributaire  occidental,  le 
lac  d'Orta  et  ceux  de  l'est,  Varese,  Commabio,  Lugano,  que  limitent  au  sud 
d'anciennes  moraines  frontales,  ne  formaient  qu'une  seule  et  même  nappe 
d'eau  se  ramifiant  en  une  multitude  de  golfes  dans  les  vallées  alpines.  Mais 
les  continuels  affouillements  opérés  par  le  fleuve  de  sortie  dans  les  amas 
de  débris  qui  retiennent  le  lac  au-dessus  des  plaines  inférieures  ont  abaissé 
peu  à  peu  le  canal  d'émission  et  fait  disparaître  toute  la  couche  superficielle 
des  eaux  lacustres.  Les  terrasses  glaciaires  dont  le  Tessin  a  rongé  la  base  à 
son  issue  du  lac  Majeur,  s'élèvent  actuellement  en  talus  escarpés  de  plus 
de  100  mètres  de  hauteur  au-dessus  du  lit  fluvial  ;  de  même  chacun 
des  torrents  qui  ont  remplacé  les  anciens  détroits  de  jonction,  la  Strona 
du  lac  d'Orta,  la  ïresa  du  lac  de  Lugano  et  les  divers  émissaires  des 
étangs  de  Varese,  coulent  entre  de  hautes  berges  ou  bien  au  fond  de  défilés 
sciés  lentement  par  l'action  des  eaux. 

Ces  changements  considérables  dans  le  régime  des  lacs  ont  eu  pour  s'ac- 


LACS  ITALIENS  DES  ALPES. 


525 


complir  une  série  inconnue  de  siècles,  mais  la  marche  en  est  assez  rapide  pour 
qu'il  soit  permis,  par  comparaison,  de  les  considérer  comme  une  véritable 
révolution  géologique.  L'histoire  contemporaine  nous  apprend  qu'à  l'ex- 
trémité suisse  du  lac  Majeur  les  alluvions  du  Tessin  et  de  la  Maggia  em- 
piètent sur  le  lac  comme  à  vue  d'œil,  et  que  les  ports  d'embarquement 
doivent  se  déplacer  à  mesure,  à  la  poursuite  du  rivage  qui  s'enfuit.  Il  y  a 
sept  cents  ans,  le  village  de  Gordola,  situé  à  près  de  2  kilomètres  du  rivage, 
sur  la  Verzasca,  était  un  port  d'embarquement.  De  nos  jours,  les  embarca- 


N°  53.   ANCIENS   LACS   DU    VERBANO. 


Gravé  par  Rrhard. 


dères  de  Magadino,  à  l'entrée  du  Tessin,  sont  si  vite  délaissés  par  les  eaux, 
que  le  village  doit  se  déplacer  incessamment  le  long  de  la  rive  ;  les  maisons 
devraient  en  être  mobiles  pour  suivre  le  mouvement  de  recul  du  lac  Majeur. 
11  y  a  soixante  ans,  les  barques  allaient  prendre  leur  chargement  à  plus 
d'un  kilomètre  en  amont,  près  d'un  quai  désert  bordé  de  ruines.  Le  golfe 
de  Locarno,  dont  la  plus  grande  profondeur  n'est  plus  que  d'une  centaine 
de  mètres,  est  destiné  à  se  transformer  peu  à  peu  en  un  lac  distinct,  car 
les  alluvions  envahissantes  de  la  Maggia  qui  s'avancent  dans  le  lac,  en  un 
large  hémicycle,  ont  déjà  diminué  de  moitié  l'espace  moyen  qui  sépare  les 


52G  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE    UNIVERSELLE. 

deux  rives.  Un  phénomène  analogue  s'est  accompli  pour  le  golfe  dans  le- 
quel se  groupent  les  îles  Borromée.  Les  alluvions  réunies  de  la  Strona  et  de 
la  Toce  ont  coupé  le  petit  lac  Mergozzo  de  la  nappe  d'eau  principale  et  l'ont 
laissé  au  milieu  des  campagnes,  comme  une  sorte  de  témoin  des  anciens 
contours  du  Yerbano. 

Le  rival  en  beauté  du  lac  Majeur,  le  Lario  ou  lac  de  Como,  est  égale- 
ment dans  une  voie  de  comblement  rapide.  L'Adda,  qui  débouche  latérale- 
ment dans  la  cavité  lacustre,  est  comme  le  Tessin  un  travailleur  des  plus  ac- 
tifs. A  l'époque  romaine,  la  navigation  se  faisait  librement  jusqu'au  village 
auquel  sa  position,  à  l'extrémité  septentrionale  du  lac,  avait  valu,  dit-on,  le 
nom  de  Summolacus,  aujourd'hui  Samolaco.  Mais,  tandis  que  le  torrent  de 
Mera  remplissait  peu  à  peu  de  ses  alluvions  la  plaine  supérieure,  l'Adda 
arrivait  graduellement  à  couper  le  lac  en  deux  parties,  par  une  plaine  ma- 
récageuse. Il  ne  reste  plus  au  nord  du  delta  qu'une  nappe  d'eau  se  rétrécissant 
de  siècle  en  siècle  et  n'ayant  plus  que  50  mètres  de  profondeur,  le  lacus 
dimidiatiis,  appelé  maintenant  lac  de  Mezzola.  Tôt  ou  tard  cette  nappe  d'eau 
cessera  d'exister  et  sera  remplacée  par  un  simple  lit  fluvial,  serpentant  dans 
la  plaine.  Les  miasmes  qui  s'élèvent  des  terres,  encore  à  demi  noyées,  ont 
souvent  dépeuplé  les  localités  environnantes.  Le  vieux  fort  de  Fuentes,  ci- 
devant  espagnol,  qui  défendait  l'entrée  de  la  vallée  d'Adda  ou  Yal-Tellina 
(Valteline),   n'était  guère  qu'un  hôpital  pour  sa  misérable  garnison. 

De  même  que  l'extrémité  septentrionale  du  Lario,  la  branche  de  Lecco, 
par  laquelle  s'échappe  le  fleuve  Adda,  a  été  coupée  en  fragments.  Les  allu- 
vions que  les  torrents  amènent  du  flanc  du  Resegone  et  des  montagnes  voi- 
sines ont  partagé  la  vallée  lacustre  en  une  série  de  petites  nappes  d'eau, 
que  le  cours  de  l'Adda  réunit  les  unes  aux  autres,  comme  un  fil  d'argent 
traversant  les  perles  d'un  collier.  Le  seul  travail  de  la  nature  ne  manquerait 
pas  tôt  ou  tard  de  combler  toutes  ces  cavités  et  de  transformer  la  vallée 
lacustre  en  une  vallée  fluviale;  mais  l'homme  est  venu  à  l'aide  des  agents 
géologiques,  afin  de  ménager  aux  eaux  de  l'Adda  un  cours  régulier  à  travers 
les  barrages  de  débris  qui  les  obstruaient,  et  de  modérer  les  crues  du  lac 
de  Como,  qui  souvent  s'élevaient  de  près  de  4  mètres  au-dessus  de  l'étiage 
et  menaçaient  les  bas  quartiers  des  villes  riveraines.  Grâce  à  la  suppression 
des  maisons  de  pêcheurs  qui  arrêtaient  les  eaux  et  au  creusement  des  seuils 
de  sortie,  le  lac  inférieur,  celui  de  Brivio,  a  été  supprimé,  et  d'autres  ont  été 
considérablement  rétrécis.  Les  divers  lacs  de  la  Brianza,  qui  se  développent 
en  chaîne,  entre  la  branche  de  Lecco  et  celle  de  Como,  et  qui  complétaient 
autrefois  le  circuit  triangulaire  des  eaux  autour  du  haut  massif  des  monta- 
gnes du  Lambro,  ont  été  aussi,  en  grande  partie,  asséchés  par  l'homme 


LACS  ITALIENS  DES  ALPES. 


327 


et  conquis  pour  l'agriculture.  Jadis  les  plus  importants  d'entre  eux  ne  for- 
maient, d'après  le  témoignage  de  Paul  Jove,  qu'un  seul  lac,  celui  d'Eupilis. 
Le  fond  du  lac  de  Como  a  été  suffisamment  étudié  pour  que  l'on  ait  pu 
juger  du  travail  d'exhaussement  que  les  alluvions  opèrent  sur  le  lit  même. 
Les  sondages  ont  montré  que,  dans  la  partie  septentrionale  du  lac,  les  vases 


N°  Si.    ALLCVIONS   DE    COMBLEMENT    DU    LARIO. 


d'après  la  Carte  de  lXtat-itajor 


Echelle  de  1:148.000 


Gravé  par  Kciiard- 


fciai. 


Terres  émergées  de  1855    à  1870. 


ont  rempli  toutes  les  inégalités  primitives  de  la  vallée  sous-aqueuse  et  nivelé 
parfaitement  le  palier  du  réservoir.  Même  dans  les  parages  du  milieu  et 
dans  la  branche  de  Lecco,  où  les  alluvions  profondes  de  l'Àdda  ne  peuvent 
se  déposer  qu'en  très-faibles  quantités,  le  fond  est  presque  horizontal. 
Dans  la  branche  qui  se  dirige  vers  Como  et  où  ne  se  déverse  aucun  affluent 
considérable,  le  fond  du  bassin  est  beaucoup  plus  irrégulier;  il  n'a  certai- 
nement pas  gardé  sa  forme  primitive,,  puisque  des  poussières  et  des  ani- 
malcules  innombrables  tombent    constamment   de   la    surface,    mais   la 


;28 


NOUVELLE  GEOGRAPHIE    UNIVERSELLE. 


dépression  n'en  a  point  encore  été  changée  en  un  vaste  lit  alluvial,  comme 
la  partie  du  lac  où  se  verse  le  fleuve  Àdda.  Cette  différence  entre  les  deux 


COUPE  DE  LA  PARTIE  SEPTENTRIONALE  DU  LAC  DE  COMO. 


z^=^z=p===^==^=^Z. 


Echelle    de    25.ooo 
>  5oo 


profils  de  fond  est  une  preuve  de  l'action    sous-aqueuse  des  fleuves  ;   ils 
contribuent  de  toutes  les  manières  à  vider  le  réservoir  lacustre  :   en  aval 

N°  50.  —  COUPE  DU   LAC   DE   LECCO,   A   LA   BIFURCATION   DES  BRANCHES. 

O  „'§  £ 


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Echelle  de"  25.ooo  wC5*-;'?s> 

o  5oioo     200  5oo  IDOO™1* 


par  le  creusement  du  lit,  en  amont  par  l'apport  des  alluvions  grossières, 
au   fond   par  l'exhaussement  continu  des   vases.    C'est  par   suite   de    ce 


K'   57.    SECTION    LONGITUDINALE    DU    LAC   DE    COMO. 


dernier  travail  que  le  lac  de  Como  et  tous  les  autres  lacs  alpins  ont  rela- 
tivement une  profondeur  assez  faible;  le  diagramme  précédent,  qui  figure  la 
section  longitudinale  du  lac,  des  bouches  de  l'Adda  au  port  de  Como,  et  où 


LACS  ITALIENS  DES  ALPES. 


529 


les  creux  ont  dû  être  figurés  au  décuple  de  la  proportion  vraie,  montre  que 
les  abîmes  les  plus  profonds  du  lac  n'ont  guère  plus  de  400  mètres;  en 
voyant  les  escarpements  de  rochers  qui  viennent  y  plonger  leurs  bases,  on 
croirait  les  cavités  lacustres  beaucoup  plus  creuses  qu'elles  ne  le  sont  en 
réalité.  Ainsi  les  pentes  prolongées  de  Domasso  et  de  Montecchio,  dans  le 
bassin  du  nord,  donneraient  une  profondeur  de  plus  de  700  mètres. 

A  l'est  du  Lario,  le  Sebino  ou  lac  d'Jseo  et  le  lac  d'Idro,  qu'alimen- 
tent des  torrents  descendus  des  glaces  de  l'Àdamello,  présentent  les  mêmes 
phénomènes  de  comblement  rapide  ;  le  grand  Benaco  ou  lac  de  Garde,  la 
plus  vaste  des  mers  alpines,  est  au  contraire  très-stable  dans  ses  contours 
et  clans  la  forme  de  son  lit,  à  cause  de  la  faible  quantité  d'eau  qu'il  reçoit, 
proportionnellement  à  la  contenance  de  sa  cavité.  Si  FAdige  voisine  avait 
suivi  l'ancien  cours  de  l'immense  fleuve  de  glace  tirolien  et  ne  s'était 
ouvert  un  défilé  à  travers  les  montagnes  calcaires  du  Véronais,  le  Benaco 
serait  certainement  changé  en  terre  ferme  dans  une  grande  partie  de  son 
étendue.  Quant  aux  anciens  lacs  des  Alpes  vénitiennes,  ils  ont  depuis 
longtemps  disparu,  sauf  quelques  petits  bassins,  ce  qu'il  faut  probablement 
attribuer  à  la  destruction  rapide  des  roches  fissurées  des  montagnes  dolo- 
mitiques.  Celui  du  bas  Tagliamento ,  dont  l'emplacement  est  encore 
marqué  par  de  vastes  tourbières,  est  le  lac  oriental  des  Alpes  qui  semble 
s'être  maintenu  le  plus  longtemps 1. 

Comme  tous  les  réservoirs  de  même  nature,  les  bassins  lacustres  des 
Alpes  italiennes  servent  de  régulateurs  aux  eaux  torrentielles  qui  s'y  déver- 
sent. A  l'époque  des  crues,  ils  emmagasinent  le  trop-plein  de  la  masse 
liquide  pour  la  rendre  à  l'époque  des  sécheresses;  leur  propre  écart  entre 
les  hautes  et  les  basses  eaux  mesure  les  oscillations  du  niveau  fluvial  dans 
l'émissaire  de  sortie.  Dans  le  lac  de  Garde,  véritable  mer  relativement  à 
l'aire  qui  lui  envoie  ses  eaux,  cet  écart  est  assez  faible,  et  le  Mincio  coule 
d'un  flot  toujours  tranquille  et  pur  sous  les  noires  arcades  des  remparts  de 


Lacs  italiens  des  Alpes,  de  plus  de  1 0  kilomètres  carrés  de  superficie 


Noms  des  lacs. 

Lac  d'Orta 

Verbano  ou  lac  Majeur. 

Lac  de  Varese 

Ceresio  ou  lac  de  Lugano. 
Lario  ou  lac  de  Como.  . 
Sebino  ou  lac  d'Iseo.   . 

Lac  d'Idro 

Benaco  ou  lac  de  Garde. 


Superficie 
moyenne. 

14  kil.  car. 

211  '  » 

16  »> 

50  » 

156  » 

60  » 

14  » 

300  »> 


Altitude 
moyenne. 

342  met. 
197  » 
235  » 
271  » 
202  » 
197  » 
378  » 
64  » 


Profondeur, 
extrême,  moyenne. 


250  (?) 
375 
26 
279 
412 
298 
122(?) 
294  (?) 


150  (?) 
210 
10 
150 
247 
150 

(?) 
150(!) 


Contenance 
approximative. 


2,100,000,000  met.  cub. 
44,000,000,000       » 
160,000,000       .» 

7,200,000,000       » 
35,000,000,000       » 

9,000,000,000       » 

(?) 
45,000,000,000  (?)  »> 

42 


350  NOUVELLE   GÉOGRAPHIE    UNIVERSELLE. 

Pesehiera.  11  n'en  est  de  même  ni  pour  le  lac  de  Gomo,  ni  pour  le  Verbano. 
La  quantité  d'eau  qu'apportent  les  affluents  de  ces  bassins  lacustres  est 
telle,  que  l'écart  entre  les  niveaux  d'étiage  et  d'hivernage  est  de  plusieurs 
mètres  et  que  les  fleuves  de  sortie  varient  dans  la  proportion  de  l'unité  à 
l'octantuple1.  Des  maigres  extrêmes  aux  crues  les  plus  fortes,  le  lac  de 
Como  s'accroît  de  près  de  quatre  mètres  en  hauteur  et  de  dix-huit  kilo- 
mètres carrés  en  étendue.  Le  Verbano,  encore  plus  irrégulier  dans  son 
régime,  s'élève  parfois  de  plus  de  sept  mètres  au-dessus  de  ses  basses  eaux 
et  couvre  alors  une  superficie  de  près  d'un  cinquième  plus  grande  qu'à 
l'époque  de  l'étiage.  Lors  de  ces  redoutables  inondations,  le  Tessin  roule 
une  quantité  d'eau  à  peine  inférieure  à  celle  du  Nil  dans  son  état  moyen  ; 
mais  ce  déluge  même  n'est  pas  la  moitié  de  la  masse  liquide  versée  par  tous 
les  affluents  dans  le  réservoir  lacustre.  Si  le  lac  Majeur  ne  modérait  pas  le 
débit  des  eaux  de  crue  en  les  retenant  dans  son  bassin,  les  campagnes  de  la 
Lombardie  se  trouveraient  alternativement  noyées  et  privées  de  l'humidité 
nécessaire. 

Les  lacs  alpins  de  l'Italie  ont  donc  la  plus  grande  importance  dans  l'éco- 
nomie générale  de  la  contrée.  Ils  exercent  aussi  une  certaine  influence 
modératrice  sur  le  climat  à  cause  de  l'égalité  relative  de  température  que 
gardent  les  masses  liquides  en  proportion  de  l'atmosphère.  En  outre, 
comme  chemins  naturels  des  échanges  entre  les  plaines  et  les  hautes  vallées 
et  comme  réservoirs  de  vie  animale,  ils  devaient  attirer  la  population  sur 
leurs  rivages  et  se  border  de  villages  nombreux.  Mais  dès  l'époque  romaine, 
et  plus  tard,  lors  du  renouveau  de  la  civilisation  italienne,  après  que  se 
fut  écoulé  le  flot  des  migrations  barbares,  la  beauté  des  paysages  est  la 
grande  cause  qui  a  fait  édifier  tant  de  palais,  tant  de  villas  de  plaisance 
sur  les  bords  des  grands  lacs.  De  nos  jours,  c'est  par  caravanes  sans  cesse 
renouvelées  que  les  foules  de  visiteurs  se  précipitent  vers  la  merveilleuse 
contrée  pour  se  reposer  le  regard  et  l'esprit  par  la  vue  de  ces  horizons 
si  grandioses  et  si  purs.  Et  réellement  peu  de  sites  en  Europe  sont  com- 
parables à  ce  golfe  charmant  de  Pallanza,  où  sont  éparses  les  îles  Borromée 
avec  leur  village  de  pêcheurs,  leurs  palais,  leur  végétation  presque  tropi- 
cale !  Non  moins  belle  est  cette  péninsule  de  Bellagio,  semblable  à  un 
jardin  suspendu  en  face  des  grandes  Alpes  neigeuses,  et  d'où  l'on  voit  s'en- 
fuir les  deux  branches  inégales  du  lac  de  Como,  entre  leurs  corridors  de 

1  Régime  de  l'Adda  et  du  Tessin,  au  sortir  des  lacs  alpins,  d'après  Lombardini  : 

Portée  moyenne.        Portée  la  plus  basse.      Portée  la  plus  forte. 

Adda 187  16  817 

Tessin 521  50  4,000 


LACS  DES  ALPES  ET  PALUS  DU  LITTORAL.  353 

rochers,  de  cultures  et  de  villas;  plus  gracieuse  encore,  s'il  est  possible,  est 
cette  étonnante  presqu'île  de  Sermide,  que  l'on  voit  s'avancer  dans  l'azur 
du  lac  de  Garde,  pareille  à  un  mince  pédoncule  s'épanouissant  en  corolle 
multicolore  ! 

Bien  différents  des  lacs  de  la  montagne,  ceux  de  la  plaine  inférieure,  que 
l'on  devrait  considérer  plutôt  comme  des  inondations  permanentes,  ont 
disparu  pour  la  plupart,  grâce  au  travail  des  agriculteurs  qui  en  ont  rejeté 
les  eaux  dans  les  rivières  les  plus  voisines.  Ainsi  le  grand  lac  Gerondo, 
que  citent  les  documents  du  moyen  âge  et  qui  s'étendait  à  l'est  de  l'Adda, 
dans  les  districts  de  Crema  et  de  Lodi,  n'a  plus  laissé  qu'un  simple  bas- 
fond  de  marécages  ou  mosi,  et  l'île  populeuse  de  Fulcheria,  que  ses  eaux 
séparaient  du  reste  de  la  plaine,  est  désormais  rattachée  aux  autres  cam- 
pagnes lombardes.  Les  lacs  de  la  rive  méridionale  du  Pô,  en  aval  de 
Guastalla,  sont  également  asséchés,  et  si  les  deux  lacs  de  Mantoue,  d'ailleurs 
peu  profonds,  n'ont  pas  cessé  d'exister,  c'est  qu'au  douzième  siècle  on  les  a 
soutenus  par  des  barrages  pour  les  empêcher  de  se  changer  en  marais. 
Mieux  sans  doute  eût  valu  les  vider  et  sauver  ainsi  la  ville  des  longs  sièges 
et  des  fléaux  qui  en  furent  la  conséquence  ! 


Les  palus  du  littoral  de  l'Adriatique,  généralement  désignés  sous  le  nom 
de  lagunes,  diminuent  aussi  d'étendue  pendant  le  cours  des  siècles;  tandis 
qu'il  s'en  forme  de  nouveaux  plus  avant  dans  la  mer,  les  anciens  disparais- 
sent peu  à  peu.  Les  vieilles  cartes  du  rivage  vénitien  diffèrent  grandement 
de  celles  que  nous  dessinons  aujourd'hui,  et  pourtant  ces  changements 
considérables  sont  l'œuvre  d'un  petit  nombre  de  siècles.  Les  marais  de 
Caorle,  entre  la  bouche  de  la  Piave  et  le  fond  du  golfe  de  Trieste,  ont 
tellement  modifié  leur  forme,  qu'il  est  impossible  de  reconstituer  Fancienne 
topographie  de  la  contrée  ;  les  célèbres  lagunes  de  Venise  et  de  Chioggia 
n'ont  gardé  une  certaine  permanence  de  contours  que  par  la  continuelle 
intervention  de  l'homme;  mais  celui  de  Brondolo  a  été  comblé  depuis  le 
milieu  du  seizième  siècle.  Au  sud  des  bouches  du  Pô,  la  grande  lagune  de 
Comacchio  a  été  découpée  en  plusieurs  parties  par  les  chaussées  d'alluvions 
qu'ont  élevées  les  fleuves  dans  leur  cours  errant,  et  presque  toute  son 
étendue  consiste  envalli  ou  vastes  bancs  de  terrains  d'alluvions  ;  cependant 
on  y  trouve  aussi,  notamment  dans  l'angle  sud-oriental,  quelques  profondes 
cavités  ou  chiari,  restes  de  l'Adriatique  non  encore  colmatés  par  les  ap- 
ports fluviaux.  La  lagune  de  Comacchio,  espace  intermédiaire  entre  le  sol 
et  les  eaux ,  se  prolongeait  autrefois  à  une  grande  distance  vers  le  sud  et 


554 


NOUVELLE   GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 


PLAGE    F.T    PINEDES   T>E    RAVEXNE. 


formait    la  lagune  de  Padusa ,   qui  entourait  de  ses  canaux   la  ville  de 

Ravenne,  actuellement  en  terre; 
ferme  :  les  descriptions  que 
Strabon ,  Sidoine  Apollinaire , 
Jordanès,  Procope,  donnent  de 
cette  vieille  cité  conviendraient 
parfaitement  à  une  ville  à  demi 
insulaire  comme  Venise  et  Chiog- 
gia.  La  Padusa  est  depuis  long- 
temps comblée,  mais  les  espaces 
non  encore  asséchés  de  la  mer 
de  Comacchio  occupent  environ 
50,000  hectares;  la  profondeur 
moyenne  n'y  est  que  d'un  à  deux 
mètres. 

Jadis,  à  n'en  pas  douter,  un 
cordon  littoral,  une  flèche  sem- 
blable à  celles  qui  bordent  les 
côtes  des  Carolines  et  du  Brésil, 
séparait  les  eaux  de  l'Adriatique 
des  lagunes  de  l'intérieur.  Cette 
plage  primitive,  dont  le  dévelop- 
pement était  d'environ  deux  cents 
kilomètres,  existe  encore  partiel- 
lement :  les  lidi  de  Venise  et  de 
Comacchio,  percés  de  distance  en 
distance  par  des  brèches  qui  lais- 
sent entrer  la  marée  vivifiante  et 
servent  de  ports  aux  navires,  sont 
les  restes  de  ce  littoral  extérieur. 
En  d'autres  endroits,  ce  n'est 
plus  dans  la  mer,  c'est  sur  la 
terre  ferme  qu'il  faut  en  cher- 
cher les  traces.  Ainsi  la  pénin- 
sule basse  que  les  abords  du  Pô 
ont  jetée  dans  la  mer  est  tra- 
versée du  nord  au  sud  par  des 
0  s idi.  rangées  de  dunes,    qui  sont   le 

prolongement  des  lidi   vénitiens  et  se  continuent  même  dans  l'étang  de 


Orav«  chezErhOTd 
Rizières. 


Cois  de  pins.        Marais. 
Echelle  de  1 :  200  000 


LITTORAL  DE  L'ADRIATIQUE.  535 

Comacchio  par  des  levées  parallèles  au  rivage  actuel.  De  l'Adige  à  Cervia, 
ces  anciennes  plages,  qui  semblent  dater  au  moins  de  l'époque  romaine, 
sont  couvertes  de  bois  de  pins,  sombres  et  solennels,  aux  rameaux  presque 
toujours  ployés  et  gémissants  sous  le  vent  de  la  mer.  En  quelques  endroits 
des  chênes  ont  remplacé  les  pins  par  une  rotation  naturelle  des  produc- 
tions du  sol  ;  des  aubépines,  des  genévriers,  sont  les  principaux  arbustes  du 
sous-bois  :  on  y  chasse  encore  le  sanglier. 

A  mesure  que  les  eaux  protégées  contre  le  flot  du  large  par  ces  remparts 
naturels  viennent  à  se  combler  et  que  les  alluvions  débordent  à  l'extérieur, 
la  mer  s'empare  des  sables  pour  les  répartir  également  et  en  former,  de 
pointe  à  pointe,  de  nouvelles  flèches  curvilignes  semblables  aux  premières  ; 
immédiatement  au  sud  de  la  branche  maîtresse  du  Pô,  trois  de  ces  chaînes 
de  dunes  s'enracinent  au  même  point  et  divergent  en  éventail  vers  le  sud. 
De  même  à  l'est  de  Ravenne,  la  dune  maîtresse,  que  la  pinède  revêt  de 
sa  sombre  verdure  sur  un  espace  de  trente-cinq  kilomètres  en  longueur  et 
sur  une  largeur  variable  de  cinquante  à  trois  mille  mètres,  est  accompagnée 
par  deux  autres  rangées  de  dunes,  l'une  déjà  complètement  achevée,  l'autre 
en  voie  de  formation.  La  vague  et  le  vent  travaillent  de  concert  à  l'élever. 
D'après  Pareto,  l'accroissement  normal  de  la  plage  est  de  250  mètres  par 
siècle  loin  de  toute  bouche  fluviale,  mais  il  est  beaucoup  plus  considérable 
dans  le  voisinage  des  cours  d'eau. 

La  mer  marque  donc  elle-même  par  une  série  de  barrières  tous  ses 
reculs  successifs.  Il  est  vrai  qu'elle  opère  aussi  parfois  des  retours  d'inva- 
sion, par  suite  de  l'abaissement  non  encore  expliqué  des  côtes  de  la 
Vénétie.  Ainsi  le  banc  de  Cortellazzo,  barre  sous-marine  de  gravier,  qui  se 
prolonge  à  vingt  mètres  de  profondeur,  parallèlement  à  la  plage  des 
marais  de  Caorle,  semble  avoir  été,  à  une  époque  géologique  anté- 
rieure, un  lido  dont  la  disparition  a  rendu  à  la  mer  libre  un  espace  de 
plus  de  mille  kilomètres  carrés.  La  chaîne  des  îles  qui  bordait  le  littoral 
d'Aquileja,  du  temps  des  anciens  et  au  commencement  du  moyen  âge,  a 
presque  entièrement  disparu.  A  l'époque  romaine,  ces  îles  étaient  fort 
peuplées  et  possédaient  des  chantiers  de  construction  ;  elles  avaient  des 
forêts  et  des  cultures.  Les  chroniques  du  moyen  âge  racontent  aussi  comment 
le  doge  de  Venise  et  le  patriarche  d'Aquileja  allaient  chasser  le  cerf  et  le 
sanglier  dans  les  îles,  au  grand  mécontentement  des  habitants.  Maintenant 
la  rangée  des  terres  et  le  rempart  des  dunes  qui  les  protégeaient  n'ont  laissé 
que  de  faibles  restes  ;  des  roseaux  ont  remplacé  les  anciennes  forêts  et  les 
cultures  ;  Grado  est  la  seule  localité  du  littoral  qui  ait  gardé  quelques  habi- 
tants. Dans  les  eaux  de  la  mer  et  des  marais,  des  môles,  des  murailles,  des 


336  NOUVELLE   GÉOGRAPHIE    UNIVERSELLE. 

pavés  de  mosaïques  et  même  des  pierres  à  inscriptions  témoignent  de  l'an- 
cienne extension  de  la  terre  ferme.  Plus  à  l'ouest,  le  littoral  de  Venise  s'est 
abaissé  de  la  même  manière.  Sous  le  sol  qui  porte  aujourd'hui  la  ville  des 
lagunes,  le  forage  des  puits  artésiens  a  révélé  l'existence  de  quatre  strates 
superposées  de  tourbières,  dont  l'une,  profonde  de  150  mètres,  donne  la 
mesure  de  l'énorme  affaissement  qui  s'est  opéré.  Depuis  l'époque  historique, 
l'église  souterraine  de  Saint-Marc  est  déjà  devenue  sous-marine  ;  des  pavés 
de  rues,  des  routes,  des  constructions  diverses  descendent  peu  à  peu  au- 
dessous  de  la  surface  des  lagunes,  soit  à  cause  du  tassement  naturel  des  vases, 
soit  par  toute  autre  raison  géologique  ;  si  la  mer  ne  gagne  pas  constamment 
sur  ses  rivages,  c'est  que  les  alluvions  apportées  par  les  fleuves  compensent 
et  au  delà  les  effets  de  l'abaissement  du  sol.  Ravenne  descend  aussi,  puisque 
les  portes  de  ses  monuments  s'enfouissent  peu  à  peu  sous  le  pavé  des  rues. 
Pareto  évalue  le  mouvement  de  dépression  à  15  centimètres  par  siècle. 
Après  l'époque  pliocène,  l'oscillation  du  sol  se  faisait  en  sens  contraire, 
puisque  tout  l'ancien  golfe  du  Piémont  est  actuellement  au-dessus  du  niveau 
de  l'Adriatique. 


Parmi  les  agents  géologiques  toujours  à  l'œuvre  pour  modifier  les  pro- 
portions diverses  de  la  terre  et  de  la  mer,  du  sec  et  de  l'humide,  les  fleuves 
et  les  torrents  de  la  plaine  située  au  pied  des  Alpes  sont  de  beaucoup  les 
plus  actifs  :  ce  sont  eux  surtout  qui  représentent  la  vie.  Les  changements 
qu'ils  apportent  à  la  forme  extérieure  de  la  planète  sont  assez  rapides  pour 
qu'il  nous  soit  possible  d'en  être  les  témoins  directs  pendant  notre  courte 
histoire  humaine.  Aucune  contrée  de  l'Europe,  si  ce  n'est  la  Hollande,  ne  s'est 
plus  souvent  renouvelée  que  l'Italie  septentrionale  sous  l'action  des  eaux. 

Le  torrent  d'Isonzo,  non  loin  duquel  passe  la  frontière  entre  l'Autriche  et 
l'Italie,  est  un  des  exemples  les  plus  remarquables  de  ces  révolutions  géolo- 
giques, s'il  esl  vrai,  comme  il  est  très-probable,  qu'il  ait  été  du  temps  des 
Romains,  et  même  au  commencement  du  moyen  âge,  l'affluent  souterrain 
du  Timavo  d'Istrie,  et  ne  soit  devenu  fleuve  indépendant  qu'à  une  époque 
récente.  Les  anciens  auleurs,  qui  cependant  connaissaient  bien  cette  région 
du  versant  méridional  des  Alpes,  n'énumèrent  point  l'Isonzo  parmi  les  cours 
d'eau  qui  se  versent  dans  l'Adriatique;  quand  on  le  cite  pour  la  première 
fois,  sous  le  nom  de  Sontius,  vers  le  commencement  du  sixième  siècle,  c'est 
comme  simple  rivière  d'une  vallée  de  l'intérieur.  La  table  de  Peutinger  men- 
tionne aussi  la  station  de  Ponte  Sonh,  mais  bien  à  l'est  d'Aquilée,  près 
des  sources   du   Timavo.     Les    chroniques     sont    muettes   sur  les  péri- 


LITTORAL  DE  L'ADRIATIQUE,   ISONZO. 


357 


péties  de  sa  formation.  L'étude  géologique  des  montagnes  environnantes 
porte  à  croire  que  les  premières  eaux  du  bassin  actuel  emplissaient  autrefois 
la  vallée  de  Tolmein,  sur  le  haut  Isonzo,  et  que  leur  trop-plein  s'écoulait, 
non  pas  au  sud  comme  de  nos  jours,  mais  au  nord-ouest  par  le  détroit  de 
Gaporetto,  dont  le  fond  est  encore  aussi  uni  qu'un  lit  de  rivière,  si  ce  n'est 
en  un  endroit  où  des  éboulis  de  rochers  semblent  avoir  interrompu  l'ancien 
canal  d'écoulement.  Au  sortir  de  ce  défilé,  l'Isonzo  allait  se  jeter  dans  le 
Natissone,  qui,  réuni  aux  autres  rivières  de  ce  versant  des  Alpes,  baignait  les 


X°    39.    CHAMPS    DE    PIERRES    DE    LA    ZELLIXE    ET    DE    LA   .MEDINA. 


d'après  la  Carte  de  l'EUl-ruajur  Autrichien 


Êin 


Champs  d&.  pi£Trts        Près  Pâturages 

Echelle  de  290.000 


murs  d'Aquileja  et  portait  à  la  mer  une  masse  d'eau  considérable,  que  les 
navires  pouvaient  remonter  au  loin.  Obligé  de  changer  son  cours  et  de 
s'échapper  par  une  gorge  où  il  n'a  que  6  mètres  de  large  sur  28  mètres  de 
profondeur,  l'Isonzo  s'écoula  vers  le  sud  pour  se  déverser  avec  la  Wippach 
dans  un  autre  lac,  jadis  tributaire  du  Timavo  par  des  galeries  souterraines. 
Mais  ce  lac  s'est  vidé  comme  le  premier,  et  l'Isonzo  a  pu  entrer  directement 
dans  la  plaine  basse  pour  descendre  en  fleuve  indépendant  vers  la  mer, 
par  un  lit  qu'il  n'a  cessé  de  déplacer  graduellement  vers  l'est.  En  1490,  il 
se  jeta  brusquement  dans  cette  direction  et  causa  de  grands  désastres. 
Depuis  cette  époque,   il  a  bien  employé  son  temps  en  projetant  dans  la 


338  NOUVELLE    GEOGRAPHIE    UNIVERSELLE1. 

mer,  au-devant  de  la  baie  de  Monfalcone,   la  péninsule  de  Sdobba  et  en 
rattachant  plusieurs  îlots  à  la  terre  ferme. 

Le  Tagliamento,  qui  prend  sa  source  plus  avant  que  l'Isonzo  dans  le 
cœur  des  montagnes  et  dont  les  hautes  vallées  reçoivent  une  quantité 
annuelle  de  pluie  très-considérable,  est  un  travailleur  encore  plus  actif 
que  son  voisin  de  la  frontière.  A  la  sortie  des  gorges  étroites  où  son  cours 
supérieur  est  enfermé,  il  a  déposé  dans  la  plaine  un  énorme  champ  de 
débris,  d'où  il  se  déverse,  tantôt  à  droite,  tantôt  à  gauche,  ravageant 
tout  dans  ses  crues  et  ne  laissant  qu'un  désert  de  cailloux  à  la  place  des 
prairies  et  des  cultures.  Tandis  qu'en  été  sa  masse  liquide,  réduite  à  de 
minces  filets  d'eau,  serpente  au  milieu  des  pierres,  il  coule  après  les  grandes 
pluies  en  un  fleuve  puissant,  de  plusieurs  kilomètres  de  largeur,  et  d'autant 
plus  formidable  qu'il  est  comme  suspendu  au-dessus  des  campagnes  rive- 
raines; ainsi  le  sol  de  la  ville  de  Godroipo  est  à  9  mètres  en  contre-bas 
de  son  lit.  A  l'ouest  du  Tagliamento,  la  Meduna  et  la  Zelline,  affluents 
supérieurs  de  la  Livenza,  ne  sont  pas  moins  dévastateurs  :  leur  delta  de 
jonction,  non  loin  de  Pordenone,  est  un  champ  de  pierres  roulées  d'une 
trentaine  de  kilomètres  de  superficie.  Plus  bas  dans  les  lagunes  du  littoral, 
des  levées  serpentines  de  sable  rappellent  un  autre  travail  des  torrents  : 
ce  sont  des  berges  qu'ils  ont  déposées  de  chaque  côté  de  leurs  anciens  lits. 
Il  est  à  remarquer  que  tous  ces  cours  d'eau  rejettent,  en  arrivant  à  la  mer, 
leurs  alluvions  sur  le  littoral  de  l'ouest;  leurs  troubles,  entraînés  par  le 
courant  côtier,  dévient  régulièrement  vers  la  droite,  et  c'est  de  ce  côté  qu'ils 
accroissent  incessamment  la  plage  du  continent.  C'est  grâce  à  la  direction 
du  courant  que  le  golfe  de  Monfalcone  a  pu  se  maintenir  malgré  les 
énormes  quantités  d'alluvions  qu'apporte  l'Isonzo. 

La  Piave,  le  cours  d'eau  le  plus  considérable  à  l'orient  de  l'Adige,  est 
aussi  un  rude  ouvrier,  dévastant  les  campagnes,  comblant  les  marais,  for- 
mant en  mer  de  nouvelles  plages.  Là,  comme  aux  bouches  de  l'Isonzo,  du 
Tagliamento,  de  la  Livenza,  la  côte  avance  rapidement;  l'antique  Heraclea 
des  Vénètes,  devenue  depuis  Cittanova,  est  restée  au  loin  dans  l'intérieur 
des  terres,  comme  à  l'est  les  villes  de  Porto-Gruaro  et  d'Aquileja.  En 
moyenne  le  progrès  des  côtes  a  été  d'une  dizaine  de  kilomètres  depuis  deux 
mille  ans. 

On  croyait  naguère  que  l'histoire  de  la  Piave  offrait  aussi  l'exemple  d'une 
révolution  semblable  à  celle  de  l'Isonzo;  on  s'imaginait  que  le  fleuve  avait 
complètement  changé  de  lit  surplus  de  la  moitié  de  son  cours,  dans  la  région 
des  montagnes  aussi  bien  que  dans  la  plaine  basse.  En  aval  d'un  sauvage 
défilé  des  Alpes  dolomitiques,  au  lieu  dit  Capo  di  Ponte,  la  Piave  descend 


TAGL1AMENT0  ET  PIAVE. 


539 


au  sud-ouest  vers  Bellune  et  va  s'unir  au  Cordevole,  dont  elle  emprunte  la 
vallée  jusqu'à  la  mer;  mais  la  vallée  du  Rai,  que  l'on  voit  s'ouvrir  directe- 
ment au  sud  de  Capo  di  Ponte,  et  que  semble  continuer,  sur  l'autre  versant, 
la  vallée  du  Meschio,  paraissait  être  le  prolongement  naturel  de  la  gorge 
supérieure  de  la  Piave.  Telle  était  l'opinion  générale,  et  le  sénat  de  Venise 
agita  même  la  question  de  ramener  les  eaux  de  la  Piave  dans  leur  lit  pri- 
mitif, afin  de  diminuer  ainsi  la  hauteur  des  inondations,  accrues  par  les 
apports  du  Cordevole.  On  répétait  que,  par  l'effet  d'un  tremblement  de  terre 
ou  du  tassement  des  roches,  des  pans  de  la  montagne  de  Pinei,  qui  domine 


N°    60»  —  ANCIEN    COUES   PRÉSUMÉ   ET    COURS   ACTUEL   DE  LA   PIAVE, 


D'apr^.r  la  Carte  dExat-MyorAutrich 


E<:Mk     V  550000. 


le  seuil  de  partage  actuel  entre  lePiaietle  Meschio,  c'est-à-dire  le  lit  pré- 
sumé de  l'ancienne  Piave,  se  seraient  écroulés  en  deux  endroits,  de  manière 
à  former  l'énorme  barrage  qui  se  dresse  maintenant  en  travers  de  la  vallée. 
Au  pied  de  ces  amas  de  décombres,  qui  portent  des  cultures  et  des  villages, 
de  petits  lacs  indiqueraient  encore  le  cours  du  fleuve  détourné.  Mais  les 
observations  de  Gabriel  de  Mortillet  ont  définitivement  écarté  l'hypothèse  d'un 
changement  de  cours  de  la  Piave  en  aval  de  Capo  di  Ponte.  Le  seuil  de 
séparation  n'est  point  le  produit  d'un  éboulement,  comme  on  le  disait  au- 
trefois; c'est  bien  une  moraine  glaciaire,  reposant  sur  des  roches  qui  font 
partie  de  l'ossature  même  de  la  contrée. 


340  NOUVELLE  GEOGRAPHIE   UNIVERSELLE 

11  est  certain  toutefois  que  de  grands  éboulements  ont  eu  lieu  dans  le 
bassin  du  fleuve.  Ainsi  le  Gordevole,  le  plus  grand  affluent  de  la  Piave, 
a  été  obstrué  pour  un  temps  à  une  époque  toute  récente,  en  1771.  En 
face  de  l'énorme  paroi  de  la  montagne  de  Cività,  rayée  de  fissures  ver- 
ticales, les  terrasses  verdoyantes  de  la  Pezza  se  mirent  à  glisser  sur  un 
plan  incliné  de  schistes  pourris,  et,  d'abord  lentement,  puis  avec  un 
élan  soudain,  vinrent  s'abîmer  dans  la  vallée.  Deux  villages  furent  écra- 
sés, deux  autres  noyés  dans  les  eaux  du  Gordevole  transformé  en  lac. 
Quand  l'onde  est  tranquille,  on  voit  encore  les  restes  des  maisons  englouties 
de  l'ancienne  Alleghe,  métropole  de  la  vallée. 

Le  fleuve  Brenta,  qui  naît  sur  le  territoire  tirolien,  dans  l'admirable  val 
Sugana,  a  de  tout  temps  donné  aux  Vénitiens  les  plus  cruels  soucis,  à  cause 
du  désordre  que  ses  eaux  et  ses  alluvions  causent  dans  le  régime  des  la- 
gunes. Autrefois  il  se  jetait,  à  Fusina,  dans  l'estuaire  vénitien;  mais  ses 
atterrissements  comblaient  les  chenaux  et  empestaient  l'atmosphère.  Tandis 
que  les  Padouans  et  les  autres  habitants  des  basses  plaines  avaient  intérêt 
à  faire  couler  le  fleuve  par  la  voie  la  plus  directe  vers  les  lagunes  afin  d'en 
abaisser  ainsi  le  niveau  et  de  n'avoir  rien  à  craindre  des  inondations,  les 
Vénitiens  au  contraire  tenaient  à  éloigner  la  Brenta  pour  maintenir  la 
profondeur  et  la  salubrité  de  leurs  lagunes.  Ce  conflit  d'intérêts  donna 
lieu  à  maintes  guerres,  véritables  luttes  pour  l'existence.  La  conquête  du 
littoral  de  la  grande  terre  devint  pour  Venise  une  question  de  vie  ou  de 
mort,  et  dès  que  la  république  des  lagunes  eut  triomphé,  elle  se  mit  à 
l'œuvre  pour  déplacer  la  rivière.  Au  moyen  d'un  premier  canal,  la  Brenta 
nuova  ou  Brentone,  puis  d'un  deuxième,  la  Brenta  nuovissima,  on  dériva 
les  eaux  du  fleuve  de  manière  à  leur  faire  contourner  toute  la  lagune  et  à 
les  jeter,  avec  celles  du  Bacchiglione  et  les  petits  cours  d'eau  du  Padouan, 
dans  le  port  de  Brondolo,  à  quelques  kilomètres  au  nord  de  la  bouche  de 
l'Adige.  Mais  la  Brenta,  dont  le  cours  se  trouvait  ainsi  notablement  allongé, 
dut  exhausser  son  lit  en  amont,  et  c'est  à  grand'peine  qu'on  a  pu  la  main- 
tenir entre  ses  levées  latérales.  De  1811  à  1859  le  torrent  avait  vingt  fois 
rompu  ses  digues,  et  la  graduelle  élévation  du  lit  menaçait  de  rendre  ces 
malheurs  encore  plus  fréquents.  Alors  on  prit  le  parti  d'abréger  de  16  kilo- 
mètres le  cours  du  fleuve,  en  le  jetant  directement  dans  une  enclave  de  la 
lagune  de  Chioggia.  En  effet,  le  danger  des  crevasses  a  été  conjuré  pour 
un  temps;  en  outre,  la  Brenta,  dont  les  alluvions  empiètent  peu  à  peu  sur 
l'eau  salée,  a  donné  à  l'Italie  une  superficie  de  50  kilomètres  carrés  de 
terres  nouvelles  ;  mais  les  pêcheries  de  cette  partie  du  lac  ont  été  complè- 
tement ruinées  et  la  fièvre  a  fait  son  apparition  dans  les  villes  du  littoral 


BRENTA  ET  LAGUNES  DE  VENISE. 


541 


voisin.  Les  hommes  de  l'art  ne  savent  trop  comment  parer  aux  caprices  de 
ces  redoutables  voisins,  les  fleuves  torrentiels. 

Il  n'est  pas  douteux  que,  sans  tous  les  efforts  des  ingénieurs  vénitiens,  les 
lagunes  du  Lido,  de  Malamocco,  de  Ghioggia,  n'eussent  été  comblées  depuis 


N°   Cl.    —    LAGUNES   DE    VENISE. 


Echelle  de  1:394.000 


des  siècles,  comme  l'ont  été  plus  à  l'est  celles  de  Grado  et  d'Aquileja  ;  mais 
de  tout  temps  Venise  comprit  avec  quelle  sollicitude  elle  devait  garder  sa 
précieuse  mer  intérieure  :  il  était  même  défendu  de  cultiver  les  barene  ou 
petits  îlots  élevés  au-dessus  du  niveau  des  marées;  on  craignait  avec  raison 
que  l'avidité  des  cultivateurs  ne  les  portât  à  empiéter  peu  à  peu  sur  le  do- 


342  NOUVELLE   GEOGRAPHIE    UNIVERSELLE. 

maine  des  eaux.  Les  hydraulieiens  de  la  république  ne  s'étaient  pas  bornés  à 
détourner  tous  les  torrents  qui  se  jetaient  auparavant  dans  les  lagunes  véni- 
tiennes ;  ils  avaient  aussi  éloigné  vers  l'est,  par  des  canaux  artificiels,  les 
bouches  de  la  Sile  et  de  la  Piave,  afin  de  garantir  le  port  du  Lido  du  voisi- 
nage dangereux  des  alluvions  fluviales;  ils  agitèrent  même  l'immense  projet 
de  recevoir  tous  les  fleuves  alpins,  de  l'Isonzo  à  la  Brenta,  dans  un  grand  ca- 
nal de  circonvallation,  qui  eût  déversé  la  masse  entière  des  troubles  bien  au 
sud  des  lagunes.  Mais  ce  plan  gigantesque  ne  put  être  réalisé  :  les  débris  por- 
tés par  le  courant  du  littoral  fermèrent  le  port  du  Lido  ;  dès  la  fin  du  quin- 
zième siècle  il  fallut  l'abandonner  et  reporter  à  12  kilomètres  plus  au  sud, 
au  «  grau  »  de  Malamocco,  le  grand  port  militaire  de  Venise.  Pour  le  proté- 
ger contre  les  apports  de  débris  on  arma  d'épis  ou  éperons  transversaux  les 
dilgues  puissantes  ou  murazzi  qui  consolident  la  flèche  sablonneuse  de  la 
cote,  et  depuis  quelque  temps  une  jetée  de  2,200  mètres  s'avance  comme  un 
grand  bras  au  dehors  de  la  barre  de  Malamocco,  et  retient  les  alluvions  que 
charrie  la  mer. 

i  Au  sud  du  delta  commun  de  l'Àdige  et  du  Pô,  la  plupart  des  torrents  qui 
descendent  des  vallées  parallèles  des  Apennins  ne  sont  pas  moins  errants 
da\ns  leur  cours  que  ceux  de  l'Italie  vénitienne,  et  font  également  le  déses- 
poir des  ingénieurs.  Les  rivières  qui  arrosent  les  districts  de  Plaisance  et  de 
Parme,  laTrebbia,  leTaro,  l'Enza  et  autres  cours  d'eau  voisins,  parcourent 
entre  l'Apennin  et  le  Pô  une  zone  de  plaines  trop  étroite  pour  qu'il  leur  eût 
été  possible  de  modifier  la  topographie  locale  sur  de  vastes  étendues;  mais 
il  en  est  bien  autrement  dans  les  grandes  campagnes  unies  de  Modène,  de 
Bologne,  de  Ferrare,  d'Imola  :  là  toutes  les  eaux  courantes  ont  promené  à 
l'infini  leurs  méandres  toujours  changeants,  et  le  pays  est  couvert  des  ruines 
de  levées  entre  lesquelles  les  riverains  ont  vainement  tâché  de  les  enfermer 
d'une  manière  permanente.  La  ville  de  Modène  elle-même  a  été  détruite  par 
les  inondations  de  la  Secchia  et  d'autres  torrents  réunis  en  un  déluge.  Le 
ïanaro,  le  Reno  et  les  cours  d'eau  parallèles  qui  s'épanchent  au  nord- 
est,  soit  dans  le  canal  de  ceinture  des  lagunes  de  Comacchio,  soit  directe- 
ment dans  la  mer,  ont  tous  aussi  leur  histoire  de  destruction,  et  tour  à  tour 
on  les  bénit  pour  leurs  alluvions  fertilisantes,  on  les  maudit  pour  leurs  crues 
dévastatrices.  Un  de  ces  torrents,  probablement  le  Fiumicino,  est  le  fameux 
Rubicon  qui  servait  de  frontière  à  l'Italie  romaine  et  que  franchit  César  en 
prononçant  le  mot  fatal  :  Aléa  jacta  est.  La  bouche  du  Fiumicino  est  à 
16  kilomètres  de  Rimini,  ce  qui  est  à  peu  près  la  distance  indiquée  pour 
le  Rubicon  par  la  Table  de  Peutinger;  mais  les  torrents  de  cette  région 
ont  si  fréquemment  changé  de  lit  en  remaniant  les  alluvions  du  littoral, 


FLEUVES  DE  L'EMILIE  343 

que  l'on  n!ose  identifier  le  point  précis  du  passage.  Guastuzzi,Tonini,  et  après 
eux  Ernest  Desjardins,  qui  a  étudié  la  question  sur  les  lieux  mêmes,  pensent 
que  le  haut  Pisciatello,  encore  désigné  dans  le  pays  sous  le  nom  d'Urgone 
ou  Rugone,  se  rejetait  au  sud,  à  son  entrée  dans  la  plaine,  et  s'unissait  au 
Fiumicino  actuel,  un  peu  au-dessus  du  pont  romain  de  Savignano. 

De  tous  ces  fleuves  de  l'Apennin,  le  Reno  est  le  plus  errant  et  le  plus 
dangereux.  La  couche  de  débris  qu'il  a  portée  dans  la  plaine  n'a  pas  moins 
de  50  kilomètres  de  l'ouest  à  l'est,  et  lorsqu'il  fait  craquer  ses  digues  sur  un 
point  faible,  c'est  pour  se  porter  tantôt  à  droite,  tantôt  à  gauche  de  l'espèce 
de  talus  qu'il  s'est  construit  par  ses  propres  alluvions.  On  comprend  quels 
doivent  être  les  caprices  imprévus  d'un  torrent  dont  le  débit  varie,  suivant 
les  saisons,  de  1  mètre  à  près  de  1,400  mètres  cubes  par  seconde,  et  qui, 
dans  certains  endroits,  coule  à  plus  de  9  mètres  au-dessus  des  campagnes 
riveraines.  Pendant  le  cours  de  ce  siècle  le  danger  s'est  encore  accru  par 
suite  du  déboisement  presque  complet  des  pentes  du  bassin  torrentiel.  Les 
ingénieurs,  déroutés  par  les  irrégularités  des  inondations,  ont  entrepris  les 
travaux  les  plus  différents  et  proposé  les  plans  d'ensemble  les  plus  contra- 
dictoires pour  dompter  cet  ennemi,  plus  terrible  que  l'Achelous,  terrassé 
par  Hercule.  On  l'a  jeté  dans  le  Pô,  puis  on  l'a  détourné  vers  l'est  pour  le 
déverser  directement  dans  la  mer;  on  a  aussi  projeté  de  lui  livrer  la  lagune 
de  Comacchio  pour  en  faire  pendant  un  siècle  ou  deux  son  bassin  de  colma- 
tage; mais  chaque  nouvelle  dérivation  a  ses  inconvénients  :  tandis  que  les 
uns  se  réjouissent  d'être  débarrassés  de  cet  incommode  voisin,  les  autres  se 
plaignent  des  inondations  et  des  fièvres  qu'il  leur  apporte,  du  dégât  qu'il 
fait  dans  leurs  pêcheries  et  leurs  eaux  navigables.  C'est  aux  alluvions  du 
Reno  qu'est  dû  en  grande  partie  l'ensablement  définitif  du  Pô  de  Ferrare. 
Le  meilleur  plan  d'amélioration  du  régime  hydrographique  serait  probable- 
ment celui  que  proposait  l'ingénieur  Manfredi  et  qui  consisterait  à  creuser, 
le  long  de  la  base  des  Apennins,  le  lit  d'un  fleuve  nouveau  où  viendraient 
déboucher  toutes  les  eaux  torrentielles  de  la  montagne.  Ce  courant  suivrait 
la  pente  générale  de  la  plaine  en  accompagnant  au  sud  le  cours  du  Pô, 
comme  l'Adige  l'accompagne  au  nord,  et  l'espace  intermédiaire  serait  arrosé 
dans  tous  les  sens  par  un  système  artificiel  de  canaux.  Le  projet  est  gran- 
diose, mais  il  serait  fort  coûteux  et  de  longtemps  ne  pourra  se  réaliser. 

Une  découverte  géographique  très-curieuse,  faite  par  le  célèbre  hydrau- 
licien  Lombardini,  permet  de  reconnaître,  par  la  simple  disposition  des 
champs,  en  quels  endroits  la  terre  des  basses  plaines  de  l'Emilie  a  été 
remaniée  par  les  torrents,  et  où  commençaient  les  rivages  de  l'ancienne 
lagune  de  Padusa,  maintenant  comblée.  En  suivant  la  voie  Émilienne  entre 


544 


NOUVELLE  GEOGRAPHIE    UNIVERSELLE. 


Cesena  el  Bologne,  de  même  que  çà  et  là  dans  le  Modénais  et  le  Parmesan, 
le  voyageur  est  tout  surpris  de  voir  des  cheminots  égaux,  tous  parfaitement 
parallèles,  équidistants  et  perpendiculaires  à  la  grande  route,  se  diriger  au 
nord-est  vers  la  Polesine;  ils  sont  tous  coupés  à  angles  droits  par  d'autres 
roulins  également  réguliers,  de  sorte  que  les  champs  ont  exactement  la 
même  surface.  Vues  des  contre-forts  des  Apennins,  ces  campagnes  ressem- 
blent à  des  damiers  de  verdure  ou  de  moissons  jaunissantes,  et  les  cartes 
détaillées   prouvent,   qu'en  effet  le  sol  de  ces  districts  est   découpé  en 


K°    62.    —   COLONIES    DES    VÉTÉRANS   ROMAINS. 


daprcslacarledel'Etat-XTJorAulrichiea 


.Echelle  de  356. ooo 


rectangles  d'une  égalité  géométrique,  ayant  714  mètres  de  côté  et  près  de 
51  hectares  de  superficie.  Or  ce  carré  est  précisément  la  centurie  romaine, 
et  Tite-Live  nous  apprend  que  toutes  ces  terres,  après  avoir  été  arrachées 
aux  Gaulois,  furent  mesurées,  cadastrées  et  partagées  entre  des  colons 
romains.  11  est  donc  hors  de  doute  que  ces  réticules  si  réguliers  de  chemins, 
de  canaux  et  de  sillons  datent  de  vingt  siècles  et  sont  bien  l'œuvre  des 
vétérans  de  Rome.  Dans  la  direction  du  Pô,  une  ligne  sinueuse,  pareille  au 
rivage  d'un  ancien  lac,  marque  la  limite  de  l'espace  distribué  géométrique- 
ment et  des  terres  plus  basses  où  recommence  le  labyrinthe  ordinaire  des 
fossés  et  des  sentiers  tortueux  :  évidemment  c'est  là  que  s'étendait  autrefois 
le  marais  comblé  depuis  par  les  colmatages  des  torrents.  Enfin,  dans  le 
voisinage  des  cours  d'eau,  le  damier  des  cultures , est  brusquement  inter- 


PLAINE  ET  COURS  DU  PO.  345 

rompu  ;  la  cause  en  est  aux  bouleversements  qu'ont  produits  les  inondations 
successives.  Certes  il  est  très-naturel  de  penser  que  dans  un  grand  nombre 
de  pays  les  limites  des  champs  cultivés  se  sont  maintenues  sans  changements 
pendant  des  siècles,  mais  on  ne  saurait  le  constater  d'une  manière  positive, 
tandis  que  dans  les  plaines  de  l'Emilie,  au  milieu  de  contrées  dont  la  plus 
grande  partie  a  été  remaniée  par  les  torrents,  ce  sont  bien  les  lignes  tracées 
par  le  cadastre  romain  que  l'on  voit,  aussi  régulières  qu'au  premier  jour. 
Les  invasions  et  les  guerres  qui  ont  renversé  tant  de  monuments,  détruit 
tant  de  cités,  n'ont  pu,  depuis  deux  mille  années,  déplacer  les  sentiers  ni 
couper  les  sillons  des  champs.  De  l'autre  côté  du  Pô,  les  plaines  qui  s'éten- 
dent au  sud-est  de  la  voie  Postumia,  entre  Trévise  et  Padoue,  présentent, 
par  la  disposition  régulière  de  leurs  cultures  et  de  leurs  chemins,  la  repro- 
duction parfaite  des  colonies  émiliennes. 


En  proportion  de  l'étendue  de  son  bassin  et  de  la  longueur  de  son  cours, 
le  Pô  a  subi  moins  de  changements  que  la  Piave  et  le  Reno;  mais  la  richesse 
et  la  population  des  cités  qui  le  bordent,  la  fécondité  de  ses  campagnes, 
l'abondance  de  sa  masse  liquide,  la  grandeur  des  travaux  entrepris  pour  sa 
régularisation,  donnent  une  importance  exceptionnelle  au  moindre  de  ses 
écarts  :  le  Pô  est  le  grand  fleuve  de  l'ancien  estuaire  Adriatique  ;  c'est  le 
«.  Père  »,  comme  disaient  les  Piomains. 

Le  torrent  qu'alimentent  les  neiges  du  Yiso  doit  probablement  à  la  beauté 
de  ce  mont  dominateur  d'être  considéré  comme  la  branche  maîtresse  du 
grand  fleuve  et  de  lui  imposer  son  nom  ;  mais  la  Macra,  la  Varaita,  le 
Clusone  pourraient  lui  disputer  cet  honneur:  ils  n'ont  pas  moins  d'eau  et, 
quand  ils  arrivent  dans  la  plaine,  ils  ne  fertilisent  pas  moins  de  campagnes 
par  leurs  canaux  d'irrigation.  Le  lit  commun  serait  bientôt  épuisé  si  de  tout 
l'hémicycle  des  montagnes  n'accouraient  d'autres  torrents,  laDoire  Ripaire, 
la  Petite-Stura,  l'Orco,  la  Doire  Baltée,  qu'alimentent  les  glaciers  du  mont 
Blanc,  occupant  ensemble  une  superficie  de  72  kilomètres  carrés,  ceux 
du  Grand-Paradis,  plus  vastes  encore,  et  quelques-uns  des  champs  de  glacs 
du  mont  Rose.  Puis  viennent,  au  nord  la  Sesia  et  au  sud  le  Tanaro,  qui 
unit  dans  son  lit  l'eau  des  Apennins  à  celle  des  Alpes.  Le  Tessin,  qui 
vient  ensuite,  est  le  plus  important  des  affluents  du  Pô  par  la  masse  de  ses 
eaux;  il  dépasse  de  beaucoup  toutes  les  rivières  descendues  des  lacs  Alpins, 
l'Adda,  l'Oglio,  le  Mincio  :  «  sans  lui,  disent  les  bateliers  du  fleuve,  il  Po 
non  sarebbe  Po.  »  De  tous  les  bassins  fluviaux  d'Europe,  la  plaine  de  l'I- 
talie septentrionale  est  celle  qui  verse  la  plus  forte  masse  liquide  dans  la 

M 


346  NOUVELLE    GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

mer,  comparativement  à  son  étendue  :  des  cours  d'eau,  que  Ton  croirait 
devoir  être  insignifiants  à  cause  de  leur  faible  longueur,  doivent  au  con- 
traire à  l'abondance  des  neiges  et  des  pluies  alpines  de  rouler  une  masse  li- 
quide très-considérable.  Plusieurs  des  grands  affluents  du  Pô  constituaient 
jadis  des  obstacles  fort  sérieux  à  la  marche  des  armées  ;  aussi  n'est-il  pas 
étonnant  que  le  Tessin,  le  Mincio,  l'Enza,  aient,  aussi  bien  que  le  Pô  lui- 
même,  servi  de  frontières  politiques. 

En  aval  de  son  confluent  avec  le  Tessin  et  surtout  au-dessous  de  la  bouche 
de  l'Adda,  le  Pô,  emportant  déjà  vers  la  mer  les  cinq  sixièmes  des  eaux  de 
son  bassin,  a  complètement  perdu  son  caractère  de  torrent  des  montagnes. 
Il  ne  roule  plus  un  seul  caillou,  et  le  sable  de  son  lit  est  menuisé  en  fine 
poussière.  Aucune  élévation,  pas  même  un  seul  plateau  d'anciens  terrains 
de  transport,  si  ce  n'est  le  petit  massif  de  San  Colombano,  ne  se  montre  sur 
les  rives;  le  fleuve  pourrait  se  promener  librement  dans  les  campagnes, 
s'il  n'était  retenu  à  droite  et  à  gauche  par  des  levées  ou  argini,  qui  for- 
ment en  Europe,  après  les  digues  de  la  Hollande,  le  système  le  plus  complet 
et  le  mieux  entendu  de  remparts  protecteurs.  Il  est  probable  que  dès  le 
temps  des  Etrusques  les  rives  du  fleuve  étaient  ainsi  défendues  contre  les 
débordements,  car  Lucain  décrit  déjà  les  digues  comme  si  elles  existaient 
depuis  une  période  immémoriale  ;  mais  lors  de  l'invasion  des  barbares 
les  riverains  cessèrent  de  soutenir  contre  les  eaux  de  crue  une  lutte  que 
la  guerre  et  la  misère  rendaient  impossible,  et  c'est  après  le  neuvième 
siècle  seulement  qu'ils  mirent  la  main  à  l'œuvre  de  reconstruction.  En 
1480  le  travail  était  complètement  terminé,  autant  du  moins  que  peut 
l'être  une  opération  semblable.  On  comprend  de  quelle  énorme  impor- 
tance économique  est  le  bon  entretien  des  levées,  puisque  les  terrains 
protégés  ont  une  étendue  de  1,200,000  hectares;  ils  donnent  un  produit 
agricole  de  plus  de  deux  cents  millions  par  an  et  représentent  un  capital 
de  plusieurs  milliards,  auquel  s'ajoute  la  valeur  des  cités  riveraines  et  des 
établissements  industriels  qu'elles  renferment.  Mais  les  villes  du  moins 
sont  faciles  à  défendre,  grâce  à  la  prévoyance  de  leurs  anciens  construc- 
teurs, Etrusques  ou  Celtes,  qui  prirent  soin  de  leur  donner  pour  piédestaux 
des  terrasses  artificielles  supérieures  au  niveau  des  plus  hautes  eaux 
d'inondation.  C'est  au  commencement  de  ce  siècle  seulement  que  l'éléva- 
tion constante  du  niveau  de  crue,  causée  soit  par  la  déforestation  des 
montagnes,  soit  par  la  suppression  de  toutes  les  brèches  du  lit  fluvial,  a 
forcé  les  habitants  de  Révère,  de  Sermide,  d'Ostiglia,  de  Governolo,  de 
Borgoforte  et  d'autres  villes  des  bords  du  Pô,  d'entourer  leurs  habitations 
d'une  enceinte  supplémentaire. 


DIGUES  DU    PO.  347 

Les  digues  continues  commencent  en  amont  de  Crémone  sur  les  deux 
rives;  dans  tous  les  endroits  périlleux  elles  sont  fortifiées  au  moyen  de 
;--  traverses  »  ou  «  contre-digues  »,  et  d'autres  remparts  s'élèvent  en 
arrière,  pour  le  cas  où  les  premiers  viendraient  à  céder.  Dans  la  partie 
inférieure  de  leur  cours,  tous  les  affluents  du  Pô  sont  également  bordés 
de  levées,  ainsi  que  les  anciens  lits  fluviaux  et  les  canaux  en  com- 
munication avec  le  flot  de  crue.  C'est  à  un  millier  de  kilomètres  au 
moins  que   l'on   peut  évaluer   l'ensemble   du  réseau  des  grandes  digues 


DIGUES   ET    ANCIENS    LITS    DU    VO,    DE    PLAISANCE    A    CREMONE. 


d'après  la  Carte  de  Htat -Major  Autrichien. 


Echelle  de  i:3î5.ooo 


\m    nn    .ra    s. 

J^àf  J^Iaraïs  Sois  Jiuùeres  Canal etZepe&t 

élevées  dans  la  basse  vallée  du  Pô.  En  outre,  le  lit  même  du  fleuve  est 
traversé  dans  tous  les  sens  par  des  remparts  de  moindre  hauteur  enfermant 
des  champs  et  des  saulaies,  des  vignes  môme.  Il  est  peu  d'endroits,  en  effet, 
où  le  flot  coule  immédiatement  à  la  base  du  froldo  ou  digue  maîtresse; 
l'espace  ménagé  aux  eaux  d'inondation  a  plusieurs  kilomètres  de  largeur, 
et  d'ordinaire  le  fleuve  a  de  200  à  500  mètres  seulement  de  l'une  à  l'autre 
rive.  Il  reste  donc  une  grande  étendue  de  terrains  libres  que  les  riverains 
ont  divisés  en  golene  et  qu'ils  ont  entourés  de  levées  pour  les  protéger  contre 
les  crues  ordinaires.  D'après  les  prescriptions  des  syndicats,  ces  digues  des 


548  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

golene  doivent  rester  à  un  mètre  et  demi  en  contre-bas  de  la  grande  digue 
de  défense,  afin  que  les  fortes  crues  puissent  s'alléger  en  remplissant 
d'abord  les  innombrables  réservoirs  formés  par  les  champs  riverains. 
Malheureusement  nombre  de  propriétaires ,  désireux  de  proléger  leur 
immeuble  privé,  même  au  détriment  du  pays  tout  entier,  exhaussent  leurs 
propres  digues  au  niveau  du  froldo,  et,  rétrécissant  ainsi  le  lit  du  fleuve, 
accroissent  les  dangers  d'inondation  générale.  En  dépit  de  tous  les  beaux 
plans  d'ensemble  proposés  au  nom  de  l'inlérêt  public,  l'ancien  système 
résumé  dans  l'affreux  proverbe  :  Vita  mia,  morte  tua!  prédomine  encore 
parmi  les  communes  et  les  syndicats.  Arthur  Young  et  d'autres  écrivains 
racontent  que  souvent  les  fermiers  allaient,  de  propos  délibéré,  ouvrir  des 
brèches  dans  les  digues  de  la  rive  opposée  et  sauver  ainsi  leurs  récoltes  en 
ruinant  leur  prochain.  Aussi,  en  temps  décrue,  la  navigation  du  Pô,  n'é- 
tait-elle permise  pendant  la  nuit  qu'à  certaines  barques  privilégiées  et  les 
gardes  du  fleuve  faisaient  feu  sur  toutes  les  autres. 

De  l'amont  à  l'aval,  le  lit  d'inondation  ménagé  aux  eaux  du  fleuve  se 
rétrécit  peu  à  peu  ;  de  6  kilomètres,  il  diminue  jusqu'à  5,  2  et  même 
1  kilomètre  ;  enfin,  chacun  des  bras  du  delta  n'a  de  l'une  à  l'autre  levée 
que  de  300  à  500  mètres  de  largeur.  Ce  n'est  point  assez  pour  livrer 
passage  au  flot  de  crue,  qui  s'élève  parfois  à  8  et  9  mètres,  même  à 
9  mètres  et  demi  au-dessus  du  niveau  d'étiage.  D'ailleurs  il  est  arrivé 
fréquemment  que,  soit  par  manque  d'argent,  soit  par  insouciance,  les 
communes  riveraines  n'ont  pas  usé  des  précautions  nécessaires  pour 
l'entretien  des  digues;  parfois  des  districts  entiers  se  sont  trouvés  ruinés 
parce  qu'on  avait  négligé  de  boucher  des  trous  de  taupes.  Quand  une 
crevasse  se  produit  et  qu'on  ne  réussit  point  à  la  fermer  immédiatement, 
il  en  résulte  d'affreux  malheurs.  Non-seulement  toutes  les  récoltes  sont 
perdues,  les  villages  sont  démolis,  la  terre  est  ravinée,  mais  les  habitants 
réfugiés  çà  et  là  sont  enlevés  par  la  famine;  puis  vient  le  typhus,  qui  glane 
les  hommes  après  la  faim.  Avec  les  tremblements  de  terre  de  la  Calabre, 
les  débordements  du  Pô  sont  les  grands  fléaux  de  l'Italie.  En  1872,  tout 
l'espace  qui  s'étend  entre  la  Secchia  et  la  mer,  de  Mirandole  à  Comacchio, 
était  transformé  en  une  mer  où  çà  et  là  se  montraient  les  murs  et  les  palais 
des  villes,  pareils  à  des  îlots.  La  partie  du  continent  reconquise  temporai- 
rement par  l'eau  n'avait  pas  moins  de  5,000  kilomètres  carrés,  et  n'était 
limitée,  au  nord,  que  par  les  levées  de  l'Adige,  au  sud  par  celles  du  Reno. 
Deux  années  après,  des  flaques  non  encore  évaporées  rappelaient  le  débor- 
dement, et  les  champs  seraient  restés  plus  longtemps  inondés,  si  l'on  n'a- 
vait fait  usage  de  la  vapeur  pour  vider  tous  ces  lacs  épars. 


CRUES  ET  CREVASSES  DU  PO.  549. 

Dans  ces  grands  désastres,  ce  sont  naturellement  les  populations  les  plus 
vaillantes  et  les  plus  actives  qui  luttent  avec  le   plus  d'énergie  contre  le 
fleuve  et  qui  réussissent  le  mieux  à  protéger  leurs  demeures  contre  les  flots. 
Ainsi   pendant  les  terribles   crues   de   1872  la    petite  ville  industrieuse 
d'Ostiglia  parvint  à  détourner  la  catastrophe,  alors  que  tant  d'autres  loca- 
lités moins  exposées  étaient  ravagées  par  les  eaux.  Cette  ville  est  bâtie  au 
bord  même  du  froldo,  sans  ouvrages  avancés  de  digues  secondaires,  et  sur 
la  concavité  d'une  baie  que  vient  heurter  le  courant.  Le  rempart  menaçait 
de  céder.  Immédiatement  on   se   met   à  l'œuvre  pour  en  construire  un 
second.  Au  nombre  de  quatre  mille,  tous  les  hommes  valides,  le  maire  et 
les  ingénieurs  en  tête,  apportent  des  fascines,  enfoncent  les  pieux  des  palis- 
sades, entassent  les  terres.  La  nuit  n'arrête  point  leur  travail  ;  des  rangées 
de  torches  plantées  dans  le  sol  éclairent  les  chantiers.  Mais  à  mesure  que 
s'élève  la  deuxième  digue,  la  première  est  emportée  et  les  eaux  entament 
déjà  le  nouveau  rempart.  C'est  une  lutte  à  outrance  entre  l'homme  et  les 
éléments.   A  chaque  instant  les  ingénieurs  demandent  s'il  ne  faut  pas 
sonner  le  tocsin  de  la  fuite.  Mais  les  gens  d'Ostiglia  tiennent  bon.  L'armée 
des  travailleurs  se  partage  :  tandis  que  les  uns  consolident  le  froldo  qu'ils 
viennent  d'achever ,   les  autres    construisent   une   troisième  barrière   de 
défense.   Ils  l'emportent  enfin  sur  le  fleuve  et,  du  haut  de  leurs  digues 
victorieuses,  les  habitants  d'Ostiglia  ont  la  satisfaction  de  voir  les  eaux 
rentrer  peu  à  peu  dans  leur  lit.  Précisément  en  face,  les  citoyens  de  Révère 
n'avaient  eu  ni  mérité  le  même  bonheur.  Le  Pô  s'était  ouvert  une  crevasse 
de  plus  de  700  mètres  de  largeur  à  travers  une  digue  mal  entretenue  et 
avait  changé  en  un  lac  immense  les  campagnes  du  Modénais.  Lors  d'une 
baisse  momentanée  du  fleuve,  on  essaya  de  rétablir  la  levée,   mais  en 
moins  d'une  heure  elle  fut  emportée  par  une  deuxième  crue,  et  pour  se 
sauver,  la  ville  de  Révère,  qui  pourtant  occupe  une  situation  assez  heureuse 
à  l'extrémité  d'une  pointe,  dut  sacrifier  sa  première  rangée   de   maisons 
et  les  précipiter  dans  les  eaux  pour  lui  servir  d'empierrement  de  défense. 
Les  crevasses  les  plus  fameuses  ne  pouvaient  manquer  d'être  celles  qui 
ont  eu  pour  résultat  des  changements  durables  dans  le  cours  du  Pô.  Un  de 
ces  grands  déplacements  des  eaux  a  formé  une  île  de  plus  de   100  kilo- 
mètres carrés  de  superficie,  en  aval  de  Guastalla,  et  laissé  au  loin  vers  le 
sud  les  méandres  du  Po-Vecchio,  transformé  de  nos  jours  en  un  simple 
canal.  Tout  le  long  du  fleuve,   des  campagnes  de  la  rive  droite  et  de  la 
rive  gauche  rappellent  encore  par  leur  nom  de  mezzano  qu'elles  se  trou- 
vaient jadis  au  milieu  du  courant.  Mais  dans    le  delta  proprement  dit  les 
divagations  du  fleuve  sont  plus  importantes  encore.  A  l'époque  romaine 


350  NOUVELLE    GÉOGRAPHIE    UNIVERSELLE. 

et  jusqu'au  treizième  siècle,  la  principale  branche  du  delta  était  le  Po  di 
Volano,  qui  s'est  à  peu  près  desséché  et  n'est  plus  aujourd'hui  qu'une 
simple  coulée  incertaine  au  milieu  des  marais,  transformée  lors  des  inon- 
dations en  un  canal  de  colmatage  pour  la  lagune  de  Comacchio.  Deux 
autres  branches  coulaient  plus  au  sud  à  travers  cette  même  lagune, 
et  le  cours  de  leur  ancien  lit  est  indiqué  par  des  chaussées  sinueuses  sur 
lesquelles  on  a  construit  des  routes  carrossables.  On  ne  sait  à  quelle  époque 
elles  disparurent,  mais  au  huitième  siècle  un  autre  bras  leur  succéda,  le  Po 
di  Primaro,  qui  se  jetait  dans  la  mer  non  loin  de  Ravenne,  et  dont  tout  le 
cours  inférieur  est  emprunté  maintenant  par  le  torrent  de  Reno.  En  1152 
nouvelle  bifurcation,  mais  en  sens  inverse.  La  digue  de  la  rive  droite  est 
rompue  à  Ficarolo,  en  amont  de  Ferrare,  et  cela,  dit-on,  par  la  malveillance 
des  riverains  d'en  haut,  qui  voulaient  ruiner  leurs  voisins  d'en  bas,  et  le  grand 
bras,  le  Po  di  Maestra  ou  de  Venise,  abandonne  Ferrare  au  milieu  de  ses 
marais  et  de  ses  lits  fluviaux  desséchés,  pour  aller,  au  nord  de  tous  ses  autres 
bras,  se  réunir  aux  canaux  de  la  Rasse-Àdige.  D'ordinaire  les  crevasses  se 
font  aux  mêmes  endroits,  soit  en  novembre,  soit  en  octobre.  Jamais  il  n'y 
a  eu  de  crevasse  en  janvier.  Le  danger  le  plus  grand  de  rupture  est  tou- 
jours à  Corbola,  entre  le  Po  di  Maestra  et  son  émissaire  le  Po  di  Goro. 

L'Adige,  de  son  côté,  n'a  pas  moins  erré  dans  son  cours.  À  peine  celte 
rivière  tirolienne  est-elle  sortie  de  l'étroite  «  cluse  »  ou  chittsa  de  son 
portail  de  montagnes  calcaires  et  du  défilé  artificiel  des  forts  et  des 
murailles  de  Vérone,  que  la  partie  inconstante  de  son  lit  se  développe  à 
travers  les  plaines.  Du  temps  des  Romains,  l'Adige  coulait  beaucoup  plus 
au  nord  ;  elle  passait  à  la  base  même  des  montagnes  Euganéennes,  dans 
un  lit  occupé  de  nos  jours  par  la  rivière  Frassine,  et  se  déversait  dans 
l'Adriatique  au  port  de  Rrondolo.  En  587,  l'Adige  rompit  ses  digues  et 
sa  branche  principale  prit  la  direction  qu'elle  suit  encore  pour  se  rendre 
a  la  bouche  de  Fossone.  Mais  de  nouvelles  issues  continuèrent  de 
s'ouvrir  vers  le  sud.  A  la  fin  du  dixième  siècle,  l'Adigetto  de  Rovigo 
prit  naissance  pour  aller  percer  la  chaîne  des  dunes  à  l'est  d'Adria, 
puis  une  autre  crevasse  vint  mêler  les  eaux  de  l'Adige  à  celles  du  Pô, 
dans  le  lit  auquel  on  donne  les  noms  de  canal  Rianco  ou  Po  di  Levante. 
L'Adige  et  le  Pô  faisaient  ainsi  partie  désormais  du  même  système 
hydrographique,  et  les  embarcations  pouvaient  aller  librement  par  des 
chenaux  naturels  de  l'un  à  l'autre  fleuve.  Actuellement  des  écluses  et  des 
fosses  rectilignes  ont  régularisé  ce  réseau  de  navigation  intérieure,  mais 
géologiquement  les  deux  grands  cours  d'eau  parallèles  n'en  doivent  pas 
moins  être   considérés  comme  ayant  un  delta  commun.  La  Polesine   de 


DE  LTA     DU     PO 


HYDROGRAPHIE  DE  LA  VALLÉE  DU  PO.  353 

Rovigo,  c'est-à-dire  l'espace  compris  entre  les  deux  fleuves,  a  été  graduelle- 
ment exhaussée  par  leurs  alluvions  et  ne  se  trouve  qu'à  un  niveau  peu 
inférieur  à  celui  des  eaux  moyennes.  Les  campagnes  de  la  Polesine  de 
Ferrare  ne  sont  pas  non  plus  de  beaucoup  en  contre-bas  du  Pô  et  l'on  a 
grand  tort  de  répéter  après  Cuvier  que  la  surface  des  eaux  du  fleuve  dépasse 
en  hauteur  «  les  toits  des  maisons  de  Ferrare  ».  Les  mesures  exactes  faites 
par  Lombardini,  le  savant  qui  connaît  le  mieux  la  vallée  du  Pô,  prouvent 
que  les  plus  hautes  crues  du  fleuve  atteignent  seulement  la  cote  de  2m,75 
au-dessus  de  la  cour  du  château.  Lors  des  grandes  inondations,  quand  tout 
le  pays  est  couvert  par  les  eaux,  Ferrare  est  un  des  principaux  lieux  de 
refuge  des  campagnards  à  cause  de  son  élévation  relative. 

Ainsi  les  débordements  du  Pô  et  ses  fréquents  changements  de  lit  ont  eu 
pour  conséquence  d'égaliser  à  peu  près  la  surface  des  terres  riveraines  ; 
mais  depuis  que  tous  les  bras  du  fleuve  sont  endigués  jusqu'à  la  mer,  les 
alluvions  apportées  par  les  eaux  de  crue  se  déposent  surtout  sur  le  littoral 
et  prolongent  rapidement  le  delta  dans  l'Adriatique.  Il  est  certain  que  le 
progrès  des  péninsules  alluviales  était  autrefois  beaucoup  plus  lent,  car 
entre  la  chaîne  de  dunes  qui  limitait  l'ancienne  rive  et  la  plage  actuelle 
il  n'y  a  que  25  kilomètres  de  distance,  et  dès  les  siècles  du  moyen  âge  la 
formation  de  ces  terres  extérieures  était  commencée.  Pendant  le  cours  des 
deux  derniers  siècles  l'accroissement  moyen  de  la  presqu'île  vaseuse  s'est 
de  plus  en  plus  activé  :  il  est  actuellement  d'environ  70  mètres  par  an  et 
la  zone  de  terre  ajoutée  au  continent  pendant  le  même  espace  de  temps 
est  de  115  hectares.  Dans  les  années  exceptionnelles,  le  fleuve  apporte  à 
la  mer  plus  de  100  millions  de  mètres  cubes  de  matières  solides,  mais 
les  46  millions  de  mètres  auxquels  on  évalue  l'apport  moyen  des  boues 
suffiraient  déjà  pour  former  une  île  de  10  kilomètres  carrés  sur  4  à  5  mè- 
tres de  profondeur.  Le  Pô  est,  après  le  Danube,  le  plus  actif  de  tous  les 
«  fleuves  travailleurs  »  du  bassin  de  la  Méditerranée1  :  le  Rhône  ne  l'égale 

1  Fleuves  principaux  de  l'Italie  septentrionale  : 

Longueur  Surface  Débit  Débit  Débit 

du  cours.  du  bassin.  le  plus  fort.         le  plus  faible.  moyen. 

Isonzo.  .    .    .  130  kil.  3,200  kil.  car.  (?)  (?)  ,  120(?) 

Tagliamento. .  170  »  2,800  »>  (?)  (?)  150  (?) 

Livenza.     .    .  115  »»  2,600  »  720  (?/  40(?) 

Piave.    ...  215  »  5,200  ».  (?)  (?)  320 

Sile.  ....  60  »  1,400  »  44  7                   20 

Brenta.  ...  170  »  5,900  »  850  59                   56 

Bacchiglione .  120  »  483  »>  9  (?)                   56 

Adige.   ...  395  »  22,400  »  2,400  2  480 

Pô 672  »  69,582  »  5,186  156              1,720 

Reno.    ...  180  »  5,000  »  1,521  1                   53 
i.                                                                                                        45 


354  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

point  pour  la  masse  de  ses  alluvions,  et  le  Nil  lui  est  de  beaucoup  inférieur. 
Au  taux  actuel  de  son  progrès,  un  laps  de  mille  années  suffirait  au  Pô  pour 
qu'il  formât  à  travers  toute  l'Adriatique  une  péninsule  de  10  kilomètres  de 
largeur  et  vînt  se  heurter  contre  les  rivages  de  l'Istrie. 

Outre  l'écoulement  naturel  de  ses  fleuves,  l'Italie  septentrionale  a  l'ad- 
mirable réseau  de  ses  rivières  artificielles.  C'est  le  pays  classique  de  l'irri- 
gation, celui  qui  sert  de  modèle  à  toute  l'Europe.  La  Lombardie  surtout, 
puis  certaines  parties  du  Piémont,  les  campagnes  de  Turin,  la  Lomellina 
en  amont  du  Tessin,  les  Polesines  de  Ferrare  et  de  Rovigo,  sont  merveilleu- 
sement arrosées  par  un  système  d'artères  et  d'artérioles  apportant  la  vie 
sous  forme  de  terre  coulante  à  tous  les  champs  épuisés.  Dès  le  milieu  du 
moyen  âge,  alors  que  presque  toute  l'Europe  était  encore  dans  la  barbarie, 
les  républiques  lombardes  pratiquaient  déjà  l'art  de  ramifier  leurs  rivières 
à  l'infini  par  des  canaux  d'irrigation  et  d'assécher  leurs  plaines  basses  par 
des  fossés  d'écoulement  :  elles  n'ont  pas  eu  besoin  de  l'enseignement  des 
Arabes  pour  trouver  les  secrets  de  l'hydraulique.  Dès  la  fin  du  douzième 
siècle,  Milan,  délivrée  des  oppresseurs  allemands,  se  donnait  un  véritable 
fleuve,  le  Naviglio  Grande,  qu'elle  avait  emprunté  au  Tessin,  à  50  kilo- 
mètres de  distance,  et  qu'elle  avait  su  creuser  avec  une  pente  toujours 
égale  en  en  faisant  servir  les  eaux  à  la  navigation  aussi  bien  qu'à  l'arrose- 
ment  :  c'est  probablement  le  premier  grand  travail  de  ce  genre  qui  se 
soit  fait  en  Europe.  Au  commencement  du  treizième  siècle,  l'Adda  four- 
nissait une  masse  d'eau  plus  grande  encore  et  remplissait  le  lit  de  la 
Muzza,  qui  jusqu'à  ce  siècle,  avant  le  creusement  des  grands  canaux  de 
Tlndoustan,  est  resté  le  fleuve  artificiel  le  plus  copieux  du  monde  entier. 
Plus  tard  l'Adda  fournit  une  deuxième  rivière  à  Milan,  la  Martesana,  que 
compléta  le  grand  Léonard  de  Vinci.  Déjà  dans  le  siècle  précédent  l'art  de 
surmonter  les  hauteurs  des  terres  par  la  construction  des  écluses  avait  été 
découvert  par  les  ingénieurs  milanais,  et  l'on  avait  commencé  d'en  profiter 
pour  tracer  le  réseau  des  canaux  secondaires  à  travers  la  contrée.  Enfin, 
depuis  les  progrès  de  l'industrie  moderne,  le  naviglio  de  Milan  à  Pavie  et 
le  canal  Cavour,  qui  emprunte  ses  eaux  au  Pô,  en  aval  de  Turin,  celui  de 
Vérone  qui  saigne  le  fleuve  Adige,  ont  accru  le  lacis  des  grandes  veines 
artificielles  ajouté  au  régime  naturel  des  fleuves1. 

1  Débit  moyen  des  canaux  d'irrigation  de  la  vallée  du  Pô  : 

Muzza 61  met.  cub.  par  seconde. 

Naviglio  Grande 51         »  » 

Cavour i2         »  » 

Martesana  .   .    .  - 26         »  » 


HYDROGRAPHIE  DE  LA  VALLÉE  DU  PO.  355 

Non-seulement  les  rivières  de  l'Italie  du  Nord,  mais  aussi  les  moindres 
sources,  les  fontanili  qui  jaillissent  de  la  base  des  avant-monts  alpins,  sont 
utilisées  pour  l'arrosement.  Virgile  en  parle  déjà  dans  ses  Bucoliques  : 
«  Enfants,  arrêtez  l'eau;  les  prés  ont  assez  bu.  »  C'est  grâce  à  ces  ruisseaux 
bienfaisants,  frais  en  été,  relativement  tièdes  en  hiver,  que  la  Lombardie 
a  ses  admirables  prairies  ou  marcite,  dont  quelques-unes  peuvent  donner 
jusqu'à  huit  coupes  par  année.  Quel  contraste  entre  les  états  successifs  de 
la  grande  plaine  adriatique,  telle  que  l'avait  laissée  la  nature,  et  telle 
que  l'ont  faite  les  hommes  !  Jadis  c'était  un  marécage  dans  les  parties 
basses ,  une  forêt  dans  la  zone  intermédiaire ,  une  vaste  étendue  de 
bruyères  sur  les  renflements  de  cailloux  et  d'argile  situés  au  pied  des 
Alpes.  Maintenant  presque  toute  la  plaine  du  Pô  et  de  ses  affluents  est 
couverte  des  plus  riches  cultures,  riz,  froment,  fourrages,  mûriers,  que  le 
parallélisme  des  guérets  et  la  monotonie  des  plantes  alignées  rendent  sou- 
vent fatigantes  à  la  vue,  mais  qui  dans  certains  districts,  notamment  dans 
la  Brianza  de  Como,  le  «  jardin  du  jardin  de  l'Italie  »,sont  embellies  de  la 
manière  la  plus  gracieuse  par  des  groupes  d'arbres,  de  petits  lacs,  des 
vallons  sinueux.  L'extrême  variété  que  les  progrès  et  les  reculs  successifs 
des  anciens  glaciers  ont  donnée  à  la  contrée  en  la  parsemant  de  lacs  et  de 
collines,  de  monticules  isolés,  de  chaînes  continues,  a  forcé  les  paysans 
à  laisser  aux  campagnes  une  partie  de  ce  charme  que  possède  la  nature 
libre.  A  peine  sur  quelques  croupes  de  moraines  se  voient  encore  des 
terres  que  le  manque  d'eau  laisse  infertiles  et  qui,  dans  l'état  où  elles  se 
trouvent,  ne  valent  même  pas  la  peine  d'être  mises  en  culture.  On  dit 
que  pendant  le  cours  de  ce  siècle  ces  espaces  couverts  de  bruyères  sont 
devenus  plus  stériles  qu'ils  ne  l'étaient  auparavant.  Par  une  raison  encore 
inconnue  des  géologues,  les  aves  ou  eaux  de  filtration  qui  coulent  dans 
les  profondeurs  à  travers  les  graviers  erratiques  se  sont  abaissées  et  toute 
humidité  s'est  enfuie  de  la  surface. 

Pour  faire  disparaître  ces  landes,  derniers  restes  de  l'état  primitif,  les  in- 
génieurs projettent  d'emprunter  directement  aux  grands  lacs  alpins  la  quan- 
tité d'eau  nécessaire  à  l'irrigation  des  terrains  de  bruyères.  Ils  veulent  em- 
ployer utilement  toute  la  masse  liquide  qui  se  perd  maintenant  dans  l'atmo- 
sphère ou  dans  le  golfe  Adriatique.  On  a  calculé  que  la  superficie  du  sol 
irrigué  clans  la  vallée  du  Pô  est  d'environ  12,000  kilomètres  carrés  et  qu'une 
quantité  d'eau  de  près  d'un  millier  de  mètres  cubes  est  employée  chaque 
seconde  à  la  fertilisation  des  terres.  Ainsi  le  régime  de  l'arrosement  diminue 
d'un  tiers  environ  la  portée  moyenne  du  fleuve;  mais  ce  n'est  là  qu'un 
commencement,  et  tôt  ou  tard  ce  grand  cours  d'eau,  dont  les  débordements 


356  NOUVELLE   GÉOGRAPHIE    UNIVERSELLE. 

et  les  alluvions  jouent  un  rôle  si  important  dans  l'économie  de  la  contrée, 
sera  réduit  par  d'autres  emprunts  aux  proportions  d'une  modeste  rivière. 

Ces  eaux  abondantes  qui  dans  leurs  lits  naturels  ou  leurs  canaux  arti- 
ficiels parcourent  toute  la  contrée,  emplissent  l'atmosphère  de  vapeurs. 
L'air  est  toujours  humide,  quoique  les  pluies,  relativement  rares,  soient 
deux  ou  trois  fois  moins  fréquentes  que  sur  les  côtes  océaniques  de  France 
et  d'Angleterre.  Mais  si  les  nuages  éclatent  moins  souvent  en  pluies,  par 
contre  ils  déversent  d'ordinaire  une  masse  d'eau  beaucoup  plus  considé- 
rable :  c'est  en  déluges  qu'ils  s'abattent  sur  les  pentes  des  montagnes, 
poussés  par  les  vents  du  sud  et  presque  toujours  accompagnés  d'orages.  Déjà 
dans  la  plaine  lombarde,  à  Milan,  à  Lodi,  à  Brescia,  la  couche  moyenne 
des  eaux  de  pluie  égale  celle  de  l'Irlande,  plongée  dans  son  bain  de 
vapeurs;  et  dans  les  hautes  vallées  alpines,  là  où  les  nuées,  accumulées 
par  le  vent,  sont  obligées  de  laisser  tomber  leur  fardeau  d'humidité,  la 
tranche  annuelle  d'eau  pluviale  peut  être  comparée  à  celle  qui  s'abat  sur 
quelques  districts  exceptionnellement  humides  du  Portugal,  des  Asturies, 
des  Hébrides,  de  la  Norvège1.  Si  les  mesures  de  débit  faites  à  la  bouche  de 
la  Piave  sont  exactes,  l'écoulement  moyen  de  ce  fleuve  correspondrait  à  une 
chute  de  plus  d'un  mètre  et  demi  d'eau  sur  chaque  mètre  carré  de  son 
bassin,  sans  compter  l'humidité  qui  s'évapore  ou  qu'absorbent  les  plantes. 
Ces  pluies  se  répartissent  sans  ordre  bien  régulier;  cependant  on  a  pu 
constater  qu'elles  ont  deux  périodes  annuelles  de  recrudescence,  mai  et 
octobre,  et  deux  périodes  de  rareté,  février  et  juillet.  Le  bassin  du  Pô  est 
donc  une  province  intermédiaire  entre  la  zone  des  pluies  d'été  et  celle  des 
pluies  d'automne. 

Dans  son  ensemble,  la  grande  plaine  qui  s'étend  des  Alpes  aux  Apennins 
ressemble  pour  le  régime  des  vents  à  une  étroite  vallée  de  montagnes  ;  les 
courants  atmosphériques,  infléchis  dans  leur  mouvement  par  la  forme  du 
bassin  dans  lequel  ils  pénètrent,  se  propagent  en  général  dans  la  direction 
de  l'est  à  l'ouest  ou  dans  le  sens  absolument  opposé  ;  quand  ils  descendent 
des  Alpes,  ils  apportent  rarement  de  la  pluie,  car  ils  s'en  sont  débarrassés 
sur  le  versant  occidental;  quand  ils  remontent  de  l'Adriatique,  ils  sont  hu- 
mides au  contraire.  Mais  la  plaine  est  assez  large  et  les  brèches  des  remparts 
montagneux  sont  assez  nombreuses  pour  que  ce  flux  et  ce  reflux  normal  des 
vents  secs  et  des  vents  pluvieux  soit  fréquemment  troublé.  Dans  les  vallées 

1            Humidité  moyenne  de  l'air  à  Milan 0,745 

Pluies  annuelles  moyennes  à  Milan 0m,983 

»             »               »            à  Turin 0m,808 

»             »               »            à  Tolmczzo,  sur  le  haut  T:igliamento.    .  2m,088 


CLIMAT  DE  L'ITALIE  SEPTENTRIONALE.  557 

alpines  l'alternance  des  courants  d'amont  et  d'aval  est  plus  régulière  :  cha- 
cun des  lacs  a  son  va-et-vient  de  brises  montantes  et  de  brises  descendantes 
dont  se  servent  les  matelots  pour  se  laisser  mener  et  ramener  sur  les  eaux. 
Par  la  latitude,  la  vallée  du  Pô  est  par  excellence  le  pays  tempéré, 
puisque  le  45fi  degré  de  latitude,  à  égale  distance  du  pôle  et  de  l'équateur, 
coupe  et  recoupe  le  cours  du  fleuve.  Cependant  le  climat  de  l'Italie  septen- 
trionale est  beaucoup  moins  doux  qu'on  ne  le  croit  généralement;  il  est 
surtout  plus  inégal,  et  les  extrêmes  de  chaleur  et  de  froid  y  présentent  un 
écart  fort  considérable.  Dans  la  Valteline  ou  haute  vallée  de  l'Adda,  la 
température  peut  s'élever  jusqu'à  52  degrés  et  s'abaisser,  d'autant  au- 
dessous  du  point  de  glace.  Dans  la  plaine,  le  climat  est  beaucoup  plus 
tempéré,  grâce  à  l'influence  de  l'Adriatique  et  du  golfe  de  Gênes  ;  cepen- 
dant il  a  toujours  le  caractère  d'un  climat  continental,  et  Turin,  Milan, 
Bologne,  sont  à  cet  égard  les  cités  de  l'Italie  les  moins  agréables  à 
habiter.  Au  bord  des  lacs  alpins,  quelques  sites  favorisés,  tels  que  les  îles 
Borromée,  font  une  heureuse  exception  et  jouissent  d'une  température 
relativement  très-égale,  à  cause  de  l'action  modératrice  des  eaux,  qui 
diminue  les  chaleurs  en  été,  prévient  les  froideurs  en  hiver.  Dans  les 
jardins  du  golfe  de  Pallanza,  le  thermomètre  ne  descend  jamais  au-dessous 
de  5  degrés  centigrades  ;  il  faut  dépasser  Rome  et  pénétrer  jusque  dans  le 
Napolitain  pour  y  trouver  un  climat  analogue,  sous  lequel  puisse  naître  et 
se  développer  la  même  végétation.  Venise  est  également  privilégiée,  grâce 
à  la  mer  qui  la  baigne;  jusqu'à  ces  derniers  temps,  elle  avait  aussi  l'avan- 
tage d'être  salubre,  malgré  les  lagunes,  en  partie  vaseuses,  qui  l'entourent. 
Il  est  fort  remarquable  que  les  lacs  salés  et  les  marais  des  bords  de  l'Adria- 
tique septentrionale  n'aient  rien  à  craindre  de  la  malaria,  ce  fléau  si  re- 
doutable des  côtes  de  la  Méditerranée.  L'immunité  de  ces  lagunes  s'expli- 
que par  l'action  des  marées,  plus  fortes  dans  ces  parages  que  dans  la 
mer  Tyrrhénienne;  peut-être  aussi  faut-il  y  voir  l'effet  des  vents  froids 
qui  descendent  des  Alpes  et  qui  s'opposent  au  développement  des  miasmes. 
Gomacchio  n'est  pas  moins  salubre  que  Venise.  Quand  un  jeune  homme  des 
campagnes  de  la  Polesina  est  menacé  de  consomption,  on  l'envoie  travailler 
dans  les  pêcheries  de  Comacchio.  Mais  toutes  les  fois  que  les  ingénieurs 
ont  fermé  l'accès  des  lagunes  au  libre  flot  de  la  mer  pour  y  introduire  des 
rivières  d'eau  douce,  les  fièvres  paludéennes  ont  fait  leur  apparition  ;  au  sud 
du  Reno,  les  palus  de  Ravenne  et  de  Cervia  sont  visités  par  les  fièvres  les 
plus  malignes,  surtout  dans  les  endroits  où,  par  un  triste  esprit  de  spécula- 
tion, les  propriétaires  ont  fait  abattre  un  rideau  des  pinèdes  ou  des  chênaies 
qui  protègent  le  pays.  Un  air  lourd  de  miasmes  pèse  également  sur  les  envi- 


358  NOUVELLE  GEOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

rons  de  Ferrare  et  de  Malalbergo  (Fâcheux  abri),  à  l'origine  du  delta 
padan. 

Les  contrées  de  l'Italie  septentrionale  dont  le  climat  local  est  le  plus 
insalubre  sont  les  étroites  vallées  des  Alpes  où  la  lumière  du  soleil  ne 
pénètre  pas  assez.  Les  goitreux  et  les  crétins  y  constituent  une  partie  consi- 
dérable de  la  population;  dans  la  vallée  d'Aoste,  où  la  végétation  est  si 
belle  et  l'humanité  si  laide,  presque  toutes  les  femmes  portent  un  goitre, 
probablement  à  cause  de  la  nature  des  eaux  qui  coulent  sur  des  roches 
magnésifères.  Les  habitants  des  plaines  que  des  canaux  d'irrigation  traver- 
sent dans  tous  les  sens  sont  également  sujets  à  de  fréquentes  maladies,  à 
cause  de  l'influence  pernicieuse  des  miasmes  qui  montent  avec  les  vapeurs 
du  sol  ;  en  outre,  la  nourriture  des  paysans  est  beaucoup  trop  peu  variée  et 
trop  insuffisante  pour  qu'ils  puissent  réagir  contre  les  causes  d'affaiblisse- 
ment ;  ils  s'étiolent  avant  l'âge,  et  nombre  d'entre  eux  succombent  à  la 
pellagre,  cette  incurable  maladie,  connue  seulement  dans  les  contrées  où 
la  farine  de  maïs,  délayée  en  polenta,  est  l'aliment  principal;  sur  vingt- 
quatre  habitants  de  la  province  de  Crémone,  un  est  atteint  du  fléau  ;  en 
d'autres  provinces  la  proportion  est  à  peine  moins  élevée.  Au  milieu  des 
rizières  du  Milanais  et  de  la  Polesina  la  vie  est  encore  plus  précaire  que 
dans  les  autres  parties  de  la  plaine.  Souvent  les  femmes  y  travaillent  pen- 
dant des  heures  dans  l'eau  chauffée  par  le  soleil  et  déjà  putréfiée;  de  temps 
en  temps  elles  doivent  se  baisser  pour  détacher  les  sangsues  qui  montent  à 
leurs  jambes  l. 

Mais  en  dépit  des  maladies,  de  la  misère  et  des  véritables  famines  qui 
suivent  parfois  les  inondations,  la  féconde  plaine  du  Pô  est  une  des  régions 
les  plus  peuplées  de  la  terre.  Tout  l'espace  qu'il  a  été  possible  d'utiliser  se 
trouve  occupé  :  il  n'y  a  plus  de  place  que  pour  l'homme  et  pour  les  ani- 
maux domestiques,  qui  sont  proportionnellement  fort  peu  nombreux.  Les 
bois,  d'ailleurs  presque  tous  changés  en  taillis,  n'ont  plus  de  gibier,  si  ce 
n'est  sur  les  pentes  des  montagnes.  Les  oiseaux  mêmes  sont  relativement 
rares  ;  si  petits  qu'ils  soient,  ils  font  au  moins  une  bouchée  pour  le  repas 
du  paysan.  Au  fusil,  au  lacet,  avec  tous  les  engins  de  destruction,  on  prend 
non-seulement  les  bécasses,  les  cailles,  les  grives,  mais  aussi  les  hirondelles 
et  les  rossignols.  Sur  les  bords  du  lac  Majeur  on  tue  chaque  année,  d'après 
Tschudi,  près  de  soixante  mille  oiseaux  chanteurs  ;   à  Bergaine,   Vérone, 


Température 
moyenne. 

Mois 
le  plus  chaud. 

Mois 
le  plus  froid. 

Écart. 

Turin.  .    . 

H°,75 

22c85  (avril) 

0°,61  (janvier) 

25°,46 

Milan.    .    . 

12°,8 

23°8    (juill.) 

0°,7          » 

23°,  10 

Venise..    . 

13°,01 

25°92     » 

1°,82        » 

22°,10 

POPULATIONS  DE  L'ITALIE   SEPTENTRIONALE.  559 

Chiavenna,  Brescia,  c'est  par  millions  qu'on  les  massacre  :  chaque  colline 
des  avant-monts  alpins  se  termine  par  une  charmille  où  l'on  tend  le  filet 
destructeur. 


La  population  de  toute  la  plaine  arrosée  par  le  Pô,  l'Éridan  des  an- 
ciens, est  d'origine  fort  multiple.  Latine  par  le  langage,  elle  compte 
parmi  ses  ancêtres  des  Ligures,  peut-être  frères  de  nos  Basques  ;  des  Pé- 
lasges,  qui  vivaient  près  des  bouches  du  Pô;  des  Etrusques  groupés  en 
cités  populeuses  et  fort  experts  dans  l'art  de  canaliser  les  eaux;  de  puis- 
santes tribus  gauloises,  dont  l'accent,  sinon  les  mots,  serait  resté  dans  le 
jargon  moderne  des  Italiens  du  Nord;  enfin,  les  Celtes-Ombriens,  que  les 
historiens  disent  avoir  été  le  peuple  le  plus  ancien  de  l'Italie,  et  tous  ces 
aborigènes  «  nés  des  rouvres  »,  dont  la  langue  inconnue  n'a  peut-être  pas 
encore  entièrement  disparu,  puisqu'on  retrouve  dans  les  dialectes  locaux 
quelques  mots  tout  à  fait  inexplicables  par  des  étymologies  d'idiomes  an- 
ciens et  modernes.  Largement  ouvertes  à  l'orient,  comme  le  sont  les  cam- 
pagnes du  Pô,  elles  devaient  naturellement  être  visitées  et  envahies  par 
toutes  les  populations  surabondantes  des  bords  de  l'Adriatique  et  des  hautes 
vallées  alpines.  On  admet  en  général  que  la  race  ligure  prédominait  au 
sud  du  Pô  et  dans  la  vallée  du  Tanaro  jusqu'à  la  Trebbia,  tandis  que  plus 
à  l'est  les  Celtes  et  les  Etrusques  occupaient  la  contrée. 

Les  invasions  germaniques  des  premiers  siècles  de  l'ère  actuelle  ont  dû 
laisser  aussi  par  les  croisements  une  influence  durable  sur  les  habitants  de 
l'Italie  du  Nord.  La  grande  proportion  d'hommes  de  haute  taille  que  l'on 
rencontre  dans  la  vallée  du  Pô  témoigne  de  cette  action  des  peuples 
transalpins.  Les  étrangers,  Goths  et  Vandales,  Hérules  et  Lombards,  se 
sont  bientôt  fondus  dans  la  masse  latinisée  du  peuple,  mais  la  prise  qu'ils 
ont  eue  sur  les  vaincus  par  la  conquête  et  la  possession  du  pouvoir  féodal 
leur  a  donné  plus  d'importance  qu'ils  n'en  auraient  eu  par  le  seul  nombre. 
L'ancienne  histoire  de  la  Lombardie  est  la  lutte  entre  le  fief  et  la  commune  : 
dès  que  celle-ci  l'eut  emporté,  c'est-à-dire  vers  le  commencement  du 
dixième  siècle,  l'usage  de  l'italien  remplaça  partout  celui  de  l'allemand. 
Les  noms  de  famille  et  de  lieux  d'origine  lombarde  sont  très-communs 
sur  la  rive  gauche  du  Pô  et  jusqu'à  la  base  des  Apennins.  Ainsi,  pour  ne 
citer  qu'un  exemple,  Marengo  répond  au  nom  allemand  de  Mehring.  On  a 
voulu  voir  aussi  dans  les  innombrables. localités  dont  les  noms  se  terminent 
en  ago  et  en  ate\  Lurnago,  Gavirate,  Belgirate,  des  mots  allemands  où  la 
finale  ach  se  serait  légèrement  modifiée,  mais  il  est  plus  probable  que  ce 


560 


NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 


sont  des  noms  celtiques,  à  peine  différents  des  lieux  en  «c,  que  l'on  trouve 
en  foule  clans  la  France  méridionale. 

Le  Frioul  ou  Friuli,  le  Furlanei  des  indigènes,  province  resserrée  entre 
les  rivages  de  l'Adriatique,  les  Alpes  Carniques  et  le  plateau  du  Carso,  est 
la  région  où  l'influence  germanique  s'est  fait  le  plus  longtemps  sentir  dans 
les  mœurs  et  la  langue.  Elle  a  même  été  assez  considérable  pour  faire  classer 


N°  65.    —    COMMUNES    GERMANIQUES. 


Echelle  de  j    600000 


les  gens  du  Frioul  comme  une  sorte  de  race  à  part,  quoique  leurs  ancêtres 
aient  été,  comme  la  plupart  des  autres  Italiens  du  Nord,  des  Celtes  lati- 
nisés :  des  croisements  avec  leurs  voisins  orientaux,  les  Slovènes,  ont  aussi 
contribuée  leur  donner  un  caractère  provincial  fort  distinct  de  celui  des 
Vénitiens  et  des  Trévisans,  Sans  compter  ceux  dont  le  langage  s'est  à  peu 
près  complètement  fondu  avec  ceux  des  Italiens  proprement  dits,  ils  sont  au 
nombre  d'environ  cinquante  mille. 

Des  nombreuses  colonies  germaniques  dont  on  retrouve  les  traces  dans 


GERMAINS  ET  VAUDOIS  D'ITALIE.  361 

les  plaines  de  l'Italie  septentrionale  et  sur  les  premières  pentes  alpines,  les 
deux  plus  considérables  étaient  les  «Treize  Communes»,  situées  au  nord  de 
Vérone,  non  loin  de  la  rive  gauche  de  l'Adige,  et  les  «  Sept  Communes  », 
dans  le  groupe  de  montagnes,  entouré  de  vallées  profondes,  qui  domine  le 
cours  de  la  Brenta  au  nord-ouest  de  Bassano.  Actuellement  les  homines  teu- 
tonîci  de  ces  districts,  prétendus  Cimbres  dans  lesquels  les  érudils  voulaient 
reconnaître  les  descendants  des  barbares  vaincus  par  Marins,  ne  révèlent 
plus  leur  origine  que  par  leurs  yeux  bleus  et  leur  chevelure  blonde;  mais 
par  le  langage  et  les  mœurs  ils  ne  sont  pas  moins  Italiens  que  les  gens  de 
la  vallée  :  à  peine  quelque  vieillard  comprend-il  encore  l'idiome  de  ses 
aïeux,  que  l'on  dit  avoir  beaucoup  ressemblé  au  langage  bavarois  des  bords 
du  Tegernsee.  On  ne  sait  plus  bien  quelles  étaient  les  limites  exactes  des 
Treize  Communes,  dont  les  noms  et  les  contours  ont  changé.  Le  territoire 
des  Sept  Communes,  ou  le  district  d'Asiago,  l'ancien  Schlàge  des  Allemands, 
est  parfaitement  délimité  par  la  nature  du  sol;  mais  quoique  limitrophe  de 
l'Autriche,  il  est  à  peine  moins  latinisé  que  l'autre  district.  Du  reste,  loin 
d'avoir  été  sur  le  sol  italien  les  champions  de  la  puissance  allemande, 
comme  on  se  l'imagine  facilement  de  l'autre  côté  des  Alpes,  les  habitants 
des  communes  germaniques  étaient  au  contraire  chargés  par  la  répu- 
blique de  Venise  du  soin  de  défendre  ses  frontières  contre  les  envahisseurs 
du  Nord  :  ils  étaient  dispensés  du  service  militaire,  et  jouissaient  de  leur 
autonomie  administrative,  mais  à  charge  d'empêcher  le  passage  de  l'ennemi 
à  travers  leurs  vallées,  et  de  tout  temps  ils  s'acquittèrent  vaillamment  de 
cette  mission  :  de  là  le  nom  de  «  très-fidèles  »  que  les  Vénitiens  avaient 
ajouté  à  la  désignation  de  «  très-pauvres  »  portée  jadis  par  ces  anciennes 
populations  lombardes.  Mais  ni  la  protection  de  Venise,  ni  plus  tard  celle 
de  l'Autriche,  n'ont  pu  sauver  les  communes  allemandes  de  l'invasion  des 
«  Velches  ».  A  l'orient  des  grands  lacs  il  ne  reste  plus  un  seul  groupe  de 
population  non  italienne;  c'est  au  nord  du  Piémont  seulement,  sur  le  versant 
méridional  des  Alpes  suisses,  qu'ont  pu  se  maintenir  des  colonies  germa- 
niques .  Ces  colonies,  qui  occupent  les  vallées  rayonnant  au  sud  du  mont 
Rose  et  le  haut  val  Pommât,  où  la  Toce  naissante  forme  l'une  des  plus 
admirables  chutes  des  Alpes,  auraient  aussi  depuis  longtemps  changé  de 
langue,  si  elles  n'étaient  appuyées  par  les  populations  de  même  race  qui 
vivent  en  Suisse,  dans  les  vallées  limitrophes.  Récemment  encore  Alagna 
(Olen),  l'un  de  ces  villages  allemands,  conservait  ses  mœurs  antiques  :  de- 
puis des  siècles  il  n'y  avait  eu  ni  procès,  ni  contrat,  ni  testament,  ni  acte 
notarié  d'aucune  sorte  :  tout  y  était  réglé  par  la  coutume,  c'est-à-dire  par 
l'autorité  absolue  des  chefs  de  famille. 

i.  46 


562  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

L'élément  français  est  beaucoup  plus  considérable  que  l'élément  germa- 
nique sur  le  versant  italien  des  Alpes.  Toute  la  haute  vallée  d'Aoste,  entre  le 
massif  du  Grand-Paradis  et  celui  du  mont  Rose,  et  de  l'autre  côté  des  mon- 
tagnes de  Maurienne,  les  vallées  supérieures  de  la  Doire  Ripaire,  du  Gluson, 
du  Pellis  ou  Pelice,  de  la  Varoche  ou  Varaita,  sont  habitées  par  des  popula- 
tions de  langue  française  et  de  même  origine  que  les  Savoyards  et  les 
Dauphinois  du  versant  opposé.  La  disposition  générale  des  massifs  alpins  a 
facilité  cette  invasion  pacifique  des  Celtes  occidentaux,  au  nombre  d'environ 
1 20,000.  C'est  a  l'ouest  de  la  crête  que  les  montagnards  occupent  le  plus 
vaste  territoire  et  sont  groupés  en  communautés  nombreuses;  dominant, 
comme  du  haut  d'une  citadelle,  les  plaines  de  l'Italie,  il  est  tout  naturel  qu'ils 
soient  descendus  pour  occuper  toute  la  zone  des  forêts  et  des  pâturages,  des 
étroites  vallées  jusqu'au  pied  des  monts.  En  maints  endroits  le  dernier  défilé 
où  se  glisse  le  torrent  avant  de  s'étaler  dans  la  plaine  était  leur  limite,  et  la 
dernière  roche  des  chaînons  avancés  porte  encore  les  ruines  des  châteaux  de 
défense  de  l'ancien  Dauphiné  français.  Mais  la  centralisation  croissante  de  l'E- 
tat italien,  la  conscription  militaire,  l'administration,  les  tribunaux,  les  éco- 
les font  de  plus  en  plus  reculer  la  langue  française  vers  la  frontière  poli- 
tique; chaque  village  a  déjà  deux  noms,  et  la  désignation  moderne  est 
celle  qui  prend  peu  à  peu  le  dessus.  Les  populations  de  langue  française  qui 
résistent,  le  plus  à  l'italianisation  sont  les  Vaudois  des  deux  vallées  du  Pellis 
et  du  Cluson,  en  amont  de  Pignerol  ou  Pinerolo.  C'est  que  les  Vaudois  ont 
une  littérature,  de  fortes  traditions,  une  histoire,  un  patriotisme  religieux 
et  national.  Leur  secte,  bien  antérieure  à  la  Réforme,  était  persécutée  dès 
le  treizième  siècle,  et  depuis  cette  époque  leur  vie  s'est  passée  dans  les 
luttes  et  les  souffrances  de  toute  espèce  ;  souvent  on  a  pu  croire  que 
l'extermination  de  ce  petit  peuple  avait  été  complète;  mais  il  s'est  toujours 
relevé,  et  l'année  1848  lui  a  donné  l'égalité  des  droits.  Jadis  la  force 
morale  obtenue  par  l'habitude  du  sacrifice  avait  assuré  aux  Vaudois  exilés 
une  grande  influence  dans  les  pays  de  refuge,  en  Suisse,  en  France,  en 
Angleterre  :  aussi  «  l'Israël  des  Alpes  »  a-t-il  conquis  dans  l'histoire  une 
place  bien  plus  importante  que  ne  pourrait  le  faire  supposer  sa  faible 
population,  de  seize  à  dix-sept  mille  habitants. 

La  fertilité  du  sol,  la  richesse  en  eaux  courantes  et  l'immense  outillage 
agricole  légué  par  les  générations  antérieures  retiennent  encore  à  la  culture 
de  la  terre  la  plus  grande  partie  des  populations  de  l'Italie  padane.  On 
essayerait  vainement  d'évaluer  la  prodigieuse  quantité  de  travail  repré- 
sentée par  le  réseau  des  canaux  d'irrigation,  l'entretien  des  digues,  des 
fossés,  des  chemins,  l'égalisation  de  la  surface  des  champs,  la  transforma- 


INDUSTRIE  DE  L'ITALIE  SEPTENTRIONALE.  365 

lion  de  toutes  les  pentes  cultivées  des  montagnes  en  terrasses  ou  ronchi 
d'une  parfaite  régularité  ;  les  énormes  déblais  de  terrains  que  se  vante 
d'avoir  faits  l'industrie  moderne  pour  la  construction  des  chemins  de  fer 
sont  peu  de  chose  en  comparaison  des  gradins  de  cultures  que  les  paysans 
ont  établis,  comme  des  escaliers  de  géants,  sur  le  pourtour  de  toutes  les 
collines  et  à  la  base  de  presque  tous  les  monts  qui  enceignent  la  vallée  du 
Pô.  Le  mode  de  culture  adopté  demande  en  outre  un  labeur  incessant, 
car  ce  n'est  pas  de  la  charrue  de  fer,  c'est  de  la  «  bêche  à  fil  d'or  »  que  se 
sert  le  paysan  :  son  travail  est  plutôt  du  jardinage  que  de  l'agriculture  pro- 
prement dite.  Aussi  la  quantité  des  produits  fournis  par  la  grande  plaine, 
céréales,  plantes  fourragères,  feuilles  de  mûrier  et  cocons,  légumes  et 
fruits,  fromages  dits  parmesans,  lodésans,  gorgonzola,  et  d'autres  encore, 
s'élève-t-elle  au  moins  à  la  somme  de  deux  milliards  et  suffit  à  maintenir 
un  commerce  d'exportation  très-considérable.  Par  certaines  cultures,  la 
Lombardie  et  le  Piémont  se  trouvent  au  premier  rang  dans  le  monde,  et 
presque  seules  en  Europe  ces  contrées  possèdent  la  culture  semi-tropicale 
du  riz,  introduite  au  commencement  du  seizième  siècle.  Quant  aux  vigno- 
bles attaqués  du  phylloxéra,  ils  sont  en  général  mal  entretenus  et  ne  donnent 
qu'une  liqueur  médiocre,  si  ce  n'est  sur  les  coteaux  d'Asti  et  du  Montferrat 
et  sur  le  monticule  insulaire  de  San  Colombano,  dont  les  vins  sont  très-jus- 
tement renommés.  On  dit  aussi  que  le  picolito  des  environs  d'Udine  est  à 
peine  inférieur  au  tokaj. 

Les  grandes  provinces  agricoles  de  la  région  du  Pô  correspondent  aux 
divisions  naturelles  du  sol,  la  montagne,  la  colline  et  la  plaine.  La  diver- 
sité des  terres  et  des  climats  a  eu  pour  conséquences,  non-seulement  la 
diversité  des  cultures,  mais  encore  une  différence  essentielle  dans  le  régime 
de  la  propriété.  Dans  les  hautes  vallées,  du  col  de  Tende  au  mont  Tricorno 
ou  Triglav,  la  plus  grande  partie  du  sol,  pâturages  et  forêts,  était  indivise 
entre  tous  les  habitants  d'une  même  commune  et  c'est  à  grand'peine  que 
la  loi  italienne,  hostile  à  ce  mode  de  propriété,  parvient  à  la  transformer 
graduellement.  Mais  si  presque  tous  les  montagnards  sont  copropriétaires 
d'alpes  et  de  forêts  communes,  ils  ont  aussi  des  lopins  de  terre  qui  leur 
appartiennent  en  propre;  chacun  possède  son  petit  versant  de  prairie,  son 
rocher  qu'il  a  changé  en  jardin  à  force  de  travail;  l'état  social  des  habitants 
ressemble  à  celui  des  paysans  français,  qui,  eux  aussi,  jouissent  des  avan- 
tages de  la  petite  propriété.  Dans  les  pays  de  collines,  au  pied  de  la  mon- 
tagne, la  terre  est  divisée  en  métairies  déjà  plus  grandes,  le  paysan  n'est 
plus  son  propre  maître,  il  est  soumis  à  une  foule  d'usages  et  de  redevances 
d'origine  féodale,  mais  du  moins  a-t-il  une  part  de  produits  dont  il  peut 


566  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

disposer  à  son  gré.  Dans  la  basse  plaine,  où  le  creusement  et  l'entretien 
des  canaux  nécessite  l'emploi  de  grands  capitaux,  les  campagnes,  quoique 
toujours  divisées  en  nombreuses  parcelles,  appartiennent  presque  en  entier 
à  de  riches  propriétaires,  qui  pour  la  plupart  vivent  loin  de  leurs  domaines 
et  les  louent  à  des  métayers.  La  multitude  des  cultivateurs  resLe  donc  sans 
ressources  et  travaille  à  gages  sur  les  terres  d'autrui.  C'est  dans  la  région  la 
plus  fertile  de  l'Italie  du  Nord  que  vivent  les  paysans  les  plus  misérables, 
les  plus  souvent  décimés  par  les  maladies,  les  plus  insouciants  du  privilège 
de  l'instruction.  A  cet  égard,  quelle  différence  entre  eux  et  les  montagnards 
vaudois  des  environs  de  Pignerol  ou  les  habitants  de  la  Valteline  !  La  pro- 
vince de  Sondrio,  que  forme  la  haute  vallée  de  l'Adda,  est  parmi  toutes  les 
contrées  de  l'Italie  celle  qui  a  l'honneur  de  compter  dans  ses  limites  la 
moindre  proportion  d'hommes  absolument  ignares. 

Un  mouvement  d'émigration  périodique  emmène  chaque  année  un  grand 
nombre  de  montagnards  des  Alpes  d'Italie  dans  les  cités  de  la  plaine  et 
dans  les  pays  étrangers.  Suivant  un  vieux  proverbe,  «  il  n'y  a  point  de 
contrée  dans  le  monde  sans  passereaux  ni  Bergamasques  ;  »  mais  ceux-ci, 
fort  nombreux  il  est  vrai,  ne  constituent  pourtant  qu'une  faible  propor- 
tion des  montagnards  nomades  qui  vont  soutenir  loin  du  pays  natal,  et 
jusqu'en  Amérique,  le  dur  combat  de  l'existence.  Les  Frioulans,  les  ri- 
verains du  lac  Majeur  et  les  Piémontais  sont  parmi  les  empressés  à  quitter 
les  masures  paternelles.  Les  cols  des  Alpes  occidentales,  fort  dangereux 
en  hiver  à  cause  de  la  grande  abondance  des  neiges,  ne  sont  pratiqués 
dans  cette  saison  que  par  des  Piémontais  descendant  à  Marseille  et  dans 
les  autres  villes  de  la  France  méridionale  ;  ils  viennent  par  bandes  prendre 
part  aux  travaux  publics,  à  côté  des  ouvriers  français,  qui  les  aiment  peu 
d'ailleurs,  à  cause  de  la  baisse  des  salaires  amenée  par  leur  concurrence. 
Accoutumés  à  une  abstinence  rigoureuse,  les  Piémontais  peuvent  se  con- 
tenter de  prix  de  misère  et  chassent  ainsi  les  ouvriers  provençaux  d'un 
grand]  nombre  de  chantiers.  En  Suisse,  ce  sont  aussi  des  Piémontais  qui, 
avec  les  Tessinois,  construisent  les  maisons  et  remuent  la  terre  pour  les 
grands  travaux  publics.  Ils  émigrent  jusqu'en  Suède;  à  Londres,  leur 
venue  a  récemment  fait  cesser  la  grève  des  maçons  anglais. 

A  l'exception  des  importantes  mines  de  fer  qui  servaient  à  fabriquer  les 
armes  si  renommées  de  Brescia,  et  des  gisements  d'or  du  val  Anzasca,  au 
pied  des  Alpes  du  mont  Rose,  où  du  temps  des  Romains  travaillaient  jusqu'à 
cinq  mille  esclaves,  et  qui  de  nos  jours  sont  encore  exploités  avec  quelque 
fruit,  l'Italie  du  Nord  n'a  guère  de  veines  métalliques  d'une  grande  richesse;, 
mais  elle  a  ses  carrières  de   marbre,  de  gneiss,   de  granit,  de  terre  à 


MINES  ET  PÊCHERIES  DE  L'ITALIE  SEPTENTRIONALE.  567 

poterie  et  à  faïence  ;  ees  travaux  miniers  occupent  des  populations  entières. 
Quant  à  l'industrie  proprement  dite,  on  sait  quelle  fut  jadis  son  impor- 
tance à  l'époque  des  grandes  républiques  italiennes,  on  sait  à  quel  degré 
de  perfection  les  ouvriers  lombards  et  vénitiens  avaient  porté  la  fabrication 
des  tissus  de  soie,  des  velours,  des  étoffes  d'or  et  d'argent,  des  tapisseries, 
des  glaces,  des  verreries,  des  faïences,  des  métaux  ouvrés,  des  objets  de 
toute  espèce  qui  demandent  du  goût  et  de  l'habileté  de  main.  La  perte  de 
la  liberté  fut  aussi  la  ruine  de  l'industrie;  mais  de  nos  jours  les  tradi- 
tions du  travail  se  renouent,  surtout  pour  la  fabrication  des  soieries. 
Seulement  les  manufactures  manquent  de  bois  et  de  houille,  cet  aliment 
presque  indispensable  des  machines  ;  l'eau  des  torrents  est  la  grande 
force  motrice  à  laquelle  les  usiniers  doivent  avoir  recours  :  c'est  à  l'issue 
des  vallées  alpines  que  se  fondent  presque  toutes  les  grandes  usines. 

Parmi  les  anciennes  industries  qui  subsistent  encore  et  qui  appartiennent 
en  propre  à  l'Italie,  il  faut  citer  les  pêcheries  des  lagunes  de  Comacchio. 
L'ensemble  de  l'étang  constitue  un  immense  appareil  de  capture,  unique 
dans  le  monde.  Le  «  grau  »  de  Magnavacca,  devenu  à  peu  près  complète- 
ment inutile  pour  la  navigation,  sert  maintenant  de  porte  d'entrée  aux 
eaux  du  canal  Palotta,  que  l'on  peut  justement  désigner  sous  le  nom 
d'aorte  de  l'étang.  Ce  canal,  creusé  de  1631  à  1654,  apporte  les  eaux 
salées  dans  l'intérieur  du  continent  et,  par  d'ingénieuses  ramifications  de 
canaux  secondaires,  munis  de  vannes  et  d'écluses,  fait  circuler  le  flot  vivi- 
fiant jusqu'aux  extrémités  des  lagunes  :  la  grande  nappe  de  Mezzano  qui 
occupe  toute  la  partie  occidentale  des  valli  s'est  trouvée  ainsi  rattachée 
aux  étangs  du  littoral,  et  ses  eaux  douces  se  sont  changées  en  eaux  salées. 
Les  divers  bassins  endigués,  dans  chacun  desquels  viennent  déboucher  les 
artères  et  les  artérioles  du  canal  Palotta,  sont  autant  de  champs  où  le  poisson 
apporté  par  l'eau  marine  vient  s'ensemencer  et  se  développe  à  foison;  le 
labyrinthe  à  double  et  triple  fond  qui  donne  accès  aux  hôtes  venus  du 
large  ne  les  laisse  plus  sortir  ;  ils  restent  dans  les  réservoirs  et,  quand 
arrive  la  saison  de  la  récolte,  c'est  par  charges  entières  de  bateaux  qu'on 
les  ramasse  dans  les  filets.  Spallanzani  a  vu  prendre  dans  un  seul  «  champ  » 
et  durant  une  seule  nuit  plus  de  60,000  livres  de  poisson.  Cette  énorme 
quantité  a  été  quelquefois  dépassée;  alors  on  utilise  toute  la  masse  de 
chair  pour  les  engrais.  La  population  des  pêcheurs  de  Comacchio  se 
compose  d'un  peu  plus  de  cinq  mille  individus,  presque  tous  remarquables 
par  leur  grande  taille,  leur  force,  leur  souplesse.  Ainsi  que  le  fait  remar- 
quer le  pisciculteur  Coste,  c'est  un  fait  des  plus  curieux  qu'une  colonie 
tout  entière,  réfugiée  dans  l'île  solitaire  de  Comacchio,  isolée  de  toutes 


568 


NOUVELLE  GEOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 


les  contrées  voisines  par  de  vastes  lagunes,  réduite  pour  vivre  à  exploiter 
les  eaux  comme  les  autres  exploitent  leurs  sillons,  soumise  à  un  régime 
alimentaire  exclusivement  formé  de  trois  espèces  de  poissons,  le  muge, 
l'anguille,  l'acquadelle,  ait  pu  traverser  une  longue  série  de  siècles  en 
conservant  le  type  de  sa  race  dans  un  état  aussi  florissant  que  les  popula- 


N°    66.    —   LAGUNES   DE    COMACCHIO. 


141 


daprés  la  carte  de  1  Ji  ta  l- Major  Aul.rich.uni 


Ecnelle  de   1   290  000 


tions  des  plus  riches  territoires.  Malheureusement  les  pêcheurs  de 
Comacchio  ne  sont  pas  propriétaires  de  leurs  «  champs  »  :  ceux-ci  appar- 
tiennent à  l'État  et  à  de  riches  particuliers  ;  les  ouvriers,  astreints  à  un 
travail  fort  pénible,  vivent  dans  de  grandes  casernes  au  milieu  des  îlots, 
et  leurs  femmes,  leurs  mères,  n'ont  pas  même  le  droit  de  les  visiter;  ils 
ne  retournent  à  la  ville  qu'à  des  époques  fixées. 


INDUSTRIE  ET  COMMERCE  DE  LA  VALLEE  DU  PO. 


S  60 


L'énorme  population  de  la  vallée  du  Pô,  à  peine  inférieure  à  celle  de 
tout  le  reste  de  l'Italie  continentale,  est  inégalement  répartie  suivant  les 
différences  du  relief  et  de  la  fertilité  du  sol;  mais  si  ce  n'est  dans  les 
hautes  et  froides  régions  des  Alpes,  les  habitants  sont  partout  groupés  en 
bourgades  et  en  cités  :  du  haut  d'une  tour,  c'est  par  dizaines  qu'on  voit 


N°  67.    —   l'ÊCHERIES   BE    COMACCHIO. 


Eclielle  de  1:78 .000 


leurs  masses  rouges  et  blanches  trancher  çà  et  là  sur  la  verdure  ;  mais  les 
hameaux,  les  villages  manquent  presque  complètement.  Les  métayers  étant 
les  seuls  habitants  de  la  campagne  proprement  dite,  la  population  rurale 
ne  peut  s'agglomérer,  toutes  les  familles  de  cultivateurs  restent  dans  l'iso- 
lement, tandis  que  les  nombreux  propriétaires  terriens  vivent  tous  dans  les 
petites  villes  et  leur  donnent  une  richesse  d'aspect  que  n'ont  point  les  loca- 

i.  47 


370  NOUVELLE  GEOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

lités  de  même  importance  dans  les  autres  parties  de  l'Europe.  A  égalité  de 
surface,  aucune  région  du  continent  n'est  aussi  peuplée  que  l'Italie  du 
Nord;  si  l'on  ne  tient  compte  que  des  contrées  agricoles,  la  Lombardie  est  la 
partie  du  continent  où  les  villes  sont  le  plus  pressées  les  unes  contre  les 
autres  :  il  faut  aller  jusque  sur  les  bords  du  Gange  et  dans  la  «  Fleur  du 
Milieu  »  pour  trouver  de  pareilles  agglomérations  humaines1. 

Les  grandes  villes  y  sont  aussi  fort  nombreuses,  et  parmi  ces  villes, 
presque  toutes  ont  acquis,  par  leurs  monuments,  leurs  trésors  d'art,  leurs 
souvenirs  historiques,  un  nom  considérable  parmi  les  cités  de  l'univers. 
Dans  une  contrée  comme  celle  du  bassin  padan,  où  les  agriculteurs  sont 
partout  groupés  en  multitudes  et  où  les  communications  ont  toujours  été 
des  plus  faciles,  les  centres  de  population  pouvaient  se  déplacer  sans  peine, 
suivant  les  hasards  des  guerres  et  les  diverses  vicissitudes  de  l'histoire.  De 
là  cette  foule  de  villes  célèbres  comme  chefs-lieux  d'anciennes  républiques 
ou  comme  résidences  royales  et  ducales. 

Cependant  il  est  à  la  base  des  Alpes  et  des  Apennins  des  cités  qui  occu- 
pent un  emplacement  indiqué  d'avance  par  la  nature.  Ce  sont  les  localités 
placées  aux-  débouchés  des  passages  de  montagnes  et  servant  à  la  fois 
d'entrepôts  naturels  pour  le  commerce  et  de  sentinelles  militaires.  Ainsi 
l'antique  Ariminum,  la  Rimini  moderne,  située  à  l'angle  méridional  de 
la  grande  plaine  du  Pô,  gardait  à  l'époque  romaine  l'étroit  littoral  ouvert 
entre  l'Adriatique  et  la  base  des  Apennins.  C'est  là  que  se  trouvait  l'entrée 
de  l'Italie  du  Nord.  La  voie  Flaminienne,  descendue  des  montagnes,  y 
atteignait  la  mer;  la  voie  Emilienne,  qui  est  encore  aujourd'hui  la  grande 
ligne  de  communication  entre  le  Piémont  et  l'Adriatique,  y  prenait  son 
point  de  départ  ;  là  aussi  commençait  la  voie  qui  suivait  le  littoral  en  se 
dirigeant  sur  Ravenne.  Plus  tard,  lorsque  Rome  n'était  plus  la  capitale  de 
la  Péninsule  et  du  monde,  et  que  l'Italie  était  encore  divisée  en  Etats 
ennemis,  les  villes  situées  à  l'entrée  de  la  plaine  du  côté  du  sud  et  aux 
passages  du  Pô,  Bologne,  Ferrare,  avaient  aussi  une  grande  importance 
stratégique.  Plaisance,  placée  au  défilé  du  Pô,  entre  le  Piémont  et  l'Emilie, 
tfst  encore  une  place  de  guerre  de  premier  ordre  ;  Alexandrie,  située  près 
du  confluent  duTanaro  et  de  la  Bormida,  dans  une  plaine  des  plus  fameuses 


Piémont.  , 
Lombardie, 
Vénctie.  . 
Emilie .    . 


Population 

Populalion 

Superficie. 

à  la  fin  de  1878 . 

kilométrique 

29,286  kil.  car. 

5,777,200  hab. 

129  hab. 

25,527         » 

3,625,000     » 

154     » 

25,464         » 

2,790,500     » 

119     >» 

20,515        » 

2,187,000     » 
12,577,500  hab. 

107     » 

96,792  kil.  car. 

127  hab, 

CITÉS    DE  LA    VALLu-E   DU    PO. 


571 


par  ses  batailles  sanglantes,  était  également  destinée  à  devenir  une  formi- 
dable citadelle,  quoique  par  dérision  elle  porte  encore  le  nom  d'Alexan- 
drie de  «  la  Paille  ».  Enfin,  dans  le  voisinage  de  la  France  et  de  l'Autriche, 
chaque  vallée  possédait  à  son  issue  un  verrou  de  fermeture  :  Vinadio,  Châ- 
teau-Dauphin, Pignerol,  Fenestrelle,  Suse  et  d'autres  places,  devenues 
intenables  pour  la  plupart  à  cause  de  la  grande  puissance  de  l'artillerie 
moderne,  étaient  les  forteresses,  si  souvent  tournées,  qui  devaient  protéger 
l'Italie  contre  ses  puissants  voisins. 


lD0io'E.deGp 


N°   68.   ISSUES   DE   LA   VALLÉE   DE   L  ADIGE 

S7 


W~ 


10°  3,o' E. de  O 


d'^rès  la  Carte  de  lEtat-major  AuùicMen. 


Echelle  de  397.000 


olGL 


Mai'a.is 


Rizières 


Mais  depuis  la  ruine  de  l'empire  romain  le  débouché  des  Alpes  qu'il  fut 
toujours  le  plus  indispensable  de  mettre  en  état  de  défense  est  celui  qui 
descend  du  Brenner.  Au  point  de  vue  militaire,  les  plaines  qui  s'étendent 
au  sud  du  lac  de  Garde,  des  bords  du  Mincio  à  ceux  de  l'Adige,  sont  le 
point  faible  de  l'Italie.  L'histoire  l'a  bien  prouvé.  Les  populations  paci- 
fiques des  campagnes  avaient  eu  beau  vouer  aux  dieux  le  passage  du 
Brenner  et  le  mettre  solennellement  sous  la  protection  des  tribus  limi- 
trophes, les  hordes  guerrières  droutre-mont  ne  se  laissèrent  point  arrêter 
par  des  autels  ;  trop  souvent,  comme  un  fleuve  qui  s'épanche  par-dessus 
une  écluse  trop  basse,  elles  descendirent  en  torrent  dans  les  plaines  de 
l'Italie,  pillant  les  villes  et  massacrant  les   hommes.  Nulle  région  de  la 


572  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

terre  n'est  plus  teinte  de  sang.  Jusque  clans  la  dernière  moitié  de  ce  siècle 
les  débouchés  de  la  haute  vallée  de  l'Adige  ont  été  le  principal  théâtre  des 
batailles  qui  se  livraient  pour  la  possession  de  l'Italie.  Pas  une  ville,  pas 
un  village  de  cet  étroit  district  qui  ne  soit  devenu  tristement  célèbre  dans 
l'histoire  de  l'humanité  :  c'est  là  que  se  trouvent  les  champs  de  bataille  et 
de  mort  de  Castiglione,  de  Lonato,  de  Rivoli,  de  Solferino,  de  Custozza. 
Lorsque  les  Autrichiens  possédaient  la  Lombardo-Vénétie,  ils  avaient  eu  soin 
de  fortifier  les  abords  de  la  grande  porte  de  l'Adige  par  les  quatre  formi- 
dables citadelles  dites  du  quadrilatère,  Vérone,  Peschiera,  Mantoue,  Le- 
gnago,  et  par  un  grand  nombre  d'autres  ouvrages  moins  importants  :  c'é- 
taient les  «  clefs  de  la  maison».  L'Italie,  redevenue  maîtresse  chez  elle,  les 
a  reprises;  la  porte  lui  était  fermée;  maintenant  elle  l'est  contre  l'Autriche. 

Les  mêmes  conditions  de  sol  qui  assuraient  d'avance  une  grande  impor- 
tance stratégique  aux  débouchés  des  Alpes  et  des  Apennins  devaient  aussi 
leur  donner  un  rôle  considérable  dans  l'histoire  du  commerce  :  places  de 
guerre  et  villes  d'échanges  ne  pouvaient  se  placer  qu'à  la  descente  des 
cols,  les  unes  pour  surveiller  jalousement  le  passage,  les  autres  au 
contraire  pour  recevoir  avec  joie  les  voyageurs  et  les  marchandises, 
source  de  leurs  richesses.  Toutefois,  génie  militaire  et  commerce  ne  se 
plaisant  guère  dans  le  voisinage  l'un  de  l'autre,  les  entrepôts  d'échanges 
se  sont  établis  pour  la  plupart  de  manière  à  jouir  des  avantages  que 
présentent  les  grands  chemins  naturels  des  peuples,  tout  en  évitant  les 
tracasseries  et  les  périls  que  l'état  de  guerre  ou  de  paix  armée  entraîne 
toujours  avec  lui.  L'ordre  d'importance  des  villes  commerciales  se  trouve 
naturellement  réglé  par  le  nombre  des  passages  fréquentés  qui  viennent  y 
aboutir.  Une  localité  située  sur  une  seule  de  ces  giandes  routes  n'est 
qu'une  simple  étape;  au  débouché  de  deux  ou  de  trois  cols,  elle  devient 
déjà  un  centre  de  population  et  de  richesses;  au  point  de  joncLion  d'un 
plus  grand  nombre  de  chemins,  c'est  une  capitale.  Ainsi  Turin,  vers 
laquelle  convergent  toutes  les  routes  traversières  des  Alpes,  du  massif  du 
mont  Blanc  à  la  racine  des  Apennins,  est  par  sa  position  même  un  des 
points  vitaux  du  commerce  européen.  Milan,  où  viennent  aboutir  les  sept 
grandes  routes  alpines  du  Simplon,  du  Gothard,  du  Bernardin,  du  Splûgen, 
du  Julier,  de  la  Maloya,  du  Stelvio,  est  également  un  emporium  nécessaire; 
de  même  Bologne,  que  des  marais  et  le  lit  du  Pô,  difficile  à  franchir,  sépa- 
raient autrefois  des  Alpes,  mais  que  des  chemins  de  fer  rattachent  mainte- 
nant à  tous  les  grands  cols  de  l'hémicycle  des  montagnes;  c'est  là  que  vien- 
nent se  réunir  les  lignes  de  Yienne,  de  Paris,  de  Marseille  et  de  Naples. 

Sans  la  création  des  routes,  la  vallée   du   Pô   n'aurait  jamais   eu  dans 


CITÉS   DE  LA   VALLEE     DU  PO, 


37J 


l'histoire  de  l'Europe  l'importance  relative  qu'elle  possède.  La  haute 
muraille  elliptique  des  Alpes  la  séparait  complètement  de  la  France,  de  la 
Suisse  et  de  l'Allemagne,  tandis  qu'au  sud  le  rempart  moins  élevé  des 
Apennins  rendait  les  communications  difficiles  avec  les  vallées  du  Tibre  et 
de  l'Arno  ;  le  pays  n'était  ouvert  que  du  côté  de  la  mer  Adriatique,  en  face 
d'un  rivage  escarpé,  sauvage,  encore  de  nos  jours  habité  par  des  popu- 
lations demi-barbares.  Dans  tout  le  continent  de  l'Europe  il  n'est  pas  de 
région  naturelle  qui  soit  plus  enfermée,  dont  l'enceinte  soit  plus  haute  et 
plus  difficile  à  franchir,  du  moins  pour  les  habitants  de  la  plaine  inféV 


N°  69.   PASSAGES  DES   AI.PES. 


Echelle  de  1  :  2.S00.00O 


100  kilomètres 


ricure;  mais  l'ouverture  des  grandes  routes  carrossables  et  des  chemins  de 
fer  a  changé  tout  cela,  et  l'Italie  du  Nord  est  devenue  pour  le  commerce  de 
l'Europe  un  des  principaux  centres  d'appel  et  de  répartition.  Par  Venise, 
elle  tient  l'Adriatique  ;  par  les  voies  ferrées  des  Apennins,  elle  a  Gênes, 
Savone,  le  golfe  de  Spezia  et  la  mer  Tyrrhénienne  ;  elle  commande 
à  la  fois  les  deux  mers  qui  baignent  l'Italie.  Le  chemin  de  fer  de 
Modane,  ceux  du  Brenner  et  du  Semmering  font  converger  vers  la  basse 
Lombardie  une  partie  des  échanges  de  la  France,  de  l'Allemagne,  de 
l'Autriche;  bientôt  d'autres  lignes  du  grand  réseau  européen,  descendant 
dePontebba,  du  Saint-Gothard,  du  mont  Genèvre,  du  col  de  Tende,  vont 
s'unir  comme  au  centre  d'une  immense  zone  dans  les  cités  florissantes  de 


374  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

la  vallée  du  Pô.  La  position  de  plus  en  plus  centrale  que  cette  convergence 
des  routes  assure  à  la  contrée,  contribue  avec  la  merveilleuse  fécondité  de 
ses  campagnes  et  ses  autres  privilèges  à  faire  de  l'Italie  du  Nord  une  des 
parties  les  plus  vivantes  du  grand  organisme  de  l'Europe.  L'histoire,  c'est- 
à-dire  le  travail  humain,  a  modifié  la  géographie  primitive  :  ce  n'est  plus 
dans  Rome,  c'est  dans  l'ancienne  Gaule  cisalpine  que  se  trouve  désormais 
le  vrai  centre  de  la  Péninsule.  Si  pour  le  choix  d'une  capitale  les  Italiens 
avaient  considéré  l'importance  réelle  dans  le  monde  du  travail  et  non  les 
traditions  du  passé,  au  moins  quatre  cités  de  la  plaine  du  nord,  Turin, 
Milan,  Venise,  Bologne,  auraient  pu  briguer  l'honneur  d'être  la  «  première 
entre  leurs  pareilles». 

Turin,  quoique  fort  ancienne  et  jadis  brûlée  par  Hannibal,  est  cependant, 
en  comparaison  des  autres  cités  d'Italie,  une  ville  moderne,  et  ses  rues 
larges,  régulières,  coupées  à  angles  droits,  la  font  ressembler  aux  capitales 
improvisées  des  Etats  du  Nouveau  Monde  ;  avant  d'avoir  été  choisie  comme 
résidence  ducale,  c'était  une  toute  petite  ville  de  province.  C'est  que  du 
temps  des  Romains,  et  même  pendant  une  partie  du  moyen  âge,  le  grand 
chemin  de  la  Péninsule  vers  les  Gaules  suivait  le  littoral  du  golfe  de  Gênes. 
Le  passage  du  mont  Genèvre  était  relativement  assez  fréquenté,  les  anciens 
documents  le  prouvent,  mais  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que,  lorsque  le  mou- 
vement des  échanges  entre  les  deux  versants  des  Alpes  se  fut  déplacé  dans 
la  direction  du  nord-ouest,  le  manque  de  larges  routes  frayées  à  travers  les 
rochers  et  les  neiges  faisait  hésiter  les  voyageurs  entre  les  divers  cols  des 
Alpes,  de  l'Argentière  au  Grand-Saint-Bernard  ;  nulle  issue  des  hautes  val- 
lées ne  pouvait  prendre  d'importance  prépondérante  dans  le  commerce  de 
l'Italie.  D'ailleurs  les  Alpes  étaient  fort  redoutées  par  les  voyageurs,  et 
la  part  de  trafic  qui  revenait  à  chacun  des  bourgs  situés  au  débouché 
des  passages  était  bien  peu  de  chose.  Cependant  des  villes  d'étapes,  presque 
toutes  entourées  de  vieux  remparts  en  briques  roses,  se  trouvaient  à  la  des- 
cente de  chacun  des  cols,  de  même  qu'à  l'issue  des  sentiers  de  l'Apennin  : 
Mondovi,  la  triple  ville  bâtie  sur  trois  cimes  ;  Coni  (Cuneo),  si  bien  placée 
sur  sa  terrasse  triangulaire,  entre  la  Slura  et  le  Gesso,  où  s'écoulent  les 
ruisseaux  d'eau  sulfureuse,  toujours  fumante,  de  Valdieri  ;  Saluées,  qui  s'é- 
lève en  pente  douce  à  la  base  des  contre-forts  du  Viso;  Pignerol  (Pinerolo), 
que  domine  son  ancien  château  fort,  si  souvent  employé  comme  prison  d'E- 
tat; Suse,  porte  italienne  du  mont  Cenis  ;  Aoste,  riche  encore  en  débris  de 
l'époque  romaine  ;  Ivrea,  bâtie  sur  l'emplacement  de  l'ancien  glacier  des- 
cendu du  mont  Rose  ;  Biella,  enrichie  par  ses  550  manufactures  de  lainages, 
Les  villes  situées  plus  bas  dans  la  plaine,  au  point  de  rencontre  de  plusieurs 


CITÉS   DE    LA    VALLÉE    DU  PO.  375 

routes  alpines,  devaient  aussi  prendre  une  certaine  importance  locale.  Telles 
sont,  dans  le  haut  Piémont,  Fossano,  qui  possède  une  fonderie  de  canons,  à 
la  jonction  des  routes  de  Mondovi  et  de  Guneo;  Savigliano,  où  les  chemins 
des  vallées  de  la  Macra  et  du  Pô  s'ajoutent  aux  précédentes;  Carmagnola,  où 
vient  aboutir  en  outre  la  principale  route  des  Apennins.  Dans  le  Piémont 
oriental,  la  ville  la  plus  populeuse  est  Novare,  située  au  débouché  commer- 
cial du  lac  Majeur,  au  milieu  des  campagnes  les  plus  fertiles  qui  en  font  le 
principal  marché  des  céréales  à  l'ouest  de  la  Lombardie.  Vercelli,  bâtie  sur 
la  Sesia,  au-dessous  du  confluent  de  toutes  les  rivières  qui  descendent  des 
massifs  du  mont  Rose,  jouit  d'avantages  semblables  à  ceux  de  Novare;  Ca- 
sale,  l'ancienne  capitale  du  Montferrat,  occupe  un  des  passages  du  Pô,  dont 
elle  défend  les  abords  en  temps  de  guerre  par  ses  fortifications. 

Grâce  à  sa  position  centrale  entre  toutes  ces  villes  du  haut  et  du  bas  Pié- 
mont et  à  la  convergence  dans  ses  murs  de  tous  les  chemins  des  cols,  Turin 
est  devenu  le  centre  naturel  du  commerce  de  la  haute  vallée  du  Pô  jus- 
qu'au Tessin.  On  sait  combien  le  mouvement  des  échanges  s'est  accru  au 
profit  de  cette  ville,  surtout  depuis  qu'elle  est  débarrassée  du  périlleux  hon- 
neur d'être  capitale  de  royaume;  le  vide  laissé  par  la  cour  et  les  hautes  ad- 
ministrations a  été  comblé,  et  au-delà,  par  les  immigrants  qu'y  ont  amenés 
les  chemins  de  fer.  Ses  bibliothèques,  son  beau  musée,  ses  grandes  écoles, 
ses  diverses  sociétés  en  font  aussi  l'un  des  centres  intellectuels  de  la  Pénin- 
sule; par  ses  manufactures  de  soieries  et  de  lainages,  ses  papeteries,  ses  fa- 
briques diverses,  elle  occupe  aussi  l'un  des  premiers  rangs  en  Italie.  En  outre 
elle  a  d'admirables  sites  dans  les  environs  :  par  la  colline  de  la  Superga,  si- 
tuée à  quelques  kilomètres  à  l'est  et  dominée  par  une  somptueuse  église,  elle 
commande  le  plus  beau  panorama  des  Alpes  italiennes.  Dans  la  grande  ban- 
lieue, de  nombreuses  petites  villes,  bien  connues  par  leurs  châteaux,  leurs 
parcs,  leurs  villas  de  plaisance,  Moncalieri,Chieri,Garignano,  offrent  encore 
de  plus  beaux  paysages  que  Turin  :  lieux  de  villégiature  pour  les  habitants 
de  la  capitale,  ils  participent  à  sa  prospérité.  Quant  aux  villes  situées  dans  le 
bassin  du  Tanaro,  au  sud  du  massif  des  collines  de  Turin,  elles  forment  un 
groupe  naturellement  distinct  et  possèdent  un  rôle  géographique  spécial  :  ce 
sont  les  intermédiaires  naturels  entre  la  haute  vallée  du  Pô,  la  Lombardie 
et  les  côtes  génoises.  Alexandrie  (Alessandria),  place  de  guerre  d'une  régu- 
larité maussade,  qui  a  remplacé  comme  point  stratégique  Torlone  et  Novi, 
situées  dans  la  môme  plaine,  est  le  centre  de  convergence  de  huit  lignes  de 
chemin  de  fer  et  par  conséquent  l'une  des  villes  de  l'Italie  où  s'opère  le  plus 
grand  mouvement  de  passage.  Les  cités  voisines,  Asti,  fameuse  par  ses  vins 
mouss*eux,  et  Acqui,  célèbre  depuis  l'époque  romaine  par  ses  abondantes 


376 


NOUVELLE  GEOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 


sources  thermales,  sont  aussi  des  localités  importantes  de  commerce.  Les 
israéli tes  d'Acqui,  au  nombre  d'environ  500,  ne  sont  plus  relégués  dans 
leur  ancien  ghetto  et  possèdent  une  grande  partie  des  richesses  du  pays. 

La  capitale  de  la  Lombardie,  Milan,  est  à  tous  les  points  de  vue  l'une 
des  têtes  de  l'Italie  :  par  sa  population,  y  compris  ses  faubourgs,  elle  n'est 
inférieure  qu'à  Naples  ;  par  son  commerce,  elle  ne  le  cède  qu'à  Gênes;  par 
son  industrie,  elle  égale  ces  deux  villes;  par  son  mouvement  scientifique  et 
littéraire,  elle  est  probablement  la  première  des  cités  entre  les  Alpes  et 
la  mer  de  Sicile.  Dès  les  origines  de  l'histoire,  Milan, débouché  naturel  des 
deux  lacs  Majeur  et  de  Como,  nous  apparaît  comme  une  ville  celtique  im- 
portante, et  depuis  les  avantages  de  sa  position  lui  ont  assuré  tantôt  l'un 
des  rangs  les  plus  élevés,  tantôt  la  prépondérance  parmi  toutes  les  autres 
cités  de  l'Italie  du  Nord.  Au  moyen  âge  on  lui  donnait  le  nom  de  «  seconde 
Rome  »  à  cause  de  sa  puissance  ;  elle  avait  déjà  200,000  habitants  à  la  fin 
du  treizième  siècle,  tandis  que  Londres  n'en  avait  encore  que  la  sixième 
partie.  Les  eaux  manquaient  à  Milan,  car  elle  ne  possédait  que  le  faible 
ruisseau  d'Olona;  elle  s'est  donné  de  véritables  fleuves  dans  le  Naviglio 
Grande  et  la  Martesana,  qui  lui  apportent  près  de  deux  fois  plus  d'eau  que 
la  Seine  n'en  roule  à  Paris  dans  la  saison  d'étiage.  Elle  s'était  construit 
aussi  des  monuments  magnifiques,  mais  la  plupart  d'entre  eux  ont  péri 
pendant  les  guerres  si  nombreuses  qui  ont  dévasté  le  Milanais  ;  presque 
dans  son  entier  la  ville  a  pris  l'aspect  d'une  des  cités  modernes  de  l'Europe 
occidentale.  Son  édifice  le  plus  fameux,  le  «  Dôme  »,  n'est,  au  point  de 
vue  de  l'art,  qu'un  énorme  travail  de  ciselure,  un  bijou  hors  de  toute 
proportion  ;  mais  par  la  beauté  des  matériaux  employés,  par  le  fini  des 
détails,  par  la  foule  prodigieuse  des  statues,  que  l'on  dit  être  au  nombre 
de  sept  mille,  cette  cathédrale  est  bien  une  des  merveilles  de  l'architecture. 
Elle  possède  non  loin  du  lac  Majeur,  près  des  bouches  de  la  Toçe,  deux 
grandes  carrières,  l'une  de  marbre  blanc,  l'autre  de  granit,  qui  depuis 
la  fin  du  quatorzième  siècle  servent  uniquement  à  la  construction  et  à  l'en- 
tretien de  l'immense  édifice. 


1  Principales  communes  du  Piémont  : 
Turin  (Torino)  (1er  janv.  1879).  214,200  hab. 


Alessandria 

Asti 

Novare  (Novara) 

Casale  Monferrato 

Verceil  (Vercelli) 

Coni  (Cuneo) 

Mondovi 


(1872) 


59,250 
53,650 
51,150 

27,275 
26,700 
21,850 
17,700 


Savigliano  (1872) 

Pignerol  (Pinerolo)  » 
Fossano  » 

Saluées  (Saluzzo)     » 
Chieri  » 

Tortone  (Tortona)    » 
Carmagnola  » 

Novi  » 


17,000  » 

16,500  hab. 

16,500  » 

16,400  » 

16,000  » 

13,700  » 

15,000  » 

12,400.  » 


CITÉS   DE   LA   VALLÉE    DU    PO.  577 

Fière  de  son  passé,  confiante  dans  ses  destinées,  la  capitale  de  la 
Lombardie  tient  à  honneur  de  ne  jamais  obéir  servilement  aux  impulsions 
du  dehors  ;  elle  a  ses  opinions,  ses  mœurs,  ses  modes  particulières,  et  tout 
ce  qu'elle  accepte  de  l'étranger  reste  imprimé  d'un  sceau  d'originalité 
locale.  De  même  chacune  des  villes  qui  se  pressent  dans  la  plaine 
lombarde  cherche  à  garder  son  caractère  propre.  Toutes  s'attachent  à 
leurs  anciennes  traditions  et  se  glorifient  de  leurs  annales.  Como,  à  l'issue 
de  son  beau  lac,  est  l'antique  cité  libre,  rivale  de  Milan,  enrichie  aujour- 
d'hui par  ses  filatures  de  soie  et  par  les  produits  de  la  Brianza  ;  Monza, 
entourée  de  parcs  et  de  maisons  de  campagne,  est  la  ville  du  couronne- 
ment ;  Pavie,  «  aux  cinq  cent  vingt-cinq  tours  »  aujourd'hui  renversées,  se 
rappelle  qu'elle  fut  la  résidence  des  rois  lombards  et  montre  avec  orgueil 
son  Université,  l'une  des  premières  en  date  de  l'Europe,  et  dans  le  voisi- 
nage sa  magnifique  Chartreuse,  merveille  de  la  Renaissance,  et  le  couvent 
le  plus  somptueux  de  l'Italie;  Vigevano,  de  l'autre  côté  du  Tessin,  a  son 
beau  château  et  dans  les  campagnes  environnantes  les  plus  belles  cultures 
de  la  contrée;  Lodi,  encore  fort  commerçante,  fut  au  onzième  siècle  la  cité 
la  plus  puissante  de  l'Italie  après  Milan  et  soutint  contre  elle  de  terribles 
guerres  d'extermination  ;  Crémone,  vieille  république  qui  fut  également  en 
lutte  avec  Milan,  se  vante  de  son  torrazzo  de  121  mètres,  qui  fut  la  plus 
haute  tour  du  monde  avant  la  construction  des  grandes  cathédrales  go- 
thiques ;  Bergame,  dominant  de  sa  colline  les  riches  plaines  du  Brembo  et 
du  Serio,  dit  être,  comme  si  Florence  n'existait  pas,  la  ville  de  l'Italie  la 
plus  féconde  en  grands  hommes;  plus  orgueilleuse  encore,  Brescia,  la 
ville  des  armes,  se  proclame  la  mère  des  héros. 

Mantoue,  située  sur  le  Mincio  et  l'une  des  cités  fortifiées  du  quadrilatère, 
peut  être  considérée  comme  en  dehors  de  la  Lombardie  proprement  dite, 
bien  qu'elle  lui  appartienne  politiquement.  Cette  ville,  où  les  Israélites  sont 
plus  nombreux  en  proportion  que  dans  les  autres  cités  non  maritimes  de 
l'Italie,  est  surtout  une  grande  forteresse  militaire  ;  elle  a  singulièrement 
perdu  de  son  ancienne  activité  commerciale;  ses  marais,  ses  bois,  ses  ri- 
zières, ses  fossés  d'écoulement,  ses  canaux  fortifiés,  tout  son  labyrinthe  d'eaux, 
exceptionnel  même  dans  l'humide  Lombardie,  éloignent  les  habitants  de  la 
patrie  de  Virgile.  Enfin  les  villes  situées  dans  le  cœur  des  montagnes,  telles 
que  Sondrio,  le  chef-lieu  de  la  Yalteline,  sur  la  haute  Adda,  et  la  char- 
mante Salo,  aux  maisons  de  campagne  éparses  au  milieu  des  bosquets  de 
citronniers,  sur  les  bords  du  lac  de  Garde,  ont  aussi  leur  physionomie  toute 
spéciale,  bien  distincte  de  celle  des  cités  de  -la  plaine  lombarde. 

Les  grandes  villes  d'outrc-Pô,  dans  l'Emilie,  ont  pour  la  plupart  moins 

i.  48 


378 


NOUVELLE  GEOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 


de  caractère  que  celles  de  la  plaine  lombarde1,  sans  doute  parce  qu'elles  se 
trouvent  sur  le  parcours  de  la  voie  Emilienne,  à  la  base  des  Apennins,  et 
que  le  mouvement  incessant  des  marchands  et  des  soldats  a  effacé  ce  qu'elles 
avaient  d'original  ;  Plaisance,  curieuse  par  ses  monuments  et  ses  souvenirs, 
et  fort  importante  comme  intermédiaire  d'échanges  entre  le  Piémont,  la 
Lombardie   et  l'Emilie,  est  une  ville  de  guerre  assez  triste  ;  Parme,  an- 


N°  70.  —  LACS  ET  CANAUX  DE  MANTOUE. 


f>af>rtie  Z'li&tf.-Afa/'<?r  s/utricfizeris 


cienne  résidence  princière,  a  sa  riche  bibliothèque,  son  musée,  et  dans  ses 
églises  les  merveilleuses  fresques  du  Corrège;  Reggio,  autre  étape  impor- 
tante de  la  voie  Emilienne,  n'a  plus  la  célèbre  Nuit  du  Corrège,  qui  fut 


1  Principales  communes  de  la  Lombardie  : 
Milan  (Milano)avec 

banlieue  (1879)      287,900  hab. 

Bergame  (Bergamo)  »  35,600     » 

Brescia  »  34,150     » 

Pavie  (Pavia)  »  27,650     » 

Vigevano 


Monza  (1879)         26,300  ha] 

Crémone  (Cremona)    »  25,700    » 

Lodi  »  25,500     » 

Wantoue  (Mantova)      »  24,825    » 

Como  »  24,250    » 

(1872) 19,500  hab. 


CITÉS    DE  LA   VALLÉE    DU    PO.  579 

avec  l'Ariostele  plus  illustre  des  enfants  du  pays;  Modène,  qui  était  naguère 
comme  Parme,  la  capitale  d'un  duché,  a  aussi  son  musée,  dans  lequel  se 
trouve  la  fameuse  table  alimentaire  de  Yeleia,  l'un  des  plus  importants  mo- 
numents épigraphiques  de  l'Italie;  elle  possède  aussi  la  précieuse  collection 
de  livres  et  de  manuscrits  dite  bibliothèque  Estense.  La  capitale  actuelle  de 
l'Emilie,  la  Felsina  des  Étrusques,  Bologne  la  «  Docte  »,  patrie  de  Galvani, 
a  mieux  gardé  son  originalité  :  elle  est  restée  l'une  des  cités  les  plus  cu- 
rieuses de  l'Italie  par  son  vieux  cimetière  étrusque,  ses  trésors  archéolo- 
giques, ses  palais,  ses  édifices  du  moyen  âge,  ses  deux  tours  penchées,  dont 
l'inclinaison  augmente  légèrement  de  siècle  en  siècle.  Elle  a  pris  pour  sa 
devise  le  mot  libertas.  Bologne,  comme  centre  commun  de  toutes  les  voies 
ferrées  qui  descendent  des  Alpes  et  des  Apennins,  jouit  actuellement  d'une 
grande  prospérité  commerciale  et  sa  population  s'accroît  rapidement.  Si  les 
Italiens  n'avaient  eu  à  se  laisser  guider  pour  le  choix  d'une  capitale  que  par 
des  considérations  économiques,  nul  doute  qu'ils  n'eussent  choisi  Bologne 
comme  le  point  vital  par  excellence  de  la  Péninsule.  11  est  malheureux  que 
les  campagnes  avoisinantes  soient  si  fréquemment  dévastées  par  le  Beno  : 
ce  sont  les  désastres  causés  par  les  inondations  qui  ont  fait  perdre  à  Bologne 
son  ancien  titre  de  «  Grasse  ». 

Non  loin  de  Bologne,  ranimée  par  le  commerce,  d'autres  anciennes  capi- 
tales restent  dans  un  abandon  relatif  et  n'ont  plus  que  des  édifices  pour 
attester  leur  ancienne  gloire.  Ferrare,  devenue  fameuse  parle  séjour  de  l'A- 
rioste  et  par  toutes  les  atrocités  de  la  maison  d'Esté,  est  déchue  depuis  que 
le  Pô  a  cessé  d'y  couler  pour  développer  son  cours  beaucoup  plus  au  nord  ; 
cependant  la  population  de  sa  commune  aux  maisons  éparses  est  encore  fort 
considérable.  Bavenne  est  l'ancienne  «  Borne  »  d'Honorius  et  de  Théodoric  le 
Goth  ;  choisie  comme  capitale  d'empire  à  cause  de  la  difficulté  de  ses  abords 
marécageux,  la  résidence  que  les  exarques  d'Italie  ont  remplie  de  beaux  édi- 
fices bysantins,  si  curieux  et  même  uniques  dans  l'histoire  de  l'art  italien 
par  leur  style  d'architecture  et  leurs  admirables  mosaïques,  a  été  délaissée, 
non  par  le  fleuve,  mais  par  un  golfe  de  la  mer  elle-même;  elle  se  trouvait 
du  temps  des  Bomains  en  communication  directe  avec  l'Adriatique,  et  main- 
tenant elle  ne  s'y  rattache  que  par  un  canal  artificiel  de  1 1  kilomètres  de 
longueur,  accessible  aux  navires  de  4  mètres  de  tirant  d'eau,  et  le  port  de 
Corsini,  également  dû  au  travail  de  l'homme;  les  anciens  ports  romains  ont 
complètement  disparu.  Les  édifices  de  Bavenne  se  sont  sensiblement  enfon- 
cés dans  le  sol  meuble;  le  baptistère  du  quatrième  siècle,  notamment, 
s'est  abaissé  de  3  mètres  au-dessous  du  niveau  des  rues  modernes,  et  l'on 
propose  maintenant  de  soulever  le  monument  tout  entier.  Quant  à  l'ancienne 


580  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

ville  étrusque  d'Adria,  située  au  nord  du  Pô,  dans  le  Vénitien,  il  y  a  plus  de 
deux  mille  ans  déjà  qu'elle  ne  mérite  plus  de  donner  son  nom  à  la  mer  voi- 
sine. Elle  en  est  éloignée  d'environ  22  kilomètres,  mais  il  n'est  pas  exact 
de  dire  qu'à  l'époque  romaine  la  mer  se  trouvât  dans  le  voisinage  immédiat. 
Le  nom  môme  que  l'on  donnait  à  Àdria,  «  ville  des  Sept  Mers,  »  prouve 
qu'elle  était  environnée  d'étangs.  C'est  probablement  aussi  à  un  port  lacus- 
tre ou  de  rivière  qu'un  des  villages  situés  dans  la  plaine,  à  la  base  des  col- 
lines Euganéennes,  doit  son  nom  de  Porto.  La  bourgade  de  Copparo,  située 
dans  la  Polesina  de  Ferrare,  aux  abords  des  grands  marais  non  encore  des- 
séchés de  la  vallée  inférieure  du  Pô,  qui  fourmillent  de  vipères,  ne  doit  sa 
population  de  près  de  50,000  habitants  qu'à  l'énorme  superficie  de  la  com- 
mune, d'environ  40,000  hectares.  Cento,  patrie  du  Guerchin,  est  aussi  un 
gros  bourg,  de  plus  de  20,000  habitants. 

Les  villes  populeuses  et  célèbres  par  les  événements  de  l'histoire  se  pres- 
sent dans  l'angle  méridional  de  la  plaine,  dite  de  la  Romagne,  entre  les 
Apennins  et  la  mer.  Imola,  fort  riche  en  eaux  minérales,  dresse  ses  tours 
d'enceinte  crénelées  au  bord  du  Santerno  ;  Lugo,  «  la  ville  des  belles  Roma- 
gnoles,  »  est  au  centre  même  de  la  région  du  Ravennais  et,  grâce  à  sa  posi- 
tion, est  devenue  un  marché  de  denrées  fort  animé  ;  Faenza,  traversée  par  la 
voie  Emilienne,  inflexiblement  droite,  est  plutôt  une  ville  agricole  qu'un 
centre  industriel,  quoiqu'elle  ait  donné  son  nom  aux  faïences,  qui  enrichis- 
sent maintenant  tant  de  districts  de  la  France  et  de  l'Angleterre;  Forli, 
chef-lieu  de  province,  est,  après  Rologne,  la  cité  la  plus  populeuse  de  la  base 
des  Apennins  de  Romagne  ;  Cesena  est  connue  surtout  par  ses  gisements  de 
soufre  et  le  chanvre  de  ses  campagnes;  enfin  Rimini,  où  la  voie  Emi- 
lienne atteint  le  littoral,  a  gardé  quelques  ruines  romaines,  et  notamment 
la  porte  triomphale  qui  indiquait  l'entrée  de  toute  l'Italie  du  Nord1.  La 
population  de  cette  contrée  est  peut-être  la  plus  solide  et  la  plus  énergique 
de  toute  la  Péninsule.  Les  Romagnols  ont  des  passions  violentes  et  de  la 
force  pour  les  servir.  Ils  sont  une  race  de  héros  ou  de  criminels. 

Plusieurs  cités  de  la  Yénétie  sont  d'importants  chefs-lieux  de  provinces  : 
Padoue,  si  riche  en  précieux  monuments  de  l'art,  la  ville   d'université  et 

1  Principales  communes  de  l'Emilie  au  1er  janvier  1879  : 

Cesena 37,725  hab. 

Faenza  36,600  » 

Rimini 55,700  >' 

Plaisance  (Piacenza).    .  31,550  » 

Copparo 29,500  » 

Imola 28,500  » 

Lugo 26,450  » 

Cento 20,300  hab. 


Bologne  (Bologna).   . 

112.000  hab 

Ferrare  (Ferrara).    . 

75,500     » 

Ravenne    (Ravenna).    . 

60,650     » 

Modène  (Modena) .    .    . 

56,300     » 

50,550     » 

Parme  (Parma).    .    .    . 

41,100     » 

Forli 

39,450     » 

VENISE. 


381 


N°   71.    PALMANOVA. 


.Echelle  Aï  !"  86400 


l'ancienne  rivale  de  Venise;  Vicence,  qu'embellissent  les  monuments  bâtis 
par  Palladio;  Trévise,  sur  la  Sile;  Bellune,  dans  la  haute  vallée  de  la  Piave; 
Udine,  où  l'on  montre  une  haute  butte  de  terre  qu'aurait  fait  élever  Attila 
pour  contempler  l'incendie  d'Aquilée.  Palmanova ,  sur  les  frontières  de 
l'Austro-Hongrie,  est  une  place  forte,  la  plus  régulière  du  monde  ;  elle  a 
la  forme  d'une  croix  d'honneur  enjo- 
livée de  dessins  en  relief.  Bien  autre- 
ment puissante,  la  cité  militaire  de  Vé- 
rone, à  l'autre  extrémité  du  territoire 
vénitien,  a  pris  une  grande  part  dans 
l'histoire  de  l'Italie;  mais  comme  ville 
de  commerce  et  d'industrie  elle  est 
fort  déchue  de  son  antique  prospérité. 
Très  au  large  dans  son  enceinte  de 
murs  et  de  bastions,  elle  n'a  plus  une 
population  suffisante  pour  expliquer 
la  multitude  de  ses  beaux  édifices  pu- 
blics du  moyen  âge  et  les  énormes  di- 
mensions de  son  amphithéâtre  romain, 
où  cinquante  mille  spectateurs  peuvent 

s'asseoir  à  la  fois.  Mais  de  toutes  les  cités  de  la  Vénétie,  celle  qui  s'est  peut- 
être  le  plus  amoindrie  en  comparaison  de  son  passé,  c'est  Venise  elle-même, 
la  «  reine  de  l'Adriatique  » . 

Venise  est  une  ville  fort  ancienne.  Des  restes  de  constructions  romaines, 
retrouvés  dans  l'île  de  San  Giorgio  au-dessous  du  niveau  de  la  mer  et  cités 
en  témoignage  de  ce  phénomène  curieux  de  l'affaissement  graduel  des 
lagunes  vénitiennes,  ont  également  prouvé,  contrairement  à  l'opinion 
générale,  que  les  îlots  boueux  du  golfe  étaient  peuplés  avant  l'invasion  des 
Barbares  ;  ces  terres  à  demi  émergées  ont  pu  servir  de  lieu  de  refuge  aux 
populations  riveraines,  précisément  parce  qu'elles  offraient  des  ressources 
comme  entrepôts  de  commerce.  Toutefois  la  vraie  Venise  date  seulement 
du  commencement  du  neuvième  siècle,  époque  à  laquelle  le  gouvernement 
de  la  république  maritime  s'installa  dans  la  grande  île.  On  sait  quelle  fut 
la  prodigieuse  fortune  de  la  ville  habitée  par  les  descendants  des  anciens 
Venètes.  Située,  comme  elle  l'est,  dans  une  région  intermédiaire,  à  la  fois 
séparée  de  la  mer  par  les  lidi  et  de  la  terre  ferme  par  des  estuaires  et  des 
espaces  fangeux,  Venise  avait  l'inappréciable  privilège,  pendant  les  inces- 
santes guerres  qui  désolaient  l'Europe,  d'être  à  peu  près  inattaquable  par 
tout  ennemi  venu  du  continent  ou  débarqué  de  la  mer.  Elle,  de  son  côté, 


382  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

pouvait  à  son  gré  envoyer  des  expéditions  de  commerce  ou  de  guerre  sur 
tous  les  rivages  de  la  Méditerranée  pour  y  fonder  des  comptoirs  ou  des 
forteresses.  De  toutes  les  républiques  commerçantes  de  l'Italie,  c'est  celle 
qui,  après  bien  des  lattes  soutenues  avec  le  plus  ardent  patriotisme,  devint 
la  plus  puissante  et  la  plus  riche.  C'est  d'ailleurs  celle  qui  avait  la  meil- 
leure position  pour  la  facilité  des  échanges.  Disposant  des  avantages  d'un 
flux  de  marée  plus  élevé  que  celui  de  la  plupart  des  parages  méditerra- 
néens, Venise  se  trouve  à  peu  près  au  centre  des  régions  qui  constituaient 
au  moyen  âge  tout  le  monde  commercial  ;  en  outre,  la  position  qu'elle 
occupe,  à  l'extrémité  de  l'Adriatique,  non  loin  de  la  partie  des  Alpes  où  le 
seuil  des  monts  s'abaisse  entre  les  plateaux  de  l'Illyrie  et  les  crêtes  nei- 
geuses de  la  Carinthie  et  du  Tirol,  lui  permettait  de  communiquer  facile- 
ment avec  tous  les  marchés  de  l'Allemagne,  des  Flandres,  de  la  Scandi- 
navie. En  contact  avec  des  hommes  de  tout  pays,  le  Vénitien  voyait  les 
étrangers  sans  préjugé  de  haine  :  il  accueillait  les  Arméniens,  il  faisait 
même  alliance  avec  les  Turcs.  A  l'époque  des  croisades,  la  république  de 
Venise  était  le  plus  respecté  des  États  de  l'Europe,  celui  qui,  par  l'absence 
de  tout  fanatisme  religieux,  avait  le  rôle  politique  le  plus  impartial,  et 
dont  les  ambassadeurs  avaient  le  plus  d'autorité.  Mais  cet  ascendant  était 
soutenu  par  une  énorme  puissance  matérielle.  Venise  posséda  jusqu'à 
trois  cents  navires  de  guerre  montés  par  trente-six  mille  marins,  et  les 
richesses  du  monde,  acquises  par  le  trafic  légitime,  apportées  en  tributs 
ou  ravies  par  la  conquête,  vinrent  s'entasser  dans  ses  deux  mille  palais  et 
ses  deux  cents  églises  ;  un  seul  de  ses  îlots  eût  acheté  un  royaume 
d'Afrique  ou  d'Asie.  Sur  un  fond  de  boue,  où  jadis  le  pêcheur  posait  avec 
précaution  sa  cabane  de  branchages,  s'était  dressée  une  ville  somptueuse, 
la  plus  belle  de  l'Occident.  Des  forêts  entières  de  mélèzes,  coupées  sur  les 
montagnes  de  la  Dalmatie ,  avaient  servi  à  consolider  le  sol  ;  plus  de 
quatre  cents  ponts  de  marbre  réunissaient  d'îlot  en  îlot  le  réseau  des  rues 
et  des  places,  et  de  superbes  digues  de  granit,  construites  «  avec  l'argent 
de  Venise  et  l'audace  de  Rome  »  défendaient  la  ville  merveilleuse  contre, 
les  fureurs  de  la  mer.  Les  splendeurs  de  l'industrie  et  les  magnificences  de 
l'art  contribuaient  à  faire  de  Venezia  la  Bella  une  cité  sans  égale. 

Mais  les  découvertes  géographiques,  auxquelles  Venise  elle-même  avait 
pris,  par  ses  navigateurs  et  ses  caravanes  de  commerce,  une  si  large  part, 
vinrent  porter  un  coup  décisif  à  la  puissance  de  la  ville  italienne.  La 
Méditerranée  cessa  d'être  la  mer  commerciale  par  excellence,  et  la  circum- 
navigation de  l'Afrique,  la  découverte  du  Nouveau  Monde  reportèrent  sur 
les  bords  de  l'Atlantique  boréal  le  siège  du  grand  commerce.  Désormais 


-      — 


VENISE.  585 

Venise  était  condamnée  à  dépérir  ;  le  chemin  des  Indes  ne  lui  appartenait 
plus,  et  du  côté  de  l'Orient  le  pouvoir  grandissant  des  Turcs  limitait  étroi- 
tement le  cercle  de  son  marché.  Toutefois  elle  disposait  encore  de  telles  res- 
sources et  son  organisation  était  si  forte,  que  la  cité  put  maintenir  son  indé- 
pendance plus  de  trois  siècles  après  la  perte  de  ses  comptoirs.  Elle  ne  suc- 
comba  que  par  le  déplorable  abandon  d'un  allié,  le  général  Bonaparte. 

La  période  de  sa  plus  grande  décadence  est  celle  du  régime  autrichien  ; 
en  1840  la  ville  n'avait  plus  même  cent  mille  habitants  ;  des  centaines  de 
ses  palais  étaient  en  ruines  ;  l'herbe  croissait  sur  ses  places  et  les  algues 
encombraient  les  marches  de  ses  quais.  Depuis,  la  prospérité  est  revenue 
peu  à  peu.  La  ville,  rattachée  au  continent  par  un  des  ponts  les  plus  remar- 
quables du  monde,  puisqu'il  n'a  pas  moins  de  222  arches  et  que  sa  lon- 
gueur dépasse  5,600  mètres,  peut  expédier  directement  les  denrées  et  les 
marchandises  reçues  de  l'intérieur;  ses  ports,  sans  avoir  autant  d'activité 
que  celui  de  Trieste,  et  récemment  privés  de  la  franchise  qui  leur  permet- 
tait de  faire  concurrence  à  leur  rivale  istriote,  ont  pourtant  un  commerce  de 
cabotage  et  d'escale  fort  sérieux,  surtout  depuis  que  la  vapeur  se  substitue 
graduellement  à  la  voile;  le  mouvement  des  navires  y  égale  à  peu  près  la 
moitié  de  celui  de  Gênes1.  Enfin  la  fabrication  des  glaces,  des  dentelles, 
•  et  d'autres  industries  donne  une  vie  nouvelle  à  Venise  et  aux  villes  an- 
nexes des  lagunes,  Malamocco,  Burano,  Murano,  Chioggia  :  des  milliers 
d'ouvriers  y  sont  toujours  employés  à  fondre  les  verres  émaillés  et  ces  ver- 
roteries multicolores  qui  s'expédient  dans  toutes  les  parties  du  monde  et 
servent  de  monnaie  dans  certaines  contrées  de  l'Orient  et  au  centre  de  l'A- 
frique. D'ailleurs,  quoique  bien  inférieure  en  population  et  en  activité  à  ce 
qu'elle  fut  jadis,  Venise  n'a-t-elle  pas  toujours  ce  qui  la  fait  tant  aimer  par 
les  artistes  et  les  poètes,  son  doux  climat,  son  beau  ciel,  sa  vie  joyeuse,  ses 
fêtes,  la  place  Saint-Marc,  la  statue  équestre  de  Corleone,  et  dans  ses  palais 
d'une  architecture  à  la  fois  italienne,  byzantine  et  mauresque ,  les 
admirables  toiles  de  ses  grands  maîtres,  Titien,  Tinforet,  Véronèse2? 

1  Mouvement  du  port  de  Venise  : 

1865 499,000  tonnes. 

1867 670,000       » 

1871  (5,180  navires) 743,000       » 

1874  (départem.  maritime  entier).      1,145,500       » 
Valeur  des  échanges  par  terre  et  par  mer  (1869) 514,000,000 

2  Communes  de  ta  Vénétie  contenant  plus  de  15,000  habitants  au  1er  janvier  1879  : 

Venise  (Venezia)  .  .  .  125,275  »  Udine  .    ; 28,600  hab. 

Padoue  (Padova).  .  .  .  66,200  »  Trévise  (Treviso).    .    .  28,450     » 

Vérone  (Verona)   .  .  .  65,700  »  Chioggia 27,650  » 

Vicence  (Vicenza)  .  .  .  57,250  »  Bellune  (Belluno).  .    .  15,000  » 

i.  •  49 


386  NOUVELLE  GÉOGBAPIIIE  UNIVERSELLE 


ni 


LIGURIE     OU    RIVIERE     DE      GENES. 


En  comparaison  du  large  bassin  où  s'unissent  les  eaux  du  Pô  et  de  ses 
affluents,  la  Ligurie  n'est  qu'une  étroite  bande  de  littoral,  un  simple 
versant  de  montagnes  ;  mais  son  peu  d'étendue  ne  l'empêche  pas  d'être 
une  des  régions  de  l'Italie  les  mieux  délimitées  par  la  nature,  l'une  de 
celles  qui  se  distinguent  le  mieux  par  leurs  traits  géographiques,  et  dont 
les  populations  ont  eu  en  conséquence  le  plus  d'originalité  dans  leur 
histoire.  Au  bord  de  leurs  grèves,  que  domine  l'âpre  muraille  des  Apennins, 
les  Génois  devaient  vivre  d'une  vie  longtemps  distincte  de  celle  des  autres 
habitants   de   la  Péninsule1. 

Du  nord  au  sud,  de  la  plaine  padane  au  littoral  méditerranéen,  le 
contraste  est  complet  ;  mais  de  l'ouest  à  l'est,  de  la  Provence  à  la  Toscane, 
le  changement  n'a  rien  de  brusque.  11  n'y  a  point  de  limite  de  séparation 
apparente  entre  les  Alpes  et  les  Apennins.  La  transition  de  l'un  à  l'autre 
système  orographique  se  fait  par  gradations  insensibles.  Quand,  au  delà 
des  Alpes  Maritimes,  on  suit  les  montagnes  dans  la  direction  de  l'orient, 
on  leur  voit  prendre  peu  à  peu  l'aspect  général  des  Apennins  :  le  rem- 
part, abaissé  de  distance  en  distance  par  de  larges  dépressions,  se  continue 
régulièrement  autour  du  golfe  de  Gênes,  sans  un  seul  changement  de  struc- 
ture qui  permette  de  dire  qu'en  cet  endroit  d'autres  lois  ont  présidé  à  la 
formation  du  relief.  Quoique  bien  différents  dans  leur  ensemble,  Alpes  et 
Apennins  sont  aussi  intimement  unis  que  peuvent  l'être  tronc  et  rameau. 
Si  l'on  considère  l'orientation  de  l'axe  comme  le  fait  capital,  l'Apennin 
ligure  commence  sur  la  frontière  de  France,  vers  les  sources  de  la  Tinée  et 
de  la  Vésubie  :  ainsi  que  l'ont  établi  les  recherches  de  M.  Titre,  c'est  là  que 
l'arête  principale  des  Alpes  françaises  et  celles  des  montagnes  provençales 
et  liguriennes,  très  rapprochées  clans  la  partie  sud -occidentale,  s'écartent 
en  laissant  entre  elles  la  grande  vallée  d'érosion  où  serpentent  le  Pô  et 
ses  affluents.  Si  la  hauteur  des  cimes,  les  gazons  des  plateaux  supérieurs, 
les  neiges  persistantes  et  les  glaciers  devaient  être  regardés  comme  les  signes 

1  Lisrurie,  avec  quelques  districts  situés  au  nord  des  Apennins  : 

Superficie.  Population  en  1879.        Populatic  kilométrique. 

5,324  kil.  car.  886,900  hab.  167  hab. 


MONTAGNES   DE   LÏGURIE.  587 

distinctifs du  système  alpin,  alors  le  lieu  d'origine  des  Apennins  se  trouverait 
à  l'est  du  massif  de  Tende,  car  les  belles  montagnes  du  Clapier,  de  la 
Fenêtre,  de  la  Gordolasque,  dont  l'élévation  atteint  çà  et  là  3,000  mètres, 
ressemblent  aux  Alpes  parleurs  pâturages,  leurs  petits  lacs  entourés  de  ver- 
dure, leurs  torrents,  leurs  «  clapiers  »,  leurs  forêts  de  sapins,  leurs  ava- 
lanches; ils  ont  même  des  glaces,  les  plus  méridionales  du  système  alpin. 
D'ordinaire  les  géologues  voient  la  limite  la  plus  naturelle  à  l'endroit  où 
les  roches  cristallines  de  la  partie  occidentale  disparaissent  pour  faire 
place  à  des  formations  plus  récentes,  surtout  aux  assises  crétacées  et  tcr- 


S'™. 


LIMITE    DES    ALPES    ET    DES    APENNINS. 


Echelle  de  1  :  i5ooooo 
10  20  3o 


Gravé  par  E  rhard. 


oEil. 


tiaires;  mais  ce  n'est  encore  là  qu'une  division  conventionnelle,  car  les 
masses  cristallines  qui  constituent  la  crête  des  massifs  occidentaux,  entre  leur 
revêtement  latéral  de  dépôts  sédimentaires,  se  continuent  plus  à  l'est  sous 
le  manteau  des  formations  modernes,  et  çà  et  là  même  elles  rompent  leur 
enveloppe  pour  se  dresser  en  sommets  semblables  à  ceux  des  Alpes. 
Quelques-unes  des  cimes  des  montagnes  de  la  Spezia  rappellent  le  massif 
de  Tende  par  leurs  roches  de  granit. 

Le  bourrelet  de  soulèvement  qui  constitue  la  chaîne  côtière  de  la  Ligurie 
est  loin  d'être  uniforme.  De  même  que  les  Alpes,  les  Apennins  se  par- 
tagent en   massifs  distincts  reliés  les  uns   aux  autres  par  des  seuils  de 


588  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

passage.  Le  plus  bas  des  seuils  est  le  col  qui  s'ouvre  à  l'ouest  de  Savone 
et  que  l'on  nomme  Pas  d'Altare ,  de  Carcare  ou  de  Cadibona ,  des 
noms  de  trois  villages  des  environs.  Ce  passage,  qui  n'a  pas  même 
500  mètres  d'altitude,  est  celui  que  le  peuple  a  toujours  considéré  comme 
la  limite  la  plus  naturelle  des  grandes  Alpes.  Il  a  raison,  du  moins  au 
point  de  vue  militaire.  De  tout  temps  les  armées  en  guerre  sur  le  sol  de 
l'Italie  du  Nord  ont  tâché  d'occuper  solidement  cette  porte  des  montagnes, 
afin  de  commander  à  la  fois  les  abords  de  Gênes  et  les  hautes  vallées  du 
versant  piémontais.  Les  deux  Bormida  et  le  Tanaro,  qui  coulent  à  l'ouest 
du  seuil  d'Altare  et  vont  se  rejoindre  en  aval  d'Alexandrie,  ont  souvent 
roulé  du  sang.  De  terribles  batailles  se  sont  livrées  dans  leurs  vallées, 
à  cause  de  l'importance  stratégique  des  chemins  qui  les  parcourent. 

A  l'est  du  sol  d'xAltare,  l'Apennin  ligure  se  maintient  à  une  hauteur 
d'environ  1,000  mètres;  puis  au  delà  du  col  de  Giovi,  jadis  consacré  aux 
dieux  par  les  Génois,  reconnaissants  de  la  brèche  qu'il  leur  ouvre  vers  les 
plaines  du  Nord,  la  chaîne,  qui  se  reploie  au  sud-est,  darde  quelques-unes 
de  ses  cimes  à  plus  de  1,500  mètres  et  projette  vers  le  nord  plusieurs 
chaînons  de  montagnes  ravinées,  dont  l'une  écrasa  sous  ses  débris  la  ville 
romaine  de  Velleia.  En  même  temps  la  grande  chaîne  s'éloigne  du  lit- 
toral ;  à  l'endroit  où  le  col  de  Pontremoli  laisse  passer  la  route  de  Parme 
à  la  Spezia,  c'est-à-dire  au  seuil  de  séparation  entre  l'Apennin  ligure  et 
l'Apennin  toscan,  la  crête  principale  se  développe  à  50  kilomètres  de  la 
mer.  Dans  cette  région  orientale  des  montagnes  génoises,  un  chaînon 
latéral  se  détache  d'un  massif  de  l'arête  centrale  et,  s'abaissant  de  cime 
en  cime,  va  former  dans  la  mer  le  beau  promontoire  de  Porto- Venere, 
superbe  rocher  de  marbre  noir  qui  portait  autrefois  un  temple  de  Vénus. 
Ce  chaînon  latéral,  dont  l'extrémité  protège  contre  les  vents  d'ouest  le 
golfe  de  la  Spezia,  a  de  tout  temps  été,  comme  la  chaîne  principale,  un 
grand  obstacle  aux  libres  communications  entre  les  populations  voisines, 
non  point  tant  par  la  hauteur  que  par  l'escarpement  de  ses  pentes.  En 
maints  endroits  on  ne  mesure  pas  plus  de  5  kilomètres  en  droite  ligne  de 
la  plage  de  la  Méditerranée  à  l'arête  la  plus  élevée  de  l'Apennin  :  la  pente 
se  redresse  ainsi  en  des  proportions  qui  la  rendent  presque  ingravissable  ; 
les  chemins  ne  peuvent  franchir  la  chaîne  que  par  des  sinuosités  nom- 
breuses l. 


Altitudes  de  la  Ligurie  : 

Clapier  de  Pagarin 3,070  met. 

Col  de  Tende 1,873    » 

Monte  Carsino.    ....    -  2,681     » 


Col  d'Altare 490  met. 

Col  de  Giovi.    ......  469     » 

Monte  Penna.  ......       1,740     » 


MONTAGNES  ET  RIVIERES  DE  LIGURIE.  389 

Le  peu  de  largeur  du  versant  maritime  de  l'Apennin  ligure  ne  permet 
pas  aux  torrents  de  réunir  leurs  eaux  pour  former  des  rivières  perma- 
nentes. À  l'est  de  la  Roya,  qui  coule  en  partie  sur  le  territoire  français, 
les  cours  d'eau  les  plus  considérables,  la  Taggia,  la  Centa,  n'ont  l'appa- 
rence de  rivières  sérieuses  qu'après  la  fonte  des  neiges  ou  lors  des  fortes 
pluies  ;  d'ordinaire  ce  sont  de  simples  filets  grésillant  au  milieu  d'un 
champ  de  pierres  et  fermés  du  côté  de  la  mer  par  une  barre  de  galets. 
Entre  Albenga  et  la  Spezia,  sur  une  longueur  de  côtes  de  plus  de.  100  ki- 
lomètres, les  torrents  ne  sont  que  des  ravins  à  sec  pendant  la  plus  grande 
partie  de  l'année.  Il  faut  aller  jusqu'au  delà  du  golfe  de  la  Spezia  pour 
retrouver  une  rivière,  du  moins  intermittente,  et  quelquefois  formidable 
après  les  grandes  pluies.  Cette  rivière,  qui  forme  la  ligne  de  séparation 
entre  la  Ligurie  et  l'Etrurie,  et  que  les  Romains  désignèrent  comme 
la  limite  de  l'Italie  elle-même  jusqu'à  l'époque  d'Auguste,  est  la  Magra. 
Les  alluvions  de  ce  fleuve  ont  formé  une  grande  plage  de  1,200  mètres 
de  largeur  au  devant  de  l'ancienne  ville  tyrrhénienne  de  Luni,  qui  se 
trouvait  autrefois  au  bord  du  rivage.  Ses  alluvions  ont  également  changé 
en  lac  une  petite  baie  de  la  mer. 

Si  les  grandes  rivières  manquent  en  Ligurie,  des  cours  d'eau  souter- 
rains les  remplacent  en  certains  endroits.  En  Ligurie,  comme  en  Pro- 
vence, quoique  en  moins  grand  nombre,  on  signale  des  fontaines  qui  sour- 
dent  dans  la  mer  à  quelque  distance  du  rivage  :  il  en  est  même  dont  la 
masse  liquide  est  très  considérable.  Les  deux  sources  d'eau  douce  de  la 
Polla,  qui  jaillissent  par  15  mètres  de  fond  dans  le  golfe  de  la  Spezia,  près 
de  Cadimare,  et  qui  se  révélaient  de  loin  par  un  grand  bouillonnement,  ont 
une  telle  abondance,  que  le  gouvernement  italien  les  a  fait  isoler  de  l'eau 
salée  pour  les  approvisionnements  de  la  marine. 

La  pauvreté  des  ruisseaux,  l'âpreté  des  ravins,  les  fortes  pentes  des 
escarpements,  donnent  à  cette  région  du  littoral  de  la  Méditerranée  un 
caractère  tout  différent  de  celui  des  régions  de  l'Europe  tempérée  et. 
même  du  versant  immédiatement  opposé.  Après  avoir  parcouru  les  magni- 
fiques châtaigneraies  qu'arrosent  les  eaux  naissantes  de  l'Ellero,  du 
Tanaro,  de  la  Rormida,  que  l'on  franchisse  la  crête  et  soudain  l'on  se 
croirait  en  Afrique  ou  en  Syrie.  Les  herbages,  qui  de  l'autre  côté  des  Apen- 
nins étendent  sur  les  plaines  leur  merveilteux  tapis  émaillé  de  fleurs, 
manquent  ici  complètement  :  de  Nice  à  la  Spezia  on  les  chercherait  en  vain; 
à  peine  quelques  prairies  naturelles  et,  dans  les  jardins  de  plaisance,  des 
pelouses  entretenues  à  grands  frais  rappellent  vaguement  les  prés  du 
Piémont  et  de  la  Lombardie.  Si  le  travail  de  l'agriculteur  et  l'art  du  jardi- 


590  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

nier  n'avaient  transformé  ces  déclivités  et  ces  étroites  vallées  de  la  Ligurie^ 
les  Apennins  n'auraient  eu  d'autre  verdure  que  celle  des  pins  et  des  brous- 
sailles. Par  un  phénomène  bizarre,  la  végétation  des  grands  arbres  n'atteint 
pas  à  la  même  hauteur  sur  les  pentes  des  Apennins  que  sur  celles  des 
Alpes,  quoique  les  premières  montagnes  jouissent  cependant  d'une  tempé- 
rature moyenne  beaucoup  plus  élevée  :  à  l'altitude  où  de  beaux  hêtres  se 
montrent  encore  en  Suisse,  les  mêmes  arbres  sont  tout  rabougris  sur  les 
escarpements  rocheux  des  Apennins  génois  ;  enfin  le  mélèze  manque 
presque  complètement  sur  les  monts  ligures. 

Comme  la  terre,  la  mer  elle-même  est  naturellement  infertile  ;  elle  n'a 
que  peu  de  poissons,  à  cause  du  manque  presque  absolu  de  bas-fonds,  d'î- 
lots et  de  forêts  d'algues;  les  falaises  du  bord  descendent  abruptement  jus- 
qu'à des  profondeurs  de  plusieurs  centaines  de  mètres  et  n'offrent  que  peu 
de  retraites  aux  animaux  marins  ;  les  étroites  plages  qui  se  développent  en 
demi-cercle  de  promontoire  en  promontoire  ne  sont  composées  que  de  sable 
fin  sans  aucun  débris  de  coquillages  :  de  Porto-Fino  à  Laigueglia,  sur  une 
distance  de  140  kilomètres,  de  Saussure  n'en  a  pas  vu  un  seul.  Aussi  les 
marins  génois  sont-ils  obligés  d'aller  pêcher  sur  des  côtes  lointaines  ;  les 
marins  d'Alassio,  sur  la  rivière  du  Ponent,  se  rendent  en  Sardaigne  ;  ceux 
de  Camogli,  sur  la  rivière  du  Levant,  vont  dans  les  parages  de  la  Toscane. 
Cette  infertilité  des  terres  et  des  mers  a  les  mêmes  conséquences  écono- 
miques :  de  toutes  les  parties  de  la  Péninsule,  la  Ligurie  est  celle  qui  envoie 
à  l'étranger  le  plus  grand  nombre  d'émigrants  ;  plus  du  dixième  de  la  po- 
pulation a  quitté  la  patrie  pour  les  terres  étrangères.  Porto-Maurizio,  ville 
située  à  moitié  chemin  entre  Gênes  et  Nice,  perd  en  moyenne  par  l'émigra- 
tion le  sixième  de  ses  enfants. 

Mais  si  la  terre  et  les  eaux  de  la  côte  de  Ligurie  sont  également  avares 
de  produits  naturels,  elles  ont  le  privilège  inappréciable  de  la  beauté  pitto- 
resque, et,  sur  la  «  rivière  »  de  Gênes  du  moins,  l'homme,  qui  en  tant 
d'autres  endroits  n'a  su  qu'enlaidir,  a  contribué  par  son  travail  à  l'embel- 
lissement de  sa  demeure.  Le  littoral  se  déploie  de  cap  en  cap  par  une 
succession  de  courbes  d'un  profil  régulier,  mais  toutes  différentes  par  les 
mille  détails  des  rochers  et  des  plages,  des  cultures,  des  groupes  de  con- 
structions. Tandis  que  le  chemin  de  fer  s'ouvre  de  force  un  passage  à 
travers  les  promontoires  par*  des  galeries  et  des  tranchées,  —  il  n'a  pas 
moins  de  55  kilomètres  de  tunnels  entre  Gênes  et  Nice,  sur  un  espace  de 
140  kilomètres,  —  la  route,  qui  peut  s'assouplir  plus  facilement  aux 
sinuosités  du  terrain,  serpente  incessamment,  tantôt  s'élève  et  tantôt 
s'abaisse,  et  le  paysage  change  d'aspect  à  chacun  de  ses  détours.  Ici  on  suit 


COTES  DE  LIGURIE. 


591 


Ja  plage,  à  l'ombre  des  tamaris  aux  fleurs  roses,  et  le  flot  qui  déferle 
vient,  tout  à  côté  de  la  route,  tracer  son  ourlet  d'écume  ;  ailleurs  on 
s'élève  de  lacet  en  lacet  sur  les  roches  que  les  cultivateurs  ont  triturées 
pour  en  faire  des  gradins  de  terre  végétale,  et  l'on  voit  au  loin,  à  travers 
le  branchage  entrelacé  des  oliviers,  le  cercle  bleuâtre  de  la  mer  reculer 
de  plus  en  plus  vers  l'horizon,  jusqu'au  profil  vaporeux  des  montagnes  de 
la  Corse.  De  l'arête  des  caps  on  sait  du  regard  les  ondulations  rhythmiques 
de   la   côte,  qui   se  succèdent  sur  le   pourtour   du  golfe,  avec  toutes  les 


N°  73.   GENES   ET    SES   FAUBOURGS. 


d'après  la  carte  de  l'Etat-marjor  Sarde. 


dégradations  de  lumière  et  de  teintes  que  leur  donnent  les  rayons,  les 
ombres,  les  vapeurs  et  l'espace.  Les  villes,  les  villages,  les  vieilles  tours, 
les  maisons  de  plaisance,  les  usines,  les  chantiers  de  construction,  varient 
à  l'infini  le  profil  changeant  des  paysages.  Telle  ville  occupe  le  sommet 
d'un  plateau,  et  d'en  bas  on  en  voit  les  murailles  et  les  coupoles  se  découper 
sur  le  bleu  du  ciel  ;  telle  autre  s'étale  en  amphithéâtre  le  long  des  pentes 
et  vient  se  terminer  au  bord  de  la  mer  par  une  grève  couverte  d'embar- 
cations que  les  marins  ont  retirées  loin  du  flot;  telle  autre  encore  se  blottit 
dans  un  creux  entre  les  olivettes,  les  vignes,  les  jardins  de  citronniers  et 
d'orangers.  Çà  et  là  quelques  dattiers  donnent  à  l'ensemble  du  paysage  une 


392  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

physionomie  orientale.  Non  loin  de  la  frontière  française,  Bordighera  est 
complètement  entourée  de  bouquets  de  palmiers  dont  les  rameaux  font 
l'objet  d'un  commerce  important,  mais  dont  les  fruits  arrivent  rarement  à 
maturité.  En  Europe,  Bordighera  est,  après  Elche,  en  Espagne,  la  ville 
près  de  laquelle  l'arbre  africain  s'est  le  mieux  acclimaté. 

Quelques  villes  du  littoral  génois,  notamment  Àlbenga  et  Loano,  ont  un 
climat  peu  salubre  à  cause  des  miasmes  qui  s'élèvent  des  limons  laissés 
sur  les  lits  de  cailloux  par  les  torrents  débordés.  Gênes  elle-même  est  une 
ville  dont  le  climat  n'est  pas  des  plus  favorables  :  l'air  n'y  est  point  souillé 
par  des  émanations  marécageuses,  mais  les  vents  violents  du  large  viennent 
s'y  engouffrer  comme  dans  une  sorte  d'entonnoir,  apportant  avec  eux  tout 
leur  fardeau  d'humidité;  les  vents  qui  longent  la  rive  ou  rivière  du 
Ponent,  de  même  que  les  courants  atmosphériques  entraînés  le  long  de  la 
rivière  du  Levant,  sont  tous  également  arrêtés  par  les  montagnes  qui 
s'élèvent  à  l'extrémité  du  golfe  de  Gênes  et  doivent  se  décharger  de  leur 
vapeur  surabondante.  Le  nombre  des  jours  de  pluie  y  dépasse  le  tiers  de 
l'année.  Mais  si  le  climat  de  Gênes  et  de  quelques  autres  localités  du  littoral 
a  de  sérieux  désagréments,  plusieurs  villes  de  la  Ligurie,  bien  abritées  du 
côté  du  nord  par  le  rempart  protecteur  des  monts  et  placées  en  dehors  du 
chemin  que  suivent  les  convois  de  nuages,  jouissent  d'une  égalité  et  d'une 
douceur  de  température  tout  à  fait  exceptionnelles  en  Europe1.  Ainsi  Bordi- 
ghera et  San  Bemo,  près  de  la  frontière  française,  sont  par  l'excellence  de 
leur  climat  des  rivales  de  Menton  ;  Nervi,  à  l'est  de  Gênes,  est  aussi  un 
lieu  de  séjour  délicieux  à  cause  de  la  beauté  de  son  ciel  et  de  la  pureté  de 
son  atmosphère.  Des  châteaux,  des  villas  de  plaisance  se  bâtissent  en  grand 
nombre  sur  tous  les  promontoires,  dans  tous  les  vallons  de  ces  côtes  privi- 
légiées à  la  fois  par  la  douceur  du  climat  et  la  beauté  des  paysages.  Déjà 
le  littoral  de  Gênes,  sur  une  vingtaine  de  kilomètres  de  chaque  côté  de  la 
ville,  est  garni  d'une  ligne  continue  de  maisons  de  campagne  et  de  palais. 
La  population  de  la  cité,  trop  nombreuse  pour  son  étroite  enceinte,  a 
débordé  de  part  et  d'autre  pour  s'épandre  dans  les  faubourgs.  Cette  longue 
rue  qui  serpente  entre  les  usines  et  les  jardins,  escaladant  les  promontoires, 
descendant  au  fond  des  vallons,  ne  peut  manquer  de  se  continuer  peu  à 
peu  sur  toute  la  côte  ligure,  car  ce  ne  sont  plus  les  Génois  seulement,  c'est 
aussi  la  foule  européenne  des  hommes  de  loisir  qui  se  sent  attirée  vers  ces 

Gênes.  San-Remo. 

1  Température  moyenne.  ......  16°  17° 

Jours  de  pluie 121  45 

Quantité  de  pluie lm,146  0m,80 


GENES  ET   GENOIS.  595 

lieux  enchanteurs.  En  réalité,  toute  la  rivière  de  Gênes,  de  Yintimille  (Ven- 
timiglia)  à  laSpezia,  prend  de  plus  en  plus  l'aspect  d'une  ville  unique  où 
les  quartiers  populeux  alternent  avec  les  groupes  de  villas  et  les  jardins. 

Les  anciens  Ligures  qui  peuplaient  le  versant  méridional  de  l'Apennin, 
jusqu'à  la  vallée  de  la  Magra,  avaient  leur  histoire  toute  tracée  d'avance 
dans  la  configuration  de  la  contrée.  Ceux  d'entre  eux  qui  ne  trouvaient  plus 
de  place  à  exploiter  dans  l'étroite  zone  de  terrain  cultivable  et  qui  n'avaient 
plus  même  de  gradins  à  tailler  sur  les  pentes  des  montagnes  étaient  for- 
cément rejetés  vers  la  mer  :  ils  devenaient  navigateurs  et  commerçants. 
Dès  l'époque  romaine,  Gênes,  l'antique  Antium  cité  par  le  Périple  de 
Scylax,  était  un  «  emporium  »  des  Ligures,  et  ses  marins  parcouraient 
toute  la  mer  Tyrrhénienne  ;  au  moyen  âge,  lors  de  la  grande  prospérité 
de  la  république,  son  pavillon  flottait  dans  tous  les  ports  du  monde 
connu;  enfin  c'est  elle  qui,  par  l'un  de  ses  fils,  Christophe  Colomb, 
eut  l'honneur  d'inaugurer  l'histoire  moderne  par  la  découverte  du 
Nouveau  Monde.  Giovanni  Gabotto  ou  Cabot,  qui  le  premier  retrouva  les 
côtes  de  l'Amérique  du  Nord,  cinq  siècles  après  les  navigateurs  nor- 
mands, était  également  un  Génois,  ainsi  que  l'ont  établi  les  savantes 
recherches  de  d'Avezae  :  c'est  par  erreur  que  Venise  le  réclame  comme 
un  des  siens,  et  si  des  Anglais  veulent  en  faire  un  de  leurs  compatriotes, 
c'est  par  d'injustifiables  prétentions  de  vanité  nationale.  Il  est  vrai  que 
ni  Colomb  ni  Cabot  ne  firent  leurs  découvertes  pour  le  compte  de  leur 
patrie  ;  les  vaisseaux  qu'ils  commandaient  appartenaient  à  l'Espagne  et  à 
l'Angleterre,  et  ce  sont  ces  contrées  qui  se  sont  partagé  les  richesses 
du  continent  nouveau.  De  tout  temps  les  excellents  marins  génois, 
montés  sur  leurs  petits  et  solides  navires,  ont  ainsi  couru  le  monde  à 
la  recherche  du  profit  ;  pour  n'en  citer  qu'un  exemple,  ce  sont  eux  main- 
tenant qui  possèdent  le  monopole  de  la  navigation  dans  les  eaux  des  répu- 
bliques platéennes.  Presque  toutes  les  embarcations  qui  voguent  sur  le 
Parana,  l'Uruguay  et  l'estuaire  de  la  Plata  ont  un  équipage  de  Génois.  De 
même  en  Europe,  on  rencontre  les  habiles  jardiniers  génois  dans  les  envi- 
rons  de   presque  toutes  les  grandes  villes  des  bords  de  la  Méditerranée. 

Dans  les  temps  barbares,  quand  l'homme  n'avait  pas  subjugué  l'Apennin 
par  des  routes  faciles,  Gênes,  encore  dépourvue  de  marchés  d'approvision- 
nement dans  l'intérieur  des  terres,  ne  possédait  point  d'avantages  naturels 
sur  les  autres  ports  de  la  côte  ligure  ;  mais  dès  que  le  mur  des  montagnes 
fut  abaissé  par  l'art  et  que  les  plaines  du  Piémont  et  de  la  Lombardie  se 
trouvèrent  en  libre  communication  avec  le  golfe,  alors  la  position  géogra- 
phique de  Gênes  prit  toute  sa  valeur.  Placée  à  l'aisselle  même  de  la  pénin- 

'•  50 


3!)-i  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE    UNIVERSELLE. 

suie  italienne,  au  point  le  plus  rapproché  des  riches  campagnes  de  l'inté- 
rieur, c'est  elle  qui  devait  s'emparer  du  monopole  commercial  dans  cette 
partie  de  l'Europe.  De  toutes  les  républiques  des  côtes  occidentales  de  l'Italie 
Pise  est  la  seule  qui  put  tenter  de  contrebalancer  sa  fortune  ;  mais,  après 
de  sanglantes  luttes,  Gènes  finit  par  triompher  de  sa  rivale.  Elle  s'empara 
de  la  Corse,  dont  elle  exploita  durement  les  populations;  elle  prit  Minorque 
sur  les  Maures  et  même  s'empara  de  plusieurs  villes  d'Espagne,  qu'elle 
rendit  ensuite  en  échange  de  privilèges  commerciaux.  Dans  la  mer  Egée, 
ses  nobles  devinrent  propriétaires  de  Chios,  de  Lesbos,  de  Lemnos  et 
d'autres  îles;  à  Constantinople,  ses  marchands  prirent  une  telle  autorité, 
qu'ils  partagèrent  souvent  le  pouvoir  avec  les  empereurs.  Us  possédaient 
des  quartiers  considérables  de  cette  capitale  de  l'Orient  et  en  avaient  fait 
une  succursale  de  Gênes  ;  aussi  la  perte  de  Péra  et  du  Bosphore  fut  pour 
eux  le  commencement  de  la  ruine.  En  Crimée,  ils  occupaient  la  riche  co- 
lonie de  Kaffa  ;  leurs  châteaux  forts  et  leurs  comptoirs  s'élevaient  dans  l'Asie 
Mineure  sur  toutes  les  routes  de  commerce,  et  jusque  dans  les  hautes  vallées 
du  Caucase  on  rencontre  de  distance  en  distance  des  tours  qu'ils  ont  con- 
struites et  qui  gardent  leur  nom.  Par  le  Pont-Euxiri,  les  campagnes  de  la 
Géorgie  et  la  mer  Caspienne,  ils  tenaient  la  route  de  l'Asie  centrale.  Toutes 
ses  colonies  lointaines  de  la  république  génoise  expliquent  la  présence  d'un 
petit  nombre  de  mots  arabes,  turcs,  grecs,  qui  se  mêlent  au  provençal,  à 
l'espagnol,  surtout  au  sarde,  dans  le  dialecte  italien  des  marins  ligures; 
mais  dans  son  ensemble  la  langue  est  très-italienne,  quoique  la  prononcia- 
tion de  quelques  mots  se  rapproche  du  français. 

Plus  puissante  que  Pise,  Gênes  n'était  pourtant  pas  de  taille  à  vaincre 
Venise  dans  sa  lutte  pour  la  prépondérance  commerciale.  Elle  n'avait  pas 
l'immense  avantage  que  possède  cette  dernière,  d'être  en  libre  communi- 
cation avec  l'Europe  germanique  et  Scandinave  par  un  seuil  des  Alpes. 
Aussi,  quoique  en  1579  les  Génois  eussent  réussi  à  s'emparer  de  Chioggia, 
et  même  à  bloquer  momentanément  leurs  rivaux,  cependant  l'influence 
de  Gênes  dans  l'histoire  politique  fut  beaucoup  moindre  que  celle  de  Ve- 
nise. Son  rôle  dans  le  mouvement  général  des  sciences,  des  lettres  et  des 
arts  fut  aussi  relativement  très-inférieur  ;  Gênes  eut  moins  d'écrivains,  de 
peintres,  de  sculpteurs,  que  mainte  petite  cité  de  la  Lombardie  et  du 
Vénitien.  Les  Génois  passaient  jadis  pour  être  violents  et  faux,  avides  de 
luxe  et  de  pouvoir,  insoucieux  de  tout  ce  qui  ne  leur  procurait  pas  l'argent 
ou  le  droit  de  commander.  «  Une  mer  sans  poissons,  des  montagnes  sans 
forêts,  des  hommes  sans  foi,  des  femmes  sans  vergogne,  voilà  Gênes!  » 
disait  l'ancien  proverbe  répété  par  les  ennemis  de  la  cité  ligure.   Les  dis- 


GENES.  595 

sensions  entre  les  nobles  familles  génoises  qui  voulaient  s'emparer  de  la 
direction  des  affaires  étaient  presque  incessantes;  mais,  chose  remarquable, 
au-dessus  de  la  lutte  des  partis,  l'immuable  banque  de  Saint-Georges,  véri- 
table république  dans  la  république,  continuait  tranquillement  de  manier 
les  affaires  de  commerce  et  d'argent,  et  les  richesses  ne  cessaient  d'affluer 
vers  la  cité.  C'est  ainsi  que  Gênes  a  pu  bâtir  ces  palais,  ces  colonnades  de 
marbre,  ces  jardins  suspendus  qui  lui  ont  mérité  le  surnom  de  «  Superbe  ». 
Toutefois  la  ruine  finit  par  atteindre  la  banque;  elle  avait  eu  le  tort  de 
prêter,  non  pas  aux  entreprises  de  travail,  mais  aux  princes  en  guerre, 
et,  comme  de  juste,  la  faillite  en  fut  la  conséquence.  Au  milieu  du  dix- 
huitième  siècle  la  banqueroute  réduisit  Gênes  à  l'impuissance  politique. 
En  dépit  du  peu  de  largeur,  des  sinuosités,  des  rampes,  des  escaliers  de 
ses  rives,  en  dépit  de  l'encombrement  et  de  la  saleté  de  ses  quais  trop 
étroits,  de  la  gêne  que  lui  imposent  son  enceinte  de  murailles  et  ses  forts, 
la  capitale  de  la  Ligurie  est  l'une  des  villes  du  monde  dont  les  palais  sont 
le  plus  remarquables  par  leur  architecture  à  la  fois  somptueuse  et  originale. 
Pendant  le  dernier  siècle  et  au  commencement  de  celui-ci  la  décadence  de 
Gènes  avait  été  grande,  et  nombre  de  ses  plus  beaux  édifices  menaçaient 
de  tomber  en  ruines,  mais  avec  le  retour  de  la  prospérité,  la  ville  a  repris 
l'œuvre  de  son  embellissement.  Actuellement  Gênes  est  de  beaucoup  le  port 
le  plus  actif  de  l'Italie,  quoique  le  mouvement  y  soit  encore  inférieur  à  celui 
de  Marseille.  Les  armateurs  possèdent  près  de  la  moitié  de  la  flotte  com- 
merciale italienne  et  construisent  les  trois  quarts  des  navires  ajoutés  chaque 
année  au  matériel  des  transports  maritimes  de  la  Péninsule1.  Pour  le  va- 
et-vient  des  voiliers  et  des  vapeurs  qui  fréquentent  la  place  de  Gênes  et 
qui  s'y  trouvent  parfois  au  nombre  de  sept  cents,  sans  compter  des  milliers 
de  petites  embarcations,  le  port,  dont  la  superficie  est  pourtant  de  plus  de 
150  hectares,  n'est  plus  assez  grand,  et  surtout  il  n'est  pas  suffisamment 
abrité  :  un  quart  seulement  de  sa  surface  est  garanti  de  tous  les  vents,  et 
cette  partie  est  précisément  celle  qui  a  le  moins  de  profondeur;  il  serait 
urgent  de  doubler  le  port  d'étendue  et  de  le  rendre  beaucoup  plus  sûr  par 

1  Valeur  des  échanges  par  mer  avec  l'étranger,  en  1876 408,200,000  fr. 

Mouvement  du  port  de  Gênes  en.    .    .1865.  20,250  navires,  jaugeant  2,610,000  tonn. 

1867.  16,900  »  2,550,000     » 

1871.  15,980  »  2,780,000     » 

Spezia  (golfe  entier)  1875.         6,895  »  402,000     » 

Savone 1868.         2,191  »  ,        155,000     » 

,     ,  Porto  Maurizio . .    .     »  1,645  »  '        110,500     » 

autres  ports  de  (  _      ,.  ,  rOA  ofv  ,-,„ 

,     T.     . .  \  Onegha »  l,o80      •        »  80,o40     » 


Mouvement    des 
autres  port 
la  Ligurie 


Chiavari..  ....     »  1,451  »  67,000     » 

SanRemo..    ...»  989  »  57,970  jt 


590  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

la  construction  d'un  troisième  brise-lames  qui  séparerait  de  la  haute  mer 
une  vaste  superficie  de  la  rade  extérieure.  Gênes,  qui  croit  volontiers  ses 
intérêts  négligés  par  le  gouvernement  italien,  se  plaint  aussi  de  ne  posséder 
qu'une  seule  voie  ferrée  à  travers  les  Apennins  pour  desservir  le  trafic 
que  lui  envoient  les  plaines  de  l'Italie  du  Nord.  Elle  réclame  une  se- 
conde ligne,  en  prévision  de  l'immense  accroissement  d'affaires  que  lui 
apporteront  les  futurs  chemins  de  fer  des  Alpes  suisses.  Elle  compte 
devenir  alors  pour  l'Allemagne  occidentale  et  l'Helvétie  ce  que  Trieste 
est  pour  l'Austro  -  Hongrie ,  l'entrepôt  général  du  commerce  méditer- 
ranéen. 

En  attendant  que  ces  destinées  s'accomplissent,  Gênes,  qui  est  aussi  fort 
active  comme  ville  industrielle,   étend  des  deux  côtés  sur  le  littoral  ses 
faubourgs  d'usines  et  de  chantiers.  Il  lui  faut  un  espace  de  plus  en  plus 
grand  pour  ses  tanneries,  ses  maroquineries,  ses  filatures,  ses  fabriques  de 
pâtes  alimentaires,  de  papiers,  de  soieries  et  de  velours,  de  savons,  d'huiles, 
de  bougies,  de  métaux,  de  poteries,  de  fleurs  artificielles,  de  filigranes  et 
autres  objets  d'ornement  :  Vovrar  del  Genoës  (l'industrie  du  Génois)   est 
toujours,  comme  au  moyen  âge,  une  des  merveilles  de  l'Italie.  A  l'ouest, 
San  Pier  d'Arena  (Sampierdarena)  est  devenue  une  véritable  cité  industrielle. 
Cornigliano,  Rivarolo,  Sestri  Ponente,  qui  possède  les  plus  grands  chantiers 
de  construction  de  l'Italie  et  même  de  toute  la  Méditerranée1,  Pegli,  Voltri 
sont  aussi  des  villes  populeuses,  ayant  des  filatures  et  des  fonderies,  et  se 
reliant  les  unes  aux  autres  de  manière  à  ne  former  qu'une  interminable 
fourmilière  humaine.  De  même  Savone,  dont  le  port  fut  jadis  comblé  par 
les  Génois,  qui  ne  voulaient  tolérer  aucune  concurrence  à  leur  commerce, 
se   continue   sur  tout   le  pourtour    d'une    baie    jusqu'à   Yado    et   à  ses 
chantiers  de   construction    par    un  faubourg  industriel  de   briqueteries; 
le  chemin  de   fer  qui    l'unit  à    Turin,  l'ayant   rendue   indépendante  de 
Gênes ,     elle    peut    expédier    directement  à   l'étranger    les    denrées  des 
plaines  de  l'intérieur.  D'autres  villes  de  la  rivière  du  Ponent,  quoique 
bien  distinctes,   sont  à  peine  séparées  par  l'issue  d'un  ravin  ou  par  les 
rochers  des  promontoires.  Telles  sont,   par  exemple,    les  villes  jumelles 
d'Oneglia  et  de  Porto-Maurizio,  que  ses  vastes  jardins  d'oliviers  ont  fait 
surnommer  la  «  Fontaine  d'Huile  »,  quoique  les  olivettes  de  San  Remo 
soient  encore  plus  abondantes2.  Les  deux  villes,  l'une  assise  au  bord  de  la 

1  Navires  sortis  dos  chantiers  de  Sestri,  en  1868 47,  jaugeant  25,380  tonneaux. 

2  Production  de  l'huile,  en  1868,  dans  la  provinee  de  Porto-Maurizio  : 

Arrondissement  de  Porto-Maurizio 90,000  hectolitres. 

»  de  San  Remo 225,000        » 


GÊNES,   CHIAVARI,  LA  SPEZIA.  399 

plage,  l'autre  bâtie  sur  une  colline  escarpée,  se  complètent  comme  les  moi- 
tiés d'une  même  cité  ;  elles  projettent  dans  la  même  baie  leurs  deux  ports 
quadrangulaires  de  même  forme,  et  le  navire  qui  cingle  vers  la  côte  semble 
longtemps  hésiter  entre  les  deux  bassins  qui  s'ouvrent  pour  le  recevoir. 

Sur  la  rivière  du  Levant  les  villes  du  littoral  se  relient  aussi  les  unes 
aux  autres  comme  les  perles  d'un  collier.  Albaro  et  ses  charmants  palais, 
Quarto,  d'où  partit  l'expédition  qui  enleva  la  Sicile  aux  Bourbons,  Nervi, 
lieu  d'asile  pour  les  phthisiques,  s'avancent  en  un  long  faubourg,  conti- 
nuation de  Gênes,  vers  les  villes  de  Recco  et  de  Camogli,  habitées  par  de 
nombreux  armateurs  et  les  capitaines  de  plus  de  trois  cents  navires.  Le 
promontoire  caillouteux  de  Porto-Fino,  ou  port  des  Dauphins,  ainsi  nommé 
des  cétacés  qui  se  jouaient  autrefois  dans  les  eaux  du  golfe,  limite  de  sa 
borne  puissante  la  rangée  presque  continue  des  maisons  de  la  Gênes  exté- 
rieure ;  mais  à  l'est  du  cap,  traversé  par  une  galerie,  dont  les  portails 
d'entrée  servent  de  cadres  aux  plus  admirables  tableaux,  Rapallo  l'indus- 
trieuse, Chiavari  la  commerçante,  Lavagna  aux  célèbres  carrières  d'ardoises 
grises,  Sestri  Levante,  la  ville  des  pêcheurs,  forment  sur  les  bords  de  leur 
baie  magnifique  une  nouvelle  rue  d'édifices,  à  peine  interrompue  par  les 
escarpements  rocheux  des  montagnes  côtières. 

Au  delà  de  Sestri  le  littoral  est  moins  peuplé,  à  cause  des  falaises  qui  en 
occupent  la  plus  grande  partie  ;  mais  au  détour  du  superbe  cap  de  Porlo- 
Yenere  et  de  l'île  gracieuse  de  Palmaria  on  voit  s'ouvrir  le  beau  golfe  de 
la  Spezia,  tout  bordé  de  forts,  de  chantiers,  d'arsenaux  et  de  constructions 
diverses1.  Le  gouvernement  italien  en  fait  la  grande  station  de  sa  flotte 
militaire.  D'immenses  travaux  d'aménagement,  inaugurés  en  1861  pour 
faire  de  la  Spezia  une  place  navale  de  premier  ordre,  ont  déjà  coûté  plus 
de  50  millions  de  francs,  mais  ce  n'est  là  qu'un  commencement,  et 
tandis  qu'une  partie  des  constructions  s'achève,  les  progrès  accomplis  dans 
l'art  de  la  destruction  obligent  les  ingénieurs  à  reconstruire  leurs  forts  : 
deux  s'élèvent  en  pleine  mer,  sur  une  digue  sous-marine  qui  fermera  com- 
plètement la  rade.  Comme  débouché  commercial,  le  port  n'a  qu'un  rôle  se- 
condaire, car  s'il  offre  aux  navires  l'abri  le  plus  sûr, il  n'est  pas  rattaché  di- 
rectement aux  pays  d'Outre-Apennin  par  des  voies  ferrées;  il  n'a  de  produils 
à  expédier  que  ceux  des  vallées  des  environs.  Sans  chemin  de  fer  qui  se  dirige 

1  Communes  de  Ligurie  ayant  plus  de  10,000  habitants  : 

Gènes (inlramuros),  1er janv.  1879.  165,250  hab.    I   San  Remo  1872  12,000  hab 

»      (avec  Sampierdarena,  etc.)  240,000      )>         Sestri  di  Ponente  »  11,500     » 

Spezia                       »                      26,650      »     |   Chiavari  »  10,500      » 

Savone                       »                      26,500      »>      i  Oneglia  »  10,000      » 


400  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

vers  Parme  et  Môdène,   il  ne  peut  être  d'aucune  utilité  pour  la  Lombardie, 


K°  71.  —    GOLFE    DE  LA    SFEZZIA  EN  1875 


E  de  Oreer 


1  de  Tiiio 


d'après  b  Carie  de  l'Etat-Major  Sarde 


Echelle  de    8S.000 


~5Kil 


le  grand  jardin  de  l'Europe.  Ce  qui  donne  à  la  Spezia  et  aux  villes  voi- 
sines un  des  premiers  rangs  en  Italie,  c'est  la  beauté  de  leur  golfe,  rival 


LIGURIE  ET  TOSCANE.  401 

de  la  baie  de  Naples  et  de  la  rade  de  Palerme.  Du  haut  de  la  colline  de 
marbre  qui  domine  la  ville  déchue  de  Porto  Venere  et  qui  portait  jadis  un 
beau  temple  de  Vénus,  salué  de  loin  par  tous  les  matelots,  on  contemple  un 
merveilleux  horizon,  les  promontoires  et  les  baies  qui  se  succèdent  dans  la 
direction  de  Gênes,  les  montagnes  de  la  Corse,  semblables  à  des  vapeurs  ar- 
rêtées au  bord  de  la  mer  bleue,  les  côtes  fuyantes  de  la  Toscane,  et,  sur 
l'admirable  fond  des  Apennins  et  des  Alpes  Apuanes,les  forêts  d'oliviers,  les 
bosquets  de  cyprès  et  d'autres  arbres  qui  entourent  les  villes  pittoresques  de 
la  rive  opposée.  Directement  en  face  est  la  charmante  Lerici  ;  plus  loin,  vers 
le  sud,  se  profile  la  côte  où  Byron  réduisit  en  cendres  le  corps  de  son  ami 
Shelley  :  nul  site  n'était  plus  beau  pour  le  triste  holocauste. 


IV 


LA  VALLEE  DE  L  ARNO,  TOSCANE. 

Comme  la  Ligurie,  la  Toscane  s'étend  à  la  base  méridionale  des  Apen- 
nins, mais  la  zone  qu'elle  occupe  est  de  largeur  beaucoup  plus  considérable. 
Dans  cette  région  de  l'Italie,  l'épine  dorsale  de  la  Péninsule  se  dirige  obli- 
quement du  golfe  de  Gênes  à  la  mer  Adriatique  et  se  ramifie  du  côté  du  sud 
par  des  chaînons  qui  doublent  l'épaisseur  normale  du  système  de  mon- 
tagnes. En  outre,  des  plateaux  et  des  massifs  distincts,  qui  s'élèvent  au  sud 
de  la  vallée  de  l'Arno,  étendent  vers  l'ouest  la  zone  des  terres  :  c'est  là  que 
la  presqu'île  italienne  atteint,  sa  plus  grande  largeur  *. 

Le  rempart  des  Apennins  toscans  est  continu  de  l'une  cà  l'autre  mer, 
mais  il  est  sinueux,  de  hauteur  fort  inégale  et  coupé  de  brèches  où  passent 
les  routes  carrossables  construites  entre  les  deux  versants.  Dans  leur  en- 
semble, les  monts  de  l'Etrurie  sont  disposés  en  massifs  allongés  et  paral- 
lèles, séparés  les  uns  des  autres  par  des  sillons  où  coulent  les  divers  cours 
d'eau  qui  forment  le  Serchio  et  l'Arno.  Sur  les  confins  de  la  Ligurie,  le 
premier  massif  de  la  chaîne  principale,  que  dominent  les  cimes  d'Orsajo 
et  de  Succiso,  est  accompagné  par  les  montagnes  de  la  Lunigiana,  qui  se 
dressent  à  l'ouest,  de  l'autre  côté  de  la  vallée  de  la  Magra.  La  chaîne 
de  la  Garfagnana,  qui  constitue  le  deuxième  massif,  au  nord  des  cam- 
pagnes de  Lucques,  a  pour  pendant  occidental  les  Alpes  Apuanes  ou  de 

1  Superficie  de  la  Toscane.   . 24,055  kilomètres  carrés. 

Population  au  1"  janvier  4879 2,219,400  habitants. 

Population  kilométrique.    . 92        » 

i.  51 


4U2  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

Massa  Carrara.  Plus  à  l'orient,  le  Monte  Cimone  et  les  autres  sommets 
des  Alpe  Appennine  qui  se  succèdent  au  nord  de  Pistoja  et  de  Pralo, 
ont  pour  chaînons  parallèles  les  Monti  Catini  et  le  Monte  Albano,  dont 
les  flancs,  percés  de  grottes,  renferment  le  célèbre  lac  thermal  de  Mon- 
summano.  Enfin  un  quatrième  massif,  que  traverse,  au  col  de  la  Futa, 
la  route  directe  de  Florence  à  Bologne,  possède  également  ses  chaînes  laté- 
rales, le  Monte  Mugelloj  au  sud  de  la  Sieve,  et  le  Prato  Magno,  entre  le 
cours  supérieur  et  le  cours  moyen  de  l'Arno.  Le  chaînon  des  Alpes  de 
Catenaja,  qui  court  du  nord  au  sud,  entre  les  hautes  vallées  de  l'Arno  et 
du  Tibre,  termine  à  la  fois,  du  côté  de  l'est,  la  rangée  principale  des 
Apennins  qui  forme  la  ligne  de  partage  des  eaux,  et  la  série  beaucoup 
moins  régulière  des  massifs  méridionaux  auxquels  conviendrait  le  nom 
d'Anti-Apennins,  réservé  spécialement  aux  monts  du  littoral  par  le  géo- 
graphe Marmocchi.  Les  torrents  qui  descendent  de  la  grande  crête  se  sont 
tous  frayé  un  chemin  à  travers  les  roches  de  ces  montagnes  du  sud  et  les 
ont  découpées  en  masses  distinctes. 

En  mainte  partie  de  leur  développement,  les  Apennins  toscans  doivent  à 
la  hauteur  de  leurs  sommets,  qui  dépassent  2,000  mètres,  un  aspect  tout  à 
fait  alpin  et  sont  connus,  en  effet,  sous  la  désignation  d'Alpes1.  Pendant 
plus  de  la  moitié  de  l'année,  ils  sont  revêtus  de  neiges  sur  leurs  pentes 
supérieures;  souvent,  quand  on  passe  dans  le  charmant  défilé  de  Massa 
Carrara,  entre  les  eaux  bleues  de  la  Méditerranée  et  les  coteaux  verdoyants 
qui  s'élèvent  de  degré  en  degré  vers  les  escarpements  des  Alpes  Apuanes, 
on  cherche  vainement  à  distinguer  dans  la  blancheur  des  cimes  la  part  de 
la  neige  et  celle  des  éboulis  de  marbre.  La  forme  abrupte,  les  fantaisies 
de  profil  qu'affectent  les  roches  calcaires  de  la  crête  des  Apennins,  contri- 
buent à  l'apparence  grandiose  des  monts  toscans  ;  en  plusieurs  districts, 
ils  ont  aussi  gardé  la  grâce  que  donnaient  à  la  chaîne  entière  les  forêts  de 

1  Altitudes  des  principaux  sommets  des  Apennins  toscans  et  des  cols  les  plus  fréquentés  : 


Apennins. 


Anti-Apennins, 


Alpes  de  Succiso 2,019  met. 

Alpes  de  Camporaghena  (Garfagnana) 2,000  » 

Monte  Cimone .    .  2,167  » 

Monte  Falterone  ou  Falterona 1,648  » 

Col  de  Pontremoli  (route  de  Sarzane  à  Parme) .    .    .  1,039  » 

»  de  Fiumalbo  (route  de  Lucques  à  Modène).   .    .  1,200  » 

»  de  Futa  (route  de  Florence  à  Bologne) 915  » 

»  des  Camaldules .    .    .  1 ,004  » 

Pisanino  (Alpes  Apuanes) 2,014  » 

Pietra  Marina  (Monte  Albano) 575  » 

Prato  Magno 1,580  » 

Alpes  de  Catenaja 1,401  » 


APENNINS  DE  TOSCANE.  413 

châtaigniers  sur  les  pentes  inférieures,  de  sapins  et  de  hêtres  sur  les 
versants  plus  élevés.  Que  de  poètes  ont  chanté  les  bois  admirables  qui 
recouvrent  le  versant  du  Prato  Magno,  au-dessus  du  bassin  où  s'unissent 
les  vallées  de  la  Sieve  et  de  l'Arno  !  Le  nom  charmant  de  Vallombrosa, 
dont  Milton  célébrait  les  hautes  arcades  de  branchages  et  les  feuilles  de 
l'automne  éparses  sur  les  ruisseaux,  est  devenu  comme  une  expression 
proverbiale,  désignant  tout  ce  que  la  poésie  de  la  nature  a  de  plus  suave 
et  de  plus  pénétrant.  De  même,  entre  le  haut  Àrno  et  le  versant  de  la 
Romagne,  les  pâturages,  les  bosquets  et  les  forêts  du  «  Champ  Maldule  », 
ou  Camaldule,  d'après  lequel  ont  été  nommés  tant  de  couvents  dans  le 
reste  de  l'Europe,  sont  vantés  comme  étant  parmi  les  plus  beaux  sites  de 
la  belle  Italie.  Arioste  a  chanté  les  paysages  de  cette  route  des  Apennins, 
«  d'où  l'on  peut  voir  à  la  fois  la  mer  Sclavonne  et  la  mer  de  Toscane.  »  En 
montant  sur  un  sommet  voisin  du  couvent,  on  contemple  en  effet  les  deux 
mers  comme  des  vapeurs  bleuâtres. 

Les  âpres  escarpements  des  grands  Apennins  et  les  forêts  qui  en  parent 
encore  les  versants  forment  le  plus  heureux  contraste  avec  les  vallées  et  les 
collines  doucement  arrondies  de  la  basse  Toscane  :  presque  chaque  hauteur 
porte  quelque  vieille  tour,  débris  d'un  château  fort  du  moyen  âge  ;  des 
villas  gracieuses  sont  éparses  sur  les  pentes  au  milieu  de  la  verdure  ;  des 
maisons  de  métayers,  décorées  de  fresques  naïves,  se  montrent  parmi  les 
vignes,  entre  les  groupes  de  cyprès  taillés  en  fer  de  lance;  les  plus  riches 
cultures  occupent  tout  l'espace  labourable  ;  des  trembles  agitent  leur  feuil- 
lage au-dessus  des  eaux  courantes.  Les  souvenirs  de  l'histoire,  le  goût 
naturel  des  habitants,  la  fertilité  du  sol,  l'abondance  des  eaux,  la  douceur 
du  climat,  tout  contribue  à  faire  de  la  Toscane  centrale  la  région  privilégiée 
de  l'Italie  et  l'un  des  pays  les  plus  agréables  de  la  Terre.  Bien  abritée  des 
vents  froids  du  nord-est  par  la  muraille  des  Apennins,  elle  est  tournée  vers 
la  mer  Tyrrhénienne,  d'où  lui  viennent  les  vents  tièdes  et  humides  d'origine 
tropicale  ;  mais  la  part  de  pluies  qu'elle  reçoit  n'a  rien  d'excessif,  grâce  à 
l'écran  que  lui  forment  les  montagnes  de  la  Corse  et  de  la  Sardaigne  et  à 
l'heureuse  répartition  des  petits  massifs  de  collines  en  avant  de  la  chaîne 
des  Apennins.  Le  climat  de  la  Toscane  est  un  climat  essentiellement  tem- 
péré, doux,  sans  extrêmes  aussi  violents  que  ceux  de  la  plaine  padane  : 
c'est  à  son  influence  modératrice,  ainsi  qu'à  la  grâce  naturelle  de  leur 
pays,  que  les  Toscans  doivent  sans  doute  pour  une  forte  part  leur  gaieté 
simple,  leur  égalité  d'humeur,  leur  goût  si  fin,  leur  vif  sentiment  de  la 
poésie,  leur  imagination  facile  et  toujours  contenue. 

Au  midi  de  la  Toscane,  divers  massifs  de   montagnes  et  de  collines, 


404 


NOUVELLE  GEOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 


désignés  en  général  sons  le  nom  de  «  Subapennins  »,  sont  complètement 
séparés  du  système  principal  par  la  vallée  actuelle  de  l'Arno.  Ce  fleuve 
constitue,  avec  les  défilés  qu'il  s'est  ouverts  et  ses  anciens  lacs,  un  véritable 
fossé  à  la  base  du  mur  des  Apennins.  Le  val  de  Chiana,  qui  fut  un  golfe 
de  la  Méditerranée,  puis  une  mer  intérieure,  est  une  première  et  large 
zone  de  séparation  entre  l'Apennin  et  les  monts  toscans  du  midi.  Puis 
vient  la  campagne  florentine,  jadis  lacustre,  qu'il  serait  facile  d'inonder  de 
nouveau  si  l'on  obstruait  le  défilé  de  la  Golfolina,  ou  Gonfolina,  par  lequel 
s'échappe  l'Arno  à  15  kilomètres  en  aval  de  Florence  et  qu'avait  ouvert  le 
bras  de  «  l'Hercule  égyptien  ».  Au  commencement  du  quatorzième  siècle,  le 
fameux  général  lucquois  Castruccio  eut  l'intention  de  submerger  ainsi  la 
fière  cité  républicaine,  mais  heureusement  les  ingénieurs  qui  l'accompa- 
gnaient ne  surent  pas  faire  leur  opération  de  nivellement  ;  ils  jugèrent  que 


H°    75.   DÉFILÉS  DE  l'aRKO. 


d'opz'cs  la  Carte  de  l'Etat -Major-^utracliuen 


Echelle  de  sgïZô0 


le  barrage  ne  porterait  aucun  tort  à  Florence,  la  différence  de  niveau  étant, 
d'après  eux,  de  88  mètres,  tandis  qu'en  réalité  elle  est  de  15  mètres  seu- 
lement. En  aval  de  ce  dernier  défilé  commencent  la  grande  plaine  et  les 
anciens  golfes  marins. 

Les  massifs  de  la  Toscane  subapennine,  ainsi  limités  au  nord  par  la 
vallée  de  l'Arno,  se  composent  de  collines  uniformément  arrondies,  d'un 
gris  terne,  presque  sans  verdure  ;  tandis  que  l'Apennin  lui-même  appartient 
surtout  au  jura  et  à  la  formation  crétacée,  les  assises  du  Subapennin  consis- 
tent en  terrains  tertiaires,  grès,  argiles,  marnes  et  poudingues,  d'une  grande 
richesse  en  fossiles,  percés  çà  et  là  de  serpentines.  Il  serait  difficile  d'ailleurs 
de  reconnaître  une  disposition  régulière  dans  les  hauteurs  de  la  Toscane 
méridionale.  On  doit  y  voir  surtout  un  plateau  fort  inégal,  que  les  cours  des 
rivières,  les  unes  parallèles,  les  autres  transversales  au  cours  des  Apennins, 
ont  découpé  en  un  dédale  de  collines  enchevêtrées  et  percées  d'entonnoirs 


SUBAPENNINS.  407 

où  se  perdent  les  eaux  :  telles  sont  les  cavités  de  «  l'Ingolla  »,  qui  englou- 
tissent, en  effet,  les  ruisselets  et  les  pluies  du  plateau  pour  en  former  les 
sources  abondantes  de  l'Eisa  Viva,  l'un  des  grands  affluents  de  l'Arno.  Le 
massif  principal  de  la  région  subapennine  est  celui  qui  sépare  les  trois  bas- 
sins de  l'Arno,  de  la  Cecina  et  de  l'Ombrone,  et  dont  une  cime,  le  Poggio  di 
Montieri,  aux  riches  mines  de  cuivre,  s'élève  à  plus  de  1,000  mètres.  Au  sud 
de  la  vallée  de  l'Ombrone,  diverses  montagnes,  le  Labbro,  le  Cetona,  le 
Monte  Amiata,  se  dressent  à  une  hauteur  plus  considérable,  mais  on  doit 
y  voir  déjà  des  monts  appartenant  à  la  région  géologique  de  l'Italie  cen- 
trale. Le  Cetona  est  une  île  jurassique  entourée  de  terrains  modernes  ; 
le  Monte  Amiata  est  un  cône  de  trachyte  et  le  plus  haut  volcan  de  l'Italie 
continentale  :  il  ne  vomit  plus  de  laves  depuis  l'époque  historique,  mais 
il  n'est  point  inactif,  ainsi  que  le  témoignent  ses  nombreuses  sources  ther- 
males et  les  solfatares  qui  lui  restent  encore.  Le  Radicofani  est  un  autre 
volcan,  dont  maintes  laves,  semblables  à  de  l'écume  pétrifiée,  se  laissent 
facilement  tailler  à  coups  de  hache. 

Le  travail  du  grand  laboratoire  souterrain  doit  être  fort  important  sous 
toutes  les  formations  rocheuses  de  la  Toscane  ;  les  veines  métallifères 
s'y  ramifient  en  un  immense  réseau,  et  les  sources  minérales  de  toute 
espèce,  salines,  sulfureuses,  ferrugineuses,  acidulés,  y  sont  proportionnel- 
lement beaucoup  plus  abondantes  et  plus  rapprochées  que  dans  toutes  les 
autres  parties  de  l'Italie  :  sur  une  superficie  treize  fois  moins  étendue, 
on  y  trouve  près  du  quart  des  fontaines  thermales  et  médicinales  de  la 
Péninsule  et  des  îles  adjacentes,  et  parmi  ces  fontaines,  il  en  est  de  célèbres 
dans  le  monde  entier,  par  exemple  celles  de  Monte  Catini,  de  San  Giuliano, 
et  les  fameux  Bagni  di  Lucca,  autour  desquels  s'est  bâtie  une  ville  populeuse, 
principale  étape  entre  Lucques  et  Pise.  Les  salines  naturelles  de  la  Toscane 
sont  aussi  très-productives,  mais  les  jets  d'eau  les  plus  curieux  et  les  plus 
utiles  à  la  fois  au  point  de  vue  industriel  sont  ceux  qui  forment  les  fameux 
lagoni,  dans  le  bassin  d'un  affluent  de  la  Cecina,  à  la  base  septentrionale 
du  groupe  des  hauteurs  de  Montieri.  De  loin,  on  voit  d'épais  nuages  de 
vapeur  blanche  qui  tourbillonnent  sur  la  plaine  ;  on  entend  le  bruit  strident 
des  gaz  qui  s'échappent  en  soufflant  de  l'intérieur  de  la  terre  et  font  bouil- 
lonner les  eaux  des  mares.  Celles-ci  contiennent  différents  sels,  de  la  silice  et 
de  l'acide  borique,  cette  substance  de  si  grande  valeur  commerciale,  que  l'on 
recueille  avec  tant  de  soin  pour  les  fabriques  de  faïence  et  les  verreries  de 
l'Angleterre  et  qui  est  devenue  pour  la  Toscane  une  des  principales  sources 
de  revenu.  Aucun  autre  pays  d'Europe,  si  ce  n'est  le  cratère  de  Vulcano 
dans  les  îles  Eoliennes,  ne  produit  assez  d'acide  borique  pour  qu'il  vaille  la 


408  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

peine  de  l'extraire  ;  mais  dans  les  montagnes  mêmes  du  Subapennin  il  se- 
rait peut-être  possible  de  recueillir  ce  trésor  en  plus  grande  abondance,  car 
en  diverses  régions  de  l'Etrurie,  notamment  dans  le  voisinage  de  Massa 
Maritima,  au  sud  du  Montieri,  jaillissent  d'autres  soffioni,  contenant  une 
certaine  quantité  de  la  précieuse  substance  chimique. 

La  fermentation  souterraine  dont  la  Toscane  est  le  théâtre  est  probable- 
ment due  en  grande  partie  aux  changements  considérables  qui  se  sont 
opérés  par  le  travail  des  alluvions  dans  les  proportions  relatives  de  la  terre 
et  des  eaux.  Dans  le  voisinage  du  littoral  actuel,  plusieurs  massifs  de 
collines  se  dressent  comme  des  îles  au  milieu  de  la  mer,  et  ce  sont,  en 
effet,  d'anciennes  terres  maritimes,  que  les  apports  des  fleuves  ont  graduel- 
lemenl  rattachées  au  continent.  Ainsi  les  monts  Pisans,  entre  le  bas  Arno 
et  le  Serchio,  sont  bien  un  groupe  de  cimes  encore  à  demi  insulaires,  car 
ils  sont  entourés  de  tous  les  côtés  par  des  marécages  et  des  campagnes  assé- 
chées à  grand'peine;  l'ancien  lac  Bientina,  dont  la  surface  était  la  partie  la 
plus  élevée  du  cercle  d'eaux  douces  qui  environnait  le  massif,  ne  se  trouvait 
pas  même  à  9  mètres  au-dessus  du  niveau  marin.  Les  hauteurs  qui  se  pro- 
longent parallèlement  à  la  côte,  au  sud  de  Livourne,  ne  sont  pas  aussi 
complètement  isolées,  mais  elles  ne  se  rattachent  aux  plateaux  de  l'intérieur 
que  par  un  seuil  peu  élevé.  Quant  au  promontoire  qui  porte  sur  l'un  de 
ses  versants  ce  qui  fut  l'antique  cité  de  Populonia,  et  sur  l'autre  la  ville 
moderne  de  Piombino,  en  face  de  l'île  d'Elbe,  c'est  une  cime  tout  à  fait 
insulaire,  séparée  du  tronc  continental  par  une  plaine  basse,  où  les  eaux 
descendues  des  montagnes  de  l'intérieur  s'égarent  dans  les  sables.  Mais  le 
superbe  Monte  Argentaro  ou  Argentario-s  à  l'extrémité  méridionale  du  lit- 
toral toscan,  est  l'un  des  types  les  plus  parfaits  de  ces  terres  qui  peuvent  être 
considérées  comme  appartenant  à  la  fois  à  l'Italie  péninsulaire  et  à  la 
mer  Tyrrhénienne  ;  dans  le  monde  entier,  il  est  peu  de  formations  de  ce 
genre  qui  présentent  autant  de  régularité  dans  leur  disposition  générale. 
La  montagne,  escarpée  et  rocheuse,  hérissée  sur  tout  son  pourtour  de 
falaises  dont  chacune  a  son  château  fort  ou  sa  tour  en  sentinelle,  s'avance 
au  loin  dans  la  mer  comme  pour  barrer  le  passage  aux  navires  ;  deux 
cordons  littoraux,  tournant  vers  la  mer  leur  concavité  gracieusement  inflé- 
chie et  contrastant  par  la  sombre  verdure  de  leurs  pins  avec  le  bleu  des 
eaux  et  les  tons  fauves  des  rochers,  rattachent  la  montagne  aux  saillies  du 
rivage  continental  et  séparent  ainsi  de  la  mer  un  lac  de  forme  régulière, 
au  centre  duquel  la  petite  ville  d'Orbetello  occupe  l'extrémité  d'une  an- 
cienne plage  en  partie  démolie  par  les  flots  :  on  croirait  voir  dans  ce  grand 
bassin  rectangulaire  et  dans  les  digues  de  sable  qui  l'entourent  l'œuvre  ré-' 


LITTORAL  DE  LA   TOSCANE. 


409 


fléchie  d'une  population  de  géants.  L'étang  d'Orbetello  est  utilisé  comme  la 
lagune  de  Comacchio  :  c'est  un  grand  réservoir  de  pêche,  où  les  anguilles 
se  prennent  par  centaines  de  milliers.  A  l'ouest,  la  chaîne  d'îles  se  continue 
vers  la  Corse  par  les  cimes  de  Giglio,  par  l'âpre  Monte  Cristo  et  par  l'écueil 


H°    76.    —    MONTE   ARGENTARO. 


près  la  Carte  de  illydroprapliie  .française 


Profondeurs 

djE  wma.SoT~         de.So  à-wo1^'      de,joo  et  plus 
1 
Echelle  de  168,000 


Gravé  par  Erhard 


S  El. 


de  la  Fourmi1.  L'île  d'Elbe,  située  plus  au  nord,  forme  un  petit  monde 
à  part. 

Déjà  dans  le  court  espace  de  temps  qui  s'est  écoulé  depuis  le  commence- 
ment de  la  période  historique  les  divers  fleuves  de  la  Toscane,  le  Serchio, 
qu'alimentent  les  neiges  de  la  Garfagnana  et  des  Alpes  Apuanes,  le  puissant 


Altitudes  du  Subapennin  : 

Poggio  di  Montieri.   .    .    .  1,042  met. 

Labbro 1,192     » 

Monte  Amiata 1,766     » 


Monte  Serra  (monts  Pisans) . . 

»     di  Piombino 

»     Argentan) 


914  met. 
199     » 
636     » 
52 


410  NOUVELLE   GÉOGRAPHIE    UNIVERSELLE. 

Arno,  la  Cecina,  l'Ombrone,  l'Albegna,  ont  opéré  des  changements  considé- 
rables dans  l'aspect  des  campagnes  riveraines  et  dans  la  configuration  du 
littoral  marin.  Les  terrains  mal  consolidés  qu'ils  traversent  dans  la  plus 
grande  partie  de  leur  cours  leur  fournissent  en  abondance  les  matériaux 
d'érosion  nécessaires  à  l'immense  travail  géologique  dont  ils  sont  les  arti- 
sans. En  maints  endroits,  les  versants  de  montagnes  que  ne  retiennent 
plus  ni  forêts  ni  broussailles,  se  changent  à  la  moindre  pluie  en  une 
véritable  pâte  semi-fluide  qui  s'écoule  lentement,  puis  que  les  rivières  em- 
portent rapidement  dans  leur  cours.  Depuis  les  beaux  temps  de  la  répu- 
blique pisane,  dans  l'espace  de  quelques  siècles,  la  bouche  de  l'Arno  s'est 
prolongée  de  5  kilomètres  en  mer.  D'ailleurs  elle  a  fréquemment  changé 
de  place  ;  jadis  le  Serchio  et  l'Arno  avaient  un  lit  inférieur  commun,  mais 
on  dit  que  les  Pisans  rejetèrent  le  premier  fleuve  vers  le  nord  pour  se 
débarrasser  du  danger  causé  par  ses  alluvions.  L'examen  des  lieux  prouve 
aussi  qu'en  aval  de  Pise  l'Arno  s'est  longtemps  écoulé  vers  la  mer  par  les 
terrains  bas  de  San  Pielro  del  Grado  (Saint  Pierre  du  Grau),  où  s'épanche 
aujourd'hui  le  Colombrone;  mais  depuis  que,  soit  la  nature,  soit  l'homme 
ou  leurs  deux  forces  réunies  ont  donné  au  fleuve  son  issue  actuelle,  il  n'a 
cessé  de  se  promener  dans  les  plaines  en  remaniant  les  terres  alluviales  de 
ses  bords  et  en  agrandissant  les  campagnes  aux  dépens  de  la  mer  Tyrrhé- 
nienne.  D'après  Strabon,  Pise  se  trouvait  de  son  temps  à  vingt  stades 
olympiques  du  littoral,  c'est-à-dire  à  3,700  mètres,  tandis  qu'elle  en  est 
actuellement  trois  fois  plus  distante  :  lorsque  le  couvent,  devenu  la  câscina 
de  San  Rossore,  fut  construit,  vers  la  fin  du  onzième  siècle,  ses  murs  domi- 
naient la  plage,  et  de  nos  jours  l'emplacement  de  cet  ancien  édifice  est  à 
5  kilomètres  environ  de  la  mer.  De  vastes  plaines  coupées  de  dunes  ou  tom- 
boli  et  revêtues  en  partie  de  forêts  de  pins,  se  sont  ajoutées  au  continent  ; 
de  grands  troupeaux  de  chevaux  et  de  bœufs  demi-sauvages  parcourent 
ces  vastes  terrains  sableux,  où  les  éleveurs  ont  en  outre,  depuis  les  croisa- 
des, dit-on,  acclimaté  le  chameau  avec  succès.  D'ailleurs  l'empiétement  des 
terres  n'est  peut-être  pas  dû  en  entier  au  travail  des  alluvions  ;  il  est  pos- 
sible que  le  littoral  de  la  Toscane  ait  été  soulevé  par  les  forces  intérieures. 
La  pierre  dite  panchina,  dont  on  se  sert  à  Livourne  pour  la  construction  des 
édifices,  est  une  roche  marine  formée  en  partie  de  coquillages  semblables 
à  ceux  que  l'on  trouve  encore  dans  la  mer  voisine. 

Un  des  changements  les  plus  importants  qui  se  sont  accomplis  dans  le  ré- 
gime des  eaux  du  bassin  de  l'Arno  est  celui  que  l'art  de  l'homme,  dirigeant 
les  forces  brutales  de  la  nature,  a  su  opérer  dans  le  val  de  Chiana.  Cette 
dépression,  qui  servit  probablement  de  lieu  de  passage  à  l'Arno,  lorsque  ce 


ARNO  ET  VAL  DE  CHIANA.  411 

fleuve  n'avait  pas  encore  creusé  en  amont  de  Florence  le  défilé  par  lequel 
il  s'échappe  aujourd'hui,  est  une  allée  naturelle  ouverte  par  les  eaux  entre 
le  bassin  de  l'Arno  et  celui  du  Tibre  :  là,  comme  entre  l'Orénoque  et  le 
fleuve  des  Amazones,  quoique  dans  des  proportions  bien  moindres,  se  trou- 
vait un  seuil  bas,  d'où  les  eaux  s'épanchaient  dans  l'un  et  l'autre  bassin. 
Jadis  le  point  de  partage  était  dans  le  voisinage  immédiat  de  l'Arno.  Une 
partie  des  eaux  du  val  de  Chiana  tombait  dans  le  fleuve  toscan,  qui  coule  à 
une  cinquantaine  de  mètres  plus  bas,  tandis  que  la  plus  grande  partie  de 
la  masse  liquide,  sans  écoulement  régulier,  s'étalait  en  longs  palus  vers 
le  sud  jusqu'aux  lacs  que  domine  à  l'ouest,  du  haut  de  ses  coteaux,  la  pe- 
tite ville  de  Montepulciano  ;  c'est  là  que  commence  à  s'accuser  nettement  la 
pente  qui  entraîne  l'eau  vers  le  Tibre.  Entre  les  deux  versants,  la  partie 
neutre  du  val  était  tellement  indécise,  qu'on  a  déplacé  d'au  moins  50  kilo- 
mètres le  seuil  de  séparation,  au  moyen  des  barrières  transversales  qui 
retenaient  les  débordements  des  étangs  temporaires.  Toute  la  zone  où 
séjournaient,  à  demi  putréfiées,  les  masses  liquides  apportées  par  les  tor- 
rents latéraux ,  était  un  foyer  de  pestilence ,  la  «  maladetta  e  sventurata 
fossa  »  dont  parle  Dante.  D'autres  écrivains  de  l'Italie  en  parlent  aussi 
comme  d'un  lieu  maudit;  l'hirondelle  même  n'osait  s'aventurer  dans  sa 
fatale  atmosphère.  Les  habitants  du  val  avaient  en  vain  tenté  d'assécher  le 
sol  en  creusant  des  canaux  de  décharge  :  l'horizontalité  de  la  longue  plaine 
rendait  illusoires  tous  les  travaux  d'assainissement.  L'illustre  Galilée, 
consulté  sur  les  mesures  qu'il  y  aurait  à  prendre,  déclara  que  le  mal  était 
irréparable  :  d'après  lui  il  n'y  avait  rien  à  faire.  Torricelli  reconnut  qu'il 
serait  possible  d'utiliser  la  force  des  torrents  pour  donner  à  la  vallée  la 
pente  qui  lui  manquait  et  faciliter  ainsi  l'écoulement  des  eaux;  mais  il  ne 
mit  point  la  main  à  l'œuvre.  Les  discussions  entre  les  deux  états  limitro- 
phes ,  Rome  et  Florence ,  ne  permettaient  point  d'ailleurs  que  le  cours  des 
eaux  de  la  Chiana  fût  rectifié.  Chacun  des  deux  gouvernements  voulait  que 
les  eaux  torrentielles  fussent  rejetées  sur  le  territoire  du  voisin. 

Enfin  les  travaux  commencèrent  au  milieu  du  dix-huitième  siècle  sous  la 
direction  du  célèbre  Fossombroni.  A  l'issue  de  chaque  ravin  latéral  furent 
ménagés  des  bassins  de  colmatage,  où  les  débris  arrachés  aux  flancs  des  mon- 
tagnes se  déposèrent  en  strates  annuelles.  Les  marécages  se  comblèrent  ainsi 
peu  à  peu  et  le  sol  s'affermit;  le  niveau  de  la  vallée,  graduellement  exhaussé 
sur  la  ligne  de  partage  choisie  par  l'ingénieur,  donna  aux  eaux  le  mouvement 
qui  leur  manquait  et  changea  en  un  ruisseau  pur  le  bourbier  croupissant.  La 
pente  générale  de  la  plaine  supérieure  fut  renversée  et  l'Arno  s'enrichit  d'un 
affluent  de  74  kilomètres  de  longueur  qui,  sur  plus  des  deux  tiers  de  son 


412 


NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 


cours,  appartenait  précédemment  au  Tibre.  L'air  de  la  vallée,  autrefois 
mortel,  devint  l'un  des  plus  salubres  de  l'Italie.  L'agriculture  s'empara  des 


K°  77.    —    VAL  DE   CHIANA. 


d'après  la  Carte  delEtat-Major_Aulrichien 


Echelle   de   1  :    213001 


10  kil. 


terres  reconquises  ;  un  espace  de  treize  cents  kilomètres  carrés,  jadis  évité 
avec  soin,  s'ajouta  au  territoire  toscan  ;  les  villages,  habités  naguère  par 


VAL  DE  CHIANA  ET  LAC  DE  BIENTINA.  413 

une  population  de  fiévreux,  se  transformèrent  en  de  riches  bourgades  aux 
robustes  habitants.  La  réussite  de  l'œuvre  si  bien  nommée  de  «  bonification» 
a  été  complète.  Les  eaux  sauvages  ont  dû  se  discipliner  pour  distribuer 
régulièrement  leurs  alluvions  sur  un  espace  de  20,000  hectares  et  sur  une 
profondeur  moyenne  de  2  à  3  mètres  ;  c'est  un  remblai  de  500  millions 
de  mètres  cubes  qu'on  leur  a  fait  déposer  comme  à  des  ouvriers  intelligents. 
Cette  grande. opération  de  colmatage,  dans  laquelle  l'homme  a  si  admira- 
blement dirigé  la  nature,  est  devenue  le  modèle  de  toutes  les  entreprises 
du  même  genre,  et  dans  la  Toscane  même  on  l'a  imitée  avec  le  plus  grand 
succès.  C'est  aussi  par  le  procédé  des  colmatages  que  le  vaste  marais  de 
Castiglione,  le  lac  Prilius  des  Romains,  situé  entre  Grosseto  et  la  mer, 
près  de  la  rive  droite  de  l'Ombrone,  a  été  peu  à  peu  transformé  en  terre 
ferme;  en  1828,  il  occupait  un  espace  de  95  kilomètres  carrés,  dont  les 
alluvions  apportées  par  le  fleuve  ont  fait  depuis  une  immense  prairie  rela- 
tivement salubre;  en  1872,  plus  de  62  hectares,  jadis  inondés,  étaient  chan- 
gés en  terrains  solides.  La  comparaison  des  cartes  tracées  à  diverses  époques 
témoigne  des  changements  considérables  que  l'Ombrone  opéra  jadis  comme 
au  hasard  dans  son  delta  ;  mais  aujourd'hui  c'est  l'homme  qui  dirige  sa  force. 
Le  fleuve  est  un  autre  taureau  Acheloùs  dompté  par  un  autre  Hercule. 

Parmi  les  grands  travaux  d'assèchement  qui  font  aussi  la  gloire  des 
hydrauliciens  de  la  Toscane,  il  faut  citer  le  réseau  des  innombrables 
canaux  de  décharge  creusés  dans  les  terres  basses  de  Fucecchio,  de  Pon- 
tedera,  de  Pise,  de  Lucques,  de  Livourne,  de  Viareggio.  Là  s'étendaient 
de  vastes  mers  intérieures  que  l'on  essaye  de  combler  peu  à  peu  et  de 
faire  passer,  de  progrès  en  progrès,  à  l'état  de  campagnes  au  sol  affermi. 
Une  des  opérations  les  plus  difficiles  en  ce  genre  a  été  d'assécher  le  lac  de 
Bientina  ou  de  Sesto,  qui  s'étendait  au  milieu  de  campagnes  marécageuses 
à  l'est  des  monts  Pisans,  et  que  l'on  pense  avoir  été  formé  jadis  par  les  eaux 
débordées  du  Serchio.  Jadis  ce  lac  avait  deux  émissaires  naturels,  l'un  au  nord 
vers  le  Serchio,  l'autre  au  sud  vers  l'Arno.  Durant  l'étiage  de  ces  fleuves, 
l'écoulement  du  Bientina  se  faisait  sans  difficulté  ;  mais,  dès  que  la  crue 
commençait  à  se  faire  sentir,  le  reflux  s'opérait,  l'eau  coulait  en  sens 
inverse  dans  les  deux  affluents  du  lac,  et  si  l'on  n'avait  fermé  les  écluses, 
l'Arno  et  le  Serchio  se  seraient  rejoints  dans  une  mer  intérieure  au  pied 
des  monts  Pisans.  Privé  de  son  écoulement  naturel,  le  Bientina  grossissait 
alors  jusqu'à  couvrir  un  espace  de  près  de  10,000  hectares,  six  fois  supé- 
rieur à  la  superficie  ordinaire  ;  pour  sauvegarder  les  riches  campagnes  de 
cette  partie  de  la  Toscane,  il  a  donc  fallu  donner  au  Bientina  un  émissaire 
indépendant  des  deux  fleuves  voisins.  A  cet  effet,  on  a  eu  l'heureuse  idée 


414 


NOUVELLE   GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 


de  creuser  un  canal  qui  fait  passer  les  eaux  du  lac  en  tunnel  au-dessous  de 
l'Arno,  large  en  cet  endroit  de  216  mètres  de  digue  à  digue;  puis  au  delà 
du  fleuve,  qu'il  vient  de  croiser  souterrainement,  le  nouvel  émissaire  em- 
prunte jusqu'à  la  mer  l'ancien  lit  de  l'Arno,  remplacé  par  le  Colombrone. 
Le  principal  obstacle  contre  lequel  il  fallut  lutter  dans  ces  œuvres  de 
conquête  était  l'extrême  insalubrité  du  climat.  L'atmosphère  de  miasmes 
pesait  surtout  sur  la  région  du  littoral,  à  cause  du  mélange  qui  s'y  opérait 
entre  les  eaux  douces  de  l'intérieur  et  les  eaux  saumâtres  de  la  Méditer- 


N°  78     —    L  ARNO   ET    LE   SEUCHIO. 


d'après  l'Etat  -Major  autrichien 


Echelle  de  328.000 


10EI. 


ranée.  L'excessive  mortalité  qui  résultait  de  ce  mélange  pour  les  espèces 
marines  et  pour  les  animaux  et  les  plantes  d'eau  douce,  empoisonnait  l'air, 
le  remplissait  de  gaz  délétères,  provenant  de  la  décomposition  de  matières 
organiques,  et  décimait  les  populations  de  la  côte.  Vers  le  milieu  du  siècle 
dernier,  l'ingénieur  Zendrini  eut  l'idée  d'établir  aux  issues  de  tous  les 
canaux  d'écoulement,  naturels  et  artificiels,  des  écluses  de  séparation 
entre  les  eaux  douces  et  le  flot  marin.  Les  fièvres  disparurent  aussitôt  ; 
l'atmosphère  avait  repris  sa  pureté  primitive.  En  1768,  les  portes,  mal 
entretenues,  laissèrent  de  nouveau  s'opérer  le  mélange  de  l'eau  douce  et 


MAREMMES  DE  LA  TOSCANE.  415 

de  l'eau  salée  :  aussitôt  le  fléau  des  miasmes  recommença  son  œuvre  de 
dévastation  ;  la  salubrité  ne  fut  rétablie  dans  les  villages  du  littoral 
qu'après  la  reconstruction  des  écluses.  Par  deux  fois,  depuis  cette  époque, 
l'incurie  du  gouvernement  de  Florence  a  été  punie  de  la  même  manière 
sur  les  malheureux  riverains,  des  canaux,  et  par  deux  fois  on  dut  avoir 
recours  au  seul  moyen  thérapeutique  sérieux,  celui  de  guérir  la  terre  elle- 
même.  Depuis  1821,  le  bon  entretien  des  écluses,  qui  constitue  le  véritable 
service  médical  de  la  contrée,  ne  laisse  plus  rien  à  désirer,  et  par  suite  la 
salubrité  générale  n'a  cessé  de  se  maintenir.  Le  chef-lieu  du  district, 
Viareggio,  qui  était,  en  1740,  un  simple  hameau  de  peste  et  de  mort,  est 
de  nos  jours  une  ville  de  bains  de  mer,  que  de  nombreux  étrangers  fréquen- 
tent impunément  en  été.  Les  plantations  de  pins  et  d'autres  arbres  ont  aussi 
contribué  pour  une  forte  part  à  l'assainissement  de  la  contrée. 

Malgré  tous  les  progrès  accomplis  dans  la  bonification  du  sol,  il  reste 
encore  beaucoup  à  faire  en  mainte  autre  région  de  la  basse  Toscane  pour 
assécher  le  sol  et  purifier  l'atmosphère.  La  Maremme,  qui  s'étend  princi- 
palement dans  la  province  de  Grosseto,  entre  les  deux  bornes  rocheuses  de 
Piombino  et  d'Orbetello,  est  restée,  en  dépit  de  tous  les  travaux  d'assainis- 
sement, une  des  contrées  les  plus  malsaines  de  l'Europe  ;  ses  terres,  non 
perméables,  retiennent  les  eaux  qui  se  putréfient  au  soleil  et  empoisonnent 
l'air.  La  vie  moyenne  des  habitants  est  très-courte  :  celle  des  «  trop  heureux 
cultivateurs  »  est  surtout  fort  précaire,  et  pourtant  la  plupart  d'entre  eux 
ne  descendent  dans  la  plaine  basse  que  pour  faire  les  semailles  et  la  récolte  ; 
ils  s'enfuient,  sitôt  leur  travail  achevé,  mais  ils  emportent  souvent  avec  eux 
le  germe  de  la  maladie  fatale;  entre  les  deux  étés  de  1840  et  de  1841,  on 
eut  à  soigner  près  de  56,000  fiévreux  sur  une  population  totale  de 
80,000  personnes  environ,  résidant  presque  toutes  sur  les  hauteurs  et  ne 
se  hasardant  dans  les  plaines  empoisonnées  que  pour  de  rares  visites.  Pour 
échapper  à  l'influence  pernicieuse  du  mauvais  air,  il  faut  habiter  constam- 
ment à  une  altitude  d'au  moins  500  mètres,  encore  cela  ne  suffît-il  pas 
toujours  :  la  ville  épiscopale  de  Sovana  est  très-malsaine,  quoiqu'elle  se 
trouve  précisément  à  cette  hauteur  dans  la  haute  vallée  de  la  Fiora.  Les 
fièvres  se  font  même  sentir  dans  des  régions  fort  éloignées  de  tout  marais. 
La  cause  en  est  probablement,  d'après  Salvagnoli  Marchetti,  la  nature  du 
terrain.  La  malaria  monte  sur  les  collines  dont  le  sol  argileux  est  pénétré 
de  substances  empyreumatiques  ;  elle  empoisonne  aussi  les  contrées  où 
jaillissent  en  abondance  les  sources  salines,  et  plus  encore  celles  où  se 
trouvent  des  gisements  d'alun.  Le  mélange  des  eaux  douces  et  des  eaux 
salées,  si  funeste  au  bord  de  la  mer,  ne  l'est  pas  moins  dans  l'intérieur  du 


416 


NOUVELLE  GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 


pays.  Enfin  l'influence  des  vents  du  sud,  surtout  celle  du  siroco,  est 
pernicieuse,  et  les  fièvres  remontent  fort  avant  dans  toutes  les  vallées 
exposées  à  ce  courant  empoisonné.  Les  terres  qui  jouissent  librement 
de  l'air  marin  sont  parfaitement  salubres  :  ainsi  Orbetello  et  Piombino , 
quoique  dans  le  voisinage  de  marais  étendus,  n'ont  rien  à  craindre  des 
miasmes  paludéens. 


N°    79.    RÉGIONS    DE    LA   MALARIA. 

°    Lonôitude  E.duJVL  (Jreenwica  \\2° 


Echelle  de  1.2  J00  000 


<!_■£_ 


d'après  la.  Capte  de  VEtat-Mayac  -Autrichien. 
îoojEl 


Régions  les  plus  atteintes 


Régions  les  moins  atteintes 


Régions  assainies. 


On  admet,  en  général,  que  les  côtes  de  l'Étrurie  n'avaient  point  à  souffrir 
de  la  malaria  à  l'époque  de  la  prospérité  des  antiques  cités  tyrrhéniennes. 
En  effet,  les  travaux  de  chemins  de  fer  opérés  dans  les  Maremmes  ont 
révélé  l'existence  d'un  grand  nombre  de  conduits  souterrains  qui  drainaient 
le  sol  dans  tous  les  sens  ;  la  campagne  était  toute  veinée  de  canaux  d'écou- 
lement. De  grandes  villes  comme  la  fameuse  Populonia  mater  et  tant  d'au- 


MAREMMES  DE  LA  TOSCANE.  417 

très  dont  on  voit  de  nos  jours  les  ruines  éparses  ou  dont  on  cherche  à 
reconnaître  les  emplacements,  n'auraient  certainement  pu  naître  et  se 
développer  si  le  climat  local  avait  eu  la  terrible  insalubrité  qu'on  lui  re- 
proche de  nos  jours.  Les  Etrusques  étaient  renommés  pour  leur  habileté 
dans  tous  les  travaux  hydrauliques  :  ils  savaient  endiguer  les  torrents, 
égoutter  les  marais ,  assécher  les  campagnes  ;  quand  ils  furent  asservis, 
leurs  digues  et  leurs  canaux  cessèrent  bientôt  d'exister  ;  les  palus  se  refor- 
mèrent, la  nature  revint  à  l'état  sauvage.  Mais  on  cite  également  bien  des 
villes  qui  furent  salubres  au  moyen  âge  et  qui  sont  maintenant  désolées  par 
la  fièvre.  Ainsi  Massa-Mari tima,  que  dominent  au  nord-est  les  sommités  du 
massif  de  Montieri,  fut  riche  et  populeuse  pendant  toute  sa  période  de  li- 
berté républicaine;  mais  dès  que  les  Pisans  et  les  Siennois  l'eurent  privée 
de  son  indépendance,  le  travail  s'arrêta  dans  les  campagnes  et  les  eaux 
torrentielles  s'y  amassèrent  en  lagunes.  Des  travaux  d'assainissement  lui 
ont  rendu  de  nos  jours  une  partie  de  sa  prospérité. 

Parmi  les  causes  matérielles  qui,  depuis  l'époque  romaine,  ont  contribué 
le  plus  à  empirer  le  climat  local,  on  doit  signaler  la  déforestation  des 
montagnes  et  l'accroissement  désordonné  des  terres  alluviales  qui  en  a  été 
la  conséquence.  Enfin  pendant  tout  le  moyen  âge  et  jusque  dans  les  temps 
modernes,  les  monastères  de  la  Toscane  étaient  possesseurs  de  grands  viviers 
à  poissons  dans  les  Marennes,  et  s'opposaient  énergiquement  à  tous  les  tra- 
vaux qui  auraient  pu  les  priver  de  leurs  précieuses  réserves  pour  les  semaines 
de  carême.  Nombre  de  tyranneaux  des  villes  de  l'intérieur  étaient  aussi  fort 
aises  de  posséder  quelque  campagne  bien  malsaine  dans  la  région  des  marais, 
car  ils  pouvaient  de  temps  en  temps  se  passer  la  fantaisie  d'y  exiler  ceux  dont 
ils  voulaient  se  débarrasser,  sans  avoir  les  ennuis  ou  les  remords  d'un 
meurtre  à  commettre  sans  hypocrisie.  Les  rois  d'Espagne  avaient  même  eu 
soin  d'acquérir  la  région  la  plus  mortelle  de  la  côte  pour  y  installer  des 
bagnes  ou  presidios ;  ainsi  Talamone,  qui  avait  été  le  grand  port  de  la  ré- 
publique de  Sienne,  fut  changé  en  un  véritable  cimetière;  tous  les  bannis 
y  mouraient.  De  Monte-Leone,  antique  cité  de  ce  pays  d'exil,  il  ne  reste  plus 
que  d'énormes  murailles,  ayant  au  moins  20  kilomètres  de  développement. 

De  nombreux  essais  de  «  bonification  »  entrepris  au  hasard  et  sans 
l'expérience  nécessaire  n'ont  pas  été  moins  cruels  dans  leurs  conséquences» 
Les  divers  gouvernements  de  la  Toscane  s'imaginant,  avec  Macchiavel  et 
d'autres  hommes  d'Etat,  qu'il  suffirait  de  repeupler  le  pays  pour  lui  rendre 
son  antique  salubrité,  y  envoyèrent  en  foule  des  colons  appelés  de  diverses 
provinces  de  l'Italie,  de  la  Grèce,  de  l'Allemagne;  mais  ces  étrangers,  qui 
d'ailleurs  n'étaient  pas  reconnus  propriétaires,  et  pour  lesquels  l'acclima- 
i-  55 


418  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

tement  était  doublement  périlleux,  succombèrent  en  masse  à  chaque  ten- 
tative. Les  seuls  moyens  de  restaurer  le  climat  de  l'ancienne  Étrurie  sont, 
en  premier  lieu,  d'intéresser  les  cultivateurs  aux  améliorations  en  leur 
concédant  le  sol,  puis  de  mener  à  bonne  fin  les  longues  opérations  de  col- 
matage, de  drainage,  de  reboisement,  déjà  commencées  avec  tant  de  succès. 
La  construction  du  chemin  de  fer  de  la  côte  aide  singulièrement  au  travail 
de  restauration  du  climat;  les  assèchements  et  les  plantations  d'eucalyptus 
ont  purifié  l'air  autour  de  mainte  station.  On  peut  citer  en  exemple  les  en- 
virons de  Populonia,  jadis  inhabitables,  et  qui  ont  pu  se  repeupler  gra- 
duellement. L'usine  métallurgique  de  Follonica  qui  traite  les  fers  de  l'île 
d'Elbe  au  moyen  des  lignites  abondants  des  mines  du  voisinage ,  est  de- 
venue aussi  beaucoup  plus  importante;  mais  elle  est  encore  presque  entiè- 
rement abandonnée  pendant  la  saison  des  fièvres. 


Les  ancêtres  des  Toscans  actuels,  les  Étrusques  ou  Tyrrhéniens,  étaient, 
bien  avant  la  domination  romaine,  la  population  prépondérante  de  l'Italie. 
Non-seulement  ils  occupaient  tout  le  versant  méridional  des  Apennins 
jusqu'aux  bouches  mêmes  du  Tibre  ;  ils  avaient  aussi  fondé  dans  la  Cam- 
panie  une  ligue  de  douze  cités,  dont  Capoue  était  .la  plus  importante,  et 
comme  trafiquants  et  pirates,  ils  s'étaient  emparés  de  la  mer  qui,  d'après 
eux,  est  encore  désignée  sous  le  nom  de  Tyrrhénienne.  L'île  de  Capri 
était,  du  côté  du  sud,  leur  sentinelle  avancée.  La  mer  Adriatique  leur 
appartenait  également.  Adria,  Bologne  qu'ils  appelaient  Felsina,  Ravenne, 
Mantoue,  étaient  des  colonies  étrusques,  et  dans  les  hautes  vallées  des  Alpes 
vivaient  les  Rètes  ou  Rétiens,  leurs  alliés  et  peut-être  leurs  frères  par  le 
sang.  Et  les  Etrusques  eux-mêmes,  de  quelle  grande  souche  ethnique  font- 
ils  donc  partie?  C'est  là  un  des  problèmes  les  plus  discutés  de  l'histoire. 
On  les  a  dits  Aryens,  Ougriens,  Sémites;  on  en  a  fait  les  frères  des  Grecs, 
des  Germains,  des  Scythes,  des  Egyptiens,  des  Turcs;  pour  lord  Lindsay, 
les  Tyrrhéniens  sont  des  Thuringiens  !  Cette  question  des  origines  étrus- 
ques n'a  donc  pu  encore  donner  lieu  qu'à  des  hypothèses  ;  la  langue  même, 
facile  à  lire,  car  ses  caractères  ressemblent  à  ceux  des  autres  alphabets  ita- 
liques, mais  non  déchiffrée  ou  plutôt  trop  diversement  traduite,  n'a  pas 
fourni  la  solution  ;  les  savants  sont  loin  d'être  unanimes  pour  approuver 
les  interprétations  proposées  récemment  par  Corssen  avec  une  grande  assu- 
rance; d'après  ce  linguiste,  que  l'on  a  qualifié  trop  tôt  «  d'Œdipe  du  Sphinx 
étrusque  »,  les  Tyrrhéniens  devraient  être  certainement  rattachés  par  la 
langue  aux  autres  populations  italiotes. 


ÉTRUSQUES.  419 

Parmi  les  divers  portraits  que  les  Étrusques  nous  ont  laisses  de  leurs 
propres  personnes  sur  les  vases  des  nécropoles,  le  type  le  plus  commun  est 
celui  d'hommes  trapus,  souvent  obèses,  vigoureux,  larges  d'épaules,  au 
visage  avancé,  au  nez  courbe,  au  front  large  et  fuyant,  au  teint  foncé,  au 
crâne  un  peu  déprimé  et  couvert  d'une  chevelure  ondulée,  le  plus  souvent 
dolichocéphales.  Ce  type  n'est  point  celui  de  la  majorité  des  Hellènes,  ni  de 
la  plupart  des  Italiens.  Parmi  les  monuments  qu'ils  ont  laissés,  on  ne 
retrouve  pas  les  nuraghi,  ces  constructions  bizarres  qu'élevèrent  en  si  grand 
nombre  les  anciens  habitants  de  la  Sardaigne;  quoi  qu'en  dise  Bonstetten, 
les  vrais  dolmens  manquent  aussi.  Les  monuments  funéraires  que  l'on  a 
découverts  et  que  l'on  trouve  encore  par  centaines  et  par  milliers,  non- 
seulement  dans  les  limites  de  la  Toscane  actuelle,  mais  aussi  jusque  dans 
le  voisinage  immédiat  de  Rome,  prouvent  que  les  arts  du  dessin  étaient 
arrivés  en  Étrurie  à  un  haut  degré  de  développement.  Les  peintures  qui 
décoraient  l'intérieur  des  caveaux,,  les  bas-reliefs  des  sarcophages,  les  vases, 
les  candélabres,  les  divers  ustensiles  de  poterie  et  de  bronze  témoignent 
d'une  intime,  parenté  de  génie  entre  les  artistes  étrusques  et  ceux  de  la 
Grèce  et  de  l'Asie  Mineure.  L'architecture  de  leurs  édifices  prouve  que, 
tout  en  se  distinguant  par  une  certaine  originalité,  ils  étaient  en  rapport 
intime  de  civilisation  commune  avec  les  Hellènes  des  premiers  âges.  Ce 
sont  eux  qui  furent  dans  les  arts  les  initiateurs  de  Rome;  les  égouts  de 
Tarquin,  le  plus  ancien  monument  de  la  «  Ville  Eternelle  »,  l'enceinte  dite 
de  Servius  Tullius,  la  prison  Mamertine,  tous  les  restes  de  ce  qui  fut  la 
Rome  royale,  sont  leur  ouvrage.  Les  temples,  les  statues  des  dieux,  les 
maisons  elles-mêmes,  ainsi  que  les  objets  d'ornement  qui  s'y  trouvent, 
tout  était  étrusque.  La  louve  de  bronze  que  l'on  voit  au  musée  du  Capitule 
et  qui  était  le  symbole  même  du  peuple  romain,  paraît  être  la  copie  d'une 
aiuvre  des  artiste  d'Étrurie. 

Les  vicissitudes  de  l'histoire,  les  influences  diverses  des  civilisations  et 
des  cultes  qui  se  sont  succédé  dans  le  pays,  ont  dû,  avec  l'aide  des  croise- 
ments ethniques,  rendre  les  Toscans  différents  de  leurs  ancêtres  les  Étrusques. 
A  en  juger  par  les  peintures  de  leurs  nécropoles,  ceux-ci  avaient  quelque 
chose  de  dur  qui  ne  se  retrouve  qu'exceptionnellement  dans  la  population 
toscane;  ils  étaient  aussi,  semble-t-il,  une  nation  de  cuisiniers  et  de  man- 
geurs, tandis  que  leurs  descendants  sont  plutôt  un  peuple  sobre.  Le  type  actuel 
est  celui  d'hommes  aimables,  gracieux,  spirituels,  artistes,  faciles  à  émou- 
voir, peut-être  un  peu  trop  souples  de  caractère.  Les  Toscans  de  la  plaine,  non 
ceux  des  Maremmes,  sont  les  plus  doux  des  Italiens;  ils  aiment  à  «  vivre  et 
à  laisser  vivre  »,  et  par  leur  mansuétude  naturelle  ils  ont  souvent  réussi  à 


420  NOUVELLE   GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

rendre  débonnaires  jusqu'à  leurs  souverains.  Un  trait  assez  bizarre  de  carac- 
tère les  distingue  aussi  parmi  les  autres  habitants  de  la  Péninsule  :  quoique 
fort  braves  quand  une  passion  les  entraîne,  ils  ont  une  répugnance  extraor- 
dinaire pour  la  vue  de  la  mort  ;  ils  se  détournent  du  cadavre  avec  horreur,, 
ce  qui  tient  sans  doute  à  la  persistance  d'antiques  superstitions.  Le  Tyr- 
rhénien  cachait  toujours  les  tombeaux  ;  cependant  son  grand  culte  était 
celui  des  morts. 

Quels  que  soient  d'ailleurs  les  traits  par  lesquels  les  Toscans  ressemblent 
encore  à  leurs  aïeux,  ils  ont  eu  comme  eux  leur  époque  de  prépondérance 
en  Italie,  et  ils  sont  encore,  à  certains  égards,  les  premiers  de  la  nation. 
Après  l'époque  romaine,  quand  le  mouvement  de  la  civilisation  se  fut  déplacé 
vers  le  nord,  la  vallée  de  l'Arno  se  trouvait  admirablement  placée  pour  de- 
venir le  grand  centre  d'activité,  non-seulement  pour  la  péninsule  italienne, 
mais  encore  pour  tout  le  continent  européen.  Les  communications  à  travers 
la  barrière  des  Alpes  étaient  encore  difficiles  et  redoutées,  et  par  conséquent 
les  relations  de  peuple  à  peuple  devaient  en  grande  partie  s'établir  par  eau 
entre  le  littoral  de  la  Toscane  et  les  rivages  de  la  France  et  de  l'Espagne. 
En  outre,  les  massifs  des  Apennins,  offrant  aux  habitants  l'avantage  de  les- 
protéger  au  nord  contre  le  climat  et  contre  les  envahisseurs  barbares,  se 
développent  autour  d'eux  en  un  large  circuit  de  manière  à  leur  ménager  de 
grandes  et  fertiles  vallées  tournées  vers  la  mer  Tyrrhénienne.  La  Toscane 
était  donc  une  région  favorisée  et  ses  habitants  si  intelligents  surent  bien  pro- 
fiter de  tous  ces  privilèges  que  leur  assurait  la  position  géographique.  Le  tra- 
vail était  la  grande  loi  des  Florentins  ;  tous,  sans  exception,  devaient  avoir  un 
état.  Tandis  que  Pise  disputait  à  Gênes  et  à  Venise  la  suprématie  des  mersr 
Florence  était  plus  que  toutes  les  autres  cités  le  siège  des  grandes  spécula- 
tions commerciales,  la  ville  riche  par  excellence,  qui,  par  le  commerce  de 
l'argent,  étendait  son  réseau  d'affaires  sur  toutes  les  contrées  de  l'Europe. 

Mais  la  Toscane  ne  devint  pas  seulement  un  pays  de  négoce  et  d'industrie  ; 
sa  période  de  prospérité  fut  aussi  pour  l'esprit  humain  le  moment  d'une 
véritable  floraison.  Ce  que  la  république  d'Athènes  avait  été  deux  mille 
années  auparavant,  la  république  de  Florence  le  fut  à  son  tour  ;  pour  la 
deuxième  fois  s'éleva  un  de  ces  grands  foyers  de  lumière  dont  les  reflets 
nous  éclairent  encore.  Ce  fut  un  vrai  renouveau  de  l'humanité.  La  liberté, 
l'initiative,  et  avec  elles  les  sciences,  les  arts,  les  lettres,  tout  ce  qu'il  y  a  de 
bon  et  de  noble  dans  ce  monde  se  produisit  avec  un  joyeux  élan  que  les  géné- 
rations avaient  depuis  longtemps  perdu.  Le  souple  génie  des  Toscans  se 
révéla  dans  tous  les  genres  de  travaux;  parmi  les  grands  noms  de  l'histoire,  • 
les  Florentins  peuvent  revendiquer  comme  leurs  beaucoup  des  plus  grands* 


FLORENTINS.  421 

Quels  hommes  ont  exercé  dans  le  monde  de  l'intelligence  et  des  arts  une 
action  plus  puissante  que  Giotto,  Orcagna,  Masaccio,  Michel-Ange,  Léonard 
de  Vinci,  Andréa  del  Sarto,  Brunelleschi,  Dante,  Savonarole,  Galilée, 
Macchiavel  ?  C'est  aussi  un  Florentin,  Amerigo  Vespucci,  qui  a  donné  son 
nom  au  continent  nouveau  découvert  de  l'autre  côté  de  l'Atlantique.  On 
a  voulu  voir  une  injustice  de  la  destinée,  ou  même  l'effet  d'une  odieuse 
supercherie  des  hommes  dans  cette  substitution  du  nom  du  géographe 
et  voyageur  astronome  Amerigo  à  celui  du  marin  Colomb  dans  l'appel- 
lation du  Nouveau  Monde;  mais  au  point  de  vue  de  l'histoire,  c'est 
justice  qu'il  en  soit  ainsi.  L'Espagne  monarchique  gardait  jalousement 
le  secret  de  ses  découvertes;  il  est  donc  tout  naturel  que  son  représentant 
en  ait  partiellement  perdu  l'honneur.  Mais  Florence,  la  ville  républicaine 
où  la  science  était  le  plus  aimée  pour  elle-même,  où  les  récits  de  voyages 
trouvaient  le  plus  de  lecteurs  et  d'où  les  nouvelles  se  répandaient  le  plus 
librement  en  Europe,  n'avait  aucun  intérêt  à  cacher  dans  ses  archives  les 
récits  et  les  descriptions  de  son  fils  Amerigo.  C'est  par  ses  écrits,  et  notam- 
ment par  sa  fameuse  lettre  de  1505,  que  le  grand  événement  de  la  décou- 
verte obtint  le  plus  de  prise  sur  l'esprit  de  ses  contemporains  ;  on  traduisit 
en  toutes  les  langues  ce  merveilleux  récit,  la  description  à  la  fois  savante 
et  imagée  de  ces  contrées,  «  qui  doivent  être  prochaines  du  paradis  ter- 
restre, s'il  en  existe  un  sur  la  Terre,  »  et  par  suite  on  en  vint  tout  naturel- 
lement à  donner  le  nom  du  savant  florentin  au  Nouveau  Monde.  D!ailleurs, 
Colomb  prétendit  jusqu'à  sa  mort  avoir  découvert  le  Japon  et  les  côtes 
orientales  de  l'Asie,  tandis  que  Vespucci,  dès  l'année  1501,  donnait  le  nom 
de  novus  mundus  au  continent  nouvellement  découvert.  En  1507,  Martin 
Waldzemùller,  de  Saint-Dié,  avait  proposé  la  dénomination  d'Amérique, 
ratifiée  par  ses  contemporains  et  la  postérité. 

C'est  aussi  à  l'immense  privilège  de  sa  liberté,  au  génie  de  ses  écrivains, 
à  l'influence  exercée  par  ses  poètes  sur  le  développement  intellectuel  de  l'I- 
talie que  Florence  doit  d'avoir  donné  son  dialecte  à  la  Péninsule  entière,  des 
Alpes  à  la  mer  de  Sicile.  Évidemment,  ce  n'est  point  une  ville  éloignée  du 
centre,  telle  que  Gênes,  Venise  ou  Milan,  Naples,  Tarente  ou  Palerme,  qui 
aurait  pu  faire  de  son  idiome  la  langue  policée  de  tous  les  Italiens  ;  mais- 
au  premier  abord,  on  s'étonne  que  Rome,  l'antique  cité  reine,  celle  d'où  le 
latin  vint  s'imposer  au  monde,  n'ait  pas  devancé  Florence  dans  la  création 
de  l'italien  littéraire  :  c'est  qu'au  lieu  de  vivre  de  la  libre  vie  des  répu- 
bliques italiennes,  elle  s'attachait,  au  contraire,  au  culte  du  passé  ;  la  langue 
même  qu'elle  s'efforçait  de  maintenir  était  morte.  La  cité  des  papes  n'avait 
d'autre  littérature  que  des  actes  rédigés  en  un  latin  plus  ou  moins  bien 


422  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

imité  de  celui  de  Cicéron.  A  Rome,  l'italien  populaire  devait  rester  un 
patois,  tandis  qu'à  Florence  il  devenait  une  langue,  en  dépit  de  l'accent 
guttural  légué  par  les  Étrusques,  et  les  Romains  n'ont  eu  que  la  part, 
d'ailleurs  fort  importante,  de  donner  à  cette  langue  leur  belle  pronon- 
ciation musicale.  On  sait  quel  charme  de  poésie  délicate  et  pure  s'exhale 
des  ritornelli  chantés  dans  les  veillées  par  les  paysans  de  la  Toscane  ;  on 
sait  aussi  de  quelle  puissance  a  été  le  beau  dialecte  florentin  pour  l'instau- 
ration de  l'Italie  au  nombre  des  peuples  autonomes.  Les  fanatiques  de  Dante 
ont  raison,  jusqu'à  un  certain  point,  de  dire  que  l'unité  nationale  était  fon- 
dée du  jour  où  !e  grand  poêle  avait  forgé  sa  belle  langue  sonore  et  ferme 
de  tous  les  dialectes  parlés  dans  la  Péninsule.  N'est-ce  pas  dans  l'admi- 
rable idiome  florentin,  et  à  Florence  même,  que  de  1815  à  1850,  se 
prépara  par  la  littérature  et  la  propagande  ce  grand  mouvement  intellectuel 
d'où  sortit  en  grande  partie  l'indépendance  politique  de  la  nation  ? 


De  même  que  la  position  géographique  de  la  Toscane  fait  comprendre  en 
grande  partie  l'influence  qu'elle  a  exercée  sur  l'Italie  et  sur  le  reste  du 
inonde,  de  même  sa  configuration  intime  explique  son  histoire  particu- 
lière. L'Apennin,  l'Anti-Apennin  et  les  groupes  de  montagnes  qui  s'élèvent 
au  sud  de  l'Àrno  la  divisent  en  de  nombreux  bassins  séparés  où  devaient 
naître  des  républiques  distinctes.  Au  temps  des  Tyrrhéniens,  l'Etrurie  était 
une  confédération  de  cités  ;  au  moyen  âge  et  jusqu'aux  approches  des  temps 
modernes,  où  se  sont  formées  les  grandes  agglomérations,  la  Toscane 
fut  un  ensemble  de  républiques,  tantôt  alliées,  tantôt  en  lutte,  mais 
très-semblables  les  unes  aux  autres  par  le  génie.  Depuis,  les  change- 
ments de  toute  espèce  qui  se  sont  produits  dans  les  conditions  politiques  et 
économiques  du  pays  ont  fait  varier  singulièrement  l'importance  et  la 
population  des  communes,  mais  l'a  plupart  des  cités  libres  du  moyen  âge 
et  même  quelques-unes  de  celles  que  fondèrent  les  Étrusques  ont  gardé  un 
rang  considérable  parmi  les  villes  provinciales  de  l'Italie. 

Florence  (Firenze),  qui  naguère  fut  la  capitale  de  passage  du  royaume  et 
qui  reste  l'un  de  ses  chefs-lieux  naturels,  n'est  pas  une  de  ces  fondations 
des  antiques  Tyrrhéniens;  simple  colonie  romaine,  elle  est  d'un  âge  moderne, 
en  comparaison  de  tant  d'autres  localités  italiennes.  Durant  tout  l'empire, 
elle  fut  sans  grande  importance  ;  la  dominatrice  delà  contrée  était  la  vieille 
cité  de  Fiesole,  qui  s'élève  au  nord  sur  les  collines  et  que  les  Florentins 
devaient  ruiner  un  jour  et  priver  de  ses  colonnes  et  de  ses  statues  pour  en 
enrichir  leurs  propres  monuments.  L'accroissement  rapide  de  Florence  pen- 


FLORENCE.  425 

dant  les  siècles  du  moyen  âge  provient  de  ce  qu'elle  était  alors  une  étape 
nécessaire  sur  le  chemin  qui,  de  l'Allemagne  et  de  la  Lombardie,  mène  par 
Bologne  dans  l'Italie  méridionale.  Tant  que  l'initiative  était  partie  de  Rome, 
tous  ceux  qui  voulaient  se  rendre  de  la  vallée  du  Tibre  vers  le  versant  opposé 
de  l'Apennin  se  hâtaient  de  franchir  la  montagne  au  plus  près  et  redescen- 
daient au  bord  de  l'Adriatique  vers  Ancone  ou  Ariminum.  Lors  de  l'abaisse- 
ment de  Rome,  quand  le  reflux  des  peuples  barbares  s'opéra  dans  la  direction 
du  nord  au  sud,  le  chemin  naturel  devint  celui  qui  des  plaines  lombardes 
gagne  la  vallée  de  l'Arno  par  les  brèches  de  l'Apennin  toscan.  La  route  de 
guerre  étant  en  même  temps  une  route  de  commerce,  un  grand  centre 
d'échanges  et  d'industrie  devait  naître  dans  l'admirable  bassin.  La  «  Ville 
des  Fleurs  »  grandit,  prospéra  et  devint  la  merveille  que  l'on  voit  aujour- 
d'hui. Mais  ses  richesses  même  lui  devinrent  fatales.  Les  banquiers,  dont 
les  coffres  recevaient  une  grande  part  des  trésors  de  l'Europe,  se  firent  peu 
à  peu  les  maîtres  de  la  république.  Les  Medici  prirent  le  titre  de  «  princes 
de  l'Etat  »,  et  telle  était  la  force  d'impulsion  donnée  par  la  liberté  pre- 
mière, que  leur  domination  coïncida  tout  d'abord  avec  l'efflorescence  de 
l'art  ;  mais  bientôt  les  caractères  s'avilirent,  les  citoyens  se  changèrent  en 
sujets  et  cessèrent  de  vivre  par  la  vie  de  l'esprit. 

Quoique  ruinée  dans  ses  finances  municipales,  Florence  a  toujours  dans 
son  travail  d'abondantes  sources  de  revenus.  Elle  a  ses  fabriques  de  soieries 
et  de  lainages,  ses  ateliers  de  chapeaux  de  paille,  de  mosaïques,  de  porce- 
laines, de  «  pierres  dures  »  et  d'autres  objets  qui  demandent  du  goût  et  de 
la  dextérité  de  main.  Mais  tout  ce  travail  d'art  et  d'industrie,  joint  aux  pro- 
duits agricoles  de  la  plaine  et  au  mouvement  commercial  apporté  par  les 
routes  et  les  chemins  de  fer  qui  convergent  dans  ses  murs,  n'en  ferait  qu'une 
grande  ville  italienne,  si  elle  n'avait  la  beauté  de  ses  monuments;  c'est  à 
eux  qu'elle  doit  d'être  un  des  centres  d'attraction  du  monde  entier  et  le 
principal  rendez-vous  des  artistes.  Plus  que  toute  autre  cité  de  l'Italie,  plus 
même  que  Venise,  Florence  la  «  Belle  »  est  riche  en  chefs-d'œuvre  de  l'ar- 
chitecture du  moyen  âge  et  de  la  Renaissance,  Ses  musées,  les  Uffizj,  le 
palais  Pitti,  l'Académie  des  Arts,  sont  parmi  les  plus  beaux  de  l'Europe  el 
contiennent  plusieurs  de  ces  œuvres  capitales  qui  sont  le  trésor  le  plus  pré- 
cieux du  genre  humain;  le  premier  surtout  est  une  admirable  école  de  goût 
par  le  choix  intelligent  de  ses  tableaux.  Les  bibliothèques  de  Florence,  la 
Laurentienne,  la  Magliabecchiana,  sont  riches  en  manuscrits,  en  documents, 
en  livres  rares.  La  ville,  quoique  sombre  d'aspect,  est  elle-même  un  musée 
par  ses  palais,  ses  tours,  ses  églises,  les  statues  de  ses  rues  et  de  ses  places, 
ses   maisons   qui   tiennent  de  la  forteresse  et  du   palais.    Le   dôme  de 


426  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

Brunelleschi,  le  campanile  de  Giotto,  qui,  d'après  les  ordres  de  la  Répu- 
blique, devait  être  «  plus  beau  que  l'imagination  ne  peut  le  rêver  »,  le 
Baptistère  et  son  incomparable  porte  de  bronze,  la  place  de  la  Seigneurie, 
le  couvent  de  San  Marco,  le  noir  palais  Strozzi,  d'une  architecture  à  la  fois 
si  sobre  et  si  belle,  tant  d'autres  monuments  font  de  Florence  une  cité  des 
merveilles,  et  récemment,  elle  s'est  ruinée  à  vouloir  se  rendre  plus  belle 
encore.  En  parcourant  l'admirable  ville  et  en  contemplant  ses  édifices,  on 
comprend  le  noble  langage  du  conseil  communal  à  son  architecte  Arnolfo 
di  Lapo  :  «  Les  œuvres  de  la  commune  ne  doivent  point  être  entreprises  si 
elles  ne  sont  conçues  de  manière  à  répondre  au  grand  cœur,  composé  de 
ceux  de  tous  les  citoyens ,  unis  en  un  même  vouloir.  » 

L'admirable  campagne  au  milieu  de  laquelle  la  ville  est  mollement 
assise  en  rehausse  la  beauté;  tous  les  voyageurs  gardent  un  souvenir 
ineffaçable  des  promenades  qui  longent  l'Arno,  des  collines  de  San  Miniato, 
de  Bello  Sguardo,  du  promontoire  pittoresque  où  se  groupent  les  villas  et 
les  masures  de  l'antique  Fiesole  des  Etrusques.  Par  malheur,  le  climat  de 
Florence  laisse  fort  à  désirer;  les  vents  se  succèdent  par  de  brusques  alter- 
natives, et  pendant  l'été  la  chaleur  est  accablante  :  il  caldo  di  Firenze  est 
passé  en  proverbe.  L'étroitesse  des  rues  et  la  négligence  de  l'hygiène  ren- 
dent la  mortalité  supérieure  à  celle  de  la  plupart  des  grandes  villes  du 
continent,  les  Florentins  n'ont  point  l'aspect  robuste  et  fier  des  Siennois  et 
des  Livournais.  Au  moyen  âge,  leur  cité  fut  une  de  celles  que  la  peste 
ravagea  le  plus.  Lors  du  fléau  que  raconte  Boccace,  en  lui  donnant  pour 
contraste  ses  histoires  joyeuses,  près  de  cent  mille  habitants  succombèrent, 
les  deux  tiers  de  la  population,  En  comparant  la  situation  géographique  de 
Florence  à  celle  d'Empoli,  l'antique  Emporium,  qui  se  trouve  à  l'ouest, 
dans  une  vaste  plaine  mieux  aérée,  Targioni  Tozelti  regrette  qu'on  n'ait 
pas  donné  suite,  en  1260,  au  projet  de  détruire  Florence  pour  en  transpor- 
ter les  habitants  dans  les  campagnes  d'Empoli. 

Dans  la  haute  vallée  de  l'Arno,  la  seule  ville  de  quelque  importance  est 
Arezzo,  antique  cité  des  Etrusques  et  centre  de  l'une  des  républiques  les  plus 
prospères  du  moyen  âge.  Arezzo  se  vante,  comme  Florence,  de  respirer  un 
«  air  si  subtil,  qu'il  rend  subtils  les  esprits  eux-mêmes  »,  et  la  liste  de  ses 
savants  et  de  ses  artistes,  depuis  Pétrarque,  est,  en  effet,  l'une  des  plus 
longues  dont  puisse  se  glorifier  une  ville  d'Italie  ;  mais ,  de  nos  jours , 
Arezzo  est  déchue  et  n'a  plus  guère  que  ses  grands  souvenirs.  Cortona , 
située  plus  au  sud,  non  loin  du  lac  de  Trasimène,  dispute  aux  cités  les 
plus  antiques  de  l'Italie  l'honneur  d'être  la  plus  ancienne  ;  mais  les  restes 
de  sa  grandeur  ont  disparu.  Sienne,  la  ville  du  beau  langage,  Sienne,  qui 


VILLES  DE  LA   TOSCANE.  427 

fut  jadis  la  dominatrice  de  toutes  les  régions  de  collines  situées  entre  les 
bassins  de  l'Arno  et  de  l'Ombrone,  a  dû  subir,  comme  Àrezzo  et  Cortona, 
de  longs  siècles  de  décadence,  en  grande  partie  peut-être  par  la  faute  de  ses 
propres  habitants,  qui  peuplent  dix-sept  quartiers  distincts,  formant  autant 
•de  cités  dans  la  cité,  toutes  animées  les  unes  contre  les  autres  d'implacables 
rancunes;  Sienne  n'est  donc  plus,  comme  elle  le  fut  jadis,  la  rivale  de 
Florence  par  la  population,  la  puissance,  l'industrie,  mais  elle  peut  toujours 
se  comparer  à  la  ville  de  l'Arno  par  la  beauté  de  ses  monuments,  qui  ^ont 
l'idéal  du  gothique  italien,  par  ses  œuvres  d'art,  dues  à  Sodoma  et  à  d'au- 
tres peintres  de  sa  propre  école,  par  ses  riches  archives,  par  l'originalité  de 
ses  rues  et  de  ses  places,  par  sa  position  magnifique  sur  les  pentes  de  trois 
collines  et  sur  les  arêtes  de  leurs  contre-forts.  Ghiusi,  l'une  des  plus  puis- 
santes cités  de  l'antique  Etrurie,n'a  plus  que  ses  hypogées,  où  les  archéolo- 
gues vont  en  pèlerinage,  et  dépend  maintenant  de  la  ville  de  Montepulciano, 
dont  les  coteaux,  produisant  le  «  roi  des  vins  »,  dominent  au  nord  la  plaine 
et  ses  nappes  d'eau.  L'ancien  chef-lieu  de  la  «  terre  »  par  excellence,  du  libre 
San  Gimignano,  tout  hérissé  de  tours  communales  et  féodales,  est  mainte- 
nant un  bourg  presque  abandonné.  Volterra  n'est  plus,  depuis  queFerruccio 
la  dévasta  au  seizième  siècle,  qu'une  petite  ville  morne  d'aspect,  rendue  plus 
morneencore  parles  talus  infertiles  de  ses  collines.  Disposée  en  forme  de  main, 
aux  doigts  étendus  sur  les  arêtes  de  son  plateau  raviné,  elle  se  trouve  en 
dehors  de  toute  grande  voie  de  communication  naturelle,  et  si  dans  le  voisi- 
nage elle  n'avait  des  salines,  ses  carrières  d'albâtre,  les  mines  de  cuivre  de 
Monte-Catini,  des  bains  sulfureux  et  les  fameuses  lagunes  de  borax,  elle  ne 
serait  probablement  qu'un  groupe  de  maisons  éparses  au  milieu  des  ruines. 
D'ailleurs,  ce  qu'elle  a  de  plus  intéressant,  ce  sont  les  débris  de  ses  murs  cy- 
clopéens,  où  l'on  voit  encore  deux  grandes  portes,  et  les  centaines  de  sar- 
cophages et  autres  restes  de  l'art  des  Etrusques  conservés  dans  son  riche 
musée. 

De  l'autre  côté  de  l'Arno,  à  la  base  méridionale  des  Apennins,  les  cités 
qui  avaient  de  l'importance  au  moyen  âge  sont  restées  industrielles  et 
populeuses  parce  que  leur  position  commerciale  a  gardé  toute  sa  valeur. 
Prato,  où  la  vallée  de  l'Arno  a  ses  plus  grandes  dimensions,  est  un  centre 
agricole  important,  riche  en  usines  métallurgiques,  et  possède  en  outre  de 
grandes  carrières  de  serpentine  qui  ont  servi  à  la  décoration  des  plus 
beaux  édifices  de  la  Toscane  et  de  sa  propre  église,  célèbre  par  la  mer- 
veilleuse chaire  de  Donatello,  sculptée  à  l'angle  extérieur  de  la  façade; 
Pistoja,  où  descend  le  chemin  de  fer  des  Apennins,  que  d'en  bas  on 
voit  escalader  les  pentes  et  franchir  les  ravins  en  longues  sinuosités   est 


428  NOUVELLE  GEOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

une  ville  de  manufactures  très-actives.  Pescia,  Capannori,  aux  innom- 
brables maisons  éparses  dans  la  campagne,  «  jardin  de  la  Toscane  », 
Lucques  «  l'Industrieuse  »,  célèbre  par  les  tableaux  de  fra  Bartolomeo, 
sont  également  des  communes  où  le  travail  est  incessant.  Par  la  beauté 
de  ses  cultures,  le  bassin  du  Serchio ,  assaini  par  les  maraîchers,  est 
vraiment  incomparable.  Quand  on  se  promène  sur  les  larges  remparts 
de  Lucques,  à  l'ombre  des  rangées  d'arbres  puissants  qui  étalent  leur 
branchage,  d'un  côté  vers  la  ville,  ses  tours  et  ses  coupoles,  de  l'autre 
vers  les  campagnes,  on  jouit  d'un  spectacle  merveilleux.  Les  prairies  et 
les  vergers,  les  villes  qui  se  révèlent  par  la  blancheur  de  leurs  façades 
au  milieu  de  la  verdure,  les  collines  lointaines  portant  une  tour  au 
sommet,  la  beauté  riante  de  tout  ce  que  l'on  embrasse  dans  le  vaste 
horizon,  laissent  une  grande  impression  de  paix  :  il  semble  que  dans  un 
pays  si  fécond  et  si  beau,  la  population  doive  être  heureuse.  Et  si  l'on  peut 
en  croire  d'enthousiastes  écrivains,  il  serait  vrai,  en  effet,  que  les  paysans 
lucquois,  ceux  du  val  de  Nievole,  dans  le  bassin  de  la  Pescia,  et  les  culti- 
vateurs de  la  basse  Toscane,  en  général,  sont  fortunés  en  comparaison  des 
laboureurs  du  reste  de  l'Italie.  Métayers  pour  la  plupart,  et  métayers  à 
longs  termes,  ils  sont  à  demi  propriétaires  du  sol  ;  leur  part  de  produits 
est  sauvegardée  par  des  conventions  traditionnelles  ;  en  travaillant,  ils  ont 
la  satisfaction  de  peiner  en  partie  pour  eux-mêmes,  et  la  terre  n'en  est  que 
mieux  cultivée.  Pourtant  elle  ne  leur  suffit  pas,  car  ils  sont  obligés  d'émigrer 
en  foule,  pour  aller  chercher  de  l'ouvrage,  que  d'ailleurs  ils  trouvent  faci- 
lement, car  les  Lucquois  sont  célèbres  dans  toute  l'Italie  et  même  à  l'étran- 
ger par  leur  zèle  au  labeur.  Un  grand  nombre  d'entre  eux  vont  périodique- 
ment en  Corse  pour  semer  et  récolter  à  la  place  des  paresseux  propriétaires. 
En  été,  plus  de  deux  mille  cultivateurs  de  Capannori  sont  toujours  absents 
de  leur  patrie.  Les  émigrants  lucquois  ont  aussi  la  spécialité  du  rémou- 
lage. 

La  haute  vallée  du  Serchio,  connue  sous  le  nom  de  Garfagnanaet  dont  le 
débouché  naturel  est  la  ville  de  Lucques,  n'a  pas  des  habitants  moins  indus- 
trieux que  ceux  de  sa  métropole,  naguère  capitale  d'un  état  souverain. 
Toutes  les  pentes  des  collines  qui  s'avancent  en  contre-forts  des  Apennins  et 
des  Alpes  Apuanes,  sont  cultivées  en  gradins,  dont  l'étagement  régulier 
ne  nuit  point  à  la  beauté  du  paysage,  grâce  à  la  multitude  des  arbres  et  à  la 
variété  des  cultures.  Castelnuovo,  le  chef-lieu  de  cette  vallée  de  Garfagnana, 
rime  des  plus  belles  et  des  plus  pittoresques  de  l'Italie,  occupe  elle-même, 
sur  un  promontoire  limité  par  le  Serchio  et  par  la  Torrita,  issue  des  formi- 
dables défilés  de  l'Altissimo,  un  des  sites  les  plus  admirables  de  cette  admi* 


VILLES  DE   LA  TOSCANE.  429 

rable  contrée.  C'est  dans  les  environs  que  se  parle,  dit-on,  le  meilleur  italien 
populaire,  encore  supérieur  à  celui  de  Sienne,  à  cause  de  l'adoucissement 
des  gutturales;  c'est  aussi  dans  celte  région  que  le  doux  génie  toscan  a 
inventé  ses  plus  beaux  chants. 

La  vallée  de  la  Magra,  dont  le  bassin  supérieur,  au  cœur  des  Apennins, 
enferme  la  petite  ville  de  Pontremoli  et  les  nombreux  villages  de  sa  com- 
mune, est  plus  fréquentée  que  la  Garfagnana,  à  cause  de  son  grand  chemin, 
de  Parme  au  golfe  de  la  Spezia.  La  partie  inférieure  de  cette  vallée,  dite  la 
Lunigiana,  du  nom  de  l'antique  cité  disparue  de  Luni,  n'est  pas  moins  belle 
que  la  vallée  parallèle  du  Serchio  et,  de  plus,  elle  offre  les  magnifiques 
tableaux  que  forment  les  promontoires,  les  plages  et  les  villes  maritimes 
entourées  d'oliviers.  C'est  à  l'issue  de  cette  vallée,  au  sud  de  la  charmante 
Sarzana,  que  les  Alpes  Apuanes,  en  se  rapprochant  de  la  mer,  forment  ce 
défilé  si  important  dans  l'histoire  où  se  trouvent  les  villes  de  Carra ra  et  de 
Massa,  dépendant  naguère  de  lTmilie,  mais  rattachées  maintenant  à  la 
Toscane,  dont  elles  font  réellement  partie  par  le  versant,  le  climat  et  les 
mœurs.  Carrara,  dont  le  nom  signifie  simplement  «  Carrière  »  est  la  ville 
qui  a  remplacé  Luni  comme  lieu  d'expédition  des  beaux  marbres  blancs 
que  la  statuaire  demande  aux  montagnes  voisines  et  dont  le  mètre  cube  vaut 
jusqu'à  près  de  2,000  francs  pour  les  qualités  les  plus  précieuses;  les  hau- 
teurs environnantes  sont  perforées  de  sept  cent  vingt  carrières,  dont  environ 
trois  cents  sont  en  pleine  exploitation  ;  la  ville  entière  est  comme  un  im- 
mense atelier  de  sculpture  et  possède  une  académie  qui  a  formé  des  maî- 
tres célèbres.  Massa,  plus  favorisée  que  Carrara  par  la  douceur  du  climat, 
a  des  marbres  moins  beaux,  mais  d'autant  plus  employés  pour  les  travaux 
courants  de  l'industrie;  on  les  exploite  depuis  1856.  Quant  aux  marbres 
de  Serravezza,  qui  proviennent  de  l'Altissimo  et  d'autres  montagnes  mé- 
ridionales de  la  chaîne  Apuane,  dans  le  voisinage  de  la  ville  de  Pietra 
Santa,  il  en  est  qui  sont  aussi  beaux  que  ceux  de  Carrare.  Michel-Ange,  qui 
les  appréciait  fort,  employa  trois  années  à  construire  la  route  qui  devait 
faciliter  l'accès  des  plus  belles  couches;  d'ailleurs  la  ville  de  Florence  avait 
commencé  d'utiliser  ce  marbre  depuis  longtemps  déjà  :  ce  sont  les  carrières 
de  Serravezza  qui  ont  fourni  les  dalles  blanches  du  fameux  campanile1.  Les 
carrières  et  les  mines  des  environs  donnent  aussi  des  ardoises,  du  fer,  du 
plomb,  de  l'argent. 

Ces  villes  du  défilé  marin  des  Alpes  Apuanes  devaient  progresser  en  raison 
de  la  prospérité  générale,  tandis  que  Pise,  la  grande  république  commer- 

1  Marbre  extrait  des  Carrières  apuanes,  en  1873  :  154,000  tonnes.  Valeur  :  12,500,000  fr. 


450  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

ci  aie  de  la  Toscane  au  moyen  âge,  devait  fatalement  déchoir,  lorsque  la 
cause  de  sa  grandeur  eut  disparu.  Quand  même  elle  n'aurait  pas  eu  à 
souffrir  de  la  concurrence  de  Gênes,  sa  puissante  rivale,  quand  même  sa 
flotte  n'aurait  pas  été  anéantie  par  les  Génois,  vers  la  fin  du  treizième 
siècle,  enfin  les  tours  et  les  magasins  du  port  n'eussent-ils  pas  été  rasés, 
Pisc  ne  pouvait  éviter  la  décadence.  Les  alluvions  de  son  fleuve,  ne  ces- 
sant d'empiéter  sur  la  mer,  ont  fini  par  obstruer  complètement  l'an- 
cien porto  Pisano,  situé  jadis  à  treize  kilomètres  au  sud  de  la  bouche 
de  l'Arno;  en  1442,  il  n'y  avait  plus  que  5  pieds  d'eau;  un  siècle  plus 
tard,  les  petites  barques  de  rameurs  pouvaient  seules  y  entrer;  il  fut  alors 
définitivement  abandonné,  et  maintenant  il  n'en  reste  plus  de  traces.  Au 
siècle  dernier,  on  disputait  sur  l'emplacement  qu'il  fallait  lui  attribuer  ; 
d'autres  cités  devaient  donc  succéder  à  Pise  comme  intermédiaires  des 
échanges  de  la  Toscane.  Pisa  morta,  «  Pise  la  morte,  »  a  du  moins  gardé 
des  restes  admirables  de  son  passé  ;  elle  a  son  étonnante  cathédrale,  im- 
mense écrin  d'objets  précieux,  son  baptistère  de  forme  si  élégante,  son 
Campo  santo  et  les  célèbres  fresques  d'Orcagna  et  de  Gozzoli  qui  le  décorent, 
sa  bizarre  tour  penchée  qui,  sans  plaire  au  regard,  n'en  est  pas  moins  une 
des  grandes  curiosités  de  l'Italie,  et  qui  commande  l'admirable  panorama  des 
monts  Pisans  et  des  plaines  alluviales  de  lWrno  et  du  Serchio.  Bien  affaiblie 
pour  le  commerce,  mais  toujours  fort  importante  comme  centre  agricole; 
Pise  vit  pour  la  pensée,  grâce  à  son  université,  l'une  des  meilleures  de 
l'Italie.  Enfin,  elle  a  ce  que  nul  changement  d'itinéraire  dans  le  mouve- 
ment des  échanges  ne  peut  lui  ravir,  son  doux  climat  sédatif,  dont  les 
étrangers  du  nord  viennent  en  grand  nombre  jouir  pendant  l'hiver. 

Livourne  ou  Livorno  fut  l'héritière  commerciale  de  Pise,  et  ses  navires 
n'ont  cessé  de  suivre  les  mêmes  escales  vers  les  ports  du  Levant.  Débouché 
naturel  des  riches  bassins  de  la  Toscane,  Livourne  est  un  marché  beaucoup 
plus  actif  que  ne  le  ferait  supposer  la  forme  du  littoral  :  c'était  naguère  le 
deuxième  port  de  l'Italie;  il  venait  immédiatement  après  Gênes  par  ordre 
d'importance,  mais  Naples  l'a  récemment  dépassé  l.  Les  milliers  de  Juifs 
espagnols  et  portugais  qui  s'y  réfugièrent  et  qui  ont  attiré  depuis  beaucoup 
d'autres  compatriotes  ont  su  largement  développer  les  ressources  de  cette 
ville.  Etudiée  au  point  de  vue  architectural,  c'est  l'une  des  moins  intéres- 
santes de  l'Italie,  mais  comme  monument  du  travail  humain,  elle  est  des  plus 
curieuses  :  pour  l'asseoir,  il  a  fallu  consolider  la  terre  marécageuse,  tandis 

*  Mouvement  du  port  de  Livourne,  en  1876  : 

Entrées 7,582  navires,  jaugeant        1,884,400  tonneaux. 

Valeur  des  échanges  ....         150,300,000  francs. 


T.IVOURNE,    ILE    D'ELBE. 


4:»1 


que  pour  donner  accès  aux  navires  il  a  fallu  creuser  des  bassins  et  des 
canaux.  On  a  ainsi  tracé  tout  un  réseau  de  lagunes,  à  côté  d'îlots  égale- 
ment artificiels,  méritant  Lien  le  nom  de  «  Yenezia  »  qui  lui  a  été 
donné.  Un  brise-lames  construit  en  pleine  mer  signale  de  loin  l'entrée  du 
port  de  Livourne.  Plus  au  large,  la  tour  de  la  Meloria,  bâtie  sur  un  écucil 
et  que  les  marins  inexpérimentés  croiraient  être  une  voile  blanche,  rappelle 
la  terrible  bataille  navale  où  la  flotte  pisanc  fut  anéantie  par  les  Génois1. 


K°   £0.    —    PORT    I)E    I.TVOUHN'E. 


C. Perron 


Z?e  O  à -5  m  c/eôà  /Û  m  c/e /û  au-e/è/a 

Échelle  de  1;12U000 
0  5  kil. 


La  Toscane  continentale  se  complète  par  une  Toscane  insulaire,  reste  de 


1  Communes  (ville  et  banlieue)  de  Toscane  ayant  p'us  de  10,000  habitants .. 


Florence  (Fireuze).  lerjanv. 

1879 

168,400  hab. 

Massa.           En  1871. 

16,000  bal 

Livourne  (Livorno).          » 

97,900 

r> 

Einpoli. 

» 

15,000     » 

Luequcs  (Lucca).               » 

68,550 

» 

Pontremoli. 

» 

14,000     »» 

Pise  (Pis'a).                       » 

50,500 

» 

Vol  terra. 

» 

15,000     » 

Capannori  (campngnc  de  Lucques) 

46,550 

); 

Monlepulciano. 

ii 

12,700    » 

Prato.                                » 

42,450 

)) 

Pistoja. 

)> 

12,500    » 

Arezzo.                             » 

59,200 

» 

Viareggio. 

» 

12,250     - 

Corlona.                            » 

26,950 

» 

Pescia. 

» 

12,000     » 

Carrare  ( Carra ra).            » 

26,200 

» 

Pietra  Santa. 

)> 

12,000     .. 

Sienne  (Siena).                 » 

22,750 

)> 

Bagni  di  Lucca. 

» 

10,000     )> 

452  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

l'isthme  qui  réunissait  autrefois  les  îles  de  Corse  et  de  Sardaigne  à  la  terre 
ferme.  Ces  îles,  que  le  navigateur  voit  surgir  devant  lui  du  milieu  des  eaux 
bleues,  puis  qui  s'abaissent  graduellement  et  s'évanouissent  au  loin  dans 
le  sillage,  donnent  un  grand  charme  de  beauté  aux  parages  toscans  de  la 
mer  Tyrrhénienne. 

L'île  d'Elbe,  jadis  petit  royaume  de  Napoléon,  est  la  terre  principale  de 
l'archipel  toscan1.  Elle  est  beaucoup  plus  grande  à  elle  seule  que  tous  les 
autres  îlots  :  Giglio,  aux  carrières  de  granit;  Monte-Cristo,  semblable  à 
une  énorme  pyramide  surgissant  de  la  mer  à  plus  de  600  mètres;  la 
belle  Pianosa,  couverte  de  sa  forêt  d'oliviers;  Capraja,  la  génoise,  aux 
maisons  blanches  groupées  dans  un  cirque  de  granit  rose;  Gorgona,  simple 
colline  hérissée  de  broussailles.  Ancienne  dépendance  de  Populonia 
l'étrusque,  l'île  d'Elbe  est  un  pittoresque  massif  de  montagnes.  Un  détroit, 
peu  profond  et  parfois  dangereux  à  cause  des  vagues  clapoteuses  qui  vien- 
nent se  briser  sur  les  deux  îlots  de  Cerboli  et  de  Palmajola,  portant  chacun 
sa  vieille  tour,  sépare  ses  rives  abruptes  des  promontoires  de  Piombino, 
où  les  navires  devaient  aborder  jadis  pour  payer  les  droits  de  péage  et  se 
faire  délivrer  un  «  plomb  »  en  signe  d'acquit. 

A  l'extrémité  occidentale  de  l'île  s'élève  le  groupe  des  monts  granitiques 
de  Capanne,  haut  de  plus  de  1,000  mètres;  à  l'autre  extrémité,  celle  qui 
fait  face  au  continent,  des  roches  de  serpentine  arrondissent  leurs  cimes  en 
forme  de  coupoles  jusqu'à  l'altitude  de  500  mètres;  au  centre  de  l'île 
s'élèvent  d'autres  sommets  de  formations  diverses,  recouverts  de  brous- 
sailles. La  variété  des  roches  est  très-grande  pour  un  si  petit  espace  :  avec 
les  granits  de  plusieurs  époques  et  les  serpentines  se  trouvent  aussi  des 
couches  de  kaolin  et  des  marbres  de  diverses  espèces,  notamment  un  marbre 
blanc  comme  celui  de  Carrare.  Les  cristaux  remarquables,  les  pierres  pré- 
cieuses se  rencontrent  en  si  grand  nombre  à  l'île  d'Elbe,  qu'on  l'a  com- 
parée à  un  cabinet  de  minéralogie. 

Jadis  exposés  aux  fréquentes  incursions  des  pirates,  les  habitants  de  l'île 
avaient  dû  se  réfugier  dans  l'intérieur  et  sur  les  promontoires  escarpés  ; 
c'est  là  qu'on  voit  les  belles  ruines  de  leurs  forteresses  ou  des  villages 
encore  habités.  L'antique  cité,  fièrement  nommée  Capoliberi  ou  «  mont 
des  Hommes  libres  »,  et  que  l'on  considère  comme  une  sorte  d'acropole, 
est  une  de  ces  bourgades  encore  peuplées.  Grâce  au  retour  de  la  paix  mari- 
time et  à  l'appel  du  commerce,  la  plupart  des  habitants  sont  descendus 
vers  les  «  marines  »  et  les  villes  du  littoral,  Porto-Ferrajo,  que  l'on  a  ceint 

Superficie  de  l'île.    ......         22,000  hectares. 

Population,  en  1871 21,000  habitants. 


ILE  D'ELBE.  433 

de  fortifications,  Porto-Longone,  Marciana,  Rio.  Marins,  pêcheurs  de  thons 
ou  de  sardines,  sauniers,  vignerons  ou  jardiniers,  tous  ont  du  travail  en 
abondance,  car  l'île  est  riche  en  ressources  de  toute  sorte.  D'ailleurs,  les 
habitants  sont  hospitaliers  et  vraiment  Toscans  par  la  douceur.  Quoique 
proches  voisins  des  Corses,  ils  n'ont  point  leurs  mœurs  violentes  de  guerre 
et  de  vendetta. 

La  grande  importance  économique  de  l'île  d'Elbe  ne  provient  ni  de  ses 
vins ,  ni  de  ses  pêcheries ,  ni  de  ses  salines ,  ni  de  son  commerce  mari- 
time l,  mais  de  ses  gîtes  de  fer,  les  mieux  exploités  du  monde  méditerra- 
néen, après  ceux  de  Mokta-el-Hadid,  en  Algérie.  Les  puissantes  masses  fer- 
rugineuses, qui  recouvrent  une  superficie  d'environ  250  hectares,  se  dres- 
sent en  falaises  à  l'extrémité  nord-orientale  de  l'île.  Du  continent  déjà  on  en 
remarque  les  escarpements  rouilles;  les  eaux  qui  en  découlent  sont  rouges  de 
matières  ocreuses,  et  le  sable  des  plages  est  tout  noir  des  débris  du  métal.  Les 
ouvriers,  parmi  lesquels  se  trouvent  en  grand  nombre  des  «  internés  »  de 
l'Italie  méridionale,  abattent  à  même  le  minerai,  que  l'on  traîne  ensuite 
vers  l'embarcadère  de  Rio  ou  qui  descend  tout  seul  par  des  chemins  de  fer 
automoteurs.  Les  vides  immenses  produits  par  l'exploitation  ressemblent  à 
de  vastes  cratères,  et  la  couleur  de  la  roche,  rouge  sombre,  violacée  ou 
noirâtre,  ajoute  à  l'illusion.  Les  déblais  que  le  travail  de  cent  générations 
successives  d'ouvriers  a  rejetés  de  ces  cratères  depuis  vingt-cinq  ou  trente 
siècles,  ont  des  proportions  qui  confondent  l'imagination  du  spectateur.  La 
poussière  ferrugineuse,  stratifiée  en  couches  dont  la  couleur  diffère  suivant 
la  nature  des  débris  qui  les  composent,  s'est  accumulée  en  véritables  monta- 
gnes de  100  et  de  200  mètres  de  hauteur,  aux  talus  recouverts  de  la  végéta- 
tion des  maquis.  La  fouille  au  pic  et  à  la  pelle  suffit  pour  désagréger  ces  amas, 
qui  représentent  au  moins  cent  millions  de  tonnes  de  minerai.  Quant  aux 
mines  proprement  dites,  elles  pourraient,  sans  s'épuiser,  fournir  encore 
pendant  vingt  siècles  un  million  de  tonnes  par  an  à  la  consommation  du 
monde,  soit  de  cinq  à  dix  fois  plus  chaque  année  qu'elles  n'en  donnent 
actuellement.  Les  minerais  exploités  dans  les  gîtes  de  l'île  d'Elbe  et  trans- 
portés surtout  en  France,  ont  le  grand  avantage  de  pouvoir  être  faci- 
lement transformés  en  acier.  La  pierre  d'aimant  ou  «  calamité  »  entre 
pour  une  forte  proportion  dans  les  minerais  de  l'un  des  gisements,  celui 
de  Calamita;  c'est  la  pierre  qui,  placée  sur  un  rondin  de  liège  et  flottant 
librement  dans  un  vase,  servait  jadis  aux  marins  de  la  Méditerranée  pour 
se  diriger  sur  les  eaux,  quand  se  voilait  l'étoile  polaire. 

1  Mouvement  des  ports  de  File,  en  1875  :  9,162  navires  d'un  port  de  425,500  tonnes. 
ï-  55 


434  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 


LES    APENNINS    DE    ROME,     LA    VALLEE    DU    TIBRE,     LES    MARCHES 
ET    LES    ABRUZZES. 

Au  point  de  vue  géographique,  la  partie  de  la  Péninsule  qui  a  Rome  pour 
chef-lieu  naturel  est  le  tronc  du  grand  corps  de  l'Italie  maritime  :  c'est 
là  que  les  montagnes  des  Apennins  atteignent  leur  plus  grande  hauteur  ; 
c'est  aussi  là  que  se  ramifie  le  plus  vaste  système  hydrographique  au  sud  de 
la  vallée  du  Pô  ;  mais,  quoique  le  rôle  historique  le  plus  important  lui  ait 
jadis  appartenu,  la  population  y  est  plus  clairsemée  et  la  quantité  annuelle 
du  travail  y  est  moins  importante  que  dans  toutes  les  autres  grandes  régions 
de  l'Italie1. 

Dans  leur  ensemble,  les  Apennins  romains  s'élèvent  en  un  rempart  abso- 
lument parallèle  au  rivage  de  la  mer  Adriatique.  Au  littoral  à  peine  infléchi 
qui  se  prolonge  du  nord-ouest  au  sud-est,  de  Rimini  à  Ancône,  puis  à  la  côte, 
plus  rectiligne  encore,  qui  d'Ancône  à  la  bouche  du  Tronto  prend  une  direc- 
tion peu  divergente  du  méridien,  correspond  exactement  la  crête  des  monta- 
gnes, que  les  marins  voient  se  dresser  au-dessus  de  la  zone  verdoyante  du  ri- 
vage. De  ce  côté,  la  chaîne  paraît  tout  à  fait  régulière  :  sommet  se  montre 
après  sommet,  chaînon  latéral  succède  à  chaînon  latéral,  les  vallées  qui  des- 
cendent de  l'Apennin  sont  toutes  parallèles  les  unes  aux  autres  et  normales 
à  la  côte  ;  la  pente  générale  des  monts  est  partout  fortement  inclinée  vers  la 
mer,  et  la  succession  des  assises  géologiques,  jura,  craie,  terrains  tertiaires, 
se  maintient  la  même,  des  arêtes  que  blanchissent  les  neiges  aux  promon- 
toires que  vient  laver  le  flot.  La  seule  irrégularité  qui  se  présente  dans  cette 
ordonnance  de  l'architecture  orographique  provient  du  groupe  de  collines, 
presque  détachées  de  l'Apennin,  qui  forment  l'éperon  d'Ancône.  D'ailleurs 
cet  angle  du  rivage,  semblable  à  la  clef  de  voûte  d'une  arcade,  répond  à 
l'angle  de  tout  le  système  des  Apennins  :  c'est  précisément  en  face  que  se 
reploie  l'axe  des  monts.  Cette  région  de  l'Italie  est  la  contre-partie  natu- 
relle de  l'Apennin  ligure.  Ancône  correspond  à  Gênes;  les  deux  rives  qui 

Superficie.  Population  au  1er  janv.  1879.  Population  kilom. 

Rome 11,917  kil.  car.  845,500  hab.  71 

Ombn'e 9,033       »  570,500     »  59 

Marches 9,703       »  941,350     »  97 

Abruzzcs.    .....  12,686       »  950.000     »  75 

43,0-29  kil.  cur.  5,507,550  hab.  75 


APENNINS.  435 

s'étendent,  l'une  vers  l'Emilie,  l'autre  vers  la  presqu'île  du  Monte  Gargano, 
rappellent  les  deux  «  rivières  »  du  Ponent  et  du  Levant  ;  seulement,  le 
profil  du  littoral  et  des  monts  se  dessine  en  sens  inverse.  Comme  l'Apennin 
ligure,  celui  d'Ancône  ne  laisse  à  sa  base  qu'une  étroite  bande  de  terrain  ; 
en  maints  endroits  la  route  qui  longe  le  bord  de  la  mer  doit  y  contourner 
en  corniche  les  escarpements  des  roches,  et  les  villes,  trop  resserrées  sur  la 
plage,  sont  obligées  d'escalader  les  promontoires  ;  cependant  cette  contrée 
riveraine  de  l'Adriatique  est  moins  bien  défendue  par  la  nature  que  la 
Ligurie.  Au  nord,  elle  s'ouvre  largement  sur  les  plaines  du  Pô,  et  du  côté 
de  l'ouest  elle  est  facilement  accessible  par  les  plateaux  qui  flanquent  la 
crête  principale  des  Apennins  ;  aussi  les  puissances  limitrophes  n'ont-elles 
cessé  pendant  tout  le  moyen  âge,  et  même  tout  récemment  encore,  de  lutter 
pour  la  possession  de  ce  territoire  :  de  là  le  nom  de  Marches,  synonyme  de 
frontière  disputée,  qui  lui  a  été  donné.  Chaque  ville  y  est  une  forteresse 
perchée  sur  un  monticule  ou  sur  une  arête.  Des  indigènes  qui  ne  connaî- 
traient aucune  autre  région  de  la  Terre  pourraient  croire  que  chaque  cime 
doit  avoir  son  diadème  de  dômes  et  de  tours. 

Comme  les  Apennins  étrusques,  ceux  qui  forment  la  limite  commune 
entre  le  versant  des  Marches  et  celui  de  Rome  se  divisent  en  massifs  assez 
nettement  séparés  les  uns  des  autres.  Le  premier  massif,  qui  domine  à 
l'orient  la  haute  vallée  du  Tibre,  a  pour  bornes  septentrionales  le  Monte 
Comero  et  le  Fumajolo,  source  du  fleuve  romain;  du  côté  du  sud,  il  est 
flanqué  sur  son  versant  oriental  par  le  Monte  Nerone  :  quoique  moins  hautes 
que  beaucoup  d'autres  cimes  des  Apennins,  ces  montagnes  sont  désignées  par 
l'appellation  d'Alpes;  ce  sont  les  Alpe  (et  non  AJpi)  délia  Luna.  Une  brèche 
où  passe  la  route  de  PérouseàFano,  interrompt  la  chaîne,  qui  recommence 
au  delà  par  le  groupe  du  Monte  Catria.  En  cet  endroit ,  l'Apennin  se 
bifurque.  Les  eaux  en  ont  si  diversement  érodé  et  déchiqueté  les  remparts, 
jadis  parallèles  et  disposés  à  la  façon  du  Jura  franco-suisse,  qu'il  est  bien 
difficile  de  reconnaître  la  configuration  première  :  plateaux,  massifs  isolés, 
ramifications  latérales,  chaînes  de  jonction,  forment  un  vaste  dédale  à  l'est 
du  bassin  du  Tibre  et  de  ses  affluents.  Toutefois,  si  l'on  néglige  les  mille 
irrégularités  de  détail,  on  peut  dire  que  les  hautes  terres  de  l'Ombrie  et 
des  Abruzzes,  sur  une  longueur  d'environ  200  kilomètres  et  sur  une  lar- 
geur moyenne  de  50  kilomètres,  sont  limitées  à  l'est  et  à  l'ouest  par  deux 
chaînes,  d'origine  jurassique  et  crétacée,  qui,  après  s'être  séparées  au 
Monte  Catria,  vont  se  rejoindre  par  le  chaînon  de  la  Majella,  d'où  rayonnent 
dans  tous  les  sens  les  montagnes  du  Napolitain.  De  ces  deux  chaînes  paral- 
lèles, aucune  n'est  un  faîte  de  partage  :  celle  de  l'ouest  est  traversée  par  la 


436  NOUVELLE   GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

Nera  et  d'autres  rivières  qui  se  déversent  dans  le  Tibre;  celle  de  l'est,  encore 
plus  découpée,  laisse  passer  par  des  portes  de  rochers  plusieurs  torrents  qui 
se  précipitent  vers  l'Adriatique.  Le  plus  abondant  de  ces  cours  d'eau,  la 
Pescara,  qui  naît  sur  le  plateau  des  Abruzzes,  sous  le  nom  d'Aterno, 
traverse  précisément  l'Apennin  oriental  dans  le  voisinage  de  ses  plus  hauts 
sommets  ;  sa  masse  liquide  et  les  pierres  qu'il  entraîne  ont  creusé  un  défilé 
profond  que  l'on  utilise  pour  y  faire  passer  un  chemin  de  fer  de  jonction 
entre  l'Adriatique  et  le  bassin  du  Tibre. 

Ce  haut  plateau  des  Abruzzes,  coupé  de  chaînons  transversaux  et  semé  de 
dépressions  qui  furent  autrefois  des  bassins  lacustres,  est  la  forteresse  natu- 
relle de  l'Italie  centrale.  A  l'ouest,  parmi  tant  d'autres  cimes,  s'élèvent  le 
Monte  Velino,  à  la  double  pyramide  ;  au  nord,  le  Vettore  termine  l'arête 
des  montagnes  Sybillines;  à  l'est  se  dresse  le  sommet  le  plus  haut  des  Apen- 
nins, mont  rarement  escaladé,  auquel  on  a  justement  donné  le  nom  de  Gran 
Sasso  d'Italia  (Roche-Grande  d'Italie).  De  temps  immémorial,  les  indigènes 
savent  que  ces  superbes  escarpements,  blancs  de  neige  pendant  la  plus 
grande  partie  de  l'année,  sont  bien  les  plus  élevés  de  la  Péninsule  :  c'est 
non  loin  de  là,  dans  un  petit  lac,  où  flottait  une  île  de  feuilles  et  d'herbages, 
que  les  Romains  croyaient  avoir  trouvé  «  l'ombilic  de  l'Italie  »  ;  près  de 
là  aussi,  les  Marses,  les  Samnites  et  leurs  confédérés  de  la  Péninsule,  las  de 
porter  le  pesant  joug  de  Rome,  avaient  choisi  la  ville  de  Corfinium  pour  en 
faire,  sous  le  nom  d'Italica,  la  cité  mère  de  toutes  les  populations  libres  des 
montagnes  ;  là,  dans  ce  vrai  centre  de  la  péninsule  des  Apennins,  les  souf- 
frances et  la  révolte  communes  jetèrent  la  première  semence  de  cette  union 
qui  devait,  après  deux  mille  années,  devenir  la  nationalité  italienne.  Du 
côté  de  l'Adriatique,  la  Roche-Grande,  dont  les  parois  calcaires  se  super- 
posent d'étage  en  étage  jusqu'à  près  de  5,000  mètres  d'élévation,  présente 
l'aspect  le  plus  grandiose;  du  côté  des  Abruzzes,  il  s'étale  largement  en  une 
puissante  masse,  sans  grande  beauté  de  profil  ;  mais  au-dessous  s'étendent 
d'admirables  paysages  alpestres.  Là  les  ours  ont  encore  leurs  retraites  ; 
les  chamois  même  n'ont  pas  été  complètement  exterminés  par  les  chasseurs  ; 
les  pâturages  aux  plantes  rares  rappellent  ceux  de  la  Suisse  ;  mais  ils 
paraissent  plus  beaux  encore,  grâce  à  l'éclat  de  la  lumière,  à  la  profondeur 
du  ciel,  au  pittoresque  des  ruines,  au  profil  si  pur  des  lointains.  Enfin, 
çà  et  là,  se  montrent  encore  des  forêts  de  hêtres  et  de  pins,  d'autant  plus 
admirables  à  voir  qu'elles  manquent  dans  les  régions  plus  basses.  Le  déboi- 
sement excessif  est  une  des  infortunes  de  l'Italie  ;  en  maint  district  des 
Apennins  romains,  le  sol  végétal  lui-même  a  disparu.  Si  l'on  voulait 
reboiser,  sans  avoir  recours  à  des  transports  de  terre,  il  serait  trop  tard  ; 


APENNINS  ET  SUBAPENNINS.  457 

seulement  dans  quelques  fissures  se  sont  amassées  de  la  poussière  et  des 
pierrailles,  où  peuvent  croître  des  genêts  et  des  ronces. 

A  l'ouest  des  arêtes  principales  de  l'Apennin,  chacune  des  vallées  où 
coule  un  des  affluents  du  Tibre,  est  dominée  de  chaque  côté  par  des  mon- 
tagnes calcaires,  dont  quelques-unes  ont  encore  une  élévation  considé- 
rable ;  mais  en  moyenne  la  pente  générale  de  la  contrée  s'abaisse  assez 
également  vers  la  vallée  inférieure  du  fleuve.  Deux  hautes  cimes,  laissant 
passer  le  Tibre  comme  par  une  porte  triomphale,  se  dressent  en  forme  de 
pyramides  à  l'extrémité  des  chaînons  subapennins  :  au  nord  du  fleuve, 
c'est  le  Soracte  des  anciens,  devenu  par  un  calembour  pieux,  le  saint 
Oreste  du  moyen  âge  ;  au  sud,  c'est  le  mont  Gennaro,  massif  avancé  des 
hauteurs  de  la  Sabine.  Ces  beaux  sommets  sont,  avec  leurs  contre-forts  et 
les  groupes  volcaniques  des  environs,  les  montagnes  en  hémicycle  qui  for- 
ment l'admirable  horizon  de  la  campagne  de  Rome.  Déjà  fort  belles  par  la 
vigueur  et  l'harmonie  de  leurs  lignes,  ces  montagnes  gagnent  encore  en 
beauté,  aux  yeux  de  l'historien  et  de  l'artiste,  par  les  événements  considé- 
rables qui  s'y  sont  accomplis,  par  les  tableaux  des  peintres,  les  chants  et  les 
descriptions  des  poètes.  Les  souvenirs  et  l'imagination  aident  au  regard  pour 
embellir  et  transfigurer  ces  paysages. 

Quelques  chaînons  et  des  massifs  isolés,  de  formations  calcaires  comme  le 
Subapennin,  bordent  le  littoral  de  la  mer  Tyrrhénienne  et  les  marécages  de 
la  côte.  Telles  sont  les  hauteurs  aux  riches  gisements  d'alun  qui  entourent 
le  noyau  trachytique  de  la  Tolfa,  volcan  d'origine  fort  ancienne,  dont  les 
sources  alimentent  Cîvita-Vecchia  ;  tels  sont  aussi  les  monti  Lepini,  avec 
leur  crête  en  «  échine  d'âne  »  (Schiena  (TAsino),  qui  par  leurs  escarpements 
nus  forment  un  véritable  mur  à  l'est  des  marais  Pontins  ;  ils  ont  pourtant 
çà  et  là  quelques  forêts  de  châtaigniers  et  de  hêtres,  où  les  descendants  des 
Volsques  mènent  paître  leurs  troupeaux  de  porcs  ;  mais  presque  toutes  les 
montagnes  sont  dépouillées  de  végétation  et  leurs  roches  brûlées  par 
le  soleil  se  divisent  naturellement  en  fragments  angulaires  qui  ont  servi  de 
modèle  aux  murs  cyclopéens  de  tant  d'anciennes  villes  du  Latium.  A  l'ouest 
de  ces  mêmes  marais  se  dresse  une  cime  à  dix  pointes,  couverte  de  bois  touffus 
sur  les  pentes  qui  s'inclinent  vers  l'intérieur,  mais  âpre  et  nue  du  côté  de 
la  mer  ;  seulement  quelques  palmiers  nains,  que  l'on  vient  chercher  de 
Rome  pour  en  orner  les  jardins,  croissent  çà  et  là  dans  les  fissures  du  rocher. 
Cette  masse  insulaire,  non  moins  grandiose  que  le  monte  Argentaro  de  la 
Toscane,  est  le  Circello,  le  promontoire  fameux  où  la  magicienne  Circé  se 
livrait  à  ses  maléfices.  On  y  montre  encore  la  grotte  où  elle  changeait  les 
hommes  en  animaux,  et  quelques  constructions  cyclopéennes,  dominant  le 


438  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

village  de  San  Felice,  y  rappellent  les  temps  mythiques  de  l'Odyssée.  A 
l'époque  des  anciens  navigateurs  hellènes ,  l'Italie,  connue  seulement  par 
ses  îles  et  ses  promontoires,  était  considérée  comme  un  archipel,  et  l'île  de 
Circé,  au  redoutable  cap,  passait  pour  l'une  des  terres  les  plus  importantes 
de  ces  Cyclades  de  l'Occident 2. 

Sur  le  rivage  des  mers  et  au  milieu  des  lacs  où  se  sont  déposés  les  cal- 
caires, les  marnes,  les  argiles,  les  sables  de  la  région  subapennine,  des  vol- 
cans étaient  à  l'œuvre ,  et  leurs  amas  de  matières  fondues  jaillissaient  au- 
dessus  des  flots  sur  une  faille  des  roches  profondes.  Une  rangée  irrégulière  de 
montagnes  de  lave  s'est  ainsi  formée,  suivant  un  axe  sensiblement  parallèle 
à  celui  des  Apennins  eux-mêmes  et  au  littoral  de  la  Méditerranée.  Les  cônes 
d'éjection  sont  reliés  les  uns  aux  autres  par  des  couches  épaisses  de  tufs  qui 
se  sont  répandues  sur  toute  la  plaine  à  la  base  des  montagnes  calcaires.  Elles 
s'étendent  sur  un  espace  d'environ  200  kilomètres,  du  Monte  Amiata  de  la 
Toscane  au  groupe  des  montagnes  d'Albano,  et  dans  toute  cette  vaste  zone 
les  strates  d'origine  volcanique  ne  se  trouvent  interrompues  que  par  le  cours 
du  Tibre  et  les  alluvions  qui  se  sont  déposées  sur  ses  bords  :  c'est  dans  ces 
amas  de  cendres  agglutinées  que  se  ramifient  les  fameuses  catacombes  de 
Rome.  D'après  Ponzi  ces  tufs  auraient  été  rejetés  du  sein  des  foyers  inté- 
rieurs par  des  cratères  situés  à  fleur  d'eau,  et  les  courants  les  auraient  en- 
suite distribués  au  loin  sur  les  bas-fonds  ;  mais  les  couches  de  cendres  vol- 
caniques ne  renfermant  aucun  fossile  marin,  on  peut  en  conclure,  d'après 
de  Mortillet,  qu'à  cette  époque  la  Méditerranée  s'était  déjà  retirée  vers 
l'ouest.  Par  le  milieu  où  ils  se  sont  déposés,  les  tufs  de  Rome  diffèrent  donc 
absolument  de  ceux  du  Vicentin,  si  riches  en  fossiles. 

La  région  des  volcans  romains  se  distingue  par  les  nombreux  bassins 
lacustres  qu'elle  renferme.  Le  plus  grand  de  tous,  le  lac  de  Rolsena,  mer 
intérieure  aux  bords  ombragés  de  châtaigniers,  était  jadis  considéré  comme 
un  cratère.  S'il  en  était  vraiment  ainsi,  cette  dépression  serait,  même  en 
comparaison  des  bouches  volcaniques  des  Andes  et  de  Java,  le  plus  étonnant 
témoignage  de  la  puissance  des  forces  souterraines,  car  le  lac  de  Bolsena  n'a 
pas  moins  de  40  kilomètres  de  tour  et  recouvre  une  superficie  de  114  kilo- 


1  Altitudes  diverses  des  Apennins  romains  : 

Monte  Comero..    ......  1,167  mètres. 

»      Nerone 1,526  » 

»      Catria 1,702  » 

•  »      Vettore .  2,479  » 

Gran  Sasso  d'Italia 2,902  » 

Monte  Majella. 2,792  » 

.  »     Velino. 2,487  » 


Monte  Conero  (collines  d'Ancône)  849  mètres. 

Soracte 692  » 

Monte  Gennaro 1,269  » 

Schiena  d'Asino 1,477  » 

Monte  Circello 527  » 

Col  de  Fossato  (tunnel  du  che- 
min de  fer  d'Ancône  à  Rome) .  535  » 


VOLCANS  ET  LACS  DES  ENVIRONS  DE  ROME. 


439 


mètres  carrés.  Toutefois  les  géologues  modernes  s'accordent,  en  général, 
à  voir  dans  ce  lac  cratériforme  un  simple  bassin  d'effondrement  et  d'éro- 
sion :  il  se  trouve,  en  effet,  au  milieu  d'un  plateau  de  cendres,  de  scories 
et  de  laves  qui  ne  se  relève  point  autour  des  eaux  en  un  rebord  circulaire 
semblable  aux  talus  des  cônes  volcaniques.  On  voit  facilement  la  différence 
de  structure  et  de  formation  en  comparant  la  cavité  lacustre  aux  véritables 
cratères  du  pays,  à  l'île  en  croissant  de  Martana,  au  gouffre  circulaire  que 
domine  le  pic  de  Monte fiascone,  à  la  bouche  d'éjection  de  Giglio,  remplie 
par  les  eaux  d'un  petit  lac,  et  surtout  à  l'énorme  cratère  de  Latera,  qui 


N°    81.    LAC  DE  BOLSEXA. 


11°  io*E  (ie&r 


11°  fco'H  dtGr 


Echelle  de  V.  bhj.ooo 


10  iSEL 


s'ouvre  dans  la  partie  occidentale  du  plateau  volcanique ,  et  du  centre 
duquel  jaillit  un  cône  d'éruption,  le  mont  Spignano.  Très-inférieur  en 
étendue  au  lac  de  Bolsena,  le  cirque  de  Latera  n'en  est  pas  moins  l'un  des 
grands  cratères  du  globe;  sa  largeur  moyenne  est  de  7  à  8  kilomètres. 

Déjà  si  remarquable  par  son  beau  lac  et  son  prodigieux  cratère,  la  contrée 
volcanique  de  Bolsena  est  aussi  fort  curieuse  par  les  escarpements  verticaux 
que  présentent  ses  tufs  et  ses  laves  au-dessus  des  rivières  environnantes.  Les 
villes  et  les  villages  perchés  sur  ces  promontoires  sont  du  plus  admirable 
pittoresque.  La  vieille  Bagnorea  s'avance  entre  deux  gouffres  vertigineux 
comme  sur  un  immense  môle  et  se  réunit  à  la  nouvelle  ville  par  un  chemin 
en  «  escarpolette  »  où  les  voyageurs  timides  n'aiment  guère  à  s'aventurer; 


440  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

Orvieto  occupe  une  roche  isolée  pareille  à  une  forteresse  ;  Pittigliano,  entouré 
d'abîmes,  n'eût  été  accessible  qu'à  l'oiseau  si  l'on  avait  coupé  l'isthme  de 
quelques  mètres  de  large  qui  rattachait  le  village  au  reste  du  plateau.  Au 
moyen  âge,  pendant  les  incessantes  guerres  des  seigneurs  et  des  communes, 
les  grands  triomphes  étaient  de  pouvoir  s'emparer  de  ces  nids  d'aigle. 

Au  sud  du  grand  lac  de  Bolsena,  qui  s'épanche  directement  dans  la  Médi- 
diterranée  par  la  Marta,  le  beau  lac  de  Bracciano,  qui  donne  naissance  à  la 
rivière  d'Arrone,  semble  être  aussi  un  bassin  d'effondrement  et  non  un 
véritable  cratère.  Quant  au  lac  deVico,de  forme  si  gracieusement  arrondie, 
c'est  bien  un  volcan,  quoique  le  rempart  extérieur  des  laves  soit  ébréché  du 
côté  de  l'occident.  Au  centre,  s'élève  le  cône  presque  parfaitement  régulier 
du  Monte  Venere,  aux  longs  talus  boisés.  Jadis  un  lac  annulaire  enveloppait 
complètement  le  cône  central  et,  par  son  contraste  avec  la  verdure  et  les 
scories  rouges,  donnait  à  l'ensemble  du  paysage  la  plus  merveilleuse 
beauté  ;  mais  le  seuil  par  lequel  son  émissaire  s'échappe  dans  le  Tibre  a 
été  abaissé,  et  par  suite  le  lac  s'est  transformé  en  un  simple  croissant. 
D'après  la  légende,  une  ville  ruinée  dormirait  dans  ses  profondeurs. 

De  l'autre  côté  du  Tibre,  les  montagnes  du  Latium  qui  contiennent  les 
lacs  charmants  d'Albano  et  de  Nemi,  ainsi  que  d'autres  bassins  où  l'on 
cherche  du  regard  des  eaux  disparues,  se  dressent  en  un  magnifique  groupe 
de  volcans,  ou  plutôt  forment  un  cône  unique  de  plus  de  60  kilomètres  de 
circonférence,  dont  le  grand  cratère,  partiellement  oblitéré,  en  renferme  plu- 
sieurs de  moindres  dimensions.  Précisément  au  centre  de  la  grande  enceinte 
extérieure  du  volcan,  s'arrondit  le  principal  cratère  secondaire,  celui  du 
Monte  Cavo,  dont  une  légende,  en  désaccord  avec  l'histoire,  a  fait  un  camp 
d'Hannibal.  Des  couches  de  pouzzolane,  de  pierrailles  volcaniques,  de 
cendres,  que  les  eaux  ont  ravinées  en  sillons  divergents  d'une  grande 
régularité,  forment  les  pentes  extérieures  de  la  montagne  et,  par  la 
diversité  de  leur  composition,  montrent  les  différentes  phases  d'activité 
par  lesquelles  a  passé  jadis  ce  Vésuve  romain,  beaucoup  plus  récent  que 
les  volcans  situés  au  nord  du  Tibre.  Les  laves  sont  descendues  jusque  dans  le 
voisinage  immédiat  de  Rome,  là  où  se  trouve  le  sépulcre  de  Cecilia  Metella. 

Le  lac  d'Albano  déverse  son  trop-plein  dans  la  mer  par  un  canal  sou- 
terrain de  2,537  mètres  de  longueur,  qui  s'est  maintenu  en  parfait  état  de 
conservation  pendant  vingt-deux  siècles.  Le  grand  réservoir  est  fameux 
parmi  les  zoologistes  à  cause  d'une  espèce  de  crabe  qui  s'y  trouve  en 
grande  abondance  et  que  l'on  expédie  à  Rome  en  temps  de  carême.  Ce 
crabe,  analogue  à  ceux  qu'on  trouve  dans  les  rizières  des  bords  du 
Po,    fait   supposer    que    le    cratère   lacustre  était  jadis  en  communica- 


LACS  DE  BOLSENA,  DE  VICO,  D'ALBANO.  441 

lion  avec  la  mer  et  qu'il  s'en  est  séparé  peu  à  peu,  en  sorte  que  les  crabes 
auront  eu  le  temps  de  s'accoutumer  au  changement  graduel  opéré  dans  la 
composition  du  liquide.  Il  est  probable  qu'une  longue  série  de  siècles  se 

N°   82.    —    VOLCANS   DU    LATIC5I. 


daprès  JaOu'U  de  iïtcit-Blaior  Autrichien. 


Echelle  de  agtooo 


sera  écoulée  avant  que  le  golfe  marin,  transformé  en  réservoir  distinct,  puis 
lentement  exhaussé  par  les  amas  de  scories  qui  s'y  déversaient,  ait  pu  at- 
teindre l'altitude  de  plus  de  500  mètres,  qu'il  occupe  aujourd'hui,  à  moins 
qu'il  n'ait  été  soulevé  en  masse,  comme  le  sont  actuellement  les  côtes  de 
Civita-Vecchia  et  de  Porto  d'Anzio.  En  tout  cas,  des  silex  travaillés  et  des 
1  56 


442  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

\ases  de  terre  cuite,  que  l'on  a  trouvés  sous  les  masses  épaisses  du  pepenno 
volcanique,  prouvent  que  le  pays  était  habité  lors  des  dernières  éruptions  par 
des  populations  civilisées  :  quelques-uns  de  ces  vases  sont  même  doublement 
précieux,  parce  qu'ils  figurent  des  maisons  de  ces  temps  antérieurs  à  l'his- 
toire. Des  pièces  de  monnaie  de  la  République  et  des  fibules  de  bronze 
témoignent  de  l'âge  relativement  moderne  des  laves  supérieures.  Que  de 
civilisations  diverses  se  sont  succédé,  et  que  de  villes,  de  villages,  de  palais 
de  plaisance  ont  pu  se  bâtir  clans  les  anciens  cratères  !  Albe  la  Longue  et 
d'autres  cités  des  Latins  y  ont  été  remplacées  par  des  villas  romaines,  puis 
les  papes  et  les  grands  dignitaires  de  l'Eglise  y  ont  bâti  leurs  châteaux,  et 
maintenant  ces  montagnes  sont  un  lieu  d'excursions  et  de  villégiature 
pour  la  foule  des  étrangers  qui,  de  toutes  les  parties  du  monde,  viennent 
contempler  la  grande  Rome.  C'est  au  point  culminant  du  Monte  Cavo  que 
se  dressait  le  temple  fameux  de  Jupiter  Latial,  où  se  célébraient  les  fêtes 
de  la  confédération  latine;  ses  derniers  restes  ont  été  détruits  en  1785. 
De  l'emplacement  où  il  s'élevait  on  peut  voir,  quand  le  temps  est  favo- 
rable, jusqu'aux  monts  de  la  Sardaigne1. 

Le  lac  de  Nemi,  dont  les  eaux  reflétaient  ce  temple  redouté  de  Diane  où 
chaque  prêtre  devait  être  le  meurtrier  de  son  prédécesseur,  n'a  plus  sur  les 
pentes  de  son  entonnoir  les  grandes  forêts  qui  l'assombrissaient  jadis.  De 
même  que  le  lac  d'Albano,  il  a  été  abaissé  au  moyen  d'un  souterrain  de 
décharge.  Quant  au  lac  Régille,  fameux  par  la  victoire  de  Rome  sur  les  alliés 
de  Tarquin  le  Superbe,  ce  n'était  qu'un  marais  situé  à  la  base  septentrionale 
du  volcan  ;  il  a  été  complètement  asséché.  Enfin  le  lac  incrustant  de'  Tartari 
et  celui  de  la  Solfatare  ou  des  «  Iles  Nageantes  »,  ainsi  nommé  des  feuilles 
agglomérées  qui  flottent  sur  ses  eaux,  ne  sont,  en  réalité,  que  de  simples 
mares,  qui  doivent  surtout  leur  réputation  au  voisinage  de  Tivoli. 

Tous  les  lacs  encore  existants  de  la  région  volcanique  romaine  se  ressem- 
blent par  une  grande  profondeur;  mais  ceux  de  la  région  calcaire  doivent 
être  plutôt  considérés  comme  des  inondations  permanentes9.  L'un  d'eux, 
le  lac  de  Fucino,  jadis  le  plus  vaste,  a  été  complètement  vidé;   l'autre 

1  Volcans  romains  : 

Monte  Ciraino.   .    .    .     1,071  mètres.  Monte  Cavo 951  mètres. 

2  Lacs  des  montagnes  romaines  : 

I  Superficie.  Altitude.  Profondeur- 

i 


Lacs  volcaniques. 


Lac  de  Bolsena.   .    .  108  kil.  car.  303  mètres.       140  mètres. 

»     Bracciano  ...  58       »  151       »             250       >> 

»    Albano 6       »  305       »            142       » 

»     Nemi 2       »  338       »              50       » 

Lac  de  Trasimène ...  120       >>  257       »                 7       » 

»    de  Fucino,  en  1860 158       »  700  »  28       > 


LACS  D'ALBANO  ET  DE  NEMI,  BASSIN  DU  FUCINO. 


445 


celui  de  Trasimène,  doit  l'être  prochainement.  Le  lac  de  Fucino  s'étendait, 
à  une  époque  géologique  antérieure,  sur  un  espace  de  270  kilomètres 
carrés,  et  le  trop-plein  de  ses  eaux  s'épanchait  au  nord-ouest,  par-dessus 
le  seuil  des  Campi  Palentini,  dans  la  rivière  Salto,  qui  descend  au 
Velino,  puis  au  Tibre.  Mais,  à  une  époque  inconnue,  la  diminution  des 
pluies  amena  l'isolement  du  lac,  et  les  eaux,  désormais  enfermées  dans 
leur  bassin,  n'eurent  d'autre  issue  que  par  l'évaporation.  Suivant  les 
alternances  des  années  sèches  et  des  années  pluvieuses,  le  lac  se  rétré- 
cissait ou  s'accroissait  en  étendue  et  tantôt  laissait  des  marais  sur  ses 
bords,  tantôt  refluait  sur  les  campagnes  cultivées  et  détruisait  les  récoltes  : 


N°   85.    —  AÏÏCIEN   LAC   DE    FUCINO. 


d'après  les  cartes  de  M  Berrarmi 
etdel'Etiït  Major Autriduen 


Echelle  de  1 .  %  12000 


l'écart  entre  les  niveaux  des  eaux  de  crue  et  des  eaux  basses  n'était  pas 
moindre  de  16  mètres,  et,  lors  des  grandes  inondations,  la  profondeur  du  lac 
dépassait  23  mètres;  deux  villes,  dit-on,  Marruvium  et  Penna,  avaient  été 
dévorées  par  une  de  ses  crues.  Déjà  les  anciens  Romains  avaient  tenté  de 
vider  ce  lac  afin  de  supprimer  ainsi  un  foyer  de  pestilence  et  de  conquérir  à 
l'agriculture  une  grande  superficie  de  sol  fertile;  mais  comme  il  eût  été 
impossible  de  lui  rendre,  par-dessus  un  trop  large  seuil,  son  ancien  déver- 
soir dans  la  vallée  du  Tibre,  ils  en  firent  un  affluent  du  Garigliano,  dont  le 
petit  tributaire  Liri,  qui  garde  maintenant  pour  lui  seul  le  nom  de  l'an- 
cien fleuve  (Liris),  coule  à  une  faible  distance  du  côté  de  l'ouest.  Du  temps 
de  Claude,  50,000  esclaves  travaillèrent  pendant  onze  ans  à  creuser  un 


444  NOUVELLE  GEOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

tunnel  de  5,640  mètres  de  longueur  à  travers  le  Monte  Salviano,  qui  sé- 
pare le  bassin  lacustre  de  la  basse  vallée  du  Liri.  L'entreprise,  dirigée  par 
l'avide  Narcisse,  ne  pouvait  réussir  complètement,  puisque  la  section  et  le 
fond  du  canal  variaient  sur  tout  le  parcours  de  la  galerie  souterraine  ;  le 
déversoir  ne  fonctionna  jamais  que  d'une  manière  imparfaite  et  finit  par 
s'obstruer.  Au  treizième  siècle,  au  dix-huitième,  on  essaya  de  déblayer  le 
canal;  mais,  pour  faire  œuvre  sérieuse,  il  était  nécessaire  de  le  re- 
creuser complètement,  et  c'est  là  le  travail  qui  a  été  mené  à  bonne 
fin  dans  les  temps  modernes,  grâce  aux  capitaux  du  prince  Torlonia,  et 
aux  plans  de  M.  de  Montricher,  exécutés  par  MM.  Bermont  et  Brisse.  En 
seize  années,  de  1855  à  1869,  le  nouveau  canal,  qui  d'ailleurs  a  fait 
disparaître  jusqu'à  la  dernière  brique  de  l'ancien  tunnel  de  Claude,  a  été 
complètement  achevé  :  une  masse  liquide  de  plus  d'un  milliard  de  mètres 
cubes  a  été  versée  dans  le  Liri  ;  maintenant  des  cultures  occupent  en 
entier  la  surface  de  l'ancien  lac  :  il  ne  reste  qu'un  laghetto  alimenté  de 
sources  vives  et  remplissant  un  cratère  de  50  mètres  de  profondeur  qu'a 
formé  en  peu  de  mois  un  dégagement  de  gaz  hydrogène  carburé.  La  salu- 
brité s'est  accrue  en  môme  temps  que  la  richesse  du  pays,  quoique,  pendant 
la  première  période  du  dessèchement,  l'air  ait  été  corrompu  par  les  mil- 
liards de  poissons  échoués,  dont  les  écailles  brillaient  sur  Les  plages  en 
une  immense  ceinture  d'argent.  Un  réseau  de  plus  de  cent  kilomètres  de 
routes  carrossables  a  été  tracé  en  dedans  du  grand  chemin  de  ronde  ;  tandis 
que  les  villages  riverains,  périodiquement  assiégés  par  les  eaux,  avaient  été 
souvent  changés  en  îles  et  en  presqu'îles,  de  nouveau  groupes  d'habitations 
s'élèvent  maintenant  dans  les  parties  les  plus  creuses  de  la  plaine;  des  bou- 
quets d'arbres  ont  assaini  et  consolidé  les  terres.  On  peut  se  faire  une  idée 
des  progrès  qui  se  sont  accomplis  pour  ces  travaux  de  percement  dans  l'art 
de  l'ingénieur,  depuis  les  temps  de  Rome,  en  comparant,  au  point  de  vue 
technique,  l'œuvre  inutile  de  Claude  au  travail  efficace  de  M.  de  Montricher1. 
A  l'autre  extrémité  des  provinces  romaines,  entre  la  haute  vallée  du  Tibre 
et  le  val  de  Chiana,  le  lac  de  Pérouse,  plus  connu  sous  le  nom  de  lac  de 
Trasimène  à  cause  des  souvenirs  terribles  qui  s'y  rattachent,  a  gardé  jusqu'à 
nos  jours  presque  toute  l'étendue  qu'il  avait  aux  commencements  de 
l'histoire.  Cette  mer  de  l'Ombrie  n'aurait  à  s'élever  que  d'une  faible  hauteur 

1  Comparaison  des  deux  souterrains  d'écoulement  : 

Ancien  tunnel.  Nouveau  tunnel. 

Longueur.  ......„.„ 5,640  mètres.  6,303  mètres. 

Section  moyenne '.    .  10  met.  car.  20  met.  car. 

Frais  de  construction  (en  argent  et  en  valeur 

d'esclaves,  d'après  de  Rotrou) 247,000,000  fr.  30,000,000  fr. 


BASSIN  DU  FUCINO  ET  LAC  DE  TRASIMENE. 


445 


pour  épancher  le  trop-plein  de  ses  eaux  dans  la  Tresa,  petit  affluent  du 
Tibre,  mais  elle  n'a  qu'un  bassin  fort  étroit,  et  l'évaporation  suffit  pour 
emporter  la  masse  liquide  déversée  par  ses  petits  ruisseaux,  dont  l'un 
est  le  fameux  Sanguinetto.  C'est  dans  la  plaine  de  ce  ruisselet  que  les 
Carthaginois  d'Hannibal  et  les  Romains  de  Flaminius  étaient  aux  prises, 
tandis  qu'un  tremblement  de  terre  «  roulait  inaperçu  sous  le  champ  du 


N°  84.    —   LAC   DE    TRASIMÈ^E. 


d'après  UCarte  de  LEut-iMajor  .Autrichien 


Echelle  de  1:  250.000 


carnage1  ».  Le  lac  est  fort  gracieux  à  voir,  à  cause  des  îles  qui  le  parsèment 
et  du  charmant  contour  de  ses  rives;  mais  les  collines  basses  qui  l'entourent 
sont  peu  fertiles,  le  climat  est  insalubre,  les  eaux  sont  très-pauvres  en  pois- 
son :  aussi  les  habitants  riverains  attendent-ils  avec  impatience  que  les 
ingénieurs  tiennent  leurs  promesses  en  donnant  à  l'agriculture  les 
12,000  hectares  de  terres  excellentes  encore  recouvertes  par  l'eau  du  lac. 


beneath  the  fray 

An  earthquake  reeled  unhaededly  away-  (Byron.) 


446  NOUVELLE  GEOGRAPHIE  UNIVERSELLE 

Un  travail  d'assainissement  et  de  conquête  agricole  bien  plus  pressant  est 
celui  que  réclame  la  «  campagne  romaine  »  proprement  dite,  c'est-à-dire 
le  territoire  compris  entre  la  Tolfa  de  Civita-Vecchia,  le  mont  Soracte,  les 
hauteurs  de  la  Sabine  et  les  volcans  du  Latium.  Aux  portes  mêmes  de  la 
capitale  de  l'Italie  commence  la  solitude.  Autour  de  la  grande  Rome, 
comme  dans  les  Maremmes  de  l'ancienne  Etrurie,  les  guerres,  l'esclavage 
et  la  mauvaise  administration  ont  changé  en  désert  une  contrée  fertile 
qui  devrait  nourrir  des  populations  nombreuses.  Les  peintres  célèbrent 
à  l'envi  la  campagne  de  Rome  ;  ils  en  admirent  les  mornes  étendues,  les 
raines  pittoresques  entourées  de  broussailles,  les  pins  solitaires  au  bran- 
chage étalé,  les  mares  où  viennent  s'abreuver  les  buffles,  où  se  reflètent 
les  nuages  empourprés  du  soir.  Certes,  ces  paysages,  dominés  par  des  mon- 
tagnes au  vigoureux  profil,  sont  magnifiques  de  grandeur  et  de  tristesse, 
mais  l'air  y  est  mortel.  Le  sol  et  le  climat  de  YAgro  romano  se  sont  dété- 
riorés à  la  fois,  et  la  fièvre  y  règne  en  souveraine 

La  campagne  de  Rome,  qui  s'étend  au  nord  du  Tibre,  sur  plus  de 
200,000  hectares,  de  la  mer  aux  montagnes,  était,  il  y  a  deux  mille  ans, 
un  pays  riche  et  cultivé;  mais,  après  avoir  été  labouré  par  des  mains 
d'hommes  libres,  il  fut  livré  aux  mains  des  esclaves.  Accaparé  par  les 
patriciens  qui  s'y  taillaient  de  vastes  domaines,  ce  terrain  se  couvrit  de 
villas  de  plaisance,  de  parcs  et  de  jardins,  qui  s'étendaient  des  montagnes 
à  la  mer;  puis,  lorsque  les  magnifiques  demeures  furent  livrées  aux 
flammes  et  que  la  population  de  travailleurs  asservis  fut  dispersée ,  le 
pays  se  trouva  du  coup  transformé  en  désert.  Depuis  cette,  époque,  la 
plus  grande  partie  de  YAgro  n'a  cessé  d'être  propriété  de  «  main-morte  » 
entre  les  mains  des  corps  religieux  et  de  grandes  familles  princières. 
Tandis  que  le  reste  de  l'Europe  progressait  en  agriculture,  en  industrie, 
en  richesses  de  toute  sorte ,  la  Campagne  devenait  plus  déserte,  plus 
morne,  plus  insalubre.  Le  marais  n'a  cessé  d'envahir  dans  les  bas-fonds,  et 
les  collines  elles-mêmes  se  sont  recouvertes  d'une  atmosphère  de  miasmes  ; 
la  malaria,  produite  par  les  sporules  d'eau  douce  qui  empoisonnent  l'atmo- 
sphère et  que  les  vents  d'ouest  empêchent  de  s'échapper  vers  la  mer,  a  fini 
par  franchir  les  murs  de  Rome  et  décime  la  population  des  faubourgs. 

Pas  un  village,  pas  un  hameau  de  cette  contrée  flétrie  n'a  pris  assez  d'im- 
portance pour  s'organiser  en  commune  :  il  n'y  a  que  de  simples  masures  de 
dépôt  dans  les  diverses  propriétés,  qui  ont  en  moyenne  1,000  hectares  d'éten- 
due. Ces  immenses  domaines  ne  consistent  guère  qu'en  pâtis  où  se  promènent 
en  troupeaux,  à  demi  sauvages,  de  grands  bœufs  gris,  que  l'on  dit,  probable- 
ment à  tort,  être  les  descendants  de  ceux  qui  suivirent  les  Huns  en  Italie,  et 


CAMPAGNE  DE  ROME.  449 

dont  les  cornes  puissantes,  longues  de  près  d'un  mètre,  sont  conservées  soi- 
gneusement dans  les  cabanes  comme  préservatif  contre  le  «  mauvais  œil  ».  Le 
sol  de  ces  terrains  de  pâture,  si  mal  utilisés,  se  compose  pourtant  de  grasses 
alluvions,  mêlé  à  des  matières  volcaniques  et  aux  marnes  argileuses  des 
Apennins  ;  mais  on  se  borne  à  en  labourer  une  faible  partie  tous  les  trois 
ou  quatre  ans,  pour  le  compte  d'intermédiaires  appelés  «  marchands  de 
campagne  ».  Laboureurs  et  moissonneurs,  qui  descendent  des  collines  des 
alentours,  viennent  pour  ainsi  dire  travailler  en  courant,  poursuivis  par  la 
fièvre ,  et  bien  souvent  ils  succombent  au  fléau  avant  d'avoir  pu  regagner 
leurs  villages.  Que  faudrait-il  faire  pour  rendre  au  sol  sa  richesse,  à  l'air 
sa  pureté,  et  ramener  la  population  dans  la  campagne  romaine?  Sans  doute 
on  drainera  le  sol,  on  desséchera  les  marais,  on  plantera  des  arbres  ayant, 
comme  l'eucalyptus,  une  grande  facilité  d'absorption  par  leurs  feuilles  et 
leurs  racines,  —  et  c'est  là  ce  que  l'on  tente  depuis  1870  avec  succès  au- 
tour de  l'abbaye  de  Tre  Fontane  ;  —  mais  il  importerait,  avant  toutes  choses, 
d'intéresser  le  cultivateur  à  la  restauration  du  terrain  qu'il  laboure.  Même 
dans  les  districts  du  pays  romain,  les  plus  salubres  par  le  sol  et  le  climat, 
la  misère  et  toutes  les  maladies  qui  en  sont  la  conséquence  déciment  la 
population.  Ainsi  la  vallée  du  Sacco,  qui  prolonge  vers  Rome  les  campagnes 
fertiles  de  la  Terre  de  Labour  et  qui  est  si  riche  en  céréales,  en  vins,  en 
fruits,  n'a  que  du  maïs  pour  ses  propres  cultivateurs;  la  part  prélevée  par 
la  grande  propriété  et  les  intérêts  des  prêteurs  dévorent  tous  les  produits  ; 
les  paysans  riches  sont  ceux  qui,  après  avoir  vendu  le  sol,  gardent  encore  la 
propriété  des  arbres. 

Au  sud  du  Tibre,  la  zone  des  terres  incultes  et  insalubres  se  continue  le 
long  de  la  mer;  les  eaux  retenues  par  les  dunes  du  bord  emplissent  l'air  de 
miasmes  dangereux,  et,  pour  y  échapper,  il  faut  se  réfugier,  soit  sur  les 
collines  de  l'intérieur,  soit  même  sur  les  jetées  qui  s'avancent  en  pleine 
mer,  comme  à  Porto  d'Anzio.  La  mort  plane  sur  ces  rivages  qui  jadis 
étaient  bordés,  d'Ostie  à  Nettuno,  d'une  longue  façade  de  palais  célèbres 
par  leurs  grands  trésors  d'art,  dont  il  nous  reste  le  Gladiateur  et  V Apollon 
du  Belvédère  ;  à  demi  enfouis  dans  le  sable  des  dunes  ou  déjà  lavés 
par  le  (lot  marin,  des  pavés  de  mosaïque  et  des  murs  de  fondation  rappel- 
lent l'œuvre  de  destruction  accomplie  par  les  marais.  Mais  de  toutes  les 
campagnes  insalubres  la  plus  redoutable  est  celle  qui  occupe,  à  la  base 
des  monts  Lepini,  la  plaine  comprise  entre  Porto  d'Anzio  et  Terracine. 
Cette  plaine,  ancien  golfe  de  la  mer  Tyrrhénienne,  est  celle  des  marais 
Pontins  ou  «  Pomptins  »,  ainsi  nommée  d'une  ville  de  Pometia,  qui  n'existe 
plus.  Vingt-trois  cités  prospéraient  jadis  dans  cette  contrée,  aujourd'hui 
i.  57 


450  NOUVELLE   GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

déserte  et  mortelle.  C'était  le  domaine  le  plus  fertile  de  la  puissante 
confédération  des  Yolsques,  et,  si  l'on  en  juge  par  les  traditions  qu'a 
poétisées  Y  Enéide,,  c'était  un  pays  des  plus  prospères.  Mais  les  Romains 
conquérants  vinrent  y  faire  en  même  temps  «  la  paix  et  la  solitude  ». 
La  région  était  déjà  transformée  en  un  marécage  lorsque,  en  l'an  442  de 
Rome,  le  censeur  Appius  construisit  à  travers  le  pays  la  voie  célèbre  qui 
mène  de  Rome  à  Terracine.  Depuis  cette  époque,  on  a  vainement  essayé, 
à  diverses  reprises,  de  reconquérir  le  territoire,  refuge  des  sangliers,  des 
cerfs,  et  de  buffles  à  demi  sauvages  dont  les  ancêtres  furent  importés 
d'Afrique  au  septième  siècle.  Les  canaux  creusés  du  temps  d'Auguste 
semblent  n'avoir  pas  eu  grande  utilité;  les  travaux  entrepris  sous  le 
Goth  Théodoric  furent,  dit-on,  plus  efficaces;  mais  les  eaux  stagnantes 
et  la  malaria  reprirent  bientôt  leur  empire.  Vers  la  fin  du  dix-huitième 
siècle,  le  pape  Pie  VI  reprit  l'œuvre  d'assainissement  ;  il  fit  creuser,  à  côté 
de  la  voie  Appienne  restaurée,  un  grand  canal  de  décharge  où  devaient 
affluer  toules  les  eaux  du  marais;  mais  les  calculs  des  ingénieurs  se  trouvè- 
rent déçus,  et  la  vaste  dépression,  d'une  superficie  totale  de  plus  de  750  ki- 
lomètres carrés,  est  toujours  le  même  pays  de  désolation  et  de  mort;  quand 
un  brigand  s'y  réfugie,  on  ne  l'y  poursuit  point;  on  le  laisse  mourir  en  paix. 
Toutes  les  difficultés  sont  réunies  pour  gêner  les  travaux  de  dessèchement. 
A  l'ouest  des  marais  Pontins  proprement  dits,  parallèlement  au  rivage  de  la 
mer,  se  prolonge  une  rangée  de  hautes  dunes  boisées,  à  travers  lesquelles 
furent  jadis  creusés  des  canaux  d'écoulement,  oblitérés  aujourd'hui;  mais 
au  delà  de  cette  première  chaîne  de  dunes  s'étend  une  deuxième  zone  de 
marécages  séparés  de  la  mer  par  un  autre  rempart  de  sable,  enraciné  d'un 
côté  à  la  pointe  d'Astura,  de  l'autre  au  promontoire  de  Circé,  et  couvert 
également  de  forêts,  où  les  marins  de  Naples  viennent  s'approvisionner  de 
bois  et  de  charbon.  Ainsi  deux  barrières  s'opposent  à  l'expulsion  des  eaux 
vers  les  parages  de  la  mer  les  plus  rapprochés  :  il  faut  donc  que  les  canaux 
d'assèchement  se  dirigent  au  sud  vers  Terracine  ;  mais  là  aussi  un  cordon  de 
dunes  borde  le  littoral.  D'ailleurs  la  pente  générale  du  sol  est  très-faible,  de 
6  mètres  à  peine,  de  l'origine  des  marais  au  rivage  de  la  mer.  En  outre,  les 
eaux  sont  retenues  dans  les  canaux  par  de  véritables  forêts  d'herbes  aquati- 
ques ;  pour  débarrasser  les  fossés  de  ces  énormes  enchevêtrements  de  plantes 
et  rétablir  le  courant,  on  pousse  dans  l'eau  des  troupeaux  de  buffles  qui  patau- 
gent sur  le  fond  et  le  maintiennent  ainsi  plus  libre  de  végétation.  C'est  là,  il 
est  vrai,  un  moyen  barbare,  qui  hâte  la  détérioration  des  berges,  et  que  l'on 
cherche  à  remplacer  par  des  fauchaisons  régulières  ;  mais  à  peine  les  herbes 
palustres  ont-elles  été  coupées  et  livrées  au  courant,  qu'elles  repoussent  avec 


MARAIS  PONTINS. 


451 


la  même  abondance  et  qu'il  faut  s'occuper  d'une  nouvelle  moisson.  La  masse 
des  eaux  reste  donc  stagnante  :  or  non-seulement  il  pleut  beaucoup  dans  cette 
partie  de  l'Italie,  mais  encore,  par  un  singulier  phénomène  géologique,  il 


N°   85.   MARAIS   PONTINS. 


^°i5'"E.a£fe. 


IcheUe  de   280.000 


10M. 


se  trouve  que  l'eau  surabondante  des  bassins  limitrophes  s'épanche  par 
dessous  les  montagnes  dans  la  dépression  des  marais  Pontins.  De  Prony  a 
constaté  que  la  masse  liquide  versée  à  la  mer  par  le  Badino,  canal  d'écou- 
lement des  marais,  dépasse  de  plus  de  moitié  l'eau  de  pluie  reçue  annuelle- 
ment dans  le  bassin.  C'est  que  le  Sacco,  tributaire  du  Garigliano,  et  le 


452  NOUVELLE   GEOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

Teverone,  affluent  du  Tibre,  s'écoulent  partiellement  dans  les  marais  par 
des  ruisseaux  cachés  qui  passent  au-dessous  des  monts  Lepini  et  rejaillissent 
de  l'autre  côté  en  sources  très-abondantes.  Lors  des  grandes  pluies,  tout  se 
trouve  inondé.  Pendant  les  sécheresses,  un  nouveau  danger  se  produit  :  que 
des  pâtres  insouciants  allument  des  broussailles  sur  les  pâturages  desséchés, 
le  sol  tourbeux  s'enflamme  aussitôt  et  brûle  jusqu'au  niveau  des  eaux 
souterraines  ;  ainsi  se  forment  de  nouvelles  cuvettes  marécageuses  dans 
les  endroits  que  l'on  croyait  le  plus  à  l'abri  des  inondations.  Mais,  pendant  la 
plus  grande  partie  de  l'année,  l'aspect  des  marais  Pontins  est  celui  d'une 
plaine  couverte  d'herbes  et  de  fleurs  :  on  se  demande  avec  étonnement  com- 
ment ces  campagnes  si  fécondes  restent  encore  inhabitées.  La  ville  de  Ninfa, 
qui  fut  bâtie  vers  le  onzième  ou  douzième  siècle  à  l'extrémité  septentrionale 
de  la  plaine,  dans  la  région  la  moins  insalubre,  est  pourtant  abandonnée. 
On  la  voit  encore  presque  entière,  avec  ses  murs,  ses  tours,  ses  églises,  ses 
couvents,  ses  palais,  ses  demeures,  toute  revêtue  de  lierre,  d'autres  plantes 
grimpantes,  d'arbustes  fleuris. 

Pour  l'assainissement  des  marais  Pontins,  il  semblait  tout  naturel  d'avoir 
recours  à  la  pratique  du  colmatage,  qui  a  rendu  tant  de  services  dans  la 
vallée  de  la  Ghiana.  On  l'a  tenté,  en  effet,  et  çà  et  là  quelques  bons  résultats 
ont  été  obtenus  ;  mais,  ainsi  que  le  fait  remarquer  de  Prony,  la  «  chair  » 
des  montagnes  avoisinantes  est  presque  épuisée  ;  les  eaux  n'en  détachent 
plus  guère  que  des  blocs  de  rochers,  des  cailloux,  des  graviers  ;  il  n'en 
descend  que  fort  peu  de  ces  sables  fins  et  de  ces  argiles  ténues  nécessaires  à 
la  formation  des  colmates.  Il  faudra  donc  recourir  à  des  moyens  d'assainis- 
sement moins  simples  et  plus  coûteux.  Ces  moyens  existent,  aucun  ingénieur 
n'en  doute.  Il  est  possible  d'assécher  et  de  repeupler  ces  contrées,  qui  sont 
aujourd'hui  des  foyers  de  pestilence  et  dont  les  rares  habitants,  toujours 
secoués  par  les  fièvres,  succombent  d'anémie  au  bord  des  chemins.  Bien 
employées,  les  dépenses  seront  largement  couvertes  par  les  produits  de 
cette  plaine  féconde,  qui,  presque  sans  culture,  fournit  déjà  les  plus  belles 
récoltes  de  blés  et  de  maïs.  Lorsque  ce  grand  travail  de  récupération  aura 
été  conduit  à  bonne  fin,  les  antiques  cités  des  Volsques  renaîtront  du  sol  qui 
recouvre  leurs  ruines. 


Jusqu'à  nos  jours,  le  fleuve  romain  par  excellence,  le  Tibre,  est  aussi 
resté  incorrigible;  ses  crues  soudaines,  sans  être  comparables  à  celles  du 
Pô,  de  la  Loire  et  du  Rhône,  sont  fort  dangereuses  :  on  les  dit  plus  redou- 
tables qu'aux  temps  de  l'ancienne  république.   Depuis  Ancus  Martius,  on 


MARAIS  PONTINS,  VALLÉE  DU  TIBRE.  453 

lutte  contre  les  alluvions  fluviales  avec  des  alternatives  de  réussite  et 
d'insuccès,  pour  les  déplacer  et  donner  aux  eaux  un  débouché  large  et 
profond.  Les  ingénieurs  italiens,  qui  se  distinguent  par  la  hardiesse  de  leurs 
entreprises,  et  qui  d'ailleurs  ont  pour  les  encourager  l'exemple  des  puissants 
constructeurs  leurs  ancêtres,  auront  fort  à  faire  pour  régulariser  le  cours 
du  fleuve  et  pour  en  diriger  les  apports  à  leur  gré. 

Le  Tibre  est  de  beaucoup  le  fleuve  le  plus  abondant  de  la  partie  pénin- 
sulaire de  l'Italie  et  celui  dont  le  bassin,  largement  ramifié  au  nord  et  au 
sud,  est  le  plus  étendu  *.  C'est  aussi  le  seul  qui  soit  navigable  dans  son  cours 
inférieur,  d'Ostie  à  Fidènes  et  même  au  confluent  de  la  Nera,  quoique 
son  courant  rapide  et  ses  remous  mettent  souvent  les  faibles  embarca- 
tions en  danger.  Il  prend  sa  source  exactement  sous  la  latitude  de  Flo- 
rence, dans  ces  Alpes  de  la  Lune,  dont  l'autre  versant  épanche  la  Ma- 
recehia  vers  Rimini.  La  vallée  qu'il  parcourt  dans  le  cœur  des  Apennins 
est  d'une  grande  beauté  ;  tantôt  elle  s'étale  en  de  larges  et  fertiles  bas- 
sins, tantôt  elle  n'est  plus  qu'un  défilé  penchant,  ouvert  de  vive  force  à 
travers  les  rochers.  En  aval  du  charmant  bassin  de  Pérouse,  le  Tibre  re- 
çoit le  Topino,  qu'alimentent  les  eaux  réunies  dans  la  plaine,  jadis  la- 
custre, de  Fuligno,  au  pied  du  grand  Apennin  et  du  chemin  sinueux  qui 
monte  au  col  Fleuri  (col  Fiorito).  C'est  dans  cette  plaine,  l'une  des  plus 
admirées  de  l'Italie  centrale,  que  vient  déboucher  la  rivière  de  Clitumnus, 
à  l'eau  si  pure,  «  le  plus  vivant  cristal  où  vint  jamais  se  baigner  la  nymphe.  » 

.  ...the  most  living  crystal  that  was  eer 

The  haunt  ofthe  river  nymph,  to  gaze  and  lave 

Her  limbs.  (Byrok.) 

Un  joli  temple,  l'un  des  mieux  conservés  de  l'époque  romaine,  s'élève  encore 
au-dessus  de  la  source  ;  mais  les  troupeaux  qui  s'abreuvent  à  l'onde  sacrée 
ne  prennent  plus  un  pelage  d'une  blancheur  éclatante,  comme  aux  temps 
de  Virgile  ;  la  vertu  divine  a  disparu  des  eaux. 

Le  rival  du  haut  Tibre,  par  sa  masse  liquide,  celui  qui  «  lui  donne  à 
boire  »,  dit  le  proverbe  italien,  est  le  Nar  ou  Nera,  qui  réunit  dans  sa 
gorge  inférieure  plusieurs  rivières  descendues  des  montagnes  Sibyllines, 
du  Monte  Yelino,  des  hauteurs  de  la  Sabine.  Il  y  a  plus  de  vingt  et  un 
siècles,  dit-on,  les  plus  importantes  de  ces  rivières  n'atteignaient  pas  le 
Tibre  ;  elles  s'arrêtaient  dans  la  plaine  de  Reate  (Rieti)  pour  y  former  le 

1  Superficie  du  bassin  du  Tibre .     16,770  kilomètres  carrés. 

Longueur  du  cours 418  kilomètres. 

»  »         navigable .  Ofi  » 


454 


NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 


lacus  Velinus,  dont  il  reste  actuellement  quelques  petits  bassins  et  des 
marécages  épars  çà  et  là,  au  milieu  des  riches  cultures  du  Champ  des  Roses. 
Une  brèche  ouverte  à  travers  les  roches  de  sédiment  calcaire,  et  plusieurs 
fois  recreusée  depuis  les  Romains,  a  livré  passage  en  amont  de  Terni  aux 


N°  86.  —  ANCIENS    LACS   DU   TIBRE    ET   DU   TOPIN'O. 


lic  w'  E.de  Op. 


Echelle  de  ïgÇôoo 


eaux  du  Velino  et  formé  cette  admirable  cascade  délie  Marmore,  que  les 
peintres  et  les  poètes  ont  célébrée  à  l'envi.  La  rivière  tombe  d'abord  en  une 
seule  nappe  d'une  hauteur  verticale  de  165  mètres,  puis  descend  en  bouil- 
lonnant à  travers  les  blocs  amoncelés  pour  se  joindre  à  l'eau  plus  paisible 
de  la  Nera.  Reaucoup  moins  grandioses,  mais  plus  charmantes  peut-être, 


CASCADE     DE     TEK.NI 

Pessiu  de  Taylcr,  d'après  une  photographie 


VALLÉE   DU  TIBRE  457 

sont. les  nombreuses  cascatelles  de  l'Ànio  (Aniene  ou  Teverone) ,  le  dernier 
affluent  que  reçoit  le  Tibre  en  amont  de  Rome.  De  la  colline  verdoyante  qui 
porte  le  pittoresque  Tivoli,  entouré  de  ses  vieux  murs,  on  voit  s'échapper  de 
toutes  parts  le  flot  argenté  des  cascades  ;  les  unes  glissent  en  longues  nappes 
sur  la  roche  polie,  les  autres  s'élancent  d'une  voûte  d'ombre,  se  déploient 
un  instant  dans  l'air,  puis  disparaissent  de  nouveau  sous  le  feuillage  ;  toutes, 
puissantes  gerbes  ou  simples  filets  d'eau,  ont  un  trait  spécial  de  beauté  qui 
les  distingue,  et  par  leur  ensemble  elles  forment  un  des  tableaux  les  plus 
gracieux  de  l'Italie.  Aussi  Tivoli,  dont  le  nom  est  proverbial  dans  le  monde 
entier  comme  synonyme  de  lieu  charmant,  a-t-il  été  de  tout  temps  l'un  des 
grands  rendez-vous  des  Romains.  En  dépit  de  la  rime  populaire  : 

Tivoli  ai  mal  confovto,  —  0  piove,  o  tira  vento,  o  suona  a  morlol 
(Tivoli  sans  comfprt,  —  Eau,  vent  ou  glas  de  mort!) 

quelques  villas  modernes  y  ont  succédé  aux  maisons  de  plaisance,  vraies  ou 
prétendues,  de  Mécène,  d'Horace,  de  Catulle,  de  Properce  et  à  l'immense 
villa  d'Hadrien,  la  plus  somptueuse  qui  fut  jamais,  et  dont  les  ruines  cou- 
vrent, à  l'ouest  de  la  Tivoli  actuelle,  plusieurs  kilomètres  carrés  de  sur- 
face. De  nos  jours  il  est  grandement  question  d'utiliser  les  eaux  de  l' Aniene 
pour  la  grande  industrie.  Ce  fleuve  roule  environ  400  mètres  cubes  en  temps 
de  crue  et,  pendant  les  saisons  les  plus  sèches,  son  débit  ne  tombe  pas 
au-dessous  de  50  ou  25  mètres;  les  ingénieurs  ont  calculé  que  cette  masse 
d'eau  tombant  d'une  centaine  de  mètres  de  hauteur  leur  donnerait  une  force 
de  15,000  chevaux,  et  ils  proposent  d'en  tirer  profit  pour  l'alimentation 
d'usines.  Les  anciens  exploitaient  les  chutes  de  Tivoli  pour  en  retirer  les 
concrétions  do  «  pierre  tiburtine  »  ou  travertin,  que  les  eaux  calcaires 
déposent  à  droite  et  à  gauche  de  leur  lit  et  qui  en  maints  endroits  atteignent 
une  puissance  de  50  mètres.  Ils  s'en  servaient  pour  la  construction  des 
monuments  de  Rome.  La  couleur  du  travertin,  quand  on  le  tire  de  la  car- 
rière, est  blanche,  mais  après  un  certain  temps  elle  tourne  au  jaune  et 
prend  ensuite  une  teinte  rougeàtre  très-agréable  à  l'œil,  qui  contribue  à 
donner  aux  édifices  un  caractère  de  majesté. 

En  aval  de  son  confluent  avec  l'Anio,  le  Tibre  ne  reçoit  plus  que  de  faibles 
ruisseaux.  Il  est  tout  formé,  et  son  flot,  toujours  jaune  de  l'argile  qu'il  a 
délayée  dans  son  passage  à  travers  les  plaines  de  l'Ombrie,  vient  rouler  avec 
toute  sa  puissance  sous  les  ponts  de  Rome.  Bientôt  après,  il  contourne  de  ses 
méandres  les  dernières  collines,  qui  bordent  un  ancien  golfe  comblé,  et, 
déjà  soulevé  par  le  flot  de  marée  qui  vient  à  sa  rencontre,  se  bifurque 
autour  de  l'île  Sacrée,  jadis  l'île  de  Vénus,  célèbre  par  ses  roses,  aujourd'hui 
'•  58 


458  NOUVELLE   GÉOGRAPHIE    UNIVERSELLE- 

triste  solitude  marécageuse,  couverte  de  joncs  et  d'asphodèles.  Le  «  vieux» 
Tibre  est  le  bras  qui  coule  au  sud  de  l'île  ;  c'est  lui  qui  porte  encore  à  la 
mer  la  plus  grande  quantité  d'eau  et  qui  a  poussé  en  dehors  du  continent 
la  péninsule  d'alluvions  la  plus  considérable.  Ostie,  qui  était  la  «  porte  » 
du  fleuve  aux  premiers  temps  de  l'histoire  romaine,  repose  maintenant 
sous  les  champs  de  céréales  et  les  chardons  à  6  kilomètres  et  demi  du  rivage  : 
les  fouilles  entreprises  depuis  1855  la  font  ressusciter  peu  à  peu  comme  la 
Pompéi  napolitaine  :  on  peut  y  visiter  les  temples  de  Jupiter,  de  Cybèle, 
entrer  dans  un  sanctuaire  de  Mithra,  parcourir  l'ancienne  voie  des  tom- 
beaux, se  promener  dans  les  rues  bordées  d'arcades,  à  côté  de  magasins 
fermés  depuis  plus  de  deux  mille  ans.  Les  commerçants  de  Rome  avaient  du 
abandonner  la  ville  à  cause  de  l'allongement  du  lit  fluvial  et  de  la  barre  de 
sable  qui  en  obstruait  l'entrée.  Déjà  du  temps  de  Strabon,  Ostie  n'avait 
plus  de  port. 

Pour  reconquérir  un  débouché  sur  la  mer,  les  empereurs  romains 
firent  creuser  au  nord  du  bras  d' Ostie  un  canal  que  les  eaux  du  Tibre 
ont  peu  à  peu  transformé  par  leurs  érosions  et  leurs  apports  en  un 
petit  fleuve  sinueux  :  c'est  le  Fiumicino.  Claude  fit  «xcaver  de  vastes  bas- 
sins au  bord  d'une  crique  assez  profonde  située  au  nord  du  canal,  et  là  s'é- 
leva bientôt  une  nouvelle  Ostie,  Trajan  ouvrit,  un  peu  plus  au  sud-est,  un 
autre  port,  comprenant  avec  le  premier  108  hectares  de  superficie.  Mais 
depuis  environ  mille  ans  ce  port  s'est  comblé;  les  alluvions  gagnent  inces- 
samment sur  la  mer  et  prolongent  le  triangle  de  terres  qu'elles  ont  formé 
au  devant  de  la  courbe  naturelle  du  rivage  tracée  entre  Civita-Vecchia  et 
Porto  d'Anzio  ;  actuellement  les  anciens  bassins  sont  laisses  à  près  de  2  ki- 
lomètres dans  les  campagnes.  Du  côté  du  Fiumicino,  où  le  chenal  est  indi- 
qué par  des  rangées  de  pieux  que  l'eau  vient  affouiller  à  la  base,  les  progrès 
du  delta  sont  d'environ  un  mètre  par  an,  tandis  qu'ils  atteignent  près  de 
trois  mètres  à  la  bouche  de  l'ancienne  Ostie.  Sur  les  bords  d'un  étang  qui 
servait  de  darse  au  port  de  Trajan,  on  trouve  des  ruines  en  grand  nombre, 
palais,  thermes,  entrepôts.  Des  fouilles  entreprises  pour  la  famille  Torlonia 
ont  amené  la  découverte  de  précieux  objets  d'art,  qui  ornent  maintenant  des 
palais  modernes,  mais  les  restes  des  édifices  découverts  sous  le  sol  ont  été 
enfouis  de  nouveau. 

Ainsi  le  Tibre,  comme  TArno,  le  Pô,  le  Rhône,  l'Ébre,  le  Nil  et  tous  les 
autres  fleuves  qui  se  jettent  dans  la  Méditerranée,  est  obstrué  à  son 
embouchure  par  des  bancs  de  sable  infranchissables  aux  grands  navires,  et 
Rome,  au  lieu  de  se  servir  de  son  fleuve  pour  communiquer  avec  les  pays 
d'outre-mer,  est  obligé  d'avoir  recours  à  des  ports  éloignés  ;  c'est  par  An- 


DELTA  DU   TIBRE. 


459 


tium,  Anxur,  (Terracine),  Pouzzolles  même,  qu'à  défaut  d'Ostie  elle  se  met- 
tait jadis  en  rapport  avec  la  Sicile,  la  Grèce  et  l'Orient  ;  mais  dans  les  temps 
modernes  la  plus  grande  importance  politique  et  commerciale  des  contrées 


N°   87.    —   DELTA   DU   TIBRE. 


11°  18'  I   E.de  Gr 


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11°  18J  E.de  Gr. 


D'après  la  Carte   particulière  des    Côtes  d'Italie  (N*  Darandeau  ,1861) 
et  d'après  celle  de  Desjardins. 


du  nord  a  fait  transférer  à  Civita-Vecchia  l'entrepôt  de  la  vallée  du  Tibre. 
De  nos  jours,  Rome  veut  se  transformer  en  une  grande  cité  maritime  et  com- 
merciale. Un  canal  d'assainissement  détaché  du  Tibre  emporterait  les 
eaux  stagnantes  de  la  campagne  romaine,  tandis  qu'un  lit  plus  large,  où 
les  portes  d'écluses  arrêteraient  les  alluvions  du  Tibre,  irait  déboucher  dans 


460  NOUVELLE  GEOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

un  port  vaste  et  profond,  en  pleine  Méditerranée.  L'entreprise  est  grandiose, 
mais  elle  sera  d'une  exécution  difficile,  car  la  mer  est  basse  au  large 
des  côtes  romaines  et  c'est  à  plus,  de  1,200  mètres  du  littoral  que  la  sonde 
marque  la  profondeur  de  10  mètres  nécessaire  à  l'entrée  des  grands  navires. 
Cependant,  si  le  Tibre  doit  être  transformé  en  un  fleuve  commercial 
et  si  les  travaux  d'excavation  d'un  port  doivent  être  entrepris,  on  ne  saurait 
choisir  d'autre  emplacement  que  la  région  qui  s'étend  au  nord  du  delta,  et 
s'il  est  possible,  fort  au  large  de  la  zone  d'alluvions  du  fleuve. 

Les  ingénieurs  hydrauliciens  trouveront  aussi,  sinon  des  obstacles  insur- 
montables, du  moins  d'extrêmes  difficultés  à  triompher  des  crues  qui  ren- 
dent le  Tibre  si  dangereux  pour  les  villes  riveraines.  D'après  les  auteurs 
anciens,  les  débordements  du  Tibre  étaient  très-redoutables,  non-seulement 
à  cause  du  mal  qu'ils  faisaient  directement,  mais  aussi  à  cause  des  amas  de 
détritus  animaux  et  végétaux,  notamment  des  serpents  noyés,  qu'ils  lais- 
saient dans  les  campagnes.  Dans  ses  crues,  le  fleuve  continue  d'apporter  ces 
débris  corrompus  et  cause  toujours  de  grands  dégâts.  A  Rome,  qui  n'est  pour- 
tant qu'à  56  kilomètres  de  la  mer,  le  niveau  d'inondation  s'élève  fréquemment 
à  12  et  15  mètres  au-dessus  de  l'étiage  ;  en  décembre  1598,  le  fleuve  se 
gonfla  même  de  plus  de  20  mètres.  Comment  faire  pour  retenir  ces  masses 
d'eau,  pour  régler  l'arrivée  des  ondes  successives  de  la  crue  sous  les  ponts 
de  Rome?  S'il  est  vrai  que  le  déboisement  des  Apennins  soit  l'une  des 
grandes  causes  du  fléau,  la  restauration  des  forêts  sera-t-elle  une  mesure 
suffisante?  Ou  bien  faudra-t-il  rétablir  au  moyen  de  barrages,  du  moins 
pendant  le  temps  des  pluies,  quelques-uns  des  anciens  lacs  où  venaient 
aboutir  jadis  des  rivières  sans  issue?  Dans  tous  les  cas,  l'embarras  sera 
grand,  car  le  versant  occidental  des  Apennins  est  précisément  tourné  vers 
les  vents  pluvieux,  et  les  crues  spéciales  de  chaque  bassin  des  affluents 
du  Tibre  coïncident  pour  former  une  seule  et  même  vague  d'inondation. 
En  outre,  les  vents  d'ouest  et  de  sud-ouest,  qui  apportent  en  hiver  les 
nuages  et  les  averses,  sont  aussi  les  mêmes  qui  soufflent  à  l'encontre  des 
eaux  fluviales  dans  le  delta  et  retardent  l'écoulement  vers  la  mer. 

Si  les  grandes  inondations  hivernales  du  Tibre  s'expliquent  facilement, 
d'autre  part  ce  fleuve  présente  dans  son  régime  estival  un  phénomène  qui 
resta  longtemps  incompréhensible.  Pendant  la  saison  des  sécheresses,  les 
eaux  du  Tibre  se  maintiennent  à  un  niveau  de  beaucoup  supérieur  à  celui 
qui  répondrait  à  la  faible  quantité  de  pluies  tombées  dans  le  bassin  ;  jamais 
leur  débit  d'étiage  n'est  inférieur  à  la  moitié  du  débit  moyen.  C'est  là  un 
fait  peut-être  unique  dans  son  genre  et  que  les  savants  n'ont  constaté  pour 
aucune  autre  rivière.  Ainsi,  pour  établir  une  comparaison  avec  un  fleuve 


HYDROGRAPHIE  DU  TIBRE.  461 

bien  connu  et  relativement  constant,  la  Seine,  dont  le  bassin  est  près  du 
quintuple  de  celui  du  Tibre  et  qui  roule  d'ordinaire  presque  deux  fois 
plus  d'eau,  est  souvent,  après  de  longues  sécheresses,  de  trois  à  quatre 
fois  moins  abondante.  Pour  expliquer  la  pérennité  du  Tibre,  il  faut  admettre 
nécessairement  que  pendant  la  saison  des  sécheresses  le  fleuve  est  alimenté 
par  les  émissaires  de  réservoirs  souterrains  où  se  sont  accumulées  les  eaux 
de  l'hiver.  Ces  réservoirs  sont  très-nombreux,  si  l'on  en  juge  par  les  écrou- 
lements en  forme  d'entonnoirs  qui  s'ouvrent  çà  et  là  sur  les  plateaux  et  les 
montagnes  calcaires  de  l'Apennin.  Un  de  ces  gouffres,  appelé  «  Fontaine 
d'Italie  »  ou  puits  de  Santulla,  et  situé  non  loin  d'Alatri,  près  de  la  fron- 
tière du  Napolitain,  est,  en  effet,  une  sorte  de  puits,  de  50  mètres  de  pro- 
fondeur, et  large  de  400  mètres,  au  fond  duquel  une  véritable  forêt  dresse 
ses  troncs  élancés  vers  la  lumière  ;  des  sources  ruissellent  en  abondance  sous 
la  verdure,  et  des  brebis,  qu'on  y  a  fait  descendre  au  moyen  de  cordes  et 
qu'un  pâtre  ira  chercher  en  se  suspendant  également  à  un  câble,  paissent 
l'herbe  savoureuse  qui  croît  à  l'ombre  de  ce  charmant  bosquet.  Ce  sont 
des  gouffres  de  cette  espèce  qui  alimentent  de  leurs  eaux  mystérieuses  les 
fleuves  de  la  contrée,  le  Sacco  et  le  Tibre.  Les  ingénieurs  Venturoli  et  Lom- 
bardini  ont  établi  par  leurs  calculs,  qu'environ  les  trois  quarts  de  la  masse 
liquide  du  Tibre  pendant  l'étiage  proviennent  de  lacs  inconnus,  cachés  dans 
les  cavernes  des  Apennins  calcaires.  L'eau  qu'ils  fournissent  annuellement 
au  Tibre  est  égale  à  celle  que  renfermerait  un  bassin  de  65  kilomètres 
carrés  sur  une  profondeur  moyenne  de  100  mètres1. 


Le  Tibre  a  fait  en  grande  partie  la  puissance  de  la  Rome  primitive,  sinon 
comme  rivière  navigable,  du  moins  comme  ligne  médiane  d'un  vaste  bassin, 
et  maintenant  encore  la  disposition  générale  de  la  contrée  fait  de  sa  capitale 
le  marché  naturel  d'une  région  considérable  de  l'Italie.  A  ces  avantages 
de  la  ville  se  joignirent  plus  tard  ceux  de  sa  position  centrale  en  Italie  et 
dans  Yorbis  terrarum;  mais,  nous  l'avons  vu,  l'histoire,  qui  change  sans 
cesse  la  valeur  géographique  relative  des  diverses  contrées,  a  graduellement 
rejeté  Rome  en  dehors  du  grand  chemin  des  nations.  Il  est  vrai  que  cette 
ville  est  située  à  peu  près  au  milieu  de  la  Péninsule  et  qu'elle  occupe  le 

1         Pluie  moyenne  à  Rome 0m,78  (Schouw). 

)>  à  la  base  de  l'Apennin. .    .  lm,10  (Lombardini). 

»  sur  les  sommets 2m,40  » 

Débit  moyen  du  Tibre 291  m.  c.  par  seconde  (Venturoli)! 

»     le  plus  fort 1,710  »  » 

»     le  plus  faible 160  »  » 


462  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

centre  de  figure  de  l'ensemble  des  terres,  insulaires  et  continentales,  qui 
entourent  la  mer  Tyrrhénienne  ;  également  au  point  de  vue  météorologique, 
Rome  est  un  centre,  puisque  sa  température  moyenne  (15°, 4)  est  précisément 
de  4  degrés  plus  élevée  que  celle  de  Turin  et  de  4  degrés  plus  faible  que 
celle  de  Catane  ;  mais  ni  la  position  géométrique,  ni  les  avantages  du  cli- 
mat, d'ailleurs  très-compromis  par  l'insalubrité  des  campagnes  et  même 
d'une  partie  de  la  ville,  n'assurent  à  Rome  l'importance  de  grande  capitale 
qu'elle  ambitionne.  Quoique  résidence  de  deux  souverains,  le  roi  d'Italie  et 
le  pape,  Rome  n'est  point  la  tête  de  la  Péninsule,  et  bien  moins  encore  celle 
des  pays  latins.  On  affirme  que  pendant  le  moyen  âge,  lors  du  séjour  des 
papes  à  Avignon,  la  population  de  la  «  Ville  Eternelle  »  descendit  à  17,000 
individus  ;  ce  fait  paraît  très-contestable  à  M.  Gregorovius,  le  savant  qui  a 
le  mieux  étudié  cette  période  de  l'histoire  de  Rome,  mais  il  est  certain  qu'a- 
près le  sac  ordonné  par  le  connétable  de  Rourbon  Rome  n'avait  guère  plus 
de  50,000  habitants.  De  nos  jours,  elle  grandit  assez  rapidement,  mais  elle 
est  très-inférieure  à  Naples  et  sa  population  n'est  même  pas  aussi  considé- 
rable que  celle  de  Milan. 

Dès  les  premiers  âges,  les  habitants  de  Rome  étaient  d'origines  diverses. 
La  légende  dé  Romulus  et  de  Rémus,  le  récit  de  l'enlèvement  des  Sa  bines, 
qui  s'applique  en  réalité  à  toute  une  époque  de  l'histoire  romaine,  les  con- 
flits incessants  des  nations  enfermées  dans  la  même  enceinte,  témoignent 
de  cette  diversité  première.  De  même,  les  restes  des  cités  que  l'on  trouve 
dans  la  province  de  Rome,  plus  fréquemment  encore  que  dans  la  Toscane 
proprement  dite,  murs  dits  cyclopéens,  nécropoles,  urnes  funéraires,  vases 
de  toute  espèce,  poteries  et  bijoux,  rappellent  que  sur  la  rive  droite  du  Tibre 
l'élément  étrusque  balançait  au  moins  celui  des  Italiotes.  Ailleurs,  notam- 
ment sur  le  versant  de  l'Adriatique,  prédominaient  les  Gaulois,  et  leur  race 
se  mêla  diversement  aux  autres  souches  ethniques  d'où  sortit  la  population 
romaine  primitive. 

Mais  ce  fut  bien  autre  chose  aux  temps  de  la  puissance  de  Rome.  Alors  des 
étrangers,  par  milliers  et  par  millions,  vinrent  se  mêler  à  la  population  latine. 
Pendant  cinq  siècles,  les  Gaulois,  les  Espagnols,  les  Maurétaniens,  les  Grecs,  les 
Syriens,  les  Orientaux  de  toute  race  et  de  tout  climat,  esclaves,  affranchis  et 
citoyens,  ne  cessèrent  d'affluer  vers  la  capitale  du  monde  et  d'en  modifier  à 
nouveau  les  éléments  ethnologiques.  Vers  la  fin  de  l'empire,  Rome,  dit-on, 
avait  dans  ses  murs  plus  d'étrangers  que  de  Romains,  et  sans  doute  que 
ceux-ci,  comme  tous  les  résidents  des  grandes  villes,  avaient  des  familles 
moins  nombreuses  que  les  immigrants  du  dehors.  Ainsi  la  race  italienne 
était  déjà  mélangée  des  éléments  les  plus  divers  lorsque  la  grande  débâcle 


PAÏSAXS    DE     LA     CAMPAGNE     ROMAINE 

Dessin  de  D.  Maillard,  d'après  nature. 


ROUE:  465 

de  l'empire  d'Occident  commença  et  que  les  hordes  de  la  Germanie,  de  la 
Scythie,  des  steppes  asiatiques,  vinrent  tour  à  tour  piller  la  cité  reine.  Ce 
croisement  à  l'infini  des  vainqueurs  et  des  vaincus,  des  maîtres  et  des  esclaves, 
est  peut-être  la  principale  raison  du  changement  considérable  qui  s'est  opéré 
depuis  deux  mille  ans  dans  le  caractère  et  l'esprit  des  Romains.  Cependant 
lesTranstévérins,  c'est-à-dire  les  Romains  de  la  rive  droite  du  Tibre,  ont  con- 
servé le  vieux  type  romain,  tel  que  nous  le  voyons  encore  dans  les  statues  et 
les  médailles. 

Rome  est  plus  grande  par  ses  souvenirs  que  par  son  présent,  plus  atta- 
chante par  ses  ruines  que  par  ses  édifices  modernes  ;  elle  est  encore  plus 
un  tombeau  qu'une  cité  vivante.  On  se  sent  fortement  saisi,  secoué  comme 
par  une  main  puissante,  quand  on  se  trouve  en  présence  des  monuments 
laissés  par  les  maîtres  du  monde.  La  vue  du  Colisée,  si  formidable  en- 
core quoique  en  partie  démoli  et  mal  réparé  çà  et  là,  cause  une  admiration 
mêlée  d'épouvante  au  voyageur  qui  ne  voit  pas  dans  les  constructions  hu- 
maines de  simples  tas  de  pierres.  La  pensée  que  cette  immense  arène  était 
emplie  d'hommes  qui  s'entre-tuaient,  qu'une  mer  de  têtes  oscillait  suivant 
les  péripéties  du  massacre,  sur  tout  le  pourtour  de  ces  gradins,  et  qu'un 
effrayant  cri  de  mort,  composé  de  quatre-vingt  mille  voix,  descendait  vers 
les  combattants  pour  les  encouragera  la  tuerie,  suscite  devant  l'imagina- 
tion tout  un  passé  de  bassesse  et  de  férocité  :  on  comprend  que  ces  fureurs 
aient  usé  les  forces  vives  de  la  civilisation  romaine  et  l'aient  livrée  d'avance 
en  proie  aux  barbares  qui  allaient  faire  reculer  l'humanité  de  dix  siècles 
vers  les  ténèbres  primitives.  Le  Forum  réveille  des  souvenirs  d'autre  na- 
ture :  certes,  des  abominations  de  toute  espèce  s'y  sont  également  com- 
mises; mais,  dans  l'ensemble  de  son  histoire,  cette  place  herbeuse  et 
inégale ,  dont  le  moyen  âge  avait  fait  un  marché  de  vaches  (Campo  Vaccino) , 
se  montre  à  nous  comme  le  vrai  centre  du  monde  romain;  c'est  le  lieu, 
jadis  sacré,  d'où  pendant  tant  de  siècles  partit  l'impulsion  première  pour 
tous  les  peuples  occidentaux,  des  montagnes  de  l'Atlas  aux  rives  de  l'Eu- 
phrate  :  c'est  là  que  s'agitaient,  comme  dans  un  cerveau  vivant,  les  idées 
et ,  vers  la  fin  de  l'empire ,  les  hallucinations  venues  de  toutes  les  extré- 
mités du  grand  corps.  Les  murs,  les  restes  de  colonnades,  les  temples,  les 
églises  qui  entourent  le  Forum  racontent  dans  leur  langage  muet  les  événe- 
ments les  plus  considérables  de  Rome,  et,  sous  ces  constructions  diverses, 
les  débris  plus  anciens  retrouvés  par  les  fouilles  nous  font  pénétrer  plus 
avant  dans  l'ombre  épaissie  des  âges  ;  comme  dans  un  champ  où  se  suc- 
cèdent les  récoltes,  les  édifices  ont  remplacé  les  édifices  autour  de  cette 
place  où  se  mouvait  sans  cesse  la  grande  houle  du  peuple  romain  :  ce  sont 

i.  59 


466  NOUVELLE  GEOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

là  des  annales  qui  pour  le  savant  valent  bien  celles  de  Tacite.  De  même  sur 
tous  les  points  de  Rome  et  des  environs  où  se  trouve  quelque  vieux  mo- 
nument, arcade  ou  colonne  brisée ,  niche  ou  soubassement,  chaque  pierre 
rappelle  une  date,  un  fait  de  l'histoire  de  Rome.  Souvent  il  est  difficile  de 
déchiffrer  ce  témoignage  du  passé,  mais  du  chaos  de  toutes  les  hypothèses, 
du  conflit  de  toutes  les  contradictions ,  la  vérité  se  fait  jour  peu  à  peu. 

Malgré  les  pillages  et  les  démolitions  en  masse,  il  reste  un  grand  nombre 
de  monuments  antiques,  parmi  lesquels  le  Panthéon  d'Agrippa,  merveille 
d'architecture  dont  on  a  fait  le  tombeau  de  Victor-Emmanuel.  Les  Vandales, 
sur  le  compte  desquels  on  avait  mis  l'œuvre  de  destruction,  ont  pillé  à 
outrance,  cela  est  vrai,  mais  ils  n'ont  rien  démoli.  Le  travail  de  renverse- 
ment systématique  avait  déjà  commencé  bien  avant  les  Vandales,  lorsque, 
pour  la  construction  de  la  première  église  de  Saint-Pierre,  les  matériaux 
avaient  été  pris  au  cirque  de  Caligula  et  à  d'autres  monuments  voisins. 
On  fît  de  même  pour  les  innombrables  églises  qui  s'élevèrent  dans  la 
suite,  ainsi  que  pour  les  monuments  civils  et  les  bâtisses  de  toute  espèce; 
les  statues  qui  n'étaient  pas  enfouies  sous  les  débris  étaient  cassées,  pour 
servir  de  pierre  à  chaux  ou  de  pierre  à  bâtir  ;  au  commencement  du  quin- 
zième siècle,  il  ne  restait  plus  debout  dans  Rome  que  six  statues,  cinq  de 
marbre  et  une  de  bronze.  L'invasion  des  Normands,  en  1084,  et  toutes  les 
guerres  du  moyen  âge,  accompagnées  du  sac  et  de  l'incendie,  laissèrent 
aussi  bien  des  ruines  après  elles  ;  mais  le  nombre  des  palais,  des  cirques, 
des  arcs  triomphaux,  des  colonnades,  des  obélisques,  des  aqueducs,  avait 
été  si  considérable,  que  la  Renaissance,  éprise  tout  à  coup  de  ces  magnifi- 
cences du  passé,  put  en  trouver  encore  beaucoup  à  étudier  et  à  reproduire 
par  des  imitations  plus  ou  moins  heureuses.  Depuis  cette  époque,  le  vaste 
musée  architectural  qu'enferment  les  murs  de  Rome  est  conservé  avec  soin; 
il  a  même  été  agrandi  par  des  œuvres  capitales  de  Michel-Ange,  de  Rra- 
mante  et  d'autres  architectes  ;  mais  cela  n'est  pas  suffisant  :  il  faut  remettre 
à  la  clarté  du  jour  tous  les  trésors  d'art,  tous  les  témoignages  de  l'histoire 
qui  sont  encore  enfouis.  On  s'occupe  actuellement  de  récupérer  par  des 
fouilles  toutes  les  constructions  que  les  débris  accumulés  pendant  quinze 
siècles  avaient  recouvertes  de  leurs  strates.  Il  s'agit  de  retrouver  sous  la 
Rome  de  nos  jours  la  Rome  antique,  de  la  faire  surgir  de  la  poussière  des 
rues,  comme  on  a  ressuscité  Pompéi  de  la  cendre  du  Vésuve. 

Les  restes  les  plus  curieux,  notamment  les  fondements  des  palais  des 
Césars  et  les  murs  de  l'ancienne  Borna  quadrata,  ont  été  mis  partiellement  à 
découvert  sur  le  mont  Palatin,  à  peu  de  distance  du  Forum  et  du  Colisée  ; 
la  colline  tout  entière  est  un  ensemble  de  monuments  des  plus  précieux. 


ROME.  467 

C'est  là  que  les  premiers  Romains  avaient  bâti  la  ville,  afin  de  la  protéger  à 
la  fois  par  les  escarpements  de  leur  roche  et  par  les  eaux  du  Vélabre  et  des 
autres  marécages  dans  lesquels  s'épanchaient  alors  les  inondations  du  Tibre. 
Mais, devenue  plus  populeuse,  Rome  eut  bientôt  à  descendre  du  Palatin;  elle 
s'étendit  dans  la  dépression  du  Vélabre,  asséchée  par  les  égouts  de  Tarquin 
l'Etrusque,  se  déploya  dans  la  vallée  du  Tibre  et  dans  ses  ravins  latéraux, 
puis  gravit  les  pentes  des  hauteurs  environnantes.  Au  milieu  de  la  ville 
grandissante,  un  îlot,  considéré  par  les  Romains  comme  un  lieu  sacré,  di- 
visait les  eaux  du  fleuve.  Les  berges  en  étaient  maçonnées  en  forme  de  ca- 
rène ;  au  centre  un  obélisque  s'élevait  en  guise  de  mât,  et  le  temple  d'Escu- 
lape  occupait  la  poupe.  L'île  était  assimilée  à  un  vaisseau  portant  la  fortune 
de  Rome. 

Il  existe  encore  une  autre  Rome,  la  Rome  souterraine,  des  plus  intéres- 
santes à  étudier,  car  là,  mieux  que  dans  tous  les  livres,  on  peut  apprendre 
ce  qu'était  le  christianisme  des  premiers  siècles  et  juger  des  changements 
qu'y  a  produits,  depuis  cette  époque,  l'incessante  évolution  de  l'histoire.  Les 
cryptes  des  cimetières  chrétiens  occupent  autour  de  la  ville  une  zone  de  deux 
ou  trois  kilomètres  de  largeur  moyenne,  partagée  en  plus  de  soixante 
catacombes  distinctes,  qui  n'ont  pas  encore  été  explorées  dans  leur  entier. 
De  Rossi  évalue  à  876  kilomètres  la  longueur  de  toutes  les  galeries  creu- 
sées par  les  chrétiens  dans  le  tuf  volcanique.  Elles  n'ont  en  moyenne  qu'une 
largeur  moindre  d'un  mètre  ;  mais  en  tenant  compte  des  chambres  qui 
servaient  d'oratoires  et  des  nombreux  étages  de  niches  profondes  où  l'on 
déposait  les  corps,  on  peut  juger  de  l'énorme  travail  de  déblais  que  repré- 
sentent ces  excavations.  Les  inscriptions,  les  bas-reliefs,  les  peintures  de 
ces  tombeaux  furent  toujours  inviolables  pour  les  païens  de  Rome,  pleins 
de  respect  envers  les  sépultures,  et  fort  heureusement  les  souterrains  furent 
comblés  lors  de  l'invasion  des  barbares ,  ce  qui  les  sauva  des  dégradations 
qu'eurent  à  subir  pendant  tout  le  moyen  âge  les  monuments  de  la  surface; 
ils  restèrent  intacts,  même  oubliés,  à  l'exception  d'un  seul,  jusqu'au 
quinzième  siècle,  les  fouilles  commencèrent  seulement  en  1578.  Ces 
tombeaux  chrétiens  révèlent  une  croyance  populaire  fort  différente  de 
celle  qui  se  trouve  exprimée  dans  les  écrits  des  contemporains,  appartenant 
presque  tous  à  une  autre  classe  sociale  que  celle  de  la  masse  des  fidèles  ; 
ils  contrastent  bien  plus  encore  avec  les  monuments  des  âges  postérieurs 
du  christianisme.  Tout  y  est  d'une  gaieté  sereine  ;  les  emblèmes  lugubres 
n'y  ont  aucune  place  :  on  n'y  trouve  ni  représentations  de  martyres  et  de 
tortures,  ni  squelettes,  ni  images  de  mort;  on  n'y  voit  pas  même  la  croix, 
devenue  plus  tard  le  grand  signe  du  christianisme.  Les  symboles  le  plus 


m 


NOUVELLE  GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 


fréquemment  figurés  sont  le  «  bon  Berger  »,  portant  un  agneau  sur  les 
épaules,  la  vigne  et  ses  pampres,  la  joyeuse  vendange.  Dans  les  premières 
catacombes,  au  deuxième  et  au  troisième  siècle,  les  figures,  d'ailleurs  beau- 
coup mieux  sculptées  que  celles  des  siècles  suivants,  ont  quelque  chose  de 
grec  et  sont  fréquemment  représentées  avec  des  sujets  païens  :  le  bon  Berger 
se  trouve  même  une  fois  entouré  des  trois  Grâces.  Deux  catacombes  judaïques, 


N     88.    LES  COLLINES  DE  ROME. 


d'après  lTLtat-major  Français 


Echelle  de   1    •    59000 


creusées  également  dans  le  tuf  de  Rome,  permettent  de  comparer  les  idées 
religieuses  des  deux  eu  lies  à  cette  époque  si  intéressante  de  l'histoire. 

Par  une  bizarre  superstition  pour  les  nombres  mystiques,  on  continue  de 
doncer  à  Rome  le  nom  de  «Ville  aux  Sept  Collines  »,  qu'elle  ne  mérite  plus 
depuis  que  l'enceinte  de  Servius  Tullius  a  été  dépassée.  Sans  compter  le 
mont  Testaccio,  composé  de  tessons  que  les  fabricants  de  jarres  et  les  bate- 
liers jetaient  au  bord  du  fleuve  et  que  les  buveurs  utilisent  aujourd'hui  pour 
tenir  leur  breuvage  au  frais,  au  moins  neuf  collines  bien  distinctes  s'élèvent 
dans  les  murs  de  la  Rome  actuelle  :  l'Aventin,  où  se  retiraient  les  plébéiens 


ROME.  469 

dans  leurs  velléités  d'indépendance,  le  Palatin,  où  siégèrent  les  Césars,  le 
Capitolin,  que  dominait  le  temple  de  Jupiter  et  où  s'élèvent  maintenant 
les  constructions  du  musée  qui  renferme  de  si  précieux  trésors  artistiques, 
leCselius  (Monte  Celio),  l'Esquilin,  le  Viminal,  le  Quirinal,  le  Citorio, 
monticule  d'ailleurs  peu  élevé,  le  Monte  Pincio,  le  coteau  des  promenades 
et  des  jardins.  Enfin,  de  l'autre  côté  du  Tibre,  et  toujours  dans  la  Rome  de 
nos  jours,  se  montrent  deux  autres  collines  :  le  Janicule,  la  plus  haute  de 
toutes,  et  le  Vatican,  ainsi  nommé  parce  qu'on  y  rendait  autrefois  les 
oracles. 

Héritière  des  traditions  anciennes,  cette  hauteur  est  restée  le  lieu  des  «  va- 
ticinations ».  C'est  là  que  les  prêtres  chrétiens,  sortis  de  l'obscurité  des  ca- 
tacombes, où  ils  tenaient  leurs  assemblées  secrètes,  sont  venus  trôner  au- 
dessus  de  la  ville  de  Rome  et  de  tout  le  monde  occidental.  Là  s'élève  le  palais 
du  pape  avec  ses  riches  collections,  sa  bibliothèque,  son  musée,  les  chefs- 
d'œuvre  de  Michel-Ange  et  de  Raphaël.  A  côté  resplendit  la  fameuse  basi- 
lique de  Saint-Pierre,  le  centre  de  la  chrétienté  catholique.  Réuni  au  palais 
par  une  longue  galerie,  le  mausolée  d'Hadrien,  découronné  de  sa  colonnade 
supérieure  et  devenu,  sous  le  nom  de  château  Saint-Ange,  la  grande  forteresse 
papale,  se  dresse  au  bord  du  Tibre  et  en  domine  le  passage.  Maintenant  ses 
canons  ne  protègent  plus  le  Vatican  ;  toute  puissance  matérielle  des  pon- 
tifes a  disparu,  mais  la  fastueuse  église  de  Saint-Pierre,  l'étonnant  portique 
circulaire  qui  la  précède,  la  coupole  qui  la  surmonte  et  qu'aperçoivent 
même  les  navigateurs  voyageant  au  loin  sur  la  mer,  les  statues,  les  marbres, 
les  mosaïques,  les  décorations  de  toute  espèce  témoignent  des  richesses 
immenses  qui,  de  toutes  les  parties  du  monde  chrétien,  venaient  naguère 
s'engouffrer  dans  Rome.  La  seule  basilique  de  Saint-Pierre,  l'une  des  trois 
cent  soixante-cinq  églises  de  la  cité  papale,  a  coûté  près  d'un  demi-milliard. 
Pourtant,  quelque  somptueux  que  soit  cet  édifice,  l'admiration  qu'il  éveille 
n'est  point  sans  mélange.  Le  monument  est  rapetissé  par  la  multiplicité 
des  ornements  et  ne  répond,  comme  architecture,  qu'à  une  phase  tran- 
sitoire et  locale  de  l'histoire  du  catholicisme.  Loin  de  représenter  toute  une 
époque  avec  sa  foi,  sa  conception  une  et  cohérente  des  choses,  il  résume,  au 
contraire  ,  un  âge  de  contradictions  ,  où  le  paganisme  de  la  Renaissance  et 
le  christianisme  du  moyen  âge  tâchent  de  se  fondre  en  un  néo-catholicisme 
pompeux  qui  caresse  les  sens  et  s'adapte  de  son  mieux  au  goût  et  aux  ca- 
prices du  siècle  :  sous  les  sombres  nefs  gothiques,  l'impression  est.  bien 
autrement  profonde.  Le  quartier  de  Rome  où  s'élève  l'église  de  Saint-Pierre 
fut  dévasté  par  les  Musulmans,  en  846.  Quant  aux  Juifs,  ce  n'est  point  en 
vainqueurs   qu'ils    sont    entrés  dans  Rome.   Domiciliés    dans  l'immonde 


470  NOUVELLE    GÉOGRAPHIE,  UNIVERSELLE. 

Ghetto,  aux  bords  du  Tibre  vaseux,  et  non  loin  de  cet  arc  de  Titus  qui 
rappelle  la  destruction  de  leur  temple  et  le  massacre  de  leurs  ancêtres,  ils 
ont  porté  pendant  dix-neuf  cents  ans  le  poids  de  la  haine  universelle  et  de 
la  persécution.  Ils  ont  survécu  pourtant,  grâce  à  la  puissance  de  l'or  qu'ils 
savaient  manier  mieux  que  leurs  oppresseurs,  et,  désormais  libres  de 
sortir  du  Ghetto,  les  quatre  mille  Juifs  de  Rome  prennent  part  plus  que 
les  chrétiens  eux-mêmes,  à  la  transformation  de  la  capitale  de  l'Italie. 

Le  cours  des  idées  s'est  trop  modifié  pendant  les  siècles  modernes  pour 
que  les  Italiens  songent  sérieusement  à  inaugurer  la  troisième  ère  de  l'his- 
toire de  Rome  par  des  édifices  de  luxe  qui  puissent  se  comparer  en  gran- 
deur au  Colisée  ou  à  Saint-Pierre.  Il  importe  d'abord  de  retrouver  les  débris 
précieux  que  recouvrent  les  amas  de  décombres  et  les  alluvions  du  Tibre, 
et  de  terminer  le  classement  des  trésors  d'art  et  de  science  qui  se  trouvent 
épars  en  tant  de  musées  et  dans  la  bibliothèque  de  Victor-Emmanuel,  déjà 
l'une  des  plus  riches  du  monde.  Les  nouveaux  monuments  de  Rome  ne  se 
distinguent  ni  par  le  style  ni  par  l'originalité.  Jusqu'à  maintenant  l'œuvre 
principale  des  ingénieurs  modernes  est  l'enceinte  de  treize  forts  qu'ils  ont 
construite  autour  de  Rome;  mais  ils  ont  des  travaux  plus  utiles  à  réaliser, 
s'ils  se  donnent  pour  mission  de  protéger  Rome  contre  les  crues  du  Tibre 
et  de  la  replacer  dans  des  conditions  de  salubrité  parfaite.  Il  est  vrai  que 
les  débris  accumulés  de  tant  d'édifices  détruits  ont  exhaussé  le  niveau 
de  la  ville  d'au  moins  un  mètre  en  moyenne;  mais  le  lit  du  Tibre  s'est 
élevé  aussi  à  cause  du  prolongement  de  son  delta.  Pour  assurer  le  libre 
écoulement  des  eaux  de  crue  dans  un  canal  régulier,  il  faut  recreuser  le 
lit  du  fleuve  et  le  border  de  quais  élevés  dans  toute  la  traversée  de  Rome; 
peut-être  même  sera-t-il  nécessaire  de  détourner  le  trop-plein  des  eaux,  en 
amont  de  la  ville,  par  un  canal  latéral.  Il  faut,  en  outre,  pour  assainir  les 
rues,  remanier  le  réseau  souterrain  des  égouts  et  distribuer  avec  intelli- 
gence l'eau  pure  que  les  travaux  des  anciens  édiles  ont  donnée  aux  vasques 
des  fontaines. 

On  sait  quelle  prodigieuse  masse  liquide  Rome  recevait  jadis  pour  sa 
consommation  journalière.  Du  temps  de  Trajan,  les  neuf  grands  aqueducs, 
d'une  longueur  totale  de  422  kilomètres,  apportaient  environ  20  mètres 
cubes  par  seconde,  la  valeur  d'un  véritable  fleuve,  et  les  autres  canaux 
d'amenée  construits  plus  tard  accrurent  cette  quantité  d'eau  de  plus  d'un 
quart.  Actuellement  encore,  bien  que  Rome  n'ait  plus  guère  que  la  dixième 
partie  de  ses  ruisseaux  artificiels  et  que  la  plupart  des  anciens  aqueducs 
dressent  leurs  arcades  ruinées  au  milieu  des  campagnes  sans  culture,  la 
capitale  de  l'Italie  est  une  des  cilés  les  plus  abondamment  pourvues  d'eaux 


ROME  ET  SES  ENVIRONS.  471 

vives;  mais  si  jamais  Rome  doit  emplir  son  enceinte  et  continuer  de 
s'agrandir  par  l'adjonction  de  nouveaux  quartiers,  si  le  Forum,  naguère 
presque  dans  la  banlieue,  redevient  le  centre  de  la  ville,  le  manque  d'eau 
pourrait  bien  aussi  s'y  faire  sentir  comme  dans  la  plupart  des  métropoles 
de  l'Europe. 

Sans  parler  de  l'insalubrité  des  campagnes  environnantes,  il  est.  encore 
un  côté  faible  de  la  Rome  actuelle,  comparée  à  la  Rome  antique.  Si  l'on 
tient  compte  de  la  différence  des  milieux,  la  ville  moderne  n'a  plus  l'admi- 
rable ensemble  de  voies  de  communication  qui  rayonnaient  vers  tous  les 
points  du  monde  autour  de  la  borne  d'or  du  Forum.  La  voie  Appienne,  cette 
large  route  qui  commence  au  sortir  de  Rome  par  une  si  curieuse  avenue  de 
tombeaux,  est  le  type  de  ces  chemins  puissamment  construits  et  d'une  in- 
flexible régularité,  qui  saisissaient  le  monde  et  en  abrégeaient  les  distances 
au  profit  de  la  ville  maîtresse.  Il  est  vrai  que  ces  anciennes  routes  pavées  ont 
été  en  partie  remplacées  par  des  chemins  de  fer,  mais  ces  lignes  sont  encore 
peu  nombreuses,  indirectes  dans  leur  tracé  et  laissent  la  ville  en  dehors  des 
grandes  voies  des  nations.  La  forme  même  du  réseau  montre  que  le  mou- 
vement, loin  de  se  produire,  comme  dans  les  autres  pays  d'Europe,  du 
centre  vers  la  circonférence,  s'est  accompli  en  sens  inverse  :  c'est  de  Florence, 
de  Rologne,  de  Naples,  que  l'Italie  a  marché  à  la  reconquête  de  Rome. 


Dépourvue  de  ports  et  privée  de  banlieue  à  cause  des  miasmes  de  la 
campagne  environnante,  Rome  est  une  des  grandes  villes  qui  pourraient  le 
moins  subsister  dans  l'isolement  :  elle  périrait  bientôt  si  elle  ne  se  com- 
plétait par  des  localités  éloignées.  Comme  lieux  de  jardinage,  d'industrie, 
de  villégiature,  elle  a  les  villes  des  montagnes  les  plus  rapprochées,  Tivoli, 
Frascati,  que  domine  une  paroi  de  cratère  où  se  trouvent  les  ruines  de  Tus- 
culum  :  Marino,  près  de  laquelle  les  peuples  confédérés  du  Latium  se  réu- 
nissaient à  l'ombre  des  grands  bois;  Àlbano,  qu'un  superbe  viaduc  moderne 
unit  par-dessus  un  large  ravin  à  la  ville  d'Ariccia;  Velletri,  la  vieille  cité 
des  Volsques,  groupant  ses  maisons  sur  les  pentes  méridionales  de  la  grande 
montagne  du  Latium  ;  Palestrina,  plus  ancienne  qu'Albe  la  Longue  et  que 
Rome,  riche  en  débris  antiques,  et  bâtie  tout  entière  sur  les  ruines  du 
fameux  temple  de  la  Fortune,  gloire  de  l'antique  Prœnesle.  Comme  lieux 
de  bains,  elle  a  sur  la  mer  les  plages  de  Palo,  de  Fiumicino  et  celles  de 
Porto  d'Anzio,  bourgade  qui  se  continue  au  sud  par  la  petite  ville  de  Net- 
tuno,  si  célèbre  par  la  lière  beauté  de  ses  femmes.  Comme  port  d'échanges 
avec  l'étranger,  elle  n'a  gardé  sur  la  mer  Tyrrhénienne  que  Civita-Yecchia, 


472 


NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 


triste  ville  au  bassin  admirablement  construit,  pouvant  servir  de  modèle 
aux  ingénieurs  maritimes,  mais  trop  étroit  et  beaucoup  moins  fréquenté  que 
jadis1;  les  havres  que  possédaient  les  Romains  au  sud  des  bouches  du  Tibre 
sont  à  peine  utilisés,  et  la  charmante  Terracine,  nid  de  verdure  au  pied  de;- 
«  rochers  blanchissants,  »  dont  parle  Horace,  n'est  plus  la  porte  de  Rome 
que  pour  les  voyageurs  venus  du  Midi  par  le  littoral.  Presque  toutes  les 
villes  du  Latium  sont  situées  sur  les  deux  routes  historiques  dont  l'une 
remonte  au    nord  vers   Florence,  tandis  que  l'autre  pénètre  au   sud-esf 


K"   80.  —   CIVITÂ-VECCHIA. 


H°|43 E  <fcGr 


Grave   pai>    lïrlwjil. 


soo  "Mètres  • 


dans  la  vallée  du  Sacco  et  descend  dans  les  campagnes  du  Napo- 
litain. Au  nord,  la  cité  principale  est  Viterbe,  «  la  ville  des  belles 
fontaines  et  des  belles  filles;  »  au  sud,  sur  le  versant  de  Garigliano, 
Àlatri,  dominée  par  sa  superbe  acropole  aux  murs  cyclopéens,  est  le  grand 

1  Commerce  maritime  de  Civita-Vecchia  : 

En  1865.   .    .     33,690,000  fr.  En  1868.       .     24,990,000  fr. 

Mouvement  des  navires  dans  les  ports  romains  en  1873  : 

Civita-Vecchia.  .    .    .       2,627  entrées  et  sorties.    .    .       520,000  tonnes. 
Fiumicino.        .    .    .       1,476  »  65,000       » 

Porto  d'Anzio.   .    .    .       1,295  »  30,900       ». 

Terracine 952  »  55,500       » 


VILLES  DU   LATIUM  ET  DE   L'OMBRIE.  475 

marché  et  le  lieu  de  fabrique  pour  les  paysans  des  alentours.  À  l'orient,, 
dans  une  des  plus  charmantes  vallées  de  la  Sabine,  que  parcourt  l'Anio , 
«  aux  ondes  toujours  froides,  »  est  une  autre  ville  célèbre,  Subiaco,  l'antique 
Sublaqueum  ,  ainsi  nommée  des  trois  lacs  qu'avait  formés  Néron  au  moyen 
de  digues  de  retenue  et  dans  lesquels  il  péchait  les  truites  avec  un  filet  d'or. 
C'est  près  de  Subiaco  que  saint  Benoît  établit  dans  la  «  sainte  caverne  » 
(sacro  speca)  le  couvent  célèbre  qui  précéda  l'abbaye  plus  fameuse  encore 
de  mont  Cassin,  et  qui  fut,  après  le  monastère  de  Lerins  en  Provence,  le 
berceau  du  monachisme  de  l'Occident1. 

La  grande  ville  qui  sert  d'intermédiaire  entre  Rome  et  Ancône,  entre  la 
vallée  du  Tibre  inférieur  et  la  région  des  Apennins  de  Toscane  et  des 
Marches,  est  le  chef-lieu  de  l'Ombrie,  l'antique  Pérouse,  l'une  des  puissantes 
cités  étrusques  des  premiers  temps  de  l'histoire,  une  de  celles  dont  le  voisi- 
nage, sondé  par  les  travaux  de  fouille,  a  livré  aux  regards  des  tombeaux 
du  plus  saisissant  intérêt.  Après  chaque  guerre,  après  chaque  période  de 
destruction  et  de  ruine,  la  ville  s'est  relevée,  grâce  à  sa  position  des  plus 
heureuses  au  bord  d'une  plaine  très-fertile  et  au  point  de  jonction  de  plu- 
sieurs routes  naturelles.  A  la  fois  toscane  et  romaine,  elle  devint,  à  l'époque 
de  la  Renaissance,  le  siège  de  l'une  des  grandes  écoles  de  peinture  ;  par  Va- 
nucci  «  le  Pérugin  »,  sa  gloire  est  une  des  plus  éclatantes  de  l'Italie.  Il  reste 
encore  à  Pérouse  de  beaux  monuments  de  cette  époque  célèbre.  Actuellement 
la  ville  n'est  plus  l'une  des  capitales  artistiques  de  la  Péninsule,  mais,  comme 
siège  d'université,  elle  a  toujours  son  groupe  de  littérateurs  et  d'érudits;  elle 
est  aussi  fort  active,  surtout  pour  le  commerce  des  soies  grèges  ;  la  propreté 
de  ses  maisons  et  de  ses  rues,  qui  cependant  ont  gardé  leur  aspect  original,  la 
pureté  de  son  atmosphère,  le  charme  de  sa  population,  y  attirent  chaque  été 
une  partie  considérable  de  la  colonie  d'étrangers  riches  qui  passent  l'hiver 
à  Rome.  Pérouse  a  de  beaucoup  distancé  son  ancienne  rivale,  Foligno  ou 
Fuligno,  dont  le  bassin  lacustre  est  changé  en  campagnes  d'une  si  grande 
fertilité  et  qui  fut  jadis  le  principal  marché  d'échanges  de  toute  l'Italie 
centrale;  ses  habitants,  fort  industrieux,  ont  gardé  quelques  spécialités  de 
fabrication,  entre  autres  le  tannage  des  cuirs.  Quant  à  la  ville  d'Assisi,  si 
gracieuse  à  voir  dans  son  doux  paysage,  elle  est  à  bon  droit  célèbre  par  son 
temple  de  Minerve,  si  parfaitement  conservé,  et  par  le  couvent  magnifique 
où  l'on  admire  les  fresques  de  Cimabue,  «  le  dernier  des  peintres  grecs,  » 
et  celles  de  son  continuateur  Giotto,  «  le  premier  des  peintres  italiens  ;  »  ce 

1  Communes  du  Latium  ayant  plus  de  10,000  habitants  : 

Rome.    .    .        272,550  habitants  (1878).  Velletri   .   .       15,500  habitants  (1871). 

Viterbc.    .         2(t:675        »         (1878).  Alatri.    .    .       12,800        » 

i.  60 


fû\  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

n'est  qu'une  bourgade  sans  activité,  mais  elle  est  entourée  d'une  banlieue 
agricole,  riche  et  populeuse  :  c'est  là  que  naquit,  à  la  fin  du  douzième 
siècle,  François  d'Assise,  le  fondateur  de  l'ordre  fameux  des  Franciscains. 

D'autres  villes  secondaires  de  l'Ombrie,  sans  grande  importance  commer- 
ciale, ont  du  moins  un  nom  considérable  dans  l'histoire  ou  se  distinguent 
par  la  beauté  de  leurs  monuments  ou  de  leurs  paysages1.  Spoleto,  dont 
Haiinibal  ne  put  forcer  les  portes,  a  sa  basilique  superbe  au  porche  si 
original,  son  viaduc  romain  jeté  sur  une  gorge  profonde  et  ses  montagnes 
couvertes  de  bois  de  pins  et  de  châtaigniers;  Terni  a  dans  les  environs  l'un 
des  plus  beaux  spectacles  de  l'Italie,  la  puissante  cascade  du  Velino,  dont 
les  Romains  ont  taillé  le  lit  dans  la  roche  vive,  et  deux  mille  ouvriers  aj 
travaillent  dans  la  principale  manufacture  d'armes  de  l'Italie,  récemment 
transférée  de  Turin;  Rieti,  jadis  surnommée  l'Heureuse,  a  son  lac,  reste  de 
l'ancienne  mer  qu'a  vidée  la  chute  du  Yelino,  à  la  tranchée  délie  Marmore. 
Au  nord  du  Tibre,  sur  les  frontières  de  la  Toscane,  la  fière  et  malpropre 
Orvieto,  où  se  fabriquait  jadis  le  fameux  remède  dit  orviétan,  la  vieille  cité 
papale  hérissant  de  ses  clochers  et  de  ses  tours  le  promontoire  de  scories 
qui  la  porte,  possède  la  merveilleuse  façade  de  sa  cathédrale,  aux  mosaïques 
incrustées,  qui  en  font  un  chef-d'œuvre  d'ornementation  et  presque  de  bi- 
jouterie. Enfin,  les  deux  villes  principales  de  l'Apennin  d'Ombrie,  Città  di 
Caslello,  située  au  bord  du  ruisseau  qui  deviendra  le  Tibre,  et  Gubbio,  qui 
fut  au  moyen-âge  une  des  républiques  les  plus  prospères,  sont  toutes  les 
deux  riches  en  sites  charmants  ou  grandioses,  et  l'une  et  l'autre  ont  des 
eaux  médicinales.  Les  érudits  vont  visiter  dans  le  palais  municipal  de 
Gubbio  les  fameuses  «  tables  Eugubines  »,  sept  plaques  de  bronze  cou- 
vertes de  caractères  ombriens  :  ce  sont  les  seuls  monuments  de  ce  genre 
qui  nous  restent.  A  moitié  chemin  entre  Pérouse  et  Città  di  Castello,  dans 
une  région  des  plus  fertiles  que  parcourt  le  Tibre,  la  petite  ville  de  Fratta, 
dont  le  nom  a  été  récemment  changé  en  celui  d'Umbertide,  n'a  d'impor- 
tance que  par  son  commerce  local. 

Sur  la  mer  Adriatique,  le  port  des  contrées  romaines  est  Ancone,  la 
vieille  cité  dorienne,  encore  désignée  par  le  nom  grec  qu'elle  doit  à  sa  posi- 
tion, à  l'angle  même  de  la  Péninsule,  entre  le  golfe  de  Venise  et  l'Adriatique 

1  Communes  de  l'Ombrie  ayant  plus  de  10,000  habitants  : 


Pérouse(Perugia)au'lerjanv.l879  49,400  hab. 

ciltà  di   Castello .  24,400     » 

Gubbio .    .    .  24,100     » 

Fuligno.     .    .     .......  22,500     » 

Spoleto 20,800     » 


Terni,  en  187! 16,000  hab. 

Orvieto •    .    .  14,000  » 

Rieli 14,200  ». 

Assisi 14,000  » 

Umbertide  (Fratla).    .....  11,000  » 


VILLES  DE  L'OMBIilE  ET  DES  MARCHES.  475 

méridionale.  Près  de  la  racine  du  grand  môle,  un  bel  arc  triomphal,  un 
des  édifices  de  ce  genre  les  plus  beaux  et  les  mieux  conservés  qui  sub- 
sistent encore,  rappelle  l'importance  qu'attachait  Trajan  à  la  possession 
de  cette  porte  maritime.  Grâce  à  sa  situation  privilégiée,  et  naguère  aussi 
à  la  franchise  commerciale  de  son  port,  amélioré  par  l'art  et  dragué  par- 
tout à  4  mètres  de  profondeur,  Ancône  est  une  des  trois  cités  les  plus  com- 
merçantes de  la  côte  orientale  de  l'Italie  et  la  huitième  de  tout  le  littoral 
de  la  Péninsule  ;  elle  vient  après  Venise  et  dispute  la  prééminence  à  Brin- 
disi,  bien  qu'elle  ne  soit  pas,  comme  cette  dernière,  une  étape  du  chemin  des 
Indes.  Elle  a  pour  alimenter  son  commerce,  non-seulement  ce  que  lui  en- 
voient Rome  et  la  Lombardie,  mais  aussi  les  denrées  de  la  campagne  des 
Marches,  des  fruits  exquis,  des  huiles,  l'asphalte  des  Àbruzzes,  le  soufre  des 
Apennins,  récemment  entré  dans  le  commerce,  et  la  «  meilleure  soie  qu'il 
y  ait  au  monde  » ,  si  l'on  en  croit  les  indigènes  ;  d'après  les  registres  du 
port,  le  trafic  se  serait  notablement  accru  pendant  les  dernières  années  : 
mais  cette  augmentation  est  en  grande  partie  apparente,  car  elle  provient 
des  grands  bateaux  à  vapeur  qui  font  escale  aux  jetées  de  la  ville1.  Les  autres 
ports  du  littoral,  d'ailleurs  fort  mal  abrités,  n'ont  qu'un  faible  commerce; 
Pesaro,  la  patrie  de  Rossini,  n'est  guère  visitée  que  par  des  navires  de  vingt 
à  trente  tonneaux;  Fano  n'a  qtfe  de  simples  barques;  Senigallia,  plus  connue 
à  l'étranger  sous  le  nom  de  Sinigaglia,  était  assez  fréquentée  par  les  embar- 
cations à  l'époque  de  la  célèbre  foire,  qui  donnait  lieu  à  un  mouvement  d'af- 
faires d'environ  25  millions;  mais  son  petit  havre  de  rivière,  qui  fut  un 
port  franc  jusqu'en  1870,  époque  de  la  suppression  de  la  foire,  ne  donne 
accès  qu'à  des  navires  d'un  tirant  d'eau  de  2  mètres.  Toutes  ces  villes  de 
la  côte  doivent  expédier  à  Ancône  la  plus  grande  partie  de  leurs  denrées. 
Au  sud,  sont  les  deux  «  marines  »  importantes  de  Grottamare,  riche  en 
usines  diverses,  et  de  San  Benedetto  de!  Tronto,  village  de  pêche,  très  fré- 
quenté par  les  baigneurs  pendant  la  saison  d'été. 

A  l'exception  de  Fabriano,  située  dans  une  vallée  riante  des  Apennins, 
et  d'Ascoli-Piceno,  bâtie  au  bord  de  la  rivière  Tronto,  toutes  les  cités  de 
l'intérieur  des  Marches  :  Urbino,  dont  la  plus  grande  gloire  est  d'avoir 
donné  naissance  à  Raphaël,  et  qui  produisait  autrefois,  comme  sa  voisine 
Pesaro,  les  admirables  faïences  si  recherchées  des  connaisseurs;  Jesi,  Osimo, 
Macerata,  Recanati,  la  patrie  de  Leopardi;  Fermo  et  d'autres  encore,  toutes 

1  Mouvement  du  port   d'Ancône  : 

1858.    ....  "2,021  navires  jaugeant  258,292  tonneaux. 

1867 2,024       »  »         572,777         » 

1875 2,129       »  »         751,805         » 

1878. ,  »  »         87-9.000 


476 


NOUVELLE   GEOGRAPHIE  UNIVERSELLE 


couronnées  d'une  citadelle,  toutes  perchées  sur  une  roche  abrupte  pour  se 
surveiller  mutuellement,  commencent  à  projeter  des  faubourgs  dans  la 
plaine,  afin  de  s'occuper  de  l'exploitation  du  sol.  Une  de  ces  villes  haut 
dressées  sur  la  montagne  est  la  célèbre  Loreto,  qui  fut  autrefois  le  pèleri- 
nage le  plus  fréquenté  de  tout  le  monde  chrétien.  Avant  la  réforme,  à  une 
époque  où  pourtant  les  grands  voyages  étaient  beaucoup  moins  faciles  qu'au- 
jourd'hui, Loreto  recevait  jusqu'à  deux  cent  mille  pèlerins  par  an  dans  son 

N°    90.    —    VALLÉES    D'ÉROSION   DU    VERSANT   DE    L'ADRIATIQUE. 


13°k5'E.deGr.  20 


Gravé  chez  Ertard 


EdieiÊ  del".  to&boci  ' 


sanctuaire.  Il  est  vrai  qu'ils  y  contemplaient  une  des  grandes  merveilles  de 
ia  chrétienté,  la  maison  môme  qu'avait  habitée  la  Vierge',,  et  que  les  anges 
avaient  transportée  de  promontoire  en  promontoire  à  l'endroit  qu'abrite 
maintenant  une  coupole  magnifiquement  décorée.  C'est  dans  le  voisinage 
de  ce  lieu  fameux,  à  Castelfidardo,  que  la  plus  grande  partie  du  «  patri- 
moine de  Saint-Pierre  »  a  été  ravie  au  pape  par  les  armes  de  l'Italie  : 
quoique  la  bataille  n'ait  été  qu'un  mince  événement  militaire,  elle  marque 
une  date  fort  importante  dans  l'histoire  de  la  Péninsule. 


V  A  ï  S  A  N  S     DES     A li R  U  ZZE  S 

Dessin  de  D.  Mailhu't,  d'après  nature. 


MARCHES,  ABRUZZES,  ET  SAINT-MARIN.  470 

La  région  montueuse  des  Abruzzes,  qui  faisait  jadis  partie  du  Napolitain, 
mais  qui  se  rattache  à  Rome  par  son  versant  tyrrhénien,  tributaire  du  Tibre, 
et  surtout  par  sa  grande  route  transversale,  n'a  qu'un  petit  nombre  de  villes 
sur  les  hauteurs  du  plateau.  La  principale  est  un  chef-lieu  de  province, 
Aquila,  que  l'empereur  Frédéric  II  fonda  au  treizième  siècle  pour  en  faire 
une  aire  «  d'aigle  »;  les  autres  villes  des  montagnes  ont  toujours  été  trop 
difficiles  d'accès  pour  avoir  de  nombreux  habitants,  et  même  elles  envoient 
dans  les  villes  des  plaines  des  colons  vigoureux  et  persévérants  au  travail,  les 
Aquilani,  si  appréciés  comme  terrassiers  dans  toute  l'Italie.  Les  localités  les 
plus  populeuses  se  trouvent  dans  le  bassin  inférieur  de  l'Aterno  ou  dominent 
la  route  côtière  et  les  campagnes  fécondes  du  versant  adriatique.  Solmona 
groupe  ses  maisons  dans  un  immense  jardin,  qui  fut  jadis  un  lac  et  que  bor- 
nent au  sud  les  escarpements  du  Monte  Majella  ;  Popoli,  à  l'issue  du  défilé 
où  l'Aterno  prend  le  nom  de  Pescara,  est  un  marché  d'échanges  des  plus 
actifs  entre  le  littoral  de  l'Adriatique  et  la  région  des  montagnes;  Chieti, 
bâtie  plus  bas  sur  le  même  fleuve,  est  aussi  une  ville  industrieuse  :  c'est, 
dit-on,  la  première  des  anciennes  provinces  napolitaines  où  la  vapeur  ait 
été  appliquée  dans  les  filatures  et  autres  usines.  Teramo,  Lanciano  sont 
également  des  villes  de  quelque  importance;  mais  dans  toute  son  étendue 
le  littoral  des  Abruzzes  n'a  que  deux  petits  ports,  et  fréquentés  seulement 
par  quelques  barques,  Ortona  et  Vasto1.  Chaque  promontoire,  formé  de 
conglomérats  en  ruines,  porte  à  son  extrémité  de  pittoresques  engins  de 
pêche  montés  sur  pilotis,  et  semblables  à  ceux  du  Bosphore  et  de  la  Volga. 
C'est  à  Ortone  que  se  voient  les  premiers  orangers  du  littoral. 


Un  petit  État,  enclavé  dans  les  Marches  Romaines  et  réuni  au  littoral  par 
une  route  unique,  a  gardé  une  existence  à  part.  A  une  petite  distance  au  sud 
de  Rimini,  dans  une  des  plus  belles  parties  des  Apennins,  la  superbe  roche 
du  mont  Titan,  dont  la  base  est  excavée  par  les  carriers  depuis  un  temps  im- 
mémorial, porte  sur  sa  crête,  à  750  mètres  de  hauteur,  la  vieille  et  célèbre 


Communes  principales  des  Marches  et  des  Abruzzes 
Ancone  ^lerjanv.  1879).     46,750  hab. 


Chieti 24,000 

Ascoli-Piceno 22,850 

Senigallia  ou  Sinigaglia.  22,500 

Macerata 20,400 

Recanati 20,200 

Pesaro  en    1871..    .    .  10,900 

Teramo 19,800 

Fano 19,000 


Fermo,  en  1871  ....  18,700  hab. 

Jesi 18,600  » 

Lanciano 18,500  n 

Osimo 16,600  » 

Fabriano 16,500  » 

Aquila ,    .  16,000  » 

Solmona 15,500  » 

Urbino 15,200  .. 

Vasto  et  Orlona,  chacune.  15,000  » 


480 


NOUVELLE   GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 


cité  de  Saint-Marin  (San  Marino),  entourée  de  murs  et  dominée  de  tours; 
le  matin,  quand  le  temps  est  favorable,  les  citoyens  voient  au  delà  du  golfe 
Adriatique  le  soleil  apparaître  derrière  la  crête  des  Alpes  d'Illyrie.  Saint- 


K°    91.    RIMINI    ET    SAINT-MARIN. 


12°  W 


Echelle  de  1:  îSo.ooo 


Marin  constitue  avec  quelques  localités  environnantes  une  république  «  illus- 
trissime »,  le  seul  municipe  autonome  qui  existe  encore  en  Italie1.  D'après 

1  République  de  Saint-Marin  : 
Superficie.  61  kilom.  carrés.       Population,  en  1879:  7,997  hab.       Population  kilométrique,  150. 


ABRUZZES,    SAINT-MARIN.  481 

la  chronique,  la  republichetta  do  Saint-Marin,  ainsi  nommée  d'un  maçon 
dalmate  qui  vécut  en  ermite  sur  le  roc  du  Titan,  serait  un  Etat  indépendant 
et  souverain  depuis  le  quatrième  siècle;  quoi  qu'il  en  soit,  il  est  certain  que 
depuis  mille  années  au  moins  la  petite  république  a  réussi  à  sauvegarder 
son  existence,  grâce  aux  rivalités  de  ses  voisins  et  à  l'extrême  habileté  avec 
laquelle  ses  citoyens  ont  su  ruser  avec  le  danger.  La  constitution  de  l'Etat 
n'est  rien  moins  que  populaire.  Le  peuple  ne  vote  plus  :  depuis  un  nombre 
inconnu  de  siècles  il  a  perdu  le  suffrage;  les  citoyens,  même  propriétaires, 
n'ont  plus  que  le  droit  de  remontrance.  Le  pouvoir  suprême  appartient  à  un 
conseil  souverain  de  soixante  membres,  composé  d'un  tiers  de  nobles,  d'un 
tiers  de  bourgeois,  et  d'un  tiers  de  campagnards  propriétaires  ;  lorsqu'une 
vacance  se  produit,  les  cinquante-neuf  conseillers  restants  choisissent  le 
successeur  qui  prendra  part  au  pouvoir  de  la  république,  en  ayant  soin  de  le 
prendre  dans  la  classe  à  laquelle  appartenait  le  prédécesseur,  afin  que  les 
trois  ordres  soient  toujours  représentés  également.  C'est  le  conseil  souverain 
qui  choisit  dans  son  sein  les  douze  membres  du  Sénat,  —  dont  les  deux  tiers 
sont  soumis  à  la  réélection  tous  les  deux  ans,  —  ainsi  que  les  deux  capi- 
taines-régents, qui  doivent  exercer  pendant  six  mois  le  pouvoir  exécutif.  Le 
conseil  souverain  constitue  la  haute  cour  de  justice.  Saint-Marin  a  aussi  sa 
petite  armée,  composée  de  1,200  miliciens  et  son  budget,  qui  s'élevait, en 
1880,  à  89,000  francs  pour  les  recettes  et  à  79,000  francs  pour  les  dépen- 
ses; la  part  attribuée  à  l'instruction,  soit  18,000  francs,  est  du  quart  au 
cinquième  du  budget.  L'État  n'a  point  de  dette  publique.  Des  droits  sur  le 
sel,  sur  le  tabac,  et  une  subvention  de  l'Italie,  en  remboursement  des  droits 
de  douane  perçus  à  l'entrée  de  la  péninsule  sur  les  produits  étrangers,  suf- 
fisent à  maintenir  le  budget  annuel  en  équilibre;  des  offres  brillantes  faites 
par  des  spéculateurs  pour  la  concession  d'une  maison  de  jeu  à  San  Marinoont 
été  rejetées.  La  république  fait  imprimer  ses  actes  officiels  en  Italie  :  il  ne 
se  trouve  pas  d'imprimerie  dans  le  petit  État;  le  conseil  souverain  a  repoussé 
l'invention  moderne,  que  des  voisins,  les  Romagnols,  eussent  été  fort  heu- 
reux de  faire  fonctionner  à  leur  profit  ;  il  a  craint  que  les  livres  politiques 
publiés  sur  son  territoire  ne  portassent  ombrage  au  royaume  dans  lequel  il 
est  enclavé. 

C'est  à  Saint-Marin  que  Borghesi,  le  fondateur  de  la  science épigraphique, 
avait  son  admirable  collection,  si  importante  pour  l'étude  de  l'administra- 
tion romaine. 


61 


482  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 


VI 


I,    ITALIE     MERIDIONALE,     PROVINCES    NAPOLITAINES. 

De  tous  les  Etats  qui  se  sont  groupés  pour  former  l'Italie  une,  le 
royaume  de  Naples,  même  sans  compter  les  Àbruzzes  et  la  Sicile  comme 
en  faisant  partie,  est  celui  qui  occupe  l'espace  le  plus  considérable,  mais 
non  celui  qui  a  le  plus  d'importance  par  le  chiffre  de  sa  population  et 
l'industrie1.  Le  Napolitain  comprend  toute  la  moitié  méridionale  de  la  Pénin- 
sule et  développe  son  littoral  échancré  de  golfes  et  de  baies  sur  plus  de 
1,600  kilomètres.  Ce  fut  jadis,  sous  le  nom  de  Grande  Grèce,  la  partie  la 
mieux  connue  de  l'Italie  ;  de  nos  jours,  au  contraire,  c'est  dans  le  Napo- 
litain que  se  trouvent  les  districts  les  plus  ignorés,  et  l'on  peut  y  faire  encore 
des  voyages  de  découverte  comme  dans  les  pays  d'Afrique. 

Au  sud  des  massifs  divergents  des  Abruzzes  et  de  la  Sabine,  les  Apennins, 
devenus  très-irréguliers  dans  leur  allure,  ne  doivent  pas  être  considérés 
comme  une  véritable  chaîne  :  ce  sont  des  groupes  distincts  reliés  les  uns 
aux  autres  par  des  chaînons  transversaux  ou  par  des  seuils  de  hautes  terres. 
Un  premier  massif,  que  la  profonde  vallée  du  Sangro,  tributaire  de  l'A- 
driatique, sépare  des  Abruzzes,  élève  la  crête  aiguë  de  la  Meta  au-dessus  de 
la  zone  des  bois.  Plus  au  sud,  de  l'autre  côté  de  la  vallée  d'Isernia,  où  naît 
le  Volturne,  se  groupent  les  montagnes  du  Matese,  enfermant  dans  un  de 
leurs  cirques  le  beau  lac  du  même  nom,  que  domine  le  Miletto,  dernier  bou- 
levard de  l'indépendance  des  Samnites.  Plus  loin,  vers  Bénévent  et  Avellino, 
s'élèvent  d'autres  sommets,  moins  hauts,  mais  non  moins  escarpés  et  d'un 
aspect,  non  moins  superbe  :  ce  sont  aussi  des  monts  aux  défilés  sauvages 
où,  pendant  les  anciennes  guerres,  se  livra  mainte  bataille  sanglante.  Sur 
la  route  de  Naples  à  Bénévent ,  on  reconnaît  encore  entre  deux  gorges 
le  bassin  des  «  Fourches  caudines  »,  où  les  Romains,  pris  comme  dans 
un  filet,  durent  s'humilier  devant  les  Samnites  et  faire  des  promesses  qui 
ne  furent  point  tenues  :  la  voie  Caudarola  et  le  village  dit  Forchia 
d'Arpaïa,  rappellent  le  mémorable  événement.  Cette  région  montagneuse, 
à  laquelle  on  pourrait  laisser  le  nom  de  ses  anciens  habitants,  les  maîtres 
de  l'Italie  méridionale,  est  terminée  au  sud  par  une  chaîne  transversale 

1  Napolitain,  moins  les  Abruzzes,  avec  Molise  : 
Superficie,  72,629  lui.  car.     Population  en  1876,  6,575,000  hab.     Population  kilométrique,  90  hab. 


MONTAGNES  DE  L'ITALIE  MÉRIDIONALE.  485 

dont  la  crête,  inégale  et  coupée  de  profondes  entailles,  se  dirige  de  l'est  à 
l'ouest  et  va  finir  entre  les  deux  golfes  de  Naples  et  de  Salerne,  par  le  cap 
Campanella,  l'ancien  promontoire  de  Minerve.  La  belle  île  de  Capri,  aux 
abruptes  falaises  calcaires  où  pénèlre  la  mer  d'azur,  appartient  également 
à  cette  rangée  transversale  des  monts  samnites. 

Du  côté  de  l'orient,  les  divers  massifs  napolitains,  d'origine  crétacée, 
comme  presque  tous  les  Apennins  méridionaux,  et  connus,  en  général, 
sous  le  nom  de  Murgie,  s'abaissent  en  pente  douce  et  de  leurs  dernières 
déclivités  vont  disparaître  sous  les  «  tables  »  (tavoliere)  argileuses  que 
déposèrent  les^eaux  marines  à  l'époque  pliocène.  Ces  tables  de  la  Pouille, 
de  faible  élévation,  sont  peut-être,  dans  toutes  les  parties  où  elles  n'ont 
pas  été  reconquises  à  l'agriculture,  les  terres  les  moins  fertiles  et  les  plus 
tristes  à  voir  de  toute  la  péninsule  italienne  :  les  lits  profonds  où  coulent 
les  minces  filets  d'eau  des  rivières  du  versant  adriatique  découpent  ces 
plaines  en  terrasses  parallèles;  toute  la  population  s'est  réunie  dans 
les  villes  à  l'issue  des  vallées,  sur  les  monticules  faciles  à  défendre  ou  sur 
les  grandes  routes  ;  et  la  campagne  est  une  immense  solitude,  parcourue 
seulement  des  bergers  nomades.  On  ne  voit  pas  même  un  buisson  clans  ces 
grandes  plaines  ;  les  plantes  les  plus  élevées  sont  une  espèce  de  fenouil 
dont  les  haies  touffues  marquent  les  limites  entre  les  pâturages.  Des 
masures,  semblables  à  des  tombeaux  ou  à  de  simples  amas  de  pierres, 
s'élèvent  çà  et  là  au  milieu  de  la  plaine.  Mais  les  vieux  us  féodaux  qui 
s'opposaient  à  la  culture  de  ces  contrées  et  qui  forçaient  les  habitants  de  la 
montagne  à  maintenir  au  milieu  de  leurs  champs  de  larges  chemins  ou 
tratturi  pour  le  passage  des  brebis,  ont  heureusement  pris  fin,  et  l'aspect 
des  «  tables  »  change  d'année  en  année. 

Les  tavoliere  séparent  complètement  du  système  des  Apennins  le 
massif  péninsulaire  du  Monte  Gargano,  qui  forme  ce  que  l'on  est  convenu 
d'appeler  «  l'éperon  »  de  la  «  botte  »  italienne.  Quelques  forêts  de  hêtres 
et  de  pins,  qui  fournissent  le  meilleur  goudron  de  toute  l'Italie,  des 
fourrés  de  caroubiers,  d'arbousiers  et  de  plantes  diverses  dont  les  abeilles 
transforment  les  fleurs  en  un  miel  exquis,  revêtent  encore  les  pentes 
septentrionales  de  ce  massif  isolé,  aux  ravins  sauvages  ;  mais  le  nom  même 
de  la  plus  haute  cime,  le  Monte  Calvo  ou  mont  Chauve,  témoigne  de 
l'œuvre  déplorable  de  déforestation  qui  s'est  accomplie  dans  cette  ré- 
gion, comme  dans  presque  tout  le  reste  de  la  Péninsule.  Jadis  des  pirates 
sarrasins  s'étaient  installés  dans  le  massif  du  Monte  Gargano  comme  dans 
une  grande  forteresse  ;  l'espèce  de  fossé  que  forme  la  vallée  du  Candelaro, 
continuation  de  la  ligne  normale  des  côtes  italiennes,  les  défendait  à  l'ouest. 


484 


NOUVELLE  GEOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 


Là  ils  purent  longtemps  braver  les  populations  chrétiennes,  quoique  les 
sanctuaires  érigés  sur  les  escarpements  du  Gargano  soient  parmi  les  plus 
vénérés  de  la  catholique  Italie  ;  des  églises  et  des  couvents  y  ont  succédé 
aux  anciens  temples  païens,  et  depuis  les  temps  historiques  le  flot  des 
pèlerins  n'a  cessé  de  s'y  diriger  :  surtout  l'église  du  mont  Sant'  Angelo, 
dont  les  pentes  fort  inclinées  se  dressent  au  nord  de  Manfredonia,  est  un 
lieu  sacré  par  excellence.  C'est  qu'avant  l'époque  de  la  grande  navigation 
les  matelots  qui  venaient  de  quitter  le  sûr  abri  du  golfe,  ne  se  préparaient 


N°    92.    —    MONTE    GARGANO. 


U>°i3o'E.deGr. 


S.Paolo 


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V 


Ortanova 


15°|3o'E.de  C7 


Echelle  de  Lgio.ooo 


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pas  sans  inquiétude  à  doubler  la  presqu'île  du  Gargano  et  à  s'aventurer 
au  milieu  des  îles  bordées  d'écueils  qui  la  continuent  au  large  vers  la 
côte  dalmate,  Tremiti,  Pianosa,  Pelagosa. 

L'ancien  volcan  du  mont  Vultur,  au  sud  de  la  vallée  de  l'Ofanto,  se  dresse 
comme  la  borne  méridionale  des  Apennins  de  Naples.  Au  delà,  le  sol 
s'abaisse  graduellement  et  n'est  plus  qu'un  plateau  raviné  d'où  les  eaux 
rayonnent  en  trois  directions,  à  l'ouest  par  le  Sele  vers  le  golfe  de  Salerne, 
au  sud-est  vers  le  golfe  de  Tarente,  au  nord-est  vers  l'Adriatique.  Loin  de 
se  bifurquer,  comme  on  le  représentait  jadis  sur  les  cartes,  l'Apennin  est 


MONTAGNES  DE  L'ITALIE  MERIDIONALE.  485 

même  complètement  interrompu  par  le  seuil  de  Potenza,  et  la  longue 
presqu'île  qui  forme  le  «  talon  »  de  l'Italie  n'a  pour  toutes  élévations  que 
des  terrasses  aux  contours  indécis  et  des  collines  aux  longues  croupes 
monotones. 

L'autre  presqu'île,  celle  des  Calabres,  est,-  au  contraire,  montueuse  et 
très-accidentée  d'aspect.  L'Apennin  recommence  au  sud  de  Lagonegro  et 
s'élève  en  brusques  escarpements  jusqu'au-dessus  de  la  zone  des  bois.  Le 
mont  Pollino,  d'où  l'on  domine  à  la  fois  les  deux  mers  d'Ionie  et  d'Éolie, 
est  plus  haut  que  le  Matese  et  que  toutes  les  autres  cimes  du  Napoli- 
tain ;  le  groupe  dont  il  occupe  le  centre  barre  la  presqu'île  dans  toute  sa 
largeur,  d'une  mer  à  l'autre  mer,  et  se  prolonge  au  bord  des  eaux  occi- 
dentales en  un  mur  de  rochers  plus  abrupts  encore  que  ceux  de  la  Ligurie 
et  beaucoup  plus  inaccessibles  à  cause  du  manque  complet  de  routes.  Au 
sud,  il  s'ouvre  en  de  beaux  vallons  boisés  où  les  habitants  vont  recueillir 
sur  le  tronc  des  frênes  la  manne  médicinale  qui  s'expédie  ensuite  dans 
tous  les. pays  du  inonde.  La  profonde  vallée  du  Crati  limite  au  sud  et  à 
l'est  ce  premier  massif  et  le  sépare  d'un  deuxième,  moins  élevé,  mais 
à  la  base  plus  étendue  :  c'est  la  Sila,  dont  les  rochers  de  granit  et  de 
schistes,  d'origine  beaucoup  plus  ancienne  que  les  Apennins,  ont  encore 
gardé  la  parure  et,  l'on  pourrait  dire,  l'horreur  de  leurs  grandes  forêts  de 
pins  et  de  sapins,  hantées  par  les  bandits.  Jadis  ces  forêts,  qui  valurent 
aux  montagnes  le  nom  de  «  Pays  de  la  Résine  »,  fournirent  aux  Hellènes 
de  la  Grande  Grèce,  puis  aux  Romains,  le  bois  nécessaire  à  la  construction 
de  leurs  flottes,  et  maintenant  encore  les  chantiers  de  construction  de 
l'Italie  y  prennent  un  grand  nombre  de  leurs  madriers.  Des  pâtres,  que 
l'on  dit  être  en  partie  les  descendants  des  Sarrasins  qui  occupèrent  autre- 
fois la  contrée,  mènent  leurs  troupeaux  pendant  la  belle  saison  dans  les 
clairières  de  ces  forêts. 

Au  sud  du  groupe  isolé  de  la  Sila  s'arrondit  le  large  golfe  de  Squillace, 
au  devant  duquel  la  mer  Tyrrhénienne  projette  une  autre  baie  semi-circu- 
laire, celle  de  Santa  Eufemia.  Il  ne  reste  plus  entre  les  deux  mers  qu'un 
isthme  étroit,  occupé  par  de  petits  plateaux  disposés  en  degrés  et  entourés 
d'anciennes  plages  qui  marquent  les  reculs  successifs  de  la  mer  ;  mais  au 
delà  de  ce  seuil,  où  des  souverains  ont  eu  l'idée,  non  suivie  d'effet,  de 
faire  creuser  un  canal  maritime,  s'élève  un  troisième  massif,  au  noyau  de 
roches  cristallines,  bien  nommé  l'Aspromonte.  Enorme  croupe  à  peine 
découpée  en  sommets  distincts,  mais  rayée  sur  tout  son  pourtour  de  ravins 
rougeâtres  où  de  furieux  torrents  roulent  en  hiver,  «  l'âpre  montagne,  » 
encore  revêtue  de  ses  bois,  étale  largement  dans  la  mer  Ionienne  ses  pro- 


486  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

montoires  panachés  de  palmiers  et  disparaît  enfin  sous  les  flots,  à  la  pointe 
désignée  par  les  marins  sous  le  nom  de  «  Partage  des  vents  »  (Sparti- 
vento)1. 

Mais,  outre  les  divers  massifs  plus  ou  moins  isolés  que  l'on  peut  consi- 
dérer comme  faisant  partie  du  système  des  Apennins,  le  pays  de  Naples  a, 
comme  les  provinces  romaines,  ses  montagnes  volcaniques.  Elles  forment 
deux  rangées  irrégulières,  l'une  sur  le  continent,  l'autre  dans  la  mer 
Tyrrhénienne,  et  se  rattachent  peut-être  souterrainement  par  un  foyer 
caché  aux  volcans  des  îles  Lipari  et  au  mont  Etna.  L'une  de  ces  montagnes 
est  le  Vésuve,  la  bouche  ignivome  la  plus  fameuse  du  monde  entier,  non 
qu'elle  soit  la  plus  active  ou  qu'elle  s'élève  le  plus  haut  dans  la  zone  des 
nuages,  mais  son  histoire  est  celle  de  tout  le  peuple  qui  vit  au  milieu  de 
ses  laves  ;  nul  volcan  n'a  été  mieux  étudié  :  grâce  à  la  proximité  immédiate 
de  Naples,  c'est  une  sorte  de  laboratoire  de  géologie  fonctionnant  sous  les 
yeux  de  l'Europe. 

A  peine,  en  sortant  du  défilé  de  Gaëte,  a-t-on  pénétré  dans  le  paradis 
de  la  Terre  de  Labour,  que  l'on  voit  un  premier  volcan,  la  Rocca  Monfina, 
se  dresser  entre  deux  massifs  calcaires,  dont  l'un  est  le  Massico,  aux  vins 
exquis  célébrés  par  Horace,  le  poëte  gourmet.  Depuis  les  temps  préhisto- 
riques le  volcan  repose,  ou  du  moins  on  ne  possède  aucun  récit  authen- 
tique de  ses  fureurs  ;  un  village,  qui  a  succédé  à  une  place  forte  des 
anciens  Auronces,  adversaires  des  Romains,  s'est  niché  avec  confiance  dans 
la  riche  verdure  de  son  cratère  ébréché,  quoique  l'aspect  extérieur  de  la 
montagne  soit  encore  en  maints  endroits  aussi  formidable  qu'au  lendemain 
d'une  éruption.  La  principale  bouche  des  laves,  entourant  un  dôme  de 
trachyte,  le  mont  Santa  Croce,  qui  s'élève  à  près  de  1,000  mètres,  est 
l'une  des  plus  vastes  de  l'Italie  :  elle  n'a  pas  moins  de  4,600  mètres  de 
large  ;  deux  autres  cratères  s'ouvrent  dans  le  voisinage  et  plusieurs  cônes 
parasites  d'éruption,  hérissant  les  pentes  extérieures  de  la  montagne,  font 
comme  une  sorte  de  cour  à  la  coupole  centrale.  Le  sol  de  la  Campanie 
est  formé  jusqu'à  une  profondeur  inconnue  des  cendres  rejetées  jadis  du 
cratère  de  Rocca  Monfina,  et  qui  se  sont  déposées,  soit  à  l'air  libre,  soit  au 
fond  de  baies  émergées  depuis.  Dans  la  région  méridionale  de  la  Terre  de 
Labour,  ces  tufs  renferment  un  grand  nombre  de  coquillages  en  tout  pareils 


1  Altitudes  des  Apennins  de  Naples  : 

Meta 2,245  met. 

Monte  Miletto  (Matese)  .....  2,047     » 

»  Calvo  (Gargano) 1,570     » 

»  Sant'Angelo(eapCampanella)  1,470     » 


Capri  (Monte  Solara) 597  met. 

Monte  Pollino 2,334     » 

LaSila 1,787     » 

Aspromonte 1,909     » 


\OLCANS  DE   L'ITALIE   MÉRIDIONALE. 


487 


à  ceux  de  la  mer  voisine.  Toute  cette  région  a  donc  été  récemment  soulevée. 

Les  collines  qui  s'élèvent  au  sud  de  la  merveilleuse  campagne  n'ont  pas 

la  majesté  de  la  Rocca  Monfina,  mais  leur  voisinage  du  bord  de  la  mer  et 


N°   95.  —   CENDRES  DE  LA  CAMPANIE. 


14°jE.aeCr 


i  °x  Prociajj 


Capri 


U°lE.aeGr" 


i4°r3o'  " 


d'après   CarV   Vo^t 


Echelle  de  i:83o.àoo 


"mÛCI. 


,  Ttifs  et 
1  Cendres 


Lavea  anciennes      ,.     -    cTL^j^aa. 
et  modernes         l»V.  «  Tachytes 


I    Calcaire. 

]  des  Apennins 


les  remarquables  phénomènes  qui  s'y  sont  accomplis  les  ont  rendues  bien 
autrement  célèbres  ;  dès  l'antiquité  la  plus  reculée,  elles  ont  été  consi- 
dérées comme  une  des  grandes  curiosités  de  la  Terre.  Vus  de  la  position 
dominatrice  de  la  colline  des  Camaldules,  au-dessus  de  Naples,  les  «  champs 
Phlégréens  »,  embellis  d'ailleurs  par  la  verdure  et  le  voisinage  des  eaux 


488  NOUVELLE  GEOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

marines,  ne  nous  paraissent  point  une  région  d'horreurs,  depuis  que  nous 
connaissons  des  régions  du  monde  incomparablement  plus  ravagées  par  les 
laves  et  qui  par  leurs  explosions  ont  causé  des  désastres  beaucoup  plus 
effrayants.  Les  volcans  de  Java,  des  îles  Sandwich,  de  l'Amérique  centrale, 
de  la  Cordillère  andine,  ont  porté  tort  dans  notre  imagination  aux  pustules 
du  golfe  de  Baïa  ;  mais  les  phénomènes  si  divers  de  cette  petite  région 
volcanique  durent  frapper  singulièrement  l'esprit  de  nos  premiers  ancêtres 
gréco-romains.  Leur  intelligence,  si  ouverte  pourtant,  ne  pouvait  com- 
prendre ces  merveilles  :  aussi  ne  manqua-t-elle  pas  de  les  attribuer  à  des 
dieux  :  là  était  pour  eux  le  seuil  du  monde  souterrain.  Cette  terre  qui  frémit, 
ces  flammes  sortant  d'un  foyer  caché,  ces  ouvertures  béantes  en  communi- 
cation avec  des  cavernes  inconnues,  ces  lacs  qui  se  vident  et  s'emplissent 
soudain,  ces  antres  vomissant  des  gaz  mortels,  tout  cela  entra  pour  une 
forte  part  dans  leur  mythologie  et  dans  leur  poétique,  et  c'est  encore  là 
que,  malgré  nous,  se  trouve  l'origine  d'une  multitude  de  nos  images,  de 
nos  comparaisons  et  de  nos  idées.  Du  temps  de  Strabon,  les  bords  du 
golfe  de  Baïa  étaient  devenus  le  rendez-vous  des  voluptueux  Romains,  et 
tous  les  promontoires ,  toutes  les  collines  des  environs  portaient  de  somp- 
tueuses villas  ;  la  contrée  était  le  plus  charmant  des  jardins ,  embelli 
par  la  vue  la  plus  admirable  de  la  mer  et  des  îles  ;  mais  on  se  racontait 
encore  des  choses  terribles  sur  le  monde  de  cavernes  et  de  flammes  caché 
dans  les  profondeurs.  Un  oracle  redoutable  y  siégeait,  entouré  d'un  peuple 
de  mineurs,  les  mythiques  Cimmériens,  auxquels  devaient  s'adresser  les 
étrangers  qui  voulaient  consulter  les  dieux  :  ces  populations  de  troglodytes 
étaient  tenues  de  ne  jamais  voir  le  soleil  et  ne  quittaient  leurs  souterrains 
que  pendant  la  nuit.  On  disait  aussi  que  les  champs  Phlégréens  avaient  été 
le  théâtre  de  grandes  luttes  entre  les  géants  ;  peut-être  était-ce  un  souvenir 
des  batailles  qui  s'étaient  livrées  pour  la  possession  des  terres  fertiles  de 
la  Campanic.  Au  moyen  âge,  Pouzzoles  était  considéré  par  les  fidèles  comme 
le  lieu  par  lequel  Jésus-Christ  était  descendu  aux  enfers. 

Les  cratères  qui  servirent  de  vomitoires  à  ce  foyer  ou  «  pyriphlégéton  » 
des  anciens  sont  au  nombre  d'une  vingtaine,  si  l'on  compte  seulement  ceux 
dont  les  bords,  entiers  ou  ébréchés,  sont  encore  nettement  reconnaissables  ; 
mais  il  en  est  aussi  plusieurs  qui  se  sont  mutuellement  oblitérés  en  s' encla- 
vant les  uns  dans  les  autres,  en  croisant  ou  en  superposant  leurs  murailles. 
Vu  de  haut,  et  sans  la  végétation  qui  l'embellit,  l'ensemble  du  paysage 
prendrait  un  aspect  analogue  à  celui  de  la  surface  lunaire,  parsemée  d'en- 
tonnoirs inégaux.  Naples  même  est  bâtie  dans  un  cratère  aux  contours  in- 
décis, rendus  plus  vagues  encore  par  les  édifices  qui  s'élèvent  en  amphi- 


CHAMPS  PHLÉGRÉENS.  489 

théâtre  sur  les  pentes  ;  mais  à  l'ouest  se  groupent  plusieurs  cuvettes  vol- 
caniques mieux  dessinées,  dont  l'une  s'appuie  extérieurement  sur  un  long 
promontoire  de  tuf,  où  s'élève  le  prétendu  tombeau  de  Virgile.  Dès  qu'on 
a  dépassé  le  tunnel  du  Pausilippe,  l'une  des  anciennes  «  merveilles  du 
monde  »,  on  se  trouve  dans  la  région  des  champs  Phlégréens  proprement 
dits.  A  gauche,  la  petite  île  de  Nisita  ou  Nisida,  au  profond  cratère  ouvrant 
aux  eaux  du  large  l'échancrure  du  Porto  Pavone,  est  la  borne  extérieure  de 
cet  amas  de  volcans. 

Le  plus  vaste  de  tous,  et  celui  qui  a  le  plus  gardé  de  son  activité  d'autre- 
fois, est  le  bassin  de  la  Solfatare,  le  Forum  Vukaniàes  anciens.  Sa  dernière 
grande  éruption  date  de  1198  ,  mais  il  continue  d'exhaler  en  quantité  des 
vapeurs  d'hydrogène  sulfuré  et  de  décomposer  ses  roches  sous  l'action  des 
gaz  :  la  nuit,  un  vague  reflet  rougeâtre  s'échappe  d'une  centaine  de  petites 
ouvertures  où  s'élaborent  le  soufre  et  les  sulfates,  et  quand  on  se  promène 
sur  le  sol  du  cratère ,  on  l'entend  résonner  sous  ses  pas  ;  le  microphone  y 
révèle  un  bruit  incessant  et  formidable.  Immédiatement  au  nord  s'ouvre  une 
autre  coupe  volcanique  emplie  de  la  verdure  des  grands  bois  et  d'eaux  qui 
la  reflètent  :  c'est  le  parc  d'Astroni,  dont  les  talus  circulaires  sont  tellement 
abrupts  à  l'intérieur,  qu'ils  forment  .une  barrière  suffisante  pour  enclore 
les  sangliers  et  les  chevreuils;  la  seule  entrée  de  l'enceinte  est  une  brèche 
artificielle.  Un  autre  cratère  moins  régulier  enferme  les  eaux ,  étendues, 
profondes,  et  parfois  bouillantes,  du  lac  d'Agnano,  que  l'on  croit  s'être 
formé  au  moyen  âge.  Dans  les  environs  jaillit,  de  la  fameuse  «  grotte  du 
Chien  »,  une  source  d'acide  carbonique  visitée  par  la  foule  des  étrangers. 
D'autres  jets  de  gaz  et  d'eau  sulfureuse  s'élancent  de  tous  les  terrains  des 
environs,  et  c'est  à  eux  que  Pouzzoles  devrait  son  appellation,  si  la  véritable 
signification  du  mot  est  celle  de  «  Ville  puante  ».  En  revanche,  la  ville  a 
donné  son  nom  à  la  terre  de  pouzzolane,  lave  désagrégée  par  les  eaux  qui 
fournit  un  excellent  mortier  et  qui  servit  dans  l'antiquité  à  construire  des 
amphithéâtres,  des  temples,  des  villas,  des  môles  et  des  bassins.  On  voit 
encore  à  Pouzzoles  quelques  restes  de  la  jetée  à  laquelle  se  rattachait  le 
fameux  pont  de  Baïa,  construit  en  travers  du  golfe  par  Caligula- 

Les  rivages  de  la  baie  de  Pouzzoles  ont  fréquemment  changé  de  niveau. 
Les  trois  colonnes  d'un  temple  de  Neptune,  dit  de  Sérapis,  en  sont  une 
preuve  bien  connue.  Après  l'époque  romaine,  peut-être  lors  de  quelque 
éruption  non  mentionnée  dans  l'histoire,  l'édifice  s'affaissa  dans  les  eaux 
avec  la  berge  qui  le  portait  ;  ses  colonnes  durent  baigner  dans  la  mer 
pendant  de  longues  années  ou  même  pendant  des  siècles,  car  jusqu'à  la 
hauteur  d'environ  six  mètres  et  demi,  on  voit  sur  les  fûts  de  marbre  les 

u  62 


490  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

enveloppes  des  serpules  et  les  innombrables  trous  creusés  par  les  pholades. 
A.  une  autre  époque,  sur  laquelle  les  chroniques  restent  également  muettes, 
le  temple  surgit  de  nouveau,  avec  assez  de  régularité  dans  son  mouvement 
d'élévation  pour  que  la  colonnade  restât  partiellement  debout.  Tout  porte 
à  croire  que  cette  émersion  eut  lieu  en  1558,  lorsque  la  «  Montagne  Nou- 
velle »  (Monte  Nuovo)  fut  rejetée  par  l'officine  intérieure  des  laves  et  des 
cendres.  En  quatre  jours  l'énorme  cône,  haut  de  130  mètres  et  d'un 
pourtour  de  plusieurs  kilomètres,  jaillit  de  la  plaine  basse  qui  continuait 
le  golfe  vers  le  nord  ;  le  village  de  Tripergola  fut  enseveli  sous  les  cendres  ; 
toute  une  plage,  dite  la  Starza,  se  forma  au  pied  de  la  falaise  de  l'ancien 
littoral,  et  deux  nappes  d'eau  qui  s'étendent  à  l'ouest  du  Monte  Nuovo 
cessèrent  de  communiquer  avec  la  mer  et  prirent  une  autre  forme. 

Un  de  ces  lacs,  le  plus  rapproché  du  golfe,  était  ce  fameux  Lucrin,  tant 
apprécié  des  gourmets  de  Rome  à  cause  de  ses  huîtres  ;  une  simple  flèche  de 
sable,  percée  d'un  «  grau  »  naturel  où  passaient  les  petites  embarcations,  le 
séparait  de  la  mer  :  cette  plage  était,  suivant  la  tradition,  une  digue  élevée 
par  Hercule,  lorsqu'il  revenait  d'Ibérie,  chassant  devant  lui  les  troupeaux 
de  Géryon.  L'autre  lac,  qu'un  détroit  unissait  alors  au  Lucrin,  est  l'Averne, 
dont  Virgile,  se  conformant  aux  vieilles  légendes,  avait  fait  l'entrée  des 
enfers.  Ses  eaux,  claires,  poissonneuses  et  profondes  d'environ  120  mètres, 
emplissent  un  ancien  cratère  qui  n'a  plus  rien  de  bien  effrayant  et  n'émet 
plus  de  gaz  mortels  :  en  dépit  de  l'étymologie  de  son  nom,  les  oiseaux  volent 
sans  danger  au-dessus  du  lac  et  se  reposent  sur  les  bords.  Pourtant  les  vieux 
souvenirs  classiques  de  l'enfer  païen  hantent  encore  les  alentours  du  cratère 
lacustre;  une  nappe  marécageuse  du  bord  de  la  Méditerranée,  le  lac  Fusaro, 
est  devenue  l'Achéron  des  ciceroni;  à  côté  se  trouve  l'antre  de  Cerbère  ;  le 
Cocyte  est  le  ruisseau  paresseux  de  l'Acqua  Morta  qui  s'écoule  de  l'étang 
dans  la  mer;  le  lac  Lucrin,  ou  plutôt  une  source  qui  s'y  déverse,  est  le 
Styx  ;  une  grotte  artificielle,  reste  d'une  route  souterraine  que  les  anciens 
avaient  creusée,  du  lac  Averne  à  la  mer,  est  devenue  la  grotte  de  la  Sibylle. 
Les  habitants  de  Cumes,  la  cité  de  fondation  chalcidique  dont  on  voit  encore 
quelques  débris  au  bord  de  la  mer,  entre  le  lacdePatria  et  celui  de  Fusaro, 
avaient  apporté  dans  leur  nouvelle  patrie  ces  mythes  de  l'Hellade  dont  la 
poésie  s'est  emparée  pour  les  faire  vivre  jusqu'à  nos  jours. 

Pour  contraster  avec  leTartare,  il  faut  des  Champs-Elysées,  et  l'on  donne, 
en  effet,  ce  nom  à  une  partie  de  la  péninsule  de  Baïa,  dont  les  voluptueux 
Romains  avaient  fait  le  séjour  le  plus  enchanteur  de  l'univers  :  tous  les 
grands  y  possédaient  leur  villa;  Marius,  Pompée,  César,  Auguste,  Tibère, 
Claude,  Agrippine,  Néron,  y  résidèrent  et  leurs  palais  furent  le  théâtre  de 


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GOLFE    DE    NAPLES    ET    LE  VESUVE 


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CHAMPS  PHLÉGRÉENS.  491 

mainte  effroyable  tragédie.  Actuellement  il  ne  reste  de  tous  ces  édifices  que 
des  ruines  à  demi  écroulées  dans  les  flots.  La  nature  a  repris  le  dessus  et  les 
seules  curiosités  de  la  péninsule,  avec  les  huîtrières  du  lac  Fusaro,  sont  les 
collines  de  tuf  et  les  cratères.  Le  cap  terminal,  le  célèbre  promontoire  de 
Misène,  est  un  de  ces  anciens  volcans,  et  jadis  faisait  partie  d'un  groupe 
d'éruption  beaucoup  plus  considérable  qui  comprenait  aussi  la  charmante 
petite  île  deProcida,  séparée  de  la  côte  par  un  canal  de  moins  de  dix-huit 
mètres  de  profondeur.  La  vue  que  l'on  contemple  du  cap  Misène  est  une  des 
plus  vantées  de  la  planète  :  de  là  on  voit  dans  son  entier  cet  admirable  golfe 
de  Naples,  «  morceau  du  ciel  tombé  sur  la  terre.  »  Ischia,  la  formidable 
Capri,  le  promontoire  de  Sorrente,  bleui  par  l'éloignement,  le  Vésuve  à  la 
double  enceinte,  le  collier  de  villes  blanches  qui  entoure  le  golfe,  les  mai- 
sons de  Naples  qui  ruissellent  sur  les  pentes,  lePausilippe,  avec  lequel  sem- 
ble se  confondre  Nisida,  les  plaines  de  la  Campanie,  se  déroulent  dans  le 
cadre  merveilleux  formé  par  la  mer  et  l'Apennin. 

L'île  de  Procida  réunit  le  massif  des  champs  Phlégréens  à  la  chaîne  des 
volcans  insulaires  qui  se  développe  au  large  du  golfe  de  Gaëte.  La  plus 
importante  de  ces  îles  est  Ischia,  presque  rivale  du  Vésuve  par  la  hauteur 
apparente  de  son  volcan,  l'Epomeo.  Celui-ci,  qu'entourent  dix  ou  douze  cônes 
parasites,  s'est  ouvert  latéralement  plusieurs  fois  pendant  l'époque  historique. 
Une  grande  éruption  de  la  montagne  eut  lieu  en  1502,  et  la  crevasse  vomit 
alors  des  laves  tellement  compactes,  que  jusqu'à  présent  elles  se  sont  refusées 
à  porter  toute  végétation.  On  a  remarqué  que  le  Vésuve  se  trouvait  alors 
dans  une  période  de  repos,  deux  fois  séculaire;  mais  comme  s'il  y  avait 
alternance  dans  les  foyers  d'activité,  l'Epomeo  est  redevenu  tranquille  depuis 
que  le  Vésuve  a  repris  le  jeu  de  ses  explosions;  de  même,  lorsque  le  Monte 
Nuovo  jaillit  du  sol,  le  grand  volcan  de  Naples  rentra  dans  une  période  de 
sommeil  qui  dura  cent  trente  années.  Quoi  qu'il  en  soit  de  cette  alternance 
présumée  dans  le  mouvement  des  laves,  Ischia  reposa  cinq  siècles  et  demi  ; 
elle  n'a  d'autre  issue  pour  le  dégagement  des  gaz  que  ses  quarante  sources 
thermales,  qui  contribuent,  avec  l'air  pur  et  la  beauté  de  l'île,  à  augmenter 
chaque  année  le  flot  des  visiteurs  ;  le  tremblement  de  terre  qui  détruisit  ré- 
cemment la  capitale  de  l'île,  Casamicciola,  semble  avoir  été  produit  par  un 
écroulement  souterrain.  Une  fougère,  commune  dans  l'Amérique  du  Sud, 
ne  se  voit  en  Europe  que  dans  l'île  d'Ischia;  elle  s'est  maintenue  depuis  les 
âges  géologiques,  grâce  à  la  tiédeur  des  sources. 

Il  est  certain  qu'à  une  époque  géologique  moderne  la  masse  insulaire  a 
été  soulevée,  puisque  ses  laves  trachytiques  reposent  en  maints  endroits  sur 
des  argiles  et  des  marnes  contenant  des  coquillages  semblables  à  ceux  qui 


492  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

vivent  encore  dans  la  Méditerranée  :  des  phénomènes  analogues  ont  eu  lieu 
sur  les  plages  de  Pouzzoles  et  de  Sorrentc,  mais  le  mouvement  d'élévation 
paraît  avoir  été  beaucoup  plus  considérable  dans  l'île  d'Ischia,  car  on  y  a 
reconnu  les  restes  de  coquilles  récentes  jusqu'à  600  mètres  de  hauteur.  Ischia 
diminue  maintenant,  par  suite  du  travail  d'érosion  que  font  les  vagues  à  la 
base  des  promontoires  de  tuf.  Il  en  est  de  môme  pour  les  autres  îles  dont  la 
rangée  se  prolonge  au  nord-ouest.  Vcntotiene,  l'ancienne  Pandataria,  qui  fut 
un  lieu  d'exil  pour  les  princesses  romaines,  est  un  âpre  rocher  de  trachyte 
ne  gardant  plus  qu'une  sorte  de  chapeau  de  scories  et  de  cendres  ;  tout  le 
reste  a  été  balayé  par  les  eaux,  et  les  deux  îles  de  Ventotiene  et  de  San  Stefa- 
no,  jadis  parties  d'un  même  volcan,  sont  devenues  deux  terres  distinctes. 
Ponza,  autre  lieu  de  bannissement  du  temps  des  Romains,  était  également, 
avec  les  deux  îles  voisines,  Palmarola  et  Zannone,  le  fragment  d'une  enceinte 
de  volcan  démoli  depuis  par  les  vagues.  Mais  ce  volcan  s'appuyait  sur  des 
calcaires  comme  ceux  du  continent  voisin,  car  l'extrémité  orientale  de  Zan- 
none se  compose  d'une  roche  jurassique  absolument  semblable  à  celle  du 
Monte  Circello,  qui  se  dresse  en  face,  sur  la  côte  romaine. 

Le  Vésuve,  la  montagne  à  la  fois  chérie  et  redoutée  des  Napolitains,  fut 
aussi,  aux  temps  préhistoriques,  un  volcan  insulaire;  des  coquillages  marins 
mêlés  au  tuf  du  Monte  Somma  prouvent  que  cette  partie  du  volcan  était 
jadis  immergée,  et  du  côté  du  continent  la  montagne  est  encore  entourée  de 
plaines  basses  qui  prolongent  la  mer  des  eaux  par  leur  mer  de  verdure.  On 
sait  comment  la  paisible  montagne,  couverte  jadis  des  plus  riches  cultures 
jusque  dans  le  voisinage  du  sommet  noirci,  révéla  par  une  explosion  sou- 
daine la  force  terrible  qui  sommeillait  dans  ses  profondeurs.  Il  y  a  dix-huit 
siècles  bientôt  que  le  dôme  du  Vésuve,  brusquement  soulevé,  fut  réduit 
en  poudre  et  projeté  dans  l'espace.  Le  nuage  de  cendres  lancé  dans  les  airs 
cacha  toute  la  contrée  sous  d'immenses  ténèbres  ;  jusqu'à  Rome  le  soleil  en 
fut  obscurci,  et  l'on  crut  que  la  grande  nuit  de  la  Terre  allait  commencer. 
Quand  la  lumière  reparut  vaguement  dans  le  ciel  roux,  tout  était  mécon- 
naissable; la  montagne  avait  perdu  sa  forme;  les  cultures  avaient  disparu 
sous  la  couche  de  débris,  et  des  villes  étaient  ensevelies  avec  ceux  des  habi- 
tants qui  n'avaient  pu  s'enfuir  :  on  ne  les  a  retrouvées  que  de  nos  jours. 

Depuis  le  terrible  événement,  le  Vésuve  a  fréquemment  vomi  des  laves  et 
des  cendres  ;  il  est  même  arrivé,  en  472,  que  ses  poussières  d'éruption  ont 
été  transportées  par  le  vent  jusqu'à  Constantinople,  à  la  distanee  de  1,160 
kilomètres.  Jamais  on  n'a  constaté  de  périodicité  clans  ces  divers  pa- 
roxysmes ;  le  Vésuve  s'est  parfois  reposé  assez  longtemps  pour  que  des  forêts 
aient  pu  naître  et  grandir  aux  abords  mêmes  du  cratère  ;  mais  depuis  la  fin 


>    s: 


VESUVE. 


495 


du  dix-septième  siècle  les  éruptions  sont  devenues  plus  nombreuses  :  il  ne 
se  passe  guère  de  décade  qu'il  n'y  en  ait  une  ou  deux.  Chacune  d'elles  modifie 
le  profil  de  la  montagne  :  tantôt  le  grand  cône  terminal  a  la  forme  la  plus 
régulière,  tantôt  il  est  découpé  par  des  brèches  en  deux  ou  trois  pyramides 
distinctes  ;  suivant  les  époques ,  il  est  percé  d'un  simple  cratère,  au  fond 
duquel  bouillonnent  les  laves,  ou  bien  parsemé  de  lacs  ou  de  pustules  d'érup- 
tion, ou  muni  d'un  puissant  vomitoire  dont  les  rebords  s'emboîtent  les  uns 
dans  les  autres  ou  se  croisent  diversement.  La  hau  teur  du  sommet  ne  change  pas 
moins  que  sa  forme,  et  les  mesures  les  plus  précises  indiquent,  d'éruption  en 


ÉRUPTION     DU    VÉSUVE,     LE    26    AVRIL    1872. 

Dessin  de  Taylor,  d'après  M.  A.  Heim. 


éruption,  des  altitudes  différentes,  quoique  toutes  probablement  inférieures 
à  celle  qu'avait  la  montagne  avant  l'explosion  de  79;  le  fragment  ruiné 
de  l'enceinte  qui  se  développe  en  croissant  autour  de  l'ancien  cratère  dit  Atrio 
del  Cavallo  fait  supposer  que  la  masse  du  volcan  était  beaucoup  plus  considé- 
rable autrefois.  Toutes  ces  grandes  révolutions  sont  accompagnées  de  chan- 
gements intimes  dans  la  composition  des  laves  et  dans  la  nature  des  gaz. 
Grâce  au  voisinage  de  Naples,  toutes  ces  diverses  phases  de  l'activité  volca- 
nique sont  connues  désormais.  Les  Annales  du  Vésuve,  où  ces  phénomènes 


49ft  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE    UNIVERSELLE. 

sont  décrits  en  détail,  sont  assez  riches  déjà  pour  servir  à  l'histoire  com- 
parée de  tous  les  volcans,  et  un  observatoire,  que  l'on  a  bâti  sur  les  pentes 
du  cône  et  que  les  laves  ont  parfois  entouré  de  leurs  vagues  de  feu,  permet 
aux  savants  d'étudier  les  éruptions  à  leur  source  même. 

Le  Vésuve,  comme  tous  les  autres  volcans,  a  son  entourage  d'eaux  ther- 
males et  de  vapeurs  jaillissantes  ;  mais  il  n'est  point  accompagné  de  cônes 
secondaires.  Il  faut  aller  jusqu'au  centre,  et  même  sur  le  versant  oriental 
de  la  Péninsule,  pour  trouver  un  autre  volcan  :  c'est  le  mont  Vultur.  Cette 
masse  isolée  et  régulièrement  conique  est  plus  considérable  que  le  Vésuve 
lui-même  :  elle  le  dépasse  en  hauteur  de  cime  et  en  diamètre  de  base  ;  mais 
il  ne  paraît  pas  que  des  éruptions  y  aient  eu  lieu  depuis  les  temps  histo- 
riques; le  grand  cratère,  ouvert  sur  le  flanc  septentrional  de  la  montagne, 
n'émet  plus  que  de  légers  souffles  d'acide  carbonique,  au  bord  de  deux 
lacs  emplissant  le  fond  de  l'entonnoir.  Le  mont  Vultur  s'élève  sur  le  pro- 
longement d'une  ligne  tirée  d'Ischia  au  Vésuve,  et  c'est  précisément  sur  la 
même  ligne,  et  à  moitié  chemin  des  deux  grandes  montagnes,  le  Vésuve  et 
le  Vultur,  que  se  trouve  la  source  d'acide  carbonique  la  plus  abondante  de 
l'Italie;  elle  jaillit  du  petit  lac  ou  plutôt  de  la  mare  d'Ansanto  ou  du 
«  Manque  d'air  »,  ainsi  nommée  à  cause  de  ses  gaz  irrespirables.  Le  jet 
d'acide  s'échappe  d'une  fente  du  sol  avec  un  bruit  strident,  semblable  à 
celui  d'une  cheminée  de  forge.  Tout  autour,  la  terre  est  couverte  de  débris 
d'insectes  qui  ont  péri  soudain  en  pénétrant  dans  la  zone  d'air  mortel.  Au 
bord  du  lac,  les  Romains  avaient  élevé  un  temple  à  «  Junon  Méphitique1  ». 

Tout  effroyables  qu'ils  soient,  les  désastres  causés  dans  l'Italie  méridio- 
nale par  les  éruptions  de  laves  et  les  explosions  de  cendres  sont  moindres 
que  les  malheurs  produits  par  les  tremblements  déterre.  Quelques-unes  de 
ces  fatales  secousses  ont  évidemment  le  mouvement  intérieur  des  laves  pour 
cause  immédiate  :  ainsi,  quand  le  Vésuve  s'agite,  Torre  del  Greco  et  les  au- 
tres villes  situées  à  la  base  du  mont  sont  doublement  menacées  :  elles  risquent 
à  la  fois  d'être  rasées  par  les  laves  ou  bien  ensevelies  par  les  cendres  et 
d'être  renversées  par  les  trépidations  du  sol.  Mais,  outre  ces  tremblements 
volcaniques,  la  Basilicate  et  les  Calabres,  c'est-à-dire  les  provinces  comprises 
entre  les  deux  foyers  du  Vésuve  et  de  l'Etna,  ont  éprouvé  maintes  fois  des 
ébranlements  terribles  dont  l'origine  est  encore  inconnue.  Sur  un  millier 
de  tremblements  de  terre  observés  pendant  les  trois  derniers  siècles  dans 

1  Altitudes  des  volcans  du  Napolitain  : 

Vésuve 1,250  mètres.    I   Monte  Nuovo 134  mètres. 

Epomeo 768       »  Camaldules 158       » 

Vultur. 1,328       »  |   Rocca  Monfina 1,006       » 


VÉSUVE  ET  TREMBLEMENTS  DE  TERRE.  497 

l'Italie  méridionale,  la  plupart  ont  été  ressentis  dans  cette  région,  et  quel- 
ques-uns ont  exercé  une  force  de  destruction  dont  les  résultats  épou- 
vantent. 

Le  grand  désastre  le  plus  récent,  celui  de  décembre  1857,  coûta  la  vie  à 
plus  de  10,000  personnes,  à  Potenza  et  dans  les  environs;  mais  le  plus 
terrible  de  ces  ébranlements  raconté  par  l'histoire  fut  celui  de  1785,  qui 
secoua  la  pointe  extrême  de  la  péninsule  des  Calabres.  Le  premier  choc, 
dont  le  point  initial  se  trouvait  à  peu  près  au-dessous  de  la  ville  d'Oppido, 
dans  le  massif  de  l'Aspromonte,  ne  dura  que  cent  secondes,  et  ce  court 
espace  de  temps  suffit  pour  renverser  109  villes  et  villages,  contenant  une 
population  de  166,000  personnes,  dont  52,000  restèrent  écrasées  sous  les 
débris.  La  disposition  des  terrains  de  la  contrée  fut  pour  beaucoup  dans  ce 
désastre.  En  effet,  les  talus  ravinés  qui  s'appuient  sur  les  flancs  des  mon- 
tagnes granitiques  de  la  Calabre  Ultérieure  sont  composés  de  formations 
tertiaires,  sables,  marnes  et  argiles.  En  passant  à  travers  la  roche,  douée 
d'une  certaine  élasticité,  quoique  fort  dure,  les  secousses  se  propageaient 
régulièrement  sans  brusques  soubresauts;  mais,  arrivées  aux  terrains 
meubles,  elles  se  retardaient  soudain  ;  le  mouvement  se  troublait,  chan- 
geait de  direction,  et  de  grands  éboulis  se  produisaient;  marnes  et  sables 
s'écroulaient  en  entraînant  avec  eux  les  cultures  et  les  édifices  de  la  sur- 
face; comme  dans  la  plaine  de  San  Salvador,  en  Amérique,  des  secousses 
relativement  faibles  déterminaient  ainsi  d'effroyables  écroulements.  Telle 
est  la  cause  de  ces  lézardes  bizarres,  de  ces  étranges  déchirures  du  sol 
qui  firent  l'étonnement  des  savants  et  que  reproduisent  à  l'envi,  d'a- 
près les  figures  de  l'époque,  tous  les  ouvrages  de  géologie.  En  certains 
endroits,  la  terre  était  étoilée  de  fissures  comme  une  vitre  brisée  ;  ailleurs 
des  fentes  s'étaient  ouvertes  à  perte  de  vue  dans  les  profondeurs  ;  des 
ruisseaux  s'étaient  engouffrés  et  plus  loin  reparaissaient  en  lacs  ;  des 
marnes  délayées  avaient  coulé  sur  les  pentes  comme  des  fleuves  de  lave, 
noyant  les  maisons  et  recouvrant  les  cultures  d'une  couche  infertile.  Les 
ruines,  les  changements  de  niveau,  les  crevasses  béantes  rendaient  plusieurs 
sites  presque  méconnaissables.  Aux  désastres  causés  par  tous  ces  écroule- 
ments s'ajoutèrent  les  maux  occasionnés  par  les  tremblements  de  mer.  Une 
grande  partie  de  la  population  de  Scilla,  craignant  de  rester  sur  le  rivage 
vibrant,  s'était  réfugiée  sur  une  flottille  de  barques  ;  mais  une  énorme 
masse  de  terre,  se  détachant  d'une  montagne  voisine,  s'éboula  dans  les  eaux, 
et  la  vague  d'ébranlement  vint  se  heurter  sur  les  rives  avec  les  débris  des 
embarcations  rompues.  Puis  vinrent  la  famine,  causée  par  le  manque 
de  vivres,  et  le  typhus,  conséquence  ordinaire  de  tous  les  autres  fléaux, 
i.  •  63 


498  NOUVELLE   GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

S'il  est  encore  impossible  de  prévoir  les  tremblements  de  terre  et  de 
se  prémunir  contre  eux  autrement  que  par  une  construction  plus  in- 
telligente des  maisons,  il  est  du  moins  une  cause  de  misère  et  de  dépo- 
pulation que  les  habitants  du  Napolitain  peuvent  écarter,  puisque  leurs  an- 
cêtres y  avaient  réussi.  Du  temps  des  Grecs,  les  marais  du  littoral  étaient 
certainement  beaucoup  moins  nombreux  qu'ils  ne  le  sont  de  nos  jours;  les 
guerres  et  le  retour  des  populations  vers  la  barbarie  ont  détérioré  le  régime 
des  eaux  et,  par  conséquent,  le  climat  lui-même.  Baïa,  le  lieu  salubre  par 
excellence,  la  ville  de  campagne  des  voluptueux  Romains,  est  devenue  le 
séjour  de  la  malaria.  De  même,  l'ancienne  Sybaris,  la  ville  du  luxe  et  du 
plaisir,  est  remplacée  par  les  mares  de  la  plaine  Fiévreuse  (Febbrosa), 
«  terre  pourrie  qui  mange  plus  d'hommes  qu'elle  ne  peut  en  nourrir.  » 
Les  miasmes  paludéens,  tel  est  le  fléau  qui,  avec  la  misère  et  l'ignorance, 
décime  encore  les  habitants  de  la  Pouille,  de  la  Basilicate,  des  Calabres. 
Certaines  maladies  asiatiques,  l'éléphantiasis,  la  lèpre  même,  font  aussi 
leurs  ravages  parmi  ces  populations,  que  la  fertilité  du  sol  et  l'excellence 
du  climat  naturel  semblaient  destiner  à  une  grande  prospérité. 

En  effet,  les  contrées  napolitaines,  bien  nommées  Sicile  continentale, 
depuis  les  temps  de  la  domination  normande,  qui  fonda  le  royaume 
des  Deux-Siciles,  sont  une  région  favorisée.  Le  versant  occidental  surtout, 
baigné  par  une  quantité  suffisante  de  pluies  annuelles,  pourrait  devenir  un 
immense  jardin,  comme  le  sont  déjà  quelques-unes  de  ses  plages,  à  Sorrente, 
à  Salerne,  à  Reggio.  La  température  moyenne  de  Naples  est  semi-tropicale  ; 
en  hiver,  le  thermomètre  n'est  pas  même  inférieur  d'un  degré  à  la  hauteur 
qu'il  offre  à  Paris  pour  la  moyenne  de  toute  l'année.  La  neige  y  tombe  fort 
rarement  et  ne  se  montre  pendant  quelques  semaines  ou  quelques  mois  que 
sur  les  croupes  des  montagnes  \  Dans  les  jardins  et  les  vergers  du  bord  de  la 
mer,  la  végétation  est  d'une  richesse  toute  méridionale  :  les  orangers  et  les 
citronniers,  chargés  des  plus  beaux  fruits,  y  poussent  en  grands  arbres;  les 
dattiers,  se  groupant  en  bouquets,  y  déploient  leurs  éventails  de  feuilles,  et 
parfois,  à  Reggio  notamment,  ils  ont  mûri  leurs  fruits  ;  l'agave  américaine  y 
dresse  ses  hauts  candélabres;  la  canne  à  sucre,  le  cotonnier  et  d'autres  plantes 
industrielles,  qui  dans  le  reste  de  l'Europe  se  hasardent  à  peine  en  dehors 
des  serres,  vivent  ici  dans  les  champs  en  pleine  liberté.  Quant  à  l'olivier, 
l'arbre  par  excellence  des  plages  de  la  Méditerranée,  c'est  dans  les  Calabres 
qu'il  faut  en  parcourir  les  admirables  forêts,   non  moins  ombreuses  que 

1  Climat  du  Napolitain  : 

Température  moyenne.  Extrême  de  chaud.  Extrême  de  froid.  Pluies  annuelles. 

Naples 16%7  40°  —  5°  0ra  947 


CLIMAT  ET  POPULATIONS  DU  NAPOLITAIN.  499 

celles  de  nos  hêtres.  Même  la  roche  à  peine  saupoudrée  de  terre  végétale  et 
sans  humidité  apparente  est  fertile  ;  maint  promontoire  aux  falaises  ver- 
ticales porte  sur  ses  terrasses  de  culture  des  vignobles  et  des  vergers  aux 
excellents  produits.  Avec  la  Sicile,  l'Andalousie,  certains  districts  de  la 
Grèce  et  de  l'Asie  Mineure,  le  Napolitain  est  vraiment  l'idéal  de  la  zone 
chaude  tempérée;  seulement  quelques  steppes  du  versant  adriatique,  et  les 
hautes  vallées  des  Apennins,  qui  rappellent  le  centre  de  l'Europe,  contras- 
tent avec  la  magnificence  de  végétation  du  littoral. 


Cet  admirable  pays  est  habité  par  une  population  d'origines  très-diverses. 
Sans  remonter  jusqu'aux  âges  mythiques,  on  trouve  les  éléments  les  plus 
distincts  parmi  les  Napolitains  actuels. 

11  y  a  deux  mille  trois  cents  ans,  les  Samnites  occupaient  non-seulement 
les  Apennins,  mais  encore  toute  la  largeur  de  la  Péninsule,  d'une  mer  à 
l'autre  mer.  Plus  nombreux  que  les  Romains,  maîtres  d'un  territoire  plus 
étendu,  ils  seraient  devenus  les  conquérants  de  l'Italie,  s'ils  avaient  eu  la 
cohésion,  l'esprit  d'organisation,  la  discipline  qui  faisaient  la  force  de 
leurs  adversaires;  mais,  divisés  en  cinq  groupes  distincts,  parlant  cinq 
dialectes  italiques  différents,  ils  ne  possédaient  pas  une  individualité  natio- 
nale assez  précise.  Les  Samnites  de  la  montagne  se  disputaient  avec  leurs 
frères  de  la  plaine  ;  ceux  qui  avaient  gardé  la  barbarie  de  leurs  anciennes 
mœurs  étaient  en  guerre  ouverte  avec  les  Samnites  hellénisés  qui  vivaient 
dans  le  voisinage  des  cités  grecques  du  littoral. 

Tous  les  rivages  méridionaux  de  la  péninsule  italique  étaient  bordés  de 
villes  grecques,  depuis  l'antique  ville  de  dîmes,  fondée,  plus  de  mille  ans 
avant  notre  ère,  par  les  Cuméens  de  l'Asie  Mineure,  jusqu'à  Sipuntum,  au 
sud  de  la  moderne  Manfredonia.  Pompéi  du  versant  adriatique,  Sipuntum  est 
recouverte  d'ail uvions,  sous  lesquelles  on  a  retrouvé  temple,  portiques  et 
nécropole.  Dans  ces  régions  du  midi,  le  fond  de  la  population  diffère  beau- 
coup de  celui  des  autres  parties  de  la  Péninsule.  Tandis  que  les  éléments 
celtiques,  étrusques,  latins  dominent  au  nord  du  Monte  Gargano,  ce  sont 
les  Hellènes,  les  Pélasges  et  des  races  alliées  qui  semblent  avoir  eu  la  pré- 
pondérance au  sud.  Non-seulement  les  Grecs  civilisés,  Ioniens  et  Doriens, 
y  avaient  fondé  assez  de  colonies  pour  en  faire  une  «  Grande  Grèce  », 
mais  les  indigènes  eux-mêmes,  les  Iapygiens  barbares,  parlaient  un  idiome 
que  l'on  croit  avoir  été  très-rapproclié  de  la  langue  hellénique;  peut-être 
l'hypothèse  de  Mommsen,  qui  voit  en  eux  les  descendants  de  tribus  de 
même  origine  que  les  Albanais  du  littoral  opposé  de  l'Adriatique,  est-elle 


500  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

fondée;  mais,  en  tout  cas,  ils  étaient  les  parents  des  Grecs  par  la  race,  et 
cette  parenté  facilita  la  rapide  hellénisation  du  peuple. 

Plus  tard,  tous  les  méridionaux  de  l'Italie,  descendants  des  Iapygiens  et  des 
Grecs,  eurent  à  s'incliner  devant  la  toute-puissance  de  Rome  et  à  recevoir  ses 
vétérans  et  ses  colons,  mais  ils  ne  se  latinisèrent  point  complètement.  Eux 
qui  avaient  donné  à  Rome  presque  tous  ses  premiers  auteurs  et  ses  maîtres 
en  poésie,  Andronicus,  Ennius,  Narvius,  ne  se  prêtèrent  que  difficilement  à 
parler  la  langue  des  conquérants.  Après  la  chute  de  l'empire  romain,  l'au- 
torité des  Césars  de  Gonstantinople,  qui  put  se  maintenir  encore  longtemps 
dans  l'Italie  méridionale,  rendit  au  grec  son  rang  d'idiome  prépondérant, 
puis  les  patois  romanisés  reprirent  peu  à  peu  le  dessus.  Mais  l'ignorance 
même  et  la  barbarie  dans  laquelle  retombèrent  les  habitants  des  contrées  à 
demi  grecques  ne  leur  permirent  pas  de  se  faire  au  nouveau  milieu  qui  les 
entourait  ;  ils  conservèrent  partiellement  leur  langue  et  leurs  mœurs,  et,  de 
nos  jours  encore,  plusieurs  districts  des  provinces  méridionales  ne  sont  ita- 
liens qu'en  apparence  ;  on  cite  même  huit  villages  de  la  Terre  d'Otrante 
où  l'on  parle  le  dialecte  hellénique  du  Péloponèse  ;  mais  les  habitants  du 
pays  sont  probablement  les  descendants  de  fugitifs  du  moyen  âge.  Ce  n'est 
point  sans  raison  que  la  mer  de  Tarente  a  toujours  son  nom  de  mer 
Ionienne.  En  gardant  leurs  sonores  appellations  grecques,  Naples  ou  Napoli, 
Nicastro,  Tarente,  Gallipoli,  Monopoli  ont  aussi  gardé  dans  leur  population 
bien  des  traits  qui  font  penser  aux  temps  de  la  Grande  Grèce. 

De  toutes  les  cités  du  Napolitain,  Reggio  ou  «  la  Ville  du  détroit  »  (de  la 
Rupture)  est,  paraît-il,  celle  où  l'usage  du  grec  s'est  conservé  le  plus 
longtemps  ;  vers  la  fin  du  treizième  siècle,  les  patriciens  de  la  ville,  qui  se 
vantent  tous  d'être  de  pure  race  ionienne,  parlaient  encore,  dit-on,  la 
langue  de  leurs  ancêtres.  Dans  plusieurs  villages  de  l'intérieur,  où  ni  le 
commerce,  ni  les  invasions  guerrières  ne  sont  venus  modifier  les  anciennes 
mœurs,  le  grec  était  naguère  l'idiome  du  pays;  des  chants  recueillis  à 
Bova,  bourgade  située  non  loin  de  la  pointe  méridionale  de  l'Italie,  sont  en 
beau  dialecte  ionien,  plus  rapproché,  dit-on,  de  la  langue  de  Xénophon  que 
le  romaïque  de  la  Grèce.  Récemment  encore,  à  Roccaforte  del  Greco,  à  Con- 
dofuri,  à  Cardeto,  le  grec  était  parlé  par  les  paysans,  et  lorsqu'on  les 
appelait  devant  les  tribunaux  comme  témoins  ou  comme  accusés,  les  magis- 
trats devaient  être  assistés  d'un  interprète.  Actuellement  tous  les  jeunes  gens 
parlent  italien;  la  langue  maternelle  est  oubliée,  mais  le  type  se  conserve 
encore.  A  Cardeto,  hommes  et  femmes,  surtout  celles-ci,  sont  d'une  beauté 
remarquable  :  «  ce  sont  toutes  des  Minerves,  »  dit  un  historien  du  pays. 
Leur  principal  métier,  source  de  bien-être  dans  leur  village,  est  de  servir 


POPULATIONS  NAPOLITAINES.  501 

de  nourrices  aux  enfants  des  bourgeois  de  Reggio.  De  même  les  femmes  de 
Bagnara,  entre  Scilla  et  Palmi,  sont  d'une  étonnante  beauté,  célébrée 
d'ailleurs  par  un  proverbe  italien  ;  mais  elles  ont  un  type  quelque  peu 
farouche,  où  Ton  croit  discerner  une  trace  d'origine  arabe  ;  leur  visage  n'a 
pas  la  noble  placidité  de  la  figure  grecque. 

On  raconte  que  les  femmes  des  villages  encore  helléniques  des  Ca  labres 
exécutent  fréquemment  une  danse  sacrée,  qui  dure  pendant  des  heures  et 
qui  ressemble  tout  à  fait  à  celle  que  l'on  voit  représentée  sur  les  anciens 
vases  ;  seulement  elles  dansent  devant  l'église  et  non  plus  devant  les  temples, 
et  ce  sont  des  prêtres  qui  bénissent  leurs  cérémonies.  Lors  des  enterrements, 
des  pleureuses  accompagnent  le  mort  en  poussant  des  cris  et  recueillent 
précieusement  leurs  larmes  dans  des  lacrymatoires.  Ailleurs,  notamment 
dans  les  environs  de  Tarente,  les  enfants  consacrent  leur  chevelure  aux 
mânes  des  parents  défunts.  Avec  ces  anciennes  mœurs  s'est  également 
maintenue  l'ancienne  morale.  La  femme  est  encore  considérée  comme  un 
être  très-inférieur  à  l'homme  ;  sa  position  n'a  guère  changé  depuis  deux 
mille  ans  dans  cette  partie  de  la  Grande  Grèce.  Même  à  Reggio,  les  dames 
de  la  bourgeoisie  et  de  la  noblesse  qui  se  conforment  à  la  tradition  restent 
dans  le  gynécée;  elles  ne  vont  point  au  théâtre,  sortent  rarement,  et,  quand 
elles  se  promènent,  elles  se  font  accompagner,  non  par  leur  mari,  mais  par 
des  suivantes  aux  pieds  nus. 

Aux  éléments  samnites,  iapygiens  et  grecs  qui  ont  formé  la  grande 
masse  de  la  population  de  l'Italie  méridionale,  il  faut  ajouter  les  Etrus- 
ques de  la  Campanie  ;  les  Sarrasins,  qui  s'établirent  dans  la  presqu'île  du 
Gargano  et  ceux  dont  on  croit  reconnaître  les  descendants,  dans  la  Campanie, 
à  la  «  marine  »  de  Reggio,  à  Bagnara  et  dans  plusieurs  autres  villes  de  la  côte  ; 
les  Lombards  de  Bénévent,  qui  parlaient  encore  leur  langue  il  y  a  huit  cents 
ans;  les  Normands,  dont  les  fils  seraient  actuellement  des  pâtres  de  la  mon- 
tagne; enfin  les  Espagnols,  que  l'on  retrouve  en  plusieurs  villes  du  littoral, 
notamment  à  Barletta  dans  l'Apulie.  De  tous  les  étrangers  domiciliés  dans 
l'Italie  méridionale,  ceux  qui  ont  fourni  le  contingent  le  plus  considérable 
pendant  les  derniers  siècles  sont  probablement  les  Albanais.  Ils  sont  nom- 
breux sur  tout  le  versant  oriental  de  la  Péninsule,  du  promontoire  de  Gargano 
à  l'extrémité  des  Calabres.  Dès  1440,  un  de  leurs  clans  s'était  établi  en  Italie, 
mais  la  grande  émigration  se  fit  pendant  la  dernière  moitié  du  quinzième 
siècle,  après  les  héroïques  luttes  soutenues  par  le  grand  Scanderbeg; 
les  Chkipétars  vaincus  n'avaient  alors  d'autre  ressource  que  l'expatriation 
pour  échapper  au  joug  des  Musulmans.  Les  rois  de  Naples,  heureux  d'ac- 
cueillir dans  leur  armée  de  si  vaillants  soldats,  concédèrent  aux  familles 


502  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

albanaises  plusieurs  villages  ruinés  et  des  terres  incultes,  qui  sont  main- 
tenant parmi  les  mieux  exploitées  de  l'Italie  du  Midi.  Les  descendants  des 
Chkipétars,  domiciliés  pour  la  plupart  dans  la  Bàsilicate  et  les  Calabres, 
comptent  au  nombre  des  plus  utiles  citoyens  de  l'Italie;  ils  se  sont  mis  à 
la  tête  du  mouvement  intellectuel  dans  l'ancien  royaume  de  Naples,  et 
lorsqu'il  s'est  agi  de  le  délivrer  des  Bourbons,  ils  étaient  parmi  les  pre- 
miers dans  l'armée  libératrice  de  Garibaldi.  Un  grand  nombre  d'Albanais 
se  sont  complètement  italianisés,  mais  il  s'en  trouve  encore  plus  de  80,000 
qui  n'ont  oublié  ni  leur  origine,  ni  leur  langage;  en  1854,  dans  son  ou- 
vrage intitulé  Colonie  straniare  d'Italia,  Bundelli  les  évaluait  pour  les 
l)eux-Siciles,  au  nombre  de  85,640. 

Quelle  que  soit  la  part  qu'il  faille  attribuer  aux  divers  éléments  ethniques 
dont  se  compose  la  population  napolitaine,  un  fait  est  incontestable,  c'est 
que  la  race  est  une  des  plus  belles  de  l'Europe.  Les  Calabrais,  les  monta- 
gnards de  Molise,  les  paysans  de  la  Bàsilicate  ont  une  taille  si  bien  prise, 
un  corps  si  merveilleusement  d'aplomb,  tant  de  souplesse  dans  les  membres 
et  d'agilité  dans  la  démarche,  qu'on  ne  songe  point  à  leur  reprocher  leur 
petite  taille,  comparée  à  celle  des  hommes  du  Nord.  On  ne  s'arrête  pas  non 
plus  à  ce  que  les  traits  de  beaucoup  de  femmes  napolitaines  pourraient  avoir 
d'irrégulier,  tant  elles  ont  une  physionomie  mobile  et  pleine  d'expression. 
Les  figures  des  enfants,  avec  leurs  grands  yeux  noirs  et  leur  bouche  si  fine 
et  si  bien  formée,  brillent  de  la  plus  vive  intelligence,  quoique  souvent 
les  vulgarités  de  la  vie  misérable  à  laquelle  un  trop  grand  nombre  d'entre 
eux  sont  condamnés  finissent  par  éteindre  leur  regard  et  avilir  leur 
physionomie.  Mais  l'immense  poids  d'ignorance  qui  pèse  sur  la  race 
n'empêche  pas  qu'elle  ne  soit  admirablement  douée.  La  contrée  qui  compte 
tant  de  grands  hommes,  depuis  les  temps  presque  mythiques  de  Pythagore, 
n'est  inférieure  à  aucune  autre  par  le  génie  naturel  de  sa  population.  Ses 
philosophes,  ses  historiens,  ses  légistes  ont  exercé  une  action  puissante 
dans  le  mouvement  de  la  pensée  humaine,  et  le  nombre  des  musiciens  de 
premier  ordre  qu'elle  a  fourni  au  monde  est  relativement  très-considérable. 
Il  appartenait  aux  Napolitains  de  chanter  la  nature  et  la  vie. 

Et  pourtant  la  majorité  des  habitants  de  l'Italie  méridionale  est  encore, 
à  bien  des  égards,  au  dernier  rang  parmi  les  Européens.  Depuis  l'époque 
des  libres  cités  helléniques,  analogue  à  celle  qu'eurent  à  parcourir,  dans 
un  autre  cycle  de  l'histoire,  les  républiques  du  nord  de  l'Italie,  le  pays 
ne  s'est  jamais  appartenu  :  il  n'a  fait  que  changer  de  maîtres  ;  tous  les 
conquérants  l'ont  tour  à  tour  dévasté  avec  violence  ou  méthodiquement 
opprimé.    A  l'exception   d'Amalfî ,    aucune   ville  du  Napolitain  n'eut  le 


MŒURS  DES  NAPOLITAINS.  503 

bonheur  de  pouvoir  s'administrer  longtemps  elle-même  comme  le  faisaient 
tant  de  cités  républicaines  de  l'Italie  du  Nord.  La  position  géographique  de 
la  contrée  qui  fut  la  Grande  Grèce  la  mettait  tout  particulièrement  en  dan- 
ger :  au  centre  même  de  la  Méditerranée,  elle  se  trouvait  sur  le  chemin  de 
tous  les  pirates  et  de  tous  les  envahisseurs,  Sarrasins  ou  Normands,  Espa- 
gnols ou  Français,  et  l'absence  de  toute  cohésion  naturelle  entre  les  diverses 
régions  du  pays  ne  permettait  pas  aux  populations  de  résister.  Le  midi  de 
l'Italie  n'a  pas  de  grand  bassin  fluvial  comme  la  Lombardie,  la  Toscane, 
TOmbrie  et  Rome  ;  il  n'a  pas  de  centre  de  gravité  pour  ainsi  dire,  et  s'enfuit 
de  toutes  parts  en  versants  distincts.  Ce  manque  d'unité  géographique  enlevait 
à  la  contrée  son  individualité  historique  et  la  livrait  d'avance  à  l'étranger. 
Le  régime  politique  sous  lequel  les  populations  napolitaines  vivaient 
récemment  encore  était  des  plus  humiliants  :  toute  initiative  devait  s'y 
étouffer.  «  Mon  peuple  n'a  pas  besoin  de  penser  !  »  écrivait  le  roi  de  Naples 
Ferdinand  II .  Une  idée,  une  parole  que  la  censure  avait  interdites,  par  peur  ou 
par  ignorance,  étaient  considérées  comme  des  crimes  et  punies  avec  la  plus 
grande  sévérité.  Nul  autre  droit  que  celui  de  la  mendicité  et  de  la  dépra- 
vation morale!  La  science  était  obligée  de  se  faire  toute  petite;  l'histoire 
devait  se  réfugier  dans  les  catacombes  de  l'archéologie  ;  un  reste  de  vie 
littéraire  ne  pouvait  se  maintenir  que  par  sa  corruption  ou  sa  futilité;  bien 
peu  nombreux  étaient  les  Napolitains  qui  parvenaient  à  force  d'énergie,  et 
sans  recourir  à  l'expatriation,  à  prendre  rang  parmi  les  hommes  illustres 
de  l'Italie.  Hors  des  grandes  villes,  les  écoles  étaient  des  établissements 
presque  inconnus  et  partout  surveillés  par  une  police  soupçonneuse.  Les 
hommes  qui  savaient  lire  et  écrire  étaient  mal  vus  et,  pour  ne  pas  être 
accusés  d'appartenir  à  quelque  société  secrète,  ils  étaient  obligés  de  se 
faire  hypocrites.  Les  vieilles  superstitions  avaient  gardé  tout  leur 
empire;  la  masse  du  peuple,  encore  iapygienne  et  grecque  par  ses  pra- 
tiques dévotieuses,  c'est-à-dire  païenne,  obéissait  à  de  véritables  halluci- 
nations dans  sa  croyance  au  monde  des  esprits  :  à  cet  égard,  elle  valait 
les  Morlaques  de  Dalmatie  et  les  Albanais.  On  sait  avec  quelle  fureur 
d'idolâtrie  la  population  de  Naples  se  précipite  encore  au-devant  de  la  statue 
de  saint  Janvier  et  de  quelles  insultes  elle  l'accable  quand  il  tarde  trop  à 
liquéfier  son  sang  miraculeux.  Il  en  est  de  même  dans  la  plupart  des  autres 
villes  du  Napolitain  :  chacune  d'elles  a  son  patron  adoré,  ou  plutôt  son 
dieu;  mais  si  le  dieu  ne  protège  pas  son  peuple,  il  est  conspué  comme  un 
ennemi.  Encore  en  1858,  des  villageois  des  Calabres,  irrités  d'une  longue 
sécheresse,  emprisonnèrent  leurs  saints  les  plus  vénérés.  Vers  la  même 
époque,  Barletta,  dans  la  Pouille,  eut  le  triste  honneur  d'être  la  dernière 


504  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

ville  d'Europe  à  brûler  des  protestants,  et  de  continuer  ainsi  la  tradition 

No   cs.  —  INSTRUCTION'  COMPARÉE  DCS  PROVINCES   DE  1,'lTALIE    ET   DES  PAYS  VOISINS,     EX    1870. 


►H 


^^LllVs^     W^IR  °  L,-^\R^Tftl,      ^       "HONGRIE 


deia20% 


de  3o  à  5o% 


de  5oà  70% 


de  70  à  80  % 


de  80  à  90%)  de  90  à  100% 


Suisse  Ain,  Isère.  Corse.  Tirol,  Istrie.  Dalmalie.  Bosnie. 

Doubs  B»e9-A]pes,H'cs-Alpes.  Alpe<-Maiitimes.  Croatie,  Emilie.  Carniole.  Afrique. 

Jura  Savoie,  H'sSavoie,  Var.  Ligurie.  Véné'ie,  Marches.  Abruzzcs.  Basilicale 

Styrie,  Carintliie.  Loraoardie.  Campane.  Pouillcs,  Ca'abrcs. 

Hongri  ■,  Piémont.  Toscane,  Ombrie.  Sardaignc.  Sicile,  Latium 


de  massacre  léguée  par  les  exterminateurs   des  Vaudois  de  la   Calabre 


MŒURS  DES  NAPOLITAINS.  505 

Tel  est  encore  le  fanatisme  dans  la  deuxième  moitié  du  dix-neuvième 
siècle  *  ! 

Une  des  principales  superstitions  des  Napolitains  est  relative  au  «  mauvais 
œil  ».  Le  malheureux  affligé  d'un  nez  en  bec  de  corbin  et  de  grands  yeux 
ronds  est  tenu  pour  un  jeteur  de  sorts,  un  jettatore,  et,  tout  honnête 
homme  qu'il  soit  d'ailleurs,  chacun  l'évite  comme  un  être  fatal.  Si,  par 
mauvaise  chance,  on  se  trouve  exposé  à  la  funeste  influence  de  son  regard, 
il  faut  s'empresser  de  lui  faire  les  cornes  ou  de  lui  opposer  la  puissance  de 
quelque  amulette,  ayant  la  même  forme  que  le  fascinwn  des  anciens;  les 
gris-gris  en  corail  surtout  ont  un  grand  pouvoir,  et  nombre  de  ceux  qui 
prétendent  ne  pas  croire  à  leur  vertu  sont  les  premiers  à  s'en  servir.  Quant 
aux  paysans  des  Calabres,  la  plupart  d'entre  eux  portent  au-dessous  de  la 
chemise  des  tableaux  de  saints  couvrant  toute  la  poitrine  en  guise  de  bou- 
cliers. Les  bêtes  domestiques  et  les  demeures  doivent  être  aussi  défendues 
par  des  objets  sacrés  et  des  dieux  lares.  A  Reggïo,  presque  toutes  les  mai- 
sons, toutes  peut-être,  sont  protégées  contre  les  influences  funestes  par  une 
espèce  de  cactus  placé  près  de  la  porte  ou  sur  le  balcon  :  on  ne  le  connaît 
pas  dans  le  pays  sous  un  autre  nom  que  celui  à'albero  del  maVocchio, 
«  arbre  du  mauvais  œil.  » 

Après  la  superstition,  l'un  des  grands  fléaux  de  l'Italie  méridionale  est 
le  brigandage.  Le  nom  des  Calabres  éveille  aussitôt  dans  les  esprits  l'idée 
de  meurtres  et  de  combats  à  main  armée;  en  entendant  parler  de  ce  pays, 
on  pense  immédiatement  à  des  bandits  parcourant  la  montagne  en  costume 
pittoresque  et  l'escopette  au  poing.  Malheureusement  le«  brigand  calabrais» 
n'est  point  un  simple  mythe  à  l'usage  des  drames  et  des  opéras  :  il  existe 
'bien  réellement,  et  ni  les  changements  de  régime  politique,  ni  la  sévérité 
des  lois,  ni  les  chasses  à  l'homme  organisées  tant  de  fois  n'ont  pu  le  faire 
disparaître.  Souvent,  après  des  battues  prolongées  et  de  nombreuses  fusil- 
lades, on  a  cru  à  l'extermination  complète  des  brigands,  et  les  autorités  se 
sont  mutuellement  envoyé  des  félicitations  officielles;  mais  le  répit  a  tou- 
jours été  de  peu  de  durée  et  les  meurtres  ont  recommencé  de  plus  belle. 

Ce  n'est  point  la  vengeance,  comme  en  Sardaigne  et  en  Corse,  qui  met 
les  armes  aux  mains  du  paysan  calabrais,  c'est  presque  toujours  la  misère. 
Dans  ce  pays,  où  la  féodalité,  abolie  en  droit,  n'en  existe  pas  moins  de 
fait,  le  sol  est  en  entier  accaparé  par  quelques  grands  propriétaires,  et  par 


1  Proportion  des  fiancés  qui  n'ont  pas  su  signer  leur  nom  (li 

Hommes.  Femmes. 

Campanie,  province  la  plus  instruite  du  Napolitain.       69  p.  100.  88  p.  100. 

Basilicate,  province  la  moins  instruite 85       »  96       » 

r.  64 


506  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

suite  le  paysan  ou  cafone  est  condamné  pour  vivre  à  un  travail  accablant 
et  mal  rémunéré.  Dans  les  années  de  grande  abondance,  alors  que  le  seigle, 
les  châtaignes,  le  vin  suffisent  à  son  entretien  et  à  celui  de  sa  famille,  il 
travaille  sans  se  plaindre;  mais  que  la  disette  se  fasse  sentir,  aussitôt  les 
brigands  foisonnent.  Unis  contre  l'ennemi  commun,  le  propriétaire  féodal, 
le  gualano,  ils  mettent  le  feu  à  sa  maison,  capturent  ses  bestiaux,  le  saisis- 
sent lui-même,  s'ils  le  peuvent,  et  ne  le  rendent  que  moyennant  une  forte 
rançon.  Quelques-uns  de  ces  bandits  finissent  par  devenir  de  véritables  bêtes 
fauves  altérées  de  sang;  mais,  tant  qu'ils  se  bornent  à  leur  premier  rôle  de 
«  redresseurs  de  torts  »,  ils  peuvent  compter  sur  la  complicité  des  autres 
paysans  :  les  pâtres  des  montagnes  leur  apportent  du  lait,  des  vivres,  les 
avertissent  du  danger,  donnent  le  change  aux  carabiniers  qui  les  pour- 
suivent. Tous  les  pauvres  sont  ligués  en  leur  faveur,  tous  se  refusent  à  les 
dénoncer  ou  à  témoigner  contre  eux.  D'ailleurs  la  plupart  des  bandits 
napolitains,  très-consciencieux  à  leur  manière,  sont  d'une  extrême  dévotion; 
ils  font  des  vœux  à  la  Vierge  ou  à  leur  patron  spécial  ;  ils  lui  promettent 
une  part  du  butin  et  l'apportent  religieusement  sur  l'autel  quand  ils  ont 
fait  leur  coup.  On  dit  que  plusieurs  d'entre  eux,  non  contents  de  porter  des 
amulettes  surtout  le  corps  pour  détourner  les  blessures,  se  font  une  incision 
à  la  main  pour  y  introduire  une  hostie  consacrée  et  donner  ainsi  une  vertu 
mortelle  à  chacune  de  leurs  balles. 

L'extrême  misère  des  paysans  du  midi  de  l'Italie  a  donné  lieu  à  une 
pratique  encore  plus  abominable  que  le  brigandage,  la  traite  des  enfants. 
Les  familles  sont  nombreuses  dans  les  montagnes  du  Napolitain  :  mais  la 
mortalité  est  très-forte  parmi  les  nouveau-nés  et  des  milliers  d'entre  eux 
sont  livrés  par  leurs  parents  à  la  charité  ou  à  l'incurie  publiques.  En  outre, 
des  industriels  étrangers,  chrétiens  et  juifs,  parcourent  les  campagnes, 
principalement  celles  de  la  Basilicate,  et,  moyennant  quelque  misérable 
pitance,  achètent  aux  parents  affamés  leurs  garçons  et  leurs  filles;  plus 
l'enfant  est  gracieux  et  intelligent,  plus  il  a  de  tristes  chances  d'entrer  dans 
la  chiourme  du  marchand  de  chair  humaine.  Celui-ci,  que  menacent  des 
lois  promulguées  récemment,  mais  qui  se  sent  protégé  par  la  coutume  et 
par  d'ignobles  complicités,  transporte  sa  denrée  vivante  en  France,  en 
Angleterre,  en  Allemagne,  et  jusqu'aux  États-Unis,  pour  en  faire  des  acro- 
bates, des  joueurs  d'orgue  et  de  vielle,  des  chanteurs  de  rues  ou  dé  simples 
mendiants.  Tout  est  calculé  dans  ce  honteux  commerce  ;  les  entrepreneurs 
savent  d'avance  ce  que  coûteront  le  transport  et  la  mortalité,  ce  que  rapporte- 
ront le  travail  et  les  vices  de  leurs  petits  esclaves.  Une  des  bourgades  de  la 
Basilicate,  Viggiano,  est  spécialement  exploitée  par  eux,  à  cause  du  génie 


INDUSTRIE  DES  NAPOLITAINS.  507 

des  habitants  pour  la  musique.  Tous  jouent  de  quelque  instrument  avec 
un  remarquable  goût  naturel. 

L'émigration  libre  commence  aussi  à  devenir  très-active,  et,  si  le  gouver- 
nement italien  ne  prenait  des  mesures  pour  empêcher  les  jeunes  gens 
d'échapper  à  la  conscription,  quelques  districts  se  dépeupleraient  rapidement 
au  profit  de  l'Amérique  du  Sud;  les  paysans  les  plus  misérables  resteraient 
seuls.  Mais,  tout  gêné  qu'il  soit,  le  mouvement  d'émigration  est  déjà  un  déri- 
vatif très-important  aux  anciennes  mœurs  de  brigandage,  et,  par  les  rapports 
nouveaux  qu'il  établit  de  l'un  à  l'autre  hémisphère,  il  contribuera,  plus  que 
toutes  les  mesures  officielles,  au  renouvellement  intellectuel  et  moral  de  ces 
populations  païennes.  D'ailleurs  les  routes  qui  s'ouvrent  de  toutes  parts 
dans  les  régions  montagneuses  du  Napolitain,  les  chemins  de  fer  du  littoral 
et  l'accroissement  de  l'industrie  dans  le  voisinage  des  grandes  villes  ne 
peuvent  manquer  d'assimiler  de  plus  en  plus  l'Italie  méridionale  aux  autres 
provinces  de  la  Péninsule  et  au  reste  de  l'Europe.  Ce  ne  sera  point  une 
raison  pour  que  la  misère  disparaisse,  mais,  en  se  déplaçant,  elle  prendra 
un  autre  caractère.  Le  brigandage  et  la  traite  des  enfants  cesseront  d'exister, 
pour  être  remplacés,  hélas!  par  le  prolétariat  des  manufactures. 

De  nos  jours,  les  provinces  du  Napolitain  sont  encore  presque  exclusive- 
ment une  contrée  de  pâture  et  de  labourage.  Naguère  les  tavoliere  de  la 
Pouille  et  les  monts  qui  les  dominent  étaient  dans  presque  toute  leur  étendue 
des  terrains  de  dépaissance  où  «  transhumaient  »  les  troupeaux  suivant  les 
saisons:  récemment,  les  bergers  des  Abruzzes  étaient  obligés,  chaque  hiver, 
de  descendre  dans  la  basse  Pouille  et  de  louer  des  terrains  de  pâture  dési- 
gnés par  les  us  féodaux  :  il  n'en  est  plus  ainsi ,  la  culture  remplace  la 
pâture  et  dans  les  Pouilles  le  nombre  des  brebis  est  tombé  de  5  millions 
à  500000.  Comme  aux  temps  de  Rome,  les  terres  du  Napolitain  produisent 
surtout  des  céréales,  des  huiles,  des  vins,  et  Ton  y  cultive  en  outre  le  tabac, 
le  cotonnier,  la  garance  et  quelques  autres  plantes  industrielles.  Avec  un 
peu  de  soin,  tous  ces  produits  peuvent  atteindre  à  un  rare  degré  d'excel- 
lence; les  huiles  de  la  Pouille  sont  de  plus  en  plus  recherchées  et  Nice  qui 
les  importe  les  revend  sous  le  nom  d'huiles  de  Provence;  quant  aux  vins, 
ceux  que  l'on  récolte  sur  les  scories  du  Vésuve  ont  toujours  joui  de  la  plus 
grande  célébrité,  et  de  nouveaux  crus  viennent  s'ajouter  de  temps  en  temps 
à  ceux  qui  sont  déjà  fameux  :  ainsi  le  Falerne  d'Horace,  recueilli  dans  les 
champs  Phlégréens,  sur  les  pentes  du  Monte  Barbaro,  et  qui  depuis  des 
siècles  était  à  peine  buvable,  dispute  maintenant  la  prééminence  au  lacryma- 
christi  du  Vésuve  et  au  vin  blanc  de  Capri. 

La  zone  du  littoral  étant  à  peu  près  la  seule  qui  prenne  part   à    celte 


L08  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

production  des  denrées  agricoles,  le  commerce  du  Napolitain  ,  d'ailleurs 
relativement  très-faible,  se  fait  presque  uniquement  par  la  voie  maritime. 
Les  routes  et  les  chemins  de  fer  ne  desservent  qu'un  mouvement  d'échanges 
insignifiant.  Les  régions  de  l'intérieur,  encore  exploitées  par  des  procédés 
barbares,  et  d'ailleurs  incultes  dans  une  grande  partie  de  leur  étendue,  ne 
livrent  au  mouvement  commercial  qu'une  faible  quantité  de  produits,  et 
l'absence  presque  complète  de  gisements  miniers  n'attire  pas  les  popula- 
tions du  dehors  vers  cette  partie  des  Apennins.  Par  son  commerce,  comme 
par  son  relief  géographique  et  son  développement  dans  l'histoire,  l'Italie 
méridionale  est  complètement  dépourvue  de  centre  naturel;  elle  ne  vit 
que  par  son  pourtour.  Un  avenir  prochain  ne  peut  manquer  d'atténuer 
cet  étrange  contraste  entre  la  zone  du  littoral  et  celle  de  l'intérieur,  en 
propageant  le  mouvement  des  échanges  et  des  idées. 

La  vie  de  l'Italie  du  Sud  étant  essentiellement  excentrique  et  maritime, 
c'est  au  bord  de  la  mer  que  se  sont  naturellement  fondées  ses  villes  les  plus 
riches  et  les  plus  populeuses.  Il  y  a  deux  mille  cinq  cents  ans,  lorsque  la 
civilisation  venait  de  la  Grèce  et  que  l'Europe  occidentale  était  encore 
peuplée  de  barbares,  les  cités  importantes  devaient,  nous  l'avons  déjà  dit, 
se  trouver  sur  les  rivages  de  la  mer  Ionienne  ;  mais,  quand  Rome  fut  devenue 
la  dominatrice  de  l'Italie  et  du  monde  connu,  la  Grande  Grèce  dut  faire 
volte-face,  pour  ainsi  dire,  et  Naples  hérita  de  Sybaris  et  de  Tarente; 
depuis  cette  époque  elle  a  toujours  gardé  sa  prépondérance,  parce  qu'elle 
est  tournée  non-seulement  vers  Rome,  mais  aussi  vers  l'Espagne,  la  France 
et  l'Angleterre  :  elle  regarde  l'Europe  occidentale.  Telle  est,  indépendam- 
ment de  la  férocité  des  conquérants  et  de  l'indolence  des  indigènes,  la 
raison  qui  avait  fait  délaisser  par  les  navires  l'admirable  port  de  Tarente,  et 
qui  a  permis  aux  herbes  et  aux  lichens  des  marais  d'étendre  leur  tapis 
sur  les  ruines  de  Sybaris,  autrefois  la  plus  grande  cité  de  l'Italie.  Les 
deux  villes  étaient  pourtant  admirablement  situées  à  chacun  des  angles 
intérieurs  du  vaste  golfe,  mais  le  flot  irrésistible  de  l'histoire  a  passé  sur 
elles  et  les  a  laissées  au  loin  derrière  lui  comme  un  débris  de  naufrage  ! 


Naples,  la  «  ville  neuve  »  des  Guinéens,  est  depuis  plusieurs  siècles  la 
cité  la  plus  populeuse  de  l'Italie,  et  le  nombre  de  ses  habitants  est  encore 
double  de  celui  de  Rome.  Déjà  du  temps  de  Strabon  Naples  était  une 
grande  cité.  Tous  les  Grecs  qui  avaient  gagné  quelque  argent,  soit  dans 
l'enseignement  des  lettres,  soit  dans  toute  autre  profession,  et  qui  voulaient 
finir  leurs  jours  en  repos,  choisissaient  pour  lieu  de  retraite  celte  belle 


NAPLES.  511 

ville  aux  mœurs  helléniques,  au  climat  semblable  à  celui  de  leur  patrie. 
Beaucoup  de  Romains  les  suivaient,  et  Naples  devint  ainsi,  avec  toutes  les 
colonies  annexes  fondées  sur  le  pourtour  du  golfe,  le  séjour  par  excellence 
de  la  paix  et  du  plaisir.  Actuellement,  ce  n'est  plus  de  Rome  seulement, 
c'est  de  toutes  les  contrées  de  l'Europe  et  du  Nouveau  Monde  que  les  hommes 
de  loisir  accourent  à  Naples  pour  y  jouir  du  charme  de  la  vie  sous  un  ciel 
clément,  dans  une  nature  d'une  beauté  presque  sans  égale,  dans  la  société 
de  gens  à  la  gaieté  et  à  la  douleur  bruyantes,  «  maître  dans  l'art  de  crier,  » 
comme  l'a  dit  Altîeri.  Des  hauteurs  de  Capodimonte  et  des  autres  collines 
couvertes  de  villas  et  de  bosquets  qui  entourent  l'immense  Naples,  le  spectacle 
est  admirable  :  ces  îles  éparses  au  profil  varié,  ces  promontoires  qui  s'avan- 
cent au  loin  dans  l'eau  bleue,  ces  villes  blanches  qui  s'allongent  à  la  base  des 
collines  verdoyantes,  ces  navires  qui  voguent  sur  la  mer  comme  des  oiseaux 
planant  dans  l'azur,  tout  l'ensemble  de  cette  merveilleuse  baie  que  les 
Grecs  avaient  désignée  sous  le  nom  de  cratère  on  de  «  coupe  » ,  forme  un 
panorama  vraiment  enchanteur.  Il  n'est  pas  jusqu'au  Vésuve,  à  la  cime 
grise  le  jour,  rouge  la  nuit,  à  la  fumée  reployée  sous  le  vent,  qui,  par  sa 
menace  éternelle,  n'ajoute  quelque  chose  de  piquant  à  la  volupté  de  vivre. 

Les  Napolitains  savent  jouir  de  toutes  les  faveurs  que  la  nature  veut  bien 
leur  départir,  et  quand  elle  les  traite  en  marâtre,  ils  se  contentent  du  peu 
qui  leur  reste.  Grâce  à  leur  intelligence  naturelle,  ils  peuvent  tout  com- 
prendre et  tout  entreprendre  ;  mais,  haïssant  l'effort,  ils  abandonnent  faci- 
lement ce  qu'ils  ont  commencé  et  s'amusent  de  leur  propre  insuccès.  Les 
voyageurs  aimaient  à  décrire  longuement  le  type  du  lazzarone,  ce  jouisseur 
paresseux  qui,  drapé  dans  quelque  lambeau  de  toile,  dormait  sur  la  plage 
de  la  mer  ou  sur  les  marches  des  églises,  et  se  refusait  avec  un  dédain 
tranquille  à  tout  travail  quand  il  avait  déjà  la  pitance  de  la  journée.  Quel- 
ques représentants  de  ce  type  existent  toujours  ;  mais  les  exigences  de  plus 
en  plus  pressantes  de  la  vie  matérielle ,  l'immense  engrenage  de  la  sociélé 
moderne,  avec  ses  mille  rouages,  s'emparent  de  la  grande  majorité  de  ces 
oisifs  déguenillés  et  les  façonnent  au  labeur  quotidien  en  leur  apprenant 
aussi  le  poids  de  la  misère;  la  mort  fauche  rapidement  parmi  eux,  car  leur 
nourriture  est  toujours  insuffisante  et  l'hygiène  ne  leur  est  point  connue. 
Les  ouvrages  de  Yillari,  de  Fucini,  d'Umiltà,  de  Mme  White-Mario  racon- 
tent la  triste  situation  des  pauvres  Napolitains  qui,  par  dizaines  de  mil- 
liers, «  meurent  constamment  de  faim  »  et  vivent  pêle-mêle  avec  les  rats 
en  d'immondes  bouges. 

Naples  prend  une  large  part  de  besogne  dans  le  mouvement  indus- 
triel   de   la  Péninsule;  elle   fabrique  des  pâtes  alimentaires,  des  draps, 


012  NOUVELLE     GÉOGRAPHIE    UNIVERSELLE. 

des  soieries  dites  «  gros  de  Naples  »,  des  verres,  des  porcelaines,  des  ins- 
truments de  musique,  des  fleurs  artificielles,  des  objets  d'ornement  et 
tout  ce  qui  se  rapporte  à  l'usage  d'une  grande  cité.  Aucune  ville  de  la  Médi- 
terranée n'a  d'ouvriers  plus  habiles  comme  polisseurs  de  corail  ;  c'est  aussi 
des  environs  de  Naples,  de  la  gracieuse  Sorrente,  que  proviennent  ces  boîtes 
à  ouvrage,  ces  coffrets  à  bijoux  et  autres  objets  en  bois  de  palmier  gracieu- 
ment  travaillés.  Castellamare  di  Stabia  possède  les  chantiers  de  construction 
les  plus  actifs  de  l'Italie  après  ceux  du  littoral  génois  et  de  la  Spezia.  Les 
marins  du  golfe  sont  parmi  les  meilleurs  de  la  Péninsule  ;  comme  familiers 
de  la  mer,  ils  peuvent  se  comparer  aux  Liguriens,  et,  comme  pêcheurs,  ils 
disent  les  dépasser.  Les  habitants  de  Torre  del  Greco,  qui  vont  à  la  recherche 
du  corail,  connaissent  admirablement  la  topographie  sous-marine  des  côtes 
de  la  Sardaigne,  de  la  Sicile,  des  Pays  barbaresques,  et  le  moindre  indice 
de  l'air  et  de  l'eau  leur  révèle  des  phénomènes  cachés  à  tous  les  autres  yeux. 
Leur  flottille  se  compose  de  plus  de  quatre  cents  navires  \  que  l'on  voit  ap- 
pareiller et  prendre  leur  vol  à  la  même  heure.  Ce  départ  des  corailleurs, 
et  plus  encore  leur  retour,  quand  il  s'opère  avec  ensemble  et  après  une 
campagne  heureuse,  sont  des  spectacles  à  la  fois  émouvants  et  pittoresques, 
tels  que  l'Italie  elle-même  n'en  offre  pas  beaucoup  de  semblables. 

Au  bord  d'un  golfe  comme  le  sien,  et  dans  le  voisinage  d'une  plaine 
aussi  féconde  que  l'est  la  Campanie,  la  «  Campagne  »  par  excellence,  ou  la 
«  Terre  de  Labour  »,  Naples  doit  être  naturellement  une  ville  de  grand  com- 
merce; toutefois  elle  n'est  pas  à  cet  égard  la  première  de  l'Italie,  ainsi 
qu'on  pourrait  le  croire  à  la  vue  de  son  immense  rade,  de  ses  jetées  et  de 
ses  quais  populeux2.  Elle  ne  vient  qu'après  Gênes;  naguère  même  elle  était 
dépassée  par  Livourne  et  Messine.  C'est  qu'elle  n'est  pas,  comme  cette  der- 
nière, un  lieu  d'étape  forcé  pour  les  navires,  et  qu'elle  n'a  pas,  comme  Gênes 
et  Livourne,  des  contrées  d'une  grande  étendue  à  desservir.  A  une  faible  dis- 
tance au  nord,  à  l'est,  au  sud,  commencent  les  massifs  irréguliers  des  Apen- 
nins, qu'une  seule  voie  ferrée  traverse  dans  toute  leur  largeur  pour  relier  la 
mer  Tyrrhénienne  à  la  mer  Adriatique.  Naples  n'est  pas  même  rattachée  di- 
rectement par  une  ligne  de  rails  au  golfe  de  Tarente  :  la  route  maîtresse  de  la 

1  1874.  Bateaux  corailleurs  de  Torre  del  Greco.   .    .  452 

Produit  de  la  pêche 55,700 

Valeur  du  corail  ouvré.      ..........       9,510,100  fr. 

2  Mouvement  du  golfe  de  Naples  : 

Naples  (1864) 10,694  navires,  jaugeant  1,496,500  tonnes. 

»     (1875). 9,135       »  »  1,976,450       »» 

Gsstellamare  di  Stabia  (1873).   ....       4,795       »  »        £  327,500       » 

Ensemble  du  golfe,  d'Ischia  à  Capri. .    .  21,066       »  »        ..  2,644,450       » 


NAPLES,  POMPEI.  513 

Orande  Grèce  est,  comme  il  y  a  deux  mille  ans,  un  chemin  de  montagnes  où  le 
voyageur  n'est  pas  toujours  à  l'abri  du  brigandage.  Aussi  la  navigation  de  ca- 
botage avait-elle  récemment  une  grande  importance  relative  dans  le  mouve- 
ment du  port  de  Naples  ;  elle  diminue  peu  à  peu  à  cause  des  nouveaux  chemins 
qui  s'ouvrent  vers  l'intérieur.  C'est  avec  l'Angleterre  en  première  ligne, 
puis  avec  la  France,  que  le  port  fait  son  plus  grand  commerce  extérieur. 

Une  des  gloires  de  Naples  est  son  université.  C'est  l'une  des  plus  anciennes 
de  l'Italie,  puisqu'elle  a  été  fondée  dans  la  première  moitié  du  treizième 
siècle,  mais  elle  a  passé  par  des  périodes  d'une  décadence  absolument  hon- 
teuse. Tout  récemment,  alors  que  les  recherches  d'archéologie  et  de  numis- 
matique étaient  les  seules  qui  ne  fussent  pas  soupçonnées  de  tendances 
révolutionnaires,  l'université  n'était  plus  guère,  pour  la  plupart  de  ses 
élèves,  qu'un  lieu  de  dépravation  intellectuelle;  mais  la  renaissance  des 
études  s'est  opérée  avec  un  merveilleux  élan.  Ce  fut  comme  une  sorte  d'ex- 
plosion. Les  jeunes  Napolitains,  d'une  intelligence  avide,  se  précipitèrent  sur 
la  science  comme  des  faméliques,  et  bientôt  l'éloquence  naturelle  aux  mé- 
ridionaux aurait  pu  faire  croire  que  Naples  était  le  plus  grand  foyer  d'é- 
tudes du  monde  entier.  Deux  mille  étudiants  fréquentent  chaque  année 
l'université  napolitaine.  Le  laboratoire  zoologique  de  Naples  est  un  de  ceux 
où  l'on  a  fait  les  découvertes  les  plus  curieuses. 

Naples  possède  aussi,  pour  l'instruction  de  l'Italie  et  du  monde,  un  ad- 
mirable musée  d'antiquités,  marbres,  bronzes,  inscriptions,  médailles,  ca- 
mées, papyrus;  mais  elle  a  le  musée,  bien  plus  précieux  encore,  que  lui 
donnent  les  ruines  de  Pouzzolles,  de  Baies,  de  Cumes,  et  ses  catacombes  à 
deux  ou  trois  étages,  creusées  dans  le  tuf  des  collines  qui  dominent  la  cité 
du  côté  du  nord,  et  non  moins  curieuses  que  celles  de  Rome  par  leurs  figures 
et  leurs  inscriptions  ;  elle  a  surtout  la  ville  romaine  de  Pompéi,  déblayée  de 
toutes  les  cendres  du  Vésuve,  qui  la  moulaient  depuis  dix-sept  siècles.  Sans 
les  fouilles  de  Pompéi  et  d'Herculanum,  toute  une  branche  de  l'art  antique, 
la  peinture,  nous  serait  à  peine  connue.  Et  ce  n'est  pas  seulement  la  ville 
morte,  avec  ses  rues  de  maisons  et  de  tombeaux,  ses  temples,  ses  amphithéâ- 
tres, ses  palais  aux  admirables  mosaïques,  ses  forums,  ses  boutiques,  ses 
lieux  de  réunion,  que  l'on  a  fait  ressusciter  après  une  si  longue  disparition, 
c'est  la  vie  elle-même  de  la  société  provinciale  romaine  que  l'on  a  retrouvée 
en  la  prenant  pour  ainsi  dire  sur  le  fait.  Les  inscriptions  charbonnées  sur  les 
murs  et  sur  les  tablettes  de  cire,  les  diverses  besognes  interrompues  par  les 
malheureux  que  surprit  la  catastrophe,  les  cadavres  momifiés  dans  l'atti- 
tude de  la  fuite,  du  travail  ou  du  vol,  nous  font  assister  au  moment  précis 
du  drame.  Aucune  ville  au  monde,  parmi  toutes  celles  que  les  sables  des 

65 


514 


NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 


dunes,  les  cendres  volcaniques  ou  les  boues  des  inondations  ont  recouvertes 
et  que  l'industrie  de  l'homme  a  dégagées  plus  tard,  ne  présente  un  con- 
traste plus  saisissant  entre  la  vie  de  toute  une  population  et  la  mort  qui  la 
saisit  brusquement.  Et  pourtant  nous  ne  connaissons  encore  qu'une  partie 


H°  96.  —    POJIPÉI  EN  1860. 


Dresse  par  A.TuIUemîii  d'après 
lo  Carie  âel'Etat-jnajoT  NapoEiain 


Echelle  de  i:3S.ooo 


des  curiosités  que  les  cendres  et  les  laves  du  Vésuve  ont  voilées  tout  en  les 
conservant  intactes.  Depuis  plus  d'un  siècle  que  l'on  travaille  au  dégagement 
de  Pompéi,  la  moitié  de  la  ville  seulement  a  été  rendue  à  la  lumière;  Her- 
culanum  la  grecque,  sur  laquelle  la  lave  solide  a  étendu  un  couvercle  de 
pierre  de  vingt  mètres  d'épaisseur,  et  qui  porte  maintenant  les  maisons  et 
les  villas  de  Piesina,  de  Portici  et  d'autres  faubourgs  de  Naples,  n'a  permis 


VILLES  DE  LA  BANLIEUE  DE  NAPLES.  515 

d'entrevoir  qu'une  faible  part  de  ses  précieux  mystères,  et  les  nouvelles 
fouilles  n'y  ont  pas  été  poussées  avec  assez  d'activité  pour  donner  des  résultats 
bien  sérieux;  enfin,  Stabies,  qui  dort  près  du  rivage  marin,  sous  la  ville  de 
Castellamare,  garde  encore  presque  en  entier  le  secret  de  ce  qu'elle  fut  jadis. 
Des  villes  populeuses  et  très-rapprochées  les  unes  des  autres  forment  tout 
un  cortège  à  la  cité  de  Naples,  et  lui  disputent  le  premier  rang  pour  la 
beauté  de  la  vue.  Autour  de  la  baie,  sur  la  plage  méridionale,  ce  sont  les 
célèbres  Portici,  Résina,  Torre  del  Greco,  Torre  dell'  Annunziata,  Castella- 
mare et  la  molle  Sorrente,  au  climat  délicieux,  aux  villas  charmantes,  re- 
gardant les  flots  du  milieu  de  leurs  bois  d'oliviers.  Au  large  du  cap  Campa- 
nella,  et  en  face  des  îles  volcaniques  d'Ischia  et  de  Procida,  qui  dominent 
l'autre  extrémité  de  la  baie,  se  dressent  les  parois  abruptes  de  l'île  Capri, 
pleine  encore  des  souvenirs  de  l'effroyable  Tibère,  le  Timberio  des  indigènes. 
Au  sud  de  cette  âpre  montagne  calcaire,  d'aspect  sicilien,  où  croissent,  dans 
les  fissures  de  la  pierre,  toutes  les  plantes  de  l'Europe  du  Midi,  se  déroulent 
les  rivages  d'un  autre  golfe,  gardé  à  l'entrée  par  les  îlots  des  Sirènes  qui 
tentèrent  en  vain  d'ensorceler  le  sage  Ulysse.  Ce  golfe  est  à  peine  moins  beau 
et  plus  vaste  que  celui  de  Naples;  ses  bords  ne  sont  pas  moins  fertiles,  et 
pourtant  aucune  des  trois  cités  qui  lui  ont  successivement  donné  leur  nom, 
Pœstum,  Amalfi,  Salerne,  n'a  pu  garder  sa  prééminence.  Amalfi,  la  puissante 
république  du  moyen  âge,  dont  les  pratiques  commerciales  étaient  devenues 
le  code  des  marins,  n'est  plus  qu'une  bourgade  délaissée,  abritant  quelques 
balancelles  dans  sa  crique  rocheuse  ;  mais  elle  a  les  admirables  sites  des 
baies  voisines  et,  dans  un  charmant  vallon  des  alentours,  la  vieille  cité  mau- 
resque de  Ravello,  presque  aussi  riche  que  Païenne  en  monuments  d'archi- 
tecture arabe.  Salerne,  encore  mieux  située  qu' Amalfi,  puisqu'elle  est  au 
débouché  des  chemins  de  la  vieille  Campanie,  a  beau  se  vanter,  dans  sa  lé- 
gende, d'avoir  été  bâtie  par  un  fils  de  Noé  ;  elle  a  beau  avoir  été  choisie, 
comme  capitale  de  leurs  domaines,  par  les  chevaliers  normands  qui  s'étaient 
emparés  de  la  contrée  au  onzième  siècle,  elle  est  fort  déchue  de  l'antique 
splendeur  que  lui  donna  Robert  Guiscard.  Son  université,  jadis  la  plus  fa- 
meuse de  l'Europe  par  ses  professeurs  de  médecine  et  l'héritière  directe  de 
la  science  arabe,  se  tait  depuis  des  siècles,  et  Salerne  n'a  plus  le  moindre 
titre  à  se  glorifier  du  nom  de  «  Ville  hippocratique  » ,  mais  du  moins  ambi- 
tionne-t-elle  toujours  de  se  relever  par  le  commerce  et  l'industrie.  Elle  ne 
demande  qu'un  brise-lames  et  des  jetées  pour  devenir  la  rivale  heureuse  de 
Naples.  Les  habitants  aiment  à  répéter  le  proverbe  local  : 

Que  Salerne  ait  un  port, 
Celui  de  Naple  est  mort! 


516  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

C'est  vers  l'extrémité  méridionale  de  la  plage  rectiligne  qui  se  prolonge 
au  sud-est  de  Salerne  que  se  trouvait  l'ancienne  dominatrice  du  golfe,  Paos- 
tum  ou  Posidonie,  la  ville  de  Neptune,  fondée  à  nouveau  par  les  Sybarites, 
après  avoir  été  occupée  depuis  un  temps  immémorial  par  les  Tyrrhéniens.' 
Paestum,  la  «  cité  des  roses  »,  chantée  par  les  poètes  romains  à  cause  de  ses 
belles  sources,  de  ses  ombrages,  de  son  doux  climat,  a  cessé  d'exister  depuis 
l'invasion  des  Sarrasins,  en  915;  jusqu'au  milieu  du  siècle  dernier,  ses 
ruines  mêmes  n'étaient  connues  que  des  pâtres  et  des  brigands,  et  pourtant 
il  en  est  peu  de  plus  intéressantes  en  Italie,  car  elles  datent  d'une  époque 
antérieure  à  la  puissance  de  Piome  ;  ses  trois  temples,  dont  le  plus  beau  est 
celui  dit  de  Neptune ,  parce  que  le  sanctuaire  du  dieu  ne  pouvait  manquer 
d'être  le  principal  monument  dans  la  ville  de  Poséidon,  sont  parmi  les  plus 
majestueux  de  l'Italie  continentale,  surtout  à  cause  de  la  solitude  qui  les 
entoure  et  de  la  mer  qui  vient  déferler  près  de  leur  base.  Les  bandits  ne 
rôdent  plus  clans  le  voisinage  de  la  route  ;  mais  ce  n'est  pas  sans  danger  que 
l'on  peut  aller  contempler  cet  édifice,  car,  autour  de  Pajstum  et  de  sa  su- 
perbe enceinte  de  cinq  kilomètres  de  longueur,  si  bien  conservée,  s'étendent 
des  terrains  marécageux,  où  les  travaux  de  «  bonification  »  sont  encore  loin 
d'être  achevés  ;  c'est  avec  difficulté  que,  sous  un  air  aussi  insalubre,  les 
fouilles  entreprises  pourront  être  menées  à  bonne  fin. 

De  Sorrente  à  Naples,  dans  les  campagnes  qui  séparent  le  Vésuve  des  pre- 
miers contre-forts  de  l'Apennin,  la  chaîne  des  villes  et  des  villages  est  pres- 
que aussi  continue  que  sur  les  bords  du  golfe,  entre  le  cap  Misène  et  le  cap 
Campanella.  En  montant  de  la  petite  ville  de  Vietri,  faubourg  avancé  de 
Salerne,  qui  groupe  ses  vieilles  constructions  au  bord  d'un  étroit  ravin,  la 
route  et  le  chemin  de  fer  s'élèvent  par  une  brèche  des  collines  vers  l'om- 
breuse Cava  de'Tirrenni,  aux  villas  délicieuses,  séjour  d'été  favori  des  visiteurs 
étrangers  et  des  riches  Napolitains.  De  Cava,  célèbre  dans  le  monde  des  anti- 
quaires par  les  archives  d'un  couvent,  laTrinità  délia  Cava,  très  riche  en  par- 
chemins et  en  diplômes,  on  descend  dans  la  plaine  du  Sarno,  où  se  succèdent 
plusieurs  villes  :  Nocera,  lieu  de  villégiature  des  anciens  Romains;  Paganù 
encore  située  dans  la  région  des  bois;  Àngri,  qui  utilise  le  coton  de  ses  cam- 
pagnes dans  ses  propres  filatures;  Scafati,  plus  industrieuse  encore.  Mais 
déjà  l'on  approche  de  la  banlieue  de  Naples  ;  on  aperçoit  près  de  là  Pompéi, 
la  ville  de  Torre  dell'  Annunziata,  et  sur  les  pentes  méridionales  du  Vésuve 
la  ceinture  semi-circulaire  de  maisons  que  forment  Bosco  Tre  Case  et  Bosco 
Reale.  Quelques  savants  croient  reconnaître  chez  les  habitants  de  Nocera  et 
des  villes  voisines  les  traces  du  sang  arabe  et  berbère  laissé  par  les  vingt 
mille  Sarrasins  qu'y  établit  l'empereur  Frédéric  II. 


VILLES  DE  LÀ  CAMPANIE.  519 

La  vallée  du  Sarno,  au  delà  de  Nocera,  est  fort  populeuse  jusqu'à  la  base 
des  Apennins  ;  San  Severino,  Solofra  se  succèdent  dans  la  direction  des 
hauts  vallons  qui  s'ouvrent  au  pied  du  monte  Termino  ;  au  nord,  une  autre 
chaîne  de  villages  se  prolonge  vers  la  ville  d'Avellino,  aux  champs  tout 
bordés  de  haies  d'aveliniers ,  qui  ont  pris  leur  nom  de  la  cité,  fort  impor- 
tante comme  lieu  d'échanges  entre  la  montagne  et  la  plaine  ;  mais  les 
grandes  agglomérations  d'habitants  se  trouvent  dans  le  large  détroit  de  la 
«  Campagne  Heureuse  »,  qui  s'étend  vers  le  nord-ouest  entre  le  Vésuve 
et  le  Monte  Vergine.  Sarno,  qui  porte  le  nom  de  la  rivière,  quoiqu'il  ne  soit 
pas  situé  sur  ses  bords,  est  un  centre  agricole  d'une  grande  importance, 
non-seulement  pour  les  céréales,  les  vins,  les  fruits,  les  légumes,  mais  aussi 
pour  les  soies  grèges  et  les  cotons  ;  Palma  est  également  entourée  des  cam- 
pagnes les  plus  fertiles  ;  Ottajano,  la  ville  d'Octave,  située  sur  les  premières 
pentes  de  la  Somma  Vésuvienne,  a  ses  vins  excellents  ;  Nola,  où  mourut 
Auguste,  où  naquit  Giordano  Bruno,  montre  aussi  d'admirables  cultures, 
mais  elle  doit  sa  principale  célébrité  aux  beaux  vases  grecs  trouvés  dans 
ses  ruines  et  aux  débris  de  ses  anciens  monuments,  dont  l'un  était  un  am- 
phithéâtre de  marbre,  plus  grand  que  celui  de  Capoue. 

L'antique  métropole  de  la  Campanie,  la  célèbre  Capoue,  qui  fut  la  rivale 
de  Rome  et  qui  compta  jusqu'à  un  demi-million  d'habitants  dans  ses  murs, 
est  fort  déchue  de  sa  prospérité  ;  son  nom  même  ne  lui  appartient  plus, 
puisque  la  moderne  Capoue,  forteresse  maussade,  bâtie  sur  un  méandre  du 
Yolturne,  est  l'ancienne  Casilinum  des  Romains.  La  ville  de  Santa-Maria 
Capua  Vetere,  qui  a  succédé  à  là  véritable  Capoue,  n'a  d'autres  «  délices  » 
que  celles  d'une  vaste  et  populeuse  bourgade;  mais  on  visite  aux  environs 
les  belles  ruines  d'un  amphithéâtre,  un  arc  triomphal  et  d'autres  débris  de 
l'immense  cité.  C'est  au  sud,  dans  le  voisinage  de  Maddaloni  et  d'Aversa, 
grandes  villes  incohérentes,  véritables  faubourgs  satellites  de  Naples,  qu'est 
aujourd'hui  le  principal  lieu  de  plaisance  de  la  Campanie,  la  Aille  de  Ca- 
serta,  au  palais  énorme,  aux  parcs  ombreux,  aux  vastes  jardins  ornés  de 
statues  et  de  jets  d'eau.  C'était  naguère  le  «  Versailles  »  des  Bourbons  napo- 
litains, et  le  faux  goût  de  la  décoration  à  outrance  s'y  mêle  trop  à  la  beauté 
des  grandes  lignes  et  des  perspectives.  L'aqueduc  de  Maddaloni,  qui  lui  amène 
les  eaux  d'une  distance  de  40  kilomètres,  traverse  la  vallée  sur  un  pont 
splendide,  à  trois  rangées  d'arcades  superposées,  contruit  au  milieu  du  siècle 
dernier  par  Vanvitelli.  C'est  un  des  chefs-d'œuvre  de  l'architecture  moderne. 

Au  nord  de  Capoue  et  des  passages  du  Volturne,  la  grande  voie  historique 
de  Naples  à  Rome  se  bifurque.  Une  route,  non  encore  complétée  par  un 
chemin  de  fer,  se  détourne  vers  le  littoral  pour  éviter  les  escalades  de  mon- 


520  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

tagnes;  l'autre  route,  que  longe  et  croise  tour  à  tour  une  voie  ferrée,  con- 
tourne le  volcan  de  Rocca  Monfina,  pénètre  dans  la  vallée  du  Garigliano  et 
de  son  affluent  le  Sacco,  pour  gagner  la  base  occidentale  du  volcan  du  La- 
tium,  d'où  elle  descend  à  Rome.  La  route  du  littoral,  coupée  de  défilés  fa- 
meux, est  historiquement  la  plus  célèbre.  Elle  passe  d'abord  non  loin  de 
Sessa,  l'antique  cité  des  Auronces,  qui  avaient  placé  leur  acropole  dans  le 
cratère  même  de  Rocca  Monfina;  puis,  se  rapprochant  de  la  mer,  à  cause  du 
voisinage  des  montagnes,  elle  traverse  le  Garigliano,  que  bordent  encore  des 
terres  insalubres,  restes  des  marais  de  Minturnes,  et  s'engage  dans  le  défilé 
deMoladiGaeta,  qui  a  pris  officiellement  le  nom  de  Formia,  pour  rappeler 
l'antique  Formiae,  où  séjourna  et  mourut  Cicéron.  C'est  de  là  qu'en  venant  de 
Rome  se  montre  l'admirable  tableau  de  la  Campanie  et  de  tout  le  golfe  de 
Gaëte  avec  le  groupe  des  îles  volcaniques  de  Ponza,  Ventotiene  et  la  lointaine 
Ischia.  Gaëte,  la  forteresse  qui  défend  l'entrée  du  paradis  napolitain,  est 
bâtie  sur  le  Monte  Orlando,  colline  au  sommet  péninsulaire  que  domine  le 
mausolée  de  Munatius  Plancus,  fondateur  de  Lyon;  ce  cône,  qui  rappelle  la 
forme  du  Monte  Argentaro  et  du  promontoire  de  Circé,  est  rattaché  à  la 
terre  ferme  par  un  isthme  de  280  mètres  de  large.  Rien  abrité  des  vents 
d'ouest  et  du  nord,  le  port  de  Gaëte  est  l'un  des  plus  fréquentés  du  Napoli- 
tain pour  le  cabotage  et  la  pêche  ;  son  mouvement  annuel  est  de  plus  de 
5,000  navires  et  d'environ  120,000  tonneaux;  mais  c'est  comme  ville  de 
guerre  que  Gaëte  eut  longtemps  le  plus  d'importance.  C'est  là  que,  par  la 
reddition  de  François  II  en  1861,  s'éteignit  le  royaume  des  Deux-Siciles. 
La  voie  orientale  de  Naples  à  Rome  possède  également  pour  lieux  d'étapes 
des  villes  d'une  certaine  importance.  La  principale  est  S  in  Germano,  dont 
le  nom  a  été  récemment  changé  en  celui  de  Cassino,  en  l'honneur  du 
fameux  couvent  de  Mont-Cassin,  qui  s'élève  au  nord-ouest,  sur  un  som- 
met d'où  l'on  contemple  un  horizon  grandiose  de  montagnes  et  de  vallées. 
C'est  le  célèbre  monastère  que  fonda  saint  Renoît  au  commencement  du 
sixième  siècle,  et  dont  la  règle  devint  le  modèle  de  tous  les  couvents  de 
l'Eglise  d'Occident.  Nul  groupe  de  religieux  n'exerça  plus  d'influence  que  les 
bénédictins  du  Mont-Cassin  sur  l'histoire  du  catholicisme;  aux  temps  de  leur 
puissance,  leurs  domaines,  situés  dans  toutes  les  parties  de  l'Italie,  auraient 
pu  former  un  royaume  ;  un  grand  nombre  de  papes  et  des  milliers  de  prélats 
sont  sortis  de  leurs  rangs.  La  bibliothèque  du  Mont-Cassin  renferme  des  ma- 
nuscrits précieux,  des  diplômes  importants,  des  éditions  rares,  que  viennent 
souvent  consulter  les  érudits.  La  mémoire  des  services  rendus  jadis  à  la  science 
par  les  bénédictins  a  valu  au  couvent  de  Cassino,  comme  à  celui  de  la  Cava  et 
à  la  chartreuse  de  Pavie,  l'avantage  d'être  épargné  par  les  lois  de  suppression. 


GAETE,  MONT-CASSL\,  BËNËVENT,   FOGGIA  521 

.11. .n'y  a  que  peu  de  villes  considérables  dans  la  région  montagneuse  de 
l'intérieur  du  Napolitain.  Dans  le  bassin  du  haut  Liri,  au  sud  des  montagnes 
du  Matese,  la  localité  la  plus  populeuse  et  la  plus  célèbre  est  Arpinum,  de 
nos  jours  Arpino,  la  patrie  de  Gicéron  et  de  Marins,  l'antique  forteresse  dont 
les  murs  cyclopéens  ont  été  «  construits  par  Saturne  ».  Bénévent,  jadis  enclave 
des  Etats  de  l'Eglise,  est  la  cité  centrale  de  tout  le  bassin  du  Calore,  principal 
affluent  du  Yolturne,  et  se  trouve  au  point  de  jonction  naturel  des  routes  qui 
convergent  des  provinces  de  Molise,  de  la  Capitanate  et  de  la  Pouille  à  travers 
l'Apennin.  Plus  ancienne  que  Rome,  l'antique  Maleventum  prit  le  nom  de  Be- 
neventum,  sans  doute  afin  de  se  rendre  le  sort  plus  favorable  ;  mais,  pendant  sa 
longue  histoire,  elle  eut  bien  des  sièges  et  des  destructions,  complètes  ou  par- 
tielles, à  subir,  et  souvent  les  secousses  des  tremblements  de  terre  ont  achevé 
l'œuvre  de  démolition  commencée  par  les  hommes.  Il  ne  reste  à  Bénévent 
qu'un  seul  grand  édifice  de  son  passé,  le  bel  arc  de  triomphe  où  des  bas-reliefs 
symboliques  rappellent  les  prêts  hypothécaires  faits  par  Trajan  à  la  petite 
propriété.  Les  murs  qui  enceignent  la  ville  sur  un  espace  de  plus  de  5  kilomè- 
tres, sont  construits  presque  en  entier  des  fragments  de  monuments  anciens. 

A  l'est  de  Bénévent,  Ariano,  située  également  dans  le  bassin  du  Volturne, 
sur  trois  collines  d'où  l'on  contemple  un  horizon  magnifique,  des  sommets 
souvent  neigeux  du  Matese  au  cône  du  Vultur,  est  à  peu  près  à  moitié 
chemin  de  Naples  à  l'Adriatique,  sur  la  voie  ferrée  de  Foggia,  et  par  sa 
position  même  est  un  intermédiaire  naturel  de  commerce  entre  les  deux 
versants;  Campobasso,  chef-lieu  de  la  province  de  Molise,  est  aussi  un  lieu 
d'échanges  naturel  entre  les  deux  côtés  de  l'Apennin,  mais  elle  n'a  pas  les 
avantages  de  trafic  que  donne  un  chemin  de  fer. 

Sur  le  yersant  de  l'Adriatique,  les  centres  de  commerce  sont  plus  nom- 
breux et  plus  actifs.  Foggia,  où  convergent  quatre  voies  ferrées  et  plu- 
sieurs routes  maîtresses,  est  un  grand  marché  de  denrées  ;  par  l'importance 
et  la  richesse,  mais  non  par  la  population,  c'est  la  deuxième  cité  de  tout 
le  Napolitain.  Dans  la  même  plaine  agricole  de  la  Pouille,  plusieurs  villes 
servent  de  satellites  à  Foggia  :  San  Severo,  Cerignola,  Lucera,  qui  fut  si  puis- 
sante et  si  riche  au  treizième  siècle,  quand  les  Sarrasins  exilés  de  Sicile 
par  Frédéric  II  en  eurent  fait  le  siège  de  leur  industrie;  mais,  en  dépit  de 
l'invitation  que  le  golfe  si  gracieusement  recourbé  de  Manfredonia  fait  au 
commerce,  Foggia  et  ses  voisines  manquent  de  débouchés  directs  vers  la 
nier  ;  des  lagunes  insalubres  bordent  tout  le  littoral  sur  un  espace  de  plus 
de  50  kilomètres,  entre  Manfredonia  et  la  bouche  de  l'Ofanto,  la  seule  rivière 
du  littoral  qui  ait  toujours  un  peu  d'eau,  même  au  cœur  de  l'été.  La  boni- 
fication de  ces  maremmes  est  une  des  œuvres  qu'il  est  le  plus  urgent  de  mener 
>•  66 


522 


NOUVELLE  GEOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 


à  bonne  fin  pour  assurer  à  l'Italie  méridionale  la  libre  exploitation  de  ses 
immenses  richesses  naturelles.  La  plus  grande  des  lagunes,  le  marais  de  Salpi, 
qui  occupait  toute  la  zone  côtière,  entre  la  bouche  du  Carapella  et  celle  de 
l'Ofanto,  a  été  réduite  de  moitié  par  les  alluvions  empruntées  à  ces  deux 
rivières;  mais,  tant  que  le  nouveau  sol  ne  sera  pas  affermi  et  mis  en  cul- 
ture, des  miasmes  mortels  ne  cesseront  de  s'en  échapper.  A  l'extrémité 
orientale  du  marais  se  trouvent  les  ruines  de  l'antique  Salapia. 

Au  nord  de  cette  région  marécageuse  se  trouvent  les  deux  ports  de  Man- 


N°    97.    MARAIS   DE    SALPI. 


16°|Est  daGr 


Parties  du  lac  déjà  colmatées  en  1869. 

Travaux  en  cours  d'exécution. 
Echelle  de  1'.  225  000 
•      ta  lia. 


fredonia  et  celui  de  Vieste,  situé  à  l'extrémité  de  la  péninsule  du  Gargano, 
et  grâce  à  cette  position  même,  fort  utile  aux  navires  à  voiles  qu'un  chan- 
gement des  vents  oblige  à  relâcher.  Au  sud  des  marais,  le  premier  port  que 
l'on  rencontre  est  la  gracieuse  Barletta,  à  l'ouest  de  laquelle,  non  loin 
de  l'Ofanto,  le  lieu  dit  Campo  di  Sarigue  rappelle  la  sanglante  bataille  de 
Cannes;  ses  habitants  exportent  en  quantité  les  céréales,  les  vins,  les  huiles, 
les  fruits  de  leur  propre  district  et  des  grandes  propriétés,  encore  féodales 
par  les  usages,  qui  entourent  les  villes  de  l'intérieur,  Andria,  Corato,  Ruvo. 
Cette  dernière,  l'ancienne  Rubi,  est  une  des  localités  de  l'Italie  où  l'on  a 


MRLETTA,   BARI,   BRLND1SI,   TAREiNTE. 


525 


trouvé  le  plus  grand  nombre  de  débris  antiques,  idoles,  vases,  monnaies, 
inscriptions.  Les  autres  villes  qui  se  succèdent  à  intervalles  rapprochés, 
au  sud-est  de  Barletla  :  Trani,  dont  le  commerce  avec  le  Levant  eut  tant 
d'importance  à  la  fin  du  moyen  âge,  Bisceglie,  Molfetta,  Bitonto,  Bari,  la 
cité  la  plus  populeuse  de  tout  le  versant  adriatique  du  Napolitain,  enfin 
Monopoli,  sont  également  des  porls  de  cabotage  fréquentés;  non  loin  de 
Monopoli  est  situé  l'ancien  port  de  Gnatia,  devenue  aujourd'hui  la  ville  de 
Fasano,  lieu  de  trouvailles  archéologiques  non  moins  important  que  Ruvo. 


d'après  la  carte  de  la  "Sïarine 

I —   ■  ■•*     J*rofondem?s  moindres  âe  5 mètres- 


id 


de  5  à  io  mètnes 

JE<Sîuî"Ue  ae  î  :  86.000 


Profondeurs  âe  10 métrés  et  an-  delà 


o  1  '  2  3  *-  5T&ÎL 

A  l'angle  septentrional  de  la  péninsule  d'Otrante,  Brindisi,  qui  par 
deux  fois  déjà,  à  l'époque  romaine  et  du  temps  des  croisades,  fut  une 
des  grandes  étapes  de  passage  entre  l'Europe  occidentale  et  l'Orient,  com- 
mence à  reprendre  ce  rôle  d'intermédiaire  dans  le  commerce  du  monde. 
En  effet,  Brindisi,  l'avant-dernière  cité  de  la  côte  orientale  de  l'Italie,  est  si- 
tuée à  l'entrée  même  de  l'Adriatique.  Son  port,  si  fréquenté  à  l'époque 
romaine,  mais  partiellement  obstrué  par  César,  est  un  des  meilleurs  de  la 
Méditerranée.  Sa  rade  est  excellente,  et  quand  les  navires  ont  franchi  le 
goulet  du  port,  ils  voient  s'ouvrir  au  loin  dans  l'intérieur  des  terres  deux 


524  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE- 

longues  baies  «  en  forme  de  bois  de  cerf  »,  d'où  le  nom,  d'origine  messa- 
pienne,  que  porte  la  ville.  Naguère  l'entrée  de  ce  port  admirable  était  ob- 
struée par  des  carcasses  d'embarcations  et  des  amas  de  vase  ;  nettoyée  avec 
soin  pour  donner  accès  aux  plus  grands  vaisseaux,  elle  permet  désormais  aux 
vapeurs  d'un  tirant  d'eau  considérable  de  débarquer  voyageurs  et  marchan- 
dises sur  la  voie  même  du  chemin  de  fer  qui  les  emporte  à  grande  vitesse  vers 
l'Angleterre.  Devenue  tête  de  ligne  de  la  route  des  Indes  sur  le  continent 
européen,  Brindisi  s'accroît  et  s'embellit  pour  faire  honneur  à  ses  nouvelles 
destinées,  mais  c'est  en  vain  qu'elle  espère  de  pouvoir  monopoliser  une 
grande  partie  du  commerce  de  l'Orient.  Si  quatre  ou  cinq  milliers  de  riches 
voyageurs,  pour  lesquels  la  vitesse  est  la  première  de  toutes  les  considéra- 
tions, sont  heureux  de  s'embarquer  ou  de  prendre  terre  à  Brindisi, 
les  expéditeurs  de  marchandises  préfèrent  comme  points  d'attache  les 
ports  situés  au  bord  des  golfes  qui  échancrent  le  plus  profondément  la 
masse  continentale,  tels  que  Marseille,  Gênes,  Trieste.  D'ailleurs  Brindisi 
n'est  que  temporairement  tête  de  ligne  des  chemins  de  fer  d'Europe;  après 
l'achèvement  du  réseau  de  Turquie,  Salonique  et  Constantinople  seront 
ses  héritières.  En  1875,  c'était,  par  ordre  de  mouvement  commercial,  le 
septième  port  de  l'Italie  ;  son  activité  a  décuplé  en  onze  années  l. 

La  ville  de  Tarente,  au  bord  de  sa  «  petite  mer  »  et  de  son  golfe,  fait 
aussi  des  efforts  pour  ressusciter  à  la  vie  commerciale  comme  sa  voi- 
sine Brindisi.  Son  port,  ou  piccolo  mare,  est  profond  et  parfaitement 
abrité  de  tous  les  vents  ;  sa  rade,  ou  mare  grande,  est  aussi  très-bien  pro- 
tégée contre  la  houle  du  large  par  deux  îlots;  en  outre,  rade  et  port  ont 
chacun,  comme  le  grand  havre  de  la  Spezia,  leur  source  d'eau  douce,  le 
Citro  et  le  Citrello,  qui  jaillissent  du  milieu  des  flots  salés.  Enfin  Tarente, 
par  sa  position  avancée  dans  l'intérieur  de  la  Péninsule,  peut  disputer  à 
Bari  et  aux  autres  ports  du  littoral  adriatique  le  commerce  des  villes  de 
l'intérieur,  Matera,  Gravina,  Altamura  ;  elle  semble  destinée  à  devenir  le 
point  vital  du  commerce  de  l'Italie  ionienne,  quand  le  sommet  du  grand 
triangle  de  chemins  de  fer,  dont  Naples  et  Foggia  terminent  la  base,  se 
trouvera  dans  son  voisinage,  près  des  ruines  superbes  de  l'antique  Méta- 

1  Mouvement  du  port  de  Brindisi  et  des  ports  voisins  : 

Brindisi     (1862) 1,100  navires,  jaugeant  75,000  tonnes. 

(1873) 1,485       ,,  »  730,270  »» 

Bari               »  .....    .  1,140  »  »  184,750  » 

Barletta          »  ......  1,138  ».  >»  104,000  ». 

Molfetta          ».  .......  600  ».  »  87,350  » 

Vieste         ,.».,■ 1,120  ».  >»,  72,800  » 

Manfredonia  »»  ......  1,197  »  »>  59,200  » 


TARENTE,   GALLIPOLI. 


h% 


ponte.  Aucune  cité  de  l'Italie  méridionale  n'offrirait  donc  de  plus  grands 
avantages  pour  l'établissement  d'un  port  de  premier  ordre,  si  la  nature  et 
l'incurie  des  hommes  n'avaient  presque  comblé  les  canaux  de  communication, 
l'un  naturel,  l'autre  artificiel,  qui  réunissent  les  deux  «  mers  »  ;  à  peine  de 
faibles  barques  peuvent-elles  passer  maintenant  dans  ces  détroits,  où  le  flux 
et  le  reflux,  très-sensibles  en  cette  partie  du  golfe,  viennent  alternativement 
se  heurter  contre  les  fondements  des  ponts.  Toutefois  les  obstacles  doivent  dis- 
paraître prochainement,  afin  de  permettre  aux  grands  navires  de  guerre  l'en- 
trée de  la  rade  intérieure.  La  Tarente  moderne,  petite  ville  aux  rues  étroites, 
n'occupe  plus  l'emplacement  de  la  fameuse  cité  grecque,  dont  on  voit  quelques 


Gravé  parExtw.td 


Echelle  de  -aoôooo 


vestiges  sur  la  péninsule  orientale  ;  pour  les  besoins  de  la  défense,  elle  a  groupé 
toutes  ses  maisons  sur  le  rocher  calcaire  que  limitent  les  deux  canaux.  Son 
commerce  de  cabotage,  naguère  sans  importance,  s'accroît  un  peu  depuis  l'ou- 
verture du  chemin  de  fer  de  Bari;  son  industrie,  à  l'exception  de  la  pêche  du 
poisson,  des  huîtres,  des  moules  et  de  la  récolte  du  sel,  est  presque  nulle  ;  les 
Tarentais  ont  la  triste  réputation  d'être  les  plus  indolents  de  la  Péninsule. 
Les  amas  de  coquilles  qui  couvrent  les  grèves,  ne  leur  fournissent  plus,  comme 
autrefois,  la  couleur  de  pourpre  si  vantée  de  leurs  étoffes,  mais  ils  utilisent  en- 
core le  byssus  d'un  bivalve  pour  en  fabriquer  des  gants  d'une  extrême  solidité. 
La  pointe  extrême  de  l'Italie  orientale,  au  sud  de  Tarente  et  de  Brindisi,ne 
contient  d'autres  villes  de  quelque  importance  que  Lecce,  entourée  de  planta- 


526  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

lions  cotonnièrcs,  et  Gallipoli,  l'ancienne  Kallipolis  ou  «  belle  cité  »  des 
Grecs,  bâtie  sur  un  îlot  qu'un  pont  réunit  au  continent.  Otrante,  qui  donne 
son  nom  à  la  péninsule  ainsi  qu'au  détroit  d'entrée  de  l'Adriatique  et  qui 
opposa  quinze  jours  de  résistance  à  Mahomet  II,  en  1480,  n'est  plus  qu'une 
petite  ville  de  2,000  habitants.  Quant  à  la  péninsule  occidentale  du  Napoli- 
tain, beaucoup  mieux  arrosée  que  la  terre  d'Otrante,  elle  a  les  désavantages 
que  lui  imposent  la  nature  montueuse  du  sol  et  les  fréquents  tremblements 
de  terre.  Ainsi  la  ville  de  Potenza,  qui  occupe  à  moitié  chemin  du  golfe  de 
Tarente  et  de  la  baie  de  Salerne,  une  position  commerciale  des  plus  heu- 
reuses, a  été  fréquemment  renversée  de  fond  en  comble. 

Les  grandes  cités  de  la  péninsule  proprement  dite  des  Calabres  ont  cessé 
d'exister,  comme  Métaponte  et  la  ville  d'Héraclée,  située  près  de  la  moderne 
Policoro  dans  les  limites  de  la  province  actuelle  de  Basilicate.  La  puissante 
Sybaris,  dont  les  murs  avaient  10  kilomètres  de  circonférence  et  qui  pro- 
longeait ses  faubourgs  sur  les  bords  du  Crati  jusqu'à  12  kilomètres  des 
remparts,  a  disparu  sous  les  alluvions  et  les  broussailles;  «  ses  ruines  mêmes 
ont  péri.  »  Au  sud  de  Gerace,  la  cité  deLocres,  qui  subsista  jusqu'au  dixième 
siècle,  époque  de  sa  destruction  par  les  Sarrasins,  a  du  moins  gardé  les 
vestiges  de  ses  murs,  de  plusieurs  temples  et  d'autres  édifices.  Il  ne  reste  de 
ces  puissantes  villes  grecques  d'autrefois  que  le  port  de  Cotrone,  héritier  du 
nom  de  la  fameuse  Crotone,  et  débouché  du  «grenier  de  la  Calabre  ».  En  par- 
courant les  rivages  de  la  Grande  Grèce,  on  s'étonne  de  trouver  si  peu  de  mo- 
numents d'un  passé  qui  eut  tant  d'importance  dans  l'histoire  de  l'humanité. 

Les  villes  actuelles  des  Calabres  sont  presque  insignifiantes  en  compa- 
raison des  anciennes  cités  républicaines  de  la  Grande  Grèce.  Rossano,  voi- 
sine des  ruines  de  l'antique  Sybaris,  est  un  petit  chef-lieu  de  circuit  visité 
seulement  des  caboteurs;  Cosenza,  située  dans  la  belle  vallée  du  Crati,  au 
pied  des  montagnes  boisées  de  la  Sila,  communique  avec  Naples  et  Messine 
par  le  havre  de  Paola  ;  Catanzaro,  riche  en  huiles,  en  soieries,  en  fruits, 
expédie  les  denrées  de  ses  campagnes  d'un  côté  par  le  golfe  de  Squillace, 
au  bord  duquel  Hannibal  avait  assis  son  camp,  de  l'autre  par  le  port  de 
Pizzo,  à  l'extrémité  méridionale  du  beau  golfe  de  Santa  Eufemia1.  Reggio 

1  Mouvement  des  principaux  ports  du  golfe  de  Tarente  et  des  Calabres  en  1873  : 

Reggio 2,047  navires,  jaugeant      290,600  tonnes. 

Gallipoli 696  »  »  128,800  » 

Pizzo 450  >»  »  128,750  » 

Paola ....  751  »  »  117,750  » 

Cotrone 1,078  »  »  114,400  » 

Tarente 892  »  »  91,600  » 

Catanzaro  (Squillace)   ....  530  »  »  80,000  » 


CALABRES  ET  SICILE. 


527 


la  charmante,  nichée  au  pied  de  l'Aspromonte  dans  les  jardins  de  citron- 
niers et  d'orangers,  est  la  cité  la  plus  importante  des  Calabres.  Bâtie  en  face 
de  Messine,  au  bord  de  la  «  Rupture  »  du  canal,  Reggio  ne  pouvait  man- 
quer de  prendre  une  part  considérable  au  mouvement  de  navigation  qui 
passe  par  la  porte  centrale  de  la  Méditerranée,  ouverte  entre  la  mer  Tyr- 
rhénienne  et  la  merd'Ionie.  Reggio  et  Messine  se  complètent  mutuellement  : 
la  prospérité  de  l'une  aide  à  celle  de  l'autre1. 


VII 


LA     SICILE. 

La  Trinacrie  des  anciens,  l'île  régulière  «  aux  trois  promontoires  »,  est 
évidemment  une  dépendance  de  la  péninsule  italienne,  dont  elle  n'est 
séparée  que  par  un  étroit  bras  de  mer.  Dans  sa  partie  la  moins  large,  le 
canal  de  Messine  n'a  guère  plus  de  5  kilomètres2,  espace  qu'il  est  facile  de 
franchir  en  barque  et  que  les  chevaux  de  Timoléon  le  Corinthien,  d'Appius 
Claudius  et  de  Roger,  le  comte  normand,  traversèrent  jadis  en  se  débattant 
à  la  proue  des  navires  ou  au  bordage  des  radeaux.  Avec  les  ressources  dont 
l'industrie  dispose  actuellement,  il  ne  serait  nullement  impossible  de 
construire  un  pont  entre  la  Sicile  et  la  grande  terre,  car  des  travaux 
presque  aussi  gigantesques  ont  été  déjà  entrepris  par  l'homme  et  menés  à 


1  Communes  principales  du  Napolitain  : 

NapIes(Napoli)en  janvier  1879.     450,800  hab. 

Bari » 

Foggia ........       » 

Andria » 

Reggio  di  Calabria  .    .       » 


Salerne  (Salerno) .... 

Barletla 

Caserta 

Corato .....     .    . 

Molfelta 

Tarente  (Taranto)    .    . 
CastcLamare  di  Stabia. 

Trani 

Bitonlo.    ...... 

Catanzaro.    ■    .   .    .    . 

Lecce 


55,150 
59,100 
57,700 
37,600 
51,000 
30,850 
30,700 
29,700 
29,500 
29.250 
28,150 
26,550 
26,200 
25,150 
24,450 


Largeur  moindre  du  détroit . 

Profondeur  extrême 

Profondeur  moyenne,  au  seuil 


Bisceglie 

Sessa  Aurunca 

Ceiïgnola 

Avellino 

Bénévent  (Benevento) .        .    . 

Maddaloni 

Aversa 

Cava  de'  Tirreni 

Santa  Maria  Capua  Vetere..    . 

Cosenza 

San  Severo 

Altamura 

Potenza 

Sarno 

Lucera 

Campobasso 

3,147  mètres. 

332      » 

du  détroit.  .    .  75      « 


25,250  hab. 

21,800  » 

21,600  » 

21,400  » 

21,580  » 

20,950  » 

20,950  » 

19,500  » 

18,000  » 

17,700  » 

17,600  »» 

17,500  » 

16,000  » 

15,500  » 

15,000  » 

14,500  » 


5'28 


.NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 


bonne  fin  :  ce  ne  sera  plus  qu'une  simple  question  d'argent,  quand  les  in- 
térêts commerciaux  de  la  Péninsule  exigeront  cet  ouvrage.  Il  n'est  guère 


N°    100.   DETROIT    DE   MESSINE. 


IS°  io'E.&e  O. 


MER  TYRRHE  TIENNE 


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,San.6alva.tor 


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P^j-rci  us  cartes  <te  la  Marine  et  de  l'Etat  -major  italien  i 

Echelle    de   iJ>6  ooo 


Ccavé  par  Erhard. 


douteux  qu'avant  la  fin  du  siècle  la  Sicile  se  trouvera  matériellement  ratta 
chée  à  l'Italie,  soit  par  un  tunnel,  soit  par  un  pont  fixe  ou  flottant.  L 


in- 


SICILE.  529 

dustrie  humaine  ne  manquera  pas  de  rétablir  ainsi  d'une  manière  ou  d'une 
autre  l'ancien  isthme  qui  reliait  la  pointe  du  Phare  aux  monts  italiens 
d'Aspromonte.  On  ne  sait  à  quelle  époque  géologique  s'est  opérée  la  rupture, 
quoique  certains  voyageurs,  entraînés  par  leur  imagination,  croient  dis- 
tinguer sur  les  montagnes  des  deux  rives  les  traces  de  l'antique  déchire- 
ment. D'après  le  nom  de  Heplastade,  que  lui  donnaient  les  anciens,  on 
pourrait  croire  que  le  détroit  n'avait  de  leur  temps  que  sept  stades,  près 
de  1,500  mètres  de  largeur;  il  aurait  donc  été  deux  fois  plus  resserré 
qu'aujourd'hui. 

Quoi  qu'il  en  soit,  la  Sicile  doit  être  considérée,  au  point  de  vue  histo- 
rique, comme  se  trouvant  exactement  dans  les  mêmes  conditions  qu'une 
terre  continentale.  La  traversée  du  détroit  n'est  guère  plus  difficile  que  celle 
d'un  large  fleuve;  la  guerre  seule  a  fréquemment  isolé  la  Sicile,  et  récem- 
ment encore,  en  1860,  pendant  l'invasion  des  «  Mille  »  de  Garibaldi,  l'île 
entière  est  restée  durant  près  d'un  mois  privée  de  toute  communication  avec 
l'Italie;  mais  ces  faits  tout  exceptionnels  n'empêchent  pas  que  l'île  ne  soit 
géographiquement  un  appendice  de  la  péninsule.  D'autre  part,  elle  jouit 
aussi  de  tous  les  avantages  que  lui  donne  sa  position  maritime.  Située  au 
centre  même  de  la  Méditerranée,  entre  les  deux  grands  bassins  de  la  mer 
Tyrrhénienne  et  de  la  mer  Orientale,  elle  commande  toutes  les  routes  com- 
merciales entre  l'Atlantique  et  l'Orient.  D'excellents  ports  invitent  les  navires 
à  relâcher  sur  ses  rivages  ;  des  terrains  d'une  grande  fertilité,  des  ressources 
naturelles  de  toute  espèce  assurent  l'existence  des  populations  ;  un  heureux 
climat  favorise  le  développement  de  la  vie.  Peu  de  régions  en  Europe  sem- 
blent mieux  placées  pour  nourrir  dans  l'aisance  un  nombre  considérable 
d'habitants.  La  Sicile  est,  en  effet,  beaucoup  plus  populeuse  et  plus  riche 
que  la  grande  île  voisine,  la  Sardaigne,  et  que  toutes  les  provinces  du  Na- 
politain, à  l'exception  de  la  Campanie  ;  elle  rivalise  en  importance  propor- 
tionnelle avec  les  contrées  du  nord  de  l'Italie1.  Chaque  période  de  paix  et 
de  liberté  lui  donne  un  étonnant  essor  :  nul  doute  qu'elle  ne  fût  une  des 
régions  les  plus  prospères  du  monde,  si  elle  n'avait  été  tant  de  fois  ravagée 
par  la  guerre  et  si  un  régime  d'oppression  n'avait  presque  constamment  pesé 
sur  elle. 

Dans  son  ensemble,  l'île  triangulaire  de  Sicile  présenterait  une  grande 
régularité  de  structure,  si  le  cône  de  l'Etna  ne  dressait  sa  puissante  masse 
au-dessus  des  rivages  de  la  mer  Ionienne  et  de  l'entrée  du  détroit  de  Messine. 

1  Superficie  de  la  Sicile .    .  29,241  kil.  carrés. 

Population  en  1879.    .   .  2,798,075  hab.  ; 

Population  kilométrique.  96     » 

i.  67 


530  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

De  sa  base  au  cratère  terminal,  l'énorme  gibbosité  du  volcan  forme  une 
région  géographique  spéciale,  non  moins  distincte  du  reste  de  la  Sicile  par 
ses  produits,  ses  cultures,  sa  population,  que  par  son  histoire  géologique. 
L'Etna  constitue  un  monde  à  part. 

Les  anciens  navigateurs  de  la  Méditerranée  s'imaginaient  pour  la  plupart 
que  le  volcan  de  la  Sicile  était  le  colosse  suprême  parmi  les  montagnes  de 
la  Terre.  Ils  se  trompaient  de  peu  pour  les  contrées  du  monde  connu,  car 
les  cimes  du  littoral  méditerranéen  plus  élevées  que  l'Etna  ne  s'élèvent 
qu'aux  deux  extrémités  de  la  Grande  Mer,  sur  les  côtes  d'Espagne  et  de 
Syrie,  et  le  mont  sicilien  a,  de  plus  que  ces  montagnes,  son  majestueux 
isolement,  la  fîère  pureté  de  ses  contours,  quelquefois  aussi  le  reflet  flam- 
boyant de  ses  laves  et  presque  toujours  sa  haute  colonne  de  fumée  se 
déployant  en  arcade  dans  le  ciel.  De  toutes  les  mers  qui  environnent  la  Si- 
cile on  voit  le  géant  dressant  sa  tête  neigeuse  et  fumante  au-dessus  des 


S"    101.  Pl'.oni.   DE  L  ETXA. 


KMella-Candla 


Echefle  de  l:  440 .000 

r £ ff 


autres  monts  qui  lui  font  cortège.  La  position  de  l'Etna  au  centre  précis  de 
la  Méditerranée  et  au  bord  du  passage  de  Messine  contribuait  également, 
suivant  les  idées  cosmogoniques  des  anciens,  à  donner  la  prééminence  à 
l'Etna  :  c'était  le  «  pilier  du  Ciel  »  ;  c'était  aussi  le  «clou  de  la  Terre  ». 
Plus  tard,  ce  fut  pour  les  Arabes  le  Djebel,  la  «  montagne  »  par  excel- 
lence, et  les  indigènes  lui  donnent  encore,  par  tradition,  le  nom  de  Mon- 
gibello. 

Les  pentes  moyennes  de  l'Etna,  prolongées  par  des  coulées  de  laves  qui  se 
sont  épanchées  dans  tous  les  sens,  sont  fort  douces  et  diminuent  assez  régu- 
lièrement vers  la  base  ;  on  s'étonne  à  la  vue  des  profils  qui  constatent  com- 
bien faible  est  la  déclivité  générale  de  la  montagne,  d'aspect  si  superbe  pour- 
tant. Aussi,  pour  atteindre  à  sa  hauteur  verticale  de  plus  de  5  kilomètres, 
l'Etna  doit  s'étaler  sur  une  surface  énorme  ;  il  occupe  un  territoire  d'en- 
viron 1,200  kilomètres  et,  sans  compter  les  petites  sinuosités  du  pourtour, 
le  développement  total  de  la  base  est  d'environ  55  lieues.  Tout  cet  espace  est 
parfaitement  limité  par  l'hémicycle  des  vallées  de  l'Alcantara  et  du  Simeto  ; 
seulement  un  col  de  860  mètres  d'élévation  rattache  au  nord-ouest  le  massif 


MONT  ETNA.  551 

de  l'Etna  au  système  montagneux  du  reste  de  la  Sicile;  de  petits  cônes 
d'éruption  s'élèvent  en  dehors  de  la  masse  du  volcan,  au  nord  de  l'Alcan- 
tara,  et  quelques  coulées  de  lave  se  sont  déversées  à  l'ouest  en  comblant 
l'ancienne  vallée  du  Simeto  ;  la  rivière  obstruée  a  dû  se  creuser  dans  la 
roche  basaltique  un  nouveau  lit  coupé  de  rapides  et  de  cascades. 

Sur  le  versant  de  l'Etna  tourné  du  côté  de  la  mer  d'Ionie,  un  vide  énorme 
d'environ  25  kilomètres  de  superficie  et  d'un  millier  de  mètres  de  profon- 
deur moyenne  interrompt  la  régularité  des  pentes  de  l'Etna  :  c'est  le  val  del 
Bove.  Ce  vaste  cirque  d'explosion  est  tout  parsemé  de  cratères  adventices  et 
s'étage  en  marches  gigantesques,  du  haut  desquelles,  lors  des  éruptions,  les 
coulées  de  lave  plongent  en  cataractes  de  feu.  Jadis,  ainsi  que  l'ont  établi 
les  recherches  de  Lyell,  c'est  dans  le  val  del  Bove  que  s'ouvrait  le  grand 
cratère  terminal  de  l'Etna  ;  mais,  à  une  époque  inconnue,  le  centre  de  l'ac- 
tivité volcanique  s'est  déplacé,  et  maintenant  la  bouche  suprême  de  la 
montagne  se  trouve  à  quelques  kilomètres  plus  à  l'ouest.  Peut-être  même  ce 
deuxième  cratère,  dont  chaque  nouvelle  éruption  modifie  les  dimensions  et 
les  contours,  a-t-il  souvent  changé  de  place,  car  la  large  plate-forme  sur  la- 
quelle repose  le  cône  terminal  semble  avoir  porté  jadis  une  masse  de  cinq  à 
six  cents  mètres  plus  élevée,  qu'une  explosion  aura  probablement  fait  voler 
dans  les  airs1.  Quoi  qu'il  en  soit,  les  abîmes  du  val  del  Bove  peuvent  toujours 
■être  considérés  comme  le  vrai  centre  de  l'Etna,  car  c'est  là  que  les  laves  se 
montrent  à  nu  dans  leur  ordre  de  superposition,  leurs  failles,  leurs  ruptures, 
leurs  géodes,  leurs  roches  injectées  :  en  nul  autre  cirque  de  volcan  les 
géologues  n'ont  pu  mieux  étudier  la  structure  intime  des  montagnes  d'érup- 
tion. Au  bord  de  la  mer,  les  falaises  qui  portent  la  ville  d'Âci-Beale  permet- 
tent aussi  d'embrasser  d'un  coup  d'œil  une  longue  période  de  l'histoire  du 
volcan.  Le  plateau,  qui  se  termine  abruptement  du  côté  de  la  mer,  par 
une  paroi  de  100  mètres  d'élévation,  se  compose  de  sept  coulées  de  lave 
vomies  successivement  par  les  crevasses  de  l'Etna.  Chaque  coulée  offre,  dans 
presque  toute  son  épaisseur,  une  masse  compacte  où  les  plantes  peuvent  à 
peine  insérer  leurs  racines  ;  mais  la  partie  supérieure  de  chaque  assise  est 
uniformément  changée  en  une  couche  de  tuf  ou  même  de  terre  végétale,  due 
à  l'action  de  l'atmosphère  pendant  une  série  de  siècles  inconnue.  Après 
être  sorti  des  flancs  de  la  montagne,  chacun  des  courants  de  lave  eut  le 
temps  de  se  refroidir,  de  se  recouvrir  d'humus  et  de  porter  une  végétation 

1  Superficie  de  l'Etna 1,200  kilomètres  carrés. 

Hauteur  actuelle  de  la  montagne 5,515  mètres. 

Diamètre  actuel  du  cratère 520       » 

/,  »  du  puits 10(?)  » 


552 


NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 


arborescente,  que  devait  plus  tard  recouvrir  un  autre  fleuve  de  pierre.  On  a 
constaté  aussi  ce  phénomène  curieux  que,  tout  en  s'accroissant  en  haut  par 
l'apport  de  nouvelles  assises,  la  falaise  grandissait  en  bas  par  le  soulève- 
ment graduel  de  la  masse  :  des  lignes  d'érosion  distinctement  tracées  par 
la  mer  à  différents  niveaux  au-dessus  de  la  nappe  actuelle  de  la  Méditer- 
ranée mesurent  le  mouvement  de  poussée  qui  s'est  produit  sous  ces  roches 


N°    102.    CHEIRE    DE    CATAN'E. 


Echelle      cLe      200  000 


de  l'Etna.  De  belles  grottes  encadrées  de  prismes  basaltiques  et,  dans  le 
voisinage  d'Aci-Trezza,  les  Faraglioni  ou  rochers  des  Cyclopes,  témoignent 
aussi  des  changements  considérables  qui  se  sont  opérés  dans  la  structure  des 
laves,  depuis  l'époque  où  elles  sont  sorties  de  l'intérieur  du  volcan. 

Pendant  les  vingt-cinq  siècles  de  la  période  moderne,  plus  ou  moins  va- 
guement éclairée  par  l'histoire,  l'Etna  s'est  ouvert  plus  d'une  centaine  de 
fois  pour  vomir  des  matières  fondues,  et  quelques-unes  des  éruptions  ont 
duré  plusieurs  années.  On  n'a,  du  reste,  pu  constater  aucune  régularité 


MONT  ETNA.  553 

dans  les  paroxysmes  de  la  montagne,  ni  de  coïncidence  avec  les  mouve- 
ments volcaniques  des  îles  Eoliennes.  Les  fentes  se  produisent  sans  ordre 
sur  tout  le  pourtour  du  volcan,  et  les  quantités  de  lave  qui  en  sortent  sont 
des  plus  inégales.  Le  courant  le  plus  considérable  dont  parle  l'histoire  est 
celui  qui  se  déversa  sur  la  ville  de  Catane,  en  1669.  Issu  de  terre  à  une 
très-haute  température,  il  s'étala  d'abord  en  lac  dans  les  campagnes  de  Ni- 
colosi,  fondit  et  emporta  comme  un  glaçon  une  partie  de  la  colline  de  Mon- 
pilieri,  qui  gênait  sa  marche,  puis  se  divisa  en  trois  coulées,  dont  la  plus 
large,  se  recourbant  au  sud-est,  marcha  sur  Catane,  rasa  une  partie  de  la 
ville,  noya  les  jardins  sous  un  déluge  de  scories  et  jeta  dans  la  mer  un  pro- 
montoire de  près  d'un  kilomètre  à  la  place  de  l'ancien  port.  On  évalue  à  un 
milliard  de  mètres  cubes  la  quantité  de  lave  qui  sortit  alors  de  l'Etna,  pour 
changer  en  un  désert  rocheux  d'une  centaine  de  kilomètres  carrés  des  cam- 
pagnes d'une  extrême  fertilité,  où  plus  de  vingt-cinq  mille  personnes  habi- 
bitaient  quatorze  villes  et  villages.  Le  double  cône  des  Monti  Rossi,  au  gra- 
cieux cratère  empli  d'une  forêt  de  genêts  aux  fleurs  d'or,  est  formé  des  cen- 
dres que  lança  l'évent  supérieur  de  la  crevasse  pendant  la  grande  éruption. 
Plus  de  sept  cents  cônes  parasites  d'origine  analogue  à  celle  des  Monti  Rossi 
sont  épars  çà  et  là  sur  les  pentes  extérieures  de  l'Etna,  monuments  naturels 
des  anciennes  éruptions.  Les  uns,  plus  antiques,  sont  presque  entièrement 
oblitérés  par  les  intempéries  ou  bien  enfouis  par  des  coulées  de  lave  plus 
récentes;  les  autres,  véritables  montagnes  de  plusieurs  centaines  de  mè- 
tres de  hauteur,  ont  encore  leur  forme  conique  primitive.  Plusieurs  sont 
recouverts  de  forêts;  il  en. est  aussi  dont  les  cratères  sont  changés  en  jar- 
dins, coupes  charmantes  où  des  maisons  de  plaisance  brillent  au  milieu  de 
la  verdure. 

La  zone,  de  mille  à  deux  mille  mètres,  où  se  pressent  en  plus  grand  nom- 
bre les  cônes  parasites,  indique  la  région  du  volcan  où  la  poussée  intérieure 
se  fait  le  plus  énergiquement  sentir.  Près  du  sommet,  l'activité  souterraine 
est  d'ordinaire  moins  violente.  Le  cratère  terminal  n'est,  dans  la  plupart 
des  éruptions,  qu'une  sorte  de  cheminée  d'où  la  vapeur  d'eau  et  les  gaz 
volcaniques  s'échappent  en  tourbillons.  Tout  autour,  les  fumerolles  rédui- 
sent le  sol  en  une  espèce  de  bouillie,  et,  par  le  dégagement  de  substances 
diverses,  bariolent  les  scories  des  couleurs  les  plus  éclatantes,  rouge  écar- 
late,  jaune  d'or,  vert  d'émeraude.  D'ordinaire  la  chaleur  du  foyer  caché 
est  encore  très-sensible  sur  les  talus  extérieurs  du  cône  ;  elle  agglutine  les 
pierres  en  une  masse  cohérente,  beaucoup  moins  pénible  à  gravir  que  ne  le 
sont  les  cendres  meubles  du  Vésuve.  Il  est  rare  que,  dans  leur  ascension,  les 
visiteurs  aient  à  craindre  la  chute  de  quelque  bombe  volcanique.  Les  érup- 


bU  NOUVELLE   GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

lions  de  pierres,  jaillissant  en  gerbes  de  la  bouche  suprême,  ont  lieu  quel- 
quefois, et  même  Recupero  a  vu  des  blocs  lancés  à  deux  mille  cent  cinquante 
mètres  de  hauteur;  mais  ce  sont  là  des  phénomènes  exceptionnels.  Si  les 
pluies  de  scories  étaient  fréquentes,  une  petite  construction  romaine,  dite  la 
«  Tour  du  Philosophe  ».  qui  se  trouve  dans  un  épaulement  du  mont,  au- 
dessus  des  précipices  du  val  del  Bove,  serait  depuis  longtemps  enterrée  sous 
les  débris.  On  a  donc  pu  établir  sans  danger  sur  ces  hauteurs  un  obser- 
vatoire météorologique  :  nulle  station  ne  sera  plus  utilement  placée, 
car,  du  sommet,  on  assiste  à  la  formation  des  orages  qui  grondent  sur  les 


N°  103.  CONES   PARASITES    SUR   LE   VERSANT   OCCIDENTAL   DE    L  ETNA. 


KiljL 


Echelle  de    i      68booo 

2  3 


plaines,  et,  là-haut,  le  vent  polaire  et  lèvent  équatorial  annoncent,  parleur 
conflit,  le  temps  qui  se  prépare  pour  les  régions  inférieures  de  l'Europe  et 
de  l'Afrique. 

La  cime  de  l'Etna  ne  s'élève  pas  jusque  dans  la  zone  aérienne  des  neiges 
persistantes,  et  Ja  chaleur  du  foyer  souterrain  fond  la  plupart  des  petits  né- 
vés amassés  dans  les  creux.  Cependant  la  moitié  supérieure  de  la  montagne 
reste  blanche  durant  la  plus  grande  partie  de  l'année.  La  fonte  de  ces  neiges 
et  les  pluies  copieuses  qu'apportent  les  vents  de  la  mer  devraient,  semble- 
t-il,  former  de  nombreux  ruisseaux  sur  le  pourtour  du  volcan  ;  mais  les 
pierrailles  et  les  cendres  qui  recouvrent  en  talus  les  roches  de  lave  solide 


MONT  ETNA.  557 

absorbent  promptement  toute  l'humidité  des  hauteurs,  et  bien  rares  sont 
les  endroits  favorisés  où  quelque  fontaine  vient  rejaillir  à  la  surface.  Les 
grandes  sources  ne  font  leur  apparition  qu'à  la  base  de  la  montagne,  et 
quelques-unes  seulement  dans  le  voisinage  immédiat  de  la  mer.  Telle  esl  la 
fontaine  d'Acis,  échappée  au  chaos  de  rochers  que  Polyphème,  c'est-à-dire 
l'Etna  lui-même,  le  géant  aux  «  mille  voix  »,  lança  contre  les  navires  du 
sage  Ulysse  ;  telle  est  aussi  la  rivière  d'Amenano,  qui  surgit  dans  la  ville 
même  deCatane  et  s'épanche  dans  les  eaux  du  port  en  cascatelles  d'argent. 
A  la  vue  de  ces  sources,  au  flot  si  clair  et  si  frais,  apparaissant  au  milieu 
des  sables  noirs  et  des  roches  brûlées,  on  comprend  sans  peine  que  les  an- 
ciens Grecs  les  aient  considérées  comme  des  êtres  divins,  qu'ils  aient  frappé 
des  médailles  en  leur  honneur  et  leur  aient  élevé  des  statues.  Catane  s'était 
mise  sous  la  protection  du  dieu  Amenanos,  qui  l'abreuvait  de  ses  ondes. 

Si  l'eau  ruisselante  manque  presque  complètement  sur  les  pentes  de 
l'Etna,  du  moins  l'humidité  se  conserve  dans  les  cendres  en  assez  grande 
quantité  pour  nourrir  une  riche  végétation.  Partout  où  les  carapaces  des 
coulées  de  lave  ne  sont  pas  trop  compactes  pour  laisser  pénétrer  les  radi- 
celles des  plantes,  les  déclivités  de  la  montagne  sont  revêtues  de  verdure.  Les 
hautes  régions,  occupées  pendant  la  plus  grande  partie  de  l'année  par  les 
neiges,  sont  les  seules  qui  gardent,  sur  presque  tout  le  pourtour  du  mont, 
leur  nudité  première.  Il  est  d'ailleurs  assez  étonnant  que  la  flore  alpine 
soit  tout  à  fait  absente  du  sommet  de  l'Etna,  où  la  température  moyenne 
de  l'atmosphère  et  du  sol  est  précisément  ce  qui  convient  à  ces  végétaux. 
Les  géologues  en  concluent  que  de  tout  temps  l'Etna  s'est  trouvé  séparé  des 
Alpes  par  de  grands  espaces,  infranchissables  pour  les  oiseaux  qui  portent 
des  graines  fécondes  dans  leur  gésier  ou  aux  plumes  de  leurs  pattes. 

Jadis  le  volcan  était  entouré  d'une  ceinture  de  forêts  :  au-dessous  de  la 
zone  des  neiges  et  des  cendres,  au-dessus  de  celle  des  cultures,  s'étendait  la 
région  des  grands  bois,  chênes,  hêtres,  pins  et  châtaigniers.  De  nos  jours  il 
n'en  est  plus  ainsi.  Sur  les  pentes  méridionales,  que  gravissent  d'ordinaire 
les  visiteurs,  il  n'y  a  plus  de  forêts;  çà  et  là  seulement  on  aperçoit  quelques 
gros  troncs  de  chênes  ébranchés.  Sur  les  autres  versants,  les  bouquets  d'arbres 
sont  plus  nombreux  ;  même  du  côté  du  nord,  quelques  restes  de  hautes 
futaies  donnent  à  divers  paysages  de  l'Etna  un  caractère  tout  à  fait  alpin  ; 
mais  les  bûcherons  continuent  avec  acharnement  leur  œuvre  d'extermina- 
tion, et  l'on  peut  craindre  qu'avant  longtemps  il  n'existe  plus  un  seul  débris 
des  antiques  forêts.  Les  splendides  châtaigniers  du  versant  occidental,  parmi 
lesquels  on  admirait  naguère  l'arbre  des  «  Cent  Chevaux  »,  découpé  main- 
tenant par  la  vieillesse  et  les  intempéries  en  trois  fûts  séparés,  témoignent 

u  G8 


558  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

de  l'étonnante  fertilité  des  laves  du  volcan.  Les  jeunes  pousses  des  taillis,  si 
droites,  si  lisses  et  toutes  gonflées  de  sève,  s'élancent  du  sol  avec  une  fougue 
singulière  ;  en  quelques  années,  quand  le  voudront  les  agriculteurs,  la  zone 
déboisée  de  l'Etna  pourra  reprendre  sa  parure  de  feuillage. 

Quant  à  la  zone  des  cultures,  qui  forme  une  large  bande  circulaire  à  la 
base  de  la  montagne,  c'est  en  maints  endroits  le  plus  admirable  des  jardins. 
Les  bosquets  d'oliviers,  d'orangers,  de  citronniers  et  d'autres  arbres  à 
fruits,  auxquels  se  mêlent  çà  et  là  des  groupes  de  palmiers,  transforment 
toutes  les  premières  pentes  en  un  immense  verger  ;  de  nombreuses  villas, 
des  coupoles  d'églises  et  de  couvents  se  montrent  de  toutes  parts  au-dessus 
des  massifs  de  verdure.  La  terre  est  si  fertile,  que  ses  produits  peuvent  suffire 
à  une  population  trois  ou  quatre  fois  plus  dense  que  celle  des  autres  contrées 
de  la  Sicile  et  de  l'Italie.  Plus  de  trois  cent  mille  habitants  se  sont  groupés 
sur  les  pentes  de  cette  montagne,  que  de  loin  on  considère  comme  devant 
être  un  lieu  d'épouvante  et  de  péril  imminent,  et  qui  de  temps  à  autre  s'en- 
tr'ouvre  en  effet  pour  noyer  ses  campagnes  sous  un  déluge  de  feu.  A  la  base 
du  volcan,  les  villes  touchent  aux  villes  et  se  suivent  comme  les  perles  d'un 
collier1.  Qu'une  coulée  de  lave  recouvre  une  partie  de  la  chaîne  d'habitations 
humaines,  bientôt  celle-ci  se  reforme  au-dessus  des  pierres  refroidies.  Des 
bords  du  cratère  de  l'Etna,  le  gravisseur  contemple  avec  étonnement  toutes 
ces  fourmilières  humaines  à  l'œuvre  au  pied  de  la  puissante  montagne.  La 
zone  concentrique  de  verdure  et  de  maisons  contraste  étrangement  avec  le 
désert  de  neiges  et  de  cendres  noires  qui  occupe  le  centre  du  tableau  et,  par 
delà  le  Simeto,  avec  les  escarpements  inhabités  des  monts  calcaires.  Mais  ce 
n'est  là  qu'une  partie  de  l'immense  et  merveilleux  panorama  de  200  kilo- 
mètres de  rayon.  C'est  à  bon  droit  que  les  voyageurs  célèbrent  le  spectacle 
presque  sans  rival  que  présentent  les  trois  mers  d'Ionie,  d'Afrique  et  de  Sar- 
daigne,  entourant  de  leurs  eaux  plus  bleues  que  le  ciel  le  grand  massif  trian- 
gulaire de  la  Sicile,  les  hautes  péninsules  de  la  Calabre  et  les  îles  éparses  de 
l'Éolie. 

Les  monts  Pélore,  qui  .continuent  en  Sicile  la  chaîne  italienne  de  l'Aspro- 
monte,  sont  de  hauteur  bien  modeste  en  comparaison  de  l'Etna,  mais  ils 
existaient  déjà  depuis  des  âges,  lorsque  la  région  où  s'élève  de  nos  jours  le 
volcan  était  encore  un  golfe  de  la  mer.  On  croyait  jadis  que  la  plus  haute 
cime  du  Pélore,  consacrée  à  Neptune  par  les  anciens,  puis  à  la  «  Divine 
Mère  »  (Dinna  Mare)  par  les  Siciliens  modernes,  était  percée  d'un  cratère; 
mais  il  n'en  est  rien.  Composées  de  roches  primitives  et  de  transition,  revê- 

1  Population  kilométrique  de  l'Italie 94  hab. 

»  »  de  la  zone  habitable  de  l'Etna.  ....  550     » 


ETNA,  PELORE  ET  MADONIÀ.  559 

tues  sur  leurs  flancs  de  calcaires  et  de  marbres,  ces  montagnes  longent 
d'abord  le  littoral  de  la  mer  d'Ionie,  tout  bordé  de  caps  abrupts,  puis  elles 
reploient  vers  l'ouest  leur  crête  principale  et  courent  parallèlement  aux 
cotes  de  la  mer  Éolienne.  Vers  le  milieu  de  sa  longueur,  la  chaîne,  connue 
en  cet  endroit  sous  le  nom  de  Madonia,  atteint  sa  plus  grande  élévation,  et 
de  magnifiques  forêts,  encore  épargnées  par  la  hache,  lui  donnent  un  aspect 
tout  septentrional  :  on  pourrait  se  croire  dans  les  Apennins  ou  dans  les 
Alpes  Maritimes.  Des  promontoires  calcaires,  presque  entièrement  isolés, 
s'avancent  dans  les  flots  au  nord  des  montagneset,  par  la  beauté  de  leur 
profil,  la  variété  de  leurs  formes,  font  de  cette  côte  une  des  plus  remar- 
quables de  la  Méditerranée.  Même  après  avoir  visité  le  littoral  de  la  Pro- 
vence, de  la  Ligurie,  du  Napolitain,  on  reste  saisi  à  la  vue  des  caps  superbes 
de  la  côte  sicilienne  ;  on  contemple  avec  admiration  l'énorme  bloc  quadran- 
gulaire  de  Cefalù,  la  colline  plus  doucement  ondulée  de  Termini,  les  masses 
verticales  de  Caltafano,  et  surtout,  près  de  Païenne,  la  forteresse  naturelle 
du  Monte  Pellegrino,  roche  presque  inaccessible  de  20  kilomètres  de  tour, 
où  le  vieil  Hamilcar  Barca  se  maintint  durant  trois  années  contre  tous  les 
efforts  d'une  armée  romaine.  Le  mont  San  Giuliano,  qui  termine  la  chaîne 
à  l'occident,  est  aussi  un  piton  calcaire  presque  isolé  :  c'est  l'ancien  mont 
Eryx,  jadis  consacré  à  Vénus. 

Toutes  les  montagnes  qui  rayonnent  de  la  grande  chaîne  vers  les  parties 
méridionales  de  l'île  vont  en  s'abaissant  par  degrés.  La  déclivité  générale  de 
la  Sicile  est  tournée  vers  les  côtes  de  la  mer  d'Ionie  et  de  la  mer  d'Afrique  ; 
aussi  l'écoulement  des  eaux  se  fait-il  presque  uniquement  sur  ces  deux  ver- 
sants ;  toutes  les  rivières  à  cours  permanent,  le  Platani,  le  Salso,  le  Simeto, 
coulent  au  sud  de  l'arête  de  Madonia  :  les  torrents  du  versant  septentrional 
ne  sont  que  des  fiumare,  formidables  après  les  pluies,  et  durant  les  séche- 
resses, perdus  dans  les  champs  de  pierre,  parmi  les  lauriers-roses.  C'est 
également  au  sud  des  montagnes  que  s'étendent  les  lacs  et  les  marais  de 
l'île,  les  pantani  et  le  lac  ou  biviere  de  Lentini,  la  plus  grande  nappe  d'eau 
de  la  Sicile,  le  lac  de  Pergusa  ou  d'Enna,  entouré  jadis  de  gazons  fleuris  où 
jouait  Proserpine  lorsque  le  noir  Pluton  vint  la  saisir,  le  «  vivier  »  de  Ter- 
ranova,  et  plusieurs  autres  marécages  qui  furent  autrefois  des  golfes  de  la 
mer.  Autant  la  côte  septentrionale  est  pittoresque,  imprévue  de  contours, 
hérissée  de  promontoires,  autant  la  cote  du  sud-est  uniforme  et  rhythméeen 
anses  également  infléchies,  sableuses  et  manquant  d'abri.  Sur  ce  rivage,  les 
ports  naturels  sont  rares  et  périlleux  :  pendant  les  tempêtes  d'hiver  les 
navires  ont  à  courir  de  grands  dangers  clans  ces  parages. 

La  longue  déclivité  de  la  Sicile,  au  sud  des  monts  Madonia,  se  compose 


540  NOUVELLE   GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

de  terrains  tertiaires  et  de  strates  plus  modernes,  contenant  en  abondance 
des  coquillages  fossiles,  dont  la  plupart  se  trouvent  encore  à  l'état  vivant 
dans  les  mers  voisines.  Divers  géologues,  et  surtout  Lyell,  ont  pu  mesurer 
l'âge  relatif  des  argiles  et  des  brèches  calcaires  de  ces  contrées  par  la  pro- 
portion plus  ou  moins  grande  des  testacés  que  l'on  recueille  à  la  fois  dans 
les  roches  et  dans  les  eaux.  On  a  constaté  que  nulle  part  en  Europe  les 
strates  de  formation  récente  ne  sont  plus  solides,  plus  compactes  et  plus 
élevées  qu'en  Sicile  ;  près  de  Castro-Giovanni,  au  centre  même  de  l'île,  les' 
roches  postpliocènes  atteignent  900  mètres  de  hauteur1.  Une  autre  parti- 
cularité remarquable  est  que  des  couches  tertiaires,  constituant  des  massifs 
de  hautes  collines  au  sud  de  la  plaine  de  Catane,  alternent  avec  des  strates 
de  matières  volcaniques.  Ce  sont  évidemment  des  éruptions  sous-marines 
qui  ont  maçonné  ces  assises  de  calcaire  et  de  tuf  entremêlés.  Tandis  que  les 
argiles,  les  sables,  les  amas  de  coquillages  se  déposaient  en  lits  réguliers 
au  fond  de  la  mer,,  des  bouches  d'éjection  s'ouvraient  soudain,  pour  vomir 
des  cendres  et  des  scories,  puis  la  mer  recommençait  son  œuvre;  elle  égali- 
sait les  débris  et  formait  de  nouvelles  couches  alluviales,  que  d'autres 
matières  volcaniques  venaient  crevasser  et  recouvrir.  C'est  de  la  même  ma- 
nière que  se  forment  au-dessous  de  la  mer  les  couches  profondes  situées  à 
l'ouest  du  banc  de  Nerita,  entre  Girgenti  et  l'île  de  Pantellaria.  Le  volcan  de 
Giulia  ou  Ferdinandea  y  fait  de  temps  en  temps  son  apparition  depuis  la 
période  historique.  On  dit  l'avoir  vu  en  1801  ;  trente  ans  plus  tard,  il  surgit 
de  nouveau  et  s'entoura  d'un  îlot  de  6  kilomètres  de  tour,  que  purent  étu- 
dier de  Jussieu  et  Constant  Prévost;  en  1865,  il  a  reparu  pour  la  troisième 
fois;  mais  le  temps  de  l'émersion  définitive  n'est  pas  encore  venu.  La  mer 
a  toujours  balayé  les  cendres  et  les  scories  pour  les  étaler  en  couches  ré- 
gulières et  les  faire  alterner  avec  ses  propres  dépôts.  En  1840,  la  butte 
sous-marine  du  volcan  n'était  recouverte  que  par  2  mètres  d'eau  ;  actuelle- 
ment la  sonde  n'y  trouve  pas  le  sol  à  100  mètres  de  profondeur. 

Cette  bouche  d'éruption  ouverte  en  pleine  Méditerranée  n'est  pas  le  seul 
témoignage  de  l'activité  du  foyer  souterrain  dans  les  parties  méridionales 
de  la  Sicile.  Diverses  sources  minérales  dégagent  de  l'acide  carbonique  et 
d'autres  gaz  provenant  du  travail  intérieur.  Dans  le  lac  intermittent  de 
Nafta  ou  de  Palici,  situé  près  de  Palagonia,  au  sud  de  la  plaine  de  Ca- 
tane, trois  petits  cratères  s'ouvrant  au  milieu  des  eaux  bitumineuses  lan- 

1  Altitudes  diverses  de  la  Sicile  : 

Mont  Etna 3,313  mètres  (trig.).    |   Centorbi 736  mètres  (trig.). 

Madonia  (Pizzo  di  Case).     1,931       »  I   Monte  San  Giuliano.    .    .       700       » 

Dinnamare 1,100       >»  |   Monte  Pellegrino.    .    .    .       600       » 


FOYERS  SOUTERRAINS  DE  LA  SICILE.  541 

cent  à  gros  bouillons  des  gaz  irrespirables;  les  oiseaux  évitent  de  voler 
au-dessus  du  lac  et  les  petits  animaux  qui  s'en  approchent  y  laissent  leurs 
cadavres.  Les  dieux  Palici  étaient  tellement  redoutés  par  les  anciens,  que 
l'asile  de  leur  sanctuaire  était  inviolable  et  que  les  esclaves  réfugiés  y  acqué- 
raient le  droit  de  dicter  des  volontés  à  leurs  maîtres  ;  encore  de  nos  jours, 
ces  cratères  lacustres  inspirent  une  grande  terreur  aux  indigènes.  Le  lac  de 
Pergusa  présente  aussi  quelquefois  des  phénomènes  du  même  genre  ;  cet 
ancien  cratère,  d'environ  7  kilomètres  de  tour,  est  presque  toujours  très- 
peuplé  d'anguilles  et  de  tanches,  mais  soudain  tous  ces  poissons  périssent  et 
la  surface  du  lac  se  recouvre  de  leurs  corps  en  décomposition  :  des  émis- 
sions de  gaz  causent  la  foudroyante  mortalité.  Plus  à  l'ouest,  près  de  Pa- 
lazzo  Adriano,  une  nouvelle  salse  a  jailli  du  sol  en  décembre  1870.  Tout 
récemment,  en  1878,  une  grande  éruption  de  boue  s'est  produite  à  la  base 
méridionale  de  l'Etna,  près  de  la  ville  de  Paterne.  Le  sous-sol  de  toute  la 
contrée  est  en  effervescence  chimique. 

En  dehors  de  la  Sicile  etnéenne,  le  principal  centre  de  l'activité  volca- 
nique se  trouve  dans  les  environs  de  Girgenti,  au  lieu  dit  les  Maccalube. 
L'aspect  de  la  plaine  y  change  suivant,  les  saisons;  en  été,  de  petits  cratères 
emplis  d'une  bouillie  argileuse  dégagent  incessamment  des  bulles  de  gaz  et 
déversent  de  la  boue  sur  leurs  talus  extérieurs  ;  mais  quand  viennent  les 
pluies  d'hiver,  tous  les  cônes  sont  délayés  et  mélangés  en  une  sorte  de  pâte 
d'où  s'échappe  la  vapeur.  Au  commencement  du  siècle,  de  petits  tremble- 
ments de  terre  secouaient  parfois  le  sol,  et  des  jets  de  boue  et  de  pierre 
s'élevaient  en  gerbes  à  10  on  20  mètres  de  hauteur;  en  1777,  une  érup- 
tion exceptionnelle  avait  projeté  les  débris  à  plus  de  50  mètres  de  haut.  De 
nos  jours,  les  Maccalube  sont  plus  tranquilles.  Comme  les  volcans  de  laves, 
ces  laboratoires  de  boues  ont  leurs  périodes  de  calme  et  d'exaspération. 

Les  gisements  de  soufre,  qui  sont  l'une  des  principales  richesses  de  la 
Sicile,  proviennent  sans  doute  indirectement  des  foyers  de  lave  qui  bouil- 
lonnent au-dessous  de  la  contrée  ;  mais  aucun  ne  se  trouve  sur  les  pentes  ni 
dans  le  voisinage  immédiat  du  Mongibello.  Les  masses  de  soufre,  éparses  en 
petits  bassins,  sont  disposées  de  l'est  à  l'ouest  sur  plus  d'un  quart  de  la 
superficie  de  l'île,  dans  les  terrains  tertiaires  qui  s'étendent  de  Centorbi  à 
Cattolica  dans  la  province  de  Girgenti.  Ils  datent  tous  de  l'époque  miocène 
supérieure  et  reposent  sur  des  bancs  d'infusoires  fossiles  exhalant  une  forte 
odeur  de  bitume.  Les  géologues  discutent  encore  sur  la  manière  dont  s'est 
déposé  le  soufre,  mais  il  semble  très-probable  qu'il  provient  de  sulfure  de 
chaux  apporté  du  sein  de  la  terre  par  les  sources  thermales  et  décomposé 
par  les  intempéries.  La  formation  géologique  où  se  trouve  le  soufre  est 


542  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

également  riche  en  gypse  et  en  sel  gemme  :  en  maints  endroits  on  reconnaît 
le  voisinage  des  couches  salées  par  des  efflorescences  qui  se  montrent  à  la 
surface  et  que  l'on  connaît  sous  le  nom  à'occhi  di  sale,  «  yeux  du  sel.  » 

La  Sicile  a,  comme  la  Grèce,  le  climat  le  plus  heureux.  Les  hautes 
températures  de  l'été  sont  adoucies  par  les  brises  marines  qui  soufflent 
régulièrement  pendant  les  heures  les  plus  chaudes  de  la  journée.  Les  froids 
de  l'hiver  ne  sont  sensibles  que  par  suite  du  manque  absolu  de  comfort  dans 
les  maisons,  car  les  gelées  sont  inconnues  et  bien  rarement  la  neige  tombe 
sur  les  pentes  inférieures  des  montagnes.  Les  pluies  d'automne  sont  fort 
abondantes,  mais  elles  alternent  souvent  avec  les  beaux  jours  de  soleil  et 
n'ont  pas  le  temps  de  refroidir  complètement  l'atmosphère.  Les  vents 
dominants,  qui  soufflent  du  nord  et  de  l'ouest,  sont  très-salubres  ;  mais 
le  sirocco,  provenant  généralement  du  sud-est,  est  redouté  comme  un 
vent  de  mort,  surtout  quand  il  arrive  sur  la  côte  septentrionale,  où  il  a 
perdu  presque  toute  son  humidité1.  Il  dure  d'ordinaire  trois  ou  quatre 
jours,  pendant  lesquels  on  se  garderait  bien  de  coller  le  vin,  de  saler  la 
viande,  ou  de  peindre  les  appartements  ou  les  meubles.  Ce  vent  est  le  prin- 
cipal désagrément  du  climat.  Dans  certaines  parties  de  la  Sicile,  les  éma- 
nations des  marécages  sont  aussi  fort  dangereuses,  mais  la  faute  en  est  à 
l'homme,  qui  laisse  croupir  les  eaux.  C'est  ainsi  qu'Agosta  et  Syracuse,  sur 
la  côte  orientale,  sont  assiégées  par  les  fièvres  et  que  la  mort  défend  les 
approches  de  l'antique  Himéra. 

Favorisée  par  les  conditions  de  température  et  d'humidité,  la  végétation 
présente  un  caractère  semi-tropical  dans  les  plaines  et  les  vallées  basses. 
Un  grand  nombre  de  plantes  étrangères  d'Asie  et  d'Afrique  se  sont  accli- 
matées facilement  en  Sicile.  Les  dattiers  sont  groupés  en  bouquets  dans  les 
jardins  et  même  en  pleine  campagne  ;  les  plaines  d'aspect  tout  africain  qui 
entourent  Sciacca  sont  en  maints  endroits  complètement  recouvertes  de 
palmiers  nains  ou  giummare,  qui  valurent  à  l'ancienne  Sélinonte  le  sur- 
nom de  Palmosa;  diverses  espèces  de  cotonniers  croissent  sur  les  pentes  des 
collines  jusqu'à  l'altitude  de  200  mètres  ;  le  bananier,  la  canne  à  sucre,  le 
bambou,  fleurissent  hors  des  serres;  la  Victoria  regia  recouvre  les  viviers  de 
ses  larges  feuilles  et  de  ses  fleurs;  le  papyrus  du  Nil,  inconnu  dans  toutes 
les  autres  parties  de  l'Europe,  s'unit  aux  grands  roseaux  pour  obstruer  le 
cours  de  la  rivière  d'Anapus,  dans  les  environs  de  Syracuse;  naguère  il 

Température  moyenne  à  Palerme  et  à  Messine.  * 1 8°  G. 

»  »  à  Catane  et  à  Girgenti 20°  C. 

Ecart  moyen  de  température,  de  l'hiver  à  l'été 2  à  55°  C. 

Pluies  moyennes  à  Païenne.    ......„..„,,...  0m,66 


SOL  ET  CLIMAT  DE  LA  SICILE.  543 

croissait  aussi  dans  l'Oreto,  près  de  Palerme,  mais  il  en  a  disparu.  Quoique 
d'origine  étrangère  à  l'Europe,  le  cactus  opuntia  ou  figuier  de  Barbarie 
est  devenu  la  plante  la  plus  caractéristique  des  campagnes  du  littoral 
de  la  Sicile  ;  les  coulées  de  lave  se  recouvrent  en  peu  de  temps  de  fourrés 
inhospitaliers  de  cactus,  aux  disques  de  chair  verdâtre  hérissés  d'épines. 
C'est  à  la  base  méridionale  de  l'Etna  que  ces  plantes  du  midi  et  tous  les 
autres  végétaux  des  régions  voisines  des  tropiques  remontent  le  plus  haut. 
Sans  grand  effort  de  culture,  les  paysans  y  font  croître  l'oranger  jusqu'à 
plus  de  500  mètres  d'altitude,  et  le  mélèze  y  pousse  spontanément  jusqu'à 
2,250  mètres.  Ces  pentes  tournées  vers  le  soleil  de  l'Afrique  sont  la  terre  la 
plus  chaude  de  l'Europe,  non-seulement  à  cause  de  leur  exposition,  mais  à 
cause  du  parfait  abri  que  la  masse  du  volcan  offre  contre  les  vents  du  nord 
et  de  la  couleur  noirâtre  des  scories  et  des  cendres,  que  viennent  frapper 
les  rayons  du  midi. 

Dans  les  régions  revêtues  d'arbres  ou  d'arbustes,  la  campagne  est  tou- 
jours verte,  même  en  hiver  :  l'oranger,  l'olivier,  le  caroubier,  le  laurier- 
rose,  le  lentisque,  le  tamaris,  le  cyprès,  le  pin  gardent  leur  feuillage  et 
donnent  ainsi  à  la  nature  une  gravité  douce,  bien  différente  de  la  morne 
tristesse  de  nos  paysages  hivernaux  du  nord.  Avec  un  peu  de  soin,  les 
horticulteurs  entretiennent  aussi  constamment  la  vie  dans  leurs  jardins  :  il 
n'y  a  point  de  primeurs  en  Sicile,  pour  ainsi  dire,  parce  que  l'on  peut 
obtenir  les  légumes  frais  pendant  tout  le  courant  de  l'année.  C'est  dans  le 
voisinage  de  Syracuse  que  les  jardins  se  montrent  dans  leur  plus  grande 
beauté,  à  cause  du  contraste  de  leur  merveilleuse  végétation  avec  les  roches 
nues.  Il  en  est  un  surtout,  dans  lequel  on  se  trouve  comme  par  enchante- 
ment, au  sortir  d'une  fissure  de  précipice,  et  qui  est  un  lieu  féerique  de 
verdure,  d'ombre  et  de  parfums  :  c'est  YIntagliatella  ou  Latomia  de'  Greci, 
l'une  des  carrières  où  les  esclaves  grecs  taillaient  les  pierres  de  construction 
pour  les  temples  et  les  palais  de  Syracuse.  Des  orangers,  des  citronniers,  des 
néfliers  du  Japon,  des  pêchers,  des  arbres  de  Judée,  aspirant  à  l'air  libre 
et  montant  vers  la  lumière  du  ciel,  s'élèvent  à  la  hauteur  gigantesque  de 
15  et  20  mètres;  des  arbustes  en  massifs  entourent  les  troncs  des  arbres  ; 
des  guirlandes  de  lianes  s'entremêlent  aux  branches;  des  fleurs  et  des  fruits 
jonchent  les  allées  et  de  nombreux  oiseaux  chantent  dans  le  feuillage.  Au- 
dessus  de  cet  élysée  d'arbres  odorants  et  fleuris  se  dressent  les  roches  cou- 
pées à  pic  de  la  carrière;  les  unes  encore  nues  et  blanches  comme  aux  jours 
où  les  taillèrent  les  instruments  des  esclaves  athéniens,  les  autres  revêtues 
de  lierre  du  haut  en  bas  ou  portant  des  rangées  d'arbustes  sur  chacun  de 
leurs  escarpements. 


544  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

Située,  comme  elle  l'est,  sur  le  parcours  de  toutes  les  nations  qui  se  sont 
disputé  l'empire  de  la  Méditerranée,  la  Sicile  doit  représenter,  dans  sa  si- 
tuation actuelle,  le  mélange  des  éléments  les  plus  divers.  Sans  parler  des 
Sicanes,  Sicules  et  autres  aborigènes,  que  le  manque  de  renseignements 
historiques  ne  permet  pas  de  classer  avec  certitude  parmi  les  autres  races 
d'Europe,  mais  qui  parlaient  probablement  une  langue  sœur  des  idiomes 
latins,  on  sait  que  les  Phéniciens  et  les  Carthaginois  colonisèrent  le  lit- 
toral el  que  les  Grecs  y  devinrent  presque  aussi  nombreux  que  dans  la  mère 
patrie.  Il  y  a  vingt-six  siècles  déjà,  la  Sicile  commençait  à  se  transformer 
en  une  terre  hellénique,  par  la  fondation  de  Naxos  sur  un  promontoire 
marin  à  la  base  de  l'Etna.  Bientôt  après,  Syracuse,  qui  plus  tard  devint 
une  république  si  puissante,  Lentini,  Catane,  Megara  Hyblœa,  Messine, 
Himéra,  Selinus,  Camarine,  Agrigente,  accrurent  le  nombre  des  cités 
grecques;  tout  le  pourtour  de  l'île,  de  même  que  de  nos  jours  le  lit- 
toral de  la  Macédoine,  de  la  Thrace  et  de  l'Asie  Mineure,  devint  une 
autre  Grèce,  au  détriment  des  populations  indigènes,  refoulées  dans  l'in- 
térieur. Les  côtes  de  Sicile  n'étaient-elles  pas  d'ailleurs  une  véritable  Hel- 
lade  par  le  climat,  la  transparence  de  l'air,  l'aspect  des  rochers  et  des 
montagnes?  Le  port  «  marmoréen  »  et  la  grande  baie  de  Syracuse,  l'a- 
cropole et  le  mont  Hybla  ne  forment-ils  pas  un  paysage  que  l'on  croirait 
détaché  de  l'Attique  ou  du  Péloponèse?  La  fontaine  d'Aréthuse,  que  l'on 
voit  surgir  au  bord  de  la  mer,  dans  l'îlot  même  d'Ortygie,  et  dont  les  eaux 
proviennent  de  l'intérieur  de  la  contrée,  par-dessous  un  détroit  marin,  ne 
ressemble-t-elle  pas  à  l'Erasinos  et  à  tant  d'autres  sources  de  l'ilellade  qui 
se  perdent  dans  les  gouffres  des  plateaux  pour  reparaître  à  la  lumière  dans 
le  voisinage  du  littoral?  Les  Syracusains  disaient  que  le  fleuve  Alphée, 
amant  de  la  nymphe  Aréthuse,  ne  se  mêlait  point  à  la  mer  d'Ionie  :  au  sor- 
tir des  plaines  de  l'Elîde,  il  s'engouffrait  sous  les  eaux  salées  pour  surgir 
de  nouveau  sur  la  rive  sicilienne.  Parfois,  racontent  les  marins,  on  voyait 
Alphée  bouillonner  au-dessus  de  la  mer,  à  côté  de  la  fontaine  Aréthuse,  et 
dans  son  courant  tourbillonnaient  des  feuilles,  des  fleurs  et  des  fruits  des 
arbres  de  la  Grèce.  Est-il  une  légende  qui  dise  d'une  manière  plus  louchante 
l'amour  du  sol  natal?  La  nature  tout  entière  avec  ses  fleuves,  ses  fontaines 
et  ses  plantes,  avait  suivi  l'Hellène  dans  sa  nouvelle  patrie. 

Beaucoup  plus  peuplée  qu'elle  ne  l'est  de  nos  jours,  la  Sicile  devait 
compter  à  l'époque  de  sa  prospérité  plusieurs  millions  de  Grecs,  si  l'on  en 
juge  par  les  énormes  populations  que  l'on  nous  dit  avoir  vécu  dans  les  murs 
de  Syracuse,  de  Selinus,  d'Agrîgenle.  Les  marchands  et  les  soldats  cartha- 
ginois ont  bien  plus  exploité  le  pays  qu'ils  ne  l'ont  colonisé,  et  quoique, 


CLIMAT  ET  POPULATION  DE  LA  SICILE.  54.V 

pendant  trois  ou  quatre  siècles,  ils  aient  dominé  sur  diverses  parties  de 
File,  ils  n'y  ont  guère  laissé  que  de  faibles  débris  de  murailles,  des  mon- 
naies et  des  inscriptions.  Ainsi  que  le  fait  remarquer  judicieusement  Den- 
nis,  les  monuments  les  plus  frappants  de  leur  règne  en  Sicile  sont  les  sites 
désolés  où  s'élevaient  autrefois  Himéra  et  Selinus.  Cependant,  quelque 
minime  qu'ait  été,  relativement  à  celle  des  Grecs,  la  part  qu'ont  prise  les 
Carthaginois  dans  les  croisements  de  la  population  sicilienne,  et,  par  con- 
séquent, dans  les  destinées  ultérieures  du  peuple,  cette  part  ne  doit  pas 
être  négligée  :  l'élément  punique  est  entré  dans  le  torrent  circulatoire  de  la 
nation.  Il  en  est  de  même,  à  bien  plus  forte  raison,  pour  les  conquérants 
romains,  auxquels  l'île  appartint  pendant  près  de  sept  siècles.  Les  Van- 
dales, les  Goths  ont  aussi  laissé  leurs  traces.  Les  Sarrasins  eux-mêmes,  si 
mélangés  par  la  race,  à  la  fois  Arabes  et  Berbères,  ajoutèrent  au  génie  sici- 
lien leur  feu  méridional,  tandis  que  leurs  vainqueurs,  devenus  leurs  élèves 
en  civilisation,  les  Normands,  apportèrent  les  qualités  solides,  l'audace,  la 
force  indomptable  qui  animait  à  cette  époque  les  rudes  fils  des  mers  boréales. 
Lorsque  ceux-ci  mirent  le  siège  devant  Palerme  en  1071,  on  ne  parlait  pas 
moins  de  cinq  langues  dans  l'île,  l'arabe,  l'hébreu,  le  grec,  le  latin,  le  sici- 
lien vulgaire  ;  mais  l'arabe  avait  si  bien  pris  la  prépondérance  comme 
idiome  civilisé,  que,  même  sous  la  domination  normande,  les  inscriptions 
des  palais  et  des  églises  se  gravaient  en  cette  langue  :  c'est  à  la  cour  du 
roi  Roger  qu'Edrisi  rédigea  sa  grande  géographie,  l'un  des  principaux  mo- 
numents de  la  science.  En  1225,  les  derniers  Arabes  de  langage  furent 
déportés  dans  le  Napolitain,  mais  les  croisements  avaient  déjà  profondément 
modifié  la  race. 

Plus  tard,  Français,  Allemands,  Espagnols,  Aragonais  ont  également  con- 
tribué pour  une  plus  faible  part  à  faire  des  Siciliens  un  peuple  différent  de 
ses  voisins  d'Italie  par  l'aspect,  les  mœurs,  les  habitudes  et  le  sentiment  na- 
tional. Pour  l'insulaire,  tous  les  continentaux,  même  ceux  des  Calabres, 
sont  des  étrangers.  Le  manque  de  communications  faciles  permettait  aux 
différents  groupes  de  maintenir  plus  longtemps  leur  idiome  et  leurs  carac- 
tères de  race.  Ainsi,  par  un  étrange  phénomène,  les  Lombards  de  Bénévent, 
que  les  Normands  déportèrent  dans  l'île,  ont  gardé  quelques  expressions 
germaniques  plusieurs  siècles  après  que  toute  trace  du  dialecte  étranger  eût 
disparu  de  la  Lombardie  même.  Encore  de  nos  jours,  environ  cinquante  mille 
Siciliens  témoignent  parleur  langage  de  leur  origine  lombarde.  Piazza  Ar- 
merina,Aidone,SanFratello,  Nicosia  sont  des  localités  où  le  patois  lombard 
continue  de  se  parler.  C'est  à  San  Fratello,  sur  une  colline  escarpée  de  la 
côte  septentrionale,  que  le  vieil  idiome  est  resté  le  plus  pur;  à  Nicosia,  dans 

i.  G9 


546  NOUVELLE  GEOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

l'intérieur,  l'accent  lombard  a  gardé  quelque  chose  de  celui  des  anciens 
maîtres  franco-normands.  D'ailleurs  le  dialecte  sicilien,  surtout  dans  les 
districts  les  plus  reculés  de  l'intérieur,  n'est  pas  encore  complètement  ita- 
lianisé; il  contient  toujours  plusieurs  termes  grecs;  en  outre,  beaucoup  de 
mots  arabes  et  de  noms  de  villes  rappellent  l'ancienne  domination  des  Sar- 
rasins. Une  des  expressions  les  plus  curieuses  est  celle  de  «  val  »,  qui  s'ap- 
plique aux  diverses  provinces  de  la  Sicile,  et  que  l'on  croit  dérivée  de  vali, 
l'ancien  titre  des  gouverneurs  politiques.  L'idiome  sicilien,  moins  sonore 
que  ceux  du  continent  italien,  supprime  souvent  les  voyelles  entre  les  con- 
sonnes et  change  les  o,  et  même  les  a  et  les  i,  en  ou,  ce  qui  rend  le  parler 
à  la  fois  plus  dur  et  plus  sourd;  mais  il  se  prête  admirablement  à  la  poésie. 
Les  chants  populaires  de  la  Sicile  ne  le  cèdent  en  grâce  naturelle  et  en  choix 
délicat  d'expressions  qu'aux  admirables  rispelti  de  la  Toscane. 

De  tous  les  immigrants  qui  sont  venus,  de  gré  ou  de  force,  peupler  la 
Sicile  à  diverses  époques,  les  Albanais,  dits  Greci  dans  le  pays,  sont  les  seuls 
qui  ne  se  soient  pas  encore  entièrement  fondus  avec  les  populations  envi- 
ronnantes; ils  forment  des  groupes  distincts  de  langage  et  de  rites  religieux 
dans  quelques  villes  de  l'intérieur,  et  surtout  à  Piana  de'  Greci,  sur  une  ter- 
rasse qui  domine  au  sud  la  conque  de  Palerme.  Mais,  si  la  fusion  entre  tous 
les  autres  éléments  ethniques  semble  accomplie,  la  différence  des  populations 
siciliennes  est  néanmoins  très-grande,  suivant  la  prépondérance  de  telle  ou 
telle  race  dans  le  croisement.  Ainsi  les  Etnéens,  surtout  les  habitants  de  Ca- 
tane  et  d'Aci-Reale,  qui  sont  peut-être  d'origine  hellénique  plus  pure  que  les 
Grecs  eux-mêmes,  puisqu'ils  ne  sont  point  mélangés  de  Slaves,  ont  une  excel- 
lente renommée  de  bonne  grâce,  de  gaieté,  de  douceur,  d'hospitalité,  de  bien- 
veillance. Ce  sont  les  plus  intelligents,  les  plus  instruits  des  Siciliens.  Ceux 
de  Trapani  et  de  San  Giuliano  sont,  dit-on,  les  plus  beaux,  et  leurs  femmes 
charment  l'étranger  par  la  régularité  de  leur  visage  et  la  grâce  de  leur  phy- 
sionomie. Les  Palermitains,  au  contraire,  chez  lesquels  l'élément  arabe  a 
eu  plus  d'influence  que  partout  ailleurs,  ont  en  général  les  traits  lourds, 
disgracieux,  presque  barbares;  ils  n'ouvrent  pas  volontiers  leur  demeure 
pour  la  mettre  à  la  disposition  de  l'étranger;  ils  gardent  jalousement  l'é- 
pouse dans  la  partie  la  plus  sombre  de  leur  maison  ;  leurs  mœurs  sont 
encore  un  peu  celles  des  musulmans. 

C'est  aussi  dans  Palerme  et  son  district  que  les  mœurs  féroces  de  la  guerre, 
de  la  piraterie,  du  brigandage  se  sont  maintenues  le  plus  longtemps.  Les 
lois  de  Yomertà,  «  code  des  gens  de  cœur,  »  font  un  devoir  de  la  ven- 
geance. A  chi  ti  toglie  il  pane,  e  tu  toglili  la  vita  !  (A  qui  te  prend  le  pain, 
éh  bien,  toi,  prends  la  vie!)  tel  est  le  principe  fondamental  du  code;  mais. 


POPULATIONS  DE  LA  SICILE.  547 

dans  la  pratique,  la  vengeance  palermitaine  n'a  pas  du  tout  la  simplicité 
de  la  vendetta  corse,  elle  se  complique  parfois  d'atroces  cruautés.  D'a- 
près une  statistique,  peut-être  exagérée,  il  n'y  aurait  pas  moins  de  quatre 
à  cinq  mille  Palermitains  affiliés  à  la  ligue  secrète  de  la  maffia,  dont  les 
membres  s'engagent  solidairement  à  vivre  de  tromperies,  de  fraudes  et 
de  vols  de  toute  espèce.  Encore  en  1865,  les  brigands  étaient  à  peu  près 
les  maîtres  de  la  campagne  environnante,  jusque  dans  les  provinces  limi- 
trophes de  Trapani  et  de  Girgenti.  Ils  en  vinrent  même,  pour  ainsi  dire, 
à  faire  le  siège  de  Palerme  et  à  la  séparer  de  ses  faubourgs  ;  aucun  étranger 
n'osait  quitter  la  capitale,  de  peur  d'être  assassiné  ou  capturé  par  les 
bandits;  aucun  propriétaire  n'allait  récolter  son  blé,  son  raisin,  ses  olives, 
ni  tondre  son  troupeau  sans  acheter  un  droit  de  passage  aux  malandrins. 
Dix  ans  se  sont  écoulés  depuis  cette  époque,  et,  malgré  toutes  les  mesures 
exceptionnelles  de  répression,  l'association  de  la  maffia,  protégée  par  la 
complicité  de  la  peur  et  par  la  haine  de  la  police  étrangère,  s'est  mainte- 
nue et  fait  peser  la  terreur  sur  ses  ennemis. 

L'histoire  de  la  maffia  est  encore  à  faire  et  risque  fort  de  rester  en  grande 
partie  un  mystère.  On  ne  la  connaît  guère  que  par  les  scènes  de  meurtre  et 
de  répression  sanglante  auxquelles  elle  a  donné  lieu.  Une  chose  est  certaine, 
c'est  qu'elle  exista,  sous  d'autres  noms,  dès  l'époque  des  rois  normands  ; 
tantôt  elle  s'accroît,  tantôt  elle  diminue,  suivant  les  vicissitudes  de  la  vie 
politique.  Sans  nul  doute,  la  situation  s'est  empirée  depuis  vingt  ans,  par 
suite  de  l'aggravation  des  impôts,  de  la  misère,  de  la  levée  des  conscrits,  et 
de  tous  les  brusques  changements  qu'amène  avec  lui  un  nouveau  régime 
politique;  le  peuple,  habitué  à  la  routine  des  anciens  abus,  n'a  pas  eu  le 
temps  de  s'accoutumer  au  fardeau  plus  récent  dont  l'a  chargé  l'annexion 
au  royaume  d'Italie.  Néanmoins,  quelles  que  soient  les  difficultés  de  la 
transition  politique,  il  est  certain  que  la  population  sicilienne  s'italianisera 
dans  les  villes  d'abord,  puis,  de  proche  en  proche,  dans  les  campagnes.  La 
communauté  de  langue  et  d'intérêts  rattache  de  plus  en  plus  l'île  à  la  Pé- 
ninsule, et  désormais  les  deux  contrées  ne  peuvent  manquer  de  graviter 
dans  la  même  orbite.  Pour  l'Italie,  l'adjonction  de  la  Sicile  pourra  devenir 
d'une  valeur  inestimable,  si  les  Siciliens  eux-mêmes,  après  avoir  recon- 
quis leur  initiative,  savent  exploiter  avec  intelligence  les  ressources  de 
leur  territoire.  L'accroissement  considérable  de  la  population,  que  l'on  dit 
avoir  presque  triplé  depuis  1754,  est  un  indice  des  richesses  naturelles 
du  pays.  Que  serait-ce  donc,  si  la  science  et  l'industrie  succédaient  défini- 
tivement aux  procédés  barbares  pour  la  mise  en  œuvre  de  tous  ces  tré- 
sors? 


548  NOUVELLE  GEOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

On  sait  que  la  Sicile  était  jadis  la  terre  aimée  de  Cérès;  c'est  là,  dans 
la  plaine  de  Catane,  que  la  bonne  déesse  enseigna  aux  hommes  l'art  de 
labourer  le  sol,  de  jeter  les  grains,  de  couper  les  moissons.  Les  Siciliens 
n'ont  pas  oublié  les  leçons  de  Demeter,  puisque  plus  de  la  moitié  du  terri- 
toire de  l'île  est  cultivée  en  céréales,  mais  il  faut  dire  qu'ils  n'ont  guère 
amélioré  le  système  de  culture  enseigné  par  la  déesse  aux  époques  fabuleuses  ; 
il  leur  est  même  à  peu  près  impossible  de  faire  mieux  que  leurs  ancêtres, 
puisque,  en  vertu  de  leur  contrat  avec  le  noble  propriétaire,  héritier  du  feu- 
dataire  normand,  les  cultivateurs  sont  tenus  de  suivre  l'ancienne  routine  des 
travaux.  Presque  tous  leurs  instruments  sont  encore  de  formes  primitives,  les 
engrais  sont  à  peine  employés,  et,  dès  que  la  semence  est  dans  la  terre,  le 
paysan  laisse  le  soin  de  son  champ  à  la  bonne  nature.  Quand  on  parcourt  les 
campagnes  de  Sicile,  on  s'étonne  du  manque  absolu  de  maisons.  Il  n'y  a  point 
de  villages,  mais  seulement,  à  de  grandes  distances  les  unes  des  autres,  des 
villes  populeuses  *.  Tous  les  agriculteurs  sont  des  citadins  qui  rentrent  chaque 
soir,  à  la  manière  antique,  dans  l'enceinte  de  la  ville  ;  il  en  est  qui  sont  obligés 
de  faire  chaque  jour  un  double  trajet  de  dix  kilomètres  ou  davantage  pour 
aller  visiter  leur  champ  et  revenir  au  gîte  ;  seulement,  il  leur  arrive  parfois 
de  s'épargner  la  course  du  retour  en  passant  la  nuit  dans  quelque  caverne  ou 
dans  un  fossé  couvert  de  branches  ;  pendant  la  moisson  et  les  vendanges,  des 
hangars  élevés  à  la  hâte  abritent  les  travailleurs.  Les  vastes  champs  de  cé- 
réales qui  remplissent  les  vallons  et  recouvrent  les  pentes  doivent  à  cette 
absence  d'habitations  humaines  un  caractère  tout  spécial  de  tristesse  et  de 
solennité.  On  dirait  une  terre  abandonnée  et  l'on  se  demande  pour  qui  mû- 
rissent ces  épis. 

Les  champs  de  céréales,  quoique  beaucoup  plus  étendus  que  les  campagnes 
consacrées  à  toute  autre  culture,  ont  cependant  une  plus  faible  importance 
par  la  valeur  totale  de  leurs  produits.  Les  terrains  qui  avoisinent  les 
cités  et  que  l'homme  peut  cultiver  en  jardins,  en  vignes,  en  vergers,  sans 
avoir  à  faire  de  véritables  voyages,  sont  une  source  de  richesse  bien  autre- 
ment abondante.  Actuellement,  la  denrée  de  la  Sicile  qui  a  remplacé  le 
froment  nourricier  comme  principal  article  d'exportation,  c'est  l'orange,  la 
pomme  d'or  des  anciens.  La  Sicile  n'est  plus  un  «  grenier  »,  mais  elle  tend 
à  devenir  un  immense  dépôt  de  fruits.  Les  sept  grandes  espèces  d'orangers, 
subdivisées  en  quatre  cents  variétés,  sans  compter  de  nombreuses  formes  bâ- 
tardes, représentent  déjà  pour  la  Sicile  une  valeur  d'environ  cinquante  mil- 
lions de  francs,  et  ce  revenu  considérable  tend  à  s'accroître  chaque  année. 

1  Population  moyenne  des  communes  en  Sicile,  en  1871 7,198  habitants. 


POPULATIONS  ET  INDUSTRIE  DE  LA  SICILE.  549 

Le  merveilleux  jardin  dont  s'est  entourée  Palerme  s'agrandit  sans  cesse,  aux 
dépens  des  anciennes"  plantations  d'arbres  à  manne  et  d'autres  cultures,  et 
recouvre  les  pentes  jusqu'à  la  hauteur  de  550  mètres.  C'est  par  centaines 
de  millions  que  les  fruits  s'exportent  chaque  année  sur  le  continent  d'Eu- 
rope, en  Angleterre,  aux  Etats-Unis.  Les  oranges  de  moindre  valeur, 
qui  ne  trouveraient  pas  d'acheteurs  sur  les  marchés  étrangers,  servent  à 
la  fabrication  d'huiles  essentielles,  d'acide  citrique,  de  citrate  de  chaux. 
La  Sicile  a  le  monopole  de  ce  dernier  article,  que  l'on  emploie  en  grande 
quantité  pour  l'impression  des  étoffes. 

Comme  pays  de  vignobles,  la  Sicile  occupe  aussi  l'un  des  premiers  rangs 
parmi  les  contrées  de  l'Europe.  C'est  la  plus  importante  des  provinces  viti- 
coles  de  l'Italie;  elle  fournit  à  elle  seule  plus  du  quart  du  vin  recueilli  par 
la  nation.  D'ailleurs  la  culture  de  la  vigne,  dirigée  en  grande  partie  par 
des  étrangers,  est  beaucoup  mieux  entendue  dans  l'île  que  sur  la  péninsule 
voisine.  Marsala,  Syracuse,  Àlcamo,  Milazzo  exportent  en  quantité  des  vins 
justement  vantés  pour  leur  excellence;  les  pentes  méridionales  et  occiden- 
tales de  l'Etna,  de  Catane  à  Bronte,  produisent  aussi  des  vins  auxquels  la 
chaleur  du  sol  donne  un  feu  extraordinaire;  seulement,  il  faut  que  les  cul- 
tivateurs aient  soin  d'élever  entre  les  ceps  de  vigne  des  buttes  de  terre  qui 
gardent  dans  leurs  interstices  l'humidité  des  pluies  et  la  rendent  ensuite  aux 
racines  durant  les  sécheresses.  L'Angleterre  et  l'Europe  non  italienne  sont 
les  principaux  acheteurs  des  vins  de  Sicile,  ainsi  que  de  tous  ses  autres 
produits  agricoles,  les  huiles,  les  amandes,  le  coton,  le  safran,  le  sumac  et 
la  manne,  distillée,  comme  celle  des  Calabres,  par  une  espèce  de  frêne.  Les 
soies  grèges,  que,  de  tous  les  pays  d'Europe,  la  grande  île  méditerranéenne 
fut  la  première  à  produire,  prennent  aussi  le  chemin  de  l'étranger.  Le 
royaume  italien  perçoit  les  impôts  de  la  Sicile,  mais  les  consommateurs 
anglais  et  français  en  payent  leur  large  part. 

Le  grand  produit  minier  de  l'île,  le  soufre,  s'expédie  aussi  presque  exclu- 
sivement sur  les  marchés  étrangers,  où  il  se  vend  à  un  prix  très-élevé,  à 
cause  du  monopole  commercial  que  possèdent  les  «  soufriers  »  de  la  Sicile. 
La  teneur  des  gisements  varie  beaucoup;  dans  quelques  roches,  elle  est 
d'un  quart  ;  mais  lors  même  qu'elle  est  seulement  d'un  vingtième,  il  suffit 
d'approcher  une  lampe  allumée  des  parois  de  la  mine  pour  la  faire  bouillir 
comme  de  la  poix.  Ce  procédé  si  simple  de  la  cuisson  est  celui  que  l'on  em- 
ploie pour  obtenir  le  soufre  à  l'état  purifié.  Les  blocs  extraits  de  la  mine 
sont  entassés  en  plein  air  et  subissent  pendant  un  temps  plus  ou  moins 
long  l'action  destructive  des  intempéries,  puis  les  débris  du  minerai  sont 
disposés  en  tas  sur  la  flamme  des  fourneaux.  La  pierre  se  délite  et  le  soufre 


550  NOUVELLE  GEOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

fondu  descend  dans  les  moules  préparés  pour  le  recevoir.  Ces  procédés, 
suivis  conformément  à  la  routine  traditionnelle,  laissent  perdre  environ  le 
tiers  du  soufre  contenu  dans  la  roche,  cependant  les  produits  ne  peuvent 
manquer  de  s'accroître,  à  mesure  que  les  procédés  d'extraction  seront  amé- 
liorés et  que  des  routes  d'accès  seront  ouvertes.  En  1880,  les  solfatares  de 
l'île  fournissaient  à  l'Europe  environ  260  000  tonnes  de  soufre,  d'une  va- 
leur de  54  millions  de  francs,  plus  des  deux  tiers  de  la  quantité  nécessaire  à 
l'industrie.  On  a  calculé  que  les  gisements  connus  de  la  Sicile  renferment 
encore  de  quarante  à  cinquante  millions  de  tonnes  de  soufre;  en  mainte- 
nant leur  taux  de  production,  elle  ne  seraientpas  épuisées  àla  fin  du  vingt  et 
unième  siècle.  Dans  certaines  contrées  de  la  Sicile,  notamment  au  nord  de 
Girgenti,des  villages  sont  construits  en  plâtre  sulfureux  et  l'atmosphère  est 
en  tout  temps  imprégnée  de  l'odeur  du  soufre. 

Le  sel  gemme,  qui  se  trouve  dans  les  mêmes  formations  que  le  soufre, 
suffirait  aux  besoins  de  l'Europe  pendant  un  espace  de  temps  bien  plus  con- 
sidérable encore,  car  dans  le  centre  de  l'île  des  collines  entières  sont  com- 
posées de  ce  minéral  ;  mais  le  sel  n'est  point  une  substance  rare,  et  sur  ses 
côtes  mêmes  la  Sicile  possède  des  plages  très-étendues  où  les  sauniers  n'ont 
qu'à  ramasser  en  tas  les  cristaux  fournis  gratuitement  par  la  Méditerranée. 
A  l'extrémité  occidentale  de  l'île,  Trapani  possède  un  vaste  territoire  entière- 
ment composé  de  marais  salants,  alternativement  inondés  et  blancs  de  sel  ; 
les  navires  de  Norvège  et  de  Suède  viennent  y  prendre  leurs  chargements. 
C'est  aussi  dans  les  parages  de  Trapani  que  la  mer  fait  croître  pour  les 
pêcheurs  le  meilleur  corail  des  côtes  siciliennes.  Les  thons,  dont  la  pêche  a 
beaucoup  plus  d'importance,  viennent  surtout  se  faire  prendre  dans  les 
grandes  baies  qui  découpent  le  littoral  entre  Palerme  et  Trapani,  tandis  que 
l'espadon  se  capture  dans  le  détroit  de  Messine.  Les  mers  de  Sicile  sont  fort 
poissonneuses,  et  les  insulaires  se  vantent  d'être  les  pêcheurs  les  plus  habiles 
de  la  Méditerranée  occidentale. 

Récemment  encore,  les  chemins  de  la  mer  étaient  presque  les  seuls  que 
connussent  les  Siciliens  voyageurs  ;  c'est  à  la  dernière  extrémité  seulement 
qu'ils  se  décidaient  à  se  rendre  d'un  port  à  un  autre  en  prenant  la  voie  de 
terre.  On  peut  en  juger  par  ce  fait  qu'en  1866  la  seule  route  carrossable 
de  l'île,  celle  qui  mettait  en  communication  Messine  avec  Palerme,  par 
Catane  et  Leonforte,  n'était  pas  même  parcourue  annuellement  par  quatre 
cents  voyageurs.  Encore  de  nos  jours,  l'état  de  la  viabilité  est  tout  à  fait 
primitif  dans  la  plus  grande  partie  de  l'île;  de  très-importantes  mines  de 
soufre  et  de  sel  ne  communiquent  avec  la  mer  que  par  les  sentiers  de  mu- 
lets,  et  les  habitants  mêmes  du    pays    s'opposent  à    la  construction    des 


INDUSTRIE  DE  LA  SICILE.  551 

routes,  de  peur  que  l'industrie  des  âniers  employés  au  transport  ne  soit 
compromise  par  l'introduction  de  nouveaux  véhicules.  Le  chemin  qui  réunit 
le  port  commerçant  de  Terranova  à  la  ville  de  Caltanissetta  est  resté  plus 
de  vingt  années  en  construction,  et  pourtant  c'était  la  seule  route  qui 
mît  le  littoral  en  rapport  avec  les  campagnes  de  l'intérieur.  Le  réseau  de 
chemins  de  fer  qui  doit  rejoindre  les  trois  côtés  du  triangle  sicilien,  mais 
auquel  on  travaille  avec  une  extrême  lenteur,  remédiera  en  partie  à  ce 
manque  de  routes  et  donnera  un  essor  considérable  au  commerce  de  l'île1. 
Déjà  les  tronçons  terminés,  dont  la  longueur  totale  est  d'environ  500  kilo- 
mètres, servent  à  un  mouvement  d'échanges  de  quatre  à  cinq  fois  plus  élevé 
en  proportion  que  celui  des  lignes  de  la  Calabre. 


La  capitale  de  la  Sicile,  Païenne  «  l'heureuse  »,  est  l'une  des  principales 
cités  de  l'Italie  ;  sous  la  domination  arabe,  elle  dépassait  toutes  les  villes 
de  la  Péninsule  par  le  nombre  de  ses  habitants,  et  maintenant  elle  n'est 
distancée  en  population  que  par  Naples,  Milan  et  Rome  ;  chaque  nouveau 
recensement  témoigne  de  ses  progrès  rapides.  Nulle  ville  d'Europe  ne 
jouit  d'un  plus  délicieux  climat,  nulle  n'est  plus  charmante  à  voir  de  loin 
et  ne  repose  mieux  dans  un  nid  de  verdure  et  de  fleurs.  Ses  monts 
superbes,  aux  flancs  nus,  à  la  base  percée  de  grottes,  encadrent  un  merveil- 
leux jardin,  la  fameuse  «  Conque  d'or»,  au  milieu  de  laquelle  se  montrent 
les  tours  et  les  dômes,  les  fûts  à  éventail  des  palmiers,  les  branchages  étalés 
des  pins,  et  que  domine  au  sud  la  masse  énorme  des  églises  et  des  couvents 
de  Monreale.  Une  seule  ville  sicilienne  peut  se  comparer  à  Palerme  pour  la 
beauté,  sa  voisine  Termini,  qui  mérite  vraiment  l'épithète  de  la  «  splendi- 
dissime  »  dont  elle  se  gratifie.  Cette  antique  cité  grecque,  où  jaillissent  les 
eaux  thermales  qui  rendirent  aux  membres  du  divin  Hercule  la  force  et 
la  souplesse,  s'étale  en  amphithéâtre  sur  les  pentes  d'une  terrasse  qu'un 
isthme  verdoyant  relie  à  la  superbe  montagne  de  San  Calogero,  rayée  de 
sillons  blanchâtres  et  flanquée  de  contre-forts  herbeux.  C'est  un  admirable 
paysage,  complétant  le  tableau  presque  incomparable,  qui  se  déroule  à 
l'ouest  jusqu'au  Monte  Pellegrino  de  Palerme,  par  les  jardins  de  Bagaria  et 
le  promontoire  .qui  porta  la  cité  phénicienne  de  Solunto. 

La  splendeur  des  campagnes  contraste  avec  la  misère  et  la  laideur  de  la 

1  Commerce  de  la  Sicile,  comparé  à  celui  de  l'Italie  : 

1854.   Sicile.    .       60,000,000  francs.  Italie d, 000,000,000  francs. 

1867 150,006.000      »  »        1,862,000,000       » 

1873 250,003,000       *  »        .....     2,500,000,000       » 


552"  NOUVELLE   GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

plupart  des  quartiers  de  la  capitale.  Palerme  a  des  édifices  somptueux  ; 
elle  a  sa  cathédrale  si  richement  décorée  et  couverte  de  sculptures  du  fini 
le  plus  admirable;  elle  a,  dans  le  palais  royal,  sa  chapelle  Palatine,  monu- 
ment unique  dans  son  genre,  entièrement  revêtu  de  mosaïques  et  réunissant 
à  la  fois,  par  une  combinaison  des  plus  harmonieuses,  les  diverses  beautés 
de  l'art  byzantin,  de  l'art  mauresque  et  du  roman  ;  par  son  église  de  Mon- 
reale,  ville  assez  rapprochée  pour  mériter  le  nom  de  faubourg,  Palerme 
peut  opposer  à  Piavenne  un  ensemble  prodigieux  de  tableaux  en  mosaïque  ; 
mais  en  outre  de  ces  édifices,  de  palais  d'architecture  arabe,  de  quelques 
monuments  modernes  et  des  deux  grandes  rues  qu'un  gouverneur  espagnol 
a  fait  croiser  à  angle  droit  au  centre  mathématique  de  Palerme,  afin  de 
tracer  ainsi  le  signe  de  la  croix  sur  la  ville  entière,  la  cité  populeuse  n'offre 
guère  que  de  sombres  ruelles  et  des  maisons  sales  et  branlantes,  aux  fe- 
nêtres pavoisées  de  guenilles.  Naguère  Païenne  ne  méritait  point  son  nom 
grec  de  «  port  de  tous  les  peuples  » .  Enserrée  de  montagnes  et  privée  de 
communications  faciles  avec  l'intérieur,  elle  n'avait  de  trafic  avec  l'étranger 
que  pour  sa  consommation  locale  et  les  produits  de  ses  pêcheries  et  de  ses 
jardins.  D'un  tiers  plus  peuplée  que  Gênes,  elle  est  encore  deux  fois  moins 
commerçante  ;  mais  l'activité  de  son  port  s'accroît  rapidement. 

En  proportion  du  nombre  de  leurs  habitants,  les  deux  ports  occidentaux 
de  l'île,  Trapani,  antique  cité  carthaginoise  comme  Palerme  elle-même, 
bâtie  sur  une  péninsule  qui  s'avance  en  forme  de  faux  dans  la  mer,  et 
Marsala,  la  ville  aux  vins  fameux,  ont  une  vie  commerciale  supérieure  à 
celle  de  leur  capitale.  Quoique  presque  entièrement  dépourvue  de  routes  de 
communication  avec  l'intérieur  de  l'île,  et  non  encore  réunie  à  Palerme 
par  un  chemin  de  fer  direct,  Trapani,  dont  les  habitants  sont  depuis  long- 
temps célébrés  pour  leur  initiative,  possède  un  mouvement  d'échanges  fort 
considérable  ;  elle  exploite  très-activement,  nous  l'avons  vu,  les  salines  des  en- 
virons, qui  sont  parmi  les  plus  vastes  du  littoral  delaMéditerrannée1,  elle  s'oc- 
cupe avec  succès  de  la  pêche  du  thon  et  du  corail,  des  éponges  même,  et  ses 
artisans  sont  fort  habiles  comme  fabricants  de  toiles  et  de  lainages,  polisseurs 
de  marbre  et  d'albâtre,  monteurs  de  corail  et  bijoutiers  ;  elle  possède  un 
excellent  port,  profond  de  4  à  7  mètres,  et  sa  rade  est  bien  abritée  par  le 
groupe  des  îles  /Egades.Le  port  de  Mazzara,  ancienne  capitale  de  la  province 
ou  «  val  »  de  Mazzara,  et  débouché  des  deux  villes  importantes  de  Castelve- 

1  Salines  de  la  province  de  Trapani  en  1865  : 

Trapani 560  hectares.  36,400  tonnes.  400,000  francs. 

Marsala 286         »  18,600      »  205,000     <> 


846  hectares.  55,000  tonnes.  605,000  francs. 


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70 


555 


PALERME,   TRAPANI. 

trano  et  de  Salemi,  aux  campagnes  ombreuses,  se  trouve  à  proximité  plus 
grande  de  la  Tunisie  et,  grâce  au  chemin  de  fer  qui  l'unit  à  Palerme  et  au 
reste  de  la  Sicile,  est  à  la  tète  de  ligne  de  tout  le  réseau  européen  vers  l'Afri- 
que ;  mais  il  n'offre  aux  navires  qu'un  abri  précaire.  Quant  à  Marsala,  la 
Mars-et-Àllah  ou  «  havre  de  Dieu  »  des  Arabes,  son  port,  que  combla 


TRAPAM    ET    MARSALA. 


li3°Ea*Gr 


Echelle  de  1:  270.000 
_ j 


Charles-Quint,  par  crainte  des  incursions  barbaresques,  et  qui  fut,  ainsi  trans- 
formé pour  trois  siècles  en  un  étang,  n'a  été  reconstruit  que  tout  récem- 
ment et  n'est  pas  assez  profond  pour  servir  au  grand  commerce;  il  ne  sert 
qu'à  l'expédition  du  sel  et  des  vins  du  pays,  si  appréciés  dans  la  Grande- 
Bretagne  et  en  France.  Marsala  est  bâtie  sur  l'emplacement  de  l'antique 
Lilybceum,  qui  aurait  eu,  suivant  Diodore,  jusqu'à  900,000  habitants  dans 


556  NOUVELLE  GÉOGIUPIIIE   UNIVERSELLE. 

ses  murs  ;  mais  ce  qui  en  fait  la  célébrité  dans  l'histoire  moderne  est  le 
débarquement  de  Garibaldiet  des  Mille,  en  1860.  La  ville  de  Marsaîa  fut  le 
point  de  départ  de  l'étonnante  marche  triomphale  qui  devait  se  terminer 
parla  bataille  du  Volturne  et  la  prise  de  Gaëte.  Le  premier  conflit  eut  lieu 
près  de  la  ville  de  Calatafimi,  sur  la  route  qui  mène  à  Palerme  par  les 
villes  populeuses  d'Àlcamo,  perchée  sur  une  colline  de  roches  arides,  roses 
ou  d'un  brun  fauve,  et  de  Partinico,  située  dans  une  riche  «  conque  »  de 
jardins  qui  s'incline  au  nord  vers  le  golfe  de  San  Yito  et  ses  pêcheries  de 
thons. 

Le  grand  centre  commercial  de  la  Sicile,  le  seul  port  de  l'île  qui  soit  un 
lieu  de  rendez-vous  naturel  pour  les  navires  de  toutes  les  nations,  est  Mes- 
sine «  la  noble  »,  la  ville  centrale  du  bassin  de  la  Méditerranée.  Messine 
est  l'étape  nécessaire  de  tous  les  bateaux  à  vapeur  qui  desservent  l'immense 
commerce  maritime  entre  les  pays  de  l'Europe  occidentale  et  les  contrées 
du  Levant.  Sa  rade  est  d'ailleurs  un  excellent  refuge  pour  les  bâtiments,  et 
les  vaisseaux  du  plus  fort  tonnage  peuvent  y  entrer  sans  crainte1.  En  outre, 
quand  les  navires  venus  de  la  mer  Tyrrhénienne  n'osent  pas,  durant  les 
tempêtes,  se  confier  aux  courants  périlleux  du  détroit,  ils  ont  le  sûr  avant- 
port  que  leur  offre  Milazzo,  débouché  des  riches  et  populeuses  campagnes 
dePatti  et  de  Barcéllona  ;  une  péninsule  recourbée,  percée  de  grottes  qui, 
d'après  la  légende  homérique,  servaient  d'étables  aux  bœufs  du  Soleil, 
ancêtres  des  grands  bœufs  roux  de  l'île,  se  prolonge  en  cet  endroit  vers  le 
groupe  des  îles  Eoliennes  et  défend  la  rade  contre  les  vents  dangereux  de 
l'ouest.  Le  port  de  Messine,  formé  par  une  plage  basse  qui  se  détache  de  la 
rive  à  angle  droit  et  se  recourbe  en  pleine  mer  comme  une  faucille,  —  d'où 
le  nom  de  Zancle  donné  à  la  cité,  —  est  si  heureusement  disposé  par  la  na- 
ture, que  les  brise-lames  sembleraient  en  avoir  été  construits  par  l'homme:, 

1  Ports  de  Sicile  ayant  un  mouvement  de  navigation  de  plus  de  70,000  tonneaux,  en  1875  : 
Messine 10,865  nav.       1,648,650  tonn. 


Palerme.  .    .  '.    , 10,454 

Catane 5,860 

Trapani.  . 6,499 

Porto-Empedocle  (Girgenti) 2,466 

Licata .' 1,595 

Syracuse , 1,880 

Terranova : 1,447 

Marsala. 2,064 

Sciacca.  . ,.    .    .  761 

Milazzo. 1,190 

Cefalù 841 

Riposto  (Giarre).     . .    .  1,701 


1,507,000 

555,750 

568,000 

507,150 

195,000 

180,000 

111,900 

104,000 

88,000 

85,000 

70,600 

70,200 


Sicile  entière,  avec  les  YEgades  et  les  iles  Eoliennes.   .       70,974  nav.       5,942,700  tonn. 


MARS  AL  A,   MESSINE.  557 

les  anciens  y  voyaient  la  faux  que  Saturne,  le  père  des  dieux,  avait  laisse 
tomber  dans  la  mer  d'ïonie.  Malheureusement,  Messine  est  exposée  aux  vents 
du  nord  et  du  sud  ;  en  outre,  elle  se  trouve  située  sur  la  ligne  de  jonction 
qui  réunit  les  deux  foyers  volcaniques  de  la  Sicile  et  de  l'Italie  méridionale, 
et  peut-être  que  sa  position  dans  l'espèce  de  fossé  formé  par  le  détroit  con- 
tribue encore  à  augmenter  le  danger.  Peu  de  cités  en  Europe  sont  plus  direc- 
tement menacées  que  Messine  par  les  tremblements  du  sol.  On  y  voit  encore 
quelques  traces  de  la  terrible  secousse  de  1785,  qui  coula  tous  les  navires  du 
port,  sapa  par  la  base  les  palais  du  rivage  et  fit  périr  plus  de  mille  per- 
sonnes sous  les  décombres  ou  dans  les  eaux.  De  premières  secousses  pré- 
monitoires avaient  donné  aux  Messinois  le  temps  de  s'enfuir. 

Catane,  la  «  Sous-Etnéenne  »,  car  tel  est  le  sens  de  son  nom  grec,  est  me- 
nacée comme  Messine,  non-seulement  par  les  tremblements  déterre,  mais 
aussi  par  les  coulées  de  lave.  Comme  Messine,  elle  est  une  ville  de 
prospérité  commerciale  :  elle  a  la  surabondance  de  produits  agricoles 
comme  ses  voisines  situées  à  la  base  du  volcan  :  Aci-Reale,  entourée  de 
ses  bois  d'orangers,  enrichie  par  les  eaux  thermales  de  Santa  Venere;  Giarre, 
aux  longues  rues  où  flotte  une  poussière  couleur  de  rouille  ;  Paternô,  voi- 
sine d'un  volcan  de  boue  et  riche  en  sources  thermales  ;  Adernô,  dressée 
sur  son  haut  rocher  de  lave;  Bronte,  à  l'étroit  entre  deux  coulées  de  sco- 
ries ;  Randazzo,  que  dominent  encore  de  vieux  édifices  normands.  Mais 
Catane  possède  en  outre  le  monopole  pour  l'exportation  de  toutes  les  den- 
rées de  l'intérieur  de  l'île;  c'est  le  chef-lieu  des  districts  orientaux,  les  plus 
riches  et  les  plus  civilisés,  la  gare  principale  des  chemins  de  fer  de  l'île  et 
le  poiiat  de  jonction  des  routes  les  plus  nombreuses  ;  aussi  le  port,  que  lui 
donna  un  courant  de  lave  au  milieu  du  seizième  siècle,  et  que  rétrécit  en- 
suite la  grande  coulée  de  1669,  est-il  tout  à  fait  insuffisant;  on  l'a  récem- 
ment agrandi.  Catane  est  la  patrie  de  Bellini. 

Il  est  tout  naturel  que  dans  une  île  dont  aucune  localité  ne  se  trouve  à 
plus  de  60  kilomètres  de  la  mer  à  vol  d'oiseau,  les  grandes  villes  aient 
toutes  obéi  à  la  force  d'attraction  du  commerce  pour  s'établir  sur  les 
rivages.  Cependant  plusieurs  agglomérations  de  quelque  importance  ont 
dû  se  former  aussi  dans  l'intérieur,  au  milieu  des  campagnes  les  plus  fer- 
tiles et  aux  points  de  croisement,  sinon  des  routes,  du  moins  des  voies  natu- 
relles de  trafic.  Ainsi,  Nicosia,  la  ville  lombarde,  située  au  débouché  méri- 
dional des  montagnes  de  Madonia,  est  le  lieu  de  passage  forcé  entre  la  riche 
plaine  de  Catane  et  les  villes  du  nord  de  la  Sicile.  De  même,  Corleone  est 
l'étape  intermédiaire  entre  Palerme  et  les  côtes  du  versant  africain.  Castro- 
Giovanni,  l'antique  Enna,  occupe  également  une  de  ces  situations  privilé- 


558  NOUVELLE   GEOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

giées,  car  elle  s'élève  presque  au  centre  géométrique  de  la  Sicile,  sur  un  pla- 
teau d'où  l'on  contemple  un  immense  horizon  et  que  les  anciens  disaient 
être  «  l'ombilic  »  de  la  Trinacrie  :  près  de  la  ville,  les  habitants  montrent  en- 
core une  grosse  pierre  qu'ils  disent  être  l'autel  de  Gérés.  Piazza  Armerina 
«  l'opulentissime  »  et  Caltagirone,  dite  la  gratmima,  à  cause  de  la  fécon- 
dité de  ses  campagnes,  sont  toutes  les  deux  plus  populeuses  que  la  cité  cen- 
trale de  la  Sicile,  et  font  un  commerce  assez  actif  par  l'entremise  de  Terra- 
nova,  bâtie,  au  milieu  des  champs  Géloïques,  si  célèbres  par  leur  fécondité, 
sur  l'emplacement  de  l'antique  Gela  et  avec  les  débris  de  ses  temples  et  de 
ses  palais.  Plus  à  l'ouest,  Caltanissetta,  chef-lieu  de  la  province  de  son  nom, 
et  sa  voisine  Canicatti,  à  peine  moins  peuplée,  alimentent  de  leurs  denrées 
d'exportation  la  rade  fort  commerçante  de  Licata. 

Vers  le  sommet  de  l'angle  méridional  de  la  Trinacrie,  les  groupes  de 
population  éloignés  de  la  mer  sont  également  en  assez  grand  nombre.  Les 
deux  villes  importantes  de  Modica  et  de  Ragusa  sont  à  quelques  kilomètres 
l'une  de  l'autre  ;  Spaccaforno  et  Scicli,  plus  voisines  de  la  mer,  ne  sont  cha- 
cune qu'à  une  quinzaine  de  kilomètres  de  Modica  ;  vers  l'ouest,  l'indus- 
trieuse Comiso,  entourée  de  champs  de  coton,  et  Vittoria,  dont  les  plaines 
salines  fournissent  en  abondance  au  commerce  de  Marseille  la  cendre  de 
soude,  ne  sont  séparées  que  par  la  vallée  où  coule  parfois  la  rivière  Hippa- 
ris,  célébrée  par  Pindare.  Noto,  ancien  chef-lieu  de  la  province  que  forme  la 
partie  méridionale  de  la  Sicile,  est  bâtie,  comme  presque  toutes  les  cités  de 
cette  partie  de  l'île,  à  une  certaine  distance  du  rivage;  mais  sa  ville 
jumelle,  Avola,  s'élève  au  bord  de  la  mer  Ionienne.  Noto  et  Avola  ont  été 
toutes  les  deux  renversées  par  le  tremblement  de  terre  de  1695,  et  toutes 
les  deux  se  sont  reconstruites  avec  une  régularité  géométrique,  à  plusieurs 
kilomètres  de  l'endroit  qu'elles  occupaient  jadis.  Les  campagnes  d'Avola, 
quoique  peu  fertiles  naturellement,  sont  parmi  les  mieux  cultivées  de  la 
Sicile  :  c'est  la  seule  région  de  l'Italie  où  la  production  de  la  canne  à 
sucre  ait  jamais  eu  quelque  importance  industrielle. 

Au  nord  de  l'arête  principale  des  collines  qui  vont  en  s'abaissant  vers 
l'angle  méridional  de  la  Sicile,  d'autres  villes  enferment  dans  leurs  murs 
toute  la  population  agricole  de  la  contrée.  Lentini  est  l'antique  Leontium, 
qui  se  vantait  d'être  la  plus  ancienne  cité  de  toute  la  Sicile,  et  dont  les  habi- 
tants montrent  les  grottes  qu'ils  disent  avoir  été  les  demeures  des  Lestry- 
gons  anthropophages  ;  elle  n'est  aujourd'hui  qu'une  pauvre  cité  rebâtie  en 
entier  depuis  le  tremblement  de  terre  de  1695.  Militello  s'est  relevée 
depuis  la  même  époque,  et  Granmichele  a  été  fondée  au  dix-huitième  siècle 
pour  recueillir  les  habitants  de  la  ville  d'Occhialà,  également  démolie  par 


YILLES  DE  LA  SICILE. 


559 


les  secousses  du  sol.  Vizzini  et  Licodia  di  Vizzini  sont  remarquables  sur- 
tout par  leurs  coulées  de  lave  alternant  avec  des  lits  de  fossiles  marins,  et 


K°  103.    POr.T    DE    SYRACUSE. 


3HÉ 


15°  S'Est  de  Gt 


Echelle  de  1.100. 000 


E31.Î. 


Mineo  est  voisine  du  petit  cratère  de  la  mare  des  Palici.  Les  chants  popu- 
laires de  Mineo  sont  fameux  dans  toute  la  Sicile  :  dans  un  jardin  des  envi- 
rons se  trouve  une  pierre  merveilleuse,  la  «  pierre  de  la  poésie  »  ;  tous 
ceux  qui  viennent  la  baiser,  dit  la  légende,  se  relèvent  poètes. 


560  NOUVELLE   GÉOGRAPHIE    UNIVERSELLE. 

La  partie  méridionale  de  la  Sicile,  si  riche  en  centres  agricoles,  est  au 
contraire  fort  pauvre  en  ports  naturels  ;  sur  la  mer  d'Afrique  elle  n'a- 
vait naguère  que  des  rades  ouvertes  et  des  plages  basses  ;  mais  sur  la 
mer  Ionienne  elle  a  deux  havres  sûrs,  ceux  d'Agosta  et  de  Syracuse,  qui 
se  ressemblent  d'une  manière  étonnante  par  la  forme  générale  de  leurs 
contours  et  par  la  position  des  villes  insulaires  qui  les  dominent.  Agosta  ou 
Augusta,  héritière  de  la  cité  grecque  de  Megara  Hyblœa,  n'est  plus  qu'une 
ville  militaire  assiégée  par  la  fièvre  ;  Syracuse,  l'antique  cité  dorienne,  qui 
fut  pour  un  temps  la  ville  la  plus  populeuse  et  la  plus  riche  de  tout  le 
bassin  de  la  Méditerranée,  n'a  plus  d'autre  rang  que  celui  de  simple  chef- 
lieu  de  sa  province.  Cette  ville,  qui  célébrait  encore  au  siècle  dernier  sa 
grande  victoire  sur  Athènes,  n'est  qu'une  ruine;  son  port  «  marmoréen  », 
jadis  entouré  de  statues,  ne  reçoit  plus  que  des  canots,  et  son  grand  port,  qui 
pouvait  contenir  des  flottes  et  où  se  livrèrent  des  batailles  navales,  est  presque 
désert.  Ce  qui  reste  de  la  ville  est  entièrement  enfermé  dans  l'îlot  d'Ortygie, 
que  des  fortifications,  un  fossé  en  partie  artificiel,  et  malheureusement  aussi 
les  marécages  insalubres  de  Syraka,  qui  ont  donné  leur  nom  à  la  cité,  sépa- 
rent de  la  terre  de  Sicile  :  c'est  là,  sur  cette  petite  colline,  achetée  jadis  pour 
un  gâteau  de  miel,  que  se  groupe  toute  la  population.  La  vaste  péninsule 
où  s'étendait  jadis  la  ville  proprement  dite  n'a  plus  d'habitants  sur  ses 
roches  calcaires,  si  ce  n'est  quelques  fermiers  dans  les  maisons  de  campagne 
qui  bordent  les  canaux  d'arrosage.  Des  colonnes  dressées  au  bord  de  l'Àna- 
pus,  issu  de  la  fontaine  de  Cyane,  ou  «  l'Azurée  »,  les  fortifications  des  Epi- 
poles  et  d'Euryelum,  bâties  par  Archimède  et  connues  aujourd'hui  sous  le 
nom  bien  mérité  de  Belvédère,  des  restes  de  bains  nouvellement  découverts, 
un  autel  énorme  de  cent  quatre-vingt-quinze  mètres  de  longueur,  sur  lequel 
les  prêtres  faisaient  rôtir  et  monter  en  fumée  toute  une  hécatombe,  un  am- 
phithéâtre, un  théâtre  admirable  où  vingt-quatre  mille  spectateurs,  assis  sur 
leurs  sièges  de  pierre,  pouvaient  embrasser  d'un  coup  d'œil  la  ville  entière, 
ses  temples  et  ses  flottes,  tels  sont  les  débris  grandioses  des  édifices  élevés 
jadis  par  les  Syracusains.  Mais  rien  ne  donne  une  idée  plus  grande  de  ce  que 
fut  autrefois  la  cité  populeuse  que  les  profondes  carrières  ou  lalomie  (lau- 
tumise),  taillées  parles  esclaves,  et  les  allées  souterraines  des  catacombes, 
où  furent  ensevelis  des  millions  de  cadavres,  dont  il  ne  reste  plus  rien  :  ces 
galeries,  plus  considérables  que  celles  de  Naples  mêmes,  et  beaucoup  plus 
régulières,  ne  sont  déblayées  que  sur  une  faible  partie  de  leur  étendue  et  des 
fouilles  ultérieures  nous  tiennent  peut-être  en  réserve  d'importantes  décou- 
vertes. Jadis,  le  sommet  de  l'îlot  d'Ortygie,  ainsi  nommé  en  souvenir  de  la 
Délos  des  Cyclades,  était  couronné  par  une  acropole  où  se  dressait  un  temple 


SYRACUSE.  565 

de  Minerve,  rival  du  Parthénon  d'Athènes,  et  que  les  marins  sortis  du  port 
devaient  contempler  en  tenant  dans  la  main  un  vase  plein  de  charbons 
ardents  pris  sur  l'autel  de  Jupiter.  Ce  temple  existe  encore  en  partie; 
mais,  chose  douloureuse  à  dire,  ses  belles  colonnes  de  marbre  ont  disparu 
sous  un  masque  de  moellons  et  de  mortier  qui  sert  de  muraille  à  une  église 
du  plus  mauvais  goût;  le  monument  est  toujours  là,  mais  les  modernes  en 
ont  fait  une  bâtisse  informe. 

D'autres  ruines  helléniques,  dont  quelques-unes  sont  admirables,  font 
rivaliser  la  Sicile,  aux  yeux  de  l'artiste,  avec  la  Grèce  elle-même  ;  les 
temples  y  sont  même  plus  nombreux  que  dans  la  mère  patrie.  Girgenti, 
l'antique  Acragas  ou  Agrigente,  qui  eut,  comme  Syracuse,  des  habitants 
par  centaines  de  milliers,  et  qui  de  nos  jours  est  non  moins  déchue 
que  Syracuse,  possède  les  ruines  et  les  vestiges  d'au  moins  dix  édifices 
sacrés,  dont  l'un,  celui  de  Jupiter  Olympien,  le  plus  grand  de  toute  la  Sicile, 
a  servi  à  la  construction  des  jetées  de  Girgenti;  un  autre,  celui  de  la 
Concorde,  est  le  mieux  conservé  de  tous  les  temples  grecs  en  dehors  de 
l'Hellade.  La  ville  actuelle  n'occupe  que  l'emplacement  de  l'ancienne 
acropole,  sur  une  assise  de  grès  coquillier,  d'où  l'on  voit  le  sol  s'abaisser 
en  forme  de  marches  vers  la  mer.  Son  principal  édifice,  la  cathédrale,  a 
pris,  au  sommet  de  la  colline,  la  place  du  temple  de  Jupiter  Atabyrios, 
dont  les  débris  ont  servi  à  la  construction  du  monument  moderne; 
même  ses  fonts  baptismaux  sont  un  sarcophage  antique  devenu  fort  célèbre 
par  les  recherches  et  les  discussions  des  archéologues  :  il  représente  les 
amours  de  Phèdre  et  d'Hippolyte.  Jadis  Agrigente  descendait  jusqu'à  trois 
kilomètres  de  la  mer  :  ce  sont  les  grands  temples  qui  indiquent  la  limite 
méridionale  de  l'ancienne  enceinte.  Le  port  actuel,  auquel  on  a  donné  le 
nom  de  Porto-Empedocle,  en  l'honneur  de  l'un  des  enfants  les  plus  illustres 
de  la  cité  fameuse,  est  situé  à  l'ouest  de  l'ancien  port  hellénique  ou 
emporium,  à  six  kilomètres  de  la  ville  ;  c'est  d'ailleurs  l'escale  de  la  côte 
du  sud  où  le  mouvement  des  échanges  est  le  plus  actif;  exportant  une 
grande  quantité  de  soufre,  elle  occupe  le  premier  rang  pour  la  valeur  des 
expéditions. 

Sciacca,  autre  ville  de  commerce  et  de  pêche,  voisine  d'un  banc  de  corail 
nouvellement  découvert,  se  dit  aussi  l'héritière  d'une  cité  grecque,  Sélinus 
ou  Sélinonte,  quoique  celle-ci  s'élevât  jadis  à  vingt-cinq  kilomètres  plus  à 
l'ouest,  sur  la  côte,  au  sud  de  Caslelvetrano.  Il  ne  reste  de  Sélinonte 
que  des  ruines,  mais  des  ruines  énormes,  qui  de  loin  ressemblent  à  des 
tours.  Les  sept  temples  qui  s'élevaient  sur  les  bords  du  détroit  d'Afrique  ont 
été  tous  presque  entièrement  renversés  par  des  tremblements  de  terre,  sinon 


5U  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

par  les  hommes,  mais  ils  présentent  encore  des  restes  du   style  dorique  le 

y>    (og.    —    GÏRGEN'TI,   PORTO-EJIPEnOCLE   ET    LES   MACCALUBE. 


EcKelLc  de    1:100.000 


plus  pur  ;  les  métopes  de  trois  temples,  appartenant  à  trois  âges  différents, 
sont  conservées  au  musée  de  Palerme,  dont  elles  ont  formé  le  premier  noyau 
et  dont  elles  sont  encore  l'ornement  par  excellence. 


AGRIGENTE,  SÉLINONTE,  SÉGESTE. 


5G5 


Sur  le  versant  opposé  de  l'île,  Ségeste  n'est  plus  ;  mais,  au  milieu  du  dé- 
sert pierreux  où  elle  se  trouvait  jadis,  s'élève  un  temple  parfaitement  intact, 
quoique  non  complètement  achevé,  que  le  silence  et  la  solitude  rendent 
d'autant  plus  auguste.  Et  combien  d'autres  restes  moins  importants 
de  l'art  grec  offre  encore  la  Sicile,  sans  compter  les  immenses  nécropoles 
de  Pantalica,  de  Palazzolo,  d'Ispica,  dans  la  partie  sud-orientale  de  File, 
et  les  monuments  romains  où  persiste  l'influence  de  l'art  grec,  tels 
que  le  théâtre  de  Tyndaris,  en  face  des  îles  Eoliennes,  et  celui  bien  au- 
trement beau  de  Taormine,  en  vue  du  cône  de  l'Etna  !  Le  contraste  est 
grand  entre  ces  étonnantes  ruines  du  passé  de  la  Sicile  et  tous  les  monu- 
ments élevés  depuis  par  les  Byzantins  et  les  Arabes,  les  Normands,  les 
Espagnols  et  les  Napolitains.  Ce  n'est  point  de  progrès,  mais  d'une 
lamentable  décadence  que  témoigne  cette  étude  comparée  des  édifices. 
Hélas  !  que  sont  les  Syracusains  de  nos  jours  en  comparaison  des  conci- 
toyens d'Archimède  î 

En  Sicile,  peut-être  mieux  encore  qu'en  Ligurie,  en  Provence  et  en  Cata- 
logne, les  villes  offrent  des  exemples  frappants  de  ce  phénomène  de  dépla- 
cement graduel  qu'amènent  avec  eux  les  changements  des  mœurs  et  du 
milieu1.  Au  temps  de  leur  puissance,  les  vieilles  cités  grecques  pouvaient  des- 
cendre hardiment  vers  les  plages  ;  mais  quand  vinrent  les  dangers  incessants 
de  guerre  et  de  rapine,  surtout  au  moyen  âge,  quand  les  corsaires  barba- 
resques  écumaient  les  mers  environnantes  et  que  le  brigandage  régnait  dans 
l'intérieur  de  l'île  comme  la  piraterie  sur  les  plages,  presque  toutes  les 
villes  siciliennes  avaient  escaladé  les  hauteurs,  et  leurs  bas  faubourgs,  tom- 
bés en  ruines,  avaient  fini  par  disparaître.  Girgenti  en  est  un  exemple. 
Quelques  villes  sont  même  dressées  sur  des  forteresses  naturelles  presque 


1  Communes  de  la  Sicile  ayant  plus  de  15,000 

Palerme(Palermo)  1er  janv.  1879.  231,850  hab. 

Messine  (Messina)   ...»  120,900     » 

Calane  (Catania)   ....     »  90,900     » 

Aci-Reale »  38,050     » 

Marsala »  37,550     » 

Trapani. .    ......     »  37,350     » 

Modica .     »  55,800     » 

Caltagirone »  27,950     » 

Caltanisselta »  27,900    » 

Ragusa  Superiore.   ...»  23,950     » 

Syracuse  (Siracusa).   .    .     »  25,700     » 

Canicatti »  22,350     » 

Alcamo.  .......     »  22,500     » 

Paterne 


habitants  : 

Termini  Imerese.  Ierjanv.l879.  21,950  hab, 

Agrigente (Girgenti).   ...»  21,900  » 

Barcellona(PozzodiGotto).      »  21,700  » 

Castelvetrano »  21,500  » 

Partinico »  21,250  » 

Sciacca »  21,100  » 

Piazza    Armerina.    .    .   (1871).  18,250  » 

Vittoria (1876).  17,900  » 

Monte  San-Giuliano   ...»  17,500  » 

Giarre »  17,400  » 

Comiso »  16,700  » 

Noto »  16,600  » 

Monreale »  16,200  » 

.   .   .     15,800  hab. 


566  NOUVELLE   GEOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

inexpugnables  sans  le  secours  de  l'art.  Telle  est  Centuripe  ou  Centorbi,  qui 
s'allonge  sur  le  taillant  même  d'une  arête  de  rochers,  immédiatement  à 
l'ouest  du  Simeloetdes  laves  de  l'Etna;  telle  est  aussi,  dans  son  enceinte  de 
murs  antiques,  San  Giuliano,  la  ville  d'Astarté,  puis  de  Vénus,  qui,  du  haut 
de  sa  pyramide  de  700  mètres  de  hauteur,  riche  en  veines  de  métal,  domine 
la  mer  de  Trapani.  Mais,  grâce  au  retour  de  la  paix,  les  habitants  se  fatiguent 
de  leurs  escalades  et  de  leurs  descentes  journalières,  et  là  où  les  marécages 
n'ont  pas  envahi  les  terres  basses,  ils  abandonnent  leurs  aires  d'aigle  pour 
se  loger  au  bord  de  la  mer  ou  sur  les  routes  qui  passent  dans  la  plaine.  Sur 
toute  la  côte  septentrionale,  de  Palerme  à  la  pointe  de  Messine,  chaque  ma- 
rina de  la  plage  s'agrandit  peu  à  peu  aux  dépens  du  borgo  de  la  crête,  et 
l'ancienne  ville  finit  par  se  transformer  en  ruines  se  dressant  comme  un 
amas  de  rochers  blancs  sur  des  roches  plus  grises  :  c'est  un  squelette  de  ville 
se  dressant  au-dessus  de  la  cité  vivante.  Cefalù,  le  Kephaladion  des  Grecs, 
présente,  mieux  que  toute  autre  ville  sicilienne,  le  bizarre  contraste  de  ses 
deux  emplacements  successifs.  En  bas  est  la  ville  actuelle,  blottie  à  la  base 
du  promontoire,  sur  un  étroit  talus  de  débris;  en  haut,  tout  le  pourtour 
de  la  roche  est  encore  festonné  d'une  muraille  «à  créneaux,  mais  sur  le 
plateau  même  il  ne  reste  plus  que  des  pâtis  pierreux;  tout  édifice  a  disparu, 
si  ce  n'est  pourtant  un  petit  temple  cyclopéen,  le  plus  vénérable  débris 
de  la  Sicile  par  son  ancienneté,  ruine  de  trente  siècles,  que  n'a  pu  encore 
ronger  le  temps. 

ILES    ÉOLIEjNNES. 

Les  îles  Eoliennes  ou  de  Lipari,  quoique  séparées  de  la  Sicile  par  un 
détroit  de  plus  de  600  mètres  de  profondeur,  peuvent  être  considérées 
comme  une  dépendance  de  la  grande  île  :  ce  sont,  dirait-on,  de  petits  vol- 
cans nés  à  l'ombre  de  l'Etna.  Situées  en  partie  sur  la  ligne  de  jonction  qui 
réunit  au  Vésuve  la  haute  montagne  fumante  de  la  Sicile,  elles  appartien- 
nent probablement  à  la  même  ère  de  formation,  et  ne  sont  peut-être  que 
les  évents  distincts  d'un  seul  et  même  foyer  sous-marin  ayant  crevassé  en 
trois  fissures  étoilées  le  fond  de  la  mer  Tyrrhénienne.  Chacune  des  îles  n'est 
qu'un  amas  de  débris  rejetés,  laves,  cendres  ou  pierres  ponces;  toutes  ont 
gardé  leur  aspect  de  volcans  solitaires  ou  agglutinés  en  groupes  ;  deux  îles 
même,  Vulcano  et  Stromboli,  sont  encore  dans  leur  période  d'activité,  et 
leurs  flammes,  leurs  fumées  ondoyantes  servent  toujours  d'indices  aux  ma- 
rins et  aux  pêcheurs  pour  leur  faire  pressentir  les  changements  de  tempé- 
rature et  les  variations  du  vent.  Il  est  très-probable  que  les  divers  phéno- 


SICILE,   ILES  ÉOLIENNES.  b67 

mènes  volcaniques,  interprétés  avec  intelligence  pour  la  prédiction  du 
temps,  ont  été  la  raison  qui  a  fait  mettre  l'archipel  sous  l'invocation 
d'Éole  ;  c'est  là  que  le  dieu  se  révélait  aux  matelots. 

L'île  de  Lipari  est  à  la  fois  la  plus  étendue  du  groupe  et  celle  qui  se 
trouve  au  centre  de  divergence  des  crevasses  sous-marines.  Elle  est  aussi  de 
beaucoup  la  plus  populeuse  et  renferme  à  elle  seule  les  trois  quarts  des  ha- 
bitants de  l'archipel.  Sur  la  rive  orientale,  une  ville  considérable  s'élève  en 
un  double  amphithéâtre,  aux  deux  pentes  d'un  promontoire  que  couronne 
un  vieux  château.  Une  plaine  bien  cultivée  en  oliviers,  en  orangers,  en 
vignes,  qui  donnent  d'excellents  produits,  s'étend  autour  de  la  ville  ;  les 
déclivités  des  montagnes  environnantes  sont  elles-mêmes  couvertes  de  champs 
jusqu'au  voisinage  du  sommet.  Comme  en  Sicile  même,  la  population  s'est 
recrutée  des  éléments  les  plus  divers  depuis  l'époque  où  des  colons  grecs  de 
Rhodes,  de  Cnide  et  de  Sélinonte  sont  venus  conclure  alliance  avec  les  au- 
tochthones,  et  maintenant  plus  que  jamais  le  sang  des  Lipariotes  se  renou- 
velle constamment  par  les  immigrations  qu'amène  le  commerce  et  par  l'ar- 
rivée de  nombreux  bannis  de  la  Calabre,  anciens  brigands  devenus  tran- 
quilles bourgeois  de  l'île.  Toute  cette  population  peut  multiplier  en  paix 
dans  la  petite  île,  car  les  volcans  de  Lipari  sont  en  repos  depuis  plusieurs 
siècles  :  c'est  là  probablement  ce  que  signifie  la  légende  des  Lipariotes, 
d'après  laquelle  San  Calogero  aurait  chassé  les  diables  de  leur  île  pour  les 
enfermer  dans  les  fournaises  de  Vulcano  ;  on  peut  en  inférer  que  la  fin  des 
éruptions  date  de  l'établissement  du  christianisme  à  Lipari,  vers  le  sixième 
siècle.  L'activité  souterraine,  dont  les  deux  centres  principaux  étaient  le 
Sant'  Angelo  et  le  Monte  délia  Guardia,  ne  se  manifeste  plus  que  par  des 
sources  thermales  et  par  des  exhalaisons  de  vapeurs  chaudes,  que  l'on  uti- 
lise depuis  l'antiquité  pour  la  guérison  des  maladies.  Cependant  le  sol  de 
l'île  est  fréquemment  secoué.  Le  tremblement  de  1780  fut  si  violent,  que  les 
habitants  effrayés  se  vouèrent  spontanément  à  la  Vierge  ;  un  an  après,  Do- 
lomieu  les  trouva  portant  tous  au  bras  une  petite  chaîne  pour  montrer 
qu'ils  s'étaient  faits  les  esclaves  de  la  madone  «  libératrice  » . 

Lipari  est  une  terre  promise  pour  le  géologue,  à  cause  de  l'extrême 
variété  de  ses  laves.  Une  de  ses  hauteurs,  le  Monte  délia  Castagna ,  est  en 
entier  composé  d'obsidienne  ;  une  autre  colline  élevée,  le  Monte  ou  Campo 
Bianco,  consiste  en  pierres  ponces  qui  de  loin  ressemblent  à  des  champs  de 
neige.  De  longues  coulées  pareilles  à  des  avalanche?  remplissent  toutes  les 
ravines,  du  sommet  de  la  montagne  au  rivage  de  la  Méditerranée  ;  dans  le 
voisinage  de  l'île,  les  eaux  sont  parfois  couvertes  de  ces  pierres  flottantes, 
qui  ressemblent  à  des  flocons  d'écume  :  on  en  trouve  jusque  sur  les  côtes 


563  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

de  la  Corse.  C'est  l'île  de  Lipari  qui  approvisionne  de  ponce  tous  les  in- 
dustriels de  l'Europe1. 

Vulcano,  au  sud  de  Lipari,  contraste  étrangement  avec  l'île  riante  dont 
la  sépare  un  détroit  d'un  kilomètre  à  peine  dans  sa  partie  la  moins  large. 
À  l'exception  du  versant  méridional,  où  les  pentes  rougeâtres  sont  zébrées 
de  quelques  nuances  de  vert  dues  aux  plants  de  vignes  et  d'oliviers,  Vulcano 
ne  présente  aux  regards  que  des  scories  nues  ;  c'est  bien  ainsi  que  doit  être 
l'île  anciennement  consacrée  à  Vulcain.  La  plupart  des  roches  sont  noires 
ou  d'un  beau  rouge  comme  le  fer,  mais  il  en  est  aussi  d'écarlates,  de 
jaunes,  de  blanchâtres  ;  presque  toutes  les  couleurs  sont  représentées  dans 
ce  cirque  de  l'enfer,  moins  celle  que  donne  la  verdure.  L'île  est  double  ;  au 
nord  s'élève  le  Vulcanello,  petite  montagne  d'éruption  qui  surgit  de  la  mer 
à  une  époque  inconnue  et  qu'un  isthme  de  cendres  rougeâtres  réunit  au 
volcan  principal  vers  le  milieu  du  seizième  siècle.  La  montagne  centrale  est 
percée  d'un  cratère  de  2  kilomètres  de  circonférence,  d'où  les  vapeurs 
s'échappent  en  tourbillons.  L'air  est  saturé  de  gaz  où  domine  une  odeur 
sulfureuse  difficile  à  respirer.  Un  bruit  incessant  de  soupirs  et  de  siffle- 
ments emplit  l'enceinte,  et  de  tous  les  côtés  on  voit  entre  les  pierres  de 
petits  orifices  d'où  s'élancent  les  vapeurs.  Quelques-unes  des  fumerolles  ont 
une  température  supérieure  à  560  degrés.  D'autres  jets  moins  chauds  se 
font  jour  en  diverses  parties  de  l'île  et  même  jusque  dans  la  baie.  De& 
bords  du  grand  cratère,  on  aperçoit  des  nuages  de  vapeur  qui  montent  du 
fond  de  la  mer  et  se  développent  en  larges  volutes  blanches  semblables 
d'aspect  à  des  boues  argileuses.  Les  éruptions  violentes  sont  rares,  puisque 
dans  le  dix-huitième  siècle  on  n'en  a  compté  que  trois  ;  la  dernière , 
celle  de  1875,  s'est  produite  après  un  repos  de  cent  années.  Naguère  la 
population  de  Yulcano  se  composait  de  quelques  malheureux  bannis  chargés 
de  recueillir  le  soufre  et  l'acide  borique  du  cratère  et  de  fabriquer  en  outre 
un  peu  d'alun.  Chaque  semaine  on  leur  portait  des  vivres  de  Lipari  ;  mais 
un  Écossais  entreprenant  s'est  récemment  emparé  du  grand  laboratoire  de 
produits  chimiques  offert  par  le  cratère  de  Vulcano  :  il  a  fondé  près  du 

1  Superficie.  Population  en  1871. 

Lipari 52  kil.  car.  14,000  hab. 

Vulcano 25  »  »  100  (?) 

Panaria  et  îlots  voisins ...  20  »  »  200  » 

Stromboli 20  »  »  500  » 

Salina 28  »  »  4,500  » 

Felicudi 15  »  »  800  » 

Alicudi,.  ........  8  »  »  300  » 


148  kil.  car.  18,400   hab. 


LIPARI,  VULCANO,   STROMBOLI. 


5G9 


port  une  usine  considérable,  et  quelques  arbres  plantés  autour  de  sa  rési- 
dence d'architecture  mauresque  ont  changé  un  peu  l'aspect  formidable  de 
la  contrée. 

Moins  grande  que  Lipari  et  que  Vulcano,  l'île  la  plus  septentrionale  de 
l'archipel,  Stromboli,  l'antique  Strongyle,  est  de  beaucoup  la  plus  célèbre, 
à  cause  de  ses  éruptions  fréquentes;  depuis  l'antiquité  la  plus  reculée,  il 
est  peu  de  marins  qui,  passant  à  sa  base,  n'en  aient  vu  flamboyer  la  cime. 
Très-souvent  on  observe  un  véritable  rhythme  dans  le  jeu  des  bouches  du 
cratère,   ouvertes  au   milieu  des  trois  enceintes  concentriques,   en   partie 


N°   107.    —   PARTIE   CENTRALE    DE   L  ARCHIPEI,    EOLTEN*. 


Gra  ve  chez  TE'.-liard  - 


égueulées,  qui  forment  la  partie  supérieure  du  volcan;  de  cinq  en  cinq 
minutes,  et  quelquefois  plus  fréquemment  encore,  les  laves  se  gonflent  en 
ampoules  dans  la  chaudière,  puis  font  explosion  en  lançant  dans  l'espace 
des  tourbillons  de  vapeur  accompagnés  de  fragments  solides.  Mais,  comme 
au  temps  de  Strabon,  ces  éruptions,  fort  agréables  à  voir  à  cause  de  la 
splendeur  de  leurs  feux,  n'ont  rien  de  dangereux,  et  les  Stromboliotes 
vivent  sans  crainte  à  la  base  du  volcan,  sans  que  jamais  leurs  vignes  et 
leurs  olivettes  soient  endommagées  par  des  coulées  de  lave;  cependant  le 
\olcan  a  eu  aussi  ses  moments  d'exaspération,  car  les  cendres  du  Stromboli 
ont  été  maintes  fois  portées  jusque  sur  les  côtes  de  Calabre,  à  la  distance 

I.  7-2 


570  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

de  plus  de  50  kilomètres.  Il  est  très-probable  que,  dans  la  lutte  du  feu 
contre  les  eaux,  celles-ci  l'ont  emporté,  car  l'îlot  de  Stromboluzzo,  que  l'on 
voit  se  dresser  comme  un  phare  au  nord  de  l'île  et  contre  lequel  les  vagues 
de  tempêtes  viennent  se  briser  en  fusées,  faisait  autrefois  partie  de  la  terre 
voisine  ;  il  en  a  été  séparé  par  les  érosions  de  la  mer. 

Le  groupe  des  îles  de  Panaria,  entre  Stromboli  et  Lipari,  a  eu  égale- 
ment à  subir  beaucoup  de  changements,  s'il  est  vrai,  comme  le  pensent 
Dolomieu  et  Spallanzani,  que  ce  soient  là  les  débris  d'une  île  occupant 
jadis  tout  l'espace  où  se  trouvent  les  îlots  et  les  bancs  de  sable  de  Pa- 
naria, de  Basiluzzo,  de  Lisca  Bianca;  le  cratère  commun  se  serait  ouvert 
dans  le  voisinage  de  l'île  de  Dattilo  ;  une  source  d'eau  chaude  et  de  temps 
en  temps  quelques  bouillonnements  de  l'eau  marine  témoigneraient  d'un 
reste  d'activité.  Du  temps  de  Strabon,  il  n'était  pas  rare  de  voir  dans  ces 
parages  des  flammes  courir  à  la  surface  de  la  mer.  Le  géographe  grec 
raconte  aussi  qu'une  île  de  lave,  dont  l'ancienne  position  n'est  pas  iden- 
tifiée, fit  son  apparition  dans  le  groupe  de  Lipari.  Quelques  jets  de 
vapeur  émis  par  les  rochers  de  la  côte  sicilienne,  entre  Milazzo  et  Cefalù, 
semblent  provenir  aussi  du  foyer  de  laves  du  groupe  éolien. 

Quant  aux  îles  occidentales  de  l'archipel,  Salina,  nommée  par  les  Grecs 
la  Jumelle  (Didyme)  à  cause  de  sa  double  cime,  Felicudi,  formée  comme 
Vulcano  d'un  grand  volcan  se  rattachant  à  un  petit  cône  par  un  mince 
pédoncule,  Alicudi,  cime  d'une  régularité  parfaite,  qui  de  loin  ressemble  à 
une  tente  posée  au  bord  de  l'horizon,  ces  terres  sommeillent  depuis  l'époque 
historique,  mais  rien  ne  prouve  que  ce  repos  soit  définitif.  L'île  d'Ustica, 
située  au  nord  du  littoral  de  Palerme,  est  également  tranquille,  quoiqu'elle 
soit  aussi  d'origine  volcanique,  et  qu'elle  se  trouve  probablement  à  l'extré- 
mité de  la  crevasse  profonde  d'où  se  sont  élevées  les  îles  de  Lipari.  Ustica, 
perdue  pour  ainsi  dire  au  milieu  de  la  mer,  est  un  terrible  lieu  d'exil, 
l'un  des  plus  redoutés  des  bannis  de  la  Péninsule.  A  une  petite  distance 
au  nord-ouest  est  l'îlot  désert  de  Medico,  l'antique  Osteodes,où  blanchi- 
rent les  os  des  mercenaires  abandonnés  par  les  Carthaginois  à  la  mort  de 
la  faim. 

jEGADES    ET    PANTELLARIA. 

La  partie  occidentale  de  la  Sicile  ne  se  termine  pas  comme  les  deux  au- 
tres angles  de  la  Trinacrie  par  d'étroits  promontoires  s'allongeant  en  pénin- 
sules, mais  elle  s'émousse  en  un  large  musoir  qui  semble  se  continuer  en 
pleine  mer  par  des  fonds  bas,  des  bancs  de  sable,  des  écueils,  des  rochers 


ARCHIPELS  DES  EOLIENNES  ET  DES  iEGADES.  571 

émergés  et  des  îles  calcaires  de  même  formation  que  la  grande  terre  voi- 
sine :  ce  sont  les  Jïgades,  c'est-à-dire  les  îles  des  Chèvres,  ainsi  nommées, 
comme  tant  d'autres  îles  de  la  Méditerranée,  à  cause  des  animaux  qui  bon- 
dissent sur  leurs  escarpements.  La  pins  grande  des  iEgades,  Favignana, 
près  de  laquelle  les  Romains  remportèrent  la  victoire  navale  qui  mit  un 
terme  à  la  première  guerre  punique,  est  en  partie  bordée  de  falaises  dont 
les  grottes  renferment  des  amas  de  coquillages  et  d'ossements  rongés,  mêlés 
à  des  armes  et  des  ustensiles  de  pierre  qu'y  ont  laissés  les  contemporains  du 
mammouth  et  du  grand  ours  des  cavernes.  Dans  ce  labyrinthe  de  terres, 
de  récifs  et  de  bancs  qui  s'avance  au  large  de  la  Sicile,  entre  la  mer  Tyrrhé- 
nienne  et  la  mer  d'Afrique,  se  heurtent  souvent  les  vents  contraires  ;  la 
force  des  vagues  y  est  tout  particulièrement  redoutable;  en  outre,  des  phé- 
nomènes irréguliers  de  marée,  ou  peut-être  des  pressions  inégales  de  l'at- 
mosphère déterminent  dans  ces  parages  la  formation  de  courants  périlleux. 
Les  brusques  dénivellations  des  eaux,  connues  dans  l'archipel  sous  le  nom 
de  marubia  ou  de  «  mer  ivre  »  (mare  ubbriaco?),  ont  souvent  causé  des 
naufrages. 

Au  sud  diugrand  banc  de  l'Aventure,  qui  de  la  côte  de  Mazzara  s'étend 
vers  l'Afrique,  une  île  assez  vaste  s'élève  au  milieu  du  détroit  qui  réunit 
la  Méditerranée  occidentale  à  la  mer  d'Orient  :  c'est  Panlellaria.  Ici  recom- 
mencent les  roches  ignées.  Comme  l'île  Giulia,  qui,  non  loin  de  là, 
dresse  de  temps  en  temps  la  tête  hors  des  flots,  Pantellaria  est  un  massif 
d'éruption  volcanique.  Elle  est  riche  en  sources  thermales  et  surtout  en 
jets  de  vapeur.  Une  de  ses  grottes,  où  le  gaz  des  fumeroles  s'amasse  en  abon- 
dance, se  trouve  ainsi  transformée  en  une  véritable  étuve  d'une  haute  tem- 
pérature ;  ailleurs,  la  quantité  d'eau  qui  s'échappe  du  sol  sous  forme  gazeuse 
est  assez  considérable  pour  se  déposer  en  un  lac  d'une  certaine  étendue. 
Située,  comme  elle  l'est,  au  seuil  des  deux  mers,  et  sur  la  grande  ligne 
de  navigation  entre  l'Orient  et  l'Occident,  Pantellaria  n'aurait  pu  manquer 
de  devenir  très-populeuse  et  de  prendre  une  grande  importance  dans  le  com- 
merce de  l'Europe,  si  elle  avait  possédé,  comme  Malle,  un  bon  port  de  re- 
fuge. A  en  juger  par  les  débris  qu'on  découvre  çà  et  là  sur  les  pentes,  l'île 
était  autrefois  beaucoup  plus  animée  qu'aujourd'hui  par  le  mouvement  des 
hommes.  On  y  retrouve  encore,  au  nombre  d'un  millier  peut-être,  des  édi- 
fices bizarres  que  l'on  croit  avoir  été  d'anciennes  habitations:  les  indigènes 
leur  donnent  le  nom  de  sesi.  Ce  sont,  comme  les  nuraghi  de  la  Sardaigne, 
d'énormes  ruches  en  pierres  non  cimentées  reposant  sur  un  double  piédestal 
formant  le  rez-de-chaussée  et  le  premier  étage  ;  quelques-unes  de  ces  antiques 
masures  n'ont  pas  moins  de  huit  mètres  en  hauteur  et  de  quatorze  mètres 


572 


NOUVELLE   GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 


en  largeur.  Des  fragments  d'obsidienne  taillée  trouvés  dans  une  de  ces  de- 
meures ont  fait  penser  à  l'archéologue  dalla  Rosa  qu'elles  datent  de  l'âge 
de  pierre. 

Du  sommet  de  la  montagne  de  Pantellaria,  on  distingue  très-bien,  par  un 
beau  temps,  les  promontoires  de  la  Tunisie.  L'île  est,  en  effet,  plus  rappro- 
chée du  continent  africain  que  de  la  Sicile  ;  cependant,  si  l'on  tient  compte 
de  la  configuration  du  fond  marin,  c'est  bien  à  l'Europe  qu'appartient  Pan- 
tellaria. On  ne  peut  en  dire  autant  de  l'îlot  de  Linosa,  groupe  de  quatre  mon- 
tagnes volcaniques  perdu  dans  la  haute  mer,  à  l'ouest  de  Malte,  ni  surtout 


N°   108.   PROFONDEURS   DE    LA    MÉDITERRANÉE   AU    SUD   DE    LA   SICILE. 


djpres  Robiquel 


Profondeurs  d&  o  à/  zov  mètres. 

•  de  100  às5oo  mètres 

•  de  Soo  et  au-dessus. 
Echelle  de  1'.  ft.000.000 


des  îles  «  Pélagiques  ».  Quoique  Lampedusa  et  son  rocher  satellite,  le  Lam- 
pione,  dépendent  tous  les  deux  du  royaume  d'Italie,  même  de  la  commune 
de  Licata,  néanmoins  des  sondages  qui  n'ont  pas  cent  mètres  de  profondeur 
rattachent  ces  terres  et  les  bancs  avoisinants  au  littoral  des  Syrtes1.  Lampe- 
dusa et  Lampione,  «  le  Lampadaire  et  le  Lampion,  »  doivent  leurs  noms  à 

1  Iles  siciliennes  de  la  mer  d'Afrique  : 

Sommet  le  plus  élevé. 


Pantellaria. 
Linosa.  .  . 
Lampedusa. 


100 
100 


Superficie. 

Population  en  1871 

103  kil.  car. 

6,000 

12      >» 

900 

8      »» 

6C0 

PANTELLARIA,  LINOSA,  LAMPEDUSA.  573 

des  feux  que,  suivant  une  légende  du  moyen  âge,  y  allumaient  chaque  nuit 
des  ermites  ou  des  anges,  pour  guider  les  navigateurs;  de  nos  jours,  la  lampe 
légendaire  est  remplacée  par  un  petit  phare  qui  marque  l'entrée  du  port 
de  Lampedusa,où  les  navires  de  trois  à  quatre  cents  tonneaux  peuvent  trou- 
ver un  excellent  abri  contre  les  vents  du  nord.  Vers  la  fin  du  dix-hui- 
tième siècle,  les  Russes  tentèrent  de  fonder  à  Lampedusa  un  établissement 
maritime,  qu'ils  auraient  fait  rivaliser  d'importance  stratégique  avec  l'île 
de  Malte  et  d'où  ils  auraient  pu  commander  à  la  fois  sur  les  deux  grands 
bassins  de  la  Méditerranée;  mais  ce  projet  fut  abandonné,  et  les  Italiens 
n'y  ont  point  donné  suite  pour  leur  propre  compte. 

Des  soldats,  des  condamnés  politiques  ou  civils,   des  colons  faméliques 
parlant  l'italien  et  le  maltais,  forment  le  gros  de  la  population  des  îles. 


MALTE    ET    GOZZO. 

Quoique  appartenant  politiquement  à  la  Grande-Bretagne,  l'archipel  de 
Malte  fait  incontestablement  partie  du  monde  italien,  puisqu'il  se  trouve 
sur  le  même  piédestal  de  bas-fonds  que  la  Sicile.  A  une  centaine  de  kilo- 
mètres vers  l'est  se  creusent  les  abîmes  les  plus  profonds  de  la  Méditerranée, 
où  la  sonde  peut  descendre  jusqu'à  trois  et  quatre  mille  mètres,  mais  au  nord, 
du  côté  de  la  Sicile,  les  couches  d'eau  n'ont  qu'une  faible  épaisseur;  en  cet 
endroit,  la  mer  a  déblayé  un  ancien  isthme  de  jonction.  D'ailleurs  il  est 
évident  pour  les  géologues  que  la  terre  dont  Malte  et  Gozzo  sont  les  débris 
s'étendait  autrefois  sur  un  espace  considérable.  Parmi  les  fossiles  les  plus 
récents  de  ses  roches  calcaires,  on  a  trouvé  des  éléphants  de  diverses  espèces 
et  d'autres  animaux  des  régions  continentales.  De  nos  jours  encore,  Malte  di- 
minue peu  à  peu  ;  les  hautes  falaises  de  ses  côtes  méridionales,  toutes  percées 
de  grottes,  dites  Cardans  la  langue  du  pays,  s'écroulent  ça  et  là  sous  le  choc 
des  vagues  et  se  changent  en  sable  que  le  flot  promène  sur  les  grèves. 

Placé,  comme  il  l'est,  au  centre  de  la  Méditerranée,  et  dans  l'espace 
étroit  qui  sépare  la  Sicile  de  la  Tunisie,  l'Europe  de  l'Afrique,  et  pourvu 
d'un  meilleur  port  que  Pantellaria,  l'archipel  maltais  ne  pouvait  manquer 
de  devenir  une  station  commerciale  importante  pour  toutes  les  nations  qui 
se  sont  succédé  dans  l'empire  de  la  grande  mer  intérieure.  Phéniciens, 
Carthaginois,  Romains  et  Grecs  ont  été  les  maîtres  de  Malte,  mais,  avant 
eux  déjà,  d'autres  peuples,  autochthones  ou  conquérants,  avaient  habité  le 
pays;  des  grottes  nombreuses,  creusées  dans  les  rochers,  des  «  tours  de 
géants  »,  et  quelques  restes  de  monuments  bizarres,  pareils  aux  nuraghi 


bU  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE    UNIVERSELLE. 

de  la  Sardaigne,  et  même  aux  dagobas  bouddhistes,  témoignent  encore  du 
long  séjour  de  ces  hommes  inconnus.  Peut-être  la  population  maltaise,  où 
se  sont  mélangés  tant  d'éléments  divers,  a-t-elle  pour  souche  principale  ces 
anciennes  peuplades  aborigènes  ;  quoi  qu'il  en  soit,  elle  s'est  fortement 
arabisée  pendant  la  domination  des  Sarrasins.  Sa  langue  même  est  un  arabe 
fort  corrompu  dont  le  vocabulaire  a  très-largement  emprunté  à  tous  les 
idiomes  et  à  tous  les  patois  des  bords  de  la  Méditerranée,  mais  principale- 
ment à  l'italien,  langage  officiel  du  gouvernement  de  l'ile. 

Le  grand  rôle  militaire  de  Malte  commença  lorsque  les  chevaliers  de 
Saint-Jean  de  Jérusalem,  après  leur  expulsion  de  Rhodes  en  1522,  vinrent 
s'installer  dans  l'île  italienne  et  en  firent  le  boulevard  du  monde  chrétien 
contre  les  Turcs  et  les  Barbaresques.  Depuis  le  commencement  du  siècle, 
Malte,  passée  aux  mains  des  Anglais,  leur  sert  d'arsenal  de  guerre  et  de 
ravitaillement  et  leur  assure  la  prépondérance  navale  dans  la  Méditer- 
ranée. Ils  en  ont  fait  aussi  un  vaste  entrepôt  commercial,  le  point  d'attache 
de  toutes  leurs  lignes  de  bateaux  à  vapeur,  la  station  centrale  du  réseau 
télégraphique  sous-marin.  Malte  est  comme  une  tour  de  guet,  du  haut  de 
laquelle  les  Anglais  surveillent  la  mer,  de  Gibraltar  à  Srnyrne  et  à  Saïd. 
L'excellent  port  de  la  Valette  facilite  singulièrement  le  rôle  à  la  fois  com- 
mercial et  militaire  que  remplit  l'île  de  Malte  dans  le  monde  méditerra- 
néen. Ce  port  est  double,  et  chacune  de  ses  branches  se  ramifie  en  d'autres 
ports  secondaires;  des  escadres,  des  flottes  entières  peuvent  s'y  mettre  à 
l'abri,  et  des  fortifications  sans  nombre,  murailles  et  tours,  bastions  et 
citadelles,  se  dressent  de  toutes  parts  pour  en  défendre  les  approches.  Depuis 
trois  siècles  on  ne  cesse  de  travailler  à  rendre  Malte  imprenable.  En  outre, 
le  commerce  y  trouve  toutes  les  facilités  désirables  pour  l'entrepôt  des 
marchandises  et  la  réparation  des  navires.  Le  plus  grand  bassin  de  carénage 
du  monde  entier  se  trouve  dans  le  port  de  Malte1.  Le  commerce  de  l'île  a 
quintuplé  pendant  les  dix  dernières  années  ;  sa  grande  importance  provient 
surtout  des  céréales  de  la  Russie  et  de  la  Roumanie  qu'y  apportent  les  na- 
vires de  la  mer  Noire  et  que  viennent  y  prendre  des  bateaux  d'Angleterre. 

Valetta  ou  la  cité  Valette,  qui  contient,  avec  ses  faubourgs,  environ  la 
moitié  de  la  population  de  l'île,  a  gardé  son  originalité  pittoresque,  en 
dépit  des  murs  qui  l'enserrent  et  du  tracé  régulier  de  ses  rues.  Les  hautes 
maisons  blanches,  ornées  de  balcons  en  saillie  et  de  cages  vitrées  pleines  de 
fleurs,  s'élèvent  en  amphithéâtre  sur  la  pente  de  la  colline  ;  des  escaliers  aux 
larges  dalles  en  gravissent  le  versant,  de  palier  en  palier  ;  de  toutes  les  rues 

1    Mouvement  commercial  en  1875  :  plus  de  9,000  navires,  jaugeant  4,85!2,0OV  tonneaux. 
Commerce  général  des  articles  soumis  à  la  douane -495,625,000  francs. 


MALTE. 


575 


on  voit  la  mer  bleue,  les  grands  navires  immobiles  et  le  fourmillement  des 
barques.  Les  gondoles,  qui  regardent  fixement  le  voyageur  de  leurs  deux 


N°    109.    PONT    DE    MALTS. 


14°31'l5"E.deGr. 


14°3riS"£.deGr. 


d  après  les  Cartes  yf/aruics. 


Echelle  de  11  49000 


2kil. 


larges  yeux  peints  sur  la  proue,  glissent  à  la  surface  de  l'eau,  tandis  que  de 
bizarres  carrosses,  dont  les  roues  semblent  détachées  du  coffre,  roulent 
pesamment  sur  les  quais.  Une  foule  bariolée  de  Maltais,  de  soldats  anglais, 


57(5  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

de  matelots  de  tous  les  pays  s'agite  dans  les  rues.  Çà  et  là,  quelque  femme 
"lisse  rapidement  le  long  des  murailles;  comme  les  femmes  de  l'Orient 
chrétien,  elle  est  revêtue  de  la  faldetta,  sorte  de  domino  noir  qui  cache 
ses  autres  vêtements,  souvent  somptueux,  et  qui  lui  sert  à  masquer  ou  à 
révéler  coquettement  son  visage,  mais  qui  la  rend  chauve  avant  le  temps, 
à  cause  du  froissement  incessant  de  la  soie  sur  les  cheveux. 

En  dehors  de  la  ville,  Malte,  «  l'île  de  Miel,  »  n'offre  qu'un  triste  séjour. 
Les  campagnes,  qui  s'élèvent  en  pente  douce  dans  la  direction  du  sud, 
vers  Città-Vecchia  et  les  collines  de  Ben  Gemma,  sont  parsemées  de  rochers 
gris  ;  les  plantes  des  champs  sont  recouvertes  de  poussière  fine  ;  les  vil- 
lages, aux  murs  éclatants  de  blancheur  sous  le  soleil  et  contrastant  avec 
les  ombres  noires,  ressemblent  à  des  carrières.  On  ne  voit  point  d'arbres, 
si  ce  n'est  les  orangers  des  jardins,  célèbres  par  leurs  fruits  délicieux, 
surtout  par  leurs  mandarines.  Mais  ces  vergers  sont  de  rares  oasis.  Nulle 
part  il  ne  coule  d'eau  permanente.  Le  sol  semble  brûlé,  et  l'on  s'étonne 
qu'il  produise  de  si  belles  moissons  de  céréales  et  de  fourrages  et  ces 
prairies  de  trèfle  sulla  qui  croît  presque  à  hauteur  d'homme  ;  pendant 
la  saison  des  fleurs  on  en  contemple  avec  admiration  les  nappes  de  ver- 
dure et  d'incarnat  ondulant  en  vagues  sous  la  pression  de  la  brise.  Mais 
aussi  les  paysans  maltais,  petits  hommes,  âpres,  secs  et  musculeux,  font 
preuve  dans  leur  culture  d'une  merveilleuse  industrie  :  ils  bêchent  jusqu'aux 
pentes  les  plus  rocailleuses  et  là  où  manque  la  terre  végétale,  ils  en  pré- 
parent artificiellement  en  triturant  la  pierre;  ils  vont  même  en  demander 
aux  Siciliens  :  jadis  tous  les  navires  étaient  tenus  d'apporter  en  lest  une  cer- 
taine quantité  de  terre.  On  ménage  avec  le  plus  grand  soin  celte  précieuse 
substance,  et  sur  le  flanc  des  rochers  on  l'encadre  de  murs  pour  empêcher 
les  vents  et  les  pluies  de  l'entraîner.  En  dépit  de  ces  prodiges  de  travail,  les 
cultivateurs  de  Malte,  de  Gozzo  et  de  Gomino,  ainsi  nommée  du  cumin,  qui 
est,  avec  le  coton,  le  principal  produit  de  l'archipel,  récoltent  à  peine  assez 
pour  subvenir  à  l'entretien  de  la  population  pendant  cinq  mois  de  l'année  ; 
chaque  matin  des  bateaux  caboteurs  de  Sicile  apportent  à  la  Valette  une 
partie  des  aliments  du  jour.  Les  Maltais,  fort  nombreux  en  proportion  de 
la  faible  étendue  du  territoire,  sont  obligés  de  demander  au  cabotage  et  à 
la  pêche  le  supplément  de  gain  nécessaire  à  leur  sobre  existence.  Ils  ap- 
portent d'ailleurs  dans  ce  travail  le  même  acharnement  et  la  même  patience 
que  dans  la  culture  de  leurs  jardins  :  on  montre  à  Gozzo  des  falaises  à  pic 
où  les  pêcheurs  se  suspendent  au  moyen  de  cordes  et  d'où  ils  lancent  leurs 
filets  dans  les  flots  grondant  au-dessous  d'eux.  Mais  quelque  sobres  et  tra- 
vailleurs qu'ils  soient,  les  Maltais  devraient  mourir  de  faim  sur  leur  rocher, 


MALTE.  579 

qu'ils  appellent  affectueusement  la  «  Fleur  du  monde  »,  si  le  trop-plein  de 
la  population  ne  se  déversait  pas  sur  tous  les  rivages  de  la  Méditerranée, 
en  Sicile,  en  Italie,  en  Egypte,  en  Tunisie  et  surtout  en  Algérie,  dans  la 
province  de  Constantine ,  où  ils  se  distinguent,  comme  partout  ailleurs,  par 
leur  industrie  et  leur  âpre  amour  du  gain. 

En  hiver,  le  mouvement  d'émigration  est  en  partie  compensé  par  l'ar- 
rivée de  nombreuses  familles  anglaises  qui  viennent  jouir  à  Malte  d'un 
climat  sec  et  chaud,  si  peu  semblable  à  celui  de  leur  brumeuse  patrie. 
C'est  au  mois  de  février  que  Malte  est  dans  toute  la  beauté  de  son  printemps 
et  resplendit  de  verdure  ;  mais  combien  tôt  la  chaleur  de  l'été  vient  dessé- 
cher la  campagne  !  De  petits  chemins  de  fer,  mettant  la  Valette  en  commu- 
nication facile  et  constante  avec  Città-Vecchia  et  les  criques  du  littoral  et 
avec  le  petit  port  qui  fait  face  à  l'île  de  Gozzo,  aideront  bientôt  à  la  fon- 
dation, dans  les  parties  les  plus  agréables  de  Malte,  de  villages  de  plaisance 
et  de  bains1. 

Malte  n'est  pas,  au  point  de  vue  politique,  une  simple  possession  de 
l'Angleterre  :  elle  a  son  administration  et  sa  législation  spéciales.  Le  gou- 
verneur civil  et  militaire,  nommé  par  la  Grande-Bretagne,  exerce  le  pou- 
voir exécutif  et  jouit  du  droit  de  grâce  ;  il  est  assisté  par  un  conseil  de 
dix-huit  membres,  dont  dix  sont  nommés  par  la  couronne  et  huit  seule- 
ment élus  par  les  propriétaires  de  l'île.  Dans  chaque  district  réside  un 
lord-lieutenant,  choisi  parmi  les  nobles  maltais  ;  des  députés,  que  désigne 
le  pouvoir,  administrent  chaque  village.  La  justice  est  exercée  par  des  cours 
ordinaires  et  des  tribunaux  supérieurs;  les  débats  ont  lieu  en  langue  ita- 
lienne et  les  actes  judiciaires  sont  rédigés  dans  le  même  idiome,  si  ce  n'est 
à  la  cour  suprême,  où  l'usage  de  l'anglais  est  introduit  depuis  1823. 

Le  budget  de  l'île,  d'environ  4  millions  de  francs  par  an,  est  loin  de  suf- 
fire aux  dépenses  militaires;  mais  le  gouvernement  anglais  y  pourvoit  aux 
frais  du  trésor  national.  La  dette  est  de  7  millions. 

Le  culte  général  est  celui  de  la  religion  catholique.  L'évêque  de  Malte, 
qui  porte  en  même  temps  le  titre  d'archevêque  de  Rhodes,  est  nommé  par 
le  pape  et  possède  un  revenu  de  100,000  francs  par  an;  le  choix  de  la  plu- 
part des  titulaires  de  paroisse  appartient  au  gouvernement  anglais.  L'in- 
struction publique  est  si  peu  développée  qu'en  1871,  le  nombre  des  habi- 
tants qui  savaient  lire  et  écrire  était  seulement  de  15,715. 

Superficie.         Population  en  1878  :  Population  kilométrique  : 

Malte-    ••••••'•'•       *?,   kil*  CiU'-N52,000  habitants.  411  habitants. 

Gozzo  et  Comino 9*        »       ) 

569  kil.  car. 


580>  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 


VIII 


LA    SARDAIGKE. 


C'est  un  phénomène  historique  vraiment  extraordinaire  et  bien  fait  pour 
humilier  l'Europe  civilisée,  que  l'abandon  relatif  dans  lequel  est  restée 
jusqu'à  nos  jours  cette  grande  et  belle  île  de  Sardaigne,  si  fertile,  si  riche 
en  métaux,  si  admirablement  située  au  centre  de  la  mer  Tyrrhénienne. 
Jadis,  sous  la  domination  punique,  la  Sardaigne  était  certainement  beau- 
coup plus  peuplée  et  plus  productive  qu'elle  ne  l'est  de  nos  jours  ;  les 
prodigieux  massacres  que  racontent  les  historiens  de  Rome  témoignent  de 
la  multitude  des  habitants  qui  vivaient  autrefois  dans  la  grande  île.  La 
décadence  fut  rapide  et  profonde.  Elle  s'explique  en  partie  par  la  confi- 
guration de  l'île,  qui  est  fort  escarpée  et  difficile  d'accès  du  côté  de  l'Italie, 
d'où  auraient  pu  venir  les  immigrants,  tandis  que  du  côté  de  la  haute  mer 
elle  est  bordée  de  marais  et  d'étangs  insalubres.  Toutefois  la  grande  cause 
du  sommeil  historique  dans  lequel  la  Sardaigne  s'est  trouvée  plongée 
pendant  tant  de  siècles  provient,  non  de  la  nature,  mais  de  l'homme.  Les 
divers  conquérants  qui  succédèrent  à  Rome  et  à  Ryzance,  Sarrasins,  Pisans, 
Génois,  Aragonais,  maintenaient  à  leur  profit  un  monopole  absolu  des 
produits  de  l'île,  et  de  temps  en  temps  les  pirates  barbaresques  venaient 
opérer  de  soudaines  descentes  sur  les  points  exposés  du  rivage.  Aussi  tard 
qu'en  1815,  les  Tunisiens  débarquèrent  dans  l'île  de  Sant'  Antioco,  entre 
Iglesias  et  Cagliari,  et  tous  les  habitants  en  furent  massacrés  ou  réduits  en 
esclavage.  Ces  diverses  causes  ayant  peu  à  peu  dépeuplé  le  littoral,  les 
Sardes  se  retirèrent  dans  les  plaines  de  l'intérieur  et  les  vallées  des  mon- 
tagnes ;  opprimés  par  les  coutumes  féodales,  ils  vivaient  isolés  du  reste  du 
monde,  comme  si  leur  île  eût  été,  non  clans  la  Méditerranée  d'Europe,  mais 
au  milieu  de  quelque  océan  lointain.  A  peine  depuis  une  génération,  la 
Sardaigne  commence  à  entrer  par  ses  progrès  et  sa  culture  dans  le  concert 
des  autres  provinces  d'Italie. 

Presque  aussi  grande  que  la  Sicile1,  quoique  celle-ci  ait  une  population 
quadruple,  la  Sardaigne  est  géographiquement  plus  indépendante  de  la 
péninsule  italienne,  et  les  mers  creusent  entre  elle  et  le  continent  africain 
un  gouffre  presque  océanique  s'étendant  de  500  à  1000  mètres  au-dessous 

Superficie.  Population  en  1876.        Pop.  par  kil.  car. 

Sardaigne 24,342  kil.  car.  665,400  hab.  27 


MALTE,   SARDAIGNE. 


581 


4e  la  surface  marine.  Elle  constitue  avec  la  Corse  un  groupe  d'îles  jumelles, 
séparé  de  l'archipel  toscan  par  un  bras  de  mer  assez  étroit  et  dont  la  plus 


N°    110.  —  PROFONDEURS   DE   LA  MER   AU   SUD    DE    LA    SARDAIGNE. 


Echelle  de  î:  200000a 


5o 


iSoKH. 


Illllllll  Profondeurs  de,  o  à  100 Mètres  Ullillll]  Profondeurs  de  âoo d 1000 Mètres 
UHW1II  „  de  um  iâoo  Mètres   111  „  de- 1000  à  zooo  Mètres 

■il  Profondeurs  de.  zooo  Mitres  et  plus 

grande  profondeur  est  de  510  mètres.  Au  point  de  vue  géologique,  la  Corse  et 
une  partie  considérable  de  la  Sardaigne  sont  une  même  terre  ;  elles  présentent 
les  mêmes  formations,  et  les  îlots,  les  rochers,  les  écueils  semés  dans  les 


582  NOUVELLE   GÉOGRAPHIE    UNIVERSELLE. 

«  bouches  »  de  Bonifacio  sont  bien  les  débris  d'un  isthme  que  la  mer  a 
rompu.  Mais  si  les  deux  îles  se  rattachaient  l'une  à  l'autre,  l'étude  des  ter- 
rains fait  croire  qu'à  une  époque  peut-être  récente  la  Sardaigne  se  compo- 
sait de  plusieurs  îles  distinctes.  La  principale  continuait  au  sud  la  chaîne 
montagneuse  de  la  Corse  ;  les  autres  étaient  éparses  à  l'ouest,  au  bord  de 
détroits  peu  profonds  que  des  alluvions,  les  déjections  volcaniques  et  peut- 
être  une  poussée  souterraine  ont  graduellement  exhaussés.  La  forme  de 
sandale  qui  a  valu  à  la  Sardaigne  son  ancien  nom  grec  à'Ichnousa  est  donc 
toute  fortuite,  puisque  l'île  se  compose  géologiquement  de  plusieurs  terres 
distinctes.  Le  sillon  intermédiaire  qui  les  sépare  a  été  de  tout  temps  le  che- 
min naturel  entre  le  golfe  de  Cagliari  et  la  mer  de  Corse,  et  c'est  là  que 
passent  maintenant  la  grande  route  longitudinale  et  la  voie  ferrée,  qui  lui 
est  parallèle. 

Les  montagnes  de  la  Sardaigne  commencent  déjà  dans  les  eaux  du  passage 
de  Bonifacio  par  les  sommets  des  îlots  de  la  Maddalena  et  de  Caprera,  puis 
elles  se  dressent  rapidement  pour  former  le  massif  de  la  Gallura,  dont 
les  pics  nombreux,  les  chaînons  détachés,  les  vallées  sinueuses  s'enchevê- 
trent en  un  véritable  chaos,  mais  qui  dans  son  ensemble  constitue  un 
bourrelet  de  soulèvement  dirigé  vers  le  sud-ouest.  Une  dépression  profonde, 
que  route  et  chemin  de  fer  ont  empruntée  pour  réunir  les  deux  rivages  de 
l'île,  limite  ce  massif  du  côté  du  sud;  mais  immédiatement  au  delà,  la 
grande  chaîne,  épine  dorsale  de  la  Sardaigne,  se  relève  brusquement  pour 
longer  toute  la  côte  orientale  de  l'île  jusqu'au  cap  Carbonara,  où  les  monts 
viennent  plonger  leurs  bases  dans  les  eaux  profondes.  Comme  celle  de  la 
Corse  dont  elle  est  le  prolongement  moins  élevé,  cette  chaîne  est  composée 
de  roches  cristallines  et  schisteuses,  mais  elle  en  diffère  par  la  disposition 
de  ses  pentes  latérales.  Tandis  que  les  montagnes  corses  ouvrent  leurs 
vallées  les  plus  longues  dans  la  direction  de  l'est  vers  les  eaux  italiennes 
et  s'inclinent  d'une  pente  plus  rapide  vers  la  mer  occidentale,  le  brusque 
escarpement  de  la  chaîne  sarde  est,  au  contraire,  du  côté  de  l'est,  et  c'est 
l'autre  versant  qui  présente  les  longues  déclivités  et  les  chaînons  s'abais- 
sant  par  degrés.  On  peut  dire  que,  par  suite  de  cette  disposition  des  mon- 
tagnes, la  Sardaigne  tourne  le  dos  à  l'Italie;  elle  ne  lui  montre  que  ses 
côtes  les  plus  abruptes  et  ses  districts  les  plus  sauvages.  Dans  son  ensemble, 
le  pays  s'incline  à  l'ouest  vers  le  vaste  bassin  maritime,  relativement  soli- 
taire, qui  le  sépare  des  côtes  d'Espagne.  Le  maintien  du  pouvoir  espagnol 
dans  l'île  aurait  donc  été  justifié  par  des  arguments  géographiques  de 
quelque  valeur,  si  les  annexions  pouvaient  avoir  d'autre  raison  valable  que 
la  volonté  des  populations  elles-mêmes. 


MONTAGNES  DE  LA  SARDAIGNE. 


583 


Les  plus  hauts  sommets  de  l'île  s'élèvent  vers  le  milieu  de  la  chaîne 
cristalline.  Là  se  dresse  le  Gennargentu  (montagne  d'Argent),  appelé  aussi 
Punta  Florisa  ;  c'est  le  seul  pic  de  la  Sardaigne  dont  les  anfractuosités 
gardent  encore  un  peu  de  neige  au  cœur  de  l'été.  Avant  que  les  ingé- 
nieurs eussent  mesuré  les  cimes,  les  habitants  du  nord  de  l'île,  qu'une 
grande  rivalité  anime  contre  leurs  voisins  du  midi,  prétendaient  posséder 
sur  leur  territoire  le  vrai  dominateur  des  monts  sardes  ;  mais  ils  se  trom- 
paient de  beaucoup  :  quoique  superbe  de  formes,  le  Gigantinu  ou  «  Géant  », 


N°    111.    DÉTROIT    DE    BOXIFACIO. 


preslesCartesdelaiïlariAe  etlaMarmora 


Echelle  de  1:  5o 0.000 


et  son  voisin  le  Balestreri,  qui  dominent  les  monts  dans  le  massif  septen- 
trional de  Limbarra,  latéral  à  la  grande  chaîne,  s'élèvent  à  peine  aux  deux 
tiers  de  la  hauteur  du  sommet  principal. 

A  l'ouest  de  ces  monts  appartenant  au  système  corsico-sarde,  des  groupes 
secondaires  s'élèvent  sur  les  anciennes  îles  que  les  formations  récentes  ont 
juxtaposées  à  la  masse  principale  de  la  Sardaigne.  Une  de  ces  régions  insu- 
laires est  signalée  par  les  roches  granitiques  de  la  Nuira,  presque  inha- 
bitées, malgré  la  fertilité  de  leurs  vallons,  et  par  l'île  d'Asinara,  toute 
peuplée  de  tortues,  qui  se  recourbe  à  l'ouest  de  la  mer  de  Sassari  ; 
un  autre  massif,  interrompu  lui-même  par  la  charmante  vallée  de  Domus- 


584  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

Novas,  occupe  l'angle  sud-occidental  de  la  Sardaigne,  entre  le  golfe  d'Oris- 
tano  et  celui  de  Cagliari  ;  c'est,  d'après  l'avis  des  géologues,  la  partie  la 
plus  ancienne  de  la  Sardaigne  :  elle  n'a  été  réunie  à  la  grande  île  qu'à 
l'époque  quaternaire,  peut-être  aux  temps  où  la  Corse  se  sépara  de  sa 
voisine  par  le  détroit  de  Bonifacio  ;  mais  l'ancien  bras  de  mer,  devenu  la 
plaine  de  Campidano,  s'étale  encore,  avec  un  aspect  de  détroit,  sur  une 
largeur  moyenne  d'environ  20  kilomètres.  Enfin,  dans  la  zone  intermédiaire 
qui  s'étend  à  l'ouest  du  grand  noyau  des  montagnes  se  ramifie  l'arête 
transversale  de  Marghine,  parallèle  aux  monts  de  Limbarra.  Là  s'étalent 
aussi  de  larges  plateaux  calcaires,  percés  de  roches  volcaniques  ;  mais  les 
anciens  cratères  n'émettent  plus  de  laves,  ni  même  de  jets  de  gaz;  les 
villageois  construisent  tranquillement  leurs  cabanes  dans  la  bouche  des 
volcans,  et  les  fontaines  thermales  semblent  être  le  seul  indice  d'un 
reste  d'activité  souterraine1.  Les  cônes  d'éruption  récents  s'élèvent  dans 
la  partie  nord-occidentale  de  l'île,  entre  Oristano  et  Sassari  ;  il  en  existe 
aussi  quelques-uns  sur  la  rive  orientale,  dans  la  plaine  basse  du  torrent 
d'Orosei.  Au  sud-ouest  de  la  Sardaigne,  les  formations  trachytiques  des  îles 
de  San  Pietro  et  de  Sant'  Antioco  sont  de  date  beaucoup  plus  ancienne; 
les  masses  d'aspect  architectural  y  sont  nombreuses,  et  l'on  remarque  sur- 
tout le  promontoire  méridional  de  l'île  San  Pietro,  dit  «  cap  des  Colonnes  ». 
Ses  piliers,  composés  de  gros  blocs  angulaires  superposés,  se  dressent,  les 
uns  isolément,  les  autres  en  longues  colonnades  à  demi  engagées  dans  la 
falaise  ;  mais  on  les  démolit  pierre  à  pierre,  afin  d'en  utiliser  les  blocs 
comme  pavés,  et  bientôt  cette  partie  de  la  côte  aura  complètement  perdu 
sa  rangée  d'obélisques  grandioses.  Sant'  Antioco,  qu'un  ancien  pont  d'une 
arche  fort  élevé  réunit  à  la  grande  terre,  a  d'autres  curiosités  naturelles  : 
ce  sont  des  grottes  profondes  où  les  palombes  marines  vivent  en  multitudes. 
Les  chasseurs  tendent  des  filets  à  l'entrée,  et,  pénétrant  soudain  dans  les 
cavernes  à  la  clarté  des  torches,  capturent  à  la  fois  des  centaines  d'oiseaux 
épouvantés. 

En  outre  des  mouvements  brusques  causés  par  les  forces  volcaniques,  la 
Sardaigne  montre  sur  ses  rivages  les  traces  des  oscillations  lentes,  encore 
inexpliquées,  dues  au  retrait  et  à  l'expansion  des  assises  de  la  superficie 
terrestre.  Non  loin  de  Cagliari,  La  Marmora  a  reconnu  d'anciennes  plages 


1  Altitudes  de  la  Sardaigne  : 

Gennargentu 1,864  met. 

Fontana-Congiada,  près  d'Aritzo. .  1,507     » 

Balestreri 1,310     » 

Gigantinu 1,310     » 


Nuoro  (ville) 581  met.. 

Tempio    »    .    .    . 576     » 

Ozieri      » 371     » 

Sassari    « 220     » 


MONTAGNES  ET  COTES  DE  LA  SARDAIGNE.  585 

où  des  coquilles  de  la  Méditerranée,  semblables  à  celles  qui  vivent  actuelle- 
ment dans  la  mer,  se  mêlent  à  des  poteries  et  h  d'autres  produits  du  travail 
humain.  D'après  lui,  ces  plages,  situées  respectivement  à  74  et  à  98  mètres 
de  hauteur,  se  seraient  ainsi  exhaussées  depuis  que  l'homme  a  commencé 
d'habiter  le  pays.  Certaines  localités  au  contraire,  se  seraient  abaissées  au- 
dessous  du  niveau  de  la  mer  :  telles  sont  les  anciennes  villes  phéniciennes 
de  Nora,  au  sud-ouest  de  Cagliari,  et  de  Tharros,  sur  la  péninsule  septen- 
trionale du  golfe  d'Oristano  ;  les  antiquités  qu'on  y  a  découvertes  étaient 
partiellement  immergées. 

Parmi  les  fleuves  que  les  Sardes  énumèrent  complaisamment,  il  en  est  un 
seul,  le  Tirso  ou  Fiume  d'Oristano,  qui  puisse  prétendre  à  ce  titre  par  la 
masse  de  ses  eaux  et  la  tranquillité  de  son  cours  inférieur.  D'autres  rivières, 
dont  le  bassin  est  presque  aussi  étendu,  mais  qui  n'ont  pas  pour  les  ali- 
menter les  neiges   du  Gennargentu   et   les  pluies  qui  ruissellent  sur  les 
flancs  occidentaux  de  la  grande  chaîne,  ne  sont  guère  que  des  torrents,  qui 
tantôt  débordent  sur  les  campagnes,  tantôt  glissent  en  minces  filets  d'eau  entre 
les  touffes  de  lauriers-roses.  La  plupart  des  ruisseaux  descendus  des  mon- 
tagnes de  l'intérieur  sont,  absolument  à  sec  pendant  huit  mois  de  l'année,  et 
même  durant  les  pluies  ils  n'atteignent  pas  la  mer  ;  leurs  eaux  se  mêlent  à 
celles  des  étangs  du  littoral.  Il  en  est  un  cependant  qui  reçoit  de  gros  ba- 
teaux à  son  embouchure,  grâce  aux  travaux  d'amélioration  entrepris  à  diver- 
ses époques  :  c'est  le  Fiume  ou  torrent  de  Bosa,  entre  Alghero  et  Oristano. 
Tous  les  étangs  de  la  Sardaigne  sont  saumâtres  ou  salés.  Les  plus  vastes 
communiquent  librement  avec  la  mer,  du  moins   pendant   la  saison  plu- 
vieuse, par  des  passages  ou  «  graus  »  qu'ouvre  le  trop-plein  de  la  masse 
liquide.  Mais  il  en  est  aussi  qui  reçoivent  de  trop  faibles  cours  d'eau  pour 
qu'ils  puissent  déblayer  un  chenal  à  travers  les  sables  de  la  plage;  néan- 
moins ces  étangs  n'en  restent  pas  moins  salés  et  la  percolation  souterraine 
des  eaux  marines  les  maintient  au  même  niveau.   Enfin,  les  étangs  situés 
loin  de  la  mer  dans  l'intérieur  des  plaines  ont  également  leur  eau  saturée 
de  substances  salines,  à  cause  de  la  nature  des  terrains,  jadis  immergés, 
qui  les  entourent.  Ils  se  dessèchent  d'ordinaire  en  été  sous  l'ardeur  du  soleil 
et  leur  lit  est  recouvert,  d'une  couche  de  sel  blanc,  semblable  à  une  neige 
légère.  Cette  poudre  saline  est  trop  fine  et  trop  mélangée  d'éléments  impurs 
pour  que  le  fisc  puisse  s'en  emparer  et  la  revendre  aux  habitants,  mais  au 
moins  travaille-t-il   à  la  rendre  insondable.   Naguère  les    commis  de  la 
gabelle  avaient  la  coutume  barbare  d'employer  en  corvées  les  villageois  et 
les  troupeaux  des  environs  pour  les  faire  passer  dans  tous  les  sens  sur  le 
lit  de  l'étang  et  mêler  ainsi  par  leur  piétinement  le  sel  avec  l'argile  et  la 

i.  7i 


586  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

bouc.  Les  seuls  marais  salants  exploités  en  grand  sont  actuellement  ceux 
de  Cagliari  et  ceux  de  Carlo-Forte,  dans  l'île  de  San  Pietro.  La  compagnie 
française  qui  en  a  la  concession  en  retire  chaque  année  près  de  120,000 
tonnes.  Plusieurs  centaines  de  ses  travailleurs  sont  des  forçats  que  lui  a 
prêtés  le  bagne  de  Cagliari. 

Les  étangs  et  les  marécages  des  côtes  entourent  l'île  presque  tout  entière 
d'une  zone  de  miasmes  à  laquelle  s'ajoutent  les  exhalaisons  des  vallées 
fluviales  où  les  eaux  d'inondation  serpentent  au  hasard.  Les  vents  appor- 
tent ces  effluves  impures  jusque  sur  les  pentes  élevées  des  monts,  et  l'on 
voit  des  malheureux  tremblant  la  fièvre,  môme  sur  les  hautes  Alpes  de 
l'intérieur.  Les  brouillards  qui  s'élèvent  fréquemment  de  ces  étendues  d'eau 
et  qui  rampent  pendant  les  heures  du  matin,  contribuent  par  leur  humidité 
malsaine  à  la  propagation  des  maladies,  d'autant  plus  que,  dans  le  voisinage 
des  étangs,  les  arbres  et  même  les  arbrisseaux,  qui  pourraient  arrêter  le 
passage  des  miasmes,  manquent  presque  complètement.  Dans  plusieurs 
districts,  les  étrangers  qui  respirent  en  été  l'atmosphère  empoisonnée  des 
marais  sont  à  peu  près  certains  de  succomber.  Par  l'insalubrité  de  son 
littoral,  où  toutes  les  eaux  croupissent,  même  celles  des  puits  et  des  sources, 
la  Sardaigne  est  la  contrée  la  plus  infortunée  de  toute  l'Italie  :  «  l'intem- 
périe »  sévit  sur  un  quart  environ  de  la  superficie  de  l'île.  Quoique,  par 
une  sorte  de  compensation,  les  Sardes  soient  relativement  indemnes  du 
rachitisme,  de  même  que  de  la  pellagre,  cette  maladie  si  commune  au  pied 
des  Alpes,  quoique  le  crétinisme  soit  à  peu  près  inconnu  dans  les  hautes 
vallées  de  l'île,  cependant  le  fléau  de  la  malaria  suffit  pour  retarder  les 
progrès  de  la  Sardaigne  et  la  maintenir  dans  un  état  de  grande  infériorité 
relativement  aux  autres  provinces  italiennes.  La  faible  population  de  l'île, 
et  probablement  aussi  l'inertie  intellectuelle  de  la  plupart  des  habitants, 
s'expliquent  en  grande  partie  par  l'extrême  insalubrité  du  littoral. 

Il  est  certain  que  depuis  l'époque  romaine  cette  insalubrité  s'est  accrue 
par  suite  de  l'extension  que  les  habitants  ont  laissé  prendre  aux  eaux 
vagues  ;  mais  à  l'époque  de  la  plus  grande  prospérité  de  l'île,  alors  qu'elle 
était  un  des  principaux  greniers  de  Rome  et  lui  expédiait  en  abondance 
ses  fromages,  sa  viande  de  porc,  ses  laines  et  ses  étoffes,  le  plomb,  le 
cuivre  et  le  fer,  ses  côtes  étaient  aussi  réputées  comme  des  lieux  mortels, 
et  les  empereurs  y  envoyaient  en  exil  ceux  dont  ils  tenaient  à  se  débar- 
rasser. Alors,  comme  de  nos  jours,  les  propriétaires  terriens  ne  séjour- 
naient jamais  dans  les  campagnes  vers  la  fin  de  l'été  :  dès  la  mi-juin,  ils 
s'enfuyaient  dans  les  villes  pour  se  mettre  à  l'abri  des  murailles  contre 
le  mauvais  air.  Les  employés  italiens,  que  le  gouvernement  a  nommés  par 


ETANGS  DE  LA  SARDAIGNE.  587 

disgrâce  aux  postes  dangereux  de  l'île,  se  considèrent  pour  la  plupart  comme 
des  condamnés  à  mort,  et  ceux  qui  n'obtiennent  pas  de  passer  des  mois 
de  congé  dans  les  localités  plus  salubres  succombent ,  en  effet ,  presque 
tous.  Quant  aux  habitants  des  villages,  acclimatés  de  génération  en  généra- 
tion, ils  sont  néanmoins  obligés  de  prendre  les  plus  grandes  précautions 
pour  éviter  la  fièvre.  De  tout  temps  ils  ont  essayé  de  se  garantir  par  d'épais 
vêtements  de  cuir  tanné  ou  non  tanné  qui  présentent  aux  rayons  du  soleil, 
de  même  qu'à  la  pluie,  au  brouillard  et  à  la  rosée  du  matin,  une  surface 
impénétrable.  Pour  résister  au  mauvais  climat,  c'est  précisément  quand  il 
fait  le  plus  chaud  que  le  paysan  est  le  plus  lourdement  vêtu  :  par  sa 
longue  toison  ou  maslruca,  qui  lui  donne  une  certaine  ressemblance  avec 
le  pâtre  roumain,  le  Sarde  se  fait  une  sorte  de  climat  intérieur  qui  le  rend 
moins  sensible  aux  impressions  du  dehors. 

Les  géographes  de  l'antiquité,  et  comme  eux  les  habitants  de  la  Sardaigne, 
disent  qu'une  des  grandes  causes  de  l'insalubrité  de  l'île  provient  de  la 
rareté  des  vents  du  nord-est.  D'après  la  croyance  populaire,  les  monts  de 
Limbarra  qui  s'élèvent  au  nord  agiraient  comme  une  sorte  d'écran  et 
changeraient,  au  détriment  de  toute  la  basse  Sardaigne,  la  direction  du  vent 
purificateur  par  excellence.  Il  y  a  probablement  du  vrai  dans  ce  dire  des 
anciens  et  des  indigènes,  car  la  bienfaisante  «  tramontane  »,  qui  pourtant 
est  le  vent  normal  du  pôle,  la  nappe  descendante  des  alizés,  ne  souffle 
que  rarement  dans  la  partie  méridionale  de  l'île  ;  la  triple  barrière  des 
Apennins,  des  monts  de  Corse  et  du  chaînon  de  Limbarra,  ou,  ce  qui  paraît 
plus  probable,  l'appel  des  brûlants  déserts  de  Libye,  l'infléchissent  dans  la 
direction  du  sud.  De  même,  le  vent  équatorial  ou  contre-alizé,  connu  en 
Sardaigne  sous  le  nom  de  libeccio,  est  peu  fréquent,  et  quand  il  souffle, 
c'est  avec  une  violence  de  tempête. 

Par  une  sorte  de  torsion  que  les  conditions  météorologiques  spéciales  de 
la  Méditerranée  et  du  désert  africain  ont  imprimée  au  régime  des  vents,  il 
se  trouve  que  les  deux  courants  réguliers  de  la  Sardaigne  sont,  non  les 
vents  du  nord-est  et  du  sud-ouest,  mais  précisément  ceux  qui  soufflent  à 
angle  droit  de  ces  directions  normales.  Ce  sont  le  mistral  (maestrale) ,  qui 
vient  du  nord-ouest,  c'est-à-dire  des  Cévennes  et  des  Pyrénées,  et  le  levante 
ou  sirocco,  provenant  des  sables  de  Libye.  Les  Sardes  méridionaux,  qui 
redoutent  fort  ce  dernier  vent,  lui  donnent  le  nom  de  maledetto  levante. 
Ce  vent  «  maudit  »  s'est  chargé  d'humidité  dans  son  passage  sur  la  Médi- 
terranée, et  sa  température  est  en  réalité  beaucoup  moins  élevée  que  ne  le 
ferait  supposer  l'état  d'accablement  dans  lequel  il  fait  tomber  l'organisme. 
Quant  au  maestrale,  il  est  accueilli  avec  joie,  à  cause  de  l'énergie  qu'il  donne 


588  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

au  corps  et  de  la  santé  qu'il  apporte;  d'ailleurs  il  souffle  vraiment  en  maître, 
et  les  arbres  soumis  à  sa  violence  ne  peuvent  s'élever  qu'à  une  faible  hau- 
teur. En  arrivant  sur  les  côtes  occidentales,  il  laisse  fréquemment  tomber 
une  certaine  quantité  d'eau,  que  lui  a  fournie  la  Méditerranée,  mais  lorsqu'il 
atteint  le  golfe  de  Cagliari,  il  est  déjà  sec.  C'est  à  ce  vent,  ainsi  qu'à  la 
brise  marine,  que  la  capitale  de  la  Sardaigne  doit  une  température  moyenne 
(16°, 65)  inférieure  à  celle  de  Naples,  située  pourtant  plus  au  nord. 

Les  orages  sont  relativement  assez  rares  en  Sardaigne,  et  les  fortes 
grêles,  qui  font  ailleurs  tant  de  ravages,  sont  presque  inconnues  dans  l'île. 
Les  pluies  tombent  surtout  en  automne  et  cessent  d'ordinaire  en  décembre, 
pour  faire  place  à  une  saison  de  sécheresse,  la  plus  agréable  de  l'année  à 
cause  de  la  sérénité  de  l'atmosphère  et  de  l'égalité  de  la  température  :  ce 
sont  les  «  jours  alcyoniens  »  pendant  lesquels,  suivant  les  anciens  poètes, 
la  mer  se  calme  pour  permettre  à  l'oiseau  sacré  de  faire  son  nid.  Mais  ces 
jours  heureux  et  salubres  de  l'hiver  sont  suivis  d'un  triste  printemps. 
Février,  le  «  mois  à  double  face  »  des  marins  sardes,  apporte  des  froids 
capricieux,  auxquels  succèdent,  en  mars  et  en  avril,  les  brusques  alterna- 
tives du  vent  et  de  la  pluie,  de  la  chaleur  et  des  froidures.  Retardée  par  ce 
mauvais  temps,  la  végétation  de  la  Sardaigne  est  beaucoup  plus  lente  que 
ne  pourrait  le  faire  croire  la  latitude  méridionale  de  la  contrée.  Quoique  à 
trois  degrés  en  moyenne  au  sud  du  littoral  de  la  Provence,  les  plantes  n'y 
sont  pas  aussi  tôt  en  fleurs. 

La  végétation  de  la  Sardaigne  ressemble  à  celle  des  autres  îles  de  la 
Méditerranée.  Dans  les  hautes  vallées  de  l'intérieur  et  sur  les  pentes  sans 
chemins,  les  forêts  épargnées  par  les  feux  des  pâtres  consistent,  comme 
celles  de  la  Corse,  en  pins,  et  surtout  en  chênes  et  en  chênes  verts,  mêlés 
çà  et  là  aux  charmes  et  aux  érables;  des  bois  de  châtaigniers,  des  bouquets 
de  noyers  superbes  entourent  les  villages  ;  les  croupes,  dont  les  hautes  fu- 
taies ont  disparu,  sont  revêtues  déplantes  odoriférantes  et  de  fourrés  d'ar- 
brisseaux, parmi  lesquels  les  myrtes,  les  arbousiers,  les  bruyères  arbores- 
centes se  distinguent  par  leurs  fortes  dimensions  :  c'est  dans  ces  fourrés  que 
les  abeilles  préparent  leur  miel  amer,  tellement  dédaigné  par  Horace.  Dans 
le  voisinage  de  la  mer,  Yolivastro  ou  olivier  sauvage,  au  tronc  penché,  aux 
branches  uniformément  reployées  vers  le  sud-est  par  le  tempétueux  mistral, 
recouvre  de  vastes  étendues  incultes  et  n'attend  que  la  greffe  pour  fournir 
de  l'huile  excellente.  Tous  les  arbres  fruitiers,  toutes  les  plantes  utiles  du 
bassin  de  la  Méditerranée  trouvent  en  Sardaigne  le  terrain  le  plus  propice  ; 
c'est  avec  une  étonnante  vigueur  que  poussent  l'amandier  et  surtout  l'oran- 
ger, introduit  par  les  Maures  à  la  fin  du  onzième  ou  au  commencement  du 


CLIMAT,  VEGETATION  DE  LA  SARDAIGNE.  5S9 

douzième  siècle;  les  jardins  de  Millis,  parfaitement  abrités  du  mistral  par 
l'ancien  volcan  de  Monte  Ferru,  au  nord  d'Oristano,  forment  par  leur 
ensemble  une  des  plus  belles  forêts  d'orangers  du  monde,  peut-être  la 
plus  grande  et  la  plus  productive  de  tout  le  bassin  de  la  Méditerranée  : 
dans  les  années  ordinaires  les  fruits  d'or  y  mûrissent  au  nombre  de 
soixante  millions.  Les  vergers  de  Domus  Novas,  d'Ozieri,  de  Sassari  sont 
aussi  d'une  étonnante  richesse.  Dans  les  campagnes  méridionales  de  l'île, 
partout  où  les  champs  cultivés  gagnent  sur  les  landes  couvertes  de  cistes, 
de  fenouils  et  d'asphodèles,  ils  s'entourent,  comme  en  Sicile,  de  figuiers 
de  Barbarie,  aux  lobes  épineux  ;  près  des  villes,  surtout  aux  environs  de 
Cagliari,  de  nombreux  dattiers  déploient  leurs  éventails  de  feuilles.  Par  un 
singulier  contraste,  il  se  trouve  que  les  palmiers  nains  manquent  dans  les 
plaines  basses  du  sud  de  l'île,  au  climat  presque  africain,  tandis  qu'au 
nord ,  dans  les  solitudes  d'Alghero  ,  ils  forment  d'épais  fourrés,  pareils 
à  ceux  de  l'Algérie.  De  même  que  les  Maures,  les  indigènes  sardes  ont 
l'habitude  d'en  manger  les  racines. 

Bien  que  toutes  les  plantes  des  terres  voisines  puissent  facilement  .s'accli- 
mater en  Sardaigne,  cette  île  est  naturellement  moins  riche  en  espèces  que 
les  régions  continentales  situées  sous  la  même  latitude.  Ce  phénomène 
d'appauvrissement  est  général  dans  toutes  les  îles;  la  faible  surface  du 
champ  clos  dans  lequel  les  diverses  espèces  luttent  pour  l'existence  a  eu 
pour  résultat  nécessaire  de  faire  succomber  celles  qui  étaient  le  moins  bien 
armées  pour  le  combat  ou  dont  les  représentants  étaient  trop  peu  nom- 
breux. En  revanche,  la  plupart  des  îles  qui  sont  nées  en  pleine  mer  et 
qui  ne  se  sont  point  rattachées  aux  masses  continentales  les  plus  voisines, 
ont  une  florule  spéciale  que  l'on  ne  retrouve  pas  ailleurs.  Tel  n'est  pas  le 
cas  pour  la  Sardaigne,  qui  probablement  est  le  débris  d'une  terre  de  jonc- 
tion entre  l'Europe  et  l'Afrique.  Quant  à  la  fameuse  plante  dont  parlent  les 
anciens  et  qui,  mangée  par  mégarde,  causerait  le  rire  «  sardonique  »  et  la 
mort,  rien  ne  prouve  que  ce  soit  une  herbe  spéciale  à  la  Sardaigne  :  Mi- 
maut  croit  y  reconnaître,  d'après  la  description  de  Pline  et  de  Pausanias, 
la  berle  à  larges  feuilles  (Sium  latifolium). 

Le  nombre  des  animaux  sardes  est  aussi  beaucoup  moindre  que  celui  de 
leurs  congénères  du  continent.  Parmi  les  mammifères  qui  ne  se  trouvent 
pas  en  Sardaigne,  on  cite  l'ours,  le  loup,  le  blaireau,  la  fouine,  la  taupe. 
On  n'y  voit  pas  non  plus  de  vipères  ni  de  serpents  venimeux  d'aucune  es- 
pèce ;  le  seul  animal  dangereux  qui  se  rencontre  dans  l'île  est  la  tarentule 
(arza  ou  argia),  dont  la  piqûre  se  guérit  par  la  danse  jusqu'à  épuisement 
de  forces  ou  par  un  séjour  dans  le  fumier.  La  grenouille  ordinaire,  très- 


190  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

commune  sur  le  continent  italien  et  même  en  Corse,  manque  en  Sardaigne, 
tandis  que  des  papillons  y  représentent  la  part  spéciale  de  l'île  dans  la 
faune  européenne.  En  revanche,  un  animal  que  les  chasseurs  ont  exter- 
miné dans  presque  toutes  les  îles  de  la  Méditerranée,  et  qui  représente 
peut-être  la  race  mère  de  nos  brebis,  le  mouflon,  habite  encore  les 
montagnes  du  système  corsico-sarcle.  Au  milieu  du  siècle  dernier,  et  encore 
au  commencement  de  celui-ci,  des  chevaux  redevenus  sauvages  parcouraient 
aussi  librement  l'île  de  Sant'  Antioco,  au  sud-ouest  de  la  Sardaigne  ;  des 
myriades  de  lapins  peuplent  les  petites  îles  qui  bordent  le  littoral  ;  enfin 
dans  l'îlot  de  Tavolara,  table  calcaire  du  golfe  de  Terranova,  vivent  des 
chèvres  farouches,  aux  longues  cornes,  aux  dents  d'un  jaune  doré,  qui 
descendent  d'animaux  domestiques  abandonnés  à  une  époque  inconnue. 
L'île  de  Caprera,  illustrée  par  le  séjour  de  Garibaldi,  doit  son  nom  aux 
troupeaux  de  chèvres  qui  la  peuplaient  jadis,  et  les  animaux  de  même 
espèce  qu'on  y  a  récemment  introduits,  sont  devenus  sauvages  dans  l'espace 
de  quelques  années. 

Les  naturalistes  ont  constaté  que  les  races  de  mammifères  sauvages  habi- 
tant la  Sardaigne  sont  toutes  inférieures  en  taille  à  leurs  congénères  d'Eu- 
rope. C'est  une  règle  générale,  à  laquelle  la  chèvre  seule  fait  exception.  Le 
cerf,  le  daim,  le  sanglier,  le  renard,  le  chat  sauvage,  le  lièvre,  le  lapin,  la 
martre,  la  belette  sont  tous  beaucoup  plus  petits  que  les  espèces  du  conti- 
nent. Il  en  est  de  même  pour  les  animaux  domestiques,  à  l'exception  des 
porcs,  qui  atteignent  de  grandes  dimensions,  surtout  dans  les  forêts  de 
chênes,  où  ils  vaguent  pendant  des  mois  entiers  :  une  variété  de  ces  animaux 
se  distingue  par  un  sabot  plein,  qui  devrait  le  classer  parmi  les  solipèdes. 
Anes  et  chevaux  de  Sardaigne  sont  relativement  des  nains.  Mais  tout  petit 
qu'il  est,  le  cheval  sarde  est  un  des  animaux  qui  rendent  le  plus  de  services 
à  l'homme,  grâce  à  son  extrême  sobriété,  à  l'étonnante  sûreté  de  son  pied, 
à  sa  vigueur  et  à  son  endurance  :  si  l'art  de  l'éleveur  réussissait  à  lui 
donner  l'élégance  de  formes,  la  race  chevaline  de  Sardaigne  serait  certaine- 
ment l'une  des  plus  appréciées  de  l'Europe.  Quant  aux  ânes,  à  peine  plus 
grands  que  des  mâtins,  ce  sont  de  vaillants  petits  animaux.  En  beaucoup 
d'endroits,  notamment  dans  les  faubourgs  de  Cagliari,  le  bourriquet  domes- 
tique partage  avec  ses  maîtres  la  chambre  unique  de  la  masure.  C'est  lui 
qui  est  la  véritable  richesse  de  la  famille.  Attelé  au  manège  qui  occupe  le 
milieu  de  la  chambre,  la  tête  revêtue  d'un  bonnet  qui  lui  couvre  les  yeux, 
il  tourne  lentement  pour  moudre  le  grain.  Rien  n'est  changé  depuis  l'époque 
romaine  :  tels  étaient  les  moulins  représentés  sur  les  bas-reliefs  du 
Vatican. 


FLORE,  FAUNE,  POPULATION  DE  LA  SARDA1GNE.         591 

La  Sardaigne  est  peut-être  la  contrée  de  l'Europe  occidentale  la  plus 
riche  en  monuments  préhistoriques.  Comme  en  Bretagne,  il  s'y  trouve  de 
nombreux  mégalithes  dits  «  Pierres  des  Géants  »,  «  Autels  »,  «  Pierres 
Longues  »  ou  «  Pierres  Fichées  »,  et  vierges  du  ciseau  pour  la  plupart; 
mais  les  dolmens  y  sont  rares  :  on  n'en  cite  même  qu'un  seul  à  l'égard 
duquel  il  n'y  ait  pas  de  doute  possible.  Parmi  ces  monuments  des  âges 
inconnus  il  s'en  trouve  peut-être  qui  rappellent  le  culte  de  quelque  divinité 
d'Orient,  car  les  Phéniciens  et  les  Carthaginois  séjournèrent  longtemps  dans 
l'île;  ils  y  fondèrent  d'importantes  cités,  Caralis,  Nora,  Tharros  ;  même 
à  l'époque  romaine  des  inscriptions  puniques  étaient  gravées  sur  les 
tombeaux  ;  après  une  heureuse  trouvaille  faite  dans  les  ruines  de  Tharros 
par  un  lord  anglais,  les  chercheurs  de  trésors  se  précipitèrent  par  milliers 
vers  cette  presqu'île  du  littoral  d'Oristano  et  y  découvrirent,  en  effet, 
un  grand  nombre  d'idoles  en  or  et  d'autres  objets,  égyptiens  pour 
la  plupart ,  qu'avaient  apportés  les  commerçants  de  Phénicie.  Mais  les 
principaux  témoignages  de  la  civilisation  des  anciens  Sardes  sont  de 
véritables  édifices,  les  fameux  nuraghi.  Ils  se  montrent  de  loin,  pyra- 
midant  au  sommet  des  collines  comme  les  débris  de  vieilles  forteresses. 
Le  plateau  de  la  Giara,  table  calcaire  d'une  extrême  régularité  qui  s'élève 
non  loin  du  centre  de  l'île,  au  nord  de  la  plaine  du  Campidano,  porte 
une  de  ces  masures  à  chaque  bastion  naturel  de  son  pourtour;  l'ovale 
déchiqueté  que  forme  le  rebord  du  plateau  est  ainsi  défendu  par  une  véri- 
table enceinte  de  nuraghi.  Dans  toutes  les  parties  de  l'île  se  trouvent  des 
monuments  semblables,  tantôt  disposés  avec  ordre,  tantôt  bâtis  comme  au 
hasard.  Le  nombre  des  nuraghi  reconnaissables  s'élève  à  près  de  quatre 
mille,  et  pourtant  que  de  vestiges  de  ces  édifices  doivent  avoir  été  nivelés 
par  le  temps!  C'est  dans  les  régions  du  basalte,  principalement  au  sud  de 
Macomer,  qu'ils  sont  le  plus  nombreux  et  le  mieux  conservés.  Rarement 
on  les  trouve  isolés  ;  ils  s'élèvent  par  groupes  et  pour  la  plupart  en  des 
pays  de  culture,  loin  des  steppes  arides. 

On  a  beaucoup  discuté  sur  l'origine  des  nuraghi  et  l'usage  auquel  ik 
servaient  autrefois  :  pour  les  uns  ces  constructions  étaient  des  temples, 
pour  les  autres  des  tombeaux,  des  «  tours  du  silence  »,  des  lieux  sacrés  où 
l'on  adorait  le  feu,  des  tours  de  refuge,  des  foyers  de  géants.  Phéniciens, 
Troyens  et  Ibères,  Tyrrhéniens,  Thespiens  et  Pélasges,  Cananéens,  Orientaux 
d'origine  inconnue,  antédiluviens  même,  ont  été  évoqués  par  les  divers  écri- 
vains comme  les  bâtisseurs  probables  de  ces  mystérieux  édifices.  D'après 
l'infatigable  explorateur  des  antiquités  sardes,  M.  Spano,  les  archéologues 
ne  devraient   avoir  de  doute  aujourd'hui  que  sur  le  nom  des  architectes; 


592 


NOUVELLE  GÉOGRAPHIE    UNIVERSELLE. 


l'emploi  des  constructions  elles-mêmes  serait  connu  :  les  nuraghi  auraient 
été  des  demeures  et  leur  nom  phénicien  signifierait  tout  simplement  «  maison 
ronde  ».  Les  plus  grossièrement  construites,  qui  résistent  peut-être  depuis 
quarante  siècles  et  davantage  à  l'action  des  intempéries,  ne  renferment 
qu'une  seule  chambre  intérieure  ;  elles  dateraient  de  l'âge  de  pierre  et, 
comme  habitations  humaines,  elles  représenteraient  l'âge  de  la  civilisation 
qui  suivit  la  période  des  troglodytes.  Les  nuraghi  relativement  modernes, 


N°  112.  LA    GIAKA. 


tL'ojfrssiaUIaBiiiara 


Le  siç/ie    A     indique.'  les  JViiraghi/ 

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qui  furent  édifiés  pendant  l'âge  du  bronze  ou  même  à  l'époque  du  fer, 
sont  maçonnés  avec  beaucoup  plus  d'art,  quoique  sans  ciment ,  et  se 
composent  de  deux  ou  trois  chambres  superposées  où  l'on  monte  par 
une  espèce  d'escalier  formé  de  grosses  pierres.  Quelques-uns  des  rez-de- 
chaussée  sont  assez  grands  pour  contenir  quarante  ou  cinquante  per- 
sonnes, et  sont,  en  outre,  précédés  d'antichambres,  de  réduits  et  de  petits 
bastions  semi- circulaires.  Celui  de  Su  Domu  de  S'Orcu,  près  de  Domus 
iNovas,  récemment  démoli,  se  composait  de  dix  chambres  et  de  quatre  cours: 


NURAGHI.  593 

c'était  une  forteresse  en  même  temps  qu'un  groupe  de  maisons  ;  il  pouvait 
contenir  plus  d'une  centaine  de  personnes  et  soutenir  un  siège.  Telles  sont 
encore  de  nos  jours  les  demeures  de  beaucoup  d'Albanais  en  Turquie  et 
celles  des  Svanètes   dans  les  vallées  du  Caucase. 

Les  débris  de  toute  espèce  accumulés  dans  le  sol  des  nuraghi  ont  fourni 
une  multitude  d'objets  qui  racontent  la  vie  des  anciens  habitants  de  ces 
constructions  et  témoignent  de  leur  civilisation  relative.  Tandis  que  les 
couches  inférieures  contiennent  seulement  des  outils,  des  armes  en  pierre 
et  des  poteries  faites  à  la  main,  les  amas  de  débris  plus  élevés,  et  par 
conséquent  plus  modernes,  renferment  déjà  beaucoup  d'objets  en  bronze. 
Dans  le  voisinage  de  tous  les  nuraghi  se  trouvent  d'autres  monuments  de 
construction  cyclopéenne  :  ce  sont  les  «  tombes  des  géants  » .  En  les  nom- 
mant ainsi,  les  indigènes  ne  se  sont  trompés  qu'à  demi  :  ces  amas  de  pierre 
placés  à  l'extrémité  d'un  hémicycle  de  blocs  massifs  sont,  en  effet,  des 
sépultures;  tous  ceux  qu'a  fait  ouvrir  M.  Spano  contenaient  des  cendres 
humaines. 

Les  Sardes  n'ont  point  de  traditions  relatives  aux  anciennes  demeures  des 
aborigènes;  quoique  fort  superstitieux,  ils  ne  racontent  même  pas  de 
légendes  au  sujet  de  ces  ruines  ;  tout  au  plus  en  attribuent-ils  la  construc- 
tion au  diable,  et  c'est  là  tout.  Sans  doute  ce  silence  du  peuple  provient  de 
ce  que  les  conquêtes  successives  de  l'île  et  les  massacres  en  grand  ont 
rompu  toute  tradition  nationale.  Dans  leurs  guerres  contre  les  indigènes, 
les  Carthaginois  étaient  impitoyables,  puis,  durant  les  premiers  siècles  de 
l'occupation  romaine,  les  tueries  et  les  déportations  en  masse  firent  dispa- 
raître une  grande  partie  de  la  population  première,  que  des  colons  volon- 
taires et  surtout  de  nombreux  bannis  vinrent  remplacer.  Dans  ces  conditions, 
tout  souvenir  de  l'ancienne  histoire  du  pays  devait  nécessairement  se  perdre. 

De  la  multitude  des  suppositions  qui  ont  été  faites  sur  l'origine  des 
anciens  Sardes,  celle  qui  paraît  le  mieux  répondre  à  l'apparence  physique 
des  insulaires  actuels  les  rattache  au  groupe  des  Ibères  ;  mais .  historique- 
ment, ce  sont  des  autochthones.  Ils  sont  en  général  de  petite  taille, 
comme  si  l'influence  du  climat  qui  a  rapetissé  tous  les  animaux  sauvages 
et  domestiques,  avait  eu  prise  également  sur  eux  ;  mais  ils  ont  le  corps 
svelte  et  de  belles  proportions,  la  taille  fine,  les  muscles  solides;  leur 
chevelure  et  leur  barbe,  toujours  noires,  sont  très-abondantes  et  persistent 
d'ordinaire  jusque  dans  l'extrême  vieillesse.  Egalement  gracieux  et  forts, 
les  Sardes  des  deux  provinces  diffèrent  un  peu  les  uns  des  autres  par  les 
traits  du  visage  :  ceux  du  nord  ont  d'ordinaire  la  figure  plus  ovale  et  le  nez 
plus  aquilin,  tandis  que  ceux  des  environs  de  Cagliari,  plus  mélangés  peut- 
î.  75 


594  NOUVELLE  GEOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

être,  ont  moins  de  régularité  dans  les  traits  et  les  pommettes  fort  saillantes. 
A  cet  égard,  comme  à  beaucoup  d'autres,  il  y  a  contraste  entre  les  popula- 
tions des  deux  parties  ou  «  caps  »  de  l'île. 

Les  habitants  de  l'intérieur  de  la  Sardaigne  sont  peut-être,  de  tous  les 
Européens,  ceux  qui  ont  le  mieux  maintenu  la  pureté  de  leur  race  depuis  le 
commencement  du  moyen  âge.  Sans  doute  ils  comptent  parmi  leurs  ancêtres 
bien  des  peuples  divers,  mêlés  à  la  nation  mystérieuse  qui  éleva  les  nuraghi; 
mais,  après  l'époque  romaine,  la  plupart  des  invasions  violentes  et  les 
immigrations  d'étrangers  s'arrêtèrent  au  littoral;  elles  refoulèrent  les 
indigènes  dans  les  hautes  vallées  des  montagnes  et  ne  les  suivirent  point 
dans  ces  retraites.  A  l'exception  des  Vandales,  dont  la  furie  s'était  déjà 
calmée,  les  terribles  hordes  de  Germanie  qui  ravagèrent  presque  toutes  les 
autres  contrées  de  l'Europe  occidentale  épargnèrent  la  Sardaigne,  et  cette 
île  put  ainsi  garder  sa  population,  ses  mœurs  et  sa  langue;  les  envahisseurs, 
maures,  pisans,  génois,  catalans,  espagnols,  ne  se  mélangèrent  qu'avec  les 
habitants  des  côtes  :  on  ne  signale  qu'une  seule  exception,  celle  des  Barba- 
ricini,  qui  habitent,  précisément  au  centre  de  l'île,  la  contrée  montueuse 
appelée  de  leur  nom  Barbagia.  On  croit  voir  en  eux  les  restes  d'une  tribu 
berbère  chassée  de  l'Afrique  par  les  Vandales  et  repoussée  dans  l'intérieur  à 
la  suite  de  longues  guerres  avec  les  indigènes.  Quand  ils  vinrent  dans  le  pays, 
ils  étaient  encore  païens,  et  devenus  les  voisins  des  Ilienses,  qui  étaient 
également  idolâtres,  ils  se  fondirent  avec  eux;  leur  conversion  date  seule- 
ment du  septième  siècle.  Les  femmes  de  la  Barbagia  portent  encore  un 
costume  sombre  qui  rappelle  celui  des  Berbères. 

De  tous  les  idiomes  d'origine  latine,  le  sarde  est  de  beaucoup  celui  qui 
ressemble  le  plus  à  la  langue  des  Bomains,  non  par  la  grammaire,  qui 
diffère  beaucoup,  mais  par  les  mots  eux-mêmes  :  plus  de  cinq  cents  termes 
sont  absolument  identiques»  Des  phrases  nombreuses  du  langage  usuel 
sont  à  la  fois  latines  et  sardes  ;  même  des  rimailleurs  ont  pris  à  tâche  d'é- 
crire des  poëmes  entiers  appartenant  à  l'une  et  à  l'autre  langue.  Quel- 
ques mots  grecs  qui  ne  se  trouvent  pas  dans  les  autres  idiomes  latins  se 
sont  aussi  maintenus  dans  le  sarde,  soit  depuis  le  temps  des  anciennes 
colonies  grecques,  soit  depuis  l'époque  byzantine  ;  enfin  on  cite  deux  ou 
trois  mots  usités  en  Sardaigne  et  qui  ne  peuvent  se  rattacher  à  aucun  radical 
des  langues  européennes  :  ce  sont  peut-être  des  restes  de  l'ancienne  langue 
des  autochthones.  Les  deux  dialectes  principaux  du  langage  sarde,  celui  de 
Logoduro  dans  le  nord  de  l'île  et  celui  de  Cagliari,  sont  directement  dérivés 
du  latin,  comme  l'italien  lui-même  et  l'espagnol,  mais  peut-être  sont-ils 
plus  rapprochés  de  ce  dernier.  En  outre,   la  ville  de  Sassari  et  quelques 


POPULATION  DE  LA   SARDAIGNE.  595 

districts  du  littoral  voisin  appartiennent  à  la  zone  de  langue  italienne  ;  on  y 
parle  un  patois  qui  se  rapproche  beaucoup  du  corse  et  du  génois.  Dans  la 
ville  d'Alghero,  des  colons  catalans,  introduits  en  masse  vers  le  milieu  du 
quatorzième  siècle,  à  la  place  de  l'ancienne  population  qui  s'était  réfugiée 
à  Gênes,  parlent  encore  leur  vieux  provençal  presque  pur.  Enfin,  les 
Maurelli  ou  Maureddus  des  environs  d'Iglesias,  qui  sont  probablement 
des  Berbères,  et  que  l'on  reconnaît  à  leur  crâne  étroit  et  allongé,  auraient 
introduit,  d'après  La  Marmora,  quelques  mots  africains  dans  la  langue 
du  pays.  Maltzan  pense  que  les  représentants  les  plus  purs  des  immigrants 
d'Afrique  sont  les  habitants  de  l'immense  jardin  de  Millis;  ce  sont  eux 
qui  auraient  apporté  les  orangers  en  Sardaigne. 

Les  Sardes  de  l'intérieur,  fidèles  à  leur  langage,  le  sont  aussi  partielle- 
ment à  leurs  mœurs  antiques.  La  danse,  qu'ils  aiment  beaucoup,  est  encore 
la  même  qu'aux  temps  de  la  Grèce.  Dans  le  nord  de  l'île,  les  jeunes  gens 
règlent  leur  cadence  au  son  de  la  voix  humaine;  au  milieu  de  la  ronde  se 
tient  un  groupe  de  chanteurs  qui  précipite  ou  ralentit  les  pas.  Dans  la 
partie  méridionale  de  la  Sardaigne,  c'est  un  instrument  qui  rhythme  la 
marche  des  danseurs;  cet  instrument,  la  launedda,  n'est  autre  que  la 
flûte  antique  à  deux  ou  trois  roseaux.  Même  ténacité  dans  tous  les  usages 
relatifs  à  la  vie  sociale  et  surtout  dans  les  cérémonies  et  les  rites  de 
compérage,  d'épousailles  et  de  deuil.  Comme  chez  presque  toutes  les  an- 
ciennes populations  de  l'Europe,  le  mariage  est  précédé  d'un  simulacre 
d'enlèvement;  en  outre,  la  jeune  femme,  dès  qu'elle  est  entrée  dans  la 
maison  du  mari  et  que  sa  captivité  est  bien  constatée,  doit  rester  toute  la 
journée  sans  bouger,  sans  prononcer  une  seule  parole;  immobile  et  muette 
comme  une  statue,  elle  n'est  plus  un  être  vivant,  mais  seulement  une 
chose,  celle  du  mari  :  telle  est  sans  doute  la  signification  du  symbole.  C'est 
pour  la  même  raison  qu'on  lui  interdit  de  visiter  ses  parents  pendant 
les  trois  premiers  jours  du  mariage  et  que,  dans  les  districts  méridionaux 
de  l'île,   un  grand  nombre  de  femmes  ont  encore  la  figure  à  demi  voilée. 

Les  montagnards  sardes  ont  également  conservé  la  lugubre  cérémonie  de 
la  veillée  des  morts,  connue  sous  le  nom  de  titio  ou  attito.  Les  femmes, 
parentes,  amies  ou  salariées,  qui  pénètrent  dans  la  chambre  mortuaire, 
s'arrachent  les  cheveux,  se  précipitent  sur  le  sol,  poussent  des  hurlements, 
improvisent  des  hymnes  de  douleur.  Ces  vieilles  cérémonies  païennes  pren- 
nent un  caractère  vraiment  terrible  lorsque  le  corps  est  celui  d'un  parent 
assassiné  et  que  les  assistants  jurent  de  verser  en  échange  le  sang  du 
meurtrier.  Encore  à  la  fin  du  siècle  dernier  et  au  commencement  de 
celui-ci,  les  pratiques  de  la  vendetta  coûtaient  à  la  Sardaigne  une  grande 


596  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

partie  de  sa  population  de  jeunes  hommes,  parfois  jusqu'à  mille  dans  le 
cours  d'une  année.  D'après  les  statistiques,  du  reste  fort  défectueuses,  le 
nombre  des  habitants  de  l'île  aurait  diminué  de  plus  de  soixante  mille 
personnes  pendant  les  quarante  années  qui  précédèrent  1816,  et  la  princi- 
pale cause  de  cette  dîme  prélevée  par  la  mort  aurait  été  la  vendetta.  De 
nos  jours,  la  redoutable  coutume  n'est  conservée  que  dans  les  districts 
reculés  de  l'île  et  notamment  dans  celui  de  Nuoro  et  dans  la  Gallura,  au 
milieu  des  montagnes;  là  nul  parent  n'oublie,  quand  il  fait  baptiser  un 
enfant,  de  glisser  quelques  balles  dans  ses  langes,  car  ces  plombs  consacrés 
ne  manqueront  jamais  leur  but.  Mais  ailleurs  les  meurtres  de  vengeance 
ont  presque  disparu  et  les  Sardes  sont  devenus  oublieux  des  injures  en 
comparaison  de  leurs  voisins  les  Corses.  Un  autre  usage  encore  plus  barbare, 
suivant  nos  idées  modernes,  a  disparu  au  commencement  du  siècle  dernier. 
Des  femmes,  dites  «  acheveuses  »  (accabadure) ,  avaient  pour  charge  de 
hâter  la  fin  des  moribonds  ;  souvent  ceux-ci  les  imploraient  eux-mêmes 
pour  échapper  à  leurs  souffrances;  mais  cette  pratique  de  piété  barbare 
donna  souvent  lieu  à  des  actes  hideux  et  de  conséquence  fort  grave,  car  la 
population  sarde  est  très-processive  et  les  gens  de  loi  y  foisonnent.  Maltzan, 
qui  voit  dans  ces  récits  des  anciens  voyageurs  une  pure  calomnie,  s'imagine 
que  les  «  acheveuses  »  étaient  des  femmes  chargées  de  rendre  la  vie  des 
vieillards  tellement  amère  que  leurs  jours  en  étaient  abrégés.  Il  ne  songe 
pas  qu'une  pareille  pratique  aurait  été  beaucoup  plus  atroce  que  celle 
d'achever  pieusement  les  malades. 

Le  paysan  de  la  Sardaigne  a  sur  celui  de  la  plupart  des  provinces  ita- 
liennes un  immense  avantage,  celui  d'être,  sinon  propriétaire,  du  moins 
usufruitier  du  sol  :  on  le  voit  à  l'assurance  de  son  attitude  et  à  la  fierté 
de  son  regard  ;  il  ressemble  presque  à  un  paysan  des  Castilles,  Le  sys- 
tème féodal  existait  encore  en  Sardaigne  avant  1840  et  il  en  reste  tou- 
jours des  traces  nombreuses.  Les  grands  barons,  presque  tous  d'origine 
espagnole,  étaient  à  peu  près  les  maîtres  des  communes  et  jusqu'en  1856 
ils  possédaient  le  droit  de  justice  ;  ils  avaient  leurs  prisons  et  dressaient  le 
gibet,  symbole  de  leur  pouvoir.  Néanmoins  les  paysans  n'étaient  pas  asservis 
à  la  glèbe,  ils  pouvaient  se  promener  de  fief  en  fief,  et  presque  partout  la 
coutume  leur  assurait  sur  le  vaste  domaine  du  seigneur  une  part  plus  que 
suffisante  de  l'usufruit  des  terres  :  en  vertu  de  Yademprivio,  ils  pouvaient 
couper  du  bois  dans  la  forêt,  faire  paître  leurs  brebis  sur  la  montagne,  la- 
bourer des  champs  dans  les  jachères  de  la  plaine  ;  sans  avoir  la  propriété, 
ils  en  avaient  du  moins  les  profits  annuels.  Malheureusement,  avec  ce  ré- 
gime d'aventure  et  de  caprice,  la  terre  ne  rendait  que  de  maigres  récoltes  ; 


POPULATION  DE  LA  SARDAIGNE.  597 

presque  tous  résidant  en  dehors  de  l'île,  les  titulaires  des  fiefs  ne  pouvaient 
s'occuper  de  l'amélioration  des  cultures  et  laissaient  gérer  leurs  domaines 
par  des  intendants  cupides  -,  de  leur  côté,  les  paysans,  quoique  jouissant  de 
l'ademprivio,  ne  pouvaient  soigner  des  terres  qui  changeaient  constamment 
de  mains  :  l'agriculture  n'était  qu'une  forme  de  pillage.  Actuellement, 
l'Etat,  devenu  possesseur  d'une  grande  partie  des  terres  vagues  des  anciens 
fiefs,  cherche  à  s'en  débarrasser  pour  reconstituer  la  propriété  privée  ;  il  en 
a  cédé  d'un  coup  200,000  hectares  à  la  société  anglo-italienne  qui  s'est 
chargée  de  construire  le  réseau  des  chemins  de  fer  de  la  Sardaigne. 

Dans  les  districts  où  la  population  est  relativement  considérable,  la  divi- 
sion de  la  propriété  est  devenue  extrême  ;  le  sol  s'est  émietté  pour  ainsi 
dire  et  les  champs  se  sont  hérissés  de  haies,  pépinières  de  mauvaises  her- 
bes :  chacun  d'eux  se  divise  en  autant  de  parcelles  qu'il  y  a  d'héritiers. 
Parfois,  de  deux  frères,  l'un  garde  le  terrain  et  l'autre  prend  la  récolte. 
Quant  au  berger  nomade  des  districts  presque  déserts,  il  n'a  point  de  terre 
bien  définie,  mais  il  a  son  troupeau  ;  les  landes,  les  maquis  lui  appar- 
tiennent, et  si  la  fantaisie  lui  en  vient,  il  peut  avoir  son  petit  enclos  de 
cultures  à  l'endroit  le  plus  fertile  du  pâturage.  11  est  certain  qu'avec  de 
semblables  errements  l'exploitation  sérieuse  du  sol  est  tout  à  fait  impos- 
sible. Le  mal  est  si  criant,  que  des  économistes  ont  même  proposé  le  remède 
bien  pire  d'exproprier  toutes  les  parcelles,  tous  les  terrains  vagues  et  de 
les  revendre  à  de  grands  feudataires  ou  à  des  compagnies  industrielles.  Un 
pareil  régime,  renouvelé,  sous  une  autre  forme,  de  celui  des  fiefs  catalans, 
ne  pourrait  qu'accroître  la  misère  déjà  fort  grande.  En  certains  villages  du 
district  de  l'Ogliastra,  sur  la  côte  orientale,  les  indigènes  mangent  encore 
du  pain  de  glands  (quercus  ilex)  dont  la  pâte  a  été  pétrie  avec  de  l'eau 
provenant  d'une  argile  onctueuse  de  schistes  décomposés,  sur  laquelle  on 
verse  ensuite  un  peu  de  lard  fondu.  En  Espagne,  on  mange  aussi  des  glands, 
mais  ce  sont  ceux  du  quercus  bellotu,  qui  sont  vraiment  comestibles  et  qu'on 
se  garde  bien  de  mélanger  de  terre.  Ainsi  la  Sardaigne  offre  un  exemple  de 
populations  partiellement  géophages,  comme  plusieurs  tribus  finnoises  de 
la  Russie  et  comme  des  peuplades  indiennes  de  la  Colombie  et  du  Venezuela. 

Quoique  possesseur  de  pâturages  ou  de  parcelles  cultivées ,  le  Sarde 
n'habite  point  la  campagne.  Dans  l'île  tyrrhénienne  comme  en  Sicile,  la 
population  des  laboureurs  se  groupe  dans  les  bourgs  et  dans  les  villages. 
Jl  n'y  a  point  de  hameaux  ni  de  logis  solitaires,  car  il  eût  été  jadis  trop 
dangereux  de  vivre  à  l'écart  exposé  aux  ravages  des  pirates  mahométans 
ou  chrétiens  et  à  l'invasion  de  la  fièvre.  De  nos  jours  le  premier  péril, 
celui   de   la   guerre,  n'existe   plus,   mais  l'habitude  est  prise  et  le  Sarde 


598  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

continue  d'élever  sa  cabane  ou  sa  maison  dans  la  bourgade  dont  les  murs 
offraient  un  refuge  à  ses  aïeux.  Même  les  pâtres  des  montagnes  aiment  à 
grouper  leurs  huttes  en  villages  informes,  auxquels  on  donne  le  nom  de 
stazzi;  eux-mêmes  s'unissent  en  confédérations  de  défense  et  de  protection 
mutuelles  :  ce  sont  les  cussorgie,  républiques  temporaires  qui  offrent  un 
modèle  parfait  de  déférence  réciproque,  de  justice  et  d'égalité.  Lorsqu'un 
berger  a  eu  le  malheur  de  perdre  son  bétail  par  la  peste  ou  par  l'in- 
cendie, l'usage  l'autorise  à  réclamer  de  chacun  de  ses  camarades  du 
district  et  des  cantons  environnants  au  moins  un  animal  :  il  reconstitue 
ainsi  son  troupeau,  sans  autre  obligation  que  d'avoir  à  rendre  la  pareille 
quand  un  autre  pâtre  tombera  dans  l'infortune.  Ailleurs,  notamment  dans 
les  environs  d'Iglesias,  les  vergers  sont  encore  en  commun.  Quelle  que  soit 
leur  pauvreté ,  les  Sardes  des  montagnes  exercent  les  vieilles  pratiques  de 
l'hospitalité  avec  une  véritable  joie;  ils  habitent  des  maisons  de  pisé  gros- 
sier ou  de  pierres  brutes,  dépourvues  de  tout  confort,  mais  ils  trouvent 
moyen  d'en  faire  un  séjour  agréable  pour  l'étranger.  D'ailleurs  l'avantage 
de  posséder  un  hôte  fournit  à  la  communauté  l'occasion,  toujours  bien- 
venue, de  célébrer  un  banquet. 

Dans  l'ensemble  des  produits  de  l'Italie,  ceux  de  la  Sardaigne  ne  comp- 
tent encore  que  pour  une  bien  faible  part.  La  plupart  des  paysans  ne  sont 
laborieux  que  par  boutades,  la  proportion  des  terres  qu'ils  cultivent  est 
seulement  d'un  quart  ou  d'un  tiers  de  la  superficie  totale  de  l'île  et  parfois, 
en  quelques  années  exceptionnelles,  les  récoltes  sont  brûlées  par  les 
sécheresses  ou  même  dévorées  par  les  sauterelles,  que  le  vent  apporte 
en  nuages  par-dessus  la  mer  d'Afrique.  Si  ce  n'est  dans  le  district  de 
Sassari,  les  Sardes  ont  encore  une  culture  rudimentaire  et  ne  connaissent 
point  l'art  d'ennoblir  leurs  produits.  L'olivier  est  l'arbre  auquel  ils  donnent 
le  plus  de  soin.  Séduits  par  des  privilèges  politiques  qui,  suivant  le  nombre 
des  arbres  plantés,  pouvaient  s'élever  jusqu'à  la  possession  du  titre  de 
comte,  des  milliers  de  propriétaires  ont  changé  leurs  steppes  incultes  en 
vergers,  et  quelques  districts,  dans  la  vallée  du  torrent  de  Bosa,  sont 
devenus  d'immenses  olivettes  dont  les  huiles  s'exportent  en  Italie.  Quant 
aux  millions  d'oranges  que  fournissent  les  jardins  de  Millis  et  d'autres 
villes  sardes,  elles  ne  sont  point  considérées  comme  ayant  assez  de  valeur 
pour  être  expédiées  sur  le  continent,  et  ne  sont  vendues  que  dans  l'île 
même,  par  des  marchands  voyageurs.  Les  produits  exquis  des  orangers  de 
la  Sardaigne  ont  moins  d'importance  dans  le  commerce  de  l'île  que  les 
salicornes  et  autres  plantes  salines  qui  croissent  dans  les  terrains  bas  du 
littoral  et  dont  les  cendres  sont  expédiées  à  Marseille  pour  la  fabrication 


INDUSTRIE  DES   SARDES. 


590 


de  la  soude.  La  plaine  de  Cagliari,  trop  infertile  pour  toute  autre  culture, 
est  un  vaste  champ  de  salsolées. 

L'exploitation  des  carrières  de  granit  et  de  marbre  donne  quelque  profit, 
mais  tout  récemment  encore  les  mines  proprement  dites,  qui  avaient  une 
si  grande  importance  du  temps  des  Romains,  étaient  complètement  délais- 
sées. Même  de  nos  jours,  il  n'est  qu'une  mine  de  fer  sérieusement  exploitée, 


N°    IIS.  —   DISTRICT   D'IGLESIAS. 


Echelle  de  1  :  WmSoo 


celle  de  San  Leone,  appartenant  à  une  société  française  ;  les  premiers  tra- 
vaux y  datent  de  1862.  On  en  retire  chaque  année  environ  50,000  tonnes 
de  minerai  contenant  environ  les  deux  tiers  de  leur  poids  en  métal  pur. 
C'est  à  San  Leone,  située  à  une  quinzaine  de  kilomètres  de  Cagliari,  dans 
les  montagnes  qui  s'élèvent  à  l'ouest  de  la  baie,  que  l'on  a  construit  le 
premier  chemin  de  fer  de  l'île  de  Sardaigne.  Depuis  1867,  le  grand  gîte  de 
l'exploitation  minière  des  anciens,  le  district  d'Iglesias,  où  les  Romains 
avaient  fondé  les  villes  de  Plumbea   et  de  Metalla,  et  où  les  Pisans  firent 


600  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE    UNIVERSELLE. 

aussi  des  excavations  pour  la  recherche  de  l'argent,  a  commencé  de  re- 
prendre son  antique  importance  à  cause  de  ses  gisements  de  plomb  et  de 
zinc  :  on  s'y  occupe  aussi,  comme  au  Laurion  en  Àttique,  de  l'exploitation 
et  du  traitement  des  amas  de  scories  rejetés  hors  des  trous  de  mine  par  les 
anciens  ;  une  grotte  à  stalactites  fort  curieuse,  qui  traverse  la  montagne 
près  de  Domus  Novas,  a  même  été  transformée  en  tunnel  pour  le  service  de 
ces  mines  à  air  libre.  Depuis  que  la  fièvre  du  gain  rapide  s'est  emparée  des 
populations  et  que  les  compagnies  françaises,  anglaises,  italiennes,  se  sont 
fait  distribuer  le  sol  en  concessions  minières,  Iglesias  se  change  en  cité 
d'aspect  moderne,  le  village  de  Gonessa  prend  un  air  de  ville,  le  petit  havre 
de  Porto  Scuso,  jadis  à  peine  fréquenté  par  de  rares  caboteurs,  est  en- 
combré de  navires  d'un  faible  tonnage  qui  viennent  y  chercher  les 
800,000  tonnes  de  minerai  de  plomb  et  les  100,000  tonnes  de  minerai  de 
zinc  extraites  des  mines  du  voisinage,  pour  les  transporter  dans  la  rade  de 
Carlo-Forte,  protégée  des  vents  du  large  par  les  îles  de  San  Pietro  et  de  Saut' 
Antioco.  Déjà  ce  port  vient  immédiatement  pour  le  mouvement  commercial 
après  les  deux  autres  grands  ports  de  l'île,  Cagliari  et  Porto  Torres,  l'escale  de 
Sassari.  Par  malheur,  les  travaux  des  mines  de  cette  île  de  la  Sardaigne  ont 
été  fréquemment  compromis  par  l'insalubrité  du  climat;  plusieurs  fois  déjà 
l'exploitation  de  mines  très-productives  a  dû  être  interrompue  à  cause  de  la 
mort  de  tous  les  travailleurs  étrangers  qu'avaient  amenés  les  concessionnaires. 
La  pêche  n'est  pas  accompagnée  des  mêmes  dangers,  puisque  la  proie 
poursuivie  par  le  pêcheur  vit  surtout  dans  les  golfes  ouverts  au  libre  vent 
marin.  Certains  parages  sont  extrêmement  poissonneux,  notamment  la 
baie  de  Cagliari  et  les  bras  de  mer  à  fond  de  roches  cristallines  qui  ser- 
pentent dans  l'archipel  de  la  Maddalena  et  où  les  anciens  venaient  chercher 
les  coquillages  pourprés.  En  outre,  la  Sardaigne  a  les  bancs  d'anchois  et  de 
sardines  ou  «  poissons  sardes  »  qui  visitent  périodiquement  ses  rivages,  et 
les  convois  de  thons  qui  viennent  s'emprisonner  dans  la  «  chambre  de  mort  » 
des  immenses  madragues  tendues  à  l'entrée  des  baies  occidentales  :  on  pêche 
jusqu'à  50,000  de  ces  animaux  dans  une  seule  saison;  toutefois  les  thons 
ne  sont  pas  réguliers  dans  leurs  migrations  :  c'est  même  après  qu'ils  eurent 
disparu  des  côtes  de  l'Andalousie,  vers  le  milieu  du  dix-huitième  siècle, 
que  les  pêcheurs  espagnols  vinrent  poursuivre  les  poissons  sur  les  rivages 
de  la  Sardaigne.  Outre  la  pêche  de  mer,  les  habitants  du  littoral  ont 
celle  des  étangs  ;  les  filets  tendus  en  travers  des  graus  d'entrée  fournis- 
sent en  abondance  des  poissons  de  diverses  espèces,  surtout  l'alose  dans 
l'étang  de  Cagliari,  le  muge  et  l'anguille  dans  l'étang  d'Oristano,  la  dorade 
et  le  brochet  dans  celui  d'Alghero.  L'industrie  de  la  pêche  a  donc  une  grande 


MINES  ET  PÊCHERIES  DE  LA  SARDAIGNE  601 

importance  dans  l'île  de  Sardaigne,  mais  une  très-forte  part  de  ce  travail 
est  accaparée  par  des  matelots  venus  du  continent.  Même  les  pêcheurs  de  la 
Maddalena  sont  d'origine  corse  ;  ceux  de  Carlo-Forte,  dans  l'île  de  San  Pietro, 
sont  des  Génois  immigrés,  au  commencement  du  dix-huitième  siècle,  de 
l'île  africaine  de  Tabarca,  occupée  par  leurs  ancêtres  quatre  cents  années 
auparavant  :  ces  deux  colonies  parlent  encore  purement  la  langue  de  leurs 
aïeux.  La  pêche  du  corail,  qui  rassemble  parfois  jusqu'à  deux  cents  em- 
barcations dans  le  port  d'Alghero,  est  un  monopole  exclusif  des  Italiens.  Ce 
sont  eux  aussi  qui  viennent  recueillir  la  pinna  nobilis,  coquillage  dont  le 
byssus  soyeux  sert  à  tisser  des  articles  de  vêtement.  Il  en  est  de  même  pour 
la  navigation  proprement  dite.  Quoique  les  eaux  de  la  mer  les  environnent 
de  toutes  parts,  les  Sardes  ne  sont  point  un  peuple  de  marins  ;  ils  redoutent 
les  vagues  et  laissent  volontiers  le  commerce  maritime  de  leurs  ports  entre 
les  mains  des  Génois  et  autres  Italiens.  C'est  un  fait  remarquable  que,  sur 
près  de  2,400  proverbes  sardes  recueillis  par  Spano,  trois  seulement  se 
rapportent  à  la  mer.  Cette  espèce  d'aversion  des  insulaires  sardes  pour  les 
flots  qui  baignent  leurs  rivages  provient  peut-être  de  ce  que  jadis  ces  flots 
étaient  sillonnés  surtout  par  les  navires  des  conquérants  et  des  pirates.  Quant 
au  commerce,  il  ne  pouvait  avoir  grande  importance,  à  cause  de  la  faible 
population  de  l'île  et  de  la  ceinture  de  marais  qui  borde  le  littoral  ;  de  nos 
jours  encore,  quoique  les  échanges  s'accroissent  assez  rapidement,  ils  sont, 
pour  l'île  entière,  inférieurs  à  ceux  d'un  port  méditerranéen  de  second 
ordre * . 

Les  habitants  du  «  cap  »  septentrional  passent  pour  être  plus  intelligents, 
plus  actifs,  plus  civilisés  que  ceux  du  «  cap  »  méridional,  et  ne  manquent 
pas  de  s'en  vanter.  Les  gens  de  Sassari  ne  se  disent  point  Sardes;  ils  laissent 
ce  nom,  pour  eux  un  peu  synonvme  de  barbare,  aux  habitants  de  l'intérieur 
et  des  côtes  méridionales.  Autrefois  il  y  avait  grande  rivalité,  et  même  de  la 
haine,  entre  les  Sardes  du  Nord  et  ceux  du  Midi,  et  les  uns  et  les  autres  ne 
parlaient  de  leurs  voisins  qu'en  termes  de  mépris  :  l'instinct  de  vendetta, 
qui  divisait  tant  de  familles  et  de  villages,  partageait  aussi  l'île  entière  en 
deux  moitiés  ennemies.  Les  traces  de  cette  ancienne  animosité  persistent, 
mais  aucune  partie  ne  peut  trop  accabler  l'autre  du  poids  de  sa  supériorité, 
car  si  le  cap  de  Sassari  ou  d'En-Haut  (di  Sopra)  a  certainement  l'avantage 

1   Mouvement  des  ports  de  l'île  entière  en  1873  :  11,250  navires,  jaugeant  1,080,000  tonnes. 
»          duportdeCagliari.    .    .       1874          1,952      »             »  538,000     » 

Porto  Torres 1875  1,158       »  b  149,000     » 

Carlo-Forte »  1,650       »  »  154,000     » 

La  Maddalena »  1,257       »  »  107,500      » 

Terranova »  772       »  »  107,000      » 

*•  76 


602  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

par  son  agriculture,  son  industrie,  ses  traditions  de  liberté,  en  revanche  le 
cap  de  Cagliari  ou  d'En-Bas  (di  Sotto)  possède  les  mines  les  plus  riches,  les 
productions  les  plus  diverses  et  la  capitale  de  l'île  tout  entière. 


De  nos  jours,  comme  au  temps  des  Carthaginois,  la  cité  de  Caralis, 
dont  le  nom  s'est  à  peine  modifié  pendant  plus  de  vingt  siècles,  est 
le  grand  marché  d'échanges  entre  les  denrées  de  la  Sardaigne  et  les  arti- 
cles manufacturés  de  l'étranger.  Des  temps  puniques  il  ne  lui  reste  rien 
que  des  idoles  informes,  et  de  l'époque  romaine  que  de  nombreuses 
grottes  sépulcrales  et  les  ruines  d'un  aqueduc,  son  amphithéâtre  creusé 
dans  le  roc  et  déblayé  par  Spano  ;  mais  elle  a  toujours  son  excellent  port, 
presque  complètement  entouré  de  maisons,  et  sa  magnifique  rade  où  les 
naufrages  sont  inconnus.  Bien  que  Cagliari  n'ait  pas  été  longtemps  sous  la 
domination  musulmane,  elle  est  cependant  l'une  des  villes  d'Europe  qui  ont 
la  physionomie  la  plus  orientale  à  cause  du  grand  nombre  de  ses  maisons 
à  coupoles  et  des  moucharabys  de  forme  inégale  suspendus  au-dessus  des 
rues.  Cagliari  occupe  une  position  commerciale  excellente.  Poste  le  plus 
avancé  de  l'Europe  centrale  du  côté  de  l'Afrique,  elle  est  à  200  kilomètres 
à  peine  des  rives  de  Carthage,  et  les  bateaux  à  vapeur  peuvent  en  moins 
d'un  jour  accomplir  la  traversée;  en  outre,  Cagliari  est  située  sur  le  détroit 
qui  réunit  la  mer  de  Sicile  à  celle  des  Baléares.  La  capitule  de  la  Sardaigne 
ne  peut  donc  manquer  de  grandir  et  d'accroître  son  importance  commerciale, 
surtout  quand  elle  aura  drainé  les  marécages  qui  entourent  le  rocher  de  la 
ville  et  transformé  en  un  vaste  jardin  l'ancien  bras  de  mer  du  Campidano, 
Les  salines  de  Cagliari,  qui  fournissent  plus  des  deux  tiers  du  sel  de  la  Sar- 
daigne, sont  à  l'est,  sur  le  golfe  de  Quarto,  et  à  l'ouest,  sur  la  plage  de  San 
Pietro. 

Près  de  la  côte  occidentale  de  l'île  s'élève  Oristano,  la  cité  des  potiers, 
célèbre  dans  l'histoire  des  Sardes  ;  elle  était  au  moyen  âge  la  résidence  des 
seigneurs  les  plus  puissants  de  l'île,  et  c'est  là  qu'Éléonore,  «  juge  »  d'Ar- 
borée, promulgua  la  célèbre  charte  du  pays  (carta  de  logu),  qui  devint  le 
droit  public  de  toute  la  Sardaigne.  La  fertilité  de  ses  campagnes,  son  beau 
golfe  profond,  protégé  à  l'ouest  par  la  péninsule  de  Tharros,  où  les  Phéni- 
ciens avaient  fondé  leur  emporium  de  commerce,  et  où  l'on  retrouve  main- 
tenant de  précieux  débris,  surtout  des  figurines  assyriennes,  ne  manque- 
raient pas  de  rendre  à  Oristano  toute  sa  prospérité  d'autrefois  si  les  marais 
n'assiégeaient  la  ville.  Jadis  on  avait  l'habitude  d'allumer  de  grands  feux 
autour  des  murs  pendant  la  saison  de  «  l'intempérie  »,  afin  de  purifier  ainsi 


CAGLIARI,  ORISTANO,    SASSARI. 


605 


l'atmosphère;  mais  ce  moyen,  qui  pouvait  avoir  quelque  utilité,  ne  rempla- 
çait pas,  pour  l'assainissement  de  la  contrée,  les  vastes  forêts  qui  avaient 
valu  à  cette  région  de  la  Sardaigne  son  nom  d'Arborea.  On  raconte  que  les 
marais  de  Nurachi,  situés  dans  le  Campidano  Maggiore,  au  nord-est  d'Oris- 
tano,  font  entendre  parfois  un  bruit  pareil  au  beuglement  d'un  taureau. 
Ce  phénomène,  produit  sans  doute  par  le  passage  de  l'air  dans  l'issue  d'une 
caverne  souterraine,  n'est  point  spécial  à  la  Sardaigne  :  on  en  cite  plusieurs 
exemples  dans  les  marais  de  la  côte  dalmate.  Des  gisements  de  houille  ont 


N      114.    —    PORT    DE    TERRAXOVA. 


d'après  Li  Cj'te  de  la  ElijiL^  tït  La  M. 


Gravé  par  ILrharcL. 


Echelle  de  1  :   250,000 


été  découverts  non  loin  de  la  ligne  du  chemin  de  fer  qui  relie  Cagliari  à 
Sassari  par  Oristano. 

La  rivale  de  Cagliari,  Sassari  la  charmante,  qu'entourent  des  plantations 
d'oliviers,  des  jardins,  des  maisons  de  plaisance,  a  seule,  parmi  les  villes 
sardes,  la  gloire  d'avoir  été  l'une  des  républiques  d'Italie.  Elle  a  gardé  de 
cette  époque  de  liberté  un  entrain  naturel,  un  élan  d'initiative  qui  ne  se 
retrouve  point  ailleurs;  mais  elle  a,  relativement  à  Cagliari,  le  grand 
désavantage  d'être  éloignée  de  la  mer;  une  zone  de  terrains  bas  et  maré- 
cageux l'en  sépare.  Elle  pourrait  expédier  ses  denrées  par  le  port  d'Alghero 


606  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

et  l'admirable  havre  de  Porto  Conte,  qui  s'ouvre  au  sud  des  montagnes 
de  la  Nurra,  mais  la  plus  grande  facilité  des  communications  lui  a  fait 
choisir  son  port  sur  la  plage  vaseuse  du  golfe  d'Asinara  ;  Porto  Torres,  tel 
est  le  nom  du  village  d'embarquement,  n'est  que  la  ruine  d'une  antique 
cité  romaine,  «  géant  mal  enseveli,  »  dit  Mantegazza,  car  du  sol  fangeux  et 
des  forêts  de  roseaux  on  voit  surgir  les  arcades  d'un  puissant  aqueduc  et 
les  robustes  colonnes  du  temple  de  la  Fortune,  que  les  indigènes  nomment 
le  «  Palais  du  Roi  Barbare  ».  Ce  vieux  port  romain,  ouvert  sur  la  mer  de 
Corse  dans  la  direction  de  la  France  et  de  Gênes,  rendra  certainement 
de  grands  services,  surtout  pour  le  commerce  des  huiles,  que  les  campagnes 
de  Sassari  produisent  en  quantités  considérables,  et  pour  celui  des  vins 
que,  du  haut  de  son  plateau  montagneux,  expédie  la  riche  bourgade  de 
Tempio,  aux  maisons  éparses,  toutes  construites  en  granit  gris;  toutefois 
Porto  Torres  a  le  désavantage  de  ne  pouvoir  communiquer  avec  l'Italie 
péninsulaire  que  par  le  détroit  périlleux  de  JBonifacio.  Aussi  la  Sardaigne, 
qui  ne  possédait  sur  la  côte  orientale  que  le  petit  port  de  Tortoli,  s'en 
est-elle  donné  récemment  un  nouveau.  Il  a  suffi  pour  cela  de  rattacher  le 
réseau  des  routes  à  la  baie  de  Terranova,  le  bourg  sarde  le  moins  éloigné 
de  Livourne  et  de  Civita-Vecchia .  A  l'endroit  où  s'élève  aujourd'hui  la 
petite  ville,  se  trouvait,  probablement  la  cité  à'Olbia,  qui  du  temps  des 
Romains  n'eut  pas  moins  de  150,000  habitants.  Les  Sardes,  et  avec 
eux  tous  les  Italiens,  espèrent  que  Terranova  redeviendra  le  grand  «  em- 
porium  »  de  File1.  Le  port  est  trop  étroit  et  trop  peu  profond  à  l'entrée, 
mais  il  est  admirablement  abrité  et  précédé  du  côté  du  large  par  d'ex- 
cellentes rades.  En  outre,  les  mouillages  de  l'archipel  de  la  Maddalena,  qui 
se  trouvent  à  proximité  de  Terranova,  pourraient  recevoir  des  flottes  en- 
tières dans  les  mauvais  temps.  En  plaçant  la  gare  terminale  du  chemin 
de  fer  en  face  de  Rome,  les  habitants  de  l'île  comptent  rapprocher  la 
Sardaigne  de  la  métropole,  la  retourner,  pour  ainsi  dire,  et  porter  son 
activité  du  côté  de  l'Orient.  Quoi  qu'il  en  soit  de  ces  espérances,  il  n'y  aura 
point  d'améliorations  sérieuses  pour  la  Sardaigne,  tant  que  ses  funestes 
étangs  n'auront  pas  été  assainis,  tant  que  le  drainage  n'aura  pas  «  trans- 
formé en  pain  le  poison  des  marais  ». 


1  Communes  principales  de  la  Sardaigne. 

Sassari  (Ier  janv.  1879).    .    .    .  34,150  hab. 

Cagliari 34,100     » 

Tempio (187 2).    .    .  .    .  10.500     » 

Aïghcro.  ..........       8,400     » 


Ozieri    (1872) 7,150  hab, 

Oristano.   » 6,500     » 

Iglesias.  .    » 6,200     » 

Torranova    ))    .    .• 2.50O     » 


SARDAIGNE,    ITALIE.  60*7 


ÏX 


LA    SITUATION    PRESENTE    ET    L   AVENIR    DE    L    ITALIE. 

11  est  impossible  de  juger  une  nation  autrement  que  par  ses  œuvres  col- 
lectives, car  elle  comprend  dans  son  sein  tous  les  extrêmes;  du  travail 
forcené  à  la  paresse  sordide,  de  la  moralité  la  plus  scrupuleuse  à  l'avi- 
lissement le  plus  abject,  toutes  les  gradations  se  succèdent  ;  la  diversité 
des  individus  est  infinie.  Mais  la  résultante  générale  de  ces  millions  de  vies 
diverses  se  voit  nettement  par  l'état  politique  et  social  des  populations  et  par 
l'empreinte  qu'elles  laissent  sur  la  terre  qui  les  porte. 

Depuis  que  l'Italie  a  repris  sa  place  parmi  les  nations  indépendantes,  nul 
homme  sincère  ne  saurait  nier  qu'elle  semble  destinée  à  faire  grande  figure 
en  Europe.  Déjà  l'œuvre  de  sa  restauration  politique  a  fait  surgir  des 
hommes  remarquables  par  l'intelligence  des  événements  et  la  pénétration 
des  caractères,  par  le  courage,  le  zèle  infatigable,  la  persévérance,  le 
dévouement.  Il  en  est  même  qui  ont  mérité  le  nom  de  héros  et  que  la 
postérité  placera  certainement  au  nombre  de  ceux  dont  l'existence  est 
une  gloire  pour  le  genre  humain.  Peut-être,  après  ce  grand  effort  des 
révolutions  préliminaires  et  de  l'émancipation  politique  définitive,  l'Italie 
retombera-t-elle  pour  un  temps  dans  une  sorte  d'affaissement  moral. 
C'est  là  un  phénomène  qui  se  produit  constamment  dans  la  vie  des 
nations,  après  toutes  les  périodes  de  grandes  crises  ;  mais  aux  générations 
qui  se  reposent  épuisées,  succèdent  les  générations  avides  de  travaux  et  de 
luttes  ;  il  n'y  a  donc  point  à  s'inquiéter  outre  mesure  d'une  diminution 
momentanée  dans  les  énergies  apparentes  du  peuple  italien. 

Pour  les  sciences  et  les  arts,  la  patrie  de  Volta,  de  Cialdi,  de  Secchi, 
de  Rossini,  de  Verdi,  de  Vêla,  n'est-elle  pas  déjà  dans  des  conditions  d'é- 
galité avec  les  nations  les  plus  avancées  de  l'Europe?  L'Italien  peut  com- 
mencer maintenant  à  parler  sans  honte  des  deux  siècles  de  la  Renaissance, 
car  il  vient  d'entrer  dans  une  deuxième  période  de  rénovation;  à  côté 
des  grands  noms  du  passé,  il  peut  se  hasarder  à  en  citer  d'autres  appar- 
tenant à  la  période  contemporaine  ;  à  la  suite  des  recherches  scientifiques 
et  des  inventions  d'autrefois,  il  peut  en  placer  de  non  moins  remarquables 
qui  sont  de  notre  siècle.  L'Italie  a  des  peintres  et  des  architectes  habiles, 
de  grands  sculpteurs,  des  musiciens  incomparables.  Ses  ingénieurs  se  distin- 
guent par  des  travaux  hydrauliques  de  canaux,  de  ponts,  de  digues,  de 


608  NOUVELLE   GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

brise-lames  que  les  étrangers  viennent  étudier  de  loin.  Ses  physiciens,  ses 
météorologistes,  ses  géologues,  ses  astronomes ,  ses  mathématiciens  ont 
parmi  eux  quelques-uns  des  plus  grands  noms  de  la  science  moderne,  et  la 
fréquentation  très-assidue  des  universités  promet  des  élèves  qui  conti- 
nueront l'œuvre  de  leurs  devanciers.  Une  Société  de  géographie,  qui  s'est 
en  peu  d'années  placée  au  premier  rang  parmi  les  sociétés-sœurs  de 
l'Europe,  aide  par  ses  publications  et  ses  encouragements  à  l'exploration 
du  globe,  et  nombre  de  voyageurs  et  de  naturalistes  italiens,  dans  l'Amé- 
rique du  Sud,  en  Abyssinie,  dans  l'Asie  centrale,  au  Japon,  dans  l'archipel 
de  la  Sonde,  en  Papuasie,  ont  repris  le  travail  de  découverte  qui  fit  la 
gloire  de  leurs  ancêtres  vénitiens  et  génois.  Il  n'est  donc  pas  juste  de 
répéter  avec  ironie,  comme  on  le  fait  souvent  :  «  L'Italie  est  faite,  mais  les 
Italiens  restent  à  faire  !  »  Par  la  valeur  de  ses  individus,  ainsi  qu'on  peut 
le  constater  facilement  en  pénétrant  dans  une  foule  et  en  observant  son  atti- 
tude, en  écoutant  son  langage,  la  péninsule  latine  n'est  point  inférieure 
aux  autres  pays  d'Europe  ;  si  même  elle  a  pu  se  constituer,  c'est  parce 
que  les  hommes  d'une  forte  trempe  n'y  manquaient  point. 

On  sait  que,  par  le  nombre  proportionnel  des  habitants,  l'Italie  est  une 
des  contrées  de  l'Europe  qui  se  placent  au  premier  rang  ;  elle  n'est  dépassée 
à  cet  égard  que  par  la  Saxe,  la  Belgique,  la  Néderlande  et  les  îles  Britan- 
niques1, et  pourtant  elle  a  de  vastes  étendues  presque  inhabitables,  les 
hauts  Apennins  et  toute  la  région  marécageuse  du  littoral,  en  Toscane,  dans 
le  Latium,  dans  le  Napolitain,  en  Sardaigne.  Mais  l'accroissement  de  la 
population  italienne  n'est  pas  aussi  rapide  que  celui  de  la  Russie,  de  l'Angle- 
terre, de  l'Allemagne;  à  cet  égard,  elle  représente  à  peu  près  la  moyenne 
de  l'Europe  :  sa  période  de  doublement  est  d'un  siècle  environ,  tandis  qu'elle 
est  de  cinquante  ans  en  Russie  et  de  deux  siècles  en  France.  C'est  en  deux 
des  provinces  les  plus  pauvres  de  l'Italie,  la  Pouille  et  la  Calabre,  que  les 
naissances  sont  le  plus  nombreuses,  en  deux  des  provinces  les  plus  riches, 
les  Marches  et  l'Ombrie,  qu'elles  sont  le  plus  rares  en  proportion.  La  vie 
moyenne  de  l'Italien  n'atteint  pas  trente-deux  ans.  Ainsi,  par  le  seul  fait  de 
sa  plus  courte  vie  d'adulte,  l'habitant  de  la  Péninsule  ne  peut  fournir  que 
le  tiers  ou  le  quart  du  travail  que  donne  l'Anglais  ou  le  Français. 

Encore  de  nos  jours,  l'activité  matérielle  de  l'Italie  se  porte  plus  vers 
l'agriculture  et  l'exploitation  des  richesses  naturelles  du  sol  et  de  la  mer, 


1  Population  kilométrique  de  plusieurs  États  d'Europe 


Belgique  (1878) 187  hab. 

Saxe  (1875) 184     » 

Ncerlande  (1878) '.    .        117     » 


lies  Britanniques  (1878) 109  hab. 

Italie  (1881) 96     » 

France  (1881).    ........         70     » 


TRAVAIL  DE  L'ITALIE.  609 

gisements  miniers,  salines,  poissons  et  corail,  que  vers  l'industrie  propre- 
ment dite.  La  contrée  a  plus  des  cinq  sixièmes  de  sa  surface  en  plein 
rapport,  quoique  les  rochers  et  les  montagnes  occupent  une  grande  partie 
du  territoire1.  Les  céréales,  qui  sont  les  principales  cultures,  ne  fournissent 
pas  assez  pour  la  consommation  du  pays  ;  mais  d'autres  produits  suffisent 
pour  alimenter  une  exportation  considérable.  L'Italie  est  le  premier  pays 
du  monde  pour  la  production  des  huiles,  ses  bois  et  ses  forêts  d'oliviers 
couvrant  une  superficie  totale  de  plus  de  500,000  hectares  ;  malheureuse- 
ment la  qualité  de  la  denrée  n'est  pas  toujours  en  raison  de  sa  quantité. 
Pour  les  fruits  de  table,  figues,  raisins,  amandes,  oranges,  l'Italie  est  éga- 
lement en  tête  des  pays  d'Europe.  Elle  les  dépasse  aussi  par  l'abondance 
des  châtaignes,  qu'elle  récolte  dans  ses  forêts  des  Apennins  et  des  Alpes. 
Enfin,  la  prééminence  lui  appartient  encore  pour  la  culture  du  mûrier 
et  la  production  des  cocons  ;  pour  cette  denrée  précieuse,  elle  a  distancé 
quatre  fois  la  France  :  on  croit  même,  quoique  cette  hypothèse  repose  sur 
des  statistiques  un  peu  hasardées,  qu'elle  a  été  exceptionnellement,  en  1873, 
la  supérieure  de  la  Chine  centrale  pour  la  production  des  soies.  A  elle  seule 
elle  aurait  fourni  le  tiers  de  la  soie  du  monde  entier2;  mais  dans  ces  der- 
nières années,  la  diminution  a  été  grande:  la  récolte  de  1876  a  donné 
seulement  le  tiers  de  celle  de  1874.  La  Péninsule  mérite  toujours  le  nom 
antique  d'Œnotrie,  que  lui  avaient  valu  ses  vins  ;  toutefois  ses  viticulteurs 
sont  encore  loin  d'avoir  égalé  ceux  de  France  pour  l'habileté  des  procédés  ; 
ils  ont  encore  de  grands  progrès  à  faire,  excepté  dans  certaines  parties  de 
l'Italie  continentale  et  de  la  Sicile,  où  se  trouvent  des  vignobles  renommés. 
Quant  à  la  culture  semi-tropicale  du  coton,  elle  n'a  qu'une  très-faible 
importance  économique.  L'élève  du  bétail  et  des  animaux  domestiques, 

1  Superficie  approximative  du  territoire  agricole  de  l'Italie  : 


Olivettes 600,000  hectares. 

Châtaigneraies 600,000       » 

Rizières 150,000       » 

Terrains  incultes,  étangs.  4,000,000       » 


Céréales  et  vignobles .    .     12,000,000  hectares 
Forêts  et  bois.       .    .    .       5,150,000       » 

Pâturages 5,900,000       » 

Prairies 1,200,000       » 

Superficie  totale.    .    .    .     29,600,000 
2  Production  des  soies  grèges  dans  le  monde  : 

1873.  1874. 

Italie 3,125,000  kilogr. 

Chine  (exportation).  . 3,106,000 

Japon , 

Bengale 

Orient  musulman  et  Géorgie.    .   .   , 

France 

Espagne 

Grèce , 


,125,000 

kilogr. 

2,860,000  kilogr. 

,106,000 

» 

3,680,000      »> 

718,000 

» 

559,0)0       « 

4S6,000 

» 

425,000      » 

658,000 

» 

940,000      » 

550,000 

» 

731,000      » 

130,000 

« 

140,000      » 

18,000 

» 

15,000      » 

7/ 


01 0 


NOUVELLE   GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 


en  généra],  est  une  source  de  richesses  beaucoup  plus  sérieuse  *,  mais  c'est 
pour  certains  fromages  seulement  que  les  fermes  de  l'Italie  se  distinguent 
en  Europe  par  l'excellence  de  leurs  produits2. 

L'exploitation  des  mines  de  fer  dans  l'île  d'Elbe,  des  marbres  et  des  gra- 
nits dans  les  grandes  Alpes  et  les  Alpes  Apuanes,  du  borax  et  de  l'acide 
borique  dans  le  Subapennin  toscan,  du  plomb  et  du  zinc  dans  la  Sardaigne, 
du  soufre  dans  la  Sicile,  forment  la  transition  entre  la  simple  extraction  des 
trésors  du  sol  et  l'industrie  proprement  dite5.  Celle-ci  comprend  toutes 
les  spécialités  du  travail  moderne,  depuis  la  fabrication  des  épingles  jusqu'à 
celle  des  locomotives  et  des  grands  navires;  mais  l'Italie  n'a  de  préémi- 
nence que  pour  certains  produits  de  luxe,  les  chapeaux  de  paille  fine, 
les  camées,  les  marbres  et  les  bois  incrustés,  les  objets  en  corail,  les 
verroteries,  et  pour  certaines  préparations  culinaires,  pâtes  et  salaisons. 
Cependant  l'industrie  des  soies  a  pris  récemment  en  Italie  une  grande 
activité  :  Milan  est  devenue  pour  Lyon  une  rivale  dangereuse;  la  fabri- 
cation des  soies  ouvrées  y  est  constamment  en  progrès  et  ses  produits 
sont  fort  recherchés  par  la  Suisse  et  l'Allemagne.  Les  fabriques  de  lainages 
se  comptent  par  centaines  dans  la  province  de  Novare,  à  Biella  surtout,  et 
livrent  au  commerce  des  produits  fort  appréciés.  Les  manufactures  de  coton 


1  Surface  des  terrains  de  culture  et  valeur  approximative  des 
en  1869,  d'après  Maestri  : 

Céréales  :  blé,  riz,  maïs,  etc. 
Pommes  de  terre.    ,    .    .    . 

Terres  laboura-  j  ]  Vins 

blés,  vignobles  >  11 ,055,100  hect.(  Fruits 


produits  de  l'agriculture  italienne, 

75,000,000  faeclol-  2,100,000,000  fr. 

10,000,000 

50,000,000 

? 


et  vergers. 


Olivettes.  .    . 
Châtaigneraies 


555,000 
585,000 
Forêts".  .  .  .  4,158,350 
Prairies.  .  .  .  1,175,450 
Pâturages.    .    .      5,397,450 


Mûriers  (soie) 

Chanvre,  lin,  coton,  etc.    . 

Tabac 

Huile 

Châtaignes 

Bois 

Foin,  produits  du  bétail,  etc. 


50,000,000 
1,100,000,000 
1 

460,000,000 


75,000,000  kilogr. 
3,500,000     « 
1,700,000     »        220,000,000 
5,400,000  liectol. 


2  Animaux  domestiques,  en  1869: 

Bœufs  et  vaches 

Buffles 

Chevaux,  ânes  et  mulets. 

Brebis 

Chèvres 

Cochons 


5,700,000 
40,000 
1,400,000 
8,500,000 
2,200,000 
5,700,000 


''■  Produits  des  mines  et  salines,  exploitées  par  49,450  mineurs  (en  1878).    .     155,000,000  fr. 

Sel 400,000  tonnes.       Minerai  de  zinc 89,050  tonnes. 

Soufre 200  500       »  »  plomb 36,470       » 

Minerai  de  fer 230,200       »  »  cuivre 24,650       » 


INDUSTRIE  DE  L'ITALIE.  611 

prennent  de  l'extension,  mais  elles  sont  encore  inférieures  en  nombre  à 
celles  de  l'Espagne  et  ne  possèdent  qu'un  demi-million  de  broches,  pas 
même  la  dixième  partie  de  ce  que  possède  la  France.  Quant  aux  tissus  de 
lin  et  de  chanvre,  ils  se  font  encore  principalement  à  la  main  dans  toute 
l'Italie.  En  dehors  de  la  filature  des  étoffes,  la  grande  industrie  manufac- 
turière, avec  ses  usines,  qui  sont  des  cités,  et  son  peuple  de  machines  en 
mouvement,  est  encore  faiblement  représentée  dans  l'Italie  du  Nord  et,  si 
ce  n'est  à  Naples,  tout  à  fait  inconnue  dans  l'Italie  méridionale.  Les 
ouvriers,  d'ailleurs  nombreux,  puisqu'ils  forment  un  septième  de  la  popu- 
lation, sont  en  grande  majorité  des  artisans  travaillant  chez  eux  ou  dans 
de  petits  ateliers  ;  ils  n'ont  pas  encore  été  saisis  par  l'immense  engrenage 
de  la  division  du  travail  pour  être  groupés  en  armées  au  service  de  la 
vapeur  et  de  tout  le  mécanisme  qu'elle  met  en  mouvement.  Il  en  résulte 
que,  dans  l'histoire  contemporaine  des  luttes  économiques,  l'Italie  ne 
présente  pas  les  mêmes  phénomènes  que  la  France,  la  Belgique,  l'Alle- 
magne et  l'Angleterre.  Mais  cette  différence  va  s'atténuant  de  jour  en  jour, 
car  la  plupart  des  petites  industries,  avec  leurs  ateliers  éparpillés  et  leurs 
ouvriers  travaillant  en  chambre  ou  sur  la  voie  publique,  sont  condamnées 
à  disparaître  devant  la  formidable  usine. 

Le  commerce  de  la  péninsule  italienne  est  destiné  à  passer  par  des 
transformations  analogues  à  celles  de  l'industrie.  Quoique  la  flotte  mercan- 
tile de  l'Italie  soit  fort  considérable  et  qu'elle  le  cède  en  importance  seule- 
ment aux  flottes  des  Iles  Britanniques,  des  États-Unis,  de  l'Allemagne  et  de 
la  France,  quoiqu'elle  ait  même  un  énorme  personnel  de  marins  et  de 
pêcheurs,  plus  de  200,000  individus,  son  activité  commerciale  est  loin 
d'être  en  rapport  avec  son  tonnage1.  Si  ce  n'est  à  Gênes,  qui  ressemble  par 
son  esprit  de  spéculation  aux  grands  ports  du  nord  de  l'Europe,  et  qui 
possède  avec  les  villes  voisines  les  trois  quarts  de  la  flotte  nationale  de  com- 

1  Statistique  de  la  navigation  de  l'Italie. 

Flotte  commerciale  à  voile  en  1876    ....  10,905  nav.  jaugeant  1,020,500  tonnes. 

»               »            à  vapeur       »      ....  142  »  57,880       » 

Ensemble 11,045  nav.  jaugeant  1,078,380  tonnes. 

Petites  embarcations  des  ports,  ayant  moins  de  6  tonneaux,  en  1877.  .  9,074 

Mouvement    de    la   navigation  en   1878  229,796     nav.  jaugeant  28,198,100  tonnes. 

»             navires  à  voiles                »  191,235  »  8,955,600       » 

»                  »     à  vapeur             »  38,561  »  19,242,500       » 

Part     du     pavillon     italien     en     1871  221,596  »  14.687,000       » 

»                        »        anglais               »  5,805  »  5,509,200       » 

»                        »        français             )>  4,457  »  1,675,600       » 

»                        »        autrichien          »  2,196  »  605,800       » 

»                       »        grec                  »  1,524  4>  261,600       » 

Marins  et  pêcheurs  en  1870  208,600  hommes. 


612 


NOUVELLE   GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 


merce,  "l'immense  outillage  de  navigation  maritime  ne  sert  à  l'Italie  que 
pour  des  expéditions  de  petite  pêche  et  pour  le  trafic  du  cabotage  méditer- 


H°   115.  —    ÏAVir.ATIOX   COMPARÉE    DES    PORTS    D  ITALIE    ES    1873. 


Canlofo 


yJ>Pi 


'V 


NaviCatLoit  Internat. 
Cabotage 


il>oo  ooo  -tonnes 


On  n'a  fait  particulièrement  mention  que  des  ports  dont  le  commerce  est  au  moins  de  50,000  tonnes. 

ranéen.  Les  navires  italiens  qui  se  hasardent  en  plein  Océan  sont  relativement 
peu  nombreux;  avant  l'année  1845,  leur  pavillon  ne  s'était  pas  encore 
montré  dans  l'océan  Pacifique,  et  de  nos  jours  encore,  on  le  voit  rarement 


COMMERCE   DE   L'ITALIE.  013 

dans  les  mers  de  l'extrême  Orient.  C'est  là  un  sujet  d'inquiétude  pour  les 
patriotes  et  ils  font  une  propagande  active  pour  décider  les  commerçants  des 
ports  à  entrer  en  relations  directes  d'affaires  avec  les  pays  d'outre-mer.  Il  est 
vrai  que,  par  sa  position  au  centre  de  la  Méditerranée,  l'Italie  a  le  privilège 
assuré  de  pouvoir  prélever  sa  part  de  tous  les  échanges  qui  s'opèrent  entre 
les  rivages  opposés  de  son  bassin  maritime  ;  elle  profitera  nécessairement 
de  tous  les  accroissements  en  population  et  de  tous  les  progrès  en  industrie 
qui  s'accompliront  en  Afrique,  de  l'Egypte  au  Maroc  ;  mais  les  routes  ter- 
restres qui  ne  passent  point  sur  son  territoire  la  priveront  d'un  élément  de 
trafic  fort  important.  On  peut  affirmer,  sans  crainte  d'erreur,  que  le  chemin 
de  fer  de  Calais  et  d'Anvers  à  Salonique  et  à  Constantinople,  future  grande 
voie  transversale  de  l'Europe,  enlèvera  aux  ports  de  l'Italie  une  part  consi- 
dérable de  leurs  échanges.  Le  petit  nombre  de  bateaux  à  vapeur  dont  les 
armateurs  italiens  disposent  les  met  aussi  dans  une  situation  de  grande 
infériorité  relativement  à  leurs  rivaux  de  Trieste,  de  Marseille  et  de  l'Angle- 
terre. Eux-mêmes  sont  obligés  de  s'adresser  à  l'étranger  pour  l'expédition 
des  marchandises  précieuses  ;  un  quart  seulement  du  commerce  extérieur  se 
fait  sous  pavillon  national.  Marins  et  navires  ne  fournissent  par  homme  et 
par  tonne  qu'une  faible  quantité  du  travail  qu'ils  produiraient  ailleurs. 

Le  grand  mouvement  maritime  du  pourtour  des  côtes  italiennes  pourrait 
faire  illusion  sur  le  mouvement  réel  des  échanges  dans  la  Péninsule.  La 
forme  allongée  de  l'Italie,  les  remparts  de  montagnes  qui  obstruent  les 
communications  à  l'intérieur,  le  manque  de  voies  navigables,  ont  rejeté  le 
commerce  sur  le  littoral,  et  c'est  précisément  en  raison  de  l'activité  des  ports 
que  les  chemins  éloignés  de  la  mer  restent  infréquentés.  Mais  ce  manque 
d'équilibre  commercial  entre  la  côte  et  les  contrées  de  l'intérieur  s'atténue 
graduellement.  Sous  l'influence  des  événements  politiques  et  du  travail  in- 
dustriel, la  géographie  de  l'Italie  s'est  complètement  modifiée  ;  les  traits  du 
relief  et  des  contours  de  la  Péninsule  ont  pris  une  autre  valeur  et  le  rôle 
qu'ils  ont  à  remplir  de  nos  jours  est  tout  différent  de  celui  qui  leur  appar- 
tint pendant  l'histoire  des  siècles  passés. 

Les  routes,  les  chemins  de  fer  ont  été  les  principaux  agents  de  ce  nouvel 
aménagement  géographique.  C'est  avec  un  grand  sens  que  les  Italiens  ont 
donné  à  l'une  de  leurs  provinces  les  plus  populeuses  le  nom  d'une  route 
qui  la  traverse  dans  toute  sa  longueur  :  l'importance  des  grandes  voies 
dans  le  développement  historique  des  nations  est  tellement  capitale,  que 
l'Emilie  peut  être,  en  effet,  considérée  comme  redevable  de  sa  pros- 
périté à  la  voie  Emilienne;  toutes  ses  grandes  villes,  de  l'Adriatique 
au   Pô,   reçoivent  le  flot  de  vie  par  cette  artère  qui  les  relie  les  unes  aux 


614  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

autres.  El  dans  l'Italie  du  Nord,  l'histoire  de  la  forteresse  de  Vérone  et  de 
tous  les  champs  de  bataille  qui  l'entourent,  ne  témoigne-t-elle  pas  du  rôle 
immense  que  remplit  une  simple  route  dans  les  destinées  des  peuples? 

La  révolution  géographique  la  plus  importante  que  les  voies  de  commu- 
nication aient  opérée  dans  l'intérieur  de  la  Péninsule,  est  celle  de  la  subju- 
gation  des  Apennins,  de  môme  que  pour  les  rapports  de  l'Italie  avec  l'é- 
tranger le  fait  le  plus  considérable  est  la  percée  des  Alpes1.  Les  Apennins,  qui 
partageaient  autrefois  l'Italie  en  un  grand  nombre  de  bassins  séparés  ayant 
d'autres  débouchés  commerciaux,  une  destinée  politique  différente,  ne  sont 
plus  qu'un  obstacle  très-amoindri  entre  les  deux  versants  de  la  Péninsule. 
Outre  les  grandes  routes  carrossables,  cinq  chemins  de  fer  franchissent  déjà 
l'Apennin,  entre  Turin  et  Savone,  Milan  et  Gênes,  Bologne  et  Florence,  Ancône 
et  Rome,  Foggia  et  Naples  ;  d'autres  lignes  de  rails,  s'avançant  de  part  et 
d'autre,  vont  se  rejoindre  prochainement  dans  les  galeries  souterraines  ou 
sur  les  cols  de  la  montagne.  Bien  plus  encore  qu'au  génie  de  ses  hommes 
d'État,  et  même  qu'au  dévouement  de  ses  patriotes,  l'Italie  doit  sa  grande 
évolution  politique  à  ces  chemins  de  fer  et  aux  nouvelles  conditions  qui 
en  résultent.  Lorsque  tous  les  Italiens,  Lombards,  Piémontais  et  Génois, 
Florentins,  Romains  et  Romagnols,  ne  furent  plus  séparés  matériellement 
et  purent  s'établir  dans  toute  ville  de  la  Péninsule  aussi  facilement  que 
dans  leur  lieu  natal,  la  patrie  était  fondée.  Les  ingénieurs  avaient  déjà  fait 
l'unité  de  l'Italie  lorsqu'ils  eurent  relié  les  unes  aux  autres  les  voies  fer- 
rées de  Civita-Vecchia,  de  Naples,  d'Ancône  et  de  Florence,  dans  cette  même 
cité  d'où  partaient  autrefois  les  chemins  pavés  des  Romains. 

Le  chemin  de  fer  qui  longe  le  rivage  de  l'Adriatique,  de  Rimini  à 
Brindisi  et  à  Otrante,  et  qui  fait  partie  de  la  ligne  commerciale  de 
Londres  à  Suez  et  à  Bombay,  a  fait  aussi  un  grand  changement  dans  la 
géographie  de  la  Péninsule.  Jusqu'à  maintenant,  le  côté  occidental  de 
l'Italie,  celui  qui  possède  l'Arno,  le  Tibre,  le  Garigliano,  celui  dont  le  lit- 
toral a  le  privilège  des  golfes,  des  ports  et  des  archipels,  avait  été  la  moitié 
vivante  de  la  presqu'île  proprement  dite  :  c'est  là  que  se  trouvaient  les 
grands  marchés,  les  villes  opulentes,  les  centres  de  civilisation,  les  lieux 
de  rendez-vous  pour  les  étrangers.  Mais  voici  que  la  voie  ferrée  a  tout  à 
coup  reporté  l'axe  du  commerce  sur  la  côte  orientale  de  la  Péninsule.  Les 
villes  de  premier  ordre  n'y  sont  pas  encore  nées,  mais  c'est  déjà  l'un  des 
principaux  chemins  de  l'ancien  monde,  et  des  milliers  de  voyageurs  qui 

1  Commerce  de  l'Italie  avec  l' Austro-Hongrie  : 

1S61 07,000,000  fr. 

1872 447,000,000    » 


CHEMINS  DE  FER  DE  L'ITALIE. 


6i7 


viennent  de  faire  le  tour  de  la  Terre  y  passent  sans  se  détourner  de  leur 
route  pour  visiter  Naples,  Rome  ou  Florence,  de  l'autre  côté  des  Apennins 1. 


N0   116. VOIES   DE    COMMUNICATION    DE    L'ITALIE   EX   1816. 


Gravé  par  Erhaj>d 


Echelle   de    1'-  6000000. 


O  ^rO  80  l60 


1  Voies  de  communication  d'Italie  : 

Canaux  et  rivières  navigables  (1874) 2,990  kilomètres. 

Grandes  routes  nationales  et  provinciales,  etc 150,000 

Chemins  de  fer  (1er  janv.  1880) 8,540. 

Télégraphes  (1878)  .   .   .     24,850   kilomètres.        Télégrammes  (1878)  ....     5,751,022 
i.  78 


618  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

L'ensemble  des  échanges  de  l'Italie  avec  le  reste  du  monde  s'élève  par 
terre  et  par  mer,  y  compris  le  mouvement  de  transit,  à  un  total  moyen  un 
peu  supérieur  à  deux  milliards  de  francs,  soit  à  80  francs  par  tête1.  Le 
progrès  commercial  est  grand,  puisque  en  quinze  ans  le  mouvement  des 
échanges  a  presque  doublé;  mais  depuis  quelques  années,  le  recul  est 
considérable  ;  pour  son  activité  commerciale  l'Italie  n'est  pas  seulement 
dépassée  par  l'Angleterre,  la  France,  l'Allemagne,  l'Austro-Hongrie  et  la 
Russie,  elle  est  également  l'inférieure  de  contrées  d'une  faible  étendue, 
telles  que  la  Belgique  et  la  Hollande.  Plus  du  quart  du  commerce  de  l'Italie 
se  fait  avec  la  France,  et  près  d'une  moitié  avec  l'Angleterre,  l'Austro- 
Hongrie  et  la  Suisse  ;  le  quart  restant  se  répartit  d'une  manière  fort  inégale 
entre  les  divers  pays  du  monde.  Ainsi,  tandis  que  les  rapports  commerciaux 
de  l'Italie  avec  l'Espagne  sont  presque  insignifiants,  ils  sont  assez  actifs  et 
croissent  rapidement  avec  la  Turquie  et  les  anciens  Etats  barbaresques  ; 
récemment  encore  les  navires  italiens  ne  se  hasardaient  au  delà  du  seuil  de 
Gibraltar  que  pour  cingler  vers  l'estuaire  de  la  Plata,  mais  ils  savent  main- 
tenant prendre  le  chemin  des  Etats-Unis  et  même  remplacer  les  bâtiments 
américains  dans  le  commerce  international  ;  des  naturalistes  et  des  com- 
merçants envoyés  par  la  ville  de  Gênes  explorent  maintenant  la  Nouvelle- 
Guinée,  les  Moluques  et  les  archipels  voisins  pour  y  découvrir  de  nouveaux 

1  Commerce  extérieur  de  l'Italie  : 

Importation.  Exportation.  Total. 

1862 ■.  850,029,350  fr.  577,468,550  fr.  1,407,497,700  fr. 

1873 .  1,286,700,000    »  1,155,100,000  »  2,419,800,000  » 

»    (avec transit).  1,469,956,000    »  1,507,714,000  »  2,777,670,000  » 

1880 1,224,841,100    »  1,150,644,500  »  2,555,485,000  » 

Articles  de  commerce  les  plus  importants,  en  1872  : 

Importation.  Exportation. 

1°  Soie  brute 49,760,000  fr.  406,686,000  fr. 

»    manufacturée 127,815,000  »  24,774,000  » 

2°  Mercerie,  cmincaillerie 90,415,000  »  117,793,000  » 

3°  Denrées  coloniales;  sucs  végétaux,  etc.  146,481,000  »  58,410,000  » 

4°  Céréales,  farines  et  pâtes 125,592,000  »  74,189,000  * 

5°  Coton  brut  et  manufacturé 157,591,000  »  20,172,000  » 

6°  Pierres,  terres,  charbons 58,018,000  »  45,207,000  >: 

Ordre  d'importance  des  différentes  contrées  dans  le  commerce  italien,  en  1871  : 

Importation.  Exportation. 

1°  France  et  Algérie 201,868,000  fr.  402,509,000  fr, 

2°  Angleterre 282,865,000    »  142,054,000    » 

5°  Austro-Hongrie .  172,574,000    »  198  571,000    » 

4°  Suisse 52,009,000    »  150,951,000    » 

5°  États-Unis 50,745,000    »  51,855,000    » 

6°  Turquie .  -49,478,000    »  10,979,000    »           v; 


Commerce  total.    , 965,698,000  fr.       1,085,460,000  fr. 


ÉTAT   SOCIAL  ET  COMMERCE   DE  L'ITALIE.  619 

débouchés  de  trafic  ;  d'autres  entrent  en  relations  avec  l'Abyssinie  et  les 
ports  de  la  mer  Rouge. 

Le  fléau  de  l'Italie  est  la  misère  sous  laquelle  des  millions  de  ses  culti- 
vateurs sont  accablés,  même  dans  les  campagnes  les  plus  fécondes,  comme 
celles  de  la  Lombardie  et  de  la  Basilicate  maritime.  Privés  de  terres  qui 
leur  appartiennent,  incertains  du  salaire  qui  viendra,  les  paysans  des 
Abruzzes  et  de  Molise  sont  restés  serfs,  quoique  libres  d'après  la  loi  ;  ils 
appartiennent  au  maître  comme  dans  le  «  bon  vieux  temps.  »  En  tenant 
compte  de  ce  que  père,  mère  et  enfants  peuvent  gagner  dans  les  saisons  les 
plus  favorables,  il  se  trouve  que  ce  gain  ne  suffit  même  pas  à  fournir  le 
pain  nécessaire  à  toute  la  famille  ;  aussi  le  repas  consiste-t-il  en  châtaignes, 
en  polente  de  maïs,  en  pâtes  de  farines  avariées  ;  rien  ne  reste  du  salaire 
pour  le  vêtement,  pour  l'ameublement  ou  l'ornement  de  la  cabane,  pour 
l'achat  de  remèdes,  trop  souvent  nécessaires!  En  1876,  le  gouvernement 
a  fait  opérer  6,644  saisies,  pour  une  valeur  totale  de  662,772  francs,  une 
centaine  de  francs  par  saisie.  Les  paysans  vivent  en  d'affreux  taudis,  où 
l'air  n'arrive  que  souillé.  Toutes  les  maladies  causées  par  l'insuffisance  de 
nourriture  sont  communes,  et  la  mortalité  des  enfants  est  considérable. 
L'émigration,  qui  enlève  à  la  Péninsule  un  si  grand  nombre  de  ses  fils  pour 
les  envoyer  à  la  Plata,  au  Pérou,  aux  États-Unis,  en  France,  en  Suisse,  en 
Algérie  et  à  Tunis,  en  Turquie  et  en  Egypte,  est  donc  un  double  allégement. 
Elle  fournit  du  pain  à  ceux  qui  partent  et  par  les  lettres  et  les  envois  d'ar- 
gent relève  les  espérances  de  ceux  qui  restent.  On  dit  que  sur  le  demi-mil- 
lion d'Italiens  qui  se  trouvent  à  l'étranger,  une  centaine  de  mille  s'occupent 
d'art  sous  une  forme  ou  sous  une  autre,  soit  comme  musiciens,  peintres  et 
sculpteurs,  soit  comme  chanteurs  des  rues  et  porteurs  d'orgues  de  Barbarie. 

L'ignorance,  compagne  ordinaire  de  la  misère,  est  encore  fort  grande 
dans  presque  toutes  les  provinces  de  la  Péninsule.  On  ne  peut  mesurer,  il 
est  vrai,  l'état  relatif  de  l'éducation  dans  les  différents  pays  que  par  le 
nombre  des  écoles  et  de  ceux  qui  savent  lire  et  écrire  ;  si  l'on  s'arrête  à 
cette  indication  superficielle,  on  risque  fort  de  se  tromper,  car,  grâce  aux 
avantages  d'une  longue  civilisation  transmise  par  l'hérédité,  les  cultivateurs 
toscans  et  napolitains  auxquels  tout  grimoire  alphabétique  est  inconnu  n'en 
ont  pas  moins  beaucoup  plus  d'esprit  et  de  savoir-vivre  que  des  paysans  du 
Nord  relativement  instruits.  Toutefois  c'est  un  grand  malheur  pour  l'Italie 
que  l'ignorance  des  rudiments  mette  une  part  si  considérable  de  sa  popu- 
lation en  dehors  de  toute  lutte  pour  le  progrès  intellectuel.  Encore  moins 
de  la  moitié  des  hommes  faits  ont  sondé  les  mystères  de  l'alphabet  ;  les 
trois  quarts  des  femmes  sont  classées  parmi  les  analfabeti,  et  bien  que, 


,>20  NOUVELLE  GEOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

d'après  la  loi,  toute  commune  doit  être  pourvue  d'une  école,  il  en  est 
encore  plusieurs  milliers  qui  n'ont  pas  reçu  la  visite  de  l'instituteur1.  Au 
lieu  de  la  proportion  normale  de  1  habitant  sur  6  ou  7  suivant  les  cours 
de  l'école,  la  proportion  des  élèves  n'est  que  de  1  sur  15.  Une  seule  pro- 
vince, le  Piémont,  présente  un  nombre  d'alfabeti  supérieur  à  celui  des 
ignares  et  c'est  précisément  la  partie  de  l'Italie  qui,  de  gré,  de  ruse  ou  de 
Jbrce,  a  fini  par  s'annexer  les  autres.  Et  tandis  que  les  écoles  tardent  à 
s'ouvrir  en  Italie,  les  vieilles  mœurs  de  violence  et  de  meurtre  se  main- 
tiennent encore.  En  1874,  le  ministre  de  l'intérieur  Cantelli  évaluait  le 
nombre  moyen  des  homicides  à  5,000  par  an,  à  4,000  celui  des  vols  à  main 
armée,  à  50,000  celui  des  luttes  avec  blessures.  Plus  de  150,000  Italiens 
sont  ammoniti,  c'est-à-dire  soumis  ou  condamnables  au  domicile  forcé  ;  il 
est  vrai  que  des  milliers  d'entre  eux  le  sont  pour  causes  politiques. 

Une  des  causes  principales  d'arrêt  ou  de  retard  de  développement  pour 
le  peuple  italien  est  le  désarroi  constant  des  finances  d'Etat  et  le  lourd 
fardeau  d'impôts  vexatoires  qui  en  est  la  conséquence.  Proportionnellement 
à  la  France,  toute  dette  nationale  peut  sembler  légère  ;  mais  celle  de 
l'Italie,  de  plus  de  dix  milliards,  dépasse  les  ressources  de  la  nation.  Cette 
somme  prodigieuse  s'est  accumulée  pendant  la  durée  de  moins  d'une 
génération;  en  outre,  elle  s'est  augmentée  régulièrement  chaque  année 
<l'un  déficit  qui,  dans  les  mauvaises  années,  a  même  été  de  500  millions  de 
francs.  Les  recettes  s'accroissent,  mais  les  dépenses  augmentent  dans  la 
même  proportion  et  par  suite  l'écart  devient  de  plus  en  plus  inquiétant. 
L'aggravation  des  tarifs  douaniers,  les  impôts  sur  la  consommation,  la 
loterie2,  qui  contribue  pour  une  si  forte  part  à  démoraliser  les  populations, 
surtout  dans  le  Napolitain,  la  vente  des  biens  d'Eglise3  ne  comblent  point 
le  déficit.  L'entretien  d'une  armée  considérable,  que  le  gouvernement  ne 
parvient  pourtant  pas  à  organiser  d'une  manière  efficace,  le  manque  de 
suite  dans  les  entreprises,  des  prodigalités  injustifiables,  des  actes  nom- 
breux d'improbité  dans  l'administration  ont  empêché  pendant  longtemps  le 
système  financier  de  l'Italie  de  reprendre  son  équilibre. 

,  *  Etat  de  l'instruction  publique  en  Italie  : 

Écoles  primaires,  en  1873 43,380  fréquentées  par  1,659,107  enfants, 

Ecoles  secondaires,  lycées  et  gymases,  en  1878  .  692  »  44,807  personnes. 

Universités  (4  libres),  en  1879 21  ,>  10,028         » 

Livres  publiés  en  1877:  5,743.  Journaux  publiés  en  1880,  1,454  (149  quotidiens). 

xNombrc  des  conscrits  analfabeti,  1872 56,7  sur  100 

»  fiancés  »  1868 59  hommes,  78  femmes  sur  100. 

^Revenu  de  la  loterie  en  1874.    .   .     75,000,000  fr.     dont  25,000,000  dans  le  Napolitain. 
•Vente  des  biens  d'Église,  du  26  octobre  1867  au  28  février  1878  : 

124,882  lots,  d'une  valeur  de  531,457,160  francs. 


ETAT  SOCIAL  DE  L'ITALIE.  621 

La  situation  besoigneuse  de  l'Italie  la  met  forcément,  beaucoup  plus 
qu'elle  ne  voudrait  se  l'avouer,  sous  la  dépendance  de  l'étranger.  Pour 
ménager  et  consolider  son  crédit,  pour  assurer  les  emprunts  et  le  service 
de  la  dette,  indirectement  accrue  par  celle  des  grandes  communes,  Naples, 
Florence,  Milan,  Rome,  il  lui  faut  nouer  avec  les"  Capitalistes  d'Europe  des 
négociations  qui  ne  sont  pas  toujours  d'ordre  purement  financier1.  En  outre, 
l'état  défectueux  des  forces  militaires  et  navales  oblige  le  gouvernement 
italien  à  s'appuyer,  suivant  les  circonstances,  sur  l'une  ou  l'autre  puissance 
européenne.  Quoi  qu'en  dise  un  mot  fameux,  l'Italie  n'a  point  «  fait  par 
elle-même  »  ;  c'est  à  d'habiles  alliances  qu'elle  a  dû  de.se  constituer  politi- 
quement, et  c'est  encore  en  dehors  de  ses  frontières  qu'elle  doit  chercher 
un  point  d'appui.  Jusqu'à  maintenant  elle  n'a  jamais  marché  dans  unefière 
indépendance. 

Le  pape,  qui  put  jadis  se  qualifier  de  «  soleil  parmi  les  lunes  terrestres, 
empereurs  et  rois  »,  a  perdu  tout  pouvoir  politique  dans  ses  anciens  Etats. 
Ce  n'est  plus  en  souverain,  mais  en  hôte,  qu'il  réside  encore  au  Vatican,  et 
l'argent  que  lui  offre  le  gouvernement  italien,  et  que  d'ailleurs  il  n'a  cessé 
de  refuser,  n'est  pas  un  tribut,  mais  une  gracieuseté.  Néanmoins,  la  desti- 
tution temporelle  du  souverain  pontife  n'a  point  été  acceptée  par  la  majo- 
rité des  croyants  catholiques  ;  ceux  de  la  Péninsule,  aussi  bien  que  ceux  de 
l'Europe  et  du  monde,  protestent  et  ne  laissent  passer  aucune  occasion  de 
s'attaquer  au  nouvel  ordre  de  choses.  L'Europe  politique  se  trouve  ainsi 
beaucoup  trop  directement  intéressée  aux  affaires  intérieures  de  l'Italie  pour 
qu'elle  no  soit  pas  tentée  souvent  d'intervenir  :  il  y  a  là  un  danger 
que  toutes  les  habiletés  diplomatiques  ne  parviendront  peut-être  pas  à  con- 
jurer. Ce  coin  de  terre,  ce  palais,  ce  jardin  qui  restent  à  leur  maître  sont 
comparés  par  les  zélateurs  de  la  papauté  au  point  fixe  que  cherchait  Àrchi- 
mède,  et  suffisent,  disent-ils,  pour  appuyer  le  levier  qui  soulèvera  le  Monde. 
Quoi  qu'il  en  soit,  il  y  a  lutte,  et  ce  n'est  pas  dans  la  Péninsule  seulement 
qu'ont  lieu  les  péripéties  du  conflit. 

On  ne  saurait  douter  que  l'Italie  ne  sorte  tôt  ou  tard  de  cette  fausse 
position  qui  fait  de  sa  capitale  le  chef-lieu  d'un  État  indépendant,  et  en 

1  Dépenses  du  trésor  italien  en  1801.    .       605,175,000  fr.        1876.    .       1,472,950,000  fr. 
Recettes  »  »     '.    ■       458,522,000    »  »    -   '.       1,344,710,000    » 

Déficit  »  »     .    .       146,851,000  fr.  »        .  128,240,000  fr. 

Total  de  la  dette         »             »     .    .  2,500,000,000    »  »    .    -     10,060,000,000   » 

Intérêts  de  la  dette      »             »     .    .  150,822,000    »  »    .    .          583,550,000   » 

Dettes  communales  en  1877   ....  701,250,000  » 

Billets  à  cours  forcé 1875 1,484,400,000  fr. 


C22  NOUVELLE   GEOGRAPHIE    UNIVERSELLE. 

même  temps  le  siège  d'un  gouvernement  théocratique  auquel  obéissent  tous 
les  catholiques  du  monde.  Cette  contradiction  est  destinée  à  disparaître 
d'autant  plus  tôt  que,  parmi  les  grandes  agglomérations  européennes,  l'Italie 
est  précisément  une  de  celles  qui,  par  la  force  même  des  choses,  garderont 
le  plus  longtemps  leur  individualité  nationale.  Tard  venus  dans  l'assemblée 
des  peuples  centralisés,  les  Italiens  tiennent  d'autant  plus  à  leur  patrie 
qu'ils  l'ont  fondée  depuis  un  temps  plus  court  :  elle  est  pour  eux  une 
conquête  dont  ils  ne  voudront  pas  se  dessaisir,  surtout  tant  qu'elle  restera 
inachevée  et  que  plusieurs  terres  italiennes  manqueront  au  groupe  des 
provinces  unies.  La  précision  singulière  avec  laquelle  sont  dessinés  les 
contours  géographiques  de  la  Péninsule  aidera  d'ailleurs  les  Italiens  à 
garder  leur  sentiment  national  dans  son  intensité.  Le  mur  des  Alpes  restera 
devant  leurs  yeux  comme  un  symbole,  longtemps  après  que  les  routes  et  les 
chemins  de  fer  en  auront  escaladé  ou  sous-franchi  tous  les  cols  importants. 
Mais,  par  cela  même  que  la  nationalité  italienne  est  nettement  limitée  et 
qu'elle  a  toute  chance  de  se  maintenir  avec  plus  de  persistance  que  d'autres 
à  frontières  moins  précises,  elle  a  moins  de  force  d'expansion.  Si  l'on  excepte 
le  mouvement  d'émigration  vers  les  contrées  de  la  Plata,  le  rôle  de  l'Italie 
reste  essentiellement  méditerranéen  :  il  s'exerce  à  peine  sur  le  versant  exté- 
rieur des  Alpes,  moins  encore  en  dehors  des  portes  de  Suez  et  de  Gibral- 
tar. A  Tunis,  en  Egypte,  la  langue  italienne,  représentée  par  ses  divers 
patois,  peut  acquérir  une  certaine  prépondérance,  mais,  dans  le  reste  du 
monde,  elle  a  peu  de  chances  de  pouvoir  lutter  avec  l'anglais,  le  français, 
l'espagnol,  l'allemand  et  le  russe.  Le  beau  parler  de  Dante  n'est  certaine- 
ment point  celui  qu'emploieront  les  peuples  comme  langage  universel. 


GOUVERNEMENT     ET     ADMINISTRATION. 


D'après  le  Statut  fondamental  du  royaume,  promulgué  au  mois  de  mars 
1848,  l'Italie  est  une  monarchie  héréditaire  et  représentative.  Appliquée 
d'abord  aux  seuls  États  du  roi  de  Sardaigne,  la  charte  constitutionnelle  a 
été  graduellement  étendue,  après  chaque  nouvel  agrandissement  du  royaume, 
à  la  Lombardie,  à  la  Toscane,  à  l'Emilie  et  aux  Marches,  au  Napolitain  et 
à  la  Sicile,  à  la  Vénétie,  puis  à  Rome  et  à  sa  province. 

Le  Statut,  comme  la  plupart  des  documents  de  même  nature,  garantit  à 
tous  les  «  régnicoles  »  l'égalité  devant  la  loi,   la  liberté  individuelle,  l'in- 


GOUVERNEMENT  DE  L'ITALIE.  625 

violabilité  du  domicile.  La  presse  est  libre,  «  mais  une  loi  en  réprime  les 
abus.  »  Le  droit  de  réunion  est  reconnu,  mais  non  quand  il  s'agit  «  d'as- 
semblées tenues  dans  un  lieu  ouvert  au  public  ;  »  tous  les  citoyens  jouis- 
sent également  des  droits  civils  et  politiques  et  sont  admissibles  à  toutes 
les  fonctions  civiles  et  militaires,  «  sauf  les  exceptions  déterminées  par  les 
lois  ». 

Le  roi  est  seul  chargé  du  pouvoir  exécutif,  mais  toutes  les  lois,  tous  les 
actes  du  gouvernement  doivent  être  revêtus  de  la  signature  d'un  ministre. 
Le  roi,  chef  suprême  de  l'Etat,  commande  les  forces  de  terre  et  de  mer, 
déclare  la  guerre,  conclut  les  traités  de  paix,  d'alliance  et  de  commerce, 
à  la  seule  condition  d'en  rendre  compte  aux  Chambres  «  quand  l'intérêt  et 
la  sûreté  de  l'Etat  le  permettront  ;  »  cependant  les  traités  qui  impliquent 
un  accroissement  de  charges  financières  ou  des  changements  de  territoire 
n'ont  de  force  qu'après  avoir  obtenu  l'assentiment  des  Chambres.  Le  roi 
nomme  à  toutes  les  charges  de  l'Etat,  désigne  les  sénateurs  du  royaume, 
dissout  la  Chambre  des  députés,  fait  exercer  la  justice  en  son  nom,  possède 
le  droit  de  grâce  et  de  commutation  des  peines.  Il  a  l'usage  de  tous  les 
biens  de  la  Couronne  et  peut  disposer  de  son  patrimoine  privé,  soit  par  acte 
entre  vifs,  soit  par  testament,  sans  s'astreindre  aux  règles  des  lois  civiles, 
qui  limitent  les  quotités  disponibles.  Le  traitement  que  la  nation  fait  au  roi 
et  les  apanages  des  princes  de  la  famille  royale  dépassent  vingt  millions  de 
francs  par  budget  annuel. 

Le  nombre  des  sénateurs  n'est  pas  limité.  Le  roi  les  choisit  parmi  les 
dignitaires  religieux,  civils  et  militaires,  les  fonctionnaires  de  tout  ordre,  les 
personnes  riches  qui  payent  à  l'Etat  plus  de  5,000  francs  d'impôt  et  tous 
ceux  qu'il  juge  avoir  illustré  la  patrie  par  des  services  ou  des  mérites  émi- 
nents.  Pour  briguer  une  place  au  Sénat,  il  faut  avoir  au  moins  quarante 
ans  d'âge.  Les  candidats  à  la  députation  doivent  avoir  accompli  l'âge  de 
trente  ans  ;  ils  sont  élus  pour  un  espace  de  cinq  années,  mais  leur  mandat 
cesse  de  plein  droit  si  la  Chambre  est  dissoute  avant  l'expiration  de  cette 
période.  Pas  plus  que  les  sénateurs,  ils  ne  reçoivent  d'indemnité  :  c'est  en 
partie  ce  qui  explique  le  peu  de  zèle  dont  la  plupart  des  sénateurs  et  des 
représentants  sont  animés  pour  l'accomplissement  de  leur  mandat  ;  il  en 
est  même  qui  ne  se  sont  jamais  donné  la  peine  de  siéger.  Les  décisions 
n'étant  valables  qu'après  avoir  été  votées  dans  une  assemblée  composée  de  la 
moitié  des  membres  plus  un,  des  semaines  entières  se  passent  quelquefois 
sans  qu'on  puisse  arriver  au  vote  final  des  questions  importantes  ;  quant  aux 
lois  secondaires,  elles  sont  pour  la  plupart,  au  mépris  du  Statut,  votées  par 
une  simple  minorité. 


624  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE    UNIVERSELLE. 

Les  citoyens  ne  sont  pas  tous  électeurs  politiques  :  on  en  compte  seule- 
ment 400,000,  divisés  en  508  collèges  électoraux.  Ils  doivent  avoir  au  moins 
vingt-cinq  ans  d'âge,  savoir  lire  et  écrire,  et  payer,  en  outre,  un  impôt  de 
40  francs  au  moins.  Tous  les  membres  des  académies,  les  professeurs  d'uni- 
versités et  de  collèges,  les  fonctionnaires  et  les  membres  des  ordres  équestres, 
tous  ceux  qui  exercent  des  professions  libérales,  tous  les  négociants  établis 
et  munis  d'une  certaine  patente,  tous  les  rentiers  de  l'Etat  recevant  plus  de 
600  francs  sont  aussi  électeurs  de  droit.  En  général  les  électeurs  politiques 
de  l'Italie  ne  donnent  guère  de  preuves  de  leur  empressement  à  courir  au 
scrutin.  En  moyenne,  le  nombre  des  votants  est  inférieur  à  40  pour  100  des 
inscrits. 

Au  point  de  vue  administratif,  chaque  province  de  l'Italie  est  considérée 
comme  une  «  personne  morale  »,  libre  de  posséder  sans  autorisation  du 
gouvernement  central  et  jouissant  d'une  certaine  autonomie.  Le  conseil  pro- 
vincial se  compose  d'une  vingtaine  à  une  soixantaine  de  membres,  nommés 
pour  cinq  ans  par  les  électeurs  municipaux  et  renouvelé  par  cinquième.  Ce 
conseil  siège  d'ordinaire  une  seule  fois  par  an  et  s'occupe  presque  unique- 
ment des  intérêts  matériels  du  pays  et  de  la  fixation  des  impôts  additionnels. 
Il  délègue  temporairement  ses  pouvoirs  à  une  députation  provinciale,  qui  le 
représente  auprès  du  préfet  et  en  contrôle  les  actes. 

L'organisation  du  municipe  ressemble  fort  à  celui  de  la  province.  Le  con- 
seil, composé  de  15  à  80  membres,  est  aussi  directement  élu  pour  cinq 
ans  et  renouvelable  par  cinquième.  Les  électeurs  municipaux  sont  plus  nom- 
breux que  les  électeurs  politiques  ;  ils  peuvent  exercer  leurs  droits  dès  l'âge 
de  vingt  et  un  ans,  mais  ils  doivent  tous  être  censitaires  et  payer  un  impôt, 
qui  varie  de  5  à  25  francs,  suivant  l'importance  des  communes  ;  aux  élec- 
teurs par  droit  de  cens  s'ajoutent  les  électeurs  par  droit  de  «  capacité  »  :  les 
professeurs,  les  employés,  les  militaires  décorés,  tous  les  Italiens  qui  exer- 
cent une  profession  libérale.  Le  conseil  municipal  se  réunit  deux  fois  par 
an  en  session  ordinaire  et  procède  au  règlement  des  comptes,  à  la  fixation 
du  budget,  à  l'examen  de  la  fortune  communale  ;  ses  séances  sont  publi- 
ques, lorsque  la  majorité  en  fait  la  demande.  Le  conseil  choisit  lui-même 
une  junte  (gimita)  municipale,  renouvelable  par  moitié  tous  les  ans  et 
composée  de  2  à  12  propriétaires,  suivant  l'importance  de  la  commune  ; 
elle  est  chargée  de  gérer  les  affaires  courantes  et  de  représenter  le  conseil 
auprès  du  maire  ou  sindaco.  Celui-ci  est,  comme  le  préfet  de  la  province, 
nommé  par  le  gouvernement,  mais  il  doit  toujours  être  choisi  dans  le  sein 
du  conseil  municipal. 

Les  grandes  divisions  territoriales  de  l'Italie,  Piémont,  Lombardie,  Vénc- 


ADMINISTRATION  DE  L'ITALIE.  625 

tie,  Emilie,  Ligurie,  Toscane,  Marches,  Ombrie  et  Rome,  Naples,  la  Sicile, 
la  Sardaigne,  se  partagent  en  69  provinces  ;  celles-ci  se  distribuent  à  leur 
tour  en  284  arrondissements  ou  circonscriptions  (circondarii) ,  appelés  dis- 
tricts (distretti)  en  Vénétie  et  dans  le  Mantouan.  Les  arrondissements  sont 
subdivisés  en  1,779  mandements  (mandamenli) ,  qui  sont  des  divisions  pu- 
rement judiciaires,  et  en  8,315  communes,  ayant  en  moyenne  une  super- 
ficie double  et  une  population  triple  de  celles  des  communes  françaises. 
Dans  chaque  province  le  pouvoir  central  est  représenté  par  un  préfet  et 
par  son  conseil  de  préfecture  ;  le  sous-préfet  agit  avec  des  attributions 
analogues  dans  les  arrondissements;  enfin  le  sindaco,  qui  est  censé  le  repré- 
sentant de  ses  concitoyens  auprès  du  gouvernement,  est  en  même  temps  le 
délégué  du  pouvoir  dans  la  commune.  C'est  à  peu  de  chose  près  le  système 
d'administration  qui  a  presque  toujours  prévalu  dans  la  France  moderne. 

La  hiérarchie  des  tribunaux  a  été  réglée  en  1865,  de  même  que  l'organi- 
sation des  provinces  et  des  communes.  Le  premier  degré  est  celui  de  la  ju- 
dicature  de  paix.  Chaque  commune  a  au  moins  un  «  conciliateur  »,  nommé 
pour  trois  ans  par  le  gouvernement  sur  la  présentation  du  conseil  munici- 
pal. Le  préteur  rend  la  justice  dans  les  chefs-lieux  de  «  mandement  »  :  c'est 
le  juge  de  première  instance;  il  est  assisté  par  un  ou  plusieurs  vice-préteurs, 
dont  les  fonctions  peuvent  se  confondre  avec  celles  du  juge  de  paix.  Au- 
dessus  du  préteur  siègent  les  magistrats  des  151  tribunaux  civils  et  de  cor- 
rection, puis  viennent  les  juges  des  25  cours  d'appel  et  ceux  des  4  cours  de 
cassation,  Florence,  Naples,  Païenne  et  Turin,  qui  prononcent  en  dernier 
ressort.  Le  royaume  est  divisé  en  86  districts  de  cours  d'assises  et  en  25 
districts  de  tribunaux  de  commerce,  également  subordonnés  à  la  juridiction 
des  cours  d'appel  et  des  cours  de  cassation.  Le  ministère  de  l'intérieur  est 
armé  du  droit  de  condamner  les  «  suspects  »  au  «  domicile  forcé  »  (domi- 
cilio  coatto),  sans  interrogatoire,  sans  débats  et  sans  appel;  seulement  la 
durée  de  l'internement  ne  peut  dépasser  5  années.  Les  principaux  lieux 
d'exil  sont  les  îles  Ponza,  Tremiti,  Ustica,  San-Stefano  et  Pantellaria. 

Tout  Italien  âgé  de  21  ans  est  tenu  au  service  militaire  et  ne  peut  occu- 
per aucun  emploi  tant  qu'il  n'a  pas  satisfait  à  la  conscription  ou  qu'il  n'a 
pas  été  l'objet  d'exemptions  légales.  Le  contingent  se  divise  en  deux  caté- 
gories, celle  de  l'armée  permanente  et  celle  de  la  réserve.  La  première 
catégorie  se  partage  encore  en  service  d'ordonnance  et  en  service  provin- 
cial. Le  premier  dure  9  années  et  s'exige  des  carabiniers  ou  gendarmes, 
des  arquebusiers,  des  musiciens,  des  tireurs  d'élite,  des  élèves  des  écoles 
militaires  et  des  sous-officiers.  Le  service  provincial  est  demandé  à  tous 
les  autres  conscrits  de  la  première  catégorie.  Quant  aux  hommes  de  la 

79 


69«  NOUVELLE   GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE 

réserve,  ils  sont  exercés  pendant  cinquante  jours  la  première  année  de 
service,  puis  renvoyés  en  congé.  A  l'âge  de  26  ans,  ils  sont  considérés 
comme  n'appartenant  plus  à  l'armée.  Sur  le  pied  de  paix,  l'ensemble  des 
forces  est  évalué  à  250,000  hommes;  sur  le  pied  de  guerre,  il  s'élève  à 
920,000  combattants,  y  compris  la  réserve  et  la  milice,  mais  ces  chiffres 
ne  sont  vrais  que  pour  le  budget:  la  réalité  leur  est  très-inférieure.  En 
1877,  le  nombre  des  réfractaires  était  seulement  de  552  sur  10,000  sol- 
dats. Quant  à  la  garde  nationale,  comprenant  officiellement  tous  les 
hommes  valides  de  21  à  55  ans,  c'est-à-dire  plus  de  2  millions  d'hommes, 
c'est  un  corps  beaucoup  plus  fictif  que  réel  ;  l'élite  de  la  garde  nationale 
constitue  la  garde  mobile  et  peut  être,  en  cas  de  péril  public,  convoquée 
pour  un  service  militaire  de  vingt  jours  ;  elle  comprend  environ  290,000 
hommes.  Après  Vérone,  le  boulevard  de  la  vallée  du  Pô,  les  principales 
forteresses  de  l'Italie  du  Nord  sont  Mantoue,  Peschiera,  Legnago,  qui  font 
partie,  avec  tous  leurs  forts  avancés  et  leurs  têtes  de  pont,  du  «  quadri- 
latère »,  devenu  si  célèbre  pendant  la  période  de  la  domination  autri- 
chienne. Venise,  que  complète  sur  le  continent  le  fort  de  Malghera,  est 
aussi  une  ville  forte,  qui  se  défendit  héroïquement  contre  les  Autrichiens 
en  1849.  Palma,  ou  Palmanova,  garde  la  frontière  entre  le  golfe  de  Trieste 
et  le  rempart  des  Alpes  Juliennes.  Rocca  d'Anfo,  isolée  sur  sa  montagne, 
au  nord  du  lac  de  Garde,  domine  à  la  fois  les  défilés  de  l'Adige  et  ceux  de 
la  Chiese  ;  Malcesine  garde  les  rives  du  lac.  Pizzighettone,  sur  l'Adda,  n'a 
plus  une  grande  importance  stratégique  depuis  que  le  quadrilatère  appar- 
tient à  l'Italie  ;  mais,  Alexandrie,  au  confluent  du  Tanaro  et  de  la  Bormida, 
est  toujours  le  point  stratégique  par  excellence  du  Piémont  et  l'une  des 
places  d'armes  les  plus  considérables  de  l'Europe.  Casale,  sur  le  Pô,  est  sa 
forteresse  avancée,  et  Gênes,  sur  la  Méditerrannée,  défend  les  passages  des 
Apennins.  Plaisance  et  Ferrare  commandent  toutes  les  deux  la  traversée  du 
Pô,  en  des  parties  importantes  de  son  cours.  Rome,  défendue  par  treize  forts, 
est  maintenant  la  place  la  plus  solide  de  l'Italie.  Les  autres  places  fortes  du 
royaumesont  :  AncÔne,  dans  l'Italie  moyenne  ;  Porto Ferrajo,  dans  l'île  d'Elbe  ; 
Gaëte,  Capoue,  Tarente,  dans  l'Italie  méridionale  ;  Messine,  en  Sicile. 

La  flotte  de  guerre  se  composait,  en  1877,  de  86  navires  à  vapeur,  por- 
tant 676  canons,  et  son  personnel  s'élevait  à  près  de  20,000  marins.  La 
durée  obligatoire  du  service  est  de  4  ans  pendant  la  paix  ;  le  reste  du  temps 
se  passe  en  congé  jusqu'à  la  quarantième  année,  sauf  en  temps  de  guerre. 
Les  remplaçants  et  ceux  qui  ont  choisi  la  marine  au  lieu  de  l'armée  de 
terre  sont  tenus  à  8  années  de  bord.  Les  principales  stations  navales  sont  :  la 
Spezia,  Gênes,  Naples,  Castellamare  di  Stabbia,  Venise,  Ancône  et  Tarente. 


GOUVERNEMENT   DE   L'ITALIE  ET  DE    L'ÉGLISE.  627 

D'après  le  premier  article  du  Statut  fondamental,  la  religion  catholique, 
apostolique  et  romaine  est  la  seule  religion  de  l'État;  les  autres  cultes  ne 
sont  que  tolérés.  L'antagonisme  du  pouvoir  civil  et  de  la  papauté  faciliterait 
d'ailleurs  l'exercice  de  toute  religion  non  conforme  à  celle  de  l'État  si  les 
Italiens  se  souciaient  d'en  changer  ;  mais,  sauf  dans  les  vallées  vaudoises 
et  parmi  les  étrangers  domiciliés  dans  les  grandes  villes,  on  peut  dire 
qu'il  n'y  a  point  de  protestants  en  Italie;  les  communautés  juives  sont 
aussi  relativement  peu  nombreuses.  La  population  dans  son  ensemble  n'est 
composée  que  de  catholiques  nés,  dont  un  grand  nombre,  il  est  vrai,  s'est 
rangé  parmi  les  ennemis  de  l'Église  ou  fait  partie  de  l'immense  troupeau 
des  indifférents.  On  évalue  approximativement  à  un  neuvième  des  mariages 
ceux  qui,  depuis  1865,  ont  été  contractés  devant  les  curés  seulement  et  qui, 
par  conséquent,  ne  sont  pas  reconnus  légitimes. 

Comme  résidence  de  la  papauté,  l'Italie  occupe  dans  le  monde  une  posi- 
tion toute  spéciale.  Rome  est  le  siège  de  deux  gouvernements,  ceux  du  roi 
et  du  souverain  pontife.  Quoique  dépourvu  actuellement  de  tout  pouvoir  po- 
litique, le  pape  est,  en  principe,  le  plus  absolu  des  monarques.  Il  n'est  res- 
ponsable de  ses  actes  envers  qui  que  ce  soit  :  dès  que  ses  collègues  les  cardi- 
naux, réunis  en  conclave,  l'ont  élu  comme  successeur  de  saint  Pierre  et 
«  vicaire  de  Jésus-Christ  »,  il  n'a  ni  parlement,  ni  conseil,  ni  assemblée  de 
lidèles  qu'il  soit  tenu  de  consulter;  s'il  demande  l'avis  du  sacré  collège 
quand  il  s'agit  de  prendre  quelques  décisions  importantes,  il  le  fait  sans  y 
être  obligé  autrement  que  par  la  coutume.  Tout  ce  qu'il  fait  et  ce  qu'il  pense 
est  tenu  pour  divin  ;  il  possède  seul  au  monde  la  vertu  de  l'infaillibilité  ; 
bien  plus,  il  peut  à  son  gré  effacer  les  péchés  d'autrui  ;  c'est  lui  qui  «  lie  et 
qui  délie  »  ;  il  a  «  les  clefs  dans  les  mains  »,  c'est-à-dire  qu'il  ouvre  les  portes 
de  l'enfer  et  celles  du  paradis;  sa  puissance  sur  les  hommes  s'étend  par  delà 
les  bornes  de  la  vie. 

Les  cardinaux  sont  les  principaux  dignitaires  de  ce  gouvernement  des  âmes. 
Italiens  en  grande  majorité,  mais  pris  aussi  parmi  les  autres  nations,  ils 
sont  désigués  par  le  pape  en  un  consistoire  secret,  mais  ils  ne  sont  pas  tou- 
jours proclamés  aussitôt  après  leur  nomination.  Leur  nombre  est  limité 
à  70,  depuis  Sixte-Quint,  en  souvenir  des  anciens  d'Israël  et  des  disciples 
de  Jésus  ;  toutefois  le  collège  est  rarement  au  complet,  car,  choisis  presque 
toujours  parmi  les  prêtres  âgés,  la  plupart  des  cardinaux  ne  jouissent  que 
peu  de  temps  de  leur  dignité.  Ils  se  divisent  en  trois  classes  :  les  cardinaux- 
évèques,  au  nombre  de  6,  qui  résident  à  Rome,  les  cardinaux-prêtres,  for- 
mant la  majorité  du  corps,  à  Rome  et  à  l'étranger,  puisqu'ils  sont  50, 
enfui  les  14  cardinaux-diacres.  Le  cardinal  camerlingue,  ainsi  nommé  parce 


628  NOUVELLE  GEOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

qu'il  préside  à  la  chambre  apostolique  ou  des  finances,  est  celui  qui  doit 
remplacer  provisoirement  le  pape,  quand  le  siège  est  vacant;  il  prend  alors 
possession  du  palais  au  nom  de  la  chambre  et  reçoit  en  dépôt  l'anneau  du 
pêcheur,  symbole  de  la  puissance  dévolue  à  saint  Pierre  et  à  ses  successeurs  ; 
le  cardinal  doyen,  le  plus  âgé  des  cardinaux-évêques,  jouit  aussi  de  plusieurs 
prérogatives.  Dans  les  circonstances  exceptionnelles,  les  cardinaux  des  trois 
classes,  les  archevêques,  les  évêqueg,  les  généraux  d'ordre  religieux,  les  ab- 
bés avec  juridiction  épiscopale  peuvent  être  convoqués  en  concile  œcumé- 
nique pour  délibérer  des  intérêts  de  l'Eglise  et  trancher  les  questions  tou- 
chant au  dogme.  Lors  de  la  vacance  du  siège  papal,  le  collège  des  cardi- 
naux, réuni  en  conclave,  nomme  le  nouveau  pontife  parmi  les  candidats  âgés 
de  plus  de  55  ans  ;  pour  l'élection  définitive,  le  vote  des  deux  tiers  des  voix 
suffit  :  quand  le  peuple  assemblé  au  dehors  du  Vatican  ne  voit  plus 
s'élever  le  soir  la  légère  fumée  des  bulletins  brûlés,  il  sait  que  le  pape  est 
élu  et  qu'il  a  reçu  hpallium  et  la  tiare. 

Le  pape  est  représenté  comme  souverain  auprès  de  plusieurs  puissances 
de  l'Europe  et  du  Nouveau  Monde.  En  vertu  de  la  formule  de  «  l'Eglise  libre 
dans  l'Etat  libre  »,  si  souvent  répétée  depuis  Cavour,  il  est  investi  de  tous 
les  droits  royaux,  il  convoque  à  son  gré  les  chapitres  et  les  conciles,  nomme 
à  toutes  les  charges  ecclésiastiques,  possède  son  propre  télégraphe  et  sa 
poste,  sa  garde  noble  et  sa  garde  suisse,  jouit  en  toute  propriété,  sans  paye- 
ment d'impôt,  des  palais  du  Vatican  et  du  Latran,  ainsi  que  de  la  villa  de 
Castel-Gandolfo,  au  bord  du  lacd'Albano.  Enfin  le  budget  italien  est  grevé  en 
sa  faveur  d'une  dotation  incommutable  de  plus  de  5  millions  de  francs.  Il  a 
jusqu'à  présent  refusé  cette  liste  civile,  mais  il  reçoit  une  somme  au  moins 
égale,  le  «  denier  de  saint  Pierre  »,  que  lui  assure  la  piété  des  fidèles. 

L'Italie  est  divisée  religieusement  en  47  archevêchés,  subdivisés  en 
206  évêchés  et  prélatures  indépendantes.  La  population  ecclésiastique  se 
compose  d'environ  100,000  prêtres  ;  les  séminaristes  sont  astreints  au 
service  militaire.  En  1866,  lorsque  les  couvents  furent  supprimés  et  que 
leurs  biens  furent  attribués  à  l'Etat  en  échange  de  pensions,  les  moines  et 
les  religieuses  étaient  respectivement  au  nombre  de  52,000  et  de  44,000. 
L'armée  cléricale  comprenait  donc  près  de  180,000  personnes,  autant  que 
l'armée  militaire  sur  le  pied  de  paix. 


Le  tableau  suivant  indique  les  divisions  territoriales  et  les  provinces  de 
l'Italie,  avec  leur  superficie  et  la  population  que  leur  donnait  l'évaluation 
de  1876  : 


DIVISIONS  ADMINISTRATIVES  DE  L'ITALIE. 


029 


DIVISIONS 

TERRITORIALES. 


Piémont. .    . 


Lombardie. . 


Ligune.  .    . 


Vénétie. 


Emilie.    . 


Marches  .    .    . 
Ombrie.  .    .    . 

Toscane..    .    . 

Rome 

Abruzzes  et  Mo- 
lise. 


PROVINCES. 


Novare  (Novara) 

Turin  (Torino) 

Alexandrie  (Alessandria)  . 

Coni  (Cuneo) 

Sondrio 

Corne  (Como) 

Bergame  (Bergamo)  .    .    . 
Milan  (Milano).  ..... 

Brescia 

Pavie  (Pavia).    ..... 

Crémone  (Cremona) .... 

Mantoue  (Mantova).   .    .    . 

Port  Maurice  (Porto  Maurizio) 
Gênes  (Genova).    .    .    .    .    , 

Vérone  (Verona).  .    .    .    .    . 

Vicence  (Vicenza)  ... 
Bellune  (Belluno)  :.-... 
Padoue  (Padova).  .    .    .    .    . 

Rovigo 

Trévise  (Treviso) 

Udine 

Venise  (Venezia) 

Plaisance  (Piacenza).    .    .    . 

Parme  (Parma) 

Reggio 

Modène  (Modena)  

Ferrare  (Ferrara)  .  .  .  .  . 
Bologne  (Bologna).  .  .  .  . 
Ravenne  (Ravenna).  .    .    .    . 

Forli .    .    . 

Pesaro  et  Urbino 

Ancône  (Ancona)  

Macerata .    .    . 

Ascoli  Piceno 

Ombrie  (PérouseouPerugia). 

,'  Massa  et  Carrara 

Lucques  (Lucca) 

Florence  (Firenze).  .    .    .    . 

Livourne  (Livorno) 

Pise  (Pisa).    ....... 

Arezzo ....    

Sienne  (Siena) 

Grosseto.   ........ 

Rome  (Roma) 

Teramo 

Aquila 

Chieli 

Molise  (Campobasso) .    .    . 


SUPERFICIE 


DES   DIVISIONS 
TERRITORIALES. 


DES 
PROVINCES. 


29,004  11 


23,552  83 


5,325  87 


23.657  09 


20,527  34 


9,714  25 
9,632  86 

24,031  09 


11,790 
17,289 


16 


74 


6,545  50 
10,269  53 
5,055 
7,136  08 
3,259  81 
2,717  26 
2,660  38 
.  2,992  54 
4,620  74 
5,329  51 
1,736  21 
2,216  38 
1,210  34 
4/113  53 

2.854  02 
2,696  02 
3,270  68 
2,086  52 
1,688  52 
2,451  56 
6,450  70 
2,199  47 
2,499  78 
5,259  67 
2,288 
2,502  25 
2,616  25 
5,605  80 
1,922  32 

1.855  29 
2,965  51 
1,916  56 
2,756  81 
2,095  77 
9,652  86 
1,760  46 
1,495  64 
5,861  52 

525  67 
5,056  08 
5,505  91 
5,795  42 
4,454  59 
11,790  16 
5,524  74 
6,499  60 
2,861  46 
4,605  94 


POPULATION 


DES   DIVISIONS 
TERRITORIALES. 


2,174,579 


5,027,596 


5,589,527 


874,616 


2,769,594 


956,055 
567,151 

12,192,292 

841,140  | 
1,515,197 


DES 

PROVINCES. 


658,201 
1,008,655 
715,069 
645,695 
116,495 
500  890 
581,258 
1,048,446 
465,580 
469,656 
510,258 
297,166 
150,579 
744,057 
585,174 
585,252 
186,556 
581,985 
212,649 
575,005 
500,555 
544,858 
228,630 
269,267 
248,405 
279,185 
226,225 
451 ,053 
228,279 
243,557 
219,540 
268,558 
241,426 
206,751 
567,151 
168,444 
288,577 
787,992 
119,894 
276,200 
256,005 
207,889 
107,495 
841,140 
250,711 
547,448 
545,224 
571,814 


050 


NOUVELLE  GEOGRAPHIE    UNIVERSELLE. 


DIVISIONS 

TERRITORIALES. 


Garapanie.  .    . 

Pouilles   (  Apu 
lie) 

Basilicale.   .    . 
Galabres .     .    . 


Sicile. 


Sardaigne.  .    . 


PROVINCES. 


Terre  de  Labour  (Capua). 

Bénévent  (Benevento).  .    . 

Naples  (Napoli) 

Salerno 

àvellino 

Capltanale   (Foggia).    .    . 

Terre  de  Bari  (Bari).    .    . 

Terre  d'Otrante  (Lecce)     . 

Basilicale   (Potenza).    .    . 

Cosenza 

Catanzaro 

Reggio.    .       .    .    .    .    . 

Messine  (Messina).    .    .    . 

Païenne  (Palermo).  .    .    . 

Trapani 

Caltanissetla 

Girgenti 

Catane  (Calania) 

Syracuse  (Siracusa).  .   .    . 

(  Sassari 

(  Cagliari 


SUPERFICIE 


DES    DIVISIONS 
TERRITORIALES. 


DES 
PROVINCES. 


5,974  78 
1,751  51 

17,966  98  (  1,110  52 
5,480  97 

l  3,649  20 

(  7,652  18 
22,119  58  5,957  52 

I  8,529  88 
10,675  97]10,675  97 

{  7,358  04 


17,257  33 


29,240  24 


24,250  17  ,„ 


296,013  62 


5,975 
3,924  29 
4,578  89 
5,086  91 
3,145  51 
3,768  27 
3,861  55 
5,102  19 
3,697  12 
10,720  26 
13,529  92 


POPULATION 


DES   DIVISIONS 
TERRITORIALES. 


2,854,982 

•1,448,218 

522,772 
1,240,722 

2,756,545 

658,479 

'27,769,475 


DES 

PROVINCES. 


722,524 
239,278 
929,582 
560,136 
383,662 
329,657 
641,604 
516,977 
522,772 
455,618 
420,872 
566,282 
458,950 
055,729 
252,230 
245,150 
508,435 
524,505 
511,786 
252,935 
405,544 


CHAPITRE  IX 


CORSE 


L'île  de  Corse,  l'antique  Kyrnos  des  Grecs,  la  Corsica  des  Latins,  des  an- 
ciens habitants  indigènes  et  des  Italiens,  constitue,  avec  la  terre  plus  consi- 
dérable de  Sardaigne,  un  groupe  parfaitement  distinct,  une  sorte  de  monde 
à  part.  Jadis,  nous  le  savons,  elle  était  rattachée  à  l'île  sœur  par  une 
arête  continue  de  montagnes  :  mais  des  deux  terres  jumelles,  c'est  précisé- 
ment la  Corse,  française  aujourd'hui,  qui  est  la  plus  italienne  par  la  posi- 
tion géographique  aussi  bien  que  par  les  traditions  de  l'histoire.  A  la  simple 
vue  de  la  carte,  il  apparaît  avec  évidence  que  la  Corse  dépend  naturellement 
de  la  péninsule  italienne  ;  tandis  qu'elle  est  séparée  des  côtes  de  la  Provence 
par  des  abîmes  maritimes  de  plus  de  1,000  mètres  de  profondeur,  elle  tient 
aux  rivages  plus  rapprochés  de  la  Toscane  par  un  plateau  sous-marin,  un 
seuil  de  hauts  fonds  parsemé  d'îles.  Son  climat,  ses  produits  naturels  sont 
ceux  de  l'Italie,  ses  anciennes  annales  et  la  langue  de  ses  habitants  font 
aussi  de  la  Corse  une  terre  italienne.  Il  est  donc  convenable  de  décrire  cette 
île  de  la  mer  Tyrrhénienne  immédiatement  après  la  péninsule  que  baignent 
les  mêmes  eaux.  Achetée  aux  Génois,  puis  conquise  sur  les  indigènes  eux- 
mêmes,  il  y  a  plus  d'un  siècle,  par  les  moyens  ordinaires  de  la  violence,  la 
Corse  se  donna  plus  tard  librement  à  la  France,  lorsque  le  plus  vaillant 
défenseur  de  l'indépendance  de  l'île,  Pasquale  Paoli,  apparut  en  hôte 
acclamé  devant  l'Assemblée  nationale.  C'est  le  libre  choix  qui  fait  la  patrie, 
et  les  Corses,  Italiens  de  race,  mais  associés  aux  Français  depuis  trois  géné- 
rations par  une  destinée  commune,  se  regardent  certainement  en  grande 
majorité  comme  faisant  partie  de  la  même  nation  que  leurs  concitoyens  du 
continent. 

Deux  fois  moindre  en  étendue  que  la  Sardaigne,  la  Corse  est  encore  une 
terre  considérable,  puisqu'elle  dépasse  de  beaucoup  en  surface  la  moyenne 


632  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

d'un  département  français;  elle  occupe  le  quatrième  rang  parmi  les  îles  de 
la  Méditerranée1  :  presque  aussi  étendue  que  Chypre,  mais  de  beaucoup 
sa  supérieure  en  importance  actuelle,  elle  ne  le  cède  en  population  et  en 
richesse  qu'cà  la  Sicile  et  à  la  Sardaigne.  C'est  une  contrée  d'une  grande 
beauté.  Ses  montagnes,  qui  se  dressent  à  plus  de  2,500  mètres  de  hauteur, 
sont  revêtues  de  neige  pendant  la  moitié  de  l'année  ;  leurs  pentes,  qui  des- 
cendent rapidement  vers  la  mer,  permettent  d'embrasser  d'un  coup  d'oeil  les 
rochers,  les  pâturages,  les  forêts  et  les  cultures.  La  plupart  des  vallées  ont 

No    117>    —   JONCTION   SOUS-MARINE    DE    LA   CORSE   ET   DE    L'iTALIE. 


Profondeurs   éU  0  à,  100  mètres 

ut &e>  100  au  1000  mit/. 

|       uh  de,  lOOOetphis. 

Echelle    àe   i  :  i.8bo.ooo 


3o      ko      5o       6o      jo 


9» 


une  grande  abondance  d'eau,  et  de  toutes  parts  on  y  voit  briller  les  cascades. 
De  vieilles  tours  génoises,  bâties  sur  les  promontoires,  défendaient  autrefois 
contre  les  Sarrasins  l'entrée  de  chaque  baie  ;  la  plupart  n'ont  plus  d'autre 
utilité  que  celle  d'embellir  le  paysage. 


Superficie  de  la  Corse 8,748  kilomètres  carrés. 

Longueur  de  l'île,  du  nord  au  sud.'       183  kilomètres. 

Largeur  moyenne 48           » 

Largeur  extrême,  de  l'est  à  l'ouest 84           » 

Développement  du  littoral 485           » 


MONTAGNES  DE   LÀ  CORSE. 


635 


Le  principal  massif  montagneux,  le  Niolo,  qui  s'élève  au  nord-ouest  de 
l'île,  ne  s'arrête  guère  au-dessous  de  la  limite  idéale  des  neiges  persistantes. 
C'est  une  sorte  de  citadelle  granitique  dont  les  hautes  vallées  servirent,  en 
effet,  de  forteresse  aux  Corses  pendant  toutes  leurs  guerres  d'indépendance; 
des  cimes  environnantes  on  voit  par  un  temps  favorable  tout  le  pourtour 
des  côtes  du  continent,  des  Alpes  de  Provence  aux  Apennins  de  la  Toscane. 
Au  sud  du  Niolo,  l'arête  principale  des  montagnes,  en  entier  composée  de 
roches  primitives,  se  développe,  sommet  après  sommet,  vers  le  détroit  de 
Bonifacio,  à  peu  près  parallèlement  au  rivage  occidental.  Sa  dernière  grande 
cime,  du  côté  du  sud,  est  la  puissante  montagne  à  laquelle  sa  forme  a 
fait  donner  le  nom  d'Enclume  (Incudine).   Au  nord  du  Niolo,  d'autres 


N°  118.    PROFIL   DE    LA   ROUTE   d'aJACCIO    A  BASTIA. 


oKfL. 


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Echelle  les  Ion  Sueurs 


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"Echelle  des  hauteurs      |  >  '  • .  ;    -  -  ■  ; 


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5001?-     1  2  3  ÏEiL 

l'Echelle  des  hauteurs  est  i5  fois  plus  grande-  que  celle  des  Jtm&ueurs . 


montagnes,  dont  la  direction  vers  le  nord  et  le  nord-est  est  indiquée  par  la 
ligne  des  côtes  qui  en  suivent  la  base,  va  se  rattacher  à  la  chaîne  moins 
haute  du  cap  Corse.  Cette  chaîne,  parallèle  au  méridien,  forme  une  véritable 
arête  dorsale  à  toute  la  péninsule  de  Bastia  et  se  prolonge  vers  le  sud  à 
l'orient  du  bassin  de  Corte  ;  jadis  elle  devait  servir  de  barrière  aux  lacs  de 
l'intérieur,  mais  ses  roches  calcaires  ont  fini  par  céder  à  la  pression  des 
eaux,  et  le  Golo,  le  Tavignano,  d'autres  torrents  encore,  la  traversent  pour 
se  déverser  dans  la  mer  orientale.  Dans  son  ensemble,  l'intérieur  de  l'île 
n'est  qu'un  labyrinthe  de  montagnes,  et  l'on  ne  peut  se  rendre  de  village  à 
village  que  par  des  scale  ou  sentiers  en  échelle  qui  s'élèvent  de  la  région 
des  oliviers  à  celle  des  pâturages.  La  grande  route  de  l'île,  celle  d'Ajaccio  à 
Bastia,  passe  à  plus  de  1,100  mètres  de  hauteur;   même  les  chemins  qui 

t  80 


G34  NOUVELLE   GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE 

longent,  la  cote  occidentale,  la  pins  populeuse,  ne  sont  qu'une  succession  de 
montées  et  de  descentes  contournant  les  promontoires  qui  hérissent  le  litto- 
ral. Telle  est  la  raison  qui  a  forcé  la  Corse  à  rester  en  arrière  de  son  île  sœur, 
la  Sardaigne,  pour  la  construction  des  chemins  de  fer  1.  Récemment  la 
construction  d'une  voie  ferrée  entre  les  deux  capitales  de  l'île  a  été  votée  ; 
mais  ce  travail,  fort  difficile,  est  à  peine  commencé. 

Du  côté  de  l'occident,  l'île  est  profondément  découpée  par  des  golfes 
ramifiés  en  baies  vers  lesquels  se  penchent  les  vallées  des  monts  et  dont 
quelques-uns  ont  a  l'entrée  quatre  cents  mètres  d'eau.  Ces  golfes  ressemblent 
à  des  fjords  déjà  partiellement  oblitérés  par  les  alluvions,  et  peut-être  faut-il 
y  voir  en  effet  des  indentations  de  la  côte  que  le  séjour  des  glaciers  a 
longtemps  maintenues  clans  leur  forme  première  ;  les  petits  lacs  épars  dans 
les  cirques  élevés  des  montagnes  semblent  indiquer  l'ancienne  action  des 
glaces.  C'est  là  une  question  géologique  des  plus  intéressantes  à  résoudre 
par  les  observateurs  futurs.  Sur  le  versant  oriental,  ou  côté  «  de  Deçà  »  [di 
Quà),  tourné  vers  l'Italie,  les  pentes  sont  plus  douces,  les  rivières  sont  plus 
larges  et  plus  paisibles,  quoique  toutes  innavigables,  l'aspect  général  du  pays 
est  moins  accidenté  :  on  lui  donne  parfois  le  nom  de  Banda  di  Dentro  ou 
de  «  Zone  intérieure  »,  pour  le  distinguer  des  rivages  occidentaux,  appelés 
Banda  di  Fuori  ou  «  Zone  extérieure  ».  Les  terrains  granitiques  du  versant 
oriental  de  l'île  sont  recouverts  par  des  formations  crétacées  et  des  alluvions 
modernes,  que  dominent  çà  et  là  des  massifs  de  porphyre  et  de  serpen- 
tine ;  la  côte,  égalisée  par  le  mouvement  des  flots,  se  développe  en  de 
longues  plages  basses,  enfermant  des  étangs  qui  furent  autrefois  des  gol- 
fes. Ces  plages,  qui  semblent  avoir  été,  comme  celles  de  la  Sardaigne, 
légèrement  exhaussées  pendant  la  période  moderne,  — -  à  en  juger  par  les 
plages  étagées  au-dessus  du  flot  et  les  bancs  de  coquillages  émergés,  —  sont 
fort  insalubres  à  cause  de  la  putréfaction  des  algues  rejetées  sur  la  rive  : 
les  miasmes  se  forment  en  si  grande  abondance  au-dessus  de  certains  étangs, 
qu'un  linge  blanc  suspendu  près  de  l'eau  pendant  une  journée  d'été  y  prend 
une  teinte  ineffaçable  de  rouille.  Aussi  «  l'intempérie  »  règne  sur  ces  côtes 

1  Monts  et  cols  principaux  de  la  Corse  : 

Monte  Cinto,  principal  sommet, 2,707  mètres. 

»     Rotondo 2,624  » 

»     Paglia  Orba,  ou  Vagliorbu 2,525  )< 

»      Cardo 2,454  » 

»     d'Oro.    . 2,391  » 

»      Incudine 2,065  » 

Col  de  Vizzavona  (roule  dAjacciu  à  Laslia).    .    .  1,145  » 
»    de  Vergio   (chemin  du  val  du  Golo  au  golfe 

de  Porto) 1,532  » 


SOL  ET  CLIMAT  DE  LA  CORSE.  635 

orientales  de  la  Corse,  et  le  séjour  n'y  est  pas  moins  dangereux  qu'il  ne  l'est 
en  Sardaigne  sur  les  bords  des  palus  de  Cagliari  et  d'Oristano.  Le  manque 
de  ventilation  dans  l'atmosphère,  joint  à  la  chaleur  intense  de  l'été  et  sou- 
vent à  des  sécheresses  prolongées,  est,  après  l'horizontalité  des  plages  et 
l'existence  des  étangs,  la  grande  raison  de  cette  constitution  fiévreuse  du 
climat1.  L'hémicycle  de  hautes  montagnes  qui  s'élève  à  l'occident  arrête  les 
vents  d'ouest  et  de  sud-ouest,  ainsi  que  le  purifiant  mistral.  Le  bassin 
maritime  qui  s'étend  à  l'est  de  la  Corse  se  trouve  presque  séparé  du  reste 
de  la  Méditerranée  par  les  terres  qui  l'entourent  ;  les  calmes  y  sont  beaucoup 
plus  fréquents  qu'au  large,  et  les  vents  qui  s'y  succèdent  sont,  en  général, 
plus  faibles  et  plus  variables  ;  les  lourdes  vapeurs  qui  pèsent  sur  les  côtes  de 
Corse  ne  sont  donc  que  rarement  chassées  par  de  fortes  brises  et  c'est  avec  le 
plus  grand  danger  qu'on  s'expose  à  les  respirer  pendant  la  saison  des  cha- 
leurs. De  Bastia  à  Porto-Vecchio  il  n'y  a  ni  ville  ni  village  sur  le  littoral 
même,  et,  dès  la  première  quinzaine  de  juillet,  presque  tous  les  cultivateurs 
de  la  plaine  s'enfuient  sur  les  hauteurs  pour  ne  pas  être  saisis  par  la  fièvre  ; 
il  ne  reste  dans  la  région  mortelle  qu'un  petit  nombre  de  surveillants,  d'em- 
ployés et  quelques  malheureux  habitants  du  pénitencier  de  Casabianda,  près  de 
l'étang  de  Diane.  Rien  de  plus  mélancolique,  de  plus  désolé  que  ces  plaines, 
jadis  très-peuplées,  mais  délaissées  par  l'homme,  en  dépit  de  leur  riche  ver- 
dure et  de  leur  extrême  fécondité,  comme  l'ont  été,  sur  le  continent,  les 
maremmesde  l'Etrurie  et  la  campagne  romaine.  Récemment  quelques  plan- 
tations d'eucalyptus  ont  commencé  l'œuvre  de  restauration  de  la  contrée. 
La  hauteur  considérable  des  montagnes  de  la  Corse,  en  comparaison  de 
la  superficie  de  l'île,  permet  de  constater,  presque  aussi  bien  que  sur  l'Etna, 
l'étagement  régulier  des  climats  et  des  zones  de  végétation.  Le  long  des 
côtes  et  sur  les  pentes  inférieures,  jusqu'à  une  altitude  qui  varie  suivant 
l'exposition  du  sol,  les  plantes  ont  une  physionomie  subtropicale  et  don- 
nent à  la  contrée  un  aspect  analogue  à  celui  de  la  Sicile,  de  l'Espagne  du 
Sud  et  du  littoral  d'Algérie.  Quelques  districts  privilégiés  par  la  fertilité  spon- 
tanée des  terres  peuvent  être  comptés  parmi  les  plus  belles  campagnes  des 
bords  de  la  Méditerranée.  Tel  est  le  Campo  deW  Oro  (ou  Campo  rOro),  le 
«  Champ  de  l'Or  »,  qui  entoure  la  ville  d'Ajaccio,  et  où  l'on  voit  des  haies  de 
cactus,  grands  comme  des  arbres,  limitant  les  jardins  et  les  vergers.  Telles 
sont  aussi  les  cultures  du  cap  Corse,  sur  les  deux  versants  de  la  péninsule 
montueuse  qui  s'avance  dans  la  mer  au  nord  de  Bastia  :  c'est,  le  pays 
des  fleurs  parfumées  et  des  fruits  savoureux,   oranges,   citrons,   cédrats, 

1                       Température  moyenne  à  Bastia.    ....     19°, 24,  d'après  Cadet. 
Pluies  moyennes ....     0m,588  » 


636  NOUVELLE   GEOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

amandes  et  raisins.  Les  oliviers  recouvrent  en  forêts  les  collines  basses  du 
littoral  et  contrastent  par  leur  feuillage  argenté  avec  la  sombre  verdure 
des  châtaigniers  qui  s'élèvent  plus  haut  sur  les  montagnes  et  plus  avant 
dans  l'intérieur  de  la  contrée.  La  plus  célèbre  région  des  oliviers  est  celle 
de  la  Balagna,  qui  s'incline  vers  Calvi,  sur  le  versant  nord-occidental  de 
l'île  :  les  plants  de  ce  canton,  que  domine,  du  haut  d'un  pic,  le  village 
bien  nommé  de  Belgodere,  ont  la  réputation  d'être  les  plus  beaux  des 
pays  méditerranéens  et  de  résister  le  mieux  au  froid.  Sur  le  versant  opposé 
de  la  montagne,  du  côté  de  Bastia,  une  autre  vallée  renferme  l'une  des 
grandes  châtaigneraies  de  la  Corse,  et  nulle  part  elles  n'offrent  de  plus 
superbes  troncs,  des  branchages  plus  touffus.  Les  châtaignes  sont  une  des 
principales  ressources  des  bandits  et,  pendant  les  diverses  guerres  civiles 
et  étrangères  qui  ont  dévasté  l'île,  elles  ont  fréquemment  permis  aux 
vaincus  de  continuer  longtemps  la  résistance.  Elles  sont  en  certains  dis- 
tricts de  l'île  l'élément  le  plus  important  de  l'alimentation  et  dispensent 
l'indigène,  assez  nonchalant  de  sa  nature,  de  labourer  péniblement  des 
champs  de  céréales.  Aussi  quelques  économistes  ont-ils  eu  l'idée  de  faire 
disparaître  les  châtaigniers  de  la  Corse,  afin  d'obliger  ainsi  les  habitants  au 
travail,  et  pendant  deux  années  de  la  fin  du  dix-huitième  siècle  il  fut,  en 
effet,  défendu  de  planter  d'autres  arbres  de  cette  espèce l. 

Quant  aux  forêts  vierges  qui  recouvraient  autrefois  toute  la  zone  moyenne 
des  plateaux  et  des  montagnes  de  l'île,  entre  les  châtaigneraies  d'en  bas  et 
les  pâturages  d'en  haut,  elles  ont  en  grande  partie  disparu,  à  cause  des 
incendies  qu'allumaient  fréquemment  les  bergers  et  les  bandits  :  il  ne  reste 
en  maints  endroits  que  des  macchie  (maquis),  faisant  en  réalité  l'effet  de 
«  taches  »  sur  les  escarpements  pierreux.  Toutefois  quelques  districts  de 
montagnes  ont  encore  gardé  leurs  antiques  forêts  de  diverses  essences, 
parmi  lesquelles  domine  le  pin  laricio  (pinas  altissimus),  le  plus  beau 
conifère  de  l'Europe  :  on  voit  encore  çà  et  là  de  ces  arbres  superbes  ayant, 
des  fûts  de  40  à  50  mètres  d'élévation  ;  mais  il  faut  se  hâter  pour  con- 
templer ces  géants  du  monde  végétal,  car  on  ne  se  borne  pas  à  couper 
les  troncs  pour  la  mâture  des  navires  ;  les  scieries  à  vapeur  sont  à 
l'œuvre  pour  débiter  ces  arbres  magnifiques  en  douves  pour  les  barils  à 
sucre  de  Marseille  et  en  planches  pour  les  caisses  à  savon.  D'après  la 
statistique  officielle,  il  y  aurait  en  Corse  125,000  hectares  de  forêts,  soit 
environ  un    septième  de  la  superficie  totale   de  l'île;    mais    ce   sont    là 

1  Zones  de  végétation  : 

Olivier De  la  plage  à  1,160  mètres. 

Châtaignier De  580  à  1,950  mètres. 


FLORE,  FAUNE  ET  HABITANTS  DE  LA  CORSF  637 

des  chiffres  trompeurs,  car  de  vastes  étendues  classées  sous  la  dénomina- 
tion de  forêts  n'ont  plus  que  des  broussailles.  Il  n'existe  plus  que  trois 
groupes  de  forêts  vraiment  belles,  celui  de  la  haute  Balagna,  au  nord- 
ouest,  celui  du  Valdoniello  et  d'Aitone,  sur  les  pentes  occidentales  du  massif 
de  Monte  Rotondo,  et  la  Barella,  dans  les  montagnes  qui  s'élèvent  à  l'ouest 
de  Sartène. 

Au-dessus  de  la  zone  des  forêts  s'étendent  les  pâturages  nus  où  paissent  les 
moutons  et  les  chèvres  pendant  l'été,  et  se  dressent  les  rochers  où  se  cache  en- 
core çà  et  là  le  mouflon,  cet  animal  d'une  étonnante  agilité  que  l'on  trouve 
aussi  en  Sardaigne  et  dans  l'île  de  Chypre.  Les  bergers  ont  remarqué  que  le 
sanglier,  d'ailleurs  assez  commun  dans  les  montagnes  de  la  Corse,  ne  se 
rencontre  jamais  dans  les  lieux  fréquentés  par  le  mouflon  ;  quant  au  loup, 
c'est  un  animal  inconnu  dans  l'île,  et  l'ours  en  a  disparu  depuis  plus  d'un 
siècle.  Les  renards,  qui  sont  de  forte  taille,  et  les  cerfs,  qui  sont,  au  con- 
traire, petits  et  fort  bas  sur  jambes,  complètent  la  faune  sauvage  des  forêts 
de  la  Corse.  L'araignée,  malmignata ,  dont  la  morsure  est  quelquefois  mor- 
telle, est  probablement  la  même  que  l'espèce  sarde  et  toscane  ;  la  taren- 
tule, qui  se  trouve  aussi  dans  l'île,  est  celle  du  Napolitain  :  mais  on  dit 
que  la  fourmi  venimeuse  appelée  innafantalo  appartient  à  la  faune  spéciale 
de  l'île. 


On  ne  sait  quelle  est  l'origine  première  des  anciens  habitants  de  la  Corse, 
Ligures,  Ibères  ou  Sicanes.  L'île  n'a  pas  de  nuraghi,  comme  sa  voisine  la 
Sardaigne;  elle  n'a  pas  non  plus  ces  multitudes  d'idoles  et  d'objets  divers 
qui  permettent  de  reconnaître  dans  la  nuit  des  temps  passés  les  usages,  les 
mœurs  et,  jusqu'à  un  certain  point,  la  parenté  des  anciens  habitants  du 
pays  ;  mais  il  existe,  dans  le  voisinage  de  Sartène  et  en  d'autres  parties 
de  l'île,  quelques  dolmens  ou  stazzone,  des  menhirs  ou  stantare,  et  même 
des  restes  d'avenues  de  pierres  levées,  absolument  semblables  à  celles  de  la 
Bretagne  et  de  l'Angleterre,  quoique  d'un  aspect  moins  grandiose.  Il  est 
donc  tout  naturel  de  croire  que  des  populations  de  même  origine  ont  élevé 
ces  monuments,  aussi  bien  dans  l'île  que  sur  le  continent  et  dans  la  Grande- 
Bretagne.  On  leur  attribue  les  noms  de  lieux  corses  qui  ne  sont  pas  dérivés 
du  latin. 

C'est  au  centre  de  l'île,  on  le  comprend,  que  la  race  a  dû  se  conserver 
dans  sa  pureté  primitive  ;  les  hommes  de  Corte  et  les  superbes  montagnards 
de  Bastelica  surtout  se  vantent  d'être  les  Corses  par  excellence.  En  s'éloi- 
gnant  de  Bastia,  où  le  type  est  tout  italien,  on  est  surpris  de  voir  que  les 


638  NOUVELLE   GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

grands  traits,  les  figures  allongées,  deviennent  fort  rares.  D'après  Mérimée, 
le  Corse  des  districts  du  centre  a  la  face  large  et  charnue,  le  nez  petit,  sans 
forme  bien  caractérisée,  le  teint  clair,  les  cheveux  plus  souvent  châtains 
que  noirs.  Sur  les  côtes,  des  colonies  d'immigrants  étrangers  ont  fortement 
modifié  le  type  primitif.  Après  les  Phocéens  et  les  Romains,  puis  après  les 
Sarrasins,  qui  ne  furent  définitivement  chassés  qu'au  onzième  siècle,  sont 
venus  les  Italiens  et  les  Français  ;  Calvi  et  Bonifacio  étaient  des  cités  génoi- 
ses; près  d'Ajaccio,  à  Carghese,  se  trouve  même  une  colonie  de  Maïnotes 
grecs,  qui,  sous  la  conduite  d'un  ComnèneStephanopoli,  durent  quitter  le 
Péloponèse  à  la  fin  du  dix-septième  siècle  et  qui  parlent  maintenant  les  trois 
langues,  le  grec,  l'italien,  le  français;  mais,  en  dépit  de  ces  croisements,  les 
Corses,  pris  en  masse,  ont  gardé,  comme  presque  tous  les  peuples  des  îles, 
une  grande  homogénéité  de  caractère.  /  Corsi  meritano  la  furca  e  la  sanno 
sofrire  (les  Corses  méritent  le  gibet  et  le  savent  souffrir),  disait  un  proverbe 
génois,  que  Paoli  aimait  à  citer  plaisamment,  avec  un  certain  orgueil.  L'his- 
toire témoigne  de  leur  patriotisme,  de  leur  vaillance,  de  leur  mépris  de  la 
mort,  de  leur  respect  de  la  foi  jurée;  mais  elle  raconte  aussi  leurs  folles 
ambitions,  leurs  rivalités  jalouses,  leurs  furies  de  vengeance»  Vers  le  milieu 
du  siècle  dernier,  la  vendetta,  qui  régnait  entre  les  familles  de  génération 
en  génération,  coûtait  chaque  année  à  la  Corse  un  millier  de  ses  enfants; 
des  villages  entiers  avaient  été  dépeuplés  ;  en  certains  endroits ,  cha- 
que maison  de  paysan  était  devenue  une  citadelle  crénelée  où  les  hommes 
se  tenaient  sans  cesse  à  l'affût,  tandis  que  les  femmes,  protégées  par 
les  mœurs,  sortaient  librement  et  vaquaient  aux  travaux  des  campagnes. 
Terribles  étaient  les  cérémonies  funèbres  quand  on  apportait  à  sa  famille 
le  corps  d'un  parent  assassiné.  Autour  du  cadavre  se  démenaient  les 
femmes  en  agitant  les  habits  rouges  de  sang,  tandis  qu'une  jeune  fille, 
souvent  la  sœur  du  mort,  hurlait  un  cri  de  haine,  un  appel  furieux  à  la 
vengeance.  Ces  voceri  de  mort  sont  les  plus  beaux  chants  qu'ait  produits  la 
poésie  populaire  des  Corses.  Grâce  à  l'adoucissement  des  mœurs,  les  victi- 
mes de  la  vendetta  deviennent  de  moins  en  moins  nombreuses  chaque 
année.  La  fréquence  des  scènes  de  meurtre  pendant  les  siècles  passés  devait 
être  attribuée  surtout  à  la  perte  de  l'indépendance  nationale  :  l'invasion 
génoise  avait  eu  pour  résultat  de  diviser  les  familles.  D'ailleurs  la  certi- 
tude de  ne  pas  trouver  d'équité  chez  les  magistrats  imposés  par  la  force 
obligeait  les  indigènes  à  se  faire  justice  eux-mêmes;  ils  en  étaient  revenus 
à  la  forme  rudimentaire  du  droit,  le  talion. 

Le  peuple  corse,  d'où  sortit  un  maître  pour  la  France,  était  pourtant  un 
peuple  essentiellement  républicain,  aussi  bien  par  ses  mœurs  de  sauvage  in- 


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POPULATION  DE  LA  CORSE.  641 

dépendance  que  par  la  nature  abrupte  du  pays  qu'il  habite.  Les  Romains 
ne  réussissaient  que  difficilement  à  en  faire  des  esclaves.  Dès  le  dixième 
siècle,  bien  avant  que  la  Suisse  fût  libre,  la  plus  grande  partie  de  la 
Corse  formait,  sous  le  nom  de  Terra  del  Comune,  une  confédération  de  com- 
munautés autonomes.  La  population  de  chaque  vallée  constituait  une  pieve 
(plebs),  groupe  à  la  fois  religieux  et  civil,  qui  choisissait  elle-même  son 
podestà  et  les  «  pères  de  la  commune  ».  Ceux-ci,  à  leur  tour,  nommaient  le 
«  caporal  »,  dont  la  mission  expresse  était  de  défendre  les  droits  du  peuple 
envers  et  contre  tous.  De  son  côté,  l'assemblée  des  maires  faisait  choix  des 
«  douze»,  qui  devaient  former  le  grand  conseil  de  la  confédération.  Telle 
était  la  constitution  qui  n'a  cessé  de  se  maintenir  plus  ou  moins  pendant 
tout  le  moyen  âge,  en  dépit  des  invasions  ennemies  et  de  la  conquête.  Au 
dix-huitième  siècle,  pendant  les  luttes  que  la  Corse  soutint  héroïquement 
contre  Gênes  et  contre  la  France,  elle  se  donna  aussi  par  deux  fois,  en  1755 
et  en  1765,  un  régime  bien  autrement  républicain  que  celui  de  la  Suisse 
et  prenant  pour  point  de  départ  l'égalité  absolue  de  tous  les  citoyens.  Ce 
sont  les  institutions  du  «  peuple  libre  »  qui  avaient  donné  à  Rousseau  le 
pressentiment,  non  encore  justifié,  que  «  cette  petite  île  étonnerait  un  jour 
l'Europe  ».  Depuis  cette  époque,  la  perspective  ouverte  aux  ambitions  et 
aux  appétits  des  Corses  par  l'ère  napoléonienne  semble  avoir  eu  pour  ré- 
sultat d'abaisser  bien  des  caractères  et  de  faire  oublier  les  traditions  histo- 
riques de  liberté. 

Quoique  la  population  de  l'île  ait  doublé  depuis  le  milieu  du  siècle  der- 
nier, elle  est  encore  relativement  clair-semée  ;  la  Corse  est  à  cet  égard  un 
des  derniers  départements  de  la  France1.  Par  un  contraste  remarquable, 
le  versant  oriental  de  la  Corse,  le  plus  large,  le  plus  fertile,  et  jadis  le  plus 
peuplé,  est  aujourd'hui  relativement  désert,  et  la  vie  s'est  portée  sur  le 
versant  occidental  ;  autrefois  l'île  regardait  vers  l'Italie  ;  de  nos  jours  elle 
s'est  tournée  vers  la  France.  La  salubrité  de  l'air  et  l'excellence  des  ports 
expliquent  cette  attraction  exercée  sur  les  habitants  du  pays  par  la  mer 
occidentale.  Sur  la  côte  du  levant,  l'antique  colonie  romaine  de  Mariana 
n'existe  plus,  et  l'emporium  d'Àleria,  d'origine  phocéenne,  n'était  naguère 
qu'une  ferme  isolée  près  d'un  étang  malsain.  On  a  souvent  répété  que  cette 
ville  eut  jadis  jusqu'à  100,000  habitants  ;  mais  l'espace  recouvert  des  restes 
de  poteries  romaines  ne  permet  pas  d'admettre  qu'Aleria,  quoique  fort  bien 

a  Population  en  1740 120,580  habitants. 

»  en  1801 104,000  » 

»  en  1876 262,700  » 

))  kilométrique  .......              ou           »                                           t 

^  81 


642  NOUVELLE    GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

située  au  débouché  de  la  vallée  du  Tavignano,  le  principal  cours  d'eau 
de  l'île,  et  vers  le  milieu  précis  de  toute  la  côte  orientale,  ait  jamais  eu 
une  population  plus  considérable  que  celle  de  l'une  ou  de  l'autre  des  villes 
principales  de  la  Corse  actuelle,  Bastia  et  Ajaccio.  Vers  la  fin  du  treizième 
siècle  Aleria  existait  encore;  la  malaria  n'en  avait  pas  chassé  tous  les 
habitants.  Le  groupe  de  population  se  reconstituera  facilement,  grâce  à 
l'extrême  fertilité  du  territoire  environnant,  quand  l'assèchement  des  eaux 
stagnantes  aura  rendu  au  climat  local  la  salubrité  première  ;  mais  c'est  là 
une  œuvre  qui  se  fera  peut-être  longtemps  attendre,  si  les  insulaires  seuls 
doivent  travailler  à  la  restauration  de  la  contrée. 

Les  Corses  ont  une  réputation  d'indolence  que  méritent  certainement  la 
plupart  d'entre  eux,  à  en  juger  par  le  peu  de  cas  qu'ils  font  des  immenses 
ressources  du  pays.  Les  industries  primitives  de  la  pêche  et  de  l'élève  des 
troupeaux  sont  celles  qu'ils  comprennent  le  mieux.  En  plusieurs  districts, 
presque  tous  les  travaux  agricoles  sont  confiés  à  des  journaliers  italiens 
auxquels  on  donne  le  nom  de  Lucchesi  ou  «  Lucquois  »,  parce  qu'ils  ve- 
naient tous  autrefois  de  la  campagne  de  Lucques  ;  ces  immigrants  tempo- 
raires, qui  sont  parfois  au  nombre  de  22,000,  font  toute  la  pénible  besogne 
du  sarclage,  de  la  cueillette  et  de  la  moisson,  puis  s'en  retournent  dans  leur 
pays  avec  leur  salaire  durement  gagné,  tandis  que  les  propriétaires,  appau- 
vris d'autant,  se  croisent  paresseusement  les  bras.  Cependant,  grâce  à  l'im- 
pulsion venue  de  France,  on  commence  à  s'occuper  sérieusement  de  l'utili- 
sation des  richesses  naturelles  de  la  Corse.  Les  huiles,  qui  peuvent  rivaliser 
avec  les  meilleurs  produits  de  la  Provence,  et  les  vins,  qui  jusqu'à  présent 
avaient  été  fort  médiocres,  sont  préparés  avec  plus  de  soin  et  deviennent  un 
objet  d'échanges  assez  important i  ;  les  vignobles  s'accroissaient  rapidement 
en  étendue,  lorsque  le  phylloxéra  est  venu  décourager  les  agriculteurs.  Les 
fruits  secs  s'exportent  en  quantités  croissantes  et  contribuent  à  développer 
un  commerce  qui  est  déjà,  dans  son  ensemble,  celui  d'un  port  français 
de  troisième  ordre2.  Dans  un  avenir  plus  ou  moins  rapproché  la  grande  île 
méditerranéenne,  dont  les  produits  sont  ceux  de  la  Provence,  deviendra  pour 
la  France  tempérée  un  complément  colonial,  une  sorte  d'Algérie  insulaire. 

La  Corse  possède  de  nombreux  gisements  miniers,  mais  ils  ne  sem- 
blent  pas    avoir    la    même   puissance  que    les    veines    métallifères    des 

1  Moyenne  de  la  production  annuelle  : 

Céréales.  ..........     950,000  hectolitres. 

Huiles..  ...,..,..'...     150,000 

Vins. 300,000         ». 

2  Mouvement  de  la  navigation  dans  les  ports  de  la  Corse  :  6,600  navires  jaugeant  450,000  tonnes. 


INDUSTRIE   ET   VILLES   DE  LA  CORSE.  643 

montagnes  sardes.  Naguère  le  minerai  de  fer  était  le  seul  qui  fût 
l'objet  d'une  exploitation  sérieuse  :  on  l'utilisait  pour  d'importantes  usines 
près  de  Bastia  et  de  Porto  Vecchio  ;  maintenant  on  extrait  le  cuivre  de 
Castifao,  dans  les  montagnes  de  Gorte,  et  le  plomb  argentifère  d'Ar- 
gentella,  près  de  l'Ile-Rousse.  On  travaille  aussi  quelque  peu  aux  car- 
rières de  granit  rouge  et  bleu,  de  porphyre,  d'albâtre,  de  serpentine, 
de  marbre,  qui  sont  un  des  éléments  les  plus  précieux  de  la  richesse  fu- 
ture de  la  Corse.  Enfin  les  eaux  minérales,  qui  sourdent  pour  la  plupart 
au  contact  des  roches  primitives  et  des  autres  formations,  attirent  chaque 
année  dans  les  vallées  de  l'intérieur  un  certain  nombre  de  visiteurs  et  de 
malades  ;  mais  la  seule  source  qui  ait  acquis  jusqu'à  maintenant  une  ré- 
putation européenne  est  celle  d'Orezza,  jaillissant  dans  cette  région  si  pit- 
toresque et  si  belle  de  la  Gastagniccia.  Elle  verse  en  grande  abondance  une 
eau  ferrugineuse  et  gazeuse  à  la  fois,  qui  contient  jusqu'à  2  litres  d'a- 
cide carbonique  dans  1  litre  de  liquide  :  on  la  boit  généralement  en  Corse 
au  lieu  de  l'eau  ordinaire.  Les  médecins  lui  attribuent  les  vertus  les  plus 
efficaces  contre  une  foule  de  maladies. 

Mais,  en  dehors  des  richesses  que  renferme  le  sol  de  la  Corse  et  de  celles, 
bien  plus  considérables,  que  le  travail  de  l'homme  pourra  lui  faire  pro- 
duire, l'île  a  les  grands  avantages  que  lui  donne  son  climat  pour  attirer 
les  étrangers  et  grandir  ainsi  l'importance  de  son  rôle  dans  l'économie  gé- 
nérale de  l'Europe.  Comme  Nice,  Cannes  et  Menton,  la  ville  d'Àjaccio,  le 
village  d'Olmeto,  tourné  vers  les  côtes  de  Sardaigne,  et  d'autres  localités 
de  la  Corse  sont  des  résidences  d'hiver.  Quoique  les  visiteurs  aient  pour  s'y 
rendre  à  braver  le  roulis  et  les  tempêtes,  cependant  il  en  vient  chaque  année 
un  certain  nombre  qui  contribuent  à  faire  connaître  cette  terre  si  curieuse, 
l'une  des  contrées  de  l'Europe  qui  ajoutent  à  la  beauté  naturelle  de  leurs 
paysages  le  plus  d'originalité  dans  les  mœurs  de  leur  population. 


La  ville  principale  de  la  Corse  n'a  plus  le  titre  de  chef-lieu  :  c'est  Bastia, 
ainsi  nommée  d'une  bastille  génoise,  bâtie  vers  la  lin  du  quatorzième  siè- 
cle, non  loin  de  la  «  marine  »  du  haut  village  de  Cardo.  Elle  succéda 
comme  capitale  à  Biguglia,  qui  fut  elle-même  l'héritière  de  Mariana,  la 
cité  de  Marius.  L'emplacement  de  la  ville  romaine  est  ignoré  ;  seulement  la 
tradition  désigne  une  vieille  église  abandonnée,  près  de  la  bouche  du  Golo, 
comme  le  lieu  où  fut  située  l'ancienne  métropole.  Biguglia  n'a  pas  complè- 
tement cessé  d'exister,  mais  ce  n'est  plus  qu'un  misérable  village,  où  le 
vent  porte  les  miasmes  d'un  vaste  étang,  reste  d'un  golfe  où  les  Pisans  remi- 


644  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

saient  leurs  galères.  Bastia,  située  à  quelques  kilomètres  au  nord  de  ces  deux 
anciennes  capitales,  a  les  mêmes  avantages  de  position  géographique  :  elle 
se  trouve  dans  la  partie  de  la  Corse  la  plus  rapprochée  de  l'île  d'Elbe,  de 
Livourne  et  de  Gênes  ;  elle  est  même  à  une  vingtaine  de  kilomètres  plus  près 
que  la  ville  d'Ajaccio  du  port  français  de  Nice  ;  de  toutes  les  cités  de  l'île 
c'est  la  seule  qui  soit  en  communication  facile  avec  le  versant  opposé,  puis- 
que, à  10  kilomètres  à  l'ouest,  le  golfe  de  Saint-Florent  s'avance  profondé- 
ment dans  les  terres  à  la  racine  de  la  péninsule  du  cap  Corse  ;  enfin,  grâce 
aux  rapports  fréquents  avec  l'Italie  voisine,  les  habitants  de  cette  partie  de 
l'île  sont  les  plus  civilisés,  les  plus  industrieux,  ceux  qui  cultivent  le  mieux 
leurs  terres.  Aussi,  quoique  le  petit  port  de  Bastia  soit  naturellement  l'un 
des  moins  sûrs  de  l'île,  est-il  cependant  l'un  des  plus  fréquentés  ;  il  fait  à 
lui  seul  plus  de  la  moitié  du  commerce  de  la  Corse.  On  a  dû  l'agrandir 
récemment  et  faire  sauter,  pour  la  construction  du  môle,  le  beau  rocher  en 
forme  de  lion  qui  désignait  l'entrée.  En  grandissant,  la  ville,  pittoresque- 
ment  bâtie  en  amphithéâtre  sur  les  collines,  perd  aussi  peu  à  peu  sa  physio- 
nomie génoise  pour  se  donner  un  aspect  plus  moderne,  et  parsème  les  jar- 
dins environnants  de  villas  de  plus  en  plus  nombreuses. 

Sur  la  rive  occidentale  de  l'île,  le  port  le  plus  rapproché  de  Bastia, 
Saint-Florent,  semblerait  devoir  faire  un  commerce  assez  considérable, 
grâce  à  sa  position  géographique  et  à  l'excellence  de  son  port  ;  mais  l'air 
des  étangs  y  est  mortel,  et  c'est  plus  au  sud  que  se  trouve,  dans  une  ré- 
gion salubre  et  des  plus  fertiles,  le  principal  marché  de  la  Balagne,  la  ville 
de  l'Ile-Rousse,  ainsi  nommée  d'un  écueil  voisin.  Paoli  la  fonda  en  1758 
pour  ruiner  la  ville  de  Calvi,  restée  fidèle  aux  Génois,  et  son  but  a  été 
partiellement  rempli.  L'Ile-Rousse,  le  port  le  plus  rapproché  de  la  France, 
expédie  en  abondance  les  riches  produits  de  la  Balagne,  huiles,  laines  et 
fruits,  tandis  que  la  ville  fortifiée  de  Calvi,  bâtie  sur  les  pentes  de  son 
rocher  blanchâtre,  n'est  plus,  malgré  son  titre  de  chef-lieu  d'arrondisse- 
ment, qu'une  bourgade  sans  animation,  en  partie  envahie  par  la  malaria 
et  dépassée  en  richesse  et  en  population  par  le  village  de  Calenzana,  situé 
dans  une  vallée  de  l'intérieur.  Toute  la  région  de  la  côte  qui  s'étend  au 
sud  de  Calvi  jusqu'au  golfe  de  Porto  est  presque  complètement  déserte  ; 
mais  il  est  à  espérer  que  la  nouvelle  route  taillée  à  travers  les  roches  vives 
des  promontoires  aura  pour  conséquence  le  peuplement  de  la  contrée  et  sa 
mise  en  culture  :  la  fertilité  naturelle  du  sol  permettait  d'en  faire  une  autre 
Balagne,  et  nulle  indentation  de  la  côte  n'est  plus  profonde  que  celle  de 
Porto  et  n'offre  de  meilleurs  abris. 

Le  golfe  de  Sagone,  qui  s'ouvre  plus  au  sud  et  dans  lequel  débouche  le 


VILLES  DE   LA   CORSE.  645 

Liamone,  baigne  aussi  des  plages  dépeuplées,  et  de  la  ville  même  de  Sagone, 
exposée  à  la  malaria,  il  ne  reste  qu'une  tour  et  un  débris  d'église.  Mais 
tandis  que  la  «  marine  »  de  ce  golfe  perdait  ses  habitants  et  son  commerce, 
celle  d'Ajaccio  qui  découpe  le  littoral,  au  sud  d'un  cap  prolongé  au  loin 
dans  la  mer  par  les  blocs  de  granit  rouge  des  îles  Sanguinaires,  prenait  une 
importance  croissante.  Ajaccio,  d'abord  simple  faubourg  maritime  de 
Castelvecchio,  qui  se  dresse  sur  une  colline  de  l'intérieur,  était  déjà  au 
milieu  du  siècle  dernier  la  ville  la  mieux  tenue,  la  plus  agréable  de  la 
Corse  ;  maintenant  elle  espère  devenir  bientôt  la  rivale ,  peut-être  la 
supérieure  de  Bastia  par  la  population  et  le  mouvement  des  échanges  ; 
d'ailleurs,  en  qualité  de  chef-lieu  administratif  de  l'île,  elle  jouit  d'avan- 
tages auxquels  se  sont  ajoutées  les  faveurs  du  plus  célèbre  de  ses  fils,  Napo- 
léon Bonaparte,  et  de  toutes  les  puissantes  familles  qui  se  sont  alliées  à  sa 
fortune.  Tous  les  édifices,  toutes  les  rues  d'Ajaccio  rappellent  par  quelque 
trait  les  deux  périodes  de  l'empire.  Comme  industries  spéciales,  les  habi- 
tants n'ont  guère  que  la  pêche  et  la  culture  des  riches  vergers  environ- 
nants ;  depuis  quelques  années  ils  ont  aussi  les  ressources  que  leur  procure 
la  visite  de  nombreux  étrangers,  malades  ou  en  santé,  qui  viennent  jouir 
du  climat  local,  de  l'admirable  vue  du  golfe  et  des  promenades  charmantes 
que  l'on  peut  faire  dans  les  jardins  et  sur  les  coteaux  des  alentours. 

Les  autres  villes  de  la  Corse  sont  de  petites  localités  sans  importance. 
Sartène,  quoique  chef-lieu  d'arrondissement,  n'est  qu'une  simple  bourgade, 
et  toute  l'activité  du  district  se  concentre  dans  le  petit  port  de  Propriano, 
rendez-vous  de  la  flottille  des  corailleurs  napolitains  dans  le  golfe  de 
Valinco;  Corte,  autre  chef-lieu  d'arrondissement,  et  fameuse  dans  l'histoire 
de  la  Corse  comme  l'acropole  de  l'île  et  comme  la  patrie  des  héros  de  l'in- 
dépendance, est  à  peine  plus  populeuse  que  Sartène,  malgré  la  richesse 
des  vignobles  qui  l'entourent  ;  Porto-Vecchio,  quoique  possédant  le  havre  le 
plus  sûr  de  toute  la  Corse,  n'est  fréquenté  que  par  quelques  caboteurs;  enfui 
Bonifacio,  l'ancienne  république  alliée  de  Gènes,  n'a  d'importance  que  par 
ses  fortifications  l.  Ville  fort  pittoresque,  elle  occupe  une  position  tout  à  fait 
isolée,  au  sommet  d'un  rocher  de  calcaire  blanchâtre,  percé  de  grottes  que 
,  ferment  à  demi  les  festons  des  lianes  et  où  viennent  s'engouffrer  les  vagues 

1  Population  des  villes  principales  de  la  Corse  en  1876  : 


Bastia 17,575  hab. 

Aj;iccio 17,050     » 

Corte 5,020     » 

Sartène 4,725     » 


Bonifacio 5,375  hall 

Baslelica 2,950     » 

Porto-Vecchio 2,050     » 

Calenzana 2,620     » 


Calvi .    .       2,000  hab. 


646  NOUVELLE  GEOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

marines.  Le  profil  des  hautes  montagnes  de  Limbara  se  dessine  dans  le  ciel, 
par  delà  les  eaux  du  détroit  et  son  archipel  d'îles  et  d'écueils  granitiques 
où  sont  venus  se  briser  tant  de  navires.  On  se  rappelle  encore  le  naufrage 
de  la  frégate  la  Sémillante  en  1855  :  près  de  mille  hommes  périrent  dans  ce 
désastre.  Pareil  malheur  n'est  plus  à  craindre,  grâce  au  beau  phare  qui 
s'élève  maintenant  sur  les  rochers  de  Lavezzi,  au  milieu  du  détroit. 


Département  français,  la  Corse  est  divisée  administrativement  comme 
les  circonscriptions  de  l'Etat  continental.  Elle  se  partage  en  cinq  arron- 
dissements, subdivisés  en  62  cantons  et  en  564  communes,  et  dépend  du 
"2e  sous-arrondissement  maritime  de  Toulon,  de  la  7e  inspection  des  ponts 
et  chaussées,  de  l'arrondissement  minéralogique  de  Grenoble.  Le  chef-lieu 
de  préfecture,  Ajaccio,  est  aussi  le  siège  du  diocèse  de  la  Corse;  Bastia  possède 
la  Cour  d'appel 3. 


Département  de  la  Corse  : 

Arrondissements.    Cantons.  Communes. 

Ajaccio.    ...       12  79 

Rastia 20  95 

Calvi 6  35 

Corle 16  108 

Sartène.  ...         8  47 

62  364 


Superficie. 

Popul.  en  1876. 

Popul.  kilom. 

205,403  hect. 

69,257 

51 

136,209     » 

75,072 

57 

100,284     « 

24,299 

25 

248,509     » 

58,442 

24 

184,356     » 

35,631 

18 

874,741  hect. 

262,701 

50 

CHAPITRE  X 


L'ESPAGNE 


CONSIDERATIONS     GENERALES. 


La  péninsule  d'Ibérie,  Espagne  et  Portugal,  doit  être  considérée  comme 
un  ensemble  géographique.  La  séparation  de  la  presqu'île  en  deux  États 
distincts,  quoique  justifiée  par  les  différences  de  sol,  de  climat,  de  langue, 
de  rapports  avec  l'extérieur,  n'empêche  pas  que  dans  l'organisme  européen 
l'Hispano-Lusitanie  ne  soit  un  membre  indivisible  ;  c'est  une  seule  et  même 
terre,  de  même  origine  et  de  même  histoire  géologique,  formant  un  tout 
complet  par  son  architecture  de  plateaux  et  de  montagnes,  par  son  réseau 
circulatoire  de  rivières  et  de  fleuves l. 

Comparée  aux  deux  autres  péninsules  du  midi  de  l'Europe,  l'Italie  et  la 
presqu'île  de  l'Hémus  et  du  Pinde,  la  terre  ibérique  est  celle  qui  est  le  plus 
nettement  limitée  et  qui  présente  le  caractère  le  plus  insulaire.  L'isthme 
qui  rattache  l'Espagne  au  corps  continental  n'a  qu'un  huitième  environ 
du  pourtour  de  la  presqu'île,  et  cet  isthme  est  précisément  barré  par  le 
mur  des  Pyrénées,  qui  continue  à  l'est  jusqu'à  la  mer  des  Baléares  la 
ligne  des  rivages  océaniques.  En  comparaison  de  l'Italie  et  de  la  Grèce, 
l'Espagne  se  distingue  aussi  par  la  massiveté  de  ses  contours.  Tandis  que  les 
baies  et  les  golfes  découpent  en  forme  de  feuillage  les  rives  du  Péloponèse 
et  s'arrondissent  en   nappes   semi-circulaires   entre   les    promontoires  de 

1  Superficie  de  la  Péninsule,  sans  les  Baléares 584,301  kilomètres  carrés. 

»         de  l'Espagne  »  494,940       »  >< 

»        du  Portugal,  sans  les  Açores 89,555       » 

Altitude  moyenne,  d'après  Leipoldt 701  mètres. 


648  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

l'Italie,  le  littoral  de  l'Espagne  n'est  que  légèrement  échancré  par  des 
anses  se  développant  en  arcs  de  cercle  et  se  succédant  avec  un  certain 
rhythme  comme  des  chaînettes  suspendues  de  pilier  en  pilier1. 

On  l'a  dit  depuis  longtemps  et  avec  beaucoup  de  justesse  :  «  L'Afrique 
commence  aux  Pyrénées.  »  L'Hispano-Lusitanie  ressemble,  en  effet,  au  con- 
tinent africain  par  la  lourdeur  des  formes,  par  la  rareté  des  îles  riveraines, 
par  le  petit  nombre  relatif  de  plaines  largement  ouvertes  du  côté  de  la  mer  ; 
mais  c'est  une  Afrique  en  miniature,  cinquante  fois  moins  étendue  que  le 
continent  qui  semblerait  lui  avoir  servi  de  modèle.  D'ailleurs  son  versant 
océanique,  des  Asturies,  de  la  Galice,  du  Beira,  est  encore  parfaitement 
européen  par  le  climat,  l'abondance  des  eaux,  la  nature  de  la  végétation; 
certaines  coïncidences  de  la  flore  entre  ces  régions  et  les  Iles  Britanniques 
ont  même  fait  supposer  qu'à  une  époque  antérieure  de  la  planète  la  pénin- 
sule d'Ibérie  tenait  par  ce  côté  au  prolongement  nord-occidental  de  l'Europe. 
L'Hispanie  vraiment  africaine  ne  commence  qu'aux  plateaux  sans  arbres  de 
l'intérieur  et  surtout  aux  rivages  méditerranéens.  Là  se  trouve  la  zone  de 
transition  entre  les  deux  continents.  Par  son  aspect  général,  sa  flore,  sa 
faune  et  ses  populations  elles-mêmes,  cette  partie  de  l'Espagne  appartient  à 
la  zone  intermédiaire  qui  comprend  toutes  les  contrées  barbaresques  jus- 
qu'au désert  du  Sahara.  La  sierra  Nevada  et  l'Atlas,  qui  se  regardent  d'un 
continent  à  l'autre,  sont  des  montagnes  sœurs.  Le  détroit  qui  les  sépare 
n'est  qu'un  simple  accident  dans  l'organisme  de  la  planète. 

Un  contraste  fort  remarquable  de  l'Espagne  avec  les  deux  autres  pénin- 
sules de  la  Méditerranée  est  que  la  première,  quoique  presque  entièrement 
environnée  par  les  eaux  marines,  est  pourtant  une  terre  essentiellement 
continentale.  Si  ce  n'est  par  la  plaine  du  Tage  portugais  et  par  les  belles 
campagnes  du  Guadalquivir  andalou,  l'intérieur  de  la  péninsule  Ibérique 
est  sans  communications  faciles  avec  la  mer.  La  plus  grande  partie  de  la 
contrée  consiste  en  plateaux  fort  élevés  qui  se  terminent  au-dessus  du  lit- 
toral par  des  escarpements  brusques  ou  même  par  des  crêtes  de  montagnes, 
comparables  aux  remparts  extérieurs  d'une  citadelle.  Il  en  résulte  que  des 
côtes  même  pourvues  de  bons  ports  sont  moins  visitées  par  les  navires 
qu'on  ne  s'y  attendrait  à  la  vue  de  leur  richesse  et  de  leur  fertilité.  La 
zone  du  littoral  est  trop  étroite  pour  alimenter  un  commerce  considérable 
et  les  habitants  du  plateau  ont  trop  à  descendre  pour  se  soucier  de  venir 


Pourtour  de  la  Péninsule 3,243  kilomètres. 

Isthme  pyrénéen 418         » 

Développement  des  côtes  I      , ,.,         ',  , '«tr.  I  2,825        » 

|  méditerranéennes.   1,150  ) 


SITUATION  GÉOGRAPHIQUE  DE  L'ESPAGNE. 


649 


prendre  leur  part  de  trafic.  Ces  causes  ont  de  tout  temps  enlevé  à  l'Espagne 
une  grande  partie  du  mouvement  commercial  qui  semblait  devoir  lui  re- 
venir en  raison  de  sa  position  avancée  dans  l'Océan,  à  la  porte  même  de  la 
Méditerranée  ;  dans  les  plus  beaux  temps  de  sa  puissance  maritime,  elle  a 
du  emprunter  largement  l'aide  des  navigateurs  étrangers. 

Depuis  la  découverte  des  grands  chemins  de  l'Océan  vers  l'Amérique  et  le 


N'°    119.    PLATEAUX    DE    LA    PÉNINSULE    IDÉR1QUE. 


Echelle  de  1  :  io.3oo.ooo 
o  îi>  5o     100  700  3oo 


de  5oo  a.  îooo"}' 
deiooo  T'ebplus 

\aa  Kil. 


cap  de  Bonne-Espérance,  le  côté  océanique  de  la  Péninsule,  celui  du  Gua- 
dalquivir  et  du  Tage,  a  plus  d'importance  dans  le  mouvement  des  échanges 
et  dans  l'histoire  du  monde  que  le  côté  méditerranéen  tourné  vers  Rome 
et  vers  la  France.  Ce  fait  peut  sembler  étrange  au  premier  abord  ;  mais  on 
aurait  tort  d'y  voir  l'effet  d'une  prétendue  loi  du  progrès  qui  pousserait 
fatalement  l'humanité  d'orient  en  occident;  la  cause  en  est  tout  sim- 
plement dans  la  disposition  générale  du  plateau  ibérique.  De   môme  que 

82 


650  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

l'Italie  péninsulaire,  l'Espagne  tourne  le  dos  à  l'orient,  elle  regarde  vers 
l'ouest.  La  contrée  tout  entière  s'incline  d'une  pente  graduelle  dans  la  di- 
rection de  l'Océan  et  c'est  du  même  côté  que  s'épanchent  les  fleuves  pa- 
rallèles, le  Mino,  le  Duero,  le  Tage,  le  Guadiana,  le  Guadalquivir.  La 
ligne  de  partage  des  eaux,  qui  est  aussi  presque  partout  la  ligne  de  faîte  de 
l'Ibérie,  se  développe,  d'Algeciras  à  Teruel,  dans  le  voisinage  immédiat  de 
la  Méditerranée.  Les  bouches  de  l'Ëbre  interrompent  cette  muraille  par  une 
brèche  d'un  accès  périlleux  pour  les  navires  ;  mais  immédiatement  au  delà 
recommencent  les  chaînes  du  littoral.  Presque  toute  la  masse  de  l'Espagne 
s'est  trouvée  ainsi  cachée  comme  par  un  écran  aux  regards  des  navigateurs. 
La  «  terre  de  l'Occident  »,  car  tel  est  le  sens  du  mot  Hespérie,  que  les  Grecs 
donnèrent  à  l'Espagne  après  l'avoir  appliqué  à  l'Italie,  est  devenue  par  cela 
même  aussi  éloignée  des  péninsules  orientales  que  si  elle  avait  été  trans- 
portée de  plusieurs  degrés  plus  avant  dans  l'Atlantique. 


Si  la  population  première  de  l'Espagne,  ibérique  ou  autre,  n'était  pas 
aborigène,  ce  que  dans  l'état  actuel  de  nos  connaissances  il  serait  téméraire 
de  nier  ou  d'affirmer,  c'est  par  l'étroit  bras  de  mer  des  Colonnes  d'Hercule 
que  la  Péninsule  a  dû  recevoir  ses  habitants1.  Des  colons  n'auraient  pu  venir 
par  le  littoral  océanique,  si  ce  n'est  a  l'époque  où  l'Irlande  était  plus  rap- 
prochée de  l'Hispanie  et  se  rattachait  peut-être  à  quelque  Atlantide.  Du  côté 
méditerranéen,  les  immigrations  eussent  été  non  moins  difficiles,  avant 
que  l'art  de  la  navigation  en  pleine  mer  eût  été  découvert  ;  même  lorsque 
les  marins  grecs,  massiliotes,  phéniciens,  carthaginois  parcouraient  libre- 
ment la  Méditerranée,  ils  ne  pouvaient  peupler  que  la  zone  du  littoral  à 
cause  de  l'escarpement  des  montagnes  qui  forment  le  rebord  des  plateaux 
espagnols.  Leurs  colonies,  quelle  qu'ait  été  leur  importance  dans  l'histoire, 
sont  donc  toujours  restées  dans  l'isolement  et  n'ont  contribué  que  pour  une 
faible  part  au  mélange  ethnologique  des  populations  de  l'intérieur. 

Le  fond  actuel  de  la  nation  espagnole  est  probablement  de  race  ibérique. 
Les  Basques,  repoussés  maintenant  dans  les  hautes  vallées  des  Pyrénées 
occidentales,  semblent  avoir  occupé  la  plus  grande  partie  de  la  Péninsule. 
■  Les  noms  de  montagnes  et  des  eaux  courantes,  ceux  même  d'une  quantité  de 
i  villes  témoignent  de  leur  séjour  et  de  leur  domination  dans  presque  toutes  les 
contrées  de  l'Espagne,  du  golfe  de  Gascogne  au  détroit  de  Gibraltar.  Des  tribus 
celtiques,  venues  par  les  seuils  des  Pyrénées,  s'étaient,  à  une  époque  inconnue, 

1  Fr.  Tubino,  Aborigènes Ibericos 6  los  Beréberes  en  laPeninsula.  Revista  de  Antropologia  1876 . 


POPULATIONS  DE  L'ESPAGNE.  051 

établies  çà  et  là  en  groupes  de  race  pure,  tandis  qu'ailleurs  ils  s'étaient 
mêlés  aux  aborigènes  et  formaient  avec  eux  les  nations  connues  sous  le  nom 
composé  de  Celtibères.  Ces  populations  croisées  habitaient  surtout  les  pla- 
teaux qui  de  nos  jours  sont  désignés  par  l'appellation  de  Castilles.  Les  Celtes 
purs,  à  en  juger  par  les  noms  de  lieux,  occupaient  la  Galice  et  la  plus 
grande  partie  du  Portugal.  Les  Ibères  avaient  le  siège  principal  de  leur 
civilisation  dans  les  parties  méridionales  de  la  Péninsule  ;  ils  s'avançaient 
au  loin  sur  les  plateaux,  peuplaient  les  régions  plus  fertiles  du  pourtour 
méditerranéen,  la  vallée  de  l'Ebre,  les  deux  versants  des  Pyrénées,  péné- 
traient dans  les  Gaules  jusqu'à  la  Garonne  et  à  la  base  des  Cévennes,  puis, 
longeant  le  littoral  des  golfes  du  Lion  et  de  Gênes,  poussaient  leurs  der- 
nières tribus  jusqu'au  delà  des  Apennins  :  on  retrouve  encore  beaucoup  de 
noms  ibériques  dans  les  Alpes  Tessinoises.  La  répartition  des  noms  géogra- 
phiques semble  témoigner  que  la  marche  des  Ibères  s'est  faite  du  sud  au 
nord,  des  Colonnes  d'Hercule  aux  Pyrénées  et  aux  Alpes. 

A  ces  éléments  primitifs  vinrent  se  joindre  les  colons  envoyés  par  les 
peuples  commerçants  de  la  Méditerranée  :  Càdiz,  Malaga  sont  des  villes 
d'origine  phénicienne;  Carthagène  est  l'héritière  de  Carthage  ;  l'antique 
Sagonte  avait  été  fondée  par  des  émigrés  de  Zacynthe;  Rosas  est  une  colonie 
rhodienne;  les  ruines  d'Ampurias  rappellent  l'Emporium  des  Massiliotes. 
Mais  le  vieux  fond  ibérique  et  celtique  ne  devait  être  profondément  mo- 
difié que  par  l'influence  de  Rome.  Après  une  guerre  d'un  siècle,  les  rudes 
légionnaires  furent  enfin  les  maîtres  de  la  Péninsule;  les  colons  latins 
purent  s'établir  sans  danger  en  dehors  de  chaque  ville,  de  chaque  poste 
fortifié  ;  la  culture  italienne  se  répandit  de  proche  en  proche  du  littoral  et 
de  la  vallée  du  Bétis  (Guadalquivir)  jusque  dans  les  replis  les  moins 
fréquentés  des  plateaux,  et,  sauf  dans  les  monts  Cantabres  habités  de 
nos  jours  par  les  Basques,  la  langue  des  conquérants  devint  celle  des 
vaincus.  La  part  des  Romains  est  donc  fort  grande  dans  la  formation 
du  peuple  espagnol  :  quoique  ibère  et  celte  d'origine,  il  n'en  est  pas 
moins  devenu  l'une  des  nations  latines  par  son  idiome  et  le  moule  de 
sa  pensée. 

Lorsque  l'écroulement  de  l'empire  romain  eut  fait  accourir  de  toutes  les 
extrémités  du  monde  les  hommes  de  proie,  Suèves,  Alains,  Vandales  et 
Visigoths  envahirent  successivement  l'Espagne.  Usés  par  leurs  victoires 
mêmes,  aussi  bien  que  par  le  changement  de  climat  et  de  vie,  pressés  par 
ceux  qui  les  suivaient,  les  premiers  conquérants  disparurent  bientôt  sans 
laisser  beaucoup  de  traces.  Les  Alains  nomades  se  perdirent  au  milieu  des 
populations  lusitaniennes,  ou  peut-être  même  furent  exterminés  en  masse 


fi52  NOUVELLE  GEOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

par  les  autres  envahisseurs  ;  les  Suèves,  tribu  teutonique  de  race  pure,  se 
fondirent  peu  à  peu  du  côté  de  la  Galice;  les  Vandales  abandonnèrent  les 
riches  cités  de  la  Bétique,  où  ils  avaient  séjourné  pendant  quelques  années, 
pour  aller  conquérir  leur  royaume  éphémère  de  l'Afrique.  Mais  les  Visigoths, 
plus  tard  venus  et  plus  nombreux,  peut-être  aussi  doués  d'une  plus  grande 
solidité  de  caractère,  s'établirent  fermement  sur  le  sol  envahi  et  l'influence 
qu'ils  exercèrent  sur  la  race  elle-même  persiste  encore  dans  la  langue,  les 
mœurs,  l'esprit  des  Espagnols.  11  est  possible  que  la  pompeuse  gravité  du 
Castillan  soit  en  partie  l'héritage  des  Visigoths. 

Après  l'Europe  septentrionale,  l'Afrique  devait  à  son  tour  déverser  son 
contingent  de  populations  nouvelles  sur  cette  presqu'île  dépendant  géogra- 
phiquement  des  deux  parties  du  monde.  Au  commencement  du  huitième 
siècle,  les  musulmans  de  la  Maurétanie,  Arabes  et  Berbères,  prirent  pied 
sur  le  rocher  de  Gibraltar,  et,  dans  l'espace  de  quelques  mois,  l'Espagne 
presque  tout  entière  tombait  en  leur  pouvoir.  Pendant,  plus  de  sept  siècles, 
le  détroit  d'Hercule  baigna  des  deux  côtés  les  terres  du  «  Sarrasin  »  et  nul 
obstacle  n'arrêta  le  passage  des  commerçants,  des  colons,  des  industriels 
appartenant  à  toutes  les  races  de  l'Afrique  du  Nord  et  même  de  l'Asie. 
On  ne  saurait  douter  que  l'influence  de  tous  ces  immigrants  sur  la  po- 
pulation aborigène  de  la  Péninsule  n'ait  été  capitale  ;  par  les  croisements 
continués  de  siècle  en  siècle  le  type  originaire  s'est  modifié,  ainsi  que  le 
prouvent  suffisamment  les  traits  des  habitants  dans  les  districts  méridio- 
naux. Il  est.  vrai  que  l'Inquisition  fit  expulser  du  royaume  ou  réduire  en 
esclavage  des  centaines  de  milliers,  peut-être  un  million  de  Maures  ;  mais 
ceux  qu'elle  traitait  ainsi  étaient  les  musulmans  ou  les  convertis  douteux; 
la  grande  masse  de  la  population  dite  espagnole  n'en  avait  pas  moins  dans 
ses  veines  une  forte  part  de  sang  berbère  et  sémite  ;  dans  le  voisinage  même 
de  Madrid,  entre  Tolède  et  Aranjuez,  on  cite  le  village  de  Villaseca  comme 
étant  peuplé  de  descendants  des  Maures;  le  teint,  foncé,  la  chevelure  noire 
des  habitants,  ainsi  que  la  coutume  qu'ont  les  femmes  de  ne  jamais  se 
montrer  sur  la  place  du  marché,  témoignent  en  faveur  de  cette  origine.  La 
langue  castillane  elle-même  établit  combien  grande  a  été  l'influence  des  Sar- 
rasins ;  elle  a  reçu  beaucoup  plus  de  mots  arabes,  apportés  par  les  Maures, 
qu'elle  n'en  a  admis  de  germaniques  dus  à  l'idiome  des  Visigoths  :  environ 
deux  mille  termes  sémitiques,  désignant  surtout  des  objets  et  des  idées  qui 
témoignent  d'un  état  de  civilisation  en  progrès,  continuent  de  vivre  dans  le 
castillan  et  rappellent  la  période  de  développement  industriel  et  scienti- 
fique inaugurée  en  Europe  par  les  Arabes  de  Grenade  et  de  Cordoue.  Plu- 
sieurs auteurs  pensent  que  le  son  guttural  de  la  lettre  j  (jota)  est  aussi  de 


JUIFS  ET  TSIGANES.  655 

provenance  arabe  ;  mais  il  ne  paraît  pas  qu'il  en  soit  ainsi,  car  cette  aspi- 
ration est  plus  fortement  marquée  dans  les  dialectes  des  provinces  où  n'ont 
jamais  pénétré  les  Arabes,  et,  d'autre  part,  la  langue  des  Portugais,  qui 
pourtant  furent  asservis  aux  mahométans,  ne  possède  pas  la  jota  castil- 
lane :  ce  son  est  donc  probablement  d'origine  locale,  et  se  sera  main- 
tenu, malgré  l'influence  du  latin,  dans  le  parler  des  Espagnols. 

En  même  temps  que  les  Maures,  les  Juifs  avaient  singulièrement  pros- 
péré sur  le  sol  de  l'Espagne;  quelques  auteurs  évaluent  même  à  800,000 
le  nombre  de  ceux  qui  vivaient  dans  la  Péninsule  avant  l'époque  des  persé- 
cutions. Souples  comme  la  plupart  de  leurs  compatriotes,  ils  avaient  un 
pied  dans  les  deux  camps  :  ils  servaient  d'intermédiaires  de  commerce  entre 
les  chrétiens  et  les  musulmans;  ils  s'enrichissaient  en  faisant  les  affaires  des 
uns  et  des  autres,  en  leur  fournissant  l'argent  nécessaire  pour  se  livrer 
bataille  et  s'entre-tuer.  Pour  subvenir  à  la  guerre  deux  fois  sainte  de  la 
croix  et  du  croissant,  il  fallait  pressurer  le  peuple,  et  les  Juifs,  agents  du 
fisc,  s'étaient  chargés  de  cette  besogne.  Aussi  quand  la  foi  chrétienne  eut 
triomphé  et  que  les  rois,  pour  se  payer  des  frais  de  la  croisade,  en  procla- 
mèrent une  seconde  contre  les  Juifs,  ce  fut  avec  une  véritable  explosion  de 
fureur  que  le  peuple  se  tourna  contre  eux;  il  les  poursuivit  d'une  «  immor- 
telle haine,  que  le  fer,  le  feu,  les  tortures,  les  bûchers  n'assouvirent  ja- 
mais ».  Sans  doute  quelques  familles  de  Juifs  convertis  par  la  peur  au 
catholicisme  réussirent  à  sauver  leur  existence  et  sont  entrées  depuis  par  les 
croisements  dans  la  masse  de  la  nation  espagnole,  mais  l'élément  israélite 
ne  se  trouve  plus  que  pour  une  très-faible  part  dans  la  population  de  la 
Péninsule;  la  race  a  été  plus  que  persécutée,  elle  a  été  extirpée. 

Plus  heureux  que  les  Juifs,  les  Tsiganes  ou  Zingares,  dits  Gitanos,  c'est-à- 
dire  «  Egyptiens  »,  sont  assez  nombreux  en  Espagne  pour  donner  à  certains 
quartiers  des  grandes  villes  une  physionomie  spéciale.  Le  mépris  dont  on  les 
poursuivait  et  la  simplicité  empressée  avec  laquelle  ils  pratiquent  la  religion 
nationale  les  a  fait  tolérer  partout;  jamais  l'Inquisition,  qui  brûla  tant  de 
Juifs,  de  Maures  et  d'hérétiques,  ne  fit  périr  un  seul  Gitano  ;  elle  se  bornait  à 
les  laisser  poursuivre  comme  simples  délinquants  civils  et  vagabonds  par  la 
police  de  la  Santa  Hermandad.  Ils  ont  pu  vivre  en  paix,  et,  en  maints  endroits, 
sont  devenus  des  citoyens  ayant  leurs  habitations  fixes  et  leur  gagne-pain 
régulier  ;  néanmoins  ils  diminuent,  sans  doute  à  cause  des  croisements  qui 
les  ramènent  dans  le  gros  de  la  population.  Leur  race  est  loin  d'être  pure, 
car  il  n'est  pas  rare  que  les  Tsiganes  épousent  des  Espagnoles  ;  en  revanche 
la  tribu  ne  permet  pas  souvent  à  ses  filles  d'épouser  des  étrangers.  On  dit 
que  les  Gitanos  sédentaires,  se  rappelant  d'instinct  et  de  tradition  la  vie 


656  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE    UNIVERSELLE. 

errante  que  menèrent  leurs  ancêtres,  témoignent  le  plus  grand  respect  à  ceux 
de  leurs  compatriotes  qui  parcourent  encore  librement  les  forêts  et  les  plai- 
nes ;  de  leur  côté,  ceux-ci,  fiers  de  leur  titre  de  mandantes  ou  «  chemineurs  », 
regardent  avec  un  certain  mépris  leurs  malheureux  frères  entassés  dans  les 
taudis  puants  des  villes.  C'est  le  contraire  dans  les  contrées  danubiennes,  où 
les  Tsiganes  sédentaires  se  considèrent  comme  une  sorte  d'aristocratie, 
presque  comme  une  autre  race.  D'ailleurs  il  semble  prouvé  que  tous  les 
€itanos  d'Espagne  descendent  d'ancêtres  ayant  séjourné  pendant  plusieurs 
générations  dans  la  péninsule  des  Balkans,  car  leur  idiome  contient  quel- 
ques centaines  de  mots  slaves  et  grecs  témoignant  d'un  long  séjour  de  ceux 
qui  le  parlent  parmi  les  peuples  de  l'Europe  orientale  :  c'est  là  ce  qu'ont 
établi  les  recherches  de  Miklosic. 

Ainsi  que  le  faisait  remarquer  de  Bourgoing  dans  son  ouvrage  sur 
l'Espagne,  les  caractères  offrent  même  un  tel  contraste,  que  le  portrait  d'un 
Galicien  ressemblerait  plus  à  un  Auvergnat  qu'à  un  Catalan,  et  que  celui 
d'un  Andalou  ferait  songer  au  Gascon;  de  province  à  province  d'ibérie,  on 
verrait  surgir  les  mêmes  oppositions  qu'en  France.  Au  milieu  de  toutes  les 
diversités  provenant  du  sol,  de  la  race,  du  climat  et  des  mœurs,  il  est  bien 
difficile  de  parler  d'un  type  général  représentant  les  Espagnols.  Cepen- 
dant la  plupart  des  habitants  de  la  Péninsule  ont  quelques  traits  communs 
qui  donnent  à  la  nation  tout  entière  une  certaine  individualité  parmi  les 
peuples  d'Europe.  Quoique  chaque  province  ait  son  type  particulier,  ces 
types  se  ressemblent  par  assez  de  côtés  pour  qu'il  soit  possible  de  s'imaginer 
une  sorte  d'Espagnol  idéal  où  le  «  prudent  »  Galicien  se  mêle  au  joyeux  An- 
dalou. L'œuvre  nationale  a  été  longtemps  commune,  surtout  à  l'époque  des 
luttes  séculaires  contre  les  Maures,  et  de  cette  communauté  d'action,  jointe 
à  la  parenté  des  origines,  proviennent  quelques  traits  appartenant  à  toutes 
les  populations  péninsulaires. 

En  moyenne,  l'Espagnol  est  dé  petite  taille,  mais  solide,  musculeux, 
d'une  agilité  surprenante,  infatigable  à  la  course,  dur  à  toutes  les  priva- 
tions. La  sobriété  de  l'Ibère  est  connue.  «  Les  olives,  la  salade  et  les  radis, 
ce  sont  là  les  mets  d'un  chevalier,  »  dit  un  ancien  proverbe  national.  Sa  force 
d'endurance  physique  semble  tenir  du  merveilleux,  et  l'on  comprend  à 
peine  comment  les  conquistadores  ont  pu  résister  à  tant  de  fatigues  sous  le 
redoutable  climat  du  Nouveau  Monde  !  Avec  toutes  ses  qualités  matérielles, 
l'Espagnol  bien  dirigé  est  certainement,  ainsi  d'ailleurs  que  l'a  constaté 
l'histoire,  le  premier  soldat  de  l'Europe  :  il  a  le  feu  de  l'homme  du  Midi, 
la  force  de  l'homme  du  Nord,  et  n'a  pas  besoin,  comme  celui-ci,  de  se 
sustenter  par  une  nourriture  abondante. 


CARACTÈRE  ET  MŒURS  DES  ESPAGNOLS.  6j7 

Les  qualités  morales  de  l'Espagnol  ne  sont  pas  moins  remarquables  et 
auraient  dû,  semble-t-il,  assurer  à  la  nation  une  plus  grande  prospérité  que 
celle  qui  lui  est  échue.  Quelles  que  soient  les  diversités  provinciales  du 
caractère  espagnol,  les  Péninsulaires,  nonchalants  dans  la  vie  de  tous  les 
jours,  se  distinguent  pourtant  en  masse  des  autres  peuples  par  un  esprit  de 
résolution  tranquille,  un  courage  persistant,  une  infatigable  ténacité  qui, 
suivant  le  bon  ou  mauvais  emploi,  ont  tantôt  fait  la  gloire,  tantôt  l'infor- 
tune de  la  nation.  L'homme  de  cour,  l'employé  sceptique  peuvent  servir 
cyniquement  la  main  qui  les  paye  ;  mais  quand  l'Espagnol  du  peuple  em- 
brasse une  cause,  c'est  jusqu'à  la  mort  :  tant  qu'il  lui  reste  un  souffle  de 
vie,  on  ne  saurait  dire  qu'il  est  vaincu;  d'ailleurs  après  lui  viennent  les 
fils,  qui  luttent  avec  le  même  acharnement  que  leur  père.  De  là  cette  longue 
durée  des  guerres  nationales  et  civiles.  La  reconquête  de  l'Espagne  sur  les 
envahisseurs  maures  a  duré  sept  siècles,  presque  sans  trêve  ;  la  prise  de 
possession  du  Mexique,  du  Pérou,  de  toute  l'Amérique  andine,  ne  fut  qu'un 
long  combat  d'un  siècle.  La  guerre  d'indépendance  contre  les  armées  de 
Napoléon  est  aussi  un  exemple  de  dévouement  et  de  patriotisme  collectif  tel, 
que  l'histoire  n'en  offre  que  bien  peu  d'exemples,  et  les  Espagnols  peuvent 
dire  avec  fierté  que,  pendant  les  quatre  années  de  lutte,  les  Français  ne 
trouvèrent  pas  parmi  eux  un  seul  espion.  Dignes  fils  de  la  mère  patrie,  les 
créoles  du  Nouveau  Monde  soutinrent  aussi  contre  les  Castillans  une  guerre 
d'émancipation  qui  dura  vingt  ans,  et  récemment  une  partie  des  habi- 
tants de  la  grande  Antille  espagnole  ont  fait,  d'escarmouches  et  de  batailles 
incessantes,  leur  vie  normale  pendant  dix  années.  Enfin  les  deux  guerres 
•carlistes  auraient-elles  été  possibles  ailleurs  que  sur  la  terre  d'Espagne? 
Que  de  fois  des  coups  qui  semblaient  décisifs  ont  été  frappés;  mais  l'ennemi 
vaincu  la  veille  se  redressait  le  lendemain  et  la  lutte  reprenait  avec  une 
nouvelle  énergie. 

Il  n'est  donc  pas  étonnant  que  l'Espagnol,  parfaitement,  conscient  de  sa 
valeur,  parle  de  lui-même,  lorsqu'il  est  le  plus  abaissé  par  le  sort,  avec  une 
certaine  fierté,  qui  chez  tout  autre  pourrait  passer  pour  de  l'outrecuidance. 
«  L'Espagnol  est  un  Gascon,  a  dit  un  voyageur  français,  mais  un  Gascon 
tragique.  »  Les  actes  suivent  chez  lui  les  paroles.  Il  est  vantard,  mais  si 
quelqu'un  pouvait  avoir  raison  de  l'être,  ce  serait  lui.  L'Espagnol  a  des 
qualités  qui  .chez  d'autres  peuples  s'excluent  souvent.  Avec  toute  sa  fierté, 
il  est  pourtant  simple  et  gracieux  de  manières;  il  s'estime  fort  lui-même, 
mais  il  n'en  est  pas  moins  prévenant  pour  les  autres  ;  très-perspicacè  et 
devinant  fort  bien  les  travers  et  les  vices  de  son  prochain,  il  ne  s'abaisse 
point  à  le  mépriser.  Même  quand  il  mendie,  il  sait  parfois  garder  une  alti- 

i-  85 


658  NOUVELLE    GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

tude  de  noblesse.  Un  rien  le  fera  s'épancher  en  torrents  de  paroles 
sonores;  mais  que  l'affaire  soit  d'importance,  un  mot,  un  geste  lui 
suffiront.  Il  est  souvent  grave  et  solennel  d'aspect,  il  a  un  grand  fonds  de 
sérieux,  une  rare  solidité  de  caractère,  mais  avec  cela  une  gaieté  tou- 
jours bienveillante.  L'avantage  immense,  inappréciable  que  l'Espagnol,  si 
l'on  excepte  toutefois  le  Vieux-Castillan,  a  d'ordinaire  sur  la  plupart  des  autres 
Européens,  est  celui  d'être  heureux.  Rien  ne  l'inquiète  ;  il  se  fait  à  tout;  il 
prend  philosophiquement  la  vie  comme  elle  vient;  la  misère  ne  l'effraye 
point,  et  il  sait  même,  avec  une  ingéniosité  sans  pareille,  en  extraire  les 
joies  et  les  avantages.  Quel  héros  de  roman  eut  la  vie  plus  traversée  et  pour- 
tant plus  gaie  que  ce  Gil  Blas,  dans  lequel  les  Espagnols  se  sont  si  bien 
reconnus?  Et  néanmoins  c'était  alors  la  sombre  époque  de  l'Inquisition; 
mais  l'effroyable  Saint-Office  n'empêchait  pas  la  joie.  «  La  parfaite  félicité, 
dit  le  proverbe,  est  de  vivre  aux  bords  du  Manzanarès  ;  le  second  degré  du 
bonheur  est  d'être  en  paradis,  mais  à  la  condition  de  voir  Madrid  par  une 
lucarne  du  ciel.  » 

A  tous  ces  contrastes,  qui  nous  paraissent  étranges,  de  jactance  et  de 
courage,  de  bassesse  et  de  grandeur,  de  dignité  grave  et  de  franche  gaieté, 
sont  dues  ces  contradictions  apparentes  de  conduite,  ces  alternatives 
bizarres  d'attitude  qui  étonnent  l'étranger,  et  que  l'Espagnol  appelle 
complaisamment  cosas  de  Espana,  comme  si  lui  seul  pouvait  en  pénétrer 
le  secret.  Comment  expliquer,  en  effet,  que  l'on  trouve  chez  ce  peuple 
tant  de  faiblesse  à  côté  de  tant  de  hautes  qualités,  tant  de  superstitions 
et  d'ignorance  avec  un  bon  sens  si  net  et  une  si  fine  ironie,  parfois  tant 
de  férocité  avec  un  naturel  de  générosité  magnanime,  la  fureur  de  la 
vengeance  avec  le  tranquille  oubli  des  injures,  une  pratique  si  simple  et  si 
digne  de  l'égalité  avec  tant  de  violence  dans  l'oppression?  Malgré  la  passion, 
le  fanatisme  que  les  Espagnols  apportent  dans  tous  leurs  actes,  ils  acceptent 
avec  la  plus  grande  résignation  ce  qu'ils  croient  ne  pouvoir  empêcher.  A 
cet  égard,  ils  sont  tout  à  fait  musulmans.  Ils  ne  répètent  point  comme 
l'Arabe  :  «  Ce  qui  est  écrit  est  écrit  !  »  Mais  ils  disent  non  moins  philo- 
sophiquement :  «  Ce  qui  doit  être  ne  peut  manquer!  »  (Lo  que  ha  de  ser 
no  puede  faltar)  ;  et,  drapés  dans  leur  manteau,  ils  regardent  avec  dignité 
passer  le  flot  des  événements.  «  Les  Espagnols  paraissent  plus  sages 
qu'ils  ne  le  sont,  »  a  déjà  dit  depuis  trois  siècles  le  chancelier  Bacon. 
Presque  tous  possédés  de  la  passion  du  jeu,  ils  se  laissent  d'avance  em- 
porter par  la  destinée,  prêts  au  triomphe,  non  moins  prêts  à  l'insuccès. 
Que  de  fois  la  sérénité  fataliste  de  l'Espagnol  a-t-elle  laissé  des  maux  irré- 
parables s'accomplir! 


HISTOIRE  DES  ESPAGNOLS 


050 


«  On  a  vu  plus  d'une  fois  l'Espagne  au  bas  de  la  roue  de  la  fortune,  » 
dit  Camôes,  «  mais  l'inconstance  du  sort,  la  force  ni  l'adresse  ne  pour- 
ront jamais  abattre  ou  fléchir  les  cœurs  généreux  qu'elle  enfante.  »  Pourtant 
on  a  pu  craindre  la  décadence  irrémédiable  de  la  nation.  En  voyant 
les  ruines  accumulées  sur  le  sol  de  l'Espagne,  en  assistant  aux  luttes 
qui  s'éternisent  sur  cette  terre  ensanglantée,  des  historiens  qui  n'avaient 
pas  une  idée  assez  nette  du  lien  de  solidarité  entre  les  nations  ont  parlé 
des  Espagnols  comme  d'un  peuple  absolument  tombé:  le  recul  étonnant  qu'a 
subi  la  puissance  castillane  depuis  trois  siècles  explique  cette  erreur.  Môme 


N°    120. —  DEHESAS    DES    ENVIRONS    DE      MADRID. 


.Echelle  de  itiâo.ooo 


dans  le  voisinage  des  grandes  villes  et  de  la  capitale,  que  de  campagnes, 
jadis  cultivées,  qui  par  leur  nom  de  despoblados  et  de  dehesas  rappellent  le 
souvenir  des  Maures  violemment  expulsés  ou  des  chrétiens  qui  se  sont  re- 
tirés devant  le  désert  envahissant!  Que  de  cités,  que  de  villages  dont  les 
édifices  témoignent  par  la  beauté  de  leur  architecture  et  la  richesse  de 
leurs  ornements  que  la  civilisation  locale  était,  il  y  a  des  siècles,  bien  su- 
périeure à  ce  qu'elle  est  aujourd'hui?  La  vie  semble  s'être  enfuie  de  ces 
pierres  jadis  animées!  Et  l'Espagne  elle-même,  comme  puissance  politique, 
n'est-elle  pas  un  débris,  comparée  à  ce  qu'elle  fut  du  temps  de  Charles- 
Quint? 

Dans  son  fameux  ouvrage  sur  la  Civilisation,  Buckle  cherche  à  expliquer 
la  longue  décadence  du  peuple  espagnol  par  diverses  raisons,  tirées,  les  unes 
du  climat  et  de  la  nature  du   sol,  les  autres   de   l'évolution  historique.  La 


.600  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

sécheresse  d'une  grande  partie  du  territoire,  les  vents  âpres  qui  sur  les 
plateaux  succèdent  aux  chaleurs  extrêmes,  la  fréquence  des  tremblements 
de  terre  dans  certains  districts,  telles  sont  les  principales  causes  d'ordre 
matériel  qui  ont  contribué  à  rendre  les  Espagnols  superstitieux  et  pares- 
seux d'esprit;  mais  la  cause  suprême  et  fatale  a  été  la  longue  suite  de 
guerres  religieuses  qu'ils  ont  eues  à  soutenir  contre  leurs  voisins.  Dès 
l'origine  de  la  monarchie,  les  rois  visigoths  défendirent  avec  acharnement 
l'arianisme  contre  les  Francs  ;  puis,  quand  les  Espagnols,  devenus  catho- 
liques à  leur  tour,  n'eurent  plus  à  guerroyer  contre  d'autres  chrétiens  pour 
le  compte  de  leur  foi,  les  musulmans  envahirent  la  Péninsule,  et  l'histoire 
de  la  nation  ne  fut  plus  qu'une  lutte  incessante  :  durant  plus  de  vingt 
générations,  les  guerres  religieuses,  qui  pour  les  autres  peuples  étaient 
un  événement  exceptionnel,  devinrent  l'état  permanent  du  peuple  d'Espagne. 
Il  en  résulta  que  le  patriotisme  de  race  et  de  langue  s'identifia  presque 
complètement  avec  l'obéissance  absolue  aux  ordres  des  prêtres.  Tout 
combattant,  des  rois  aux  moindres  archers,  étaient  soldats  de  la  foi  plus 
que  défenseurs  de  la  terre  natale,  et  par  suite  leur  premier  devoir  était 
de  se  soumettre  aux  injonctions  des  hommes  d'église.  Les  conséquences 
de  ce  long  assujettissement  de  la  pensée  étaient  inévitables.  Le  clergé  prit 
possession  de  la  meilleure  part  des  terres  conquises  sur  les  infidèles,  il 
accapara  tous  les  trésors  pour  en  orner  les  couvents  et  les  églises  ;  fait  bien 
plus  grave  encore,  il  s'empara  du  gouvernement  et  du  contrôle  de  la  société 
tout  entière  par  l'organisation  des  tribunaux.  Dès  le  milieu  du  treizième 
siècle,  le  «  Saint-Office  »  de  l'Inquisition  fonctionnait  dans  le  royaume 
d'Aragon  ;  lorsque  les  Maures  furent  définitivement  expulsés  de  l'Espagne, 
l'action  de  ce  tribunal  souverain  devint  toute-puissante  et  les  rois  mêmes 
se  prirent  à  trembler  devant  lui. 

Mais  tandis  que  ces  longues  guerres  religieuses  travaillaient  à  l'abaisse- 
ment intellectuel  et  moral  des  Espagnols  de  toutes  les  provinces,  d'autres 
causes,  agissant  en  sens  inverse,  étaient,  au  contraire,  de  nature  à  déve- 
lopper tous  les  éléments  de  progrès  :  c'est  le  côté  de  la  question  si  com- 
plexe de  l'histoire  d'Espagne  que  Buckle  a  négligé  de  mettre  en  lumière. 
Pour  soutenir  la  lutte  contre  les  musulmans,  et  pour  garder  quelque 
semblant  d'autorité  sur  leurs  vassaux  batailleurs,  les  rois  avaient  dû 
respecter,  favoriser  même  les  libertés  de  leurs  peuples  :  c'est  à  ce  prix 
seulement  que  la  guerre  pouvait  être  nationale.  Les  villes  étaient  devenues 
libres  et  prenaient  part  au  grand  conflit  dans  la  plénitude  de  leur  volonté  ; 
elles  seules  votaient  les  fonds  et,  dans  la  plupart  des  Cortès,  leurs  délégués 
ne  permettaient  même  pas  aux  représentants  de  la  noblesse  et  du  clergé  de 


HISTOIRE    DES  ESPAGNOLS.     .  661 

siéger  à  côté  d'eux.  Dès  le  commencement  du  onzième  siècle,  deux  cent 
cinquante  ans  avant  qu'on  ne  parlât  d'institutions  représentatives  en  Angle- 
terre, l'histoire  nous  montre  des  cités  du  royaume  de  Léon,  des  Caslilles,  de 
1* Aragon,  s'administrant  elles-mêmes  et  formulant  leurs  coutumes  en 
lois; de  vieux  documents  nous  montrent  des  souverains  qui  reconnaissent 
ne  pouvoir  entrer  dans  les  villes  sans  le  consentement  de  la  municipalité. 
Grâce  à  cette  autonomie,  qui  donnait  aux  Espagnols  des  avantages  inappré- 
ciables sur  la  plupart  des  autres  populations  de  l'Europe,  les  villes  de  la 
Péninsule  progressèrent  rapidement  en  industrie,  en  commerce,  en  civili- 
sation :  le  degré  de  perfection  qu'avaient  atteint  la  littérature  et  les  beaux- 
arts,  à  la  grande  époque  de  la  floraison  nationale,  témoigne  quelle  était 
la  puissante  vitalité  de  toutes  ces  communes  espagnoles,  où  s'élevaient  de 
si  beaux  édifices,  d'où  sortaient  tant  d'hommes  de  valeur.  Les  cités  com- 
mençaient même  à  se  libérer  du  joug  de  l'Eglise  ;  elles  se  réservaient,  bien 
avant  Luther,  de  ne  laisser  proclamer  les  indulgences  qu'après  en  avoir  exa- 
miné la  convenance  et  le  but.  En  outre,  les  libertés  municipales  contribuaient 
cà  développer  cette  dignité  tranquille,  ce  respect  mutuel,  cette  noblesse  de 
manières  qui  semblent  être  un  privilège  de  race  chez  les  Espagnols. 

Entre  ces  forces  opposées,  tendant  les  unes  à  solliciter  l'initiative  indi- 
viduelle, les  autres,  au  contraire,  à  la  supprimer  complètement  au  profit 
de  l'Eglise  et  de  la  centralisation  monarchique,  une  lutte  directe  ne  pou- 
vait manquer  d'éclater  tôt  ou  tard.  Dès  que  la  reconquête  de  l'Espagne  par 
les  chrétiens  fut  achevée  et  que  la  ferveur  religieuse,  la  fidélité  aux  souve- 
rains et  le  patriotisme  local  n'eurent  plus  un  même  but  à  poursuivre,  la 
guerre  intérieure  commença.  Elle  se  termina  promptement  au  profit  du 
pouvoir  royal  et  de  l'Église;  les  comuneros  des  Gastilles,  qui  s'étaient  con- 
stitués les,  défenseurs  des  libertés  locales  et  régionales,  furent  mal  se- 
condés ou  combattus  par  les  habitants  des  autres  provinces,  Asturies, 
Aragon,  Andalousie;  même  les  Maures  de  l'Alpujarra  aidèrent  à  l'écrase- 
ment du  peuple;  à  l'aide  de  l'or  du  Portugal  et  de  l'Amérique,  les  géné- 
raux de  Gharles-Quint  le  massacrèrent  et  tout  aussitôt  le  silence  se  fit  dans 
les  villes,  jusqu'alors  si  actives  et  si  gaies,  de  la  Péninsule. 

La  découverte  du  Nouveau  Monde,  qui  précisément  alors  venait  de  se 
faire  au  profit  de  la  monarchie  espagnole,  fut  pour  la  nation  un  malheur 
peut-être  plus  grand.  L'expatriation  de  tous  les  jeunes  gens  d'audace,  de  tous 
les  coureurs  d'aventures  qui  allaient  conquérir  l'Eldorado  par  delà  l'Atlan- 
tique est  une  des  causes  qui  contribuèrent  le  plus  à  l'affaiblissement  de 
l'Espagne.  Les  plus  hardis  partaient  ;  les  faibles,  les  gens  qu'effrayait  la 
mort  restaient  seuls  au  logis.  C'est  ainsi  que  peu  à  peu  la  mère  patrie  se 


662  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

trouva  privée  de  ses  enfants  les  mieux  trempés.  Toute  sa  vaillance  et  son 
esprit  d'entreprise  avaient  trouvé  un  dérivatif  dans  la  prise  de  possession 
du  Nouveau  Monde,  et,  tout  enivrée  de  sa  gloire  d'outre-mer,  elle  se  laissa 
sans  résistance  «abîmer  par  ses  maîtres  dans  la  plus  profonde  ignominie.  Un 
navire  trop  chargé  de  toile  s'expose  à  chavirer  à  la  moindre  tempête  ;  de 
même  l'Espagne,  trop  faible  pour  l'immensité  de  ses  colonies,  s'affaissa 
promptement  sur  elle-même. 

Les  énormes  quantités  d'or  et  d'argent  que  les  mines  du  Nouveau  Monde 
fournirent  au  trésor  de  la  métropole  furent  aussi  un  puissant  élément 
d'appauvrissement  et  de  démoralisation.  En  deux  siècles,  de  l'an  1500  à 
l'an  1702,  les  envois  de  métaux  précieux  faits  par  les  colonies  s'élevèrent  à 
la  somme  totale  de  54  milliards  de  francs.  De  pareilles  sommes,  acquises 
sans  travail  et  gaspillées  surtout  à  des  œuvres  de  corruption,  devaient  avoir 
pour  résultat  de  développer  à  l'excès  l'indolence  naturelle  de  l'Espagnol. 
L'or  arrivant  sans  effort,  on  ne  se  donna  plus  la  peine  de  le  gagner  :  au  lieu 
de  produire,  on  acheta,  et  bientôt  tous  les  trésors  eurent  pris  le  chemin  do 
l'étranger.  Puis,  quand  les  colonies  cessèrent  de  nourrir  la  mère  patrie, 
tous  ceux  qui  s'étaient  accoutumés  à  la  paresse  durent  vivre  par  la  mendi- 
cité de  la  rue  ou  par  la  mendicité  bureaucratique,  plus  basse  et  plus  dissol- 
vante encore.  Peut-être  l'Espagne  est-elle  la  seule  contrée  d'Europe  où  l'on 
voie  des  ouvriers  abandonner  leur  travail  ordinaire,  pour  aller  prendre  leur 
part  de  la  pitance  distribuée  aux  mendiants  à  certains  jours  de  la  semaine. 

Sans  agression  du  dehors  et  par  le  seul  effet  de  la  décadence  intérieure, 
la  nation  déclina  dans  le  monde  avec  une  rapidité  sans  exemple.  Après  l'ex- 
pulsion des  Maures,  les  citoyens  les  plus  industrieux  de  la  contrée,  toute 
activité  s'éteignit  peu  à  peu  en  Espagne.  Les  ateliers  se  fermèrent  par  mil- 
liers dans  les  villes  jadis  industrielles,  comme  Séville  et  Tolède.  Les  procédés 
de  métier  se  perdirent,  faute  d'artisans  ;  le  commerce,  livré  au  monopole, 
délaissa  les  marchés  et  les  ports;  on  cessa  d'exploiter  les  mines  et  les  car- 
rières; souvent  même,  disent  les  chroniques  du  temps,  les  champs  de  la 
Navarre  seraient  restés  en  friche,  aux  abords  mêmes  des  villages,  si  des  pay- 
sans béarnais  n'étaient  allés  y  faire  les  semailles  et  la  moisson.  Les  jeunes 
Espagnols  entraient  en  foule  dans  les  monastères  pour  jouir  du  privilège  de 
l'oisiveté;  et  plus  de  neuf  mille  couvents  d'hommes,  dont  les  champs  étaient 
cultivés  aux  dépens  du  reste  de  l'Espagne,  s'établirent  dans  toutes  les 
parties  du  royaume.  Toute  étude  sérieuse  cessa  dans  les  écoles  et  les 
universités;  suivant  la  forte  expression  de  Saint-Simon,  «  la  science  était 
un  crime;  l'ignorance  et  la  stupidité  la  première  vertu.  »  Le  pays  se  dépeu- 
plait :  il  ne  naissait  plus  d'enfants  en  nombre  suffisant  pour  remplacer  les 


HISTOIRE  DES  ESPAGNOLS.  605 

morts.  Les  Espagnols  étaient  tombés  si  bas,  qu'ils  avaient  perdu  leur  vieux 
renom  de  vaillance,  pourtant  si  mérité.  Après  l'instauration  de  la  dynastie 
bourbonienne,  lorsque  des  étrangers,  français,  italiens,  irlandais,  furent 
appelés  en  foule  pour  occuper  toutes  les  hautes  positions,  c'est  que  les 
indigènes  eux-mêmes,  dégoûtés  du  travail  et  privés  d'initiative,  étaient 
devenus  incapables  de  la  gestion  des  affaires. 

L'observateur  impartial  qui  compare  l'Espagne  de  nos  jours  à  ce  qu'elle 
fut  à  l'époque  de  son  long  silence  sous  le  régime  de  l'Inquisition,  est  frappé 
des  progrès  de  toute  espèce  qui  se  sont  accomplis.  Un  proverbe  bien  men- 
songer proclame  «  heureux  les  peuples  qui  n'ont  pas  d'histoire  »,  comme 
si  les  morts  en  avaient  une.  C'est  au  contraire  lorsqu'ils  sont  en  pleine 
possession  de  leur  vie,  fût-elle  même  inquiète  et  tumultueuse,  que  les 
peuples  marquent  leur  existence  dans  l'humanité  par  des  actes  de  valeur 
historique  et  des  services  réels  rendus  à  leurs  contemporains.  Quoique 
depuis  le  commencement  du  siècle  l'Espagne  renaissante  ait  toujours,  pour 
ainsi  dire,  vécu  au  milieu  des  flammes,  elle  a  plus  travaillé  pour  les  arts, 
les  sciences,  l'industrie,  elle  a  fourni  par  quelques-uns  de  ses  fils  plus  de 
hauts  enseignements  que  pendant  les  deux  siècles  de  morne  paix  qui 
s'étaient  écoulés  depuis  que  Philippe  II  avait  fait  l'ombre  dans  son 
royaume. 

Il  est  toutefois  évident  que  si  la  vie  de  l'Espagne  ne  se  dépensait  pas 
pour  une  si  grande  part  en  dissensions  intestines  et  s'appliquait  dans  son 
entier  à  des  œuvres  d'intérêt  collectif,  l'utilité  de  la  nation  serait  bien 
autrement  considérable  pour  le  reste  du  monde.  Mais  il  se  trouve  pré- 
cisément que  les  conditions  géographiques  de  la  Péninsule  se  sont  oppo- 
sées jusqu'à  maintenant  à  tout  groupement  libre  des  habitants  en  un  corps 
national  compacte  et  solide.  Quoique  se  présentant  dans  l'ensemble  de 
l'organisme  européen  avec  une  grande  unité  de  contours  et  de  formes, 
l'Hispano-Lusitanie  n'en  offre  pas  moins  à  l'intérieur,  à  cause  de  ses  pla- 
teaux et  de  ses  montagnes,  une  singulière  diversité,  et  cette  diversité  est 
passée  de  la  nature  aux  hommes  qui  l'habitent.  On  peut  dire  que  toutes 
les  saillies  et  les  creux  du  plateau  montueux  de  l'Ibérie  se  retrouvent  dans 
les  populations  elles-mêmes.  Sur  le  pourtour  océanique  et  méditerranéen 
de  la  Péninsule  tous  les  avantages  se  trouvent  réunis  :  c'est  là  que  le  climat 
est  le  plus  doux,  que  la  terre  féconde  se  couvre  de  végétation  en  plus 
grande  abondance,  que  la  facilité  des  communications  invite  les  hommes 
aux  voyages  et  aux  échanges;  aussi  les  cultivateurs,  les  commerçants,  les 
marins  se  pressent-ils  dans  la  région  du  littoral  et  la  plupart  des  grandes 
villes  s'y  sont  fondées.  Dans  l'intérieur  du  pays,  au  contraire,  les  plateaux 


664  iNOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

arides,  les  roches  nues,  les  âpres  sentiers,  les  terribles  hivers,  le  manque  de 
produits  variés  ont  rendu  la  vie  difficile  aux  habitants,  et  souvent  les  jeunes 
gens  du  pays,  attirés  par  les  plaines  heureuses  qui  s'étendent  au  pied  de 
leurs  monts  sauvages,  émigrent  en  grand  nombre.  Il  en  résulte  que  la 
population  espagnole  se  trouve  distribuée  en  zones  annulaires  de  densité. 

N°    121.    DENSITÉ    DES    POPULATIONS    DE    LA    PÉNINSULE   IBÉRIQUE. 


d' après  'Minard  etBehro 


Gravé  cliez'ErharûL 


rrwinsde  10  fiaiitanAi •  par  kilomètre/  carre 

deioà/So 

de-2oàJo 


de  So  a/ 100  par  kilomètre,  oarrà 
de  wo  à  1S0 


Echelle  de  i:io.3oo.ooo 
o  ï5  5o     100  200  3oo  t^ooKil. 


La  lace  riveraine  de  la  Péninsule,  celle  qui  comprend  les  côtes  de  la  Cata- 
logne, de  Valence  et  de  Murcie,  Malaga,  Câdiz  et  la  vallée  du  Guadalquivir, 
le  bas  Portugal  et  le  versant  maritime  des  Pyrénées  occidentales,  est  la 
région  vivante  par  excellence  :  là  est  le  mouvement  des  hommes  et  des 
idées.  D'un  autre  côté,  la  capitale  du  royaume,  située  dans  une  position 
dominante,  à  peu  près  au  centre  géométrique  de  la  contrée,  ne  pouvait 
manquer  de  devenir ,   elle  aussi ,  un  foyer  vital ,  à  cause  du   réseau   de 


HISTOIRE  DES  ESPAGNOLS.  G65 

routes  dont  elle  occupe  le  milieu  ;  mais  elle  est  entourée  de  régions  faible- 
ment peuplées  et  même,  en  quelques  endroits,  de  véritables  déserts. 

Cette  inégalité  de  population  entre  les  plaines  basses  du  littoral  et  les 
plateaux  de  l'intérieur,  et,  bien  plus  encore,  ce  dédoublement  de  la  civili- 
sation péninsulaire  en  une  zone  extérieure  et  un  foyer  central  ont  produit 
les  résultats  les  plus  considérables  dans  l'histoire  générale  de  l'Espagne. 
Consciente  de  sa  propre  vitalité,  animée  d'une  suffisante  initiative  pour  se 
gouverner  elle-même,  chacune  des  provinces  maritimes  tendait  à  s'isoler 
des  autres  parties  de  l'Espagne  et  à  vivre  d'une  vie  indépendante.  Pendant 
les  sept  cents  années  que  dura  l'occupation  des  Maures,  la  haine  de  race  et 
de  religion,  commune  aux  états  chrétiens  de  la  Péninsule,  avait  pu  main- 
tenir une  certaine  union  entre  les  divers  royaumes  chrétiens  de  l'Ibérie 
et  faciliter  la  création  d'une  monarchie  unitaire;  mais,  pour  conserver  cette 
unité  factice,  le  gouvernement  espagnol  dut  avoir  recours  au  système  de 
terrorisme  et  d'oppression  le  plus  savant  sous  lequel  un  peuple  ait  jamais 
été  courbé.  D'ailleurs  le  Portugal,  auquel  sa  position  sur  l'Océan,  l'impor- 
tance de  son  commerce,  l'immense  étendue  de  ses  conquêtes  coloniales 
avaient  assuré  un  rôle  à  part,  ne  subit  la  domination  détestée  des  Castillans 
que  pendant  moins  d'un  siècle  et  se  sépara  de  l'Espagne  comme  une  pièce 
neuve  se  détache  d'un  habit  cousu  de  morceaux  d'étoffes  diverses.  Au 
choc  des  événements  extérieurs,  la  monarchie  espagnole  elle-même  faillit 
disparaître.  C'est  en  vain  que,  pour  s'asseoir  plus  solidement ,  l'autorité 
royale  avait  abêti ,  appauvri  le  peuple  et  tari  en  apparence  la  source 
des  idées  :  d'incessantes  révolutions  et  des  guerres  civiles  de  province  à 
province  montrèrent  bien  que  sous  l'oppression  commune  la  forte  indi- 
vidualité de  chacun  des  groupes  naturels  de  population  s'était  main- 
tenue. Il  est  certain  que  d'année  en  année  le  lien  d'unité  politique  se  noue 
plus  fortement  entre  les  divers  peuples  de  l'Espagne,  grâce  à  la  facilité 
croissante  des  voyages  et  des  échanges,  à  la  substitution  graduelle  d'une 
même  langue  aux  dialectes  provinciaux,  au  rapprochement  spontané  qu'a- 
mènent la  compréhension  des  mêmes  idées  et  la  formation  des  partis  poli- 
tiques ;  mais  Andalous  et  Galiciens,  Basques  et  Catalans,  Aragonais  et 
Madrilefios,  sont  encore  bien  éloignés  de  s'être  fondus  en  une  seule  natio- 
nalité. 

La  constitution  fédérale  que  s'était  donnée  pour  un  temps  la  république 
espagnole  était  donc  complètement  justifiée  par  la  forme  géographique  du 
pays  et  l'histoire  de  ses  habitants.  Cette  autonomie  provinciale  que  les 
gouvernants  n'ont  pas  voulu  consacrer  par  la  paix  ne  s'en  affirme  pas  moins 
par  la  guerre  civile  :  la  violence  veut  réaliser  ce  que  n'a  pu  le  bon  accord. 


(566  NOUVELLE  GEOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

Telle  est,  sous  divers  noms,  intransigeance  ou  carlisme,  et  avec  d'autres 
éléments  de  dissension  civile,  la  grande  cause  des  révolutions  qui  dans  les 
dernières  années  ont  agité  l'Espagne.  Les  populations  cherchent  leur  équi- 
libre naturel,  et  l'une  des  principales  conditions  de  cet  équilibre  est  le 
respect  des  limites  tracées  entre  les  provinces  par  les  différences  du  sol  et 
du  climat,  ainsi  que  par  les  diversités  de  mœurs  qui  en  sont  la  consé- 
quence. Il  est  donc  nécessaire  d'étudier  à  part  chacune  de  ces  régions  natu- 
relles de  l'Espagne,  en  tenant  compte  de  ce  fait,  que  les  divisions  politiques 
ne  suivent  exactement  ni  les  lignes  de  faîte  entre  les  bassins  ni  les  fron- 
tières entre  les  populations  de  dialectes  différents. 


II 


PLATEAUX  DES  CASTILLES,  DE  LEON  ET  DE  L  ESTREMADURE. 

Le  plateau  central  de  la  Péninsule,  entre  la  vallée  de  l'Ebre  et  celle  du 
Guadalquivir,  est  parfaitement  délimité  par  la  nature  :  une  enceinte  semi- 
circulaire  l'entoure  au  nord,  à  l'est  et  au  sud,  des  Pyrénées  Cantabres  à  la 
sierra  Morena1.  Il  est  vrai  que  du  côté  de  l'ouest  la  pente  générale  du  plateau 
s'incline  vers  le  Portugal  et  l'Atlantique  ;  mais  là  aussi  des  massifs  monta- 
gneux et  surtout  les  escarpements  des  gorges  fluviales  par  lesquelles  il  faut 
dévaler  pour  entrer  dans  les  vallées  inférieures  constituent  une  véritable 
barrière,  dont  certaines  parties  sont  malaisées  à  traverser.  La  haute  région 
r.ù  le  Duero,  le  Tage,  le  Guadiana  développent  leur  cours  supérieur  est  donc 
un  tout  géographique  distinct  encadré  par  une  zone  complètement  circulaire 
de  terres  à  versant  maritime  :  on  peut  la  comparer  à  une  sorte  de  pénin- 
sule plus  petite  enfermée  dans  la  grande  presqu'île  et  ne  tenant  aux  Pyré- 
nées françaises  que  par  l'isthme  étroit  des  provinces  Basques  :  si  l'eau 
de  la  mer  s'élevait  brusquement  de  600  mètres,  les  plateaux  des  Cas- 
tilles,  diversement  échancrés  par  des  golfes,  s'isoleraient  du  reste  de  l'Es- 
pagne. Leur  étendue  considérable,  'car  ils  forment  bien  près  de  la  moitié 
de  tout  le  pays,  leur  assurait  d'avance  un  rôle  historique  des  plus  impor- 
tants ;  par  le  fait  même  de  leur  position  dominatrice,  les  Castillans  ont 

Superficie.  Pqnil .  en  187T.     Popul.  kilom. 

1  Bassin  du  Duero,  Léon  et  Vieille-Castille, 

sans  Logrono  et  Santander.   ....         94,773  kilom.   car.     2,140,500  hab.       23  hab. 
Bassins  du  Tage  et  du  Guadiana.    .    .       115,819  »  2,367,550     »         20     » 


210,592  kilom.   car.    4,507,850  hab.      21  hab 


PLATEAU  DES  CASTILLES.  667 

annexé  presque  tous  les  territoires  circonvoisins  à  leur  domaine,  qui  occupe 
déjà  plus  des  deux  cinquièmes  de  toute  l'Espagne. 

Les  Castilles,  cette  Espagne  par  excellence,  ne  sont  point  un  beau  pays, 
ou  du  moins  leur  beauté,  solennelle  et  formidable,  n'est  point  de  nature  à 
être  comprise  parla  plupart  des  voyageurs.  De  vastes  étendues  du  plateau, 
telles  que  la  Tierra  de  Campos,  au  nord  de  Valladolid,  sont  d'anciens  fonds 
lacustres,  au  sol  d'une  grande  fécondité,  mais  d'une  extrême  monotonie,  à 
cause  du  manque  de  variété  dans  les  cultures  et  de  l'absence  de  toute 
végétation  forestière  ;  le  sol  s'y  montre  à  nu  avec  ses  argiles  et  ses  sables 
diversement  nuancés  en  gris,  en  bleu,  en  rouge  clair,  en  rouge  de  sang. 
Ses  chemins,  sur  lesquels  de  longues  files  de  mules  passent  en  soulevant 
des  tourbillons  de  poussière,  se  confondent  avec  les  terrains  environnants. 
D'autres  parties  du  plateau,  beaucoup  plus  inégales,  sont  bosselées  de  mon- 
ticules pierreux  jaunis  par  le  soleil  et  rayés  sur  leurs  pentes  de  sillons  où 
les  chardons  et  d'autres  plantes  épineuses  se  mêlent  aux  céréales.  Ailleurs, 
notamment  à  l'orient  de  Madrid,  le  plateau  prend  l'aspect  d'un  pays  de 
montagnes  ;  de  toutes  parts  l'horizon  est  fermé  par  des  croupes  et  des  cimes 
revêtues  d'une  herbe  maigre,  et  des  gorges  sombres,  entaillées  par  les  eaux 
naissantes,  s'ouvrent  çà  et  là  entre  des  parois  de  rochers.  Ailleurs  encore, 
comme  dans  la  basse  Estremadure,  les  pâturages  s'étendent  à  perte  de  vue 
jusqu'à  la  base  des  montagnes  éloignées,  et  dans  ces  plaines,  semblables  à 
certaines  parties  des  pampas  américaines,  pas  un  arbre  n'arrête  le  regard. 
Au  commencement  du  siècle,  des  terres  tout  à  fait  incultes,  quoique  très- 
fertiles  naturellement,  occupaient  dans  le  district  de  Badajoz  une  étendue 
de  plus  de  100  kilomètres  en  longueur  sur  une  largeur  de  la  moitié.  Un 
demi-million  d'hommes  eût  vécu  à  l'aise  dans  ce  désert. 

Avoir  P  effrayante  nudité  de  la  plupart  de  ces  plaines,  on  ne  croirait  pas 
que,  depuis  le  milieu  du  siècle  dernier,  il  existe  une  ordonnance  du  Conseil 
de  Castille  enjoignant  à  chaque  habitant  des  campagnes  de  planter  au  moins 
cinq  arbres.  L'œuvre  de  déboisement  a  été  menée  avec  plus  de  zèle  que  le 
travail  de  repeuplement.  Les  paysans  ont  un  préjugé  contre  les  arbres  :  ils 
disent  que  le  feuillage  leur  rend  le  mauvais  service  de  protéger  les  petits 
oiseaux  contre  les  rapaces  et  livre  ainsi  les  moissons  en  proie  aux  volatiles 
granivores  ;  aussi,  non  contents  d'exterminer  tous  les  oisillons,  à  l'exception 
des  hirondelles,  s'acharnent-ils  à  la  destruction  des  bois  ;  en  maints  endroits 
il  ne  reste  plus  d'arbres  que  dans  les  solitudes  éloignées  de  toute  demeure 
de  l'homme  ;  on  marcherait  pendant  des  journées  entières  sans  en  aperce- 
voir un  seul.  La  campagne  est  réduite  à  un  tel  état  de  nudité,  que,  suivant 
le  proverbe,  «  l'alouette  traversant  les  Castilles  doit  emporter  son  grain.  » 


668  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

Même  au  milieu  des  champs  cultivés  on  croirait  se  trouver  dans  un  désert, 
surtout  quand  la  moisson  n'a  laissé  que  des  chaumes  flétris.  Les  masures 
en  terre  grise  ou  en  pierrailles  semblent  de  loin  se  confondre  avec  le  sol 
environnant;  les  villes  elles-mêmes,  entourées  de  leurs  murs  ébréchés  et 
jaunâtres,  ont  l'air  de  rochers  ravinés.  L'eau  manque  en  plusieurs  régions 
du  plateau  comme  dans  les  solitudes  de  l'Afrique.  Nombre  de  villes  et  de 
villages  alimentés  par  l'eau  de  source  proclament  joyeusement,  par  leur 
nom  même,  la  possession  de  ce  riche  trésor.  Des  ponts  énormes  passent  sur 
les  ravins,  mais,  pendant  plus  d'une  moitié  de  l'année,  on  ne  voit  pas  une 
goutte  d'eau  dans  le  lit  pierreux  que  les  constructeurs  de  la  route  ont  mis 
tant  de  peine  à  franchir. 

Le  plateau  central  de  l'Espagne  n'est  pas  incliné  seulement  à  l'ouest  vers 
l'Atlantique  lusitanien,  il  descend  aussi,  mais  d'une  pente  fort  inégale,  de 
la  base  des  Pyrénées  cantabres  au  bord  septentrional  de  la  vallée  du  Gua- 
dalquivir.  Tandis  que  le  haut  bassin  du  Duero  se  penche  de  l'est  à  l'ouest, 
entre  1,000  mètres  et  700  mètres  d'altitude  moyenne,  la  Nouvelle-Castille 
et  la  Manche,  dans  les  bassins  du  Tage  et  du  Guadiana,  n'ont  plus  que 
600  mètres  d'élévation.  Dans  leur  ensemble,  les  hautes  terres  de  l'Espagne 
centrale  sont  comparables  à  deux  gradins  de  différente  hauteur  séparés 
l'un  de  l'autre  par  une  muraille  percée  de  brèches.  Cette  muraille  qui  sert 
de  limite  commune  aux  deux  terrasses  du  plateau  est  la  sierra  de  Guadar- 
rama,  prolongée  à  l'ouest  par  la  sierra  de  Gredos.  Au  nord,  les  eaux  qui 
s'écoulent  par  le  Duero  arrosent  la  province  de  Léon  et  la  Vieille-Castille  ; 
au  sud,  les  bassins  jumeaux  du  Tage  et  du  Guadiana  constituent  les  pro- 
vinces de  la  Nouvelle-Castille,  de  la  Manche  et  de  l'Estremadure. 

Les  deux  plateaux  juxtaposés  étaient  occupés  à  l'époque  tertiaire  par  de 
grands  bassins  lacustres;  des  fleuves  à  cataractes,  semblables  aux  canaux 
d'écoulement  qui  déversent  dans  l'Atlantique  les  eaux  de  la  méditerranée 
canadienne,  faisaient  communiquer  entre  elles  ces  hautes  mers  de  l'Ibérie. 
L'une  d'elles,  dont  les  contours  sont  indiqués  par  les  limites  géologiques 
d'une  couche  de  débris  arénacés,  argileux  et  calcaires,  arrachés  aux  mon- 
tagnes environnantes,  est  celle  qui  s'est  écoulée  par  les  défilés  du  bas  Duero. 
Jadis  elle  était  fermée  précisément  de  ce  côté  par  les  montagnes  cristal- 
lines du  Portugal,  et  c'est  au  nord-est,  par  la  brèche  de  Pancorbo,  où  passe 
actuellement  le  chemin  de  fer  de  Burgos  à  Vitoria,  que  l'excédant  des  eaux 
s'épanchait  probablement  dans  le  bassin  de  l'Èbre.  En  outre,  un  large 
détroit,  contournant  à  l'est  les  montagnes  de  Guadarrama,  unissait  le  lac 
supérieur,  celui  dont  le  fond  est  devenu  la  Vieille-Castille,  au  lac  inférieur 
remplacé  aujourd'hui  par  les  plaines  de   la  Nouvelle-Castille  et  de  la 


MONTAGNES  DES  CASTILLES.  671 

Manche.  A  en  juger  par  la  superficie  des  terrains  tertiaires  que  les  eaux  ont 
laissés  en  témoignage  de  leur  séjour,  les  deux  lacs  avaient  ensemble  une 
superficie  de  76,000  kilomètres  carrés,  soit  environ  la  huitième  partie  de 
la  surface  actuelle  de  la  Péninsule.  Relativement  à  ce  qu'elle  est  de  nos 
jours,  la  presqu'île  d'Ibérie  n'était  donc  à  ces  âges  de  la  planète  qu'une 
sorte  de  squelette  non  encore  revêtu  de  chair  ;  les  massifs  de  granit  et  de 
roches  anciennes,  unis  les  uns  aux  autres  par  des  croupes  de  terrains  tria- 
siques,  jurassiques  et  crétacés,  formaient  comme  un  double  anneau  mon- 
tagneux, limité  extérieurement  par  des  eaux  salées,  intérieurement  par  des 
eaux  douces.  Les  golfes  du  dehors  et  les  lacs  du  dedans  s'emplissaient  à  la 
fois  de  dépôts  que  l'on  reconnaît  maintenant  à  leurs  fossiles,  les  uns  d'ori- 
gine marine,  les  autres  provenant  des  eaux  douces.  Cette  période  géologique 
dura  pendant  de  longs  âges,  car  les  couches  de  terrains  lacustres  ont  en 
maints  endroits  plus  de  500  mètres  d'épaisseur.  Les  strates  miocènes  qui 
forment  la  partie  superficielle  des  deux  bassins  des  Castilles  appartiennent 
exactement  à  la  même  époque  de  la  Terre,  puisqu'on  y  trouve  les  ossements 
fossiles  des  mêmes  grands  animaux,  mégathériums ,  mammouths,  hip- 
parions. 

La  partie  îiord-occidentale  et  septentrionale  de  l'enceinte  montagneuse 
de  la  terre  de  Léon  et  de  la  Vieille-Castille  est  formée  par  le  système  des 
Pyrénées  Cantabres;  mais  immédiatement  à  l'est  du  plus  haut  massif  de  ces 
montagnes,  au  nœud  de  la  Pena  Labra,  des  croupes  allongées  se  détachent  vers 
le  sud-est  et  constituent  la  ligne  de  faîte  qui  sépare  le  bassin  du  Duero  des 
sources  de  l'Ebre.  Ces  croupes,  connues  sous  divers  noms,  forment  d'abord 
les  pdramos  de  Lora,  inclinés  en  pente  douce  vers  le  plateau  méridional, 
mais  brusquement  coupés  vers  l'Ebre,  coulant  comme  au  fond  d'un  fossé  à 
quelques  centaines  de  mètres  de  profondeur.  A  l'est,  la  ligne  de  partage, 
d'une  altitude  de  plus  de  1,000  mètres,  se  prolonge  assez  régulièrement 
jusqu'à  la  Brujula,  dont  une  montagne  est  traversée  par  le  chemin  de  fer 
du  Nord,  et  que  les  voyageurs,  trompés  par  les  muletiers,  se  figuraient  jadis 
être  un  des  points  les  plus  élevés  de  la  Péninsule.  Mais  au  delà,  les  croupes 
appelées  à  tort  montes  de    Oca,    s'exhaussent   graduellement   et   se  rat- 
tachent à  un  massif  de    véritables  montagnes,  au  noyau  de  roches  cris- 
tallines, la  sierra  de  Demanda,  dominée  par  le  pic  de  San  Lorenzo.  Un 
autre  massif,  appuyé  comme  le  premier  sur  de  puissants  contreforts,  lui  suc- 
cède au  sud-est  et  porte  la  haute  cime  du  Pico  de  Urbion,  qui  donne  nais- 
sance  à  la  source  du  Duero.  Une  chaîne,  dite  sierra  Cebollera,  continue 
régulièrement  la  ligne  de  faîte,  pour  s'abaisser  par  degrés,  tout  en  se  rami- 
fiant diversement  dans  les  deux  bassins  de  l'Ebre  et  du  Duero.  Enfin,  cette 


672  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

partie  de  l'enceinte  du  plateau  se  termine  par  un  troisième  massif,  celui  de 
Moncayo,  qui  se  compose  de  roches  cristallines  comme  le  San  Lorenzo,  et 
s'élève  à  une  hauteur  encore  plus  considérable.  Au  delà,  la  chaîne  disparaît 
complètement,  elle  est  remplacée  par  de  larges  croupes  aux  versants  tour- 
mentés qui  n'offrent  plus  aucun  obstacle  au  passage  des  routes  et  que  la 
voie  ferrée  de  Madrid  à  Saragosse  a  pu  utiliser  sans  peine.  Mais  au  sud  de 
la  Cebollera  et  du  Moncayo  diverses  petites  chaînes,  disposées  parallèlement 
à  ces  grands  massifs,  emplissent  l'angle  oriental  du  bassin  du  Duero  et 
forcent  le  fleuve  à  décrire  un  long  détour  par  le  défilé  de  Soria.  C'est  dans 
ces  montagnes,  non  loin  du  faîte  au  triple  versant  de  l'Ebre,  du  Tage  et  du 

ïl0   122.    PROFIL    DU    CHEMIN   DE    FER   DE  RAYONNE   A   CADIZ,    A    TRAVERS   LA   PÉNINSULE. 


^ 


EcJielle.  en-  rru/rianuUrcs . 

L'échelle^  des*  hauteurs  est  dciuE -centupla t  de  celte   des  longueurs  ^ 


Duero,  que  s'élevait  la  forteresse  de  Numance,  dont  l'héroïque  lutte  contre 
l'étranger  a  été  depuis  imitée  par  tant  d'autres  cités  de  la  Péninsule. 

Entre  le  bassin  du  Duero  et  celui  du  Tage,  la  ligne  de  faîte  est  plus 
haute  en  moyenne  et  plus  régulière  que  dans  la  partie  nord-orientale  de  la 
Vieille-Castille.  A  peine  indiquée  d'abord  par  de  faibles  renflements  d'une 
centaine  de  mètres,  que  porte  l'énorme  soubassement  des  hautes  terres,  la 
chaîne  se  redresse  peu  à  peu  dans  la  direction  de  l'ouest  et  du  sud-ouest,  et 
forme  bientôt  la  fameuse  sierra  de  Guadarrama,  le  système  Garpéto-Véto- 
nique  de  Bory  de  Saint-Vincent  :  c'est  la  chaîne  la  plus  connue  de  toutes 
celles  du  centre  de  l'Espagne,  non  qu'elle  soit  la  plus  haute,  mais  elle  borne 
l'horizon  de  Madrid  du  superbe  hémicycle  de  ses  roches  de  granit.  La  crête  de 
cette  chaîne  est  assez  étroite  et  ses  pentes  sont  escarpées  de  part  et  d'autre  ; 
elle  est  dressée  en  un  véritable  mur  entre  les  deux  Castilles,  et  ce  n'est  pas 
sans  peine  que  l'on  a  pu  construire  les  routes  qui  s'élèvent  en  lacets  vers 


SIERRAS  DE  GUADARRAMA  ET  DE  GREDOS.  675 

les  cols  de  Somosierra,  de  Navacerrada,  de  Guadarrama  ;  aussi  Ferdinand  VI, 
tout  fier  du  chemin  tracé  sous  son  règne  à  travers  la  montagne,  fit-il  dres- 
ser, sur  l'un  des  plus  hauts  sommets,  la  statue  d'un  lion  avec  une  inscrip- 
tion grandiose  rappelant  que  «  le  roi  a  vaincu  les  monts  ».  Quant  au  che- 
min de  fer  du  nord  de  l'Espagne,  il  a  dû  tourner  la  sierra  du  côté  de 
l'ouest  par  la  dépression  d'Avila,  mais  il  passe  encore  à  une  altitude  plus 
grande  d'une  vingtaine  de  mètres  que  la  voie  ferrée  dite  du  mont  Cenis  ; 
il  l'emporte  également  par  la  hauteur  sur  toutes  les  autres  lignes  des  Alpes 
actuellement  utilisées  par  la  vapeur.  Le  rempart  naturel  que  les  montagnes 
de  Guadarrama  forment  au  nord  de  la  plaine  de  Madrid  constitue  pour  cette 
ville  une  ligne  stratégique  de  la  plus  haute  importance  ;  de  sanglantes  ba- 
tailles ont  été  livrées,  dont  le  seul  enjeu  était  la  possession  des  passages  de 
la  sierra. 

Au  sud-ouest  du  pic  de  Penalara,  qui  est  le  plus  élevé  de  l'arête  Carpéto- 
Vétonique,  les  monts  s'abaissent  rapidement  et  bientôt,  au  pic  de  la  Cierva, 
la  chaîne  se  divise  en  deux  rameaux.  Le  plus  septentrional,  qui  se  dirige 
à  l'ouest,  puis  décrit  un  demi-cercle  autour  de  la  plaine  d'Avila,  forme  la 
ligne  de  partage  entre  les  eaux  tributaires  du  Duero  et  celles  qui  vont  se 
jeter  dans  le  Tage  ;  en  maints  endroits,  c'est  plutôt  un  renflement  du  sol, 
une  croupe  allongée,  qu'une  véritable  chaîne.  Le  rameau  du  sud,  plus 
haut,  plus  régulier  comme  système  de  montagnes,  formerait  la  chaîne 
naturelle  de  jonction  entre  la  sierra  de  Guadarrama  et  la  sierra  de  Gredos, 
s'il  n'était  coupé  en  deux  par  le  défilé  qu'y  a  creusé  la  rivière  d'Alber- 
che,  à  sa  sortie  d'une  étroite  vallée  supérieure,  ménagée  entre  les  deux 
murs  parallèles  des  montagnes.  Par  une  sorte  de  rhythme  dont  on  trouve 
beaucoup  d'autres  exemples  en  diverses  contrées  de  la  terre,  l'Alberche, 
affluent  du  Tage,  et  le  Tormes,  tributaire  du  Duero,  ont  comme  entre- 
lacé leurs  sources  ;  le  massif  qui  leur  donne  naissance  épanche  au  sud  la 
rivière  dont  les  eaux  coulent  au  nord,  et  au  nord  celle  qui  se  dirige  vers 
le  midi. 

La  sierra  de  Gredos,  qui  continue,  à  l'ouest  du  défilé  de  l'Alberche,  le 
système  orographique  de  l'Espagne  centrale,  est,  après  la  sierra  Nevada  de 
Grenade  et  les  monts  Pyrénées,  celle  qui  présente  les  plus  hauts  sommets. 
La  cime  qui  porte  le  beau  nom  de  Plaza  del  Moro  Almanzor  s'élève  à 
2,650  mètres,  c'est-à-dire  en  pleine  zone  polaire,  bien  au-dessus  de  la 
limite  des  forêts.  Les  crêtes  pelées  des  roches  cristallines,  blanches  de  neige 
pendant  la  plus  grande  moitié  de  l'année,  se  dressent  au-dessus  de  pentes 
désertes,  d'énormes  éboulis  de  pierres  et  de  cirques  enfermant  des  vasques 
d'eau  bleue.  La  sierra  de  Gredos  est  une  des  régions  les  moins  explorées  de 

i-  85 


674 


NOUVELLE  GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 


la  Péninsule,  l'une  des  plus  difficiles  à  parcourir  à  cause  du  manque  absolu 
de  villages  offrant  quelque  confort,  mais  c'est  aussi  l'une  des  plus  belles. 
Le  versant  méridional,  limité  au  sud  par  le  cours  du  Tietar,  est  char- 
mant :  c'est  la  contrée  connue  sous  le  nom  de  Vera.  Les  eaux  courantes  et 
pures,  les  groupes  de  beaux  arbres  parsemés  sur  les  pentes,  les  vergers 
fleuris  ou  verdoyants,  dans  lesquels  se  cachent  h  demi  les  villages,  font  de 
cette  partie  de  l'Espagne  une  sorte  de  Suisse  :  Charles-Quint  donna  une 


N°   123.    —   SIERRAS   DE    GREDOS   ET    DE    GATA. 


E  c"h.e  ne   de  a  :  800  000 


3a       "*o 


So 


preuve  de  goût  en  allant  finir  ses  jours  au  couvent  de  Yuste,  un  des  sites  les 
plus  aimables  du  pays»  Jadis  un  plus  grand  mouvement  d'hommes  se  faisait 
à  la  base  de  la  sierra  de  Gredos,  car  c'est  immédiatement  à  l'ouest  que 
passait  la  grande  voie  stratégique  et  commerciale  des  Romains,  la  via  Lata 
(voie  Large),  appelée  aujourd'hui  camino  de  la  Plata,  qui  faisait  communi- 
quer la  vallée  du  Tage  et  celle  du  Duero  en  empruntant  le  col  nommé  Puerto 
de  Banos.  L'artère  médiane  de  la  Péninsule  s'est  déplacée;  Tolède  et  Madrid 
l'ont  portée  vers  les  montagnes  de  la  Guadarrama  ;  la  ville  romaine  de 
Mérida  la  maintenait  autrefois  à  l'ouest  de  la  sierra  de  Gredos. 

Dans  leur  ensemble,  tous  les  traits  du  relief  géographique  de  cette  partie 


SIERRAS  DE  GREDOS  ET  DE  GATA.  675 

de  l'Espagne  ont  une  orientation  sensiblement  parallèle.  De  la  percée  de 
l'Alberche  aux  collines  de  Plasencia  et  au  Puerto  de  los  Castanos,  près  du 
Tage,  la  sierra  de  Gredos  se  développe  dans  le  sens  du  sud-ouest  ;  au  sud, 
la  petite  chaîne  de  San  Vicente  et  le  renflement  général  des  plateaux  grani- 
tiques situés  au  nord  du  Tage  affectent  la  même  direction  ;  l'Alberche,  dans 
son  cours  inférieur,  le  Tietar,  le  Jerte  et  le  bas  Alagon,  tous  affluents  du 
Tage,  se  dirigent  également  vers  le  sud-ouest;  le  massif  du  Trampal  projette 
aussi  dans  le  même  sens  vers  Plasencia  sa  longue  arête  latérale  appelée  Tras 
la  Sierra;  la  dépression  où  passait  la  voie  Large  des  Romains  est  précisément 
orientée  de  la  même  manière;  enfin  la  sierra  de  Gâta,  qui  se  dresse  de  l'autre 
côté  vers  les  frontières  du  Portugal,  et  plus  loin  les  chaînes  qui  s'élèvent 
dans  les  limites  mêmes  de  la  Lusitanie,  alignent  leurs  sommets  dans  le  sens 
du  nord-est  au  sud-ouest,  suivant  la  direction  que  présente  l'inclinaison 
générale  de  la  Péninsule  vers  l'Atlantique. 

La  sierra  de  Gâta  est  encore  plus  sauvage  et  moins  explorée  que  celle  de 
Gredos.  Elle  commence  aux  sources  de  l' Alagon  sous  le  nom  dePenaGudina, 
puis,  se  dressant  à  plus  de  1,800  mètres,  prend  la  désignation  de  Pena  de 
Francia  (Roche  de  France),  due,  paraît-il,  à  l'existence  d'une  chapelle  de 
Notre-Dame-de-France  qu'un  chevalier  d'outre-Pyrénées  aurait  fait  bâtir  sur 
une  des  cimes  les  plus  escarpées1.  C'est  dans  les  gorges  de  ces  montagnes 
que  se  trouve  l'âpre  vallée  des  Ratuecas,  restée  longtemps  presque  inconnue. 
Au  sud,  une  première  «  dus  »  formée  par  une  chaîne  transversale,  que 
l'Alagon  a  dû  rompre  peu  h  peu  sous  l'effort  de  ses  eaux,  rend  l'accès  de  cette 
région  très-difficile  aux  habitants  de  la  plaine;  plus  haut,  un  deuxième 
défilé  défend  l'entrée  de  la  vallée  ;  les  indigènes  s'y  trouvent  enfermés 
comme  dans  une  citadelle  à  double  enceinte.  Au  sud-ouest  des  Ratuecas,  une 
autre  vallée,  celle  de  las  Hurdes,  est  également  bien  défendue  par  un  rempart 

1  Altitudes  des  monts  et  des  cols  entre  l'Ebre  et  le  Tage,  d'après  Francisco  Coello  : 


Pâramos  de  Lora 1,088  mètres. 


Col  de  la  Brûjula. 980 

,          j  i    r>           ]  Pic  de  San  Lorenzo  (sierra  de  la  Demanda). .    ,  2,303 
Au  nord  du  Duero. .                                    v 

Pic  de  Urbion .  2,246 

/  Sierra  Cebollera. 2,145 

[  Pic  de  Moncajo.  .    .        2,546 

/  Col  de  Somosierra. < 1,428 

Pic  de  Penalara 2,400 

„.        n     ,               ,' Col  de  Navacerrada 1,778 

Sierra  Guadariama.  (  _  ,  ,    n     -,  .  t„ 

I Col  de  Guadarrama.    . .'  .    -  l,5o3 

|  Passage  du  chemin  de  fer. .    .....        .    .  1,559 

\  Alto  de  la  Cierva ..'.....  1,837 

Plaza  del  Moro  Àlmanzor  (sierra  de  Gredos).    .  2,650 

Pena  de  Francia  (sierra  de  Gâta).  .   .    .        .    .  1,754 


676  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

de  contre-forts  ne  laissant  aux  eaux  qu'une  étroite  issue  vers  l'Alagon.  C'est 
là  que  l'arête  de  montagnes  prend  spécialement  le  nom  de  sierra  de  Gâta, 
qu'elle  garde  jusqu'à  son  entrée  sur  le  territoire  portugais. 

A  l'orient  de  la  Nouvelle-Castille,  la  plupart  des  anciennes  cartes,  et 
même  un  trop  grand  nombre  de  feuilles  récentes,  indiquent  de  hauts  rem- 
parts de  montagnes  qui  n'ont  aucune  existence  réelle.  Il  n'y  a  point  de 
chaînes,  mais  la  contrée  tout  entière  est  une  énorme  gibbosité  de  mille  et 
même  treize  à  quatorze  cents  mètres  d'élévation.  A  peine  quelques  petites 
rangées  de  collines  montrent-elles  leurs  croupes  sur  le  puissant  soubasse- 
ment :  de  simples  buttes  aux  pentes  fort  douces  sont  le  faîte  de  ce  toit  de 
l'Espagne.  D'ailleurs  les  eaux  courantes,  qui  se  sont  creusé  des  lits  très- 
profonds  dans  les  terrains  du  plateau  faciles  à  entamer,  donnent  en  plu- 
sieurs endroits  un  véritable  aspect  de  montagnes  à  des  parois  érodées  ;  les 
roches  de  grès  diversement  colorées,  les  couches  d'argile,  les  strates  calcaires 
de  trias  ou  de  jura,  entaillées  jusqu'à  des  centaines  de  mètres  dans  l'épais- 
seur du  plateau,  feraient  croire  que  la  région  est  très-accidentée,  tandis 
que  le  comblement  de  ces  fosses  de  déblai  transformerait  toute  la  haute 
plaine  en  un  désert  uniforme,  faiblement  ondulé. 

Une  des  parties  du  plateau  qui  offrent  le  plus  l'aspect  d'un  massif  de 
montagnes  est  celle  que  domine,  à  l'angle  nord-oriental  de  la  Nouvelle- 
Castille,  la  «  dent  molaire  »  ou  Muela  de  San  Juan  :  on  peut  considérer 
ces  hauteurs  comme  la  principale  borne  hydrographique  de  la  Péninsule 
entre  les  versants  des  divers  bassins  fluviaux  ;  plusieurs  rivières  s'en  échap- 
pent pour  aller  gagner  les  plaines  inférieures  par  de  profondes  gorges, 
aux  âpres  rochers  d'apparence  africaine.  Le  Tage,  le  fleuve  qui  divise 
l'Espagne  en  deux  parties  à  peu  près  égales,  y  prend  son  origine;  de 
l'autre  côté  s'épanchent  le  Jûcar  et  le  Guadalaviar,  qui  sont  aussi  les 
fleuves  du  milieu,  sur  le  littoral  méditerranéen  ;  enfin,  une  des  branches 
principales  du  Jalon  y  prend  au  nord  la  direction  de  l'Ebre.  Peut-être  est-ce 
à  cause  de  ce  rayonnement  des  eaux  dans  toutes  les  directions  qu'une  arête 
de  sommets,  projetée  à  l'est  de  la  Muela,  est  connue  par  le  nom  de  «  monts 
Universels  »  (montes  Universelles).  Une  autre  petite  chaîne,  située  plus  à 
l'est,  dans  le  district  d'Albarracin,  et  dite  la  sierra  del  Tremedal  est,  dit-on, 
fréquemment  agitée  par  des  secousses  volcaniques  ;  des  gaz  sulfureux  s'é- 
chappent parfois  des  failles  ouvertes  dans  les  roches  oolithiques  en  contact 
avec  le  porphyre  noir  et  des  roches  de  basalte.  Quelques  hauteurs  triasi- 
ques  des  environs  de  Cuenca  sont  aussi  fort  curieuses,  à  cause  de  leurs  gise- 
ments de  sel  gemme  :  les  mines  les  plus  connues  sont  celles  de  Mingla- 
nilla,  où  l'on  pénètre  par  des  galeries  souterraines  entre  des  parois  de  sel 


SIERRAS  DES  CASTILLES  ET  DE  L'ESTREMADURE.  677 

translucide.  Ces  larges  avenues  taillées  dans  le  cristal  étaient  considérées 
autrefois  comme  l'une  des  grandes  merveilles  de  la  Péninsule. 

Parallèle  à  la  côte  de  Valence,  le  renflement  du  plateau  oriental  se  pro- 
longe vers  le  sud,  entre  les  eaux  qui  descendent  vers  la  Méditerranée  et 
celles  qui  vont  former  les  courants  du  Tage  et  du  Guadiana.  Le  faîte  de 
partage  ne  commence  à  prendre  Faspect  d'une  chaîne  de  montagnes  qu'entre 
les  sources  du  Guadiana,  du  Segura  et  du  Guadalimar  :  c'est  là  que  s'élè- 
vent les  premières  cimes  de  la  sierra  Morena,  formant  la  limite  naturelle 
de  la  Manche  et  de  l'Andalousie,  sur  un  espace  d'environ  400  kilomètres. 
D'ailleurs  la  sierra  Morena,  de  même  que  toutes  les  hauteurs  qui  termi- 
nent à  l'est  le  plateau  de  la  Nouvelle-Castille,  ne  mérite  guère  son  nom  de 
chaîne  que  du  côté  tourné  vers  l'extérieur  de  la  Péninsule.  Vue  des  plateaux 
où  coulent  les  premières  eaux  du  Guadiana,  la  sierra  Morena  ou  chaîne 
Marianique  apparaît  comme  une  rangée  de  collines  peu  élevées,  comme 
un  simple  rebord  coupé  d'étroites  échancrures.  De  leur  côté,  les  voya- 
geurs qui  des  campagnes  basses  de  l'Andalousie  regardent  vers  le  nord, 
voient  une  véritable  chaîne  de  montagnes  avec  son  profil  de  cimes,  ses 
escarpements,  ses  contre-forts,  ses  vallées  profondes,  ses  défilés  sauvages. 
La  sierra  Morena  et  ses  ramifications  occidentales,  la  sierra  de  Aracena 
et  la  sierra  de  Aroche,  doivent  donc  être  considérées  comme  apparte- 
nant géographiquement  plus  à  l'Andalousie  qu'au  plateau  des  Castilles. 
Il  faut  ajouter  que  les  délimitations  administratives  attribuent  à  la 
province  méridionale  de  l'Espagne  la  plus  grande  partie  du  système 
marianique  et  s'avancent  même  au  delà  de  l'arête  sur  les  étendues  mono- 
tones du  plateau. 

A  l'occident,  la  pente  générale  du  sol,  révélée  par  le  cours  du  Tage  et 
du  Guadiana,  semblerait  devoir  fondre  par  des  transitions  graduelles  les 
hautes  terres  de  l'intérieur  de  l'Espagne  avec  les  plaines  basses  du  Portugal  ; 
mais  il  n'en  est  rien.  La  plus  grande  partie  de  l'Estremadure  est  occupée 
par  un  massif  de  roches  granitiques,  l'un  des  plus  importants  de  l'Europe 
occidentale.  Cette  zone  de  terrains  primitifs,  granits,  gneiss,  schistes  méta- 
morphiques, comprend  tout  l'espace  limité  au  nord  par  les  sierras  de 
Gredos  et  de  Gâta,  au  sud  par  la  sierra  d' Aroche;  les  terrains  modernes 
que  l'on  rencontre  çà  et  là  dans  cette  région  ne  sont  que  des  strates  de 
peu  d'épaisseur  déposées  au-dessus  des  roches  d'antique  origine.  Jadis, 
nous  l'avons  vu,  ce  massif  des  granits  de  l'Estremadure  retenait  les  eaux 
douces  amassées  en  lac  dans  les  plaines  orientales,  et  c'est  par  le  long  travail 
géologique  des  siècles  que  les  anciens  déversoirs  à  cataractes  se  changèrent 
en  lits  fluviaux  régulièrement  sciés  dans  la  roche.  Des  monts  qui  s'élèvent 


078  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

à  cinq  cents  mètres  de  hauteur  moyenne  au-dessus  du  plateau,  entre  le 
Tage  et  le  Guadiana  et  parallèlement  au  cours  de  ces  deux  fleuves,  sont  les 
restes  de  l'ancien  massif  les  moins  entamés  par  l'action  des  eaux  :  on  leur 
donne  le  nom  de  chaîne  Orétane  ou  de  monts  de  Tolède.  Sur  les  confins 
de  la  Castille  et  de  l'Estremadure  ils  forment  le  groupe  de  la  sierra  de 
Guadalupe,  devenu  fameux  par  son  lieu  de  pèlerinage  jadis  si  fréquenté, 
et  par  la  Vierge  miraculeuse  pour  laquelle  les  Estremenos  et  les  Indiens 
christianisés  de  l'Amérique  espagnole  professent  une  si  grande  vénération. 
Le  prolongement  occidental  de  ces  montagnes,  ou  sierra  de  San  Pedro,  va 
se  confondre  dans  la  Lusitanie  avec  les  hauteurs  de  l'Alemtejo. 

Un  autre  massif  complètement  distinct  au  point  de  vue  géologique  est 
celui  que  forment,  au  bord  de  l'ancien  lac  de  la  Manche,  les  collines  du 
campo  de  Calatrava.  C'est  un  groupe  de  volcans  éteints  occupant  de  l'est  à 
l'ouest,  sur  les  deux  bords  du  Guadiana,  un  espace  d'environ  100  kilo- 
mètres. De  même  que  la  plupart  des  foyers  d'éruption,  ces  bouches  volca- 
niques s'ouvraient  dans  le  voisinage  des  eaux,  au  bord  de  la  mer  inté- 
rieure qu'ont  remplacée  les  plaines  de  la  Manche.  Un  vaste  cirque  ouvert 
du  côté  de  l'est  était  bordé  de  cratères  d'éjection  d'où  sortirent  les  trachytes, 
les  basaltes,  les  cendres  ou  negrizales  qui  recouvrent  actuellement  la  plaine. 
Des  eaux  thermales  acidulées  par  le  gaz  carbonique  sont  les  seuls  indices 
qui  témoignent  encore  d'un  travail  intérieur  l. 


Les  eaux  courantes  des  deux  Castilles  ont  une  importance  géographique 
moindre  qu'on  ne  serait  tenté  de  leur  attribuer  à  la  vue  des  longues 
lignes  serpentines  qu'elles  tracent  à  travers  plus  de  la  moitié  de  la  Pénin- 
sule. Déjà  l'altitude  à  laquelle  coulent  les  fleuves  dans  leur  partie  supé- 
rieure et  les  âpres  défilés  par  lesquels  ils  s'échappent  pour  gagner  la  mer 
suffiraient  pour  rendre  toute  navigation  sérieuse  impossible  ;  mais,  en 
outre,  la  quantité  d'eau  pluviale  tombée  dans  leurs  bassins  n'est  pas  assez 
considérable  pour  alimenter  des  cours  d'eau  pareils  à  ceux  des  autres  con- 
trées de  l'Europe  occidentale.  Arrêtée  par  les  Pyrénées  Cantabres,  les  monts 
de  la  Galice  et  les  massifs  granitiques  du  Portugal  et  de  l'Estremadure  espa- 
gnole, l'humidité  des  vents  pluvieux  se  décharge  presque  en  entier  sur  les 

1  Altitudes  diverses  dans  les  bassins  du  Tage  et  du  Guadiana  : 

Cerro  de  San  Felipe  (Muela  de  San  Juan). 1,800  mètres. 

Passage  du  chemin  de  fer  de  Madrid  à  Alicante.    .    .  710       » 

Villuercas  (Sierra  de  Toledo) 1,559       » 

Collines  du  campo  de  Calatrava.  .    , 695       » 


MONTAGNES  ET  FLEUVES  DES  CASTILLES.  679 

pentes  atlantiques  des  montagnes;  il  n'en  reste  qu'une  très-faible  propor- 
tion pour  les  plateaux  castillans.  En  moyenne,  il  ne  pleut  sur  ces  régions 
que  pendant  soixante  jours  de  l'année  et  l'ensemble  des  pluies  varie  du 
cinquième  au  dixième  de  la  quantité  tombée  sur  le  versant  extérieur  des 
monts.  Par  aggravation,  le  soleil  et  le  vent  font  évaporer  très-activement 
la  pluie  tombée;  toute  celle  que  reçoit  îa  terre  altérée  pendant  les  mois 
d'été  retourne  aussitôt  dans  l'atmosphère,  et  si  les  principales  rivières 
coulent  encore  pendant  cette  saison,  c'est  que  le  résidu  des  pluies  d'hiver 
continue  de  rejaillir  à  la  surface  par  les  sources  profondes.  Mais  que  de 
rivières  à  sec,  que  de  larges  lits  fluviaux  où  pendant  des  mois  pas  une 
goutte  d'eau  ne  se  montre  au  milieu  des  galets  ou  des  sables!  Si  les 
pluies  annuelles,  au  lieu  de  pénétrer  dans  le  sol  et  de  sourdre  en  fontaines 
ou  de  s'écouler  promptement  par  les  ravins  et  les  lits  fluviaux,  séjournaient 
en  nappes  sur  le  plateau,  elles  seraient  entièrement  évaporées  dans  l'espace 
de  deux  ou  trois  mois1. 

Des  trois  grands  fleuves  parallèles,  le  Duero,  le  Tage  et  le  Guadiana,  les 
deux  derniers  sont  les  moins  abondants,  car  le  bassin  qu'ils  traversent  est 
séparé  de  la  mer  et  de  ses  vents  pluvieux  par  un  rempart  supplémentaire, 
les  chaînes  de  Guadarrama  et  de  Gredos.  Mais,  si  faible  que  soit  actuellement 
la  portée  de  leurs  eaux,  le  travail  géologique  accompli  par  ces  rivières  pen- 
dant les  âges  antérieurs  n'en  est  pas  moins  énorme.  Après  avoir  bu  toute 
l'eau  qui  lui  arrive  des  anciens  fonds  lacustres  du  plateau,  chacun  des  trois 
fleuves  s'engage  dans  une  excavation  tortueuse  de  la  roche  vive,  et  descen- 
dant de  plus  en  plus  au-dessous  des  lèvres  du  plateau,  se  creuse  un  lit  à 
demi  souterrain  pour  aller  rejoindre  les  plaines  basses  du  Portugal. 

Ainsi  le  Duero,  déjà  grossi  par  toute  une  large  ramure  de  cours  d'eau 
tributaires,  le  Pisuerga  uni  au  Carrion,  l'Adaja,  l'Esla,  entre  dans  une 
étroite  déchirure  du  plateau  devenue  naturellement,  à  cause  de  l'obstacle 
qu'elle  offre  aux  communications  et  aux  échanges,  la  frontière  commune 
entre  les  deux  États  limitrophes.  Le  plus  grand  affluent  du  Duero,  le  Tor- 
mes,  alimenté  par  les  neiges  de  la  sierra  de  Gredos,  le  Yeltes,  l'Agueda, 
qui  forme  la  limite  du  Portugal  dans  la  partie  inférieure  de  son  cours, 
passent  également  au  fond  de  défilés  sauvages,  que  l'on  pourrait  appeler 
des  canones,  comme  les  profondes  coupures  des  fleuves  de  l'Ouest  améri- 


Pluie  tombée  à  Madrid  en  1868..  .  Dans  l'année,  0m,251  ;  d'avril  en  août,  0m,085 
»  Salaraanca     >•      .    .  »  0m,520  »  0m,054 

»  Valladolid     »      .    .  »  0ra,545  »  0m,109 

Évaporation  d'une  nappe  d'eau  à  Madrid  (12  années  d'observation),  lm,845. 

Moyenne  des  pluies »        (  4      »  »  ),  0m,273. 


630  NOUVELLE   GEOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

cain.  Mêmes  phénomènes  pour  le  Tage,  Après  avoir  reçu  l'Alberche,  là  où 
il  se  trouve  resserre  entre  les  contre-forts  de  la  sierra  de  Gredos  et  ceux  de 
la  sierra  de  Altamira,  le  fleuve,  tantôt  uni  comme  une  glace,  tantôt  fuyant 
dans  les  rapides  en  vagues  allongées,  coule  entre  deux  parois  peu  distantes, 
dont  les  angles  et  les  saillies  se  correspondent  de  bord  à  bord.  A  la  frontière 
même,  au  Salto  del  Gitano,  il  tombe  d'une  hauteur  de  8  mètres.  Le  Tietar, 
l'Almonte,  l'Alagon,  l'Eljas,  viennent  se  joindre  au  courant  principal,  en 
passant,  eux  aussi,  dans  les  étroites  rainures  de  la  roche  granitique.  Quant 
au  fleuve  Guadiana,  il  n'échappe  au  plateau  par  une  «  cluse  »  de  sortie  que 
sur  le  territoire  portugais. 

Les  sources  et  le  cours  supérieur  de  ce  dernier  cours  d'eau  ont  été  l'objet 
d'exagérations  de  toute  espèce  que  les  pâtres  débitent  avec  fierté,  comme 
si  leur  fleuve  était  unique  dans  le  monde.  Néanmoins  l'hydrographie  du 
haut  Guadiana  est  fort  curieuse.  Les  premières  eaux  du  bassin  naissent  au 
sud  du  plateau  de  Cuenca,  dans  ces  régions  à  pente  indécise  où  les  ruis- 
seaux hésitent  et  cherchent  leur  chemin  :  en  maints  endroits,  il  suffirait 
d'une  digue  pour  rejeter  les  eaux  de  pluie  ou  de  source,  soit  à  l'ouest  vers 
le  Guadiana,  soit  à  l'est  vers  le  Jùcar  ou  le  Segura,  ou  bien  au  sud  vers  le 
Guadalimar  ou  le  Guadalquivir.  On  rencontre  même  sur  ce  faîte  des  lagunes 
temporaires  sans  écoulement,  emplies  d'une  eau  saumâtre.  Dans  l'Europe 
occidentale,  l'Espagne  est  la  seule  contrée  qui  présente  ce  phénomène  : 
c'est  une  ressemblance  de  plus  avec  le  continent  d'Afrique. 

A  en  juger  par  la  longueur  du  cours,  les  deux  ruisseaux  qui  pourraient 
prétendre  à  l'honneur  de  donner  leur  nom  au  fleuve  sont  le  Zigùela  et  le 
Zancara  ;  mais  ils  roulent  une  si  faible  quantité  d'eau,  qui  s'évapore  d'ail- 
leurs pendant  les  ardeurs  de  l'été,  que  les  sources  constantes  du  Guadiana 
ont  été  considérées  à  bon  droit  comme  l'origine  de  la  véritable  rivière.  Ce 
sont  les  «  yeux  »  (ojos)  de  Guadiana  ou  de  Villarubia,  eaux  claires  qui  reflè- 
tent le  ciel  et  que  les  habitants  de  ces  pays  altérés  ont  tout  naturellement 
comparées  à  des  yeux  s'ouvrant  pour  contempler  l'espace.  Les  trois  group&s 
de  sources  donnent  une  quantité  d'eau  évaluée  à  3  mètres  cubes  par  se- 
conde. Une  masse  liquide  aussi  considérable  pour  une  contrée  mal  arrosée 
vient  évidemment  de  loin  et  représente  l'écoulement  d'une  zone  fort  étendue. 
L'opinion  commune  est  que  le  charmant  ruisseau  du  Piuidera,  qui  s'épanche 
de  lagune  en  lagune  par  une  série  de  rapides  et  de  cascades  pittoresques, 
d'une  hauteur  totale  de-  près  de  100  mètres,  serait  le  cours  d'eau  qui 
reparaît  aux  «  yeux  »  du  Guadiana.  En  effet,  sa  masse  liquide  est  à  peu 
près  la  même,  et  la  pente  générale  du  sol  permettrait  aux  eaux  souterraines 
de  prendre  la  direction  des  sources.  On  donne  souvent  au  Ruidera  le  nom  de 


es 

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86 


EAUX  ET  CLIMAT  DES  CASTILLES.  685 

Guadiana-Àlto  ;  cependant  quelques  géographes,  notamment  Coello,  dou- 
tent que  le  ruisseau  supérieur  atteigne  le  bassin  du  fleuve  inférieur.  Après 
les  grandes  pluies,  ses  eaux  surabondantes  descendent  au  Zâncara  par 
un  lit  pierreux;  mais  d'ordinaire  l'évaporation  suffît  à  les  épuiser  en  en- 
tier. Le  Jabalon,  grand  affluent  du  Guadiana  qui  arrose  le  campo  de  Ca- 
latrava,  est  également  alimenté  par  des  sources  abondantes,  les  «  yeux  »  de 
Montiel. 

La  grande  sécheresse  relative  des  plateaux  castillans  contribue  à  donner 
au  climat  un  caractère  essentiellement  continental.  En  Espagne,  les  vents 
généraux  de  l'atmosphère  sont  les  mêmes  que  ceux  de  toute  l'Europe  de  l'Oc- 
cident; le  courant  aérien  dominant  y  est,  comme  en  Portugal,  en  France 
et  en  Angleterre,  l'humide  vent  du  sud-ouest  auquel  ces  contrées  doivent 
leur  température  modérée  dans  les  froids  et  les  chaleurs,  et  pourtant  les 
hauts  bassins  du  Duero,  du  Tage,  du  Guadiana  ont  une  succession  de  saisons 
et  des  revirements  soudains  de  température  qui  font  penser  aux  climats  des 
déserts  de  l'Afrique  et  de  l'Asie.  Les  froidures  de  l'hiver  y  sont  très-rigou- 
reuses, les  étés  sont  brûlants,  et  les  températures  réelles  sont  encore  aggra- 
vées dans  un  sens  ou  dans  l'autre  par  les  vents  qui  soufflent  librement  sur 
les  grandes  plaines  dénudées.  En  hiver,  le  norte,  qui  vient  de  passer  sur  les 
neiges  et  les  glaces  des  Pyrénées,  de  la  sierra  de  Urbion,  de  Moncayo,  de 
Guadarrama,  siffle  à  travers  les  broussailles  et  pénètre  par  toutes  les  fis- 
sures dans  les  tristes  réduits  des  paysans.  En  été,  le  vent  contraire,  le  re- 
doutable solano,  traverse  parfois  le  détroit,  et  gagnant  le  plateau  par  les 
brèches  de  la  sierra  Nevada  et  delà  sierra  Morena,  fait  peser  sur  la  na- 
ture une  lourde  atmosphère  qui  brûle  la  végétation,  irrite  les  animaux, 
rend  l'homme  nerveux  et  maussade.  Sous  l'action  de  ces  diverses  causes 
météorologiques,  la  plupart  des  villes  castillanes,  dont  Madrid  peut  être 
considérée  comme  le  type,  ont  un  climat  fort  désagréable  et  redouté  à  bon 
droit  par  les  étrangers1.  L'air,  quoique  pur,  y  est  d'ordinaire  beaucoup 
trop  sec,  trop  vif,  trop  pénétrant,  surtout  en  hiver,  ce  qui  a  donné  lieu  au 
proverbe  bien  connu  :  «  L'air  de  Madrid  n'éteint  pas  une  chandelle,  mais  il 
tue  un  homme  !  »  Les  personnes  nerveuses,  celles  qui  ont  la  poitrine  déli- 
cate, souffrent  beaucoup  de  cette  constitution  de  l'atmosphère  et,  pendant 
la  période  du  premier  acclimatement,  ont  de  sérieux  dangers  à  courir. 
«  Trois  mois  d'hiver,  neuf  mois  d'enfer,  »  dit  un  autre  proverbe,  qui  fait 
allusion  aux  accablantes  chaleurs  de  l'été.  On  dit,  il  est  vrai,  que  du  temps 

1  Température  moyenne  de  Madrid,  d'après  Garriga.   .    .         4 4°, 57  C. 

»  plus  haute  »  ...         40° 

»-  plus  basse  »  ...   —  10° 


NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 


de  Charles-Quint  Madrid  avait  la  réputation  de  jouir  d'un  excellent  climat, 
mais  cette  réputation  était  peut-être  l'effet  de  basses  flatteries  à  l'adresse  du 
maître  qui  avait  fait  choix  de  cette  résidence  en  Espagne.  Cependant  le 


N°   121.    —   STEPPE    DE   LA   NOUVELLE-CASTILLE. 


d'après  WHIkomEa 

I 1  Région  des  Steppes 


Echelle  de  1  :  lSoo.ooo 


o         jo         20         3o         ïo         5o        6o  ET, 


voisinage   de  grandes  forêts,  actuellement  disparues,  devait  donner  à  la 
contrée  une  salubrité  relative  et  modérer  les  excès  de  température. 

De  la  partie  la  plus  basse  des  plateaux  au  sommet  des  montagnes  qui  les 
dominent  la  variété  des  plantes  est  fort  grande;  mais,  dans  son  aspect  géné- 
ral la  flore  présente  une  singulière  uniformité.  Le  nombre  des  plantes  qui 
peuvent  supporter  tour  à  tour  des  froids  intenses  et  de  violentes  chaleurs  est 
naturellement  limité;   en  outre,  les  mêmes  conditions  du  relief  et  de  la 


CLIMAT,  FLORE  DES  CASTILLES.  685 

nature  géologique  du  sol  favorisent  le  développement  des  mêmes  plantes-, 
on  parcourt  dans  quelques  districts  des  dizaines  et  des  centaines  de  kilo- 
mètres sans  que  l'on  puisse  observer  un  seul  changement  notable  dans 
l'apparence  de  la  contrée.  Les  végétaux  dominants  qui  donnent  à  la  nature 
sa  couleur  uniforme  sont  pour  la  plupart  des  plantes  basses  et  des  sous- 
arbrisseaux.  Dans  le  haut  bassin  du  Duero,  et  sur  les  plateaux  qui  s'étendent 
à  l'est  du  Tage  et  du  Guadiana,  les  fourrés  se  composent  surtout  de  thym, 
de  lavande,  de  romarin,  d'hysope  et  d'autres  plantes  aromatiques;  sur  le 
versant  méridional  des  monts  Cantabres,  les  bruyères  aux  fleurettes  roses 
l'emportent  sur  les  autres  espèces  ;  les  spartes  aux  fibres  tenaces  occupent  de 
vastes  étendues  sur  les  hautes  croupes  des  montagnes  de  Cuenca  ;  les  sali- 
cornes peuplent  les  roches  à  formations  salines  des  environs  d'Albacete.  Ces 
régions,  fréquemment  désignées  sous  le  nom  de  steppe  castillanne,  méri- 
teraient plutôt  la  désignation  de  désert  :  la  nature  du  sol  et  la  grande  ra- 
reté de  l'eau  ont  laissé  à  la  contrée  sa  nudité  primitive.  Ici  parfaitement 
horizontal,  ailleurs  bosselé  de  croupes  monotones,  la  steppe  se  développe 
en  de  vastes  étendues  sans  arbres,  d'un  rouge  brun  sur  les  rochers  du  trias, 
grises  ou  blanches  sur  les  formations  gypseuses.  Autour  du  village  de  San 
Clémente,  on  ne  voit  pas  un  ruisseau,  pas  une  fontaine,  pas  un  -arbre  sur 
un  espace  de  plusieurs  lieues  autour  de  la  bourgade.  A  l'ouest,  la  steppe  se 
prolonge  par  les  interminables  plaines  de  la  Manche,  la  «  Terre  desséchée  » 
des  Arabes;  les  champs  de  blé,  les  vignes,  les  pâtis,  y  sont  entremêlés  de 
chardons  gigantesques,  au  milieu  desquels  les  moulins  à  vent  montrent  à 
peine  leurs  grands  bras.  L'Estremadure  et  les  pentes  de  la  sierra  Morena 
sont  recouvertes  principalement  de  cistes  d'espèces  diverses  ;  du  haut  de 
certaines  montagnes  on  n'aperçoit  dans  tout  l'horizon  que  le  tapis  des 
jarales  d'un  vert  tantôt  bleuâtre,  tantôt  brun,  suivant  les  saisons;  au  prin- 
temps, la  terre  resplendit  de  fleurs  blanches  comme  d'une  neige  fraîche- 
ment tombée. 

Quant  aux  arbres,  on  ne  les  voit  plus  guère  en  forêts  ou  en  bois  clair- 
semés que  sur  les  pentes  des  montagnes.  Les  châtaigniers  et  surtout  les 
chênes  se  rencontrent  dans  la  zone  inférieure;  chênes-tauzin,  chênes-liéges, 
chênes-nains,  chênes  à  glands  doux  et  autres  espèces  encore  sont  les  restes 
de  l'ancienne  parure  forestière  de  la  contrée.  Plus  haut,  des  pins  de  diverses 
essences,  dont  l'une  ne  se  retrouve  qu'au  centre  de  l'Europe  et  en  Sibérie, 
croissent  jusqu'à  la  limite  de  la  végétation  arborescente  ;  ils  forment  encore 
des  bois  étendus  sur  les  croupes  du  plateau  de  Cuenca.  De  vastes  surfaces 
de  sable  mouvant,  qui  s'étendent  au  nord  de  la  chaîne  de  Guadarrama, 
dans   les  provinces  d'Avila,   de  Ségovie,  de  Valladolid,  sont   également 


686  NOUVELLE  GEOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

revêtues  de  pins  ;  ces  terres,  analogues  aux  landes  françaises,  ne  se  prête- 
raient facilement  à  aucune  autre  culture  que  celle  du  pin,  arbre  qui 
fournit  au  moins  le  bois  et  la  résine. 

Des  animaux  sauvages  vivent  encore  dans  les  restes  de  forêts  qui  recou- 
vrent les  montagnes.  Les  ours  étaient  nombreux  au  commencement  du 
siècle  sur  le  versant  méridional  des  monts  Cantabres  et  dans  la  sierra  de 
la  Demanda;  les  loups,  les  loups-cerviers,  les  chats  sauvages,  les  renards 
peuplent  les  fourrés  de  Guadarrama,  de  Gredos,  de  Gâta,  à  distance  des 
habitations  humaines;  on  y  rencontre  même  des  bouquetins.  Les  chasseurs 
y  poursuivent  aussi  le  cerf,  le  daim,  le  lièvre  et  tout  le  menu  gibier  de 
l'Europe  occidentale.  Le  sanglier  habite  les  forêts  de  chênes,  où  il  atteint 
une  taille  et  une  force  étonnantes^;  mais  le  porc  domestique,  à  peine  moins 
sauvage  que  son  congénère,  et  mené  souvent  par  des  gardeurs  déguenillés, 
qui  rappellent  les  barbares  des  anciens  jours,  dispute  les  glands  à  l'animal 
encore  libre.  Jadis,  après  le  triomphe  des  chrétiens  sur  les  mahométans, 
c'était  un  acte  méritoire  d'entretenir  de  grands,  troupeaux  de  cochons.  Le 
voyageur  qui  s'aventure  loin  des  villes  dans  les  provinces  de  Léon,  de 
Yalladolid  et  dans  la  haute  Estremadure,  peut  se  convaincre  que  l'ancienne 
foi  n'a  pas  disparu,  s'il  en  juge  du  moins  par  les  hordes  porcines,  à  l'aspect 
peu  rassurant,  qu'il  rencontre  souvent  sur  la  lisière  des  forêts  de  chênes. 
Les  pourceaux  noirs  des  environs  de  Trujillo  et  de  Montanchez  sont  fameux 
dans  toute  l'Espagne,  à  cause  des  excellents  jambons  qu'ils  fournissent  aux 
marchés  de  la  Péninsule. 

L'étendue  si  considérable  des  pâturages  a  fait  de  l'industrie  pastorale  le 
travail  par  excellence  de  nombreuses  populations  des  Castilles,  et,  par  un 
retour  naturel,  l'élève  des  moutons  et  du  gros  bétail  a  augmenté  la  super- 
ficie des  pâturages,  aux  dépens  des  forêts  et  des  terres  en  culture.  Certaines 
régions  des  deux  Castilles  se  prêtent  admirablement  à  la  production  des 
céréales  et  donnent  des  récoltes  moyennes  d'une  grande  abondance.  Telle 
est,  dans  le  bassin  du  Duero,  la  Tierra  de  Campos,  où  coulent  le  Carrion  et 
le  Pisuerga,  et  que  fertilisent,  par  capillarité,  les  eaux  d'une  nappe  souter- 
raine qui  s'étend  à  une  faible  profondeur  au-dessous  de  la  surface  ;  telles 
sont  aussi  la  mesa  de  Ocafia  et  d'autres  districts  des  hauts  bassins  du  Tage 
et  du  Guadiana,  dont  la  sécheresse  n'est  qu'apparente  et  que  nourrit  une 
humidité  cachée.  Sur  les  terrains  arides  et  pierreux,  la  vigne,  cultivée  avec 
intelligence,  pourrait  donner  des  produits  exquis  ;  même  laissée  presque 
uniquement  aux  soins  de  la  Mère  bienfaisante,  elle  fournit  aux  paysans  des 
vins  de  qualité  supérieure.  On  peut  en  dire  autant  de  l'olivier,  richesse  du 
campo  de  Calatrava.  L'agriculture,  aidée  par  le  travail  de  restauration  des 


FAUNE,  AGRICULTURE,  TROUPEAUX  DES  CASTILLES.  687 

bois,  offre  donc  aux  habitants  des  Castilles  des  avantages  assurés,  mais  la 
paresse  du  corps  et  de  l'esprit,  l'autorité  de  la  routine,  la  persistance  des 
coutumes  féodales  plus  ou  moins  modifiées,  quelquefois  aussi  le  décou- 
ragement produit  par  de  longues  sécheresses,  ont  maintenu  les  vieilles 
pratiques  de  la  vie  nomade,  et  de  vastes  étendues  de  terres  excellentes, 
auxquelles  des  centaines  de  milliers  de  cultivateurs  pourraient  demander 
leur  subsistance,  ne  sont  encore  utilisées  que  comme  de  simples  pâtis  ; 
pendant  une  saison  elles  sont  animées  par  les  troupeaux,  puis  elles  ne  sont 
plus,  jusqu'à  l'année  suivante,  que  de  mornes  solitudes. 

Pour  se  nourrir,  la  plupart  des  troupeaux  mérinos,  composés  chacun 
d'environ  10,000  brebis,  qui  se  divisent  en  groupes  de  1,000  à 
1,200  animaux,  ont  à  traverser  près  de  la  moitié  de  l'Espagne.  Unmayoral, 
assisté  d'autant  de  rabadanes  qu'il  a  de  troupeaux  distincts,  dirige  cette 
bande  de  brebis  d'étape  en  étape  ;  chaque  rabadan  commande  à  son  tour  à 
tout  un  petit  groupe  de  subordonnés.  Les  meilleurs  bergers  sont,  dit -on, 
ceux  du  district  de  Bâlia,  dans  la  province  de  Léon;  ce  sont  aussi  ceux  dont 
les  animaux  ont  la  laine  la  plus  fine.  Au  commencement  d'avril,  les  mé- 
rinos abandonnent  leurs  pâturages  de  l'Andalousie,  de  la  Manche  ou  de  l'Es- 
tremadure  pour  remonter  au  nord  en  suivant  à  travers  le  pays  une  large  zone, 
d'où  la  poussière  s'élève  en  nuages  épais.  La  loi  a  fixé  à  80  mètres  la 
largeur  du  chemin  que  peuvent  occuper  les  brebis  dans  leur  voyage  de  trans- 
humance ;  mais  les  animaux  s'écartent  sans  cesse  à  droite  et  à  gauche,  surtout 
aux  abords  de  leurs  gîtes  de  nuit.  Parmi  les  troupeaux,  les  uns  vont  passer 
la  belle  saison  dans  les  montagnes  de  Ségovie,  d'Avila,  de  Puerto  de  Banos  ; 
les  autres  poussent  jusque  sur  le  plateau  de  Guenca,  jusqu'au  Moncayo,  à 
l'Urbion  et  aux  montagnes  Cantabres  ;  puis,  à  la  fin  de  septembre,  le  voyage 
recommence  de  nouveau,  les  bêtes  reprennent  le  chemin  du  pays  «  extrême  » 
ou  Estremadure.  Sans  tenir  compte  des  inévitables  détours  de  la  route  et 
des  déplacements  incessants  sur  le  lieu  de  pâture,  l'espace  que  parcourent 
certains  troupeaux  dans  l'année  dépasse  un  millier  de  kilomètres.  Le  terri- 
toire entier,  on  peut  le  dire,  est  exposé  aux  ravages  du  mouton,  cet  animal 
qu'un  économiste  dit  être  la  bête  «  féroce  »  par  excellence.  Jadis  il  était  bien 
plus  dangereux  encore,  car  les  quatre  ou  cinq  millions  de  brebis  qui  com- 
posaient les  troupeaux  transhumants  appartenaient  à  la  puissante  corpora- 
tion de  la  mesta,  disposant  depuis  le  commencement  du  seizième  siècle 
d'une  autorité  vraiment  royale.  Les  grandes  maisons  princières,  les  commu- 
nautés religieuses  qui  s'étaient  associées  pour  exploiter  en  commun  les  pâ- 
turages de  l'Espagne,  avaient  en  même  temps  usurpé  d'exorbitants  privilèges 
sur  les  terres  d' autrui,  jusqu'à  celui  de  pouvoir  interdire  la  culture.  Leurs  ber- 


688  NOUVELLE  GEOGRAPHIE    UNIVERSELLE. 

gers  faisaient  la  solitude  devant  eux.  C'est  en  1856  seulement  que  la  mesta 
fut  abolie  et  que  les  propriétaires  estremeftos  reprirent  le  droit  de  cultiver 
leur  domaine  ou  de  le  laisser  en  pâturage  au  mieux  de  leurs  intérêts. 

Cependant,  en  dépit  de  tous  les  avantages  que  la  nature  et  les  coutumes 
avaient  faits  à  l'industrie  pastorale,  les  races  d'animaux  dégénéraient. 
L'Espagne,  qui  vers  le  milieu  du  dix-huitième  siècle  avait  donné  au  reste 
de  l'Europe  les  beaux  moutons  mérinos,  a  fini  par  être  obligée  d'importer 
à  son  tour  des  espèces  étrangères  pour  renouveler  ses  bercails.  De  même, 
les  mulets,  que  leur  force  et  la  sûreté  de  leur  pied  rendent  presque  indis- 
pensables sur  les  chemins  pierreux  et  montants  des  Castilles,  ne  proviennent 
pas  seulement  de  la  province  de  Léon  et  de  l'Andalousie  :  on  les  importe  en 
grande  partie  de  France  ;  ce  sont  principalement  les  éleveurs  du  Poitou  qui 
gardent  dans  leurs  étables  les  baudets  reproducteurs  de  la  race  pure.  Quant 
aux  animaux  exotiques  introduits  en  Espagne,  le  chameau,  le  lama,  le 
kangurou,  le  nombre  n'en  a  jamais  été  assez  considérable  pour  qu'on  les 
dise  acclimatés  sur  le  sol  de  la  Péninsule.  Par  sa  faune  domestique  et  sau- 
vage, aussi  bien  que  par  sa  flore  de  plantes  cultivées  et  de  végétaux  crois- 
sant en  liberté,  les  plateaux  des  Castilles  gardent  ce  caractère  d'uniformité 
qu'ils  ont  aussi  par  leur  relief  général  et  leur  aspect  géologique. 


Les  habitants  eux-mêmes  ressemblent  singulièrement  à  la  terre  qui  les 
porte.  Les  gens  de  Léon  et  des  Castilles  sont  graves,  brefs  dans  leur  langage, 
majestueux  dans  leur  démarche,  égaux  dans  leur  humeur;  même  quand 
ils  se  réjouissent,  ils  se  comportent  toujours  avec  dignité  ;  ceux  d'entre  eux 
qui  gardent  les  traditions  du  bon  vieux  temps  règlent  jusqu'à  leurs  moin- 
dres mouvements  par  une  étiquette  gênante  et  monotone.  Cependant  ils 
aiment  aussi  la  joie,  à  leurs  heures,  et  l'on  cite  surtout  les  Manchegos  ou 
gens  de  la  Manche  pour  la  prestesse  de  leur  danse  et  la  gaie  sonorité  de  leur 
chant.  Le  Castillan,  quoique  toujours  bienveillant,  est  fier  entre  les  fiers. 
«  Yo  soy  Castellano  !  »  Ce  mot  remplaçait  pour  lui  tout  ■  serment.  L'inter- 
roger davantage  eût  été  l'insulter.  Il  ne  reconnaît  point  de  supérieurs,  mais 
il  respecte  aussi  l'orgueil  de  son  prochain  et  lui  témoigne  dans  la  conversa- 
tion toute  la  politesse  due  à  un  égal.  Le  terme  de  hombre,  dont  les  Castillans, 
et  à  leur  exemple  tous  les  Espagnols,  se  servent  pour  s'interpeller,  n'im- 
plique ni  subordination  ni  supériorité  et  se  prononce  toujours  d'un  accent 
fier  et  digne,  ainsi  qu'il  convient  entre  hommes  de  même  valeur.  Tous 
les  étrangers  qui  se  trouvent  pour  la  première  fois  au  milieu  d'une  foule, 
à  Madrid  ou  dans  toute  autre  ville  des  Castilles,  sont  frappés  de  l'aisance 


MŒURS  DES   CASTILLANS.  689 

naturelle  avec  laquelle  riches  et  pauvres,  élégants  et  loqueteux,  conversent 
ensemble,  sans  morgue  d'une  part,  sans  bassesse  de  l'autre.  En  témoignage 
de  ces  mœurs  égalitaires,  on  peut  citer  la  petite  ville  de  Casar,  non  loin 
de  Câceres,  où  naguère  encore  subsistait  une  coutume  dont  nulle  autre  con- 
trée d'Europe  n'offre  d'exemple.  Les  habitants,  au  nombre  d'environ  5,000, 
se  réputaient  tous  parfaitement  égaux  en  grade,  conditions,  qualité,  et  veil- 
laient avec  le  plus  grand  soin  à  ce  que  cette  égalité  ne  fût  jamais  altérée 
par  aucun  signe  extérieur  d'honneurs  et  de  distinctions.  Ainsi  l'avaient, 
établi  d'anciennes  chartes. 

Quoique  les  Castillans  soient  devenus  les  maîtres  du  reste  de  l'Espagne, 
grâce  à  leur  courage  tenace  et  à  la  position  centrale  qu'ils  occupaient, 
cependant,  par  un  singulier  contraste,  ils  ne  dominent  plus  dans  la  capitale 
de  leur  propre  pays.  Madrid,  foyer  d'appel  de  toute  la  Péninsule,  n'est  une 
cité  castillane  qu'au  point  de  vue  géographique,  mais  ce  ne  sont  pas  les  in- 
digènes qui  y  parlent  le  plus  haut.  Galiciens  et  Cantabres,  Aragonais  et 
Catalans,  gens  de  Murcie  et  de  Valence  s'y  rencontrent  en  foule,  et  ce 
sont  principalement  les  Andalous  qui  se  font  remarquer  par  leurs  gestes, 
leur  animation,  leur  brillante  faconde.  On  ne  voit,  on  n'entend  qu'eux  : 
aussi  les  prend-on  quelquefois  pour  les  véritables  représentants  du  caractère 
espagnol,  et  s'expose-t-on  ainsi  à  faire  de  grandes  méprises  dans  ses  juge- 
ments. A  bien  des  égards,  ces  hommes  du  Midi  contrastent  absolument 
avec  leurs  voisins  du  Nord.  Certes,  s'ils  n'ont  pas  toutes  les  qualités  des 
Castillans  pour  la  force  et  la  dignité  du  caractère,  on  ne  peut  les  accuser 
de  leur  ressembler  par  la  lenteur  et  l'apathie  de  l'esprit  ! 

L'envahissement  de  Madrid  et  des  Castilles  par  les  provinciaux  de  toute 
l'Espagne  n'est  pas  seulement  l'effet  naturel  de  la  centralisation  adminis- 
trative, politique  et  commerciale,  il  est  également  produit  par  la  rareté 
des  habitants  sur  le  plateau  des  Castilles.  La  population  présente  des  vides 
que  les  émigrants  des  districts  plus  riches  en  hommes  peuvent  seuls  rem- 
plir. Incapables  d'exploiter  eux-mêmes  les  ressources  de  leur  pays,  les 
Castillans  sont  obligés  de  laisser  des  colons  s'installer  chez  eux.  D'une 
manière  générale,  on  peut  dire  que  les  Galiciens  et  les  Basques,  les 
Catalans  des  Pyrénées  et  des  Baléares  viennent  faire  à  Madrid  la  besogne 
matérielle,  tandis  que  les  Méridionaux  se  chargent  surtout  des  travaux  de 
l'esprit.  Les  Castillans  eux-mêmes  ne  suffiraient  ni  à  l'un  ni  à  l'autre 
ordre  de  travaux.  Déjà  l'apreté  du  climat  et  l'avarice  du  sol,  comparées  à 
celui  des  régions  littorales,  devaient,  nous  l'avons  vu,  arrêter  l'accrois- 
sement des  .populations  sur  les  plateaux;  mais  à  ces  causes  naturelles 
sont  venues  s'en   ajouter   d'autres  appartenant  à  l'histoire.   11   n'est  pas 

i.  87 


690  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

douteux  que  si  les  habitants  des  Gastilles  n'avaient  pas  eu  à  subir  le  régime 
économique  et  politique  auquel  ils  ont  été  soumis,  ils  auraient  utilisé 
mieux  qu'ils  ne  l'ont  fait  les  riches  terres  arrosées  par  le  Duero,  le  Tage, 
le  Guadiana.  Si  la  densité  de  population  de  certaines  provinces  castillanes 
est  à  peine  de  15  habitants  par  kilomètre  carré,  ce  n'est  pas  la  nature, 
c'est  l'homme  qu'il  faut  en  accuser. 

Quoique  toute  statistique  précise  relative  au  passé  de  l'Espagne  manque 
aux  historiens,  les  autres  documents  transmis  par  les  écrivains  permettent 
d'affirmer  qu'autrefois  la  région  des  plateaux  castillans  a  été  beaucoup  plus 
peuplée  qu'elle  ne  l'est  de  nos  jours.  La  vallée  du  Tage,  les  campagnes  du 
Guadiana  étaient  couvertes  de  villes  devenues  aujourd'hui  des  bourgades; 
le  fleuve  était  navigable  de  Tolède  à  la  mer,  soit  qu'il  roulât  une  quantité 
d'eau  plus  considérable,  soit  plutôt  parce  que  son  lit  et  ses  bords  étaient 
mieux  entretenus.  L'Estremadure,  qui  est  actuellement  l'une  des  provinces 
les  plus  désolées  de  l'Espagne,  celle  qui,  proportionnellement  à  son  étendue, 
nourrit  le  moins  d'hommes  et  les  nourrit  le  plus  maigrement,  était  très- 
fortement  peuplée  du  temps  des  Romains  :  c'est  là  que  se  trouvait  Colonia 
Augusta  Emerita,  la  cité  la  plus  considérable  de  la  Péninsule.  Sous  la 
domination  des  Maures,  cette  contrée  continua  d'occuper  l'un  des  premiers 
rangs  parmi  les  diverses  régions  de  l'Ibérie;  ses  plaines  si  fécondes,  aujour- 
d'hui presque  inutiles  à  l'homme,  lui  donnaient  alors  des  produits  en 
abondance.  Les  cités  ont  été  remplacées  par  les  solitudes  ;  les  genêts,  les 
bruyères  et  les  cistes  ont  succédé  aux  céréales  et  aux  arbres  fruitiers. 

Personne  n'ignore  que  les  exterminations  partielles  des  Maures  et  le 
bannissement  de  ceux  qui  restaient  dans  le  pays  ont  été  l'une  des  grandes 
causes  de  la  désolation  des  provinces  centrales  de  l'Espagne  et  notamment 
de  l'Estremadure  ;  mais  des  raisons  d'un  ordre  différent,  outre  les  causes 
générales  de  décadence  pour  la  Péninsule  entière,  ont  aussi  contribué  au 
dépeuplement  des  plateaux.  Le  grand  nombre  des  castillos  qui  ont  donné  leur 
nom  aux  provinces  centrales,  l'insécurité  du  travail,  la  prise  de  possession 
du  sol  par  les  grands  feudataires  de  la  couronne,  les  communautés  reli- 
gieuses et  les  ordres  militaires,  Alcantara,  Calatrava  et  autres,  eurent  pour 
conséquence  fatale  de  dégoûter  le  cultivateur  et  de  l'éloigner  de  la  terre  ; 
les  champs  retombèrent  en  friche,  la  misère  devint  générale;  les  villes  et 
les  villages  se  dépeuplèrent.  Plus  tard,  quand  Cortez,  les  Pizarre,  et  d'autres 
conquistadores  originaires  de  l'Estremadure  eurent  accompli  leurs  prodi- 
gieux exploits  dans  le  Nouveau  Monde,  toute  la  jeunesse  vaillante  du  pays 
fut  entraînée  à  leur  suite.  Les  imaginations  s'allumèrent,  un  esprit  général 
d'aventure  s'empara  des  habitants,  la  paisible  agriculture  fut  tenue  en  mépris, 


DEPOPULATION  DES  CASTILLES.  691 

et  des  milliers  d'hommes  qui  ne  pouvaient  s'embarquer  pour  l'Amérique 
allèrent  chercher  fortune  dans  les  villes  et  les  armées.  Par  une  suite  naturelle 
de  celte  émigration,  de  vastes  étendues  de  pays  se  trouvèrent  changées  en  pâ- 
turages, les  grands  propriétaires  de  troupeaux  s'en  emparèrent,  et  quarante 
mille  bergers,  voyageant  continuellement  et  ne  se  mariant  point,  furent, 
de  génération  en  génération,  enlevés  au  travail  des  champs  et  au  renouvel- 
lement des  familles.  C'est  ainsi  que  les  Estremenos,  quoique  les  meilleurs 
des  Espagnols  peut-être,  sont  devenus,  comme  on  les  appelle,  los  Indiôs  de 
la  nacion. 

En  même  temps  que  la  population  des  plateaux  diminuait,  elle  perdait 
en  culture  acquise;  après  avoir  été  pour  un  certain  nombre  d'industries 
l'initiatrice  de  l'Europe,  elle  cessait  même  de  pouvoir  l'imiter.  De  toutes  les 
parties  de  l'Espagne,  le  royaume  de  Léon  et  la  Vieille-Castille  sont  peut-être, 
après  l'Estremadure,  celles  où  la  ruine  du  commerce  et  de  l'industrie  a  été 
la  plus  complète  :  c'est  là  que  les  populations  ont  le  plus  rapidement  fait 
retour  à  la  barbarie  primitive.  Certes,  quelques  districts  de  la  Nouvelle-Cas- 
tille,  celui  de  Tolède  notamment,  sont  bien  bas  tombés;  mais  c'est  dans  la 
vallée  du  Duero,  là  où  s'est  constituée  la  puissance  de  l'Espagne  chrétienne, 
que  la  décadence  se  montre  dans  toute  sa  tristesse.  La  région  qui  occupe  le 
versant  septentrional  de  la  sierra  de  Guadarrama  était,  il  y  a  trois  siècles, 
la  contrée  de  la  Péninsule  la  plus  riche  en  manufactures  ;  les  lainages  et 
les  draps  d'Avila,  de  Médina  del  Campo,  de  Ségovie,  étaient  renommés  dans 
toute  l'Europe  :  les  seules  fabriques  de  la  dernière  de  ces  villes  occupaient 
54,000  ouvriers;  Bûrgos,  Àranda  del  Duero  étaient  des  cités  de  commerce 
et  d'industrie  fort  actives  ;  Médina  de  Rio-Seco  avait  des  foires  si  impor- 
tantes par  le  mouvement  des  échanges,  qu'on  lui  avait  donné  le  nom  de 
«  Petites  Indes  »,  India  Chica.  Sous  la  lourde  oppression  que  les  tribunaux 
ecclésiastiques,  le  fisc,  la  grande  propriété  faisaient  peser  sur  eux,  les 
habitants  des  hautes  campagnes  du  Duero  durent  abandonner  toute  initia- 
tive et  devenir  absolument  incapables  de  lutter  avec  la  concurrence  étran- 
gère. C'est  ainsi  que  des  contrées  de  l'Espagne  d'où  il  n'y  avait  pourtant 
pas  de  Maures  à  expulser,  s'appauvrirent  encore  beaucoup  plus  que  les 
districts  dont  les  habitants  les  plus  industrieux  étaient  exilés  en  foule  ;  des 
villages  entiers  disparurent  ;  de  villes,  grandes  et  riches  naguère,  comme 
Bûrgos,  «  il  ne  resta  plus  que  le  nom,  »  dit.  un  auteur  du  dix-septième 
siècle.  A  défaut  de  Juifs,  des  Catalans  venaient  grapiller  le  peu  qu'il  y  avait 
encore  à  prendre  dans  le  pays  appauvri.  Il  faut  ajouter,  pour  expliquer  la 
décadence  générale,  que  le  manque  de  communications  et  la  pénurie  du 
combustible  devaient  porter  le  plus  grand  tort  aux  industries  de  la  contrée, 


092 


x\OUVELLE  GÉOGRAPHIE    UNIVERSELLE. 


alors  surtout  que  la  vie  se  portait  de  plus  eu  plus,  d'un  côté  vers  la  capi- 
tale, de  l'autre   vers  les  villes  de  commerce  du  littoral  en  rapport  avec 


l'étranger 


La  dépopulation  et  la  ruine  n'eussent  été  qu'un  malheur  secondaire 
si  elles  n'avaient  été  accompagnées  d'un  abêtissement  progressif  des  ha- 
bitants. La  fameuse  université  de  Salamanque  et  les  autres  écoles  du  pays 
étaient  devenues  peu  à  peu  des  collèges  de  dépravation  intellectuelle. 
A  la  veille  de   la  Révolution   française   les  professeurs  de  la  «  Mère  des 


N°    123.    SALAMANQUE    ET    SES    DESPOBLADOS. 


Echelle  de    1:200000 


sciences  »  se  refusaient  encore  à  parler  de  la  gravitation  des  astres  et  de 
la  circulation  du  sang  ;  les  découvertes  de  Newton  et  de  Harvey  étaient 
considérées  par  les  rares  «  savants  »  des  Castilles  qui  en  avaient  entendu 
parler  comme  d'abominables  hérésies  :  ils  s'en  tenaient  en  toutes  choses  au 
système  d'Àristote,  «  comme  le  seul  conforme  à  la  religion  révélée.  »  L'Es- 
pagnol Torres  raconte  qu'après  avoir  étudié  pendant  cinq  ans  à  Sala- 
manque, il  apprit,  tout  à  fait  par  accident,  qu'il  existait  un  corps  de 
sciences  du  nom  de  mathématiques.  Et  si  telle  était  la  situation  des  uni- 
versités, que  l'on  juge  de  la  profonde  ignorance,  de  la  vie  d'hallucina- 
tions bestiales,   dans  lesquelles   devaient   croupir    les  habitants   des  dis- 


DECADENCE  DES  CASTILLES.  093 

tricts  écartés  où  jamais  les  voyageurs  n'apportaient  un   écho  du  monde 
lointain  ! 

C'est  précisément  dans  la  province  de  Salamanque,  à  soixante  kilomètres 
à  peine  de  ce  «  foyer  »  des  études,  qu'au  milieu  de  l'âpre  vallée  des  Ba- 
tuecas, au-dessous  des  rochers  de  la  Pena  de  Francia,  vivent  encore  des 
populations  qualifiées  de  «  sauvages  »,  et  que  l'on  accuse,  évidemment  à 
tort,  de  ne  pas  môme  connaître  les  saisons.  Récemment,  diverses  légendes 
se  racontaient  au  sujet  de  cette  peuplade  :  on  prétendait  même  qu'elle  était 
restée  complètement  inconnue  de  ses  voisins  jusqu'aux  âges  modernes,  et 
que  deux  amants  en  fuite  l'avaient  découverte  par  hasard  ;  mais  les  chartes 
établissent  parfaitement  que,  dès  la  fin  du  onzième  siècle,  les  Batuecas 
étaient  tributaires  d'une  église  des  environs  et  qu'elles  devinrent  ensuite  le 
domaine  d'un  couvent  bâti  dans  la  vallée  môme  ;  néanmoins,  si  l'on  en  croit 
les  dires  des  voyageurs,  les  gens  de  la  vallée  ignoraient  à  quelle  religion 
ils  appartenaient.  Plus  au  sud,  sur  les  pentes  orientales  de  la  sierra  de 
Gâta,  le  district  de  las  Iïurdes,  à  peine  moins  difficile  d'accès  que  las 
Batuecas,  serait  également  habité  par  des  paysans  revenus  à  une  sorte 
d'état  sauvage. 

D'ailleurs  toutes  les  régions  montagneuses  des  Castilles  éloignées  des 
grandes  routes  ont  encore  des  populations,  sinon  barbares,  du  moins  vivant 
bien  en  dehors  de  ce  que  l'on  appelle  la  civilisation  moderne.  On  peut 
citer  en  exemple  les  charros  de  Salamanque,  et  surtout  les  fameux  mara- 
gatos  des  montagnes  d'Astorga,  presque  tous  muletiers,  voituriers,  conduc- 
teurs de  bestiaux;  une  grande  partie  du  commerce  de  l'Espagne  passe  entre 
leurs  mains.  Ils  ne  se  marient  qu'entre  eux  et  sont  considérés,  probable- 
ment avec  raison,  comme  les  descendants  purs  de  quelque  ancienne  peu- 
plade de  l'Ibérie  ;  cependant  on  a  voulu,  par  une  sorte  de  jeu  de  mots,  en 
faire  des  «  Maures  Goths  »,  c'est-à-dire  des  Visigoths  qui  se  seraient  alliés 
aux  Maures  et  qui  en  auraient  adopté  les  mœurs.  Rien  ne  rappelle  chez  eux 
des  musulmans.  Leur  vêtement  traditionnel  n'est  point  mauresque.  Les 
maragatos  portent  des  culottes  larges  et  bouffantes,  des  espèces  de  guêtres 
en  drap  attachées  au-dessous  du  genou,  un  habit  court  et  serré,  une  cein- 
ture de  cuir,  une  fraise  bouffante  autour  du  cou,  un  chapeau  de  feutre  à 
larges  bords.  Ils  sont  d'ordinaire  grands  et  robustes,  mais  secs  et  angu- 
leux. Presque  toujours  silencieux,  ils  ne  rient  ni  ne  chantent  par  les  che- 
mins en  poussant  devant  eux  leurs  bêtes  de  somme.  Ils  se  mettent  diffi- 
cilement en  colère,  mais,  une  fois  exaspérés,  ils  deviennent  féroces.  Leur 
fidélité  est  absolue  :  on  peut  leur  confier  sans  crainte  les  objets  les  plus 
précieux  ;  ils  les  transporteraient  d'une  eritrémité  à  l'autre  de  l'Espagne,  et 


694  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

sauraient  les  défendre  contre  toute  attaque,  car  ils  sont  fort  braves  et  ma- 
nient les  armes  avec  une  remarquable  adresse.  Tandis  que  les  hommes 
parcourent  les  grandes  routes,  les  femmes  cultivent  la  terre  ;  mais  le  sol 
est  aride  et  rocailleux  et  ne  produit  que  de  chétives  récoltes. 

Malgré  la  forte  originalité  des  Castilles  et  de  leurs  populations,  on  y 
observe,  comme  dans  tout  le  reste  de  l'Europe,  un  phénomène  très-lent, 
mais  continuel,  d'égalisation  des  hommes  et  des  choses.  Sous  l'influence 
du  milieu  historique,  les  Castillans  du  Nord  et  du  Sud,  de  la  montagne  et 
des  terres  unies,  arrivent  à  ressembler  de  plus  en  plus  aux  autres  Espagnols, 
de  même  que  ceux-ci  se  rapprochent  des  autres  Européens.  Les  ressources 
du  pays,  mieux  connues  par  les  étrangers,  sont  utilisées  d'une  manière 
plus  sérieuse,  l'industrie  renaît,  mais  en  se  déplaçant  et  avec  des  formes 
nouvelles,  suivant  les  débouchés  que  lui  offrent  les  chemins  de  fer,  suivant 
les  besoins  changeants  de  l'homme  et  les  procédés  qu'il  découvre.  La 
population  se  répartit  aussi  en  obéissant  à  de  nouvelles  lois  de  groupement. 
Ce  ne  sont  plus  les  mêmes  cités  qui  servent  de  centres  d'attraction. 


Les  vicissitudes  de  l'histoire,  et  surtout  l'état  de  guerre  incessant  dans 
lequel  a  vécu  l'Espagne  du  temps  des  Maures,  ont  valu  à  un  grand  nombre 
de  localités  des  Castilles  l'honneur  passager  de  porter  le  titre  de  capitale. 
La  succession  des  étapes  dans  les  mouvements  de  conquête  ou  de  déroute, 
parfois  aussi  le  caprice  d'un  roi,  le  partage  de  son  domaine  entre  plusieurs 
fils,  telles  étaient  les  causes  qui  ont  donné  à  tant  de  cités  des  provinces  de 
Léon  et  des  Castilles  une  prééminence  transitoire  et  leur  ont  assuré  une 
place  dans  l'histoire  des  hauts  faits  de  l'Espagne. 

La  vieille  Numance,  dont  la  gloire  lui  vient  en  entier  de  sa  ruine,  n'existe 
plus,  et  l'on  ne  sait  pas  même  si  les  ruines  que  l'on  montre  à  quelques 
kilomètres  de  la  maussade  ville  de  Soria,  l'ancien  fief  de  Duguesclin,  sont 
bien  les  vestiges  des  murs  démolis  par  Scipion  Emilien.  Mais  il  ne  manque 
point  de  cités  fort  antiques  ayant  encore  gardé  de  nos  jours  quelque 
importance.  Telle  est  Léon ,  capitale  de  l'un  des  anciens  royaumes  des 
Espagnes,  quartier  général  d'une  légion  romaine  (septima  gemina),  dont 
le  nom  corrompu  (Legio)  permet  à  la  ville  de  porter  des  lions  dans 
ses  armoiries  :  c'est  la  première  cité  d'importance  que  les  chrétiens 
aient  reconquise  sur  les  Maures;  son  enceinte,  dont  les  assises  consis- 
tent partiellement  en  marbre  jaspé,  est  à  demi  ruinée,  et  sa  cathédrale, 
naguère  l'une  des  plus  belles  de  la  Péninsule,  a  été  transformée  en  un 
cube  de  formes  assez  massives.  Astorea,  aui  fut   du  temps  des  Romains 


VILLES  DES  CASTILLES,   LEON,  BÛRGOS,    VALLADOLID.  695 

la  «  magnifique  cité  »  d'Asturica  Augusta,  est  plus  déchue  que  Léon, 
tandis  qu'une  autre  rivale,  Pallantia,  la  Palencia  moderne,  doit  une  cer- 
taine prospérité  à  son  heureuse  position,  au  point  de  rencontre  de  vallées 
fertiles  et  de  plusieurs  routes  commerciales.  Comme  Astorga  et  Léon,  elle 
a  pour  monument  principal  sa  cathédrale  somptueuse  du  moyen  âge  ; 
mais  la  ville  elle-même  se  renouvelle  à  cause  des  avantages  que  lui  procure 
le  rayonnement  des  chemins  de  fer  dans  toutes  les  directions.  Palencia  et 
la  station  voisine,  Venta  de  Bafios,  se  trouvent  précisément  à  l'endroit  où  le 
grand  tronc  du  chemin  de  Madrid  se  ramifie  vers  la  Galice  et  les  Asturies, 
Santander,  Bilbao,  Irun  et  la  France.  C'est  aussi  là  que  viennent  s'unir 
les  diverses  rivières  qui  forment  le  Pisuerga  ;  leurs  eaux,  fort  abondantes, 
font  mouvoir  les  machines  de  plusieurs  manufactures  de  lainage. 

Bûrgos,  la  ville  qui  a  conservé  une  sorte  de  prééminence  comme  ancienne 
capitale  de  la  Vieille-Castille,  est  fort  déchue  de  la  splendeur  d'autrefois; 
ses  rues  et  ses  places  sont  presque  désertes,  et  la  foule  qui  se  presse  à  cer- 
taines heures  devant  les  églises,  les  hôtels  ou  la  gare  du  chemin  de  fer  est 
en  grande  partie  composée  de  mendiants.  Mais  Bûrgos  est  toujours  une  cité 
lière  :  elle  montre  avec  orgueil  ses  édifices  anciens,  et  surtout  sa  cathédrale, 
monument  ogival  du  treizième  siècle,  qui  compte  peu  de  rivales  en  Europe 
pour  le  fini  des  sculptures,  la  légèreté  des  flèches  et  des  clochetons.  Cette 
église,  ciselée  comme  un  bijou,  est  celle  de  l'Espagne  dont  les  reliques  et  les 
objets  révérés,  notamment  un  fameux  Christ,  en  partie  revêtu  de  peau  hu- 
maine, sont  le  plus  richement  enchâssés;  on  y  voit  aussi  le  coffre  célèbre 
que  le  Cid  avait  donné  en  gage  à  des  Juifs  en  l'emplissant  de  sable  et  de 
«  l'or  de  sa  parole  ».  Bûrgos,  noble  entre  les  nobles,  se  vante  de  posséder 
les  cendres  du  Cid  Campeador,  que  la  légende  fait  naître  dans  le  voisinage, 
au  village  de  Bivar.  Les  couvents  historiques  des  environs,  la  Cartuja  de 
Miraflores,  San  Pedro  de  Cardena,  las  Huelgas,  sont  des  édifices  qui  ont, 
il  est  vrai,  perdu  en  grande  partie  leurs  trésors  d'art,  mais  ils  restent  fort 
curieux  par  les  détails  de  leur  architecture. 

Valladolid,  qui  fut  temporairement  la  capitale  de  l'Espagne  entière,  est 
beaucoup  mieux  située  que  Bûrgos.  Moins  haute  de  180  mètres,  elle  jouit 
d'un  climat  préférable  et  se  trouve  précisément  dans  la  plaine  où  le  cours 
supérieur  du  Duero  se  termine  par  la  jonction  de  ce  fleuve  avec  toutes  les 
rivières  orientales  du  bassin,  le  Cega,  l'Adaja,  le  Pisuerga,  gonflé  de 
l'Arlanzon,  du  Carrion,  de  l'Esgueva.  Aussi  Yalladolid ,  l'antique  Belad- 
Oualid,  a-t-elle  pris  une  certaine  animation,  moindre  toutefois  qu'au 
temps  où  elle  était  peuplée  d'Arabes  ;  elle  a  de  nombreuses  fabriques, 
fondées  par  des  Catalans.  Du   reste  Valladolid  «  la  noble  »   a,   comme 


0%  .NOLVELLE  GÉOGRAPHIE    UNIVERSELLE. 

Bùrgos,  des  monuments  curieux  et  des  souvenirs  historiques.  On  y  montre 
là  maison  on  mourut  Colon,  celle  où  vécut  Cervantes,  la  riche  façade  du 
couvent  de  San  Pablo  où  résidait  le  moine  Torquemada,  que  l'on  dit  avoir 
prononcé  plus  de  cent  mille  condamnations  et  fait  périr  huit  mille  héré- 
tiques par  le  fer  ou  le  feu.  C'est  dans  les  environs  de  Valladolid,  non  loin 
du  confluent  du  Duero  et  du  Pisuerga,  que  s'élève  le  château  de  Simancas, 
enfermant  le  précieux  dépôt  des  archives  espagnoles. 

En  continuant  de  descendre  le  cours  du  Duero  on  rencontre  Toro,  puis 
Zamorà,  jadis  nommée  «  la  bien  enceinte  »,  des  murs  contre  lesquels  vint 
longtemps  se  briser  toute  la  puissance  des  Maures  et  qui  ont  été  partielle- 
ment démolis.  Plus  célèbre  par  les  chants  du  romancero  qui  parlent  de  sa 
gloire  passée  que  par  son  importance  industrielle  dans  l'Espagne  moderne, 
Zamora  est  destinée  à  se  trouver  un  jour  sur  la  grande  ligne  qui  mettra  la 
ville  de  Porte  en  communication  avec  l'Europe  continentale;  mais  elle  ne  se 
rattache  encore  à  la  frontière  portugaise  que  par  des  chemins  de  mulets  ser- 
pentant sur  le  flanc  des  promontoires  et  dans  les  gorges  périlleuses  des 
torrents.  La  fameuse  Salamanque,  sise  sur  le  Tormes,  en  face  des  promon- 
toires avancés  de  la  sierra  de  Gala,  n'est  guère  mieux  pourvue  en  voies  de 
dégagement  vers  le  Portugal  :  de  ce  côté,  la  nature  oppose  encore  toutes  les 
aspérités  de  son  relief  primitif  aux  rapports  entre  les  hommes. 

Salamanque,  l'antique  Salmantica  des  Romains,  a  succédé  à  Palencia 
comme  siège  d'université.  A  l'époque  de  la  Renaissance,  elle  était  non- 
seulement  la  «  mère  des  vertus,  des  sciences  et  des  arts  »,  elle  était  aussi  la 
«  petite  Rome  castillane  »,  et  l'on  peut  dire  qu'elle  mérite  encore  ce  dernier 
titre  par  son  magnifique  pont  de  dix-sept  arches,  qu'éleva  Trajan,  et  par 
ses  beaux  édifices  du  quinzième  et  du  seizième  siècle,  que  distinguent  une 
rare  élégance  et  une  sobriété  relative,  bien  peu  connues  dans  les  autres  villes 
de  l'Espagne.  Quant  à  la  suprématie  intellectuelle,  Salamanque  n'a  plus 
de  droits  à  y  prétendre,  depuis  qu'en  s'attachant  obstinément  aux  traditions 
du  passé,  elle  s'est  laissé  distancer  par  toutes  ses  rivales  universitaires 
du  reste  de  l'Europe. 

À  l'orient  de  Salamanque,  la  riche  bourgade  d'Àrevalo  et  la  ville  jadis 
fameuse  de  Médina  del  Campo,  que  brûlèrent  les  nobles  pendant  la  guerre 
des  comuneros,  ont  de  l'importance  comme  marchés  agricoles  pour  l'ex- 
pédition des  céréales  que  produisent  les  campagnes  fécondes  des  alentours  ; 
dans  le  cœur  des  monts  qui  s'avancent  au  nord  de  la  sierra  de  Gredos,  au 
bord  de  l'Adaj a  torrentueux,  un  monticule  isolé  porte  la  cité  d'Avila,  bien 
autrement  curieuse  que  toutes  les  villes  de  la  plaine  à  blé,  aux  maisons  en 
pisé  d'aspect  maussade.  A\ila  est  encore  aujourd'hui,    sans  changement 


ÂVILA,   SEGOVIE,   TOLEDE.  699 

aucun,  la  place  forte  du  quinzième  siècle.  Les  murailles  de  la  vieille  cité 
sont  étonnamment  conservées;  sur  quelques  points,  cette  enceinte  énorme, 
avec  ses  rondes  tours  de  granit  et  ses  neuf  portes,  semble  avoir  été  tout  récem- 
ment bâtie.  La  cathédrale  est  aussi  une  véritable  forteresse,  mais  c'est  en 
outre  une  merveille  d'architecture ,  toute  pleine  d'objets  du  travail  le  plus 
délicat.  Ces  œuvres  d'art  contrastent  singulièrement  avec  des  sculptures 
d'animaux  taillés  dans  le  granit  par  des  artistes  grossiers,  appartenant 
probablement  aux  anciennes  races  aborigènes.  Il  en  existe  encore  beaucoup 
dans  les  environs  d'Avila  :  on  leur  donne  le  nom  de«  taureaux  de  Guisando», 
d'un  village  de  la  sierra  de  Gredos  où  il  s'en  trouve  plusieurs.  C'est  là 
que,  par  fidélité  à  quelque  tradition  des  ancêtres,  des  Castillans  allaient 
autrefois  jurer  obéissance  à  leurs  rois. 

Ségovie,  «  aux  gens  avisés,  »  a  quelque  ressemblance  avec  Âvila.  Comme 
cette  ville,  elle  est  située  dans  le  voisinage  immédiat  des  montagnes,  près 
d'un  affluent  du  Duero.  Bâtie  par  Hercule,  ainsi  que  le  veut  la  légende, 
elle  est  toujours  d'aspect  une  forteresse  inabordable.  Elle  se  dresse,  ceinte 
de  murailles  et  de  tours,  sur  une  roche  escarpée,  que  les  indigènes  disent 
être  en  forme  de  navire,  la  poupe  regardant  l'orient  et  la  proue  l'occident. 
C'est  sur  l'avant  du  navire,  au-dessus  du  confluent  du  Clamores  et  de 
l'Eresma,  que  s'élèvent  les  restes  de  FÀlcâzar  maure,  au  puissant  donjon 
carré,  crénelé  de  tourelles,  tandis  que  la  cathédrale,  située  vers  le  centre 
de  la  ville,  est  censée  figurer  le  grand  mât.  Pour  continuer  la  compa- 
raison nautique,  on  pourrait  dire  que  le  magnifique  aqueduc  romain,  au 
double  rang  d'arcades,  qui  apporte  à  Ségovie  les  eaux  pures  de  la  sierra 
de  Guadarrama,  est  un  pont  jeté  entre  le  rivage  et  la  nef.  C'est  le  plus  beau 
monument  de  ce  genre  que  les  conquérants  de  l'Ibérie  aient  laissé  dans  la 
Péninsule.  D'autres  constructions  que  l'on  visite  non  loin  de  Ségovie,  sur  les 
premières  pentes  boisées  de  la  sierra,  appartiennent  à  une  époque  bien  infé- 
rieure par  le  goût  :  ce  sont  les  palais  royaux  de  San  Ildefonso  ou  de  la 
Granja,  l'un  des  Versailles  de  Madrid.  Les  édifices  sont  sans  beauté,  mais  les 
ombrages  sont  admirables,  et  les  eaux  vives  jaillissent  en  abondance. 

Au  sud  du  mur  transversal  que  forment  les  sierras  de  Guadarrama,  de 
Gredos,  de  Gâta,  la  cité  la  plus  fameuse  dans  l'histoire  est  la  vieille  Tolède  : 
c'est  la  Ciudad  Impérial,  la  «  mère  des  villes  »,  celle  que  Juan  de  Padilla, 
le  plus  illustre  de  ses  enfants,  appelait  la  «  couronné  de  l'Espagne  et  la 
lumière  du  monde  ».  Déjà  construite  depuis  longtemps,  dit  la  légende 
locale,  lorsque  Hercule  y  passa  pour  aller  fonder  Ségovie,  elle  eut  ensuite 
pour  rois  toute  une  dynastie  de  héros  et  de  demi-dieux.  Comme  Rome,  elle 
ne  peut  se  dispenser  d'être  bâtie  sur  sept  collines,  dont  on  reconnaît  plus 


700  NOUVELLE   GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

ou  moins  vaguement  les  croupes  sous  les  monuments  qui  les  recouvrent. 
Mais,  en  dehors  des  mérites  fictifs  que  lui  donnent  les  historiens  nationaux, 
Tolède  a  la  réelle  heauté  que  lui  donnent  ses  portes,  ses  tours,  ses  édifices 
de  l'époque  musulmane  et  des  siècles  chrétiens.  Sa  cathédrale,  l'édifice 
primatial  des  Espagnes,  est  d'une  éblouissante  richesse,  qui  contraste  sin- 
gulièrement avec  la  pauvreté  des  maisons  environnantes.  La  ville  est  fort 
déchue.  On  sait  ce  qu'y  est  devenue  la  fabrication  des  armes  depuis  que 
les  ateliers  des  artisans  libres  ont  été  remplacés  par  une  manufacture  gou- 
vernementale et  que  les  lames  portent  une  estampille  officielle.  Nombre  de 
localités  des  environs,  jadis  fort  populeuses,  ne  sont  plus  que  des  ruines. 
Les  débris  mêmes  de  l'ancien  palais  des  rois  visigoths  avaient  disparu,  et 
c'est  par  hasard  que  l'on  a  découvert  en  1858,  à  la  Fuente  de  Guarrazan, 
sous  les  sillons  inégaux  d'un  champ,  la  cave  où  se  trouvaient  suspendues 
neuf  couronnes  royales  d'un  travail  curieux. 

En  aval  de  Tolède,  sur  le  cours  du  Tage,  auquel  vient  se  réunir  l'Alber- 
che,  Talavera  de  la  Reyna,  attachée  à  la  rive  gauche  du  fleuve  par  un 
pont  de  400  mètres,  a  conservé  quelques  restes  de  ses  industries  des 
soies  et  des  faïences.  Plus  bas,  Puente  del  Arzobispo  et  les  autres  villes 
riveraines  du  Tage  ne  sont  plus  que  des  bourgades  sans  importance.  Le  pont 
trois  fois  séculaire  d'Almaraz,  dont  les  deux  arches  franchissent  le  fleuve  à 
une  vertigineuse  hauteur,  est  éloigné  de  toute  ville  populeuse.  Le  fameux 
pont  d'Aiconetar,  sur  lequel  passait  autrefois  la  route  romaine  d'Emerita  à 
Salmantica,  et  que  l'on  dit  avoir  été  formé  de  trente  arches  de  marbre 
blanc,  n'existe  plus  :  on  n'en  voit  que  de  faibles  débris.  Alcantara,  c'est-à- 
dire  en  arabe,  «  le  Pont  »  par  excellence,  qui  franchit  le  Tage  non  loin 
de  la  frontière  du  Portugal,  est  le  chef-d'œuvre  des  édifices  romains  de 
l'Espagne  :  le  nom  de  l'architecte,  Lacer,  qui  le  construisit,  dit  l'inscrip- 
tion, a  avec  un  art  divin,  »  est  celui  d'un  Espagnol.  Le  pont  fut  achevé 
en  105,  sous  le  règne  de  Trajan  ;  restauré  avec  soin  en  1543,  il  l'a  été  de 
nouveau  récemment,  après  n'avoir  été  qu'une  ruine  pendant  le  demi-siècle 
qui  a  suivi  les  guerres  de  l'Empire.  Du  haut  des  six  arcades  de  granit,  que 
surmonte,  précisément  au  centre,  un  arc  de  triomphe,  on  voit  s'écouler 
rapidement  l'eau  du  Tage,  qui,  suivant  les  saisons,  s'élève  ou  s'abaisse  de 
vingt  à  trente  mètres  dans  son  avenue  de  rochers  ;  en  moyenne,  le  niveau 
du  fleuve  est  à  50  mètres  au-dessous  du  viaduc. 

Malgré  la  longueur  de  son  cours  et  l'abondance  relative  de  ses  eaux,  le 
Tage  espagnol  est  encore  si  peu  utilisé  pour  l'arrosement  et  pour  la  navi- 
gation, que  toutes  les  villes  importantes  de  l'Estremadure  sont  éloignées  de 
ses  bords  :  Plasencia  dresse  ses  vieilles  tours   à  une  trentaine    de   kilo- 


TOLÈDE,  BADAJOZ,  MÉRIDA.  701 

mètres  au  nord  du  fleuve ,  sur  une  colline  couverte  de  jardins  et  de 
vergers  d'où  la  vue  s'étend  au  loin,  d'un  côté  sur  les  hautes  montagnes 
souvent  chargées  de  neiges,  de  l'autre  sur  de  belles  plaines  acciden- 
tées et  verdoyantes.  Càceres,  à  l'air  salubre,  est  à  peu  près  à  une  égale 
distance  au  sud  du  fleuve.  Il  en  est  de  même  pour  ïrujillo ,  la  ville  à 
demi  ruinée  où  les  conquérants  du  Pérou  expédièrent  pourtant  de  si  prodi- 
gieux trésors,  et  qui  n'a  maintenant  pour  s'enrichir  que  ses  bandes  de  porcs 
et  ses  troupeaux  de  bétail.  Dans  la  partie  de  l'Estremadure  qu'arrose  le 
Guadiana,  les  villes  de  quelque  importance,  Badajoz,  Mérida,  Medellin, 
Don  Benito,  ont  une  position  plus  avantageuse;  elles  sont  situées  au  bord 
du  fleuve. 

Badajoz  est  à  quelques  kilomètres  à  peine  du  mince  ruisseau  qui  sépare 
l'Espagne  et  le  Portugal.  En  face  de  la  forteresse  lusitanienne  d'Elvas,  elle 
garde  la  frontière  espagnole,  et  sa  cathédrale  ,  qui  doit  servir  de  refuge 
en  cas  de  siège,  est  en  même  temps  une  citadelle  à  l'épreuve  de  la 
bombe  ;  mais  le  rôle  militaire  de  Badajoz  est  amoindri  depuis  qu'elle 
est  chargée  de  servir  d'intermédiaire  principal  de  commerce  entre  les  deux 
nations,  et  qu'un  chemin  de  fer,  le  seul  qui  traverse  la  ligne  des  confins, 
a  fait  de  la  ville  un  entrepôt  d'échanges  entre  Lisbonne  et  Madrid.  Mérida 
se  trouve  sur  la  même  voie  ferrée  ;  mais,  fort  déchue  de  son  ancienne  pros- 
périté, elle  n'est  plus  que  la  ruine  de  ce  qu'elle  fut  jadis.  De  toutes  les  villes 
de  l'Espagne  Mérida  est  celle  qui  a  conservé  le  plus  de  monuments  de  l'épo- 
que romaine;  elle  a  son  arc  de  triomphe,  son  aqueduc  dont  il  reste  de 
superbes  piles  en  granit  et  en  briques,  son  amphithéâtre  aux  sept  rangées 
de  gradins,  sa  naumachie,  un  vaste  cirque  dont  l'arène  est  envahie  par 
les  cultures,  un  forum,  des  routes  pavées,  des  bains,  enfin  un  admirable 
pont  de  près  de  800  mètres  de  longueur  et  composé  de  quatre-vingts 
arches  en  granit.  Celui  de  Badajoz,  également  célèbre  et  à  bon  droit,  n'a 
guère  plus  d'un  demi-kilomètre  ;  il  date  de  la  fin  du  seizième  siècle. 

Quoique  beaucoup  plus  connue  à  cause  de  ses  monuments  du  passé, 
Mérida  est  cependant  moins  riche  et  moins  populeuse  qu'une  autre 
ville  de  l'Estremadure  située  plus  haut  sur  le  cours  du  Guadiana,  à 
l'issue  de  la  vaste  plaine  de  la  Serena  :  c'est  la  ville  de  Don  Benito,  presque 
entièrement  ignorée  de  la  légende  et  de  l'histoire.  Elle  a  été  fondée  au 
commencement  du  seizième  siècle  par  des  fugitifs,  les  uns  quittant  leurs 
villages  pour  échapper  à  une  inondation  du  fleuve,  les  autres  cherchant  à 
se  soustraire  aux  cruautés  du  comte  qui  dominait  à  Medellin.  De  même 
que  sa  voisine  Yillanueva  de  la  Serena,  Don  Benito  a  les  grands  avantages 
que  lui  donne  la  fertilité  du  territoire  environnant  ;  ses  fruits  et  surtout 


702  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

ses  melons  d'eau  sont  fort  appréciés.  De  l'autre  côté  du  Guadiana,  les 
plaines  qui  se  relèvent  vers  la  sierra  de  Montanchez  et  celle  de  Guadalupe 
sont  riches  en  rognons  de  phosphates  de  chaux,  vrai  trésor  pour  l'amende- 
ment des  campagnes  épuisées.  L'Angleterre  et  la  France  ont  importé  déjà 
de  l'Estremadure  une  certaine  quantité  de  ces  phosphates,  mais  on  peut 
dire  que  l'immense  réserve  des  agriculteurs  futurs  est  à  peine  entamée. 

Les  villes  de  la  Manche,  dans  le  bassin  supérieur  du  Guadiana,  ne  sont 
guère  plus  riches  que  Don  Benito  en  monuments  historiques  ;  elles  n'ont 
que  de  rares  constructions  du  moyen  âge.  Ciudad-Real,  jadis  fort  indus- 
trieuse; Almagro,  enrichie  par  la  manufacture  des  dentelles;  Daimiel,  près 
de  laquelle  se  trouvait  le  château  principal  de  l'ordre  de  Calatrava  ;  Manza- 
narès,  où  se  bifurquent  les  chemins  de  fer  d'Andalousie  et  d'Estremadure  ; 
Val  de  Penas,  aux  collines  pierreuses,  tirent  leur  importance  principale  de 
leurs  entrepôts,  où  s'emmagasinent  les  blés  et  les  vins  de  la  contrée.  Alma- 
den,  c'est-à-dire  «  la  Mine  »,  située  dans  une  des  longues  vallées  de  roches 
siluriennes  qui  s'étendent  au  nord  de  la  sierra  Morena,  a  ses  mines  de  cina- 
bre, qui  pendant  trois  siècles  fournirent  au  Nouveau  Monde  le  mercure  né- 
cessaire à  l'exploitation  des  mines  d'or  et  d'argent  et  d'où  l'on  extrait  en 
moyenne  de  1,000  à  1,200  tonnes  de  métal  par  an  :  un  mètre  cube  de  terre 
y  donne  environ  deux  tonnes  de  mercure.  Les  ouvriers  sont  occupés  à  ce 
travail  vingt  jours  par  mois  ;  le  reste  du  temps,  ils  s'emploient  à  la  culture 
de  leurs  champs.  De  1564  à  1875,  la  production  des  mines  d'Almaden  s'est 
élevée  à  plus  de  620  millions  de  kilogrammes,  représentant  en  valeur  près 
d'un  milliard  et  demi.  L'école  des  mines  fondée  à  Almaden  en  1777  a  été 
tranférée  à  Madrid  en  1856. 

Par  une  bizarrerie  qui  n'est  point  unique  clans  l'histoire,  la  Manche  est 
beaucoup  plus  fameuse  par  le  roman  que  par  les  événements  réels.  Les 
tiers  chevaliers  de  Calatrava,  dont  les  châteaux  se  dressent  encore  çà  et  là, 
sont  oubliés,  mais  on  se  rappelle  toujours  le  chevalier  de  la  «  Triste  figure  » 
qu'a  fait  vivre  le  génie  de  Cervantes.  Toboso,  les  champs  de  Montiel, 
Argamasilla  de  Alba,  les  moulins  à  vent  dont  on  voit  les  grands  bras 
s'agiter  au-dessus  des  champs  moissonnés,  font  surgir  devant  la  pensée  le 
type  immortel  de  l'homme  qui  se  dévoue  à  faux  et  que  poursuivent  les  sar- 
casmes de  ceux  pour  lesquels  il  se  dévoue. 

La  Castille  orientale,  au  climat  trop  rigoureux,  au  sol  trop  inégal  et 
raviné,  ne  peut  nourrir  une  population  plus  dense  que  la  Manche  et  l'Es- 
tramadure.  Les  agglomérations  de  quelque  importance  y  sont  peu  nom- 
breuses, et  la  capitale  elle-même,  Cuenca,  n'est  qu'une  ville  provinciale  de 
troisième  ordre;  elle  n'a  guère,  comme  Tolède,  que  les  souvenirs  de  son 


ALMADEN,    GUENGA,   MADIUD.  705 

ancienne  industrie  et  sa  position  pittoresque,  sur  un  rocher  coupé  en 
falaises  au-dessus  des  gorges  profondes  où  coulent  le  Huecar  et  le  Jucar. 
Pour  trouver  d'autres  localités  méritant  le  nom  de  villes,  il  faut  descendre 
dans  le  haut  bassin  du  Tage.  Là,  sur  les  bords  du  Hennrès,  se  succèdent 
deux  cités  de  fondation  antique,  Guadalajara,  alimentée  par  un  aqueduc 
romain,  et  Alcalâ,  la  patrie  de  Cervantes,  la  ville  universitaire  qui  eut 
jadis  jusqu'à  10,000  étudiants  dans  ses  murs.  Si  la  fantaisie  royale  avait 
fait  choix,  à  la  place  de  Madrid,  de  l'une  ou  l'autre  de  ces  deux  villes 
comme  lieu  de  résidence,  elles  eussent  acquis  la  môme  prospérité  que  la 
capitale  actuelle  de  l'Espagne,  car  leur  position  géographique  relativement 
à  l'ensemble  de  la  Péninsule  n'est  pas  moins  heureuse. 

Au  premier  abord,  il  semblerait  que  Madrid  est  du  nombre  de  ces  capi- 
tales dont  l'existence  est  due  surtout  au  caprice  et  qui,  si  elles  n'avaient 
été  la  résidence  d'une  cour,  seraient  toujours  restées  de  petites  villes  sans 
grande  importance.  Sans  fleuve  qui  l'arrose,  puisque  le  Manzanarès  est  un 
simple  torrent  aux  eaux  soudaines  d'hiver  et  de  printemps,  peu  favorisée 
par  le  climat  et  la  nature  du  sol,  Madrid  offrait  certainement  moins 
d'avantages  que  Tolède,  la  cité  romaine  et  visigothe;  mais  une  fois  qu'elle 
fut  devenue  capitale,  elle  ne  pouvait  manquer  d'acquérir  peu  à  peu  la  pré- 
pondérance, même  au  point  de  vue  du  commerce  et  de  l'industrie. 

En  effet,  Madrid  jouit,  grâce  à  sa  position  centrale,  d'une  prééminence 
naturelle  sur  toutes  les  autres  villes  d'Espagne  situées  en  dehors  du  haut 
bassin  du  Tage.  D'après  la  tradition,  le  milieu  mathématique  de  la  Pénin- 
sule se  trouverait  à  une  faible  distance  au  sud  de  Madrid  :  ce  serait  la  petite 
localité  de  Pinto»  dont  le  nom  est  dérivé,  dit-on,  du  latin  Punctum,  ou 
point  central  par  excellence.  Des  calculs  précis  de  triangulation  nous  diront 
de  combien  les  Espagnols  se  sont  trompés  dans  leur  mesure  approximative; 
mais,  à  la  simple  vue  de  la  carte,  on  voit  que  l'écart  ne  doit  pas  être  consi- 
dérable :  c'est  bien  dans  la  plaine  dominée  au  nord  par  la  sierra  de  Gua- 
darrama  qu'il  faut  chercher  le  centre  de  figure  de  l'Ibérie.  Toutes  les  fois 
que  les  diverses  provinces  d'Espagne  ont  essayé  de  se  grouper  en  un  même 
corps  politique,  ou  qu'elles  ont  dû  se  soumettre  à  un  pouvoir  centralisateur, 
c'est  dans  cette  région  que  devaient  se  nouer  les  relations  et  de  là  que  devait 
partir  l'action  du  gouvernement.  Là  aussi  devait  s'opérer  le  fait  matériel 
du  croisement  des  grandes  routes,  si  important  dans  l'histoire  des  nations. 

A  l'époque  romaine,  Tolède,  dont  la  position  n'est  pas  moins  centrale 
que  celle  de  Madrid,  devint  le  grand  carrefour  des  routes,  la  place  d'armes 
principale  de  l'Espagne  et  le  trésor  général  où  venaient  s'entasser  les  pro- 
duits des  mines  avant  d'être  expédiés  en  Italie.  Pourtant  à  cette  époque 


704 


NOUVELLE  GEOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 


l'Espagne  n'était  encore  qu'une  colonie,  et  l'attraction  de  Rome  impériale 
avait  pour  conséquence  de  déplacer  le  centre  de  la  vie  politique  et  com- 
merciale vers  les  bords  de  la  Méditerranée.  Dès  qu'elle  se  fut  définitivement 


N°    126.    MADRID  El    SES  ENVIRONS. 


JScheUe  ie  1 :  200.000 


détachée  de  Rome,  l'Espagne,  libre  de  chercher  son  milieu  naturel,  le 
trouva  dans  la  ville  de  Tolède  :  c'est  là  que  se  tinrent  les  conciles  et  que 
s'établit  le  pouvoir  dirigeant  de  l'Église,  c'est  aussi  là  que  s'installèrent  les 
rois  visigoths.  Pendant  deux  cents  ans,  Tolède  fut  la  capitale  religieuse  et 


MADRID  ET  TOLÈDE.  705 

politique  du  royaume  ;  quand  cette  «  citadelle  de  l'Espagne  »  fut  tombée 
au  pouvoir  des  Maures,  tout  le  reste  du  pays,  jusqu'aux  Pyrénées  et  aux 
montagnes  des  Asturies,  eut  bientôt  succombé. 

La  division  de  la  Péninsule  entre  deux  races  et  deux  religions  sans 
cesse  en  guerre  changea  brusquement  la  valeur  historique  de  la  haute 
vallée  du  Tage  ;  de  région  centrale  elle  devint  zone  limitrophe  et 
«  marche  »  débattue  entre  les  armées;  les  capitales  devaient  se  déplacer 
avec  les  alternatives  des  batailles.  Mais,  dès  que  les  Maures  eurent  été 
expulsés  de  Cordoue,  l'Espagne  reprit,  comme  aux  temps  des  Visigoths, 
son  centre  de  gravité  naturel  au  sud  de  la  sierra  de  Guadarrama.  D'abord 
les  souverains  hésitèrent  entre  l'antique  Tolède  et  sa  voisine,  la  petite  ville 
de  Madrid,  où  les  Cortès  avaient  tenu  plusieurs  fois  leurs  séances,  où  des 
rois  de  Castille  avaient  résidé.  Tolède  avait  de  grands  avantages  :  riche  en 
palais  et  en  magnifiques  débris  du  passé,  elle  s'élève  au  bord  d'un  fleuve, 
dans  une  position  forte  par  la  nature  et  par  l'art;  elle  jouissait,  en  outre, 
du  prestige  que  lui  donnaient  son  ancienne  puissance  et  son  titre  de  ville 
primatiale  des  Espagnes  ;  mais  elle  prit  part  à  l'insurrection  des  comuneros 
contre  Charles-Quint,  tandis  que  Madrid  devint  le  siège  des  opérations  mili- 
taires contre  les  citoyens  révoltés.  C'est  là  probablement  ce  qui  décida  du 
sort  respectif  des  deux  villes.  Roi,  courtisans,  employés  s'accordèrent  à 
trouver  le  séjour  de  Madrid  plus  agréable,  d'autant  plus  que  cette  ville  ou- 
verte offrait  l'avantage  réel  de  pouvoir  s'étendre  librement  dans  la  plaine. 
En  1561,  Philippe  II  avait  complètement  terminé  l'évacuation  des  deux  an- 
ciennes capitales,  Valladolid  et  Tolède  :  cette  dernière  ne  gardait  qu'une 
part  de  royauté,  comme  siège  du  tribunal  de  l'Inquisition.  En  vain  Phi- 
lippe III  essaya  de  rendre  à  Valladolid  le  rang  de  capitale,  l'attraction 
naturelle  du  centre  ramena  la  cour  à  Madrid.  Depuis  cette  époque,  l'insti- 
tution des  écoles,  des  musées,  des  grands  établissements  publics,  les  usines, 
les  fabriques  de  toute  espèce,  et  surtout  la  convergence  des  routes  et  des 
chemins  de  fer,  ont  assuré  à  la  ville  grandissante  un  rôle  d'une  telle  pré- 
pondérance que,  dans  les  conditions  actuelles,  aucune  force  ne  pourrait  le 
lui  ravir.  Le  privilège  que  donne  à  Madrid  la  facilité  de  ses  rapports,  trop 
lentement  établis,  avec  les  extrémités  de  la  Péninsule,  a  fini  par  compenser 
tous  les  inconvénients  qui  proviennent  du  climat  et  de  la  contrée. 
Madrid  devait  profiter  aussi  du  rôle  intellectuel  de  premier  ordre  que  lui 
assure  l'usage,  devenu  général  en  Espagne,  de  la  noble  langue  castillane. 
C'est  à  Tolède,  il  est  vrai,  que  le  bel  idiome  de  Cervantes  et  d'Espronceda, 
«  cette  langue  qui  semble  toujours  sortir  d'un  porte-voix,  »  se  parle  dans 
toute  sa  pureté;  mais  pratiquement  c'est  Madrid  qui  modifie,  assouplit  et 

i-  89 


706  NOUVELLE  GEOGRAPHIE    UNIVERSELLE. 

renouvelle  la  langue  ;  c'est  elle  qui  profite  des  avantages  que  lui  donnent 
ses  110  journaux  et  ses  livres  pour  réduire  les  autres  dialectes  de  la  Péninsule 
à  l'état  de  patois  et  pour  imprimer  à  tous  les  esprits  comme  un  sceau  cas- 
tillan. En  temps  de  liberté,  c'est  à  la  Puerta  del  Sol,  l'agora  des  Madrilè- 
nos,   que  se  fait  en  grande  partie  l'opinion  publique  des  Espagnols. 

Si  Madrid  a  depuis  longtemps  distancé  toutes  les  autres  cités  de  la  Pénin- 
sule par  son  action  politique,  aussi  bien  que  par  son  travail  industriel  et 
son  mouvement  commercial,  elle  est  restée  bien  au-dessous  de  Tolède,  de 
Ségovie,  de  Salamanque  pour  la  beauté  des  monuments.  Depuis  qu'elle  a 
commencé  de  s'agrandir,  elle  n'a  eu  à  traverser  que  des  âges  de  mauvais 
goût  ou  d'indifférence  artistique,  pendant  lesquels  les  architectes  n'ont  eu 
d'autre  mérite  que  d'élever  des  constructions  énormes  étalant  aux  regards 
une  lourde  majesté.  Par  compensation ,  les  trésors  d'art  que  possède 
Madrid  sont  inestimables.  Son  musée  de  tableaux  est  l'un  des  plus  riches 
du  monde  entier  :  c'est  une  collection  de  chefs-d'œuvre.  On  y  compte  par 
dizaines  et  par  cinquantaines  d'admirables  toiles  signées  des  noms  de 
Yelasquez,  Murillo,  Ribera,  Zurbaran,  Titien,  Véronèse,  Raphaël,  Durer, 
Van  Dyck,  Rubens.  Madrid  est  une  autre  Florence,  sinon  par  son  atmo- 
sphère d'art  et  de  poésie,  du  moins  par  sa  prodigieuse  richesse  en  œuvres 
des  grands  maîtres1. 

Immédiatement  en  dehors  des  promenades,  le  Prado,  le  Ruen  Retiro, 
s'étendent  des  campagnes  peu  fertiles  et  faiblement  peuplées;  «  la  ville  est 
ceinte  de  feu,  »  dit  un  proverbe  qui  fait  allusion  aux  cailloux  siliceux  qui 
parsèment  les  champs  des  alentours.  Ces  espaces  sont  fort  tristes  à  parcourir 
pour  les  voyageurs  qui  ne  vont  pas  visiter,  soit  Aranjuez  et  ses  admirables 
jardins,  que  baigne  l'eau  paresseuse  du  Tage,  soit,  dans  son  amphithéâtre 


1  Villes  principales  des  plateaux  castillans,  avec  leur  population  en  1877  : 

Talavera  de  la  Reynn .    ....       10,050  liab. 
Daimiel ,         9,650     ■> 


Madrid 597,700  hab 

YIE1LLE-CASTILLE. 

Valladolid 52,200  »» 

Bûrgos  29,700  » 

Salamanque    (Salamanca).    .    .  18,000  » 

Palencia 14,500  » 

Zamora 15,650  » 

Léon  11,500  » 

Ségovie  (Segovia) 11,300  » 

Àvila 9,200  » 

NOUVELLE-CASTILLE. 

Tolède  (Toledo) 21,300  » 

Val  de  Penas .  15,875  >' 

CiudadReal 13,600  » 

Alcalà  de  Henarès 12,320  » 


Manzanarès 8,850 

Almagro 8,650 

Guadalajara 8,600 

Cuenca 8,200 

Almaden 7,150 

ESTREMADURE . 

Badajoz 22,950 

Câceres ..........  14,800 

DonBenito 14,700 

Villanueva  de  la  Serena.   .    .    .  10,700 

Trujillo. 9,450 

Mérida 7,400 

Plasencia 7,100 


MADRID,  ARANJUEZ,  ESGORIAL. 


707 


■d'âpres  rochers,  l'immense  édifice  de  l'Escorial,  bâti  par  Philippe  II  et 
garni  jadis  d'assez  de  reliques  pour  emplir  tout  un  cimetière,  soit  encore 
les  divers  palais  de  plaisance  qui  s'élèvent  dans  les  vallons  boisés  de  la 
sierra  de  Guadarrama  et  de  ses  avant-monts.  Ces  régions  ombreuses,  qui 
fournissent  à  Madrid  l'eau  pure  de  ses  aqueducs  et  de  ses  fontaines  et  la 
glace  de  ses  tables,  opposent  encore  à  la  cité  bruyante  le  charmant  contraste 
de  la  nature  libre  et  sauvage.  Naguère  on  y  voyait  même  un  district  dont 
la  population  se  disait  indépendante  des  Castilles.  Un  des  petits  bassins 
latéraux  de  la  vallée  de  Torrelaguna  posséda  pendant  plus  de  mille  ans  le 


N°    127.    ARANJUEZ. 


Echelle   de    1:  y5ooo 


privilège  d'avoir,  sinon  puissance,  du  moins  titre  de  royaume.  A  l'époque 
de  l'invasion  des  Maures,  les  habitants  de  la  plaine  du  Jarama  vinrent  en 
assez  grand  nombre  se  réfugier  dans  ce  cirque  de  monts  faciles  à  défendre 
et  réussirent  à  s'y  maintenir  en  se  faisant  oublier.  Ils  se  donnaient  à  eux- 
mêmes  le  nom  de  Patones.  Le  chef  ou  roi  qu'ils  s'étaient  choisi,  et  dont  la 
dignité  était  héréditaire  de  mâle  en  mâle,  reconnut  la  suzeraineté  des  rois 
de  Castille  après  l'expulsion  des  Maures,  mais  il  garda  son  titre,  que  l'on 
voulut  bien  reconnaître,  sans  doute  à  cause  de  la  plaisante  figure  que 
faisait  un  si  pauvre  roitelet  dans  le  voisinage  du  trône.  Le  dernier  de  ces 
rois,  qui  vivait  encore  au  milieu  du  dix-huitième  siècle  et  qui  de  son 
métier  était  porteur  de  bois,  se  lassa  d'un  rang  qui  lui  rapportait  si  peu  ; 


708  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

il  remit  son  bâton  de  commandement  entre  les  mains  d'un  officier  royal, 
et  depuis  lors  les  Patones  dépendent  de  la  juridiction  d'Uceda. 


III 


ANDALOUSIE. 

Dans  son  ensemble,  et  sans  tenir  compte  des  petites  irrégularités  du 
contour,  l'Andalousie,  l'ancienne  Bétique,  est  une  région  naturelle  parfai- 
tement distincte  du  reste  de  l'Espagne  et  présentant  un  caractère  tout  spé- 
cial par  son  relief  et  son  climat.  Bien  différente  des  plateaux  castillans  et 
des  versants  rapides  des  provinces  méditerranéennes  et  atlantiques,  elle 
forme  une  grande  vallée,  inclinée  d'une  pente  égale  entre  deux  versants 
de  montagnes,  et  s'ouvrant  largement  du  côté  de  la  mer.  A  l'autre  extré- 
mité de  la  Péninsule,  le  bassin  de  l'Ebre  est  la  contre-partie  du  bassin  du 
Guadalquivir,  mais  contre-partie  très-incomplèle,  à  cause  des  montagnes 
qui  en  obstruent  partiellement  l'entrée.  Des  monts  de  Vêlez  aux  plages 
sablonneuses  du  golfe  de  Câdiz,  le  fleuve  de  l'Andalousie  se  développe 
avec  une  régularité  parfaite,  parallèlement  au  littoral  méditerranéen,  et 
des  deux  côtés,  les  crêtes  des  monts  se  maintiennent  à  une  distance 
sensiblement  égale  du  fond  de  la  vallée.  En  dehors  du  grand  bassin  fluvial, 
il  ne  reste  qu'une  faible  partie  des  provinces  andalouses  qui  déverse  ses 
eaux,  soit  dans  le  Guadiana,  soit  dans  l'estuaire  de  Huelva  ou  direc- 
tement dans  la  Méditerranée  '. 

Sur  la  frontière  du  Portugal,  les  monts  peu  élevés,  mais  aux  allures  fort 
tourmentées,  qui  font  partie  du  système  marianique  ou  de  la  sierra  Morena, 
forment  un  véritable  labyrinthe,  raviné  par  les  torrents.  A  côté  des  roches 
de  granit,  d'énormes  masses  éruptives  de  porphyres  et  d'ophites  s'entre- 
mêlent en  massifs  irréguliers,  où  les  eaux  ne  peuvent  trouver  leur  chemin 
vers  le  Guadiana,  le  Guadalquivir,  l'Odiel,  le  rio  Tinto,  que  par  de  longs 
détours.  Les  monts  de  ce  district  qui  affectent  le  plus  la  forme  de  chaînes 
distinctes  sont  la  sierra  de  Aracena,  au  nord  des  régions  minières  du  rio 
Tinto,  la  sierra  de  Aroche,  qui  s'élève  au  milieu  d'un  véritable  désert  sur 
les  confins  du  Portugal,  et  la  sierra  de  Tudia,  dont  les  eaux  descendent  au 
sud  vers  Séville. 


Bassin  du  Guadalquivir 54,000  kilomètres  carrés. 

Provinces  andalouses 87,867  » 

Population  en  1877 5,282,450  h; b.,  soit  57  par  Lilom.  carré. 


MONTAGNES  DE  L'ANDALOUSIE.  709 

À  l'orient  de  ce  dernier  massif,  le  système  orographique,  où  s'enchevê- 
trent diversement  les  eaux  tributaires  du  Guadalquivir  et  du  Guadiana, 
s'abaisse  en  longues  croupes,  et,  sur  de  vastes  étendues,  n'offre  plus  en  rien 
l'aspect  de  la  montagne.  Cependant  quelques  petits  chaînons,  orientés  pour 
la  plupart  dans  la  direction  de  l'ouest  à  l'est,  indiquent  vaguement  l'exis- 
tence souterraine  d'un  axe  de  prolongement  ;  telles  sont,  parmi  ces  arêtes 
secondaires,  la  sierra  de  los  Santos  et  celle  qui  porte,  non  loin  de  Belmez 
et  de  son  petit  bassin  houiller,  le  sommet  dominateur  de  Pelayo.  Dans  son 
ensemble,  toute  cette  partie  du  faîte  entre  le  Guadiana  et  le  Guadalquivir 
forme  une  espèce  de  plateau  coupé  du  côté  du  sud  par  des  gradins  en 
escalier  qui,  vus  de  la  plaine,  notamment  des  campagnes  de  Cordoue, 
prennent  un  certain  air  de  montagnes  ;  mais  au  nord,  des  régions  étendues 
sont  à  peine  moins  unies  et  monotones  que  la  haute  Manche,  entre 
Àlbacete  et  Manzanarès.  Tels  sont  Los  Pedroches,  véritable  plaine,  sinon 
par  l'altitude,  du  moins  par  l'aspect  général  du  terrain. 

Immédiatement  à  l'est  de  ce  plateau  si  peu  accidenté,  commence  la 
sierra  Morena  proprement  dite,  ainsi  nommée  (montagne  Noire)  des  pins 
à  la  sombre  verdure  qui  en  recouvrent  les  pentes  ;  en  cet  endroit  on  la 
désigne  aussi  sous  le  nom  local  de  sierra  Madrona;  elle  se  rattache  du 
côté  du  nord-ouest  aux  montagnes  d'Almaden.  Fréquemment  interrompue 
par  les  brèches  où  passent  les  eaux  du  versant  méridional  de  la  Manche, 
cette  chaîne,  que  l'on  doit  considérer  comme  un  simple  rebord  du  plateau 
des  Castilles,  est  d'une  hauteur  fort  inégale  ;  mais  c'est  précisément  à  son 
extrémité  orientale,  à  l'endroit  où,  sous  le  nom  de  sierra  de  Alcaraz, 
elle  envoie  ses  derniers  contre-forts  mourir  dans  les  plaines  d' Albacete, 
que  s'élève  la  cime  culminante  du  système  entier,  la  Punta  de  Almenara. 
Un  chaînon  secondaire  qui  s'abaisse  au  sud  vers  le  Guadalquivir,  la  Loma 
de  Chiclana,  sépare  l'un  de  l'autre  les  deux  hauts  affluents  du  fleuve. 

Des  bords  du  Guadiana  au  plateau  d'Albacete,  la  sierra  offre  ce  trait 
remarquable  de  ne  point  constituer  la  ligne  de  partage  entre  les  bassins 
limitrophes.  Les  masses  schisteuses  de  la  chaîne,  percées  çà  et  là  de  roches 
éruptives,  n'ont  pu  résister  à  l'action  des  eaux,  et  c'est  à  travers  l'axe  de  la 
sierra  Morena  que  passent  les  torrents  et  les  rivières  tributaires  du  Guadal- 
quivir. A  l'exemple  du  Guadiana  lui-même,  qui  s'ouvre  un  défilé  à  travers 
le  prolongement  de  la  sierra  Morena,  les  eaux  qui  naissent  sur  le  versant 
septentrional  de  la  sierra  de  Aracena  se  percent  une  cluse  pour  descendre 
dans  les  campagnes  de  l'Andalousie.  Plus  à  l'est,  le  Yiar,  le  Bembezar,  le 
Guadiato  en  font  autant.  Plus  héroïques  encore,  le  Puertollano  et  le  Fres- 
nedas,  nés  dans  les  monts  de  Calatrava,  s'unissent  pour  traverser  ensemble 


710 


NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 


quatre  chaînons  parallèles  de  montagnes,  puis  la  sierra  Madrona  el  d'autres 
arêtes  secondaires,  avant  d'aller,  sous  le  nom  de  Jandula,  se  jeter  dans  le 
Guadalquivir  en  aval  d'Andûjar.  Mêmes  phénomènes  pour  le  Rumblar,  le 
Magana,  le  Guarrizas,  le  Guadalen,  le  Guadalimar.  Ainsi  que  les  mêmes 
conditions  géologiques  l'ont  produit  en  mainte  autre  contrée,  il  se  trouve 
que  la  ligne  de  faîte  entre  les  eaux  divergentes  ne  coïncide  nullement  avec 
la  ligne  de  jonction  des  cimes  de  montagnes  ;  l'axe  de  faîte  se  développe 


X°    128.    BASSINS    DU    GUADIANA    ET    DU    GUADALQUIVIR. 


Echejlc  de  S.ooo.ooo 


o     iû     20    Sq    io    5o 


WoKil. 


sur  le  plateau  de  la  Manche,  parallèlement  à  l'arête  de  la  sierra  Morena 
et  à  une  distance  moyenne  de  20  kilomètres  au  nord. 

On  comprend  que  les  phénomènes  d'érosion  causés  par  cette  disposition 
des  pentes  ont  dû  créer  à  travers  la  montagne  des  gorges  d'un  effet  saisis- 
sant. La  plus  fameuse  de  toutes,  à  cause  de  la  grande  route  et  du  chemin 
de  fer  qui  l'empruntent  pour  descendre  de  la  Manche  en  Andalousie,  par 
une  série  de  viaducs  jetés  d'une  falaise  à  l'autre,  est  le  défilé  de  Despena- 
pcrros  ou  a  Précipite-chiens  ».  La  formidable  cluse,  du  fond  de  laquelle 
monte  la  voix  du  torrent,  paraît  d'autant  plus  belle,  qu'elle  mène  du  plateau 
triste  et  nu  de  la  Manche  aux  riches  campagnes  de  l'Andalousie.  Il  est 


p.       a 


a      — 


MONTAGNES  DE  L'ANDALOUSIE.  713 

des  voyageurs  qui,  après  avoir  parcouru  toute  l'Europe,  considèrent  la 
gorge  du  Despenaperros  comme  le  lieu  de  l'aspect  le  plus  saisissant  qu'il 
leur  ait  été  donné  de  voir.  Son  importance  comme  chemin  de  passage 
entre  la  vallée  du  Guadalquivir  et  le  centre  de  l'Espagne  ne  pouvait  man- 
quer non  plus  d'en  faire  une  position  militaire  de  premier  ordre.  Dans 
toutes  les  guerres  civiles  et  étrangères  qui  ont  désolé  la  contrée,  un  des 
principaux  objectifs  était  de  s'assurer  le  libre  passage  du  Despenaperros. 
C'est  au  pied  de  ce  col,  en  1212,  que  se  livra  la  terrible  bataille  de 
Navas  de  Tolosa,  où,  d'après  la  chronique,  200,000  musulmans  furent 
massacrés1. 

La  partie  orientale  de  l'enceinte  du  bassin  de  l'Andalousie  est  aussi 
formée  de  montagnes  découpées  par  les  eaux  en  massifs  distincts.  Un  pre- 
mier groupe,  limité  au  nord  par  la  dépression  où  coulent,  d'un  côté,  le 
Guadalimar,  affluent  du  Guadalquivir,  de  l'autre  le  Mundo,  affluent  du 
Segura,  forme  la  courte  chaîne  desCalares.  Un  peu  au  sud-ouest,  un  second 
massif,  plus  élevé  d'environ  150  mètres,  est  dominé  par  le  Yelmo  de 
Segura,  dont  les  contre-forts,  diversement  ramifiés  à  l'occident,  s'abaissent 
en  chaînes  de  collines,  fort  contournées  entre  les  hautes  rivières  de  la 
vallée  andalouse,  le  Guadalimar,  le  Guadalquivir  proprement  dit,  le  Gua- 
diana  Menor.  Enfin  un  troisième  groupe  de  montagnes,  encore  plus  haut, 
sert  de  borne  à  la  partie  sud-orientale  du  bassin  :  c'est  la  sierra  Sagra. 
Par  ses  roches  et  sa  position  géographique,  ce  massif  rappelle  la  Muela  de 
San  Juan,  qui  s'élève  entre  le  bassin  du  Tage  et  le  versant  méditerranéen  ; 
il  ressemble  d'aspect  au  Puy-de-Dôme.  Il  forme  un  faîte  de  partage  des  plus 
importants  et  s'entoure  de  plateaux  où  les  rivières  ont  creusé  des  gorges 
de  plus  de  500  à  550  mètres  de  profondeur,  contrastant  par  leur  beauté 
sauvage  avec  la  monotonie  des  hautes  terres  environnantes2. 

Les  arêtes  qui  se  dressent  au  sud  de  ce  plateau  angulaire  de  l'Espagne 
affectent  uniformément  la  direction  de  l'est  à  l'ouest,  et  commencent  à 

1  Altitudes  des  monts  et  des  cols  de  la  sierra  Morena,  d'après  Coello  : 

Sierra  de  Aracena 1,676  mètres. 

Yillagarcia  (route  de  Badajoz  à  Cordoue) 569  » 

Sierra  de  los  Santos 760  » 

Sierra  de  Cordoba. 466  » 

Pozo-blanco  (Pedroches) 503  » 

Despenaperros  (seuil) 745  » 

Punta  de  Almenara 1,800  » 

2  Altitudes,  d'après  Coello,  des  massifs  orientaux  du  bassin  du  Guadalquivir  : 

Calar  del  Mundo 1,657  mètres. 

Yelmo  de  Segura. . .     1,806       » 

Sierra  Sagra 2,398       » 

90 


714  NOUVELLE  GEOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

limiter  la  partie  méridionale  du  bassin  de  la  Bétique.  Les  sierras  de  Maria  et 
de  las  Estancias,  celle  de  los  Filabres,  fameuse  par  ses  montagnes  de  marbre 
blanc,  se  succèdent  du  nord  au  sud  en  remparts  parallèles,  contournés  à 
l'occident  par  les  affluents  du  Guadalquivir.  A  l'orient,  elles  sont  nettement 
séparées  les  unes  des  autres  par  les  cours  d'eau  qui  descendent  à  la  Médi- 
terranée ;  mais  à  l'ouest  les  deux  chaînes  les  plus  méridionales  se  rappro- 
chent et  se  confondent  en  un  môme  massif,  la  sierra  de  Baza,  qu'un 
isthme  peu  élevé,  aux  pentes  étrangement  ravinées,  rattache  à  la  haute 
citadelle  de  la  sierra  Nevada,  point  culminant  de  la  Péninsule. 

Cette  énorme  masse,  en  grande  partie  composée  de  schistes,  qui  traver- 
sent des  roches  de  serpentine  et  de  porphyre,  paraît  d'autant  plus  élevée, 
qu'elle  se  dresse  sur  une  base  plus  étroite;  de  l'est  à  l'ouest,  du  Monte  Negro 
au  Cerro  Caballo,  elle  a  seulement  80  kilomètres  de  longueur,  et  du  nord 
au  sud,  de  l'une  à  l'autre  plaine,  sa  largeur  n'atteint  même  pas  40  kilo- 
mètres. Dressées  comme  d'un  seul  jet,  les  montagnes  présentent  de  toutes 
parts  des  escarpements  difficiles  à  gravir,  et  partout  on  peut  voir  les  zones  de 
végétation  se  succéder  régulièrement  sur  les  pentes  jusqu'à  la  région  des 
névés  persistants  que  dépassent  les  trois  cimes  de  Mulahacen,  duPicacho  de  la 
Veleta,  d'iUcazaba.  Au-dessus  des  premiers  soubassements,  revêtus  de  vignes 
et  d'oliviers,  les  déclivités,  trop  déboisées,  sont  ombragées  çà  et  là  de  noyers, 
de  châtaigniers,  puis  de  chênes  d'espèces  diverses,  au  delà  desquels  se 
montre  la  verdure  pâle  des  gazons,  recouverte  de  neige  pendant  une  moitié 
de  l'année.  Dans  les  creux  bien  abrités,  surtout  dans  ceux  du  versant 
septentrional,  des  amas  de  neige  sont  les  glacières  naturelles  que  louent 
les  habitants  de  Grenade  et  où  ils  envoient  des  neveros  pour  s'approvi- 
sionner de  neige  pendant  l'été  :  on  donne  à  ces  névés  le  nom  de  ventisqneros, 
à  cause  de  la  tourmente  ou  ventùca  qui  souvent  en  fait  tourbillonner  en 
nuages  les  innombrables  aiguilles.  Un  de  ces  amas,  emplissant  le  cirque  ou 
corral  de  la  Veleta,  qui  s'ouvre  entre  les  deux  sommets  de  Mulahacen  et  du 
Picacho,  s'est  transformé  en  un  véritable  glacier  de  60  à  100  mètres  d'épais- 
seur et  tout  bordé  de  moraines.  Ce  champ  de  glace,  qui  donne  naissance  à 
la  source  principale  du  Genil,  est  le  plus  méridional  de  l'Europe  et  peut- 
être  le  seul  de  l'Espagne  péninsulaire,  au  sud  de  la  chaîne  pyrénéenne  ; 
quelques  petits  lacs  épars  çà  et  là  à  plus  de  5,000  mètres  d'altitude  témoi- 
gnent du  passage  d'anciens  glaciers  disparus  depuis  une  époque  inconnue. 
Les  neiges  fondantes  de  la  sierra  Nevada  donnent  aux  campagnes  des  vallées 
et  des  plaines  environnantes  une  exubérance  prodigieuse  de  végétation.  C'est 
à  elles,  aux  ruisseaux  gazouilleurs  qui  en  découlent,  que  la  Vega  de  Gre- 
nade, chantée  par  les  poètes,  doit  la  richesse  de  sa  verdure,  l'éclat  de  ses 


SIERRA  NEVADA.  717 

fleurs,  l'excellence  de  ses  fruits.  C'est  aussi  à  l'abondance  de  ses  eaux  que 
la  vallée,  plus  belle  encore,  de  Lecrin,  à  la  base  des  pentes  méridionales 
du  Picacho  de  la  Veleta,  doit  son  nom  de  «  Vallée  d'Allégresse  »  et  de 
«  Paradis  de  l'Alpujarra  ». 

Dans  ces  montagnes,  chaque  nom,  chaque  légende,  rappelle  le  séjour 
des  Maures.  Le  sommet  principal,  le  Mulahacen  (  Muley  -  Hassan  ) ,  est 
encore  l'homonyme  d'un  de  leurs  princes;  le  Picacho  de  la  Yelefca  est 
la  cime  où  ils  allumaient  leurs  feux  de  signal  pour  avertir  les  popula- 
tions de  l'Andalousie  musulmane  de  l'approche  des  chrétiens  ;  l'Alpu- 
jarra ou  mont  des  Pâturages  est  l'ensemble  des  contre-forts  méridionaux, 
où  ils  menaient  leurs  brebis.  Depuis  que  les  Maures  ont  été  presque  tous 
chassés  ou  exterminés,  après  une  sanglante  guerre  qui  dura  jusque  vers  la 
fin  du  seizième  siècle,  les  colons  de  la  Galice  et  des  Asturies  qui  reçurent 
les  terres  conquises  sont  pour  la  plupart  restés  dans  un  état  de  véritable 
barbarie  ;  ils  ne  sont  en  rien  les  supérieurs  des  Maures  convertis  qui 
obtinrent  à  prix  d'argent  le  privilège  de  rester  à  Ujijar,  la  capitale  de 
l'Alpujarra.  Ni  les  uns  ni  les  autres  ne  se  sont  guère  donné  la  peine 
d'exploiter  les  richesses  de  ces  belles  montagnes,  qu'entoure  une  ceinture 
de  despoblados;  ils  se  sont  bornés  à  en  dévaster  les  forêts.  C'est  à  une 
époque  toute  récente  que  les  visiteurs  de  Grenade  ont  ajouté  les  sommets 
de  la  sierra  Nevada  au  nombre  de  ces  buts  d'escalade  que  se  sont  donnés 
les  membres  des  divers  clubs  alpins.  Il  est  vrai  qu'à  bien  des  égards 
les  monts  de  la  sierra  Nevada  ne  sont  comparables  ni  aux  Alpes,  ni 
même  aux  Pyrénées.  Quoique  supérieurs  à  ces  dernières  en  altitude,  ils 
occupent  une  trop  faible  étendue  pour  offrir  la  même  diversité  de  con- 
trastes, les  mêmes  oppositions  de  roches,  de  climats,  de  paysages.  Mais 
ils  ont  la  grâce  de  leurs  basses  vallées,  l'aspect  sauvage  de  leurs  défilés  de 
l'Alpujarra,  taillés  comme  au  ciseau  dans  l'épaisseur  des  roches  ;  ils  ont 
surtout  l'admirable  panorama  que  l'on  contemple  de  leurs  cimes. 

Déjà  les  voyageurs  célèbrent  comme  d'une  merveilleuse  beauté  le  tableau 
que  l'on  a  sous  les  yeux  quand  on  gravit  les  contre-forts  occidentaux  de  la 
sierra,  par  le  chemin  qui  mène  à  l'Alpujarra  ;  au  delà  d'Alhendin,  perchée 
sur  un  rocher  sauvage,  on  montre  l'endroit  précis  où,  suivant  la  légende, 
Abou-Abdallah  ou  Boabdil,  fugitif,  se  serait  retourné  pour  contempler  une 
dernière  fois  et  pour  pleurer  les  belles  campagnes  de  la  Vega,  les  tours  et 
les  palais  de  Grenade,  tout  cet  ensemble  si  beau  de  villes,  de  cultures,  de 
montagnes  qui  avait  été  son  royaume  et  qu'il  ne  devait  plus  revoir  :  telle 
est  l'origine  du  nom  de  «  Dernier  Soupir  du  Maure  »  (Ultimo  Suspiro  del 
Moro)  ou  de  «  Côte  des  Larmes  »  (Cuesla  de  las  Lagrimas)  que  les  Espa- 


718  NOUVELLE   GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

gnols  donnent  au  col  d'Alhendin.  Mais  du  haut  des  sommets  de  la  chaîne, 
combien  le  spectacle  est  encore  plus  grandiose  et  plus  étendu  !  Du  Picacho 
delà  Veletala  vue  n'est  peut-être  pas  moins  belle  que  du  sommet  de  l'Etna. 
On  voit  à  ses  pieds  tout  le  midi  de  l'Espagne,  avec  ses  riches  vallées 
d'irrigation,  ses  âpres  rochers,  ses  solitudes  rousses,  rendues  vaporeuses 
par  l'éloignement,  la  noire  muraille  des  monts  de  l'Estremadure  et  de  la 
sierra  Morena,  qui  bordent  le  plateau  central.  Au  sud,  d'autres  montagnes 
jaillissent  comme  d'un  abîme,  mais  le  regard  se  sent  attiré  surtout  vers  la 
lisière  verdoyante  du  littoral,  vers  la  grande  mer  et  le  profil  embrumé  des 
monts  de  Barbarie,  que  l'îlot  d'Alboran  et  le  haut  promontoire  marocain  de 
las  Très  Horcas,  situés  précisément  au  sud  de  la  sierra  Nevada,  semblent  rat- 
tacher comme  un  reste  d'isthme  au  continent  d'Europe.  Parfois,  quand  le 
vent  souffle  du  midi,  on  entend  distinctement  le  bruit  des  eaux  gron- 
dantes. 

Toutes  les  montagnes  qui  forment  la  cour  des  colosses  grenadins  sont  de 
hauteur  beaucoup  plus  modeste  et  sont  en  partie  couvertes  de  débris  erratiques 
apportés  par  les  anciens  glaciers  de  la  sierra  Nevada.  Au  nord,  dans  l'espace 
compris  entre  les  vallées  du  Genil,  du  Guadiana  Menor  et  du  Guadalquivir, 
elles  s'élèvent  en  désordre  sur  un  plateau  raviné,  les  unes  semblables  à  des 
îles  de  rochers,  comme  le  Jabalcon  de  Baza,  les  autres  disposées  en  chaînes 
et  s'orientant  pour  la  plupart  dans  la  direction  de  l'est  à  l'ouest  et  du  nord- 
est  au  sud-ouest,  parallèlement  au  littoral  méditerranéen  et  à  l'axe  de  la 
vallée  du  Guadalquivir  :  telles  sont,  au-dessus  des  plaines  de  Jaen,  la  sierra 
de  Jabalcuz  et  la  sierra  Magina;  telle  est,  plus  au  sud,  la  chaîne  Alta- 
Coloma,  que  la  route  de  Jaen  à  Grenade  franchit  au  Puerto  de  Arenas, 
défilé  semblable  à  celui  du  Despenapcrros  par  ses  roches  sombres,  ses  amas 
de  blocs  écroulés,  ses  escarpements  en  surplomb,  ses  redoutables  précipices. 
Enfin,  au-dessus  même  de  Grenade,  se  prolonge  la  croupe  de  la  sierra 
Susana,  que  continue  à  l'ouest  le  massif  de  Parapanda,  le  baromètre  des 
cultivateurs  de  la  Vega. 

Cuando  Parapanda  se  pone  la  montera, 
Llneve,  aunque  Dios  no  lo  quisiera. 

(Quand  le  Parapanda  revêt  son  capuchon, 

Il  pleuvra  sûrement,  que  Dieu  le  veuille  ou  non.) 

Presque  toutes  les  montagnes  de  cette  région  sont  découpées  en  massifs 
distincts  par  les  eaux  torrentielles  et  portent  autant  de  noms  différents 
qu'elles  dominent  de  villes  et  de  villages.  La  même  désignation  sert  au 
groupe  d'habitations  humaines  et  aux  sommets  voisins. 


ÀLPUJARRA,  MONTAGNES  D'ALMERIA.  719 

Au  sud  de  la  sierra  Nevada  et  de  la  sierra  de  los  Filabres,  que  l'on  peut 
considérer  comme  le  prolongement  oriental  du  grand  massif  de  Grenade, 
les  montagnes  ont  la  même  disposition  fragmentaire.  L'angle  sud-oriental 
de  la  Péninsule  est  occupé  par  un  massif  absolument  isolé,  la  sierra  de 
Gâta,  percée  de  volcans  éteints,  dont  l'un,  le  Morron  de  los  Genoveses, 
est  vraiment  d'un  aspect  superbe.  Le  cap  de  Gâta,  qui  marque  l'entrée  du 
golfe  occidental  de  la  Méditerranée,  est  composé  de  basalte,  tandis  qu'en 
maints  autres  endroits  du  littoral  se  présentent  les  trachytës  et  s'étendent 
les  couches  de  pouzzolane,  les  obsidiennes,  les  pierres  ponces.  Entre  ces 
foyers  de  laves  refroidies  et  les  montagnes  de  los  Filabres,  la  petite  chaîne 
d'Alhamilla  et  ses  divers  contre-forts  de  moindre  hauteur  se  prolongent  du 
golfe  de  Vera  à  celui  d'Almerfa;  les  torrents  qui  en  descendent  baignent 
des  grèves  si  riches  en  cristaux  de  grenat,  que  ceux-ci  servent  de  chevro- 
tines aux  chasseurs.  Interrompus  par  une  rivière,  les  monts  reprennent  à 
l'ouest  pour  former,  immédiatement  au-dessus  du  rivage  méditerranéen, 
la  superbe  sierra  schisteuse  de  Gador ,  coupée  à  son  tour  par  un  torrent 
descendu  de  l'Alpujarra.  Ainsi  les  groupes  de  montagnes  se  succèdent  de 
coupure  en  coupure,  en  se  développant  le  long  du  rivage  jusqu'à  Tarifa 
comme  un  rempart  circulaire,  tantôt  simple,  tantôt  multiple,  percé  de  brè- 
ches profondes  et  se  continuant  en  Afrique  par  d'autres  chaînes  riveraines. 

La  partie  de  ce  rempart  qui  sépare  de  la  Méditerranée  le  versant  de 
l'Alpujarra  est  connue  sous  les  noms  de  Contraviesa  et  de  sierra  de  Lujar; 
elle  présente  du  côté  de  la  mer  une  pente  des  plus  escarpées,  où  les  brebis 
ne  peuvent  monter  que  précédées  d'un  bouc  leur  montrant  le  chemin.  11 
en  est  de  même  de  la  sierra  de  Almijara,  qui  commence  de  l'autre  côté  de 
l'étroite  vallée  du  Guadalfeo  et  qui  va  se  rattacher  à  la  sierra  de  Alhama, 
appelée  aussi  sierra  Tejeda.  Au  delà  du  col  d'Alfarnate  ou  de  los  Alazores, 
la  montagne  n'est  plus  que  le  simple  rebord  d'un  plateau,  jadis  lacustre,  que 
limite  au  nord  un  renflement  accidenté  du  sol  dit  sierra  de  Yeguas.  Le 
bord  méridional  du  plateau  est  connu  sous  le  nom  de  Torcal  à  l'endroit  où 
il  est  traversé  par  la  route  de  Malaga  à  Antequera.  C'est  un  des  sites  les 
plus  curieux  de  la  Péninsule.  Les  roches  sont  éparses  dans  le  désordre  le 
plus  bizarre  et  par  l'étrangeté  de  leur  profil  donnent  l'idée  d'une  cité 
fantastique,  aux  édifices  de  tous  les  styles,  aux  rues  inégales  et  sinueuses, 
où  des  animaux  monstrueux  ont  été  soudain  changés  en  pierre.  C'est  dans 
le  voisinage  de  cette  ville  de  rochers  que  les  archéologues  ont  retrouvé 
quelques-unes  des  constructions  les  plus  curieuses  élevées  par  les  peuples 
de  l'Ibérie  antérieurs  à  l'histoire. 

A  l'occident  du  bassin  de  Malaga,  arrosé  par  la  rivière  Guadalhorce,  les 


720  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

âpres  montagnes  recommencent.  Les  chaînons  se  rapprochent,  et  dans  la 
sierra  de  Tolox  ou  de  las  Nieves  atteignent  à  une  hauteur  de  près  de 
2,000  mètres;  les  vapeurs  de  la  Méditerranée  s'y  déposent  en  neiges  qui 
persistent  pendant  l'hiver.  Le  massif  de  Tolox  est  le  nœud  montagneux 
duquel  divergent  dans  tous  les  sens  les  chaînons  qui  font  de  la  pointe  méri- 
dionale de  l'Espagne  comme  un  résumé  de  la  Péninsule  entière.  La  sierra 
Bermeja,  qui  se  dirige  au  sud-ouest,  continue  de  serrer  la  mer  et  d'en 
border  la  côte  de  promontoires  abrupts  ;  à  l'ouest,  la  sauvage  «  serrania  »  de 
Ronda  va  se  relier  au  massif  de  San  Cristôbal,  qui  s'appuie  lui-même  sur 
de  nombreux  contre-forts;  ses  ramifications  diverses,  serpentant  entre  de 
petits  bassins  fluviaux,  finissent  par  aller  mourir  aux  caps  méridionaux  de 
l'Ibérie,  à  San  Roque,  Trafalgar,  Tarifa.  Quant  à  la  roche  de  Gibraltar,  qui 
se  dresse  si  fièrement  à  la  porte  intérieure  de  la  Méditerranée,  c'est,  au 
point  de  vue  géologique,  un  véritable  îlot;  ses  escarpements  calcaires, 
portés  par  des  bancs  de  schiste  silurien,  s'élèvent  du  milieu  des  eaux,  et 
seulement  une  double  plage  apportée  par  les  flots  rattache  le  superbe 
promontoire  au  continent1. 

Comme  la  sierra  Morena,  les  divers  massifs  de  montagnes  qui  occupent 
l'espace  compris  entre  le  bassin  du  Guadalquivir  et  la  mer  ont  été  rom- 
pus et  contournés  par  les  eaux,  de  sorte  que  la  ligne  des  hauts  sommets 
ne  concorde  nullement  avec  la  ligne  de  partage,  La  rivière  d'Almeria, 
simple  torrent  qui  n'a  même  pas  toujours  de  l'eau  pendant  l'été,  reçoit 
ses  affluents  temporaires  des  deux  versants  de  la  sierra  Nevada;  l'Àdra  s'est 
ouvert  un  chemin  à  travers  une  chaîne  dont  il  ne  reste  plus  que  deux  tron- 
çons, la  sierra  de  Gâdor  et  la  Contravesia;  le  Guadalfeo  a  séparé  de  la  même 
manière  la  Contravesia  de  la  sierra  de  Almejara  ;  le  Guadalhorce,  dont  les 
diverses  branches  naissent  sur  le  plateau  d'Antequera ,  coupe  la  montagne 
par  l'étroite  brèche  de  Gaytan  ou  de  los  Gaytanes,  une  des  plus  sauvages 
et  des  plus  grandioses  de  la  Péninsule  où  les  trains  de  chemin  de  fer 
traversent  successivement  dix- sept  tunnels  pour  déboucher  soudain  au 
milieu  des  orangers  d'Alora;  enfin,  le  Guadiaro  prend  aussi  son  origine 


1  Altitudes  des  montagnes  et  des  cols  entre  le  Guadalquivir  et  la  mer,  d'après  Fr.  Coello 

Sierra  de  Maria 2,059  met. 

Tetica  de  Bacarcs  (Filabres).    .    .     1,915     » 

Mulahacen 3,554     » 

Sierra  j  Picacho  de  la  Veletà.   .     3,470 


Nevada,  j  Alcazaba 2,314 

Suspira  del  Moro ...  1 ,000 

Jabalcdn  de  Baza „  1,498 

Sierra  de  Gâdor 2  323 


Contraviesa 1,895  met. 

Sierra  Tejeda  (Alhamâ).   .    .    .    .  2,154  '» 

Col  d'Alfarnate 830  » 

Torcal. .  1,286  » 

Sierra  Bermeja 1,450  » 

Serrania  de  Ronda 1,550  » 

Sierra  de  San  Cristôbal 1,715  » 

Penon  de  Gibraltar 429  » 


LBÊCHE     DE    LOS    GAIIAXES.    —    (DÉFILÉ    DU    G  U  A  D  A  LIIOR  CE) 

Dessin  de  Sorricu,  d'après  une  photographie  de  M.  i.  Laurent. 


91 


FLEUVES  DE  L'ANDALOUSIE.  725 

sur  le  versant  septentrional  des  chaînes  riveraines.  La  rapidité  des  pentes, 
la  soudaineté  des  crues  et  des  baisses  d'eau  donnent  à  toutes  les  rivières 
du  versant  méditerranéen  de  l'Andalousie  un  caractère  essentiellement 
torrentiel.  Les  cours  d'eau  d'allures  régulières  ne  se  trouvent  que  sur  la 
face  atlantique  de  la  contrée;  et  de  ces  fleuves  un  seul  a  de  l'importance 
par  son  volume  liquide  et  les  facilités  qu'il  offre  à  la  navigation  :  c'est 
le  Guadalquivir. 

Le  fleuve  de  la  Bétique,  .qui  prend  sa  source  à  la  sierra  Sagra,  se  distin- 
gue, nous  l'avons  vu,  de  ceux  des  plateaux  castillans  par  sa  large  vallée. 
Tandis  que  le  Duero,  le  Tage,  le  Guadiana  se  développent  d'abord  sur  de 
hautes  terrasses,  puis  gagnent  les  plaines  basses  par  d'étroites  entailles  pra- 

N°    129-  PENTE   DU    GUADALQUIVIR. 

•a 

Punla  de  sfbncnara. 
1800  n 


tiquées  dans  les  roches  du  plateau,  le  Guadalquivir,  beaucoup  plus  avancé 
dans  son  histoire  géologique,  a  déjà  déblayé,  à  droite  et  à  gauche  de  sa  route, 
les  obstacles  qui  le  gênaient  et  nivelé  sa  vallée  à  400  mètres  en  moyenne 
au-dessous  des  régions  correspondantes  des  bassins  fluviaux  des  Castilles.  Sa 
pente  est  graduellement  ménagée  de  la  source  à  l'estuaire  marin,  et  dans 
son  ensemble  se  développe  en  une  belle  courbe  parabolique.  Le  cours  infé- 
rieur du  fleuve  n'a  qu'une  très-faible  déclivité  ;  les  eaux  se  ralentissent  et, 
par  suite,  s'amassent  en  un  lit  fort  large,  reployé  de  droite  et  de  gauche  en 
méandres  énormes  :  de  là  le  nom  de  Oued-el-Kebir,  «  Grand  Fleuve,  » 
que  les  Arabes  ont  donné  à  l'ancien  Bétis. 

Pour  en  être  arrivé  à  cette  régularité  de  cours,  analogue  à  celle  des 
Neuves  de  la  France  et  de  l'Allemagne,  le  Guadalquivir  et  ses  affluents  ont 
dû  accomplir  un  énorme  travail  d'érosion.  Tous  les  petits  ruisseaux  qui 
naissent  sur  le  plateau  de  la  Manche  se  sont  ouvert  un  chemin  à  travers  la 
sierra  Morena;  tous  les  lacs  qui  emplissaient  les  hautes  vallées  des  mon- 
tagnes, entre  les  divers  massifs  et  les  sierras  parallèles  ou  entre-croisées, 


724  NOUVELLE  GEOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

se  sont  vidés  par  des  vallées  ou  d'étroits  défilés  ouverts  entre  les  roches  :  il 
ne  reste  plus  qu'un  petit  nombre  de  lacs  ou  de  mares  sans  écoulement. 
Tous  les  hauts  affluents,  le  Guadalimar,  plus  long,  quoique  moins  abondant 
que  le  Guadalquivir  lui-même,  le  Guadalen,  le  Guadiana  Menor,  ont  ainsi 
percé  les  digues  des  réservoirs  supérieurs;  mais  celui  qui  a  fait  le  travail 
le  plus  considérable  est  le  Genil  de  Grenade,  le  principal  tributaire  du 
fleuve.  La  campagne  si  féconde  qu'il  traverse  et  qui  a  pris  une  si  grande 
célébrité  sous  le  nom  de  Vega  était  en  partie  recouverte  par  les  eaux  d'un  lac, 
que  barrait  un  rempart  de  montagnes,  dans  le  voisinage  de  Loja.  Cet  obs- 
tacle a  été  vaincu,  et  de  coupure  en  coupure  les  eaux  descendues  de  la  sierra 
Nevada  ont  fini  par  rejoindre  celles  qu'alimentent  la  sierra  Sagra  et  la 
sierra  Morena. 

Les  débris  apportés  des  montagnes  par  le  flot  qui  ronge  incessamment 
ses  bords  ont  peu  à  peu  comblé  l'estuaire  de  l'Atlantique  où  se  déversaient 
les  eaux.  Un  peu  en  amont  de  Séville,  où  le  dernier  pont  traverse  le  fleuve, 
large  de  moins  de  200  mètres,  la  marée  commence  à  retarder  le  courant 
fluvial;  plus  bas,  elle  le  fait  alterner  dans  les  deux  sens.  Le  Guadalquivir, 
qui  serpente  des  collines  de  la  rive  droite  à  celles  de  la  rive  gauche,  se 
divise  en  deux  bras,  dont  l'un  a  été  creusé  de  main  d'homme  pour  abréger 
la  navigation;  puis,  après  avoir  réuni  ses  eaux  dans  un  seul  canal,  il  se  redi- 
vise encore  et  forme  deux  grandes  îles  marécageuses.  Certainement  l'estuaire 
marin  pénétrait  à  une  époque  moderne  jusqu'à  cet  endroit  de  la  vallée,  à 
50  kilomètres  du  rivage  actuel.  Le  long  des  deux  rives,  mais  principalement 
du  côté  méridional,  s'étendent  des  terres  basses  dites  marismas  et  situées 
au-dessous  des  eaux  de  crue.  Pendant  la  période  des  sécheresses,  elles  ne 
présentent,  dans  toute  leur  largeur,  de  10  à  12  kilomètres,  qu'un  sol  gri- 
sâtre, crevassé  dans  tous  les  sens,  se  réduisant  en  une  poussière  fine  que  les 
pas  des  taureaux  à  demi  sauvages,  réservés  pour  les  tueries  des  arènes,  font 
monter  en  nuages  dans  l'atmosphère  ;  à  la  moindre  pluie,  ce  sont  des  fon- 
drières infranchissables.  Des  ruisseaux  salins  s'y  perdent,  tantôt  dans  les 
sables,  tantôt  dans  les  boues,  suivant  la  saison.  Aucun  village,  aucun 
hameau  n'a  pu  s'établir  sur  ces  terres  d'alluvions  transformées  çà  et  là  par 
les  joncs  en  fourrés  inabordables.  Plus  loin  du  fleuve,  les  sables  déjà  secs 
se  recouvrent  de  palmiers  nains.  Au  sud  de  la  plaine,  quelques  collines  de 
formation  tertiaire  s'avancent  en  promontoires  dans  ces  déserts  et  par  l'as- 
pect de  leurs  vignes,  de  leurs  olivettes,  de  leurs  groupes  de  palmiers,, 
de  leurs  villages  pittoresques,  consolent  de  la  morne  solitude  étendue  à  leur 
base. 

Ainsi  qu'on  en  voit  de  nombreux  exemples  aux  bouches  fluviales,  un 


GUADALQUIVIR. 


725 


resserrement  de  la  vallée  d'alluvions  marque  les  limites  extérieures  de 
l'ancien  estuaire  comblé  du  Guadalquivir.  La  ville  de  Sanlûcar  de  Barra- 
meda,  à  l'aspect  tout  oriental,  s'élève  au-dessus  de  la  rive  gauche,  tandis 
qu'au  nord  une  chaîne  de  dunes,  reposant  sur  des  couches  de  coquillages 
modernes,  s'avance  entre  la  mer  et  les  plages  basses  de  la  rive  droite  et  se 
prolonge  sous  l'eau  par  une  barre  que  les  navires  d'un  tonnage  moyen  ont 


N°    130-    —   BOUCHE   BU   GUABALQUIVIR. 


Eclvelle  de  r.  200000 


i5,Bl. 


JRrofojideurs  de    0   à    2  jxtètre . 
n  de   T   a    5  xnètrea. 


Profojadezirs    de   5   à   10  mètres. 


de  la  peine  à  franchir  pour  entrer  dans  le  fleuve.  Ces  dunes,  connues  sous 
le  nom  à'Arenas  Gordas  ou  de  «  Gros  Sables  »,  sont  la  barrière  que  le 
vent  de  la  mer  a  dressée  lui-même  entre  les  eaux  salines  de  l'Atlantique  et 
les  eaux  douces  de  l'intérieur.  Beaucoup  moins  hautes  que  les  dunes  des 
landes  de  Gascogne,  elles  n'atteignent  guère  qu'une  trentaine  de  mètres; 
sur  le  versant  tourné  du  côté  de  la  mer  elles  sont  encore  mobiles,  mais 
sur  le  versant  oriental  elles  ont  toujours  été  stables  depuis  l'époqu?  histo- 


726  NOUVELLE   GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

rique  :  une  forêt  de  pins  pignons  en  a  consolidé  les  talus  de  quartz  blanc. 
Au  milieu,  des  dunes  moins  élevées  qui  dominent  les  plages  de  Sanlûcar, 
les  cultivateurs  maraîchers  ont  creusé  jusqu'aux  terres  humides  du  sous- 
sol  des  cavités  profondes  appelées  navasos  et  en  ont  fait  de  charmants  jar- 
dins qui  donnent  plusieurs  récoltes  par  année. 

Seul  entre  tous  les  fleuves  de  l'Espagne,  le  Guadalquivir  a  l'avantage 
d'être  navigable  à  une  assez  grande  distance  de  l'Océan  ;  les  bâtiments  de 
100  ou  de  500  tonneaux  qui  ont  pu  franchir  la  barre  remontent  le  cours 
de  l'eau  jusqu'à  Séville,  à  une  centaine  de  kilomètres  de  la  mer.  Aidé,  il 
est  vrai,  par  des  concessions  de  privilèges  commerciaux  et  même  par  des 
monopoles  absolus  de  trafic,  ce  port  de  rivière  avait  pu  devenir  le  grand 
entrepôt  des  produits  d'outre-mer  et  le  marché  principal  des  échanges;  il 
est  déchu  maintenant  au  profit  de  l'admirable  port  de  Câdiz;  mais  des  em- 
barcations de  cabotage  viennent  toujours  y  prendre  leur  chargement  de  den- 
rées locales  et  les  bateaux  à  vapeur  descendent  et  montent  sans  peine  le 
Guadalquivir  entre  Séville  et  Sanlûcar.  Quant  aux  autres  rivières  de  l'Anda- 
lousie débouchant  dans  l'Atlantique,  elles  sont  innavigables.  Le  Guadalete, 
qui  se  déverse  dans  la  baie  de  Cadiz,  n'est  qu'une  eau  sans  profondeur  se 
traînant  au  milieu  des  marismas;  l'Odiel  et  le  rio  Tinto,  qui  débouchent 
dans  l'estuaire  de  Huelva,  sont  des  torrents  rapides  dont  les  alluvions  em- 
plissent peu  à  peu  les  chenaux  navigables  de  l'entrée  maritime.  C'est  ainsi 
que  le  port  de  Palos,  d'où  partirent  les  caravelles  de  Colon  pour  la  décou- 
verte du  Nouveau  Monde,  a  été  complètement  envasé  :  les  masures  d'un 
petit  village,  des  plages  indécises  que  le  flot  couvre  et  découvre  tour  à  tour, 
voilà  ce  qu'est  le  lieu  célèbre  où  s'accomplit  un  des  faits  les  plus  impor- 
tants qui  aient  inauguré  l'histoire  moderne! 

Mais  que  sont  tous  les  petits  changements  géologiques  accomplis  par  les 
alluvions  des  rivières,  en  comparaison  de  la  révolution  qui  s'est  opérée  au 
sud  de  l'Andalousie  et  qui  a  changé  les  limites  de  l'Océan  lui-même!  Il  est 
certain  que,  par  la  forme  générale  de  son  bassin,  la  Méditerranée  est  plus 
une  dépendance  des  mers  orientales  que  de  l'Atlantique.  Elle  n'est  séparée 
de  la  mer  Rouge,  c'est-à-dire  de  l'océan  Indien,  que  par  des  plages  basses 
et  des  seuils  de  poussée  récente,  où  l'industrie  moderne  a  rétabli  sans  trop 
de  peine  un  détroit  de  jonction.  Au  nord-est,  elle  est  éloignée  de  l'océan 
Glacial  par  toute  la  largeur  du  continent  d'Asie  ;  mais  cet  immense  espace 
est  encore  partiellement  recouvert  d'eaux  salées  et  saumâtres  qui  sont  le 
reste  d'une  ancienne  mer;  nulle  part  le  sol  ne  s'y  redresse  en  rangées  de 
collines  et  de  montagnes  semblables  à  celles  qui  d'Almeria,  en  Espagne,  à 
Melilla,  dans  le  Maroc,  enceignent  la  «  manche  »  occidentale  de  la  Méditer- 


GUADALQUIVIR,  DÉTROIT  DE  GIBRALTAR.  727 

ranée.  Pourtant  cette  barrière  a  été  rompue,  tandis  que  les  isthmes  orien- 
taux émergeaient  peu  à  peu  du  sein  de  la  mer. 

Quel  est  l'Hercule  géologique  dont  le  bras  a  ouvert  cette  issue?  La  nature 
caverneuse  des  roches  dans  les  deux  péninsules  terminales  du  Maroc  et  de 
l'Andalousie  a  certainement  facilité  l'œuvre  d'érosion,  surtout  si  la  Médi- 
terranée, par  suite  d'une  évaporation  plus  rapide  de  ses  eaux,  s'est  trouvée 
à  un  niveau  plus  bas  que  celui  de  l'Atlantique.  Dans  ce  cas,  les  fissures  de 
la  pierre  ont  dû  s'élargir  bien  promptement  sous  l'action  des  cataractes 
océaniques;  les  piliers  de  montagnes  qui  obstruaient  le  courant  ont  pu  être 
déblayés,  même  sans  que  des  tremblements  de  terre  aient  aidé  à  l'œuvre  de 
démolition.  L'énorme  masse  d'eau  que  l'Atlantique  roule  incessamment 
dans  la  Méditerranée  avec  une  vitesse  moyenne  de  4  kilomètres  et  demi  et 
une  vitesse  extrême  de  près  de  10  kilomètres,  permet  de  juger  de  la  puis- 
sance avec  laquelle  procéda  l'Océan  dès  qu'une  fente  lui  eut  permis  de  se 
glisser  entre  les  deux  continents.  Il  est  à  remarquer  que  le  travail  d'érosion 
a  été  beaucoup  plus  actif  dans  les  parages  orientaux  du  détroit,  entre  les 
montagnes  de  Gibraltar  et  de  Ceuta.  Le  vrai  seuil  de  séparation  entre  l'Océan 
et  la  Méditerranée  ne  se  trouve  point  dans  la  partie  la  moins  large  du  dé- 
troit de  Gibraltar,  au  sud  de  l'île  fortifiée  de  Tarifa.  Il  est  situé  plus  à  l'ouest, 
à  l'entrée  même  du  détroit,  et  continue,  du  cap  Trafalgar  au  cap  Spartel, 
la  courbe  régulière  des  côtes  océaniques  de  l'Espagne  et  du  Maroc.  La  crête 
de  ce  rempart  sous-marin  est  assez  inégale  et  varie  de  100  à  550  mètres, 
mais  elle  est  en  moyenne  de  275  mètres  seulement,  tandis  qu'à  l'est  le  fond 
s'abaisse  graduellement  vers  Tarifa  et  Gibraltar,  jusqu'à  plus  de  900  mètres. 
Ainsi  le  détroit  tout  entier  fait  déjà  partie  de  la  cuvette  méditerranéenne. 
La  pente  sous-marine  du  canal  s'incline  à  l'est,  c'est-à-dire  précisément 
en  sens  inverse  de  la  déclivité  des  terres  avoisinantes. 

La  largeur  du  détroit  s'est-elle  accrue  depuis  les  temps  historiques?  Il  n'y 
aurait  pas  de  doute  à  cet  égard  si  l'on  devait  en  juger  par  les  assertions  des 
anciens.  Les  dimensions  qu'ils  donnent  aux  «  Bouches  de  Calpé  «  sont  de 
beaucoup  inférieures  à  celles  que  les  marins  trouvent  de  nos  jours.  Toute- 
fois les  évaluations  des  géographes  grecs  et  romains  n'avaient  rien  de  précis, 
et  l'erreur  en  moins  pouvait  provenir  de  l'illusion  d'optique  causée  par  la 
hauteur  et  le  profil  abrupt  des  promontoires  opposés.  Le  fait  est  que  les 
descriptions  des  anciens  conviennent  encore  parfaitement  à  l'apparence 
du  détroit.  Les  deux  piliers  d'Hercule  ou  «  portes  Gadirides  »  se  dres- 
sent toujours  de  part  et  d'autre  à  l'entrée  méditerranéenne  du  passage  : 
au  nord,  le  superbe  mont  Calpé;  au  sud,  la  longue  croupe  massive  de 
l'Abylix.  D'ailleurs,  depuis  que  la  roche  de  Gibraltar  est  devenue  l'une  des 


728  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE    UNIVERSELLE. 

positions  militaires  les  plus  importantes  du  continent,  on  n'a  point  observé 
que  ses  rivages  aient  reculé  devant  la  mer. 

Quoique  la  montagne  de  Calpé,  le  Gibraltar,  ou  Djebel  Tarik  des  Maures, 
ne  soit  pas  le  promontoire  méridional  de  l'Ibérie  et  qu'elle  se  trouve  même 
un  peu  en  retrait  par  rapport  aux  rivages  du  détroit,  cependant  elle  doit  à 
la  beauté  de  son  aspect,  et  plus  encore  à  son  importance  stratégique,  d'avoir 
donné  son  nom  au  passage  et  d'en  être  considérée  comme  la  gardienne. 
Pour  les  marins  et  les  voyageurs,  c'est  la  borne  par  excellence  entre  l'Océan 
sans  limites  et  la  mer  Intérieure,  entre  les  eaux  qui  mènent  au  Nouveau 
Monde  et  celles  qui  conduisent  au  Levant  et  aux  Indes.  Ses  roches  de  cal- 
caire blanchâtre,  aux  fondements  de  schiste  silurien,  aux  crêtes  aiguë? 
se  profilant  sur  le  ciel  presque  toujours  bleu,  offrent  à  ceux  qui  voguent 
à  leur  base  un  aspect  incessamment  changeant,  à  cause  de  la  diversité  des 
escarpements,  des  terrasses,  des  talus  de  débris;  mais  de  toutes  paris 
elles  sont  majestueuses  à  voir  et  prennent  en  maints  endroits  cette  forme 
puissante  de  contours  qui  a  fait  comparer  Gibraltar  à  un  lion  couché  gar- 
dant la  porte  des  deux  mers.  C'est  du  côté  de  la  Méditerranée  que  la  roche 
est  le  plus  abrupte  ;  sur  cette  face,  elle  laisse  à  peine  au-dessous  des 
éboulis  un  espace  suffisant  pour  les  fondements  de  quelques  maisons  et 
les  racines  de  quelques  arbres,  tandis  que  des  fortifications  sans  nom- 
bre, des  places  d'armes  et  la  ville  elle-même  ont  trouvé  place  sur  les  res- 
sauts et  les  pentes  douces  du  versant  opposé.  On  a  constaté  aussi  que 
l'isthme  de  sable  ou  linea  qui  joint  la  roche  à  la  terre  d'Espagne  présente 
à  la  Méditerranée  un  talus  beaucoup  plus  rapide  que  celui  de  la  baie 
d'Àlgeciras.  C'est  de  l'orient  que  viennent  les  grandes  vagues  de  houle  ap- 
portant les  matières  arénacées  qui  servent  à  l'édification  de  la  digue  ;  sur 
le  versant  opposé,  les  sables  s'éboulent  et  s'étalent  en  une  plage  faiblement 
inclinée.  Les  nombreuses  grottes  que  les  savants  ont  explorées  dans  le  ro- 
cher de  Gibraltar,  renfermaient  des  ossements  d'hommes  du  type  dolicho- 
céphale, appartenant  à  l'âge  de  la  pierre  polie.  Ces  cavernes  sont  identiques 
par  leur  aspect  et  leur  contenance  à  celles  des  côtes  de  la  Dalmatie  et  des 
îles  Ioniennes.  Si  distantes  les  unes  des  autres  et  séparées  actuellement  par 
des  mers4,  des  îles,  des  péninsules,  ces  diverses  contrées  sont  néanmoins  du 
même  âge  et  de  la  même  formation. 

L'îlot  de  Gibraltar,  dépendance  naturelle  de  l'Espagne,  est  devenu,  en 
vertu  de  la  conquête,  une  forteresse  de  l'Angleterre.  La  fiction  de  l'empire 
des  mers  qui  a  poussé  la  Grande-Bretagne  à  s'emparer  de  Malte,  de  Périm, 
de  Ceylan,  de  Singaporc,  de  Hongkong,  ne  pouvait  permettre  aux  Anglais 
de  laisser  la  forte  position  de  Gibraltar  entre  les  mains  de  ses  propriétaires 


GIBRALTAR,  CLIMAT  DE  L'AKDALOUSIE  729 

naturels  et  ils  en  ont  fait  une  citadelle  prodigieuse,  ayant  une  sorte  de 
«  coquetterie  »  dans  ses  formidables  armements.  C'est  que  la  valeur  stra- 
tégique de  Gibraltar  est  précisément  en  rapport  avec  son  immense  impor- 
tance dans  le  mouvement  des  échanges  de  commerce.  Si  des  navires,  par  di- 
zaines de  mille  et  portant  ensemble  des  millions  de  tonnes  de  marchandises, 
passent  chaque  année  entre  les  promontoires  de  l'Europe  et  de  l'Afrique,  des 
centaines  de  bâtiments  de  guerre  avec  leurs  milliers  de  canons,  utilisent  le 
même  passage  pour  aller  faire,  sur  quelque  rivage  lointain,  acte  ou  dé- 
monstration de  force,  Les  batailles  navales  qui  se  sont  livrées  dans  la  baie 
même  de  Gibraltar  et  aux  abords  occidentaux  du  détroit,  à  Trafalgar  et  au 
cap  Saint-Vincent,  témoignent  du  rôle  considérable  que  la  porte  des  deux 
mers  a  rempli  dans  l'histoire  militaire  du  monde.  Il  n'est  donc  pas  éton- 
nant qu'à  une  époque  où  nul  ne  reconnaissait  le  droit  des  populations  à  dis- 
poser d'elles-mêmes,  l'Angleterre  se  soit  emparée  d'une  place  de  cette  va- 
leur. Les  Espagnols  le  ressentent  comme  une  insulte  et  leur  cause  devrait 
avoir  la  sympathie  de  tous,  s'ils  ne  détenaient  eux-mêmes,  de  l'autre  côté 
du  passage,  la  ville  et  le  territoire  de  Ceuta.  On  leur  a  pris  l'un  des  piliers 
d'Hercule  avec  autant  de  droit  qu'ils  en  avaient  eu  à  s'emparer  de  l'autre. 

La  fréquence  des  rapports  historiques  entre  l'Andalousie  et  les  contrées 
berbères  ne  s'explique  pas  seulement  par  le  voisinage  des  terres  disjointes, 
elle  a  aussi  sa  raison  dans  la  ressemblance  des  climats.  L'Espagne  méridio- 
nale a  les  mêmes  conditions  de  température,  d'humidité,  de  mouvements 
aériens  que  les  campagnes  du  Maroc.  L'Andalousie  méridionale,  Murcie,  Ali- 
cante,  sont,  avec  quelques  localités  exceptionnelles  de  la  Sicile,  de  la  Grèce, 
de  l'Archipel,  les  contrées  de  l'Europe  dont  la  température  moyenne  est  la 
plus  élevée.  Les  tableaux  de  température  dressés  par  Coello,  Willkomm  et 
d'autres  géographes  permettaient  même  de  croire  que  l'isotherme  de  20  de- 
grés passait  dans  cette  partie  de  l'Espagne.  Des  observations  plus  récentes  ne 
confirment  pas  cette  hypothèse  ;  la  moyenne  de  température  ne  serait  que 
de  17  à  18  degrés  à  Gibraltar  et  à  Tarifa.  Quoi  qu'il  en  soit,  la  zone  de  plus 
grande  chaleur  occupe,  jusqu'à  une  certaine  distance  dans  l'intérieur,  le 
littoral  de  FAlgarve  portugais  et  de  la  province  de  Huelva ,  puis  entre 
fort  avant  dans  la  plaine  du  Guadalquivir  pour  embrasser  Séville,  Car- 
mona,  Ecija,  la  «  Poêle  à  Frire  »,  ou  le  «  Fourneau»  de  l'Espagne,  et 
se  reploie  au  sud-ouest,  pour  aller  rejoindre  la  côte  à  Sanlûcar  de  Bar« 
rameda.  Cette  région  a  ceci  de  remarquable,  qu'elle  forme  une  île  de 
chaleur  parfaitement  limitée  de  tous  les  côtés  par  des  zones  de  tempé- 
rature plus  basse. 

Au  sud  de  la  grande  enclave  de  fraîcheur  relative  formée  par  la  baie  de 

'■  92 


730 


NOUVELLE   GEOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 


Càdiz  et  tout  le  district  montagneux  de  la  pointe  méridionale,  où 
souffle  librement  la  virazon  ou  brise  océanique,  la  région  des  grandes 
chaleurs  recommence  par  les  villes  du  détroit  ;  elle  englobe  Algeciras  et 
Gibraltar  et  s'élève  à  des  hauteurs  diverses  sur  le  versant  de  tous  les  monts 
qui  se  prolongent  à  l'est  jusqu'au  cap  de  Gâta,  puis  au  delà  de  Cartha- 
gène  et  d'Àlicante,  jusqu'au  promontoire  de  la  Nao.  Dans  cette  région 
entière,  les  froids  sont  pour  ainsi  dire  inconnus  ;  la  température  moyenne 
du  mois  le  moins  chaud  est  de  12  degrés  centigrades.  L'île  de  Madère, 
située  à  près  de  500  kilomètres  plus  près  de  l'équateur,  n'a  pas  des 
années  aussi  chaudes  que  Gibraltar  et  Mâlaga,  quoiqu'elle  ait  le  précieux 
avantage  d'avoir  un  moindre  écart  dans  les  alternances  de  chaleur  et  de 


N°    131      ZONES    PC     VEGETATION   SUR    LE    LITTORAL    DE    I,  ANDALOUSIE. 


Limite  des  Dattieps. 


-Echelle  de  1 :  3.ooo.ooo 


Limite  des  Orangers 


ôoKL. 


froid.  Les  parties  les  plus  torrides  de  la  côte  méditerranéenne  de  l'An- 
dalousie ne  sont  pas  les  promontoires  qui  s'avancent  au  loin  vers  le  sud  ; 
ce  sont,  au  contraire,  les  baies  semi-circulaires  qui  se  reploient  vers  le 
nord.  Parfaitement  abritées  contre  tous  les  vents  qui  pourraient  leur 
apporter  de  la  fraîcheur,  elles  ne  sont  exposées  qu'aux  courants  atmo- 
sphériques venus  du  continent  africain,  et  leur  chaleur  moyenne  en  est 
fatalement  accrue.  G'est  par  une  raison  du  même  genre  que  le  littoral 
méditerranéen  est  dans  son  ensemble  beaucoup  plus  tropical  que  la  ville 
de  Càdiz  et  les  cités  voisines,  situées  sur  la  côte  atlantique.  Tandis  que 
celles-ci  reçoivent  librement  le  vent  d'ouest,  les  rivages  espagnols  qui  se 
développent  en  dedans  du  détroit  sont  privés  de  cette  atmosphère  rafraî- 
chissante. La  porte  de  Gibraltar  est  naturellement  le  lieu  où  s'opèrent  la 


CLIMAT  DE  L'ANDALOUSIE.  751 

lutte  et  le  renversement  des  courants  aériens.  Les  vents  y  sont  toujours 
fort  vifs,  surtout  au  milieu  du  détroit,  et  pendant  l'hiver  ils  soufflent  sou- 
vent en  tempête.  Les  courants  qui  prédominent  sont  ceux  de  l'ouest  en 
hiver,  ceux  de  l'est  en  été;  les  premiers  apportent  fréquemment  des 
pluies  violentes,  qui  vont  en  s'amoindrissant  de  Cadiz  à  Gibraltar;  les  vents 
d'est  sont  d'ordinaire  les  indices  du  beau  temps.  Les  deux  grandes  bornes 
d'Afrique  et  d'Europe  qui  se  dressent  en  face  l'une  de  l'autre  sont  pour  les 
marins  les  grands  indicateurs  météorologiques  :  quand  elles  se  ceignent  de 
nuages  élevés  ou  s'enveloppent  de  brouillards,  parfois  non  moins  épais  que 
ceux  de  Londres,  le  vent  d'est  s'annonce  ;  quand  elles  se  profilent  nette- 
ment dans  le  ciel  bleu,  c'est  un  signe  assuré  de  vent  d'ouest1. 

Le  climat  semi-tropical  de  la  basse  Andalousie  est  quelquefois  tout  à  fait 
accablant  pour  les  Européens  du  Nord  ;  la  sécheresse  de  l'atmosphère  finit 
par  leur  devenir  intolérable.  Dans  la  plaine  et  sur  le  littoral,  l'été  est 
presque  toujours  sans  pluies;  il  est  rare  qu'une  goutte  d'eau  tombe  de 
juin  en  septembre.  Au  fond  des  vallées  latérales  dont  l'air  n'est  pas  re- 
nouvelé par  les  brises,  la  chaleur  est  souvent  très-pénible  à  supporter, 
■elle  est  aussi  fort  gênante  dans  la  plaine  libre,  parce  que  les  vents  ali- 
tés, qui  renouvellent  l'atmosphère  sous  les  latitudes  tropicales,  ne  souf- 
flent pas  dans  le  bassin  du  Guadalquivir.  Même  à  Cadiz,  qui  pourtant  se 
trouve  environnée  par  les  eaux,  le  vent  de  terre,  connu  sous  le  nom  de 
médina,  parce  qu'il  traverse  les  solitudes  du  domaine  de  Médina  Sidonia, 
apporte  un  air  étouffant,  intolérable  pour  les  gens  nerveux  :  on  dit  que  les 
actes  de  violence,  les  disputes  et  les  meurtres  sont  beaucoup  plus  fréquents 
sous  l'influence  de  ce  vent  que  dans  tout  autre  état  de  l'atmosphère.  Pour 
les  côtes  méridionales  le  vent  le  plus  redouté  est  le  courant  dit  solano  ou 
levante.  Quand  il  se  met  à  souffler,  la  chaleur  devient  comme  l'haleine 
-d'un  four  :  on  se  croirait  transporté  en  plein  Sahara.  Une  vapeur  quel- 
quefois rougeâtre,  blanchâtre  le  plus  souvent  et  de  nature  encore  inex- 
pliquée, la  câlina,  pèse  sur  l'horizon  du  sud;  les  chaudes  bouffées  soulèvent 
sur  les  chemins,  dans  les  campagnes  mêmes,  des  tourbillons  de  poussière 
et  flétrissent  le  feuillage  des  arbres  ;  souvent,  lorsque  le  vent  a  persisté 
pendant  plusieurs  jours,  on  a  vu  les  oiseaux  périr  comme  étouffés. 

Tandis  que  dans  les  régions  tempérées  de  l'Europe  l'été  est  une  saison 
de  fleurs  et  de  feuillage,  elle  est,  au  contraire,  une  saison  de  sécheresse  et 

1  Température,  d'après  Coello.. 

Pluie  annuelle 

Pluie  d'octobre  en  mars.    .    . 
Pluie  d'avril  en  septembre.  . 


Grenade. 

Se  ville. 

Gibraltar. 

18°,9 

20°(?) 

20°,7(?) 

lm,252 

0m,664 

0m,755 

lm,023 

0°\588 

0m,51G 

0m,209 

0m,076 

0m,219 

752  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

de  mort  dans  l'Andalousie.  Si  ce  n'est  dans  les  jardins  et  les  campagnes 
arrosées,  qui  gardent  leur  éclat  pendant  les  chaleurs,  la  végétation  se 
brûle,  se  raccornit,  prend  une  teinte  grisâtre  qui  se  confond  avec  celle 
de  la  terre.  Mais  à  l'époque  des  averses  équinoxiales  d'automne,  tom- 
bant en  pluies  dans  les  terres  basses,  en  neiges  sur  les  montagnes,  les 
plantes  jaillissent  et  se  dressent  de  nouveau  ;  elles  jouissent  d'un  second 
printemps.  En  février,  la  campagne  est  dans  toute  sa  beauté.  Les  pluies  de 
mars,  d'ailleurs  assez  peu  régulières  et  presque  toujours  accompagnées 
d'orages,  entretiennent  cette  richesse  de  la  flore,  puis  la  chaleur  et  les 
sécheresses  reprennent  le  dessus,  la  nature  se  flétrit  de  nouveau. 

Il  est  certain  que  le  climat  de  l'Andalousie,  considéré  dans  son  ensemble, 
ne  fournit  pas  au  sol  une  suffisante  humidité.  Quelques  parties  de  la 
contrée  sont  de  véritables  steppes  sans  eau,  sans  végétation  arborescente, 
sans  demeures  humaines.  La  plus  grande  de  ces  plaines  infertiles  occupe 
les  deux  bords  de  la  basse  vallée  du  Genil,  entre  Aguilar,  Écija,  Osuna, 
Antequera  ;  en  certains  endroits,  elle  n'a  pas  moins  de  48  kilomètres  de 
largeur,  et  dans  cette  vaste  étendue  on  ne  trouve  d'eau  douce  nulle  part, 
si  ce  n'est  dans  le  Genil  lui-même.  Les  fonds  sont  remplis  par  des  lagunes 
saumâtres  et  salées  aux  rives  argileuses  blanches  de  sel  en  été  :  on  pour- 
rait se  croire  dans  le  désert  d'Algérie  ou  sur  les  plateaux  de  la  Perse.  La 
culture  y  est  impossible;  elle  ne  reparaît  qu'aux  abords  des  fontaines 
qui  donnent  leur  nom  aux  villages  circonvoisins,  Aguadulce,  Pozo  Ancho, 
Fuentes.  Une  autre  steppe  considérable,  dite  de  la  «  Manche  royale  »,  s'étend 
à  l'est  de  Jaen,  sur  le  versant  oriental  des  terrasses  grenadines  et  se  rattache 
à  diverses  solitudes  infertiles  que  dominent  les  sierras  Sagra,  Maria,  de  las 
Estancias,  et  que  parcourent  des  ruisseaux  d'eau  salée.  Sur  les  pentes 
méditerranéennes  de  l'Andalousie,  les  régions  absolument  désertes  sont 
encore  plus  étendues  en  proportion  que  dans  le  bassin  du  Guadalquivir. 
Ainsi  toute  la  pointe  sud-orientale  de  l'Espagne,  occupée  par  les  basaltes 
et  les  porphyres  des  montagnes  de  Gâta,  est  complètement  stérile,  et  l'on 
n'y  voit  d'autres  constructions  que  les  tours  de  défense  bâties  de  loin  en 
loin  sur  les  promontoires.  Les  plaines  salines  du  littoral  qui  alternent  avec 
les  campagnes  bien  arrosées  ont  une  végétation  très-rare,  composée  presque 
uniquement  de  salsolées,  de  plombaginées,  de  crucifères  ;  plus  d'un  cin- 
quième des  espèces  est  essentiellement  africain.  Ces  terres  salées  ne  se 
prêtent  qu'à  la  culture  ou  plutôt  à  la  récolte  de  la  barille,  plante  dont  les 
cendres  servent  à  la  fabrication  de  la  soude. 

Mais  d'ordinaire  le  nom  de  l'Andalousie  ne  rappelle  point  à  l'esprit 
l'idée  de  ces  régions  infertiles.  On  songe  plutôt  aux  orangers  de  Séville,  à 


CLIMAT  ET  FLORE   DE  L'ANDALOUSIE. 


753 


la  luxuriante  végétation  de  la  Vega  de  Grenade  :  on  se  souvient  des  appel- 
lations de  Champs  Élysées  et  de  Jardin  des  Hespérides,  que  les  anciens 
avaient  données  à  la  vallée  du  Bétis.  Même  par  sa  flore  spontanée,  l'Anda- 
lousie a  mérité  d'être  nommée  «  les  Indes  de  l'Espagne  »  ,  mais  à  toutes  ses 
plantes  asiatiques  et  africaines  qui  demandent  un  climat  presque  tropical, 


N°    132.    —   STEPPE   D  ÉCIJA. 


d'après  Morix  Wi]lUorom 
^^1    Régwn  des  Steppes 


Echelle  de  jio.ooo. 


oJul. 


cette  contrée,  véritable  serre  chaude  de  l'Europe,  a  pu  joindre  un  grand 
nombre  d'espèces  acclimatées,  introduites  de  l'Orient  et  du  Nouveau  Monde. 
Aux  dattiers,  aux  bananiers,  aux  bambous  s'associent  les  arbres  à  caout- 
chouc, les  dragonniers,  les  magnoliers,  les  chirimoyas,  les  érythrines,  les 
azédarachs;  les  ricins,  les  stramoines  poussent  en  vigoureux  arbrisseaux; 
les  nopals  h  cochenille  croissent  comme  aux  Canaries,  les  arachides  comme 
au  Sénégal;  les  patates  douces,  les  cotonniers,  les  cafiers  donnent  une 


734  NOUVELLE   GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

récolte  régulière  au  cultivateur  soigneux,  et  la  canne  à  sucre  prospère  dans 
les  districts  abrités.  La  seule  région  de  l'Europe  où  cette  plante  ait  une 
valeur  économique  réelle  est  celle  qui  s'étend  au  sud  des  montagnes  gre- 
nadines, de  Motril  à  Mâlaga.  Torrox,  près  de  Yelez  Malaga,  est  la  ville  qui 
par  ses  plantations  rappelle  le  mieux  l'aspect  de  celles  du  littoral 
cubanais.  Du  temps  de  la  domination  arabe,  les  moulins  à  sucre  étaient 
nombreux  sur  toute  la  côte  méditerranéenne  jusqu'à  Valence;  ils  le  sont  de 
nouveau  dans  la  plaine  de  Malaga.  On  évalue  à  un  demi-million  de  francs 
le  bénéfice  net  que  procure  aux  Malaguenos  la  fabrication  du  sucre. 

La  faune  de  l'Andalousie,  de  même  que  sa  flore,  quoique  à  un  moindre 
degré,  a  une  physionomie  africaine  ou  du  moins  berbère.  Tous  les  types  de 
mollusques  vivants  que  l'on  voit  dans  le  Maroc  appartiennent  également  à 
l'Andalousie.  L'ichneumon  se  rencontre  sur  la  rive  droite  du  bas  Guadal- 
quivir  et  en  d'autres  parties  du  bassin;  le  caméléon  y  est  très-fréquent;  une 
espèce  de  bouquetin  que  l'on  trouve,  dit-on,  dans  les  montagnes  du  Maroc 
existerait  aussi  dans  la  sierra  Nevada  et  dans  les  massifs  circonvoisins. 
Enfin,  c'est  un  fait  bien  connu  qu'un  singe  africain  (Inuus sylvanus)  habite 
le  rocher  de  Gibraltar  ;  en  1880,  la  tribu  comprenait  25  individus.  Ce 
singe  a-t-il  été  importé,  comme  d'aucuns  le  prétendent,  par  des  officiers 
anglais?  N'est-il,  en  Europe,  qu'un  étranger  comme  les  chameaux  de  la 
Frontera,  près  de  Cadiz,  et,  comme  les  chevaux  andalous,  certainement  d'o- 
rigine berbère?  Ou  bien,  est-il  réellement  un  ancien  colon  du  mont  Calpé, 
et  témoigne-t-il  ainsi  de  l'existence  préhistorique  d'un  isthme  entre  l'Eu- 
rope et  l'Afrique?  Los  divers  auteurs  se  contredisent  à  cet  égard  et  la  ques- 
tion ne  peut  être  décidée  ;  la  seule  chose  certaine  est  que  le  singe  a  trouvé 
sur  les  rochers  du  promontoire  d'Europe  un  milieu  qui  lui  convient 
comme  celui  des  montagnes  opposées. 


Aux  origines  de  notre  histoire  d'Europe,  les  populations  des  contrées 
connues  aujourd'hui  sous  le  nom  d'Andalousie  étaient  pour  la  plus  forte 
part  ibériennes,  c'est-à-dire  très-probablement  de  même  souche  que  les 
Basques  actuels.  Les  Bastules,  Bastarnes  et  Bastétans,  qui  peuplaient  les 
régions  montagneuses  du  versant  méditerranéen,  les  Turdétans  et  Turdules 
de  la  vallée  du  Bétis  portaient  des  noms  euskariens;  de  même,  nombre  de 
leurs  villes  étaient  désignées  par  des  mots  que  fait  comprendre  le  basque 
de  nos  jours.  Mais,  dans  son  ensemble,  la  population  était  déjà  sans 
aucun  doute  fort  mélangée.  Des  tribus  celtiques  occupaient  les  régions 
montueuses  qui  s'étendent  au  nord-ouest  du  Bétis  vers  la  Lusitanie;  les 


POPULATIONS  DE  L'ANDALOUSIE.  737 

Turdétans,  relativement  très-policés,  puisqu'ils  possédaient  des  annales, 
des  poëmes,  des  lois  écrites,  avaient  reçu  sur  leur  territoire  des  colonies 
de  Phéniciens,  de  Carthaginois,  de  Grecs;  puis  ils  se  latinisèrent;  ils  ou- 
blièrent leur  langue,  leurs  cités  devinrent  autant  de  petites  Romes.  En 
dehors  de  l'Italie,  peu  de  contrées  étaient  plus  romaines  que  la  leur  et 
prenaient  une  plus  large  part  d'influence  dans  les  destinées  communes  de 
l'empire  On  a  retrouvé  à  Mâlaga  et,  plus  récemment  encore,  à  Osuna 
(Colonia  Julia  Genetiva),  des  textes  de  constitutions  municipales  du  temps 
de  Jules  César  et  de  Domitien  :  ces  documents  ont  démontré  que  les  cités  de 
ces  provinces  jouissaient  d'une  autonomie  locale  presque  absolue. 

La  désorganisation  du  monde  romain  amena  dans  l'Espagne  méridio- 
nale de  nouveaux  éléments  ethniques,  les  Vandales,  les  Grecs  byzantins, 
les  Visigoths,  auxquels  succédèrent  les  Arabes  et  les  Berbères,  accompa- 
gnés des  Juifs.  On  fait  dériver  le  nom  de  l'Andalousie  des  Vandales  qui  l'ont 
habitée  pendant  quelques  années  au  commencement  du  cinquième  siècle. 
Il  est  vrai  que  les  chroniqueurs  espagnols  ne  donnèrent  jamais  le  nom  de 
«  Vandalousie  »  à  l'ancienne  Bétique.  C'est  au  temps  des  Arabes  seule- 
ment que  l'appellation  d'Andalou  apparaît  pour  la  première  fois,  mais 
appliquée  à  la  Péninsule  tout  entière  aussi  bien  qu'à  la  vallée  du  Guadal- 
quivir  ;  elle  ne  fut  restreinte  à  l'Andalousie  actuelle  qu'à  l'époque  où  les 
Arabes  eurent  perdu  toutes  les  autres  provinces  de  l'Espagne.  Peut-être, 
ainsi  que  le  suppose  Vivien  de  Saint-Mari  in,  les  habitants  du  nord  de 
l'Afrique  avaient-ils  donné  ce  nom  à  l'Hispanie  tout  entière  lors  de  la  con- 
quête de  leur  pays  par  les  Vandales  :  la  contrée  qu'ils  apercevaient  de 
l'autre  côté  de  la  mer  n'avait  d'importance  à  leurs  yeux  que  parce  que 
leurs  maîtres  en  étaient  sortis. 

Les  Maures  eux-mêmes,  c'est-à-dire  les  populations  mélangées  du  nord 
de  l'Afrique,  Arabes  et  surtout  Berbères,  eurent  une  part  bien  autrement 
grande  que  les  tribus  d'origine  germanique  dans  la  formation  du  peuple 
andalou.  Possesseurs  du  pays  pendant  sept  cents  années,  foisonnant  en 
multitudes  dans  les  grandes  cités,  et  cultivant  partout  les  campagnes  à 
côté  des  anciens  habitants,  ils  s'unirent  intimement  avec  eux  et,  plus 
tard,  quand  l'ordre  d'exil  fut  promulgué  contre  toute  leur  race,  ceux 
mêmes  qui  le  prononçaient  et  qui  étaient  chargés  de  le  mettre  à  exécu- 
tion avaient  dans  leurs  propres  artères  une  forte  part  de  sang  maure. 
Dans  certaines  régions  des  provinces  andalouses,  notamment  dans  les  val- 
lées de  l'Alpujarra,  où  les  Maures  réussirent  à  se  maintenir  indépen- 
dants jusqu'à  la  fin  du  seizième  siècle,  la  population  était  devenue  tel- 
lement africaine,  que  les  pratiques  religieuses,  et  non  la  nuance  de  la 
i.  93 


758  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

peau ,  étaient  les  seuls  indices  de  démarcation  entre  musulmans  et 
chrétiens.  L'idiome  andalou,  plus  encore  que  le  castillan,  est  fortement 
arabisé  par  l'accent,  non  moins  que  par  les  mots  et  les  tournures  de 
phrase;  les  noms  de  lieux  d'origine  sémitique  sont  beaucoup  plus  nom- 
breux en  maints  districts  que  les  noms  ibères  et  latins;  les  fêtes,  les  céré- 
monies, les  mœurs  ont  gardé  leurs  traits  mauresques.  Dans  les  cités,  presque 
tous  les  édifices  remarquables  sont  des  alcazars  ou  des  mosquées,  et  même 
les  constructions  modernes  ont  toutes  quelque  chose  du  style  arabe 
modifié  par  les  traditions  romaines.  Au  lieu  de  regarder  au  dehors,  comme 
le  font  les  demeures  des  autres  Européens ,  les  riches  habitations  de 
l'Andalousie  regardent  surtout  en  dedans,  vers  le  patio,  cour  intérieure 
pavée  en  dalles  de  marbre  blanc  ou  multicolore  :  c'est  là  que  s'assemble 
la  famille  pour  prendre  le  frais,  à  côté  de  la  fontaine,  dont  le  jet  grésille 
incessamment  dans  la  vasque  polie. 

Depuis  l'époque  des  Arabes,  aucun  élément  ethnique  nouveau  de  quelque 
importance  ne  s'est  mêlé  aux  populations  primitives.  Il  est  vrai  que  pendant 
la  deuxième  moitié  du  dix-huitième  siècle  des  villages  peuplés  de  colons, 
allemands  pour  la  plupart,  furent  établis  dans  certains  despoblados  de 
l'Andalousie,  à  la  Carolina,  sur  la  route  du  Despenaperros  au  Guadalquivir, 
à  laCarlota  etàFuente  Palmera,  entre  Cordoue  et  Séville;  mais  ces  colonies, 
mal  entretenues,  ne  prospérèrent  point  :  les  habitants  moururent  en  grand 
nombre,  d'autres  retournèrent  dans  leur  pays  ;  en  moins  d'une  généra- 
tion, les  étrangers  s'étaient  fondus  dans  le  reste  du  peuple.  Les  quelques 
négociants  non  espagnols  établis  dans  les  ports  de  l'Andalousie  ont  eu  une 
part  d'influence  bien  plus  sérieuse. 

On  l'a  souvent  répété,  les  Andalous  sont  les  Gascons  de  l'Espagne.  Ils 
sont,  en  général,  gracieux  et  souples  de  corps,  séduisants  de  manières,  élo- 
quents de  mine,  de  gestes  et  de  langage.  Ce  sont  des  charmeurs,  mais  le 
charme  qu'ils  exercent  n'est  souvent  employé  que  pour  les  buts  les  plus 
futiles  :  sous  la  faconde  on  trouve  le  manque  de  pensée;  toute  cette  redon- 
dance sonore  cache  le  vide.  Les  Andalous,  quoique  non  dépourvus  de  bra- 
voure, sont  très-portés  à  la  fanfaronnade  :  ils  aiment  à  faire  valoir  leur 
mérite,  quelquefois  même  aux  dépens  de  la  vérité;  ils  font  étalage  de 
tout  ce  qu'ils  possèdent,  même  de  ce  qu'ils  ne  possèdent  pas,  et  leur  désir 
de  briller  les  emporte  au  delà  des  limites  du  vrai.  Mais  cette  tendance 
à  l'exagération  fastueuse,  cette  imagination  surabondante  ont  cela  de  bon 
que  l'Andalou  voit  toutes  les  choses  par  leur  beau  côté;  il  est  heureux 
quand  même,  pourvu  qu'il  fasse  et  qu'il  entende  du  bruit;  ruiné, 
misérable,  sans  ressources  matérielles,  il  lui  reste  toujours  celles  de  l'es- 


ANDALOUS.  759 

prit  et  de  la  gaieté;  il  garde  aussi  son  égoïsme  bienveillant;  non-seule- 
ment il  est  heureux  lui-même,  mais  il  aime  à  voir  les  autres  aussi  contents 
que  lui.  D'ailleurs,  en  Andalousie  comme  dans  tout  le  reste  de  l'Espagne, 
les  habitants  des  monts  se  distinguent  de  ceux  des  campagnes  basses  par 
une  démarche  plus  grave  et  une  parole  plus  réservée.  Ainsi,  les  Jaetanos 
ou  montagnards  de  Jaen  sont  connus  sous  le  nom  de  «  Galiciens  de  l'Anda- 
lousie  ».  La  beauté  des  femmes  des  hautes  vallées  et  de  la  montagne  est 
aussi  plus  noble  et  plus  sévère  que  celle  des  femmes  de  la  plaine.  Comparées 
aux  charmantes  Gaditanes,  aux  majcts  fascinatrices  de  Séville,  les  Grena- 
dines, les  femmes  de  Guadix,  de  Baza  ont  des  traits  remarquables  surtout 
par  leur  noblesse  et  leur  fierté. 

Quoique  l'on  trouve  aussi  de  rudes  travailleurs  dans  la  Bétique,  princi- 
palement dans  les  régions  montagneuses  et  les  districts  miniers,  on  peut 
dire  cependant  que  l'amour  du  labeur  n'est  pas  la  vertu  capitale  des  Anda- 
lous.  Aussi  les  immenses  ressources  du  pays,  qui  pourrait  être  pour  le  reste 
de  l'Europe  une  grande  serre  de  productions  presque  tropicales,  ne  sont- 
elles  que  très-médiocrement  utilisées.  Mais  il  serait  injuste  d'en  accuser 
seulement  les  habitants  eux-mêmes  ;  la  faute  en  est  aussi  aux  conditions  de 
la  tenure  du  sol.  La  basse  Andalousie,  plus  encore  que  les  Castilles,  est  un 
pays  de  grande  propriété.  Là  les  domaines  princiers  sont  de  véritables  Etats. 
Aux  temps  de  la  conquête  sur  les  Maures,  lorsque  le  pouvoir  royal,  fort 
d'une  longue  tradition  et  consolidé  par  la  conquête,  en  était  arrivé  à  tenir 
les  peuples  en  parfait  mépris,  les  grands  seigneurs  castillans  firent  découper 
la  contrée  en  immenses  domaines,  et  chacun  prit  le  sien.  Nombre  de  ces 
propriétés,  consistant  en  excellentes  terres  situées  sous  l'un  des  meilleurs 
climats  du  monde,  se  sont  peu  à  peu  transformées  en  pâtis  à  peine  utilisés. 
Sur  des  étendues  de  plusieurs  lieues,  on  ne  voit  pas  une  seule  demeure, 
pas  un  verger,  pas  même  les  vestiges  du  travail  humain.  «  Le  grand  pro- 
priétaire, dit  de  Bourgoing,  semble  y  régner  comme  le  lion  dans  les 
forêts,  en  éloignant  par  ses  rugissements  tout  ce  qui  pourrait  appprocher  de 
lui.  »  Dans  les  régions  montagneuses,  la  terre  se  divise  aussi  en  grands  do- 
maines, mais  elle  est  répartie  entre  de  nombreux  métayers  qui  donnent  au 
maître  du  sol  le  tiers  des  produits  et  des  troupeaux.  Leur  position  est  meil- 
leure que  celle  des  habitants  de  la  plaine,  mais  leur  mode  de  culture  est  des 
plus  rudimentaires. 

Les  magnifiques  jardins  d'orangers  de  Séville  et  de  Sanlûcar,  de 
Carmona,  d'Estepa,  d'Utrera,  les  olivettes,  les  vergers  et  les  vignobles  de 
Malaga  et  des  autres  cités  de  l'Andalousie  livrent  au  commerce  une  quantité 
considérable  de  fruits  ;  les  riches  récoltes  de  céréales  ont  fait  de  la  contrée 


740  NOUVELLE  GEOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

un  des  principaux  greniers  de  l'Espagne  ;  mais  les  vins  sont  la  seule  pro- 
duction agricole  de  l'Andalousie  qui  ait  une  grande  importance  économique 
dans  le  commerce  du  monde.  Les  campagnes  de  Jerez,  à  l'orient  de  la  baie 
Je  Cddiz,  produisent  une  énorme  quantité  de  vin,  qui,  sous  le  nom  de 
sherry,  dérivé  de  celui  de  la  cité  voisine,  est  expédié  en  masse  pour  les 
marchés  de  l'Angleterre.  L'oïdium,  qui  a  longtemps  épargné  les  cépages 
de  Jerez,  tandis  qu'il  dévastait  les  vignobles  du  reste  de  l'Europe,  est  une 
des  causes  qui  ont  le  plus  contribué  à  l'exportation  du  sherry  ;  mais  la 
réduction  considérable  de  droits  votée  par  le  Parlement  anglais,  a  été  une 
raison  plus  décisive  encore.  Une  grande  partie  des  vignobles  est  entre  les 
mains  de  propriétaires  anglais  ;  des  négociants ,  des  préparateurs  de  la 
même  nation  sont  occupés  en  foule  à  couper  les  différents  crus  avec  les  gros 
vins  de  Chiclana,  de  Rota  et  de  Sanlûcar,  à  se  livrer  à  toutes  les  opérations, 
légitimes  ou  frauduleuses,  qui  appartiennent  à  ce  genre  de  commerce. 
Certains  vins  de  premier  ordre,  la  tintilla  sucrée  de  Rota,  le  manzanilla, 
jeune  vin  non  encore  soumis  au  coupage,  que  l'on  boit  dans  un  verre  à  part, 
de  pajarete,  retiré  d'une  espèce  de  raisin  particulière  que  l'on  a  soin  de 
sécher  avant  de  l'envoyer  au  pressoir,  constituent  un  véritable  monopole 
entre  les  mains  de  quelques  propriétaires  et  peuvent  garder  leur  authen- 
ticité, tandis  que  les  «  vins  de  table  »  sont  manipulés  à  outrance.  Mais,  dans 
l'ensemble,  ces  industries  ont  propagé  dans  le  pays  des  habitudes  de  travail 
qui  n'existaient  pas.  Le  port  de  Santa  Maria,  sur  la  baie  de  Cadiz,  est  au 
premier  rang  pour  l'exportation  des  vins,  et  grâce  à  ses  vignobles  de 
Jerez,  de  Mâlaga  et  autres  villes  andalouses,  l'Espagne  a  pu,  pendant  les 
années  favorables,  disputer  à  sa  voisine  d'outre-Pyrénées  la  prééminence 
pour  le  commerce  des  «  liquides  \  »  Le  phylloxéra  vient  d'envahir  les  vigno- 
bles de  Malaga. 

L'industrie  proprement  dite,  si  florissante  pendant  les  âges  mauresques, 
alors  que  les  soies,  les  draps,  les  cuirs  d'Andalousie  avaient  une  réputation 
européenne,  et  que  les  ateliers  de  la  seule  Séville  étaient  peuplés,  dit-on, 
de  plus  de  100,000  ouvriers,  n'est  plus  de  nos  jours  que  l'ombre  d'elle- 
même  ;  mais  le  travail  des  mines  a,  sinon  gardé,  du  moins  repris  une  part 
de  son  importance.  Du  temps  de  Strabon,  la  Turdétanie,  c'est-à-dire  la 
plus  grande  partie  de  la  vallée  du  Bétis,  «  jouissait  à  tel  point  de  ce  double 
privilège  de  la  fertilité  et  de  la  richesse  en  mines,  que  nulle  expression 

1  Exportation  des  vins  de  la  baie  de  Câdiz  : 

1858 163,500  hectolitres. 

1862 252,500  » 

1871 577,400  » 


VIGNOBLES  ET  MINES  DE  L'ANDALOUSIE.  741 

admira live  ne  pouvait  donner  une  idée  de  la  réalité.  Nulle  part  on  n'avait 
trouvé  l'or,  l'argent,  le  cuivre,  le  fer  natif  en  si  grande  abondance  et  dans 
un  tel  état  de  pureté.  »  «  Chaque  montagne,  chaque  colline  de  l'Ibérie, 
disait  Posidonius,  avec  son  emphase  ordinaire,  en  parlant  de  cette  même 
contrée  des  Turdétans,  semble  un  amas  de  matières  à  monnayer,  préparé 
des  propres  mains  de  la  prodigue  Fortune...  Pour  les  Ibères,  ce  n'est  pas 
le  dieu  des  Enfers,  mais  bien  le  dieu  des  Richesses,  ce  n'est  pas  Pluton, 
mais  bien  Plutus  qui  règne  sur  les  profondeurs  souterraines.  » 

Comparée  aux  régions  minières  de  l'Australie  et  du  Nouveau  Monde, 
l'Espagne  méridionale  ne  mérite  plus  ces  éloges  à  outrance,  mais  elle  a 
toujours  de  très-grandes  richesses  et  l'industrie  moderne  sait  en  profiter 
partiellement.  L'obstacle  principal  à  une  exploitation  systématique  des  gise- 
ments reconnus  consiste  dans  le  manque  de  voies  de  communication.  On  a 
calculé  qu'il  faut  près  de  cent  ânes  pour  transporter  autant  de  minerai 
qu'un  seul  vagon  de  chemin  de  fer.  Aussi  toute  mine  de  fer,  si  riche 
qu'elle  soit,  est-elle  absolument  inexploitable  dès  qu'elle  se  trouve  à  plus 
de  2  ou  5  kilomètres  d'une  voie  ferrée  ou  d'un  port  d'embarquement  :  elle 
n'est  une  valeur  qu'en  espérance.  Les  gisements  de  métaux  plus  précieux, 
plomb,  cuivre  ou  argent,  peuvent  être  utilement  exploités  à  quelques  kilo- 
mètres plus  loin  du  point  d'expédition,  mais  cette  limite  est  bientôt  atteinte 
et  les  habitants  du  pays  doivent  se  contenter  de  savoir  que  des  trésors  se 
trouvent  sous  les  rochers  voisins,  en  réserve  pour  leurs  descendants.  Telles 
sont,  les  causes  qui,  avec  le  manque  d'eau  et  de  combustible,  l'incohérence 
des  travaux  d'attaque,  les  conflits  des  propriétaires,  les  exigences  du  fisc, 
la  rapacité  des  gens  de  loi,  rendent  parfois  si  précaire  le  rendement  des 
mines  d'Andalousie.  En  Angleterre,  de  pareils  gisements  seraient  la  source 
d'incalculables  revenus. 

Les  districts  miniers  les  plus  productifs  de  l'Espagne  méridionale  se  trou- 
vent presque  uniquement  dans  les  régions  des  montagnes.  A  l'angle  sud- 
oriental  de  la  Péninsule,  la  sierra  de  Gâdor  a,  dit  le  proverbe,  «  plus  de 
métal  que  de  roche  ;  »  on  exploite  aussi  le  fer,  le  cuivre  et,  comme  dans  la 
sierra  de  Gâdor,  le  plomb  argentifère,  en  des  centaines  de  puits  de  mines 
ouverts  dans  les  flancs  des  diverses  sierras  de  Guadix,  de  Baza,  d'Almeria. 
La  haute  vallée  du  Guadalquivir  a,  près  de  Linarès,  de  riches  mines,  éga- 
lement argentifères,  qui  produisent,  dit-on,  le  premier  plomb  du  inonde 
par  sa  qualité,  et  parmi  lesquelles  on  montre  encore  les  puits  et  les  ga- 
leries des  Carthaginois  et  des  Romains;  vers  le  commencement  du  dix- 
huitième  siècle,  l'exploitation  en  a  été  reprise,  mais  les  grands  travaux 
d'extraction  n'ont  lieu  que  depuis  l'ouverture  du  chemin  de  fer  :  alors  se 


742  NOUVELLE   GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

sont  fondées  les  compagnies  anglaises,  françaises,  allemandes,  et  sont  arrivés 
tous  les  ingénieurs  étrangers  qui  ont  creusé  leurs  deux  cents  puits  d'ex- 
traction et  changé  l'aspect  du  pays1.  Les  mineurs  de  Linarès  sont  réputés 
les  plus  hardis  de  toute  l'Espagne  ;  mais  les  phthisies,  les  fièvres  et  les 
coliques  de  plomb  causées  par  leur  genre  de  travail  font  parmi  eux 
beaucoup  de  ravages,  et  les  eucalyptus,  ou  «  arbres  à  fièvre  »,  plantés 
en  grand  nombre  dans  le  pays  n'ont  pu  qu'assainir  l'air  extérieur,  non 
celui  des  mines.  On  a  remarqué  que  ni  les  chevaux,  ni  les  chiens,  ni  les 
chats,  ni  les  poulets  ne  peuvent  respirer  l'atmosphère  des  mines  de 
plomb  ;  mais  les  rats  n'en  souffrent  point. 

Plus  à  l'ouest,  dans  les  régions  de  la  sierra  Morena  qui  séparent  l'Estre- 
madure  de  la  province  de  Séville,  d'autres  mines  d'argent,  jadis  non  moins 
fameuses,  celles  de  Constantina  et  de  Guadalcanal,  ont  été  tantôt  délaissées, 
tantôt  reprises,  et  donnent  lieu  à  une  exploitation  intermittente,  suivant  la 
richesse  des  trouvailles  et  les  conditions  du  marché. 

Les  bassins  houillers  de  Bélmez  et  d'Espiel,  situés  au  nord  de  Cordoue 
dans  le  voisinage  de  gisements  de  fer  et  de  cuivre  d'une  grande  richesse,  et 
mieux  pourvus  de  chemins  que  les  mines  de  Constantina,  sont  aussi  un  plus 
grand  trésor  pour  l'industrie  moderne  et  pourront  avoir  dans  l'avenir  une 
importance  considérable.  Ces  gisements  s'étendent  souterrainement  bien  au 
delà  des  limites  visibles  et  exploitées  ;  on  pense  même  qu'elles  pénètrent, 
d'un  côté,  jusque  dans  la  vallée  du  Guadalquivir,  de  l'autre  jusque  sous  les 
plateaux  de  l'Estremadure.  Le  combustible  qu'elles  fournissent  est  excellent, 
et  pourtant  les  diverses  compagnies  qui  exploitent  ce  bassin  n'en  retirent 
encore  que  200,000  tonnes  au  plus,  le  débit  s'en  trouvant  limité  par  le 
manque  de  consommateurs  et  par  la  cherté  des  moyens  de  transport.  Même 
quelques  mines  de  charbon,  dans  les  montagnes  situées  au  nord  de  Séville, 
expédient  encore  leurs  produits  à  dos  de  mulet  :  dans  ces  conditions,  le 
travail  ne  peut  que  se  faire  suivant  des  procédés  barbares. 

De  toutes  les  mines  d'Espagne,  celles  où  l'on  travaille  avec  le  plus  d'acti- 
vité sont  les  excavations  de  la  province  de  Huelva,  sur  le  versant  méridio- 
nal du  système  marianique.  Les  schistes  siluriens  de  cette  contrée  présen- 
tent, au  contact  des  roches  de  porphyre  et  de  diorite  qui  les  ont  traversées, 
des  filons  de  pyrites  de  cuivre  d'une  puissance  extraordinaire  :  le  reste  du 
monde  n'oflre  peut-être  pas  d'exemples  de  formations  aussi  prodigieuses. 
Les  mines  de  Rio-Tinto,  situées  malheureusement  à  80  kilomètres  de  la 
mer  et  à  500  mètres  d'altitude,  frappent  de  stupeur  par  leurs  dimensions  : 

1  Production  des  mines  de  Linarès,  en  1872,  d'après  Rose  :  210,000  tonnes  de  plomb. 


MINES  DE  LINARÈS,  DE  BÉLMEZ,  DE  RIO-TINTO. 


743 


qu'on  descende  dans  leurs  gouffres  taillés  en  carrières,  pleines  d'ouvriers 
demi-nus,  ou  que  l'on  pénètre  dans  leurs  galeries  en  étages,  partout  on  ne 


N°    133.    MINES    DE    HUELVA. 


Ech.  de   (:  <*87  3oo 


voit  que  de  la  pyrite;  leurs  amas  de  scories  se  dressent  en  véritables  collines; 
au  nord  de  la  vallée  de  la  Dehesa,  une  énorme  table  de  concrétions 
ferrugineuses,  dite  mesa  de  los  Pinos,  ressemble  à  un  amas  de  fonte  sorti 
de  la  fournaise.  Des  restes  d'édifices  probablement  phéniciens,  des  sépul- 


744  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE 

lures  romaines,  et  surtout  les  excavations  considérables  pratiquées  par 
les  anciens  mineurs,  témoignent  de  la  durée  des  travaux  d'exploitation 
pendant  les  âges  antérieurs  à  l'invasion  des  Barbares  :  des  monnaies 
retrouvées  dans  les  galeries  portent  à  croire  que  les  mines  étaient  encore 
en  plein  rapport  du  temps  d'Honorius  et  que  l'apparition  des  Vandales  in- 
terrompit brusquement  les  travaux.  Ils  n'ont  été  repris  qu'en  1750,  mais 
très-faiblement,  et  c'est  de  nos  jours  seulement  que  les  mineurs  se  sont 
remis  sérieusement  à  l'œuvre.  On  peut  juger  des  immenses  trésors  réservés 
à  l'industrie  future  par  ce  fait,  que  les  deux  principaux  gisements  de  Rio- 
Tinto  contiennent  plus  de  300  millions  de  tonnes  de  minerai  ;  le  seul 
filon  exploité  est  évalué  à  19  millions  de  tonnes,  malgré  les  énormes  dé- 
blais qu'y  ont  fait  les  mineurs  d'autrefois. 

Les  gisements  de  Tharsis,  où  quelques  archéologues  veulent  reconnaître 
l'antique  Thartesis  Bsetica  des  Romains,  ne  sont  géologiquement  que  peu 
de  chose  en  comparaison  des  filons  de  Rio-Tinto,  puisque  la  quantité  totale 
du  minerai  y  est  seulement  de  14  millions  de  tonnes;  mais  le  voisinage 
de  la  mer  et  l'altitude  moindre  ont  permis  la  construction  d'un  chemin 
de  fer  d'accès  qui  transporte  directement  les  minerais  au  port  de  Huelva. 
Les  mines  de  Tharsis  offrent  un  aspect  étonnant  :  la  carrière,  travaillée 
à  ciel  ouvert,  a  900  mètres  de  longueur  et  ressemble  à  un  grand  am- 
phithéâtre entouré  de  gradins  de  roches  grises  et  rougeâtres..  La  couche 
bleue  de  sulfure  de  fer  et  de  cuivre  sur  laquelle  s'agite  la  foule  des  ouvriers 
n'a  pas  moins  de  138  mètres  d'épaisseur;  pour  l'épuiser,  il  faudrait  dé- 
blayer la  montagne  elle-même  ;  c'est  probablement  à  ces  énormes  gise- 
ments que  s'applique  le  passage  de  Strabon,  d'après  lequel  le  cuivre  pur 
de  certaines  mines  aurait  représenté  le  quart  de  la  masse  de  terre  extraite  ; 
il  est  des  couches  du  minerai  qui  contiennent,  en  effet,  jusqu'à  12  et  même 
20  pour  100  de  métal.  Aux  alentours  de  la  fosse,  mais  surtout  du  côté 
de  l'est,  le  sol  est  recouvert  jusqu'à  perle  de  vue  par  des  amas  de  débris, 
stratifiés  suivant  les  âges  :  au-dessous  des  scories  modernes,  on  voit  celles 
qu'ont  déposées  les  mineurs  romains  et  plus  bas  celles  des  Carthaginois. 
Des  centaines  de  foyers  où  l'on  fait  griller  le  minerai  brûlent  çà  et  là, 
empoisonnant  l'atmosphère  de  leurs  vapeurs  sulfureuses  et  flétrissant  toute 
végétation  dans  le  voisinage;  plus  de  130  tonnes  de  soufre  se  perdent 
ainsi  chaque  jour  en  fumée.  D'énormes  quantités  de  substances  métalli- 
ques s'en  vont  aussi  par  les  rivières.  Après  les  fortes  pluies,  l'Odiel,  le  rio 
Tinto,  qui  doit  son  nom  à  la  couleur  du  minerai,  roulent  une  eau  ferrugi- 
neuse qui  fait  périr  tous  les  poissons  et  les  crustacés  venus  de  la  mer  ;  une 
ocre  jaunâtre  se  dépose  sur  les  bords,  tandis  que  plus  bas,  sur  les  rives  de 


MINES  ET  VILLES  DE   L'ANDALOUSIE.  745 

l'estuaire,  le  métal,  mêlé  au  soufre  des  organismes  marins  décomposés,  se 
précipite  en  vase  noirâtre.  Aux  centaines  de  mille  tonnes  de  minerai  que 
l'on  utilise  sur  place  ou  que  l'on  expédie  en  Angleterre  il  faut  donc  ajouter 
un  énorme  déchet  de  métal  sans  emploi.  Et  pourtant  la  mine  de  Tharsis, 
quoique  la  plus  activement  exploitée ,  est  loin  d'être  aussi  riche  que 
celles  de  Rio-Tinto.  On  a  calculé  qu'environ  le  cinquième  du  cuivre 
produit  annuellement  dans  le  monde  entier  provient  de  la  carrière  de 
Tharsis,  et  que  plus  de  la  moitié  des  500,000  tonnes  d'acide  sulfurique 
fabriquées  en  Ecosse  ont  la  même  origine  \ 


Toute  déserte  que  soit  l'Andalousie,  en  comparaison  de  ce  qu'elle  pourrait 
être  si  les  ressources  en  étaient  convenablement  utilisées,  elle  est  pourtant 
une  autre  Italie  par  la  gloire  et  la  beauté  de  ses  villes.  Les  noms  de  Gre- 
nade, de  Cordoue,  de  Séville,  de  Cadiz,  sont  parmi  ceux  que  la  poésie  a  le 
plus  célébrés  et  qui  réveillent  dans  l'esprit  les  idées  les  plus  riantes.  Les 
souvenirs  de  l'histoire,  plus  encore  que  la  splendeur  des  monuments,  ont 
fait  de  ces  vieilles  cités  mauresques  la  propriété  commune,  non-seulement 
des  Espagnols,  mais  aussi  de  tous  ceux  qui  s'intéressent  à  la  vie  de  l'huma- 
nité, au  développement  de  la  science  et  des  arts.  Quoique  déchues  pour  la 
plupart,  les  villes  de  l'Andalousie  tiennent  leur  rang  parmi  leurs  sœurs 
d'Espagne,  puisque,  sur  dix  agglomérations  de  plus  de  50,000  habitants, 
la  province  du  Guadalquivir  en  a  quatre  à  elle  seule;  mais,  quelle  que  puisse 
être  d'ailleurs  ou  devenir  l'importance  économique  de  ces  villes  anda- 
louses  ,  elles  seront  toujours  privilégiées  comme  lieux  de  pèlerinage 
pour  les  hommes  qui  veulent  s'instruire  à  la  vue  des  choses  du  passé. 

Les  grandes  villes  de  l'Andalousie  ont  toutes  des  avantages  naturels  de 
position  qui  expliquent  leur  prospérité  présente  ou  passée.  Cordoue,  Séville 
ont  les  riches  plaines  du  Guadalquivir,  le  beau  fleuve  qui  les  arrose,  les 
routes  qui  descendent  des  brèches  des  montagnes  voisines;  Grenade  a  ses 
eaux  abondantes,  la  richesse  de  ses  campagnes  ;  Huelva,  Câdiz,  Malaga, 
Almeria  ont  leurs  ports  sur  l'Océan  ou  la  Méditerranée;  Gibraltar  a  son 
escale  entre  les  deux  mers.  D'autres  villes  moins  importantes  pour  le  com- 

1  Exportation  des  pyrites  du  bassin  de  Huelva,  en  1875  : 

Mines  de  Tharsis. 540,000  tonnes. 

Autres  mines 260,000       » 

Total 600,000  tonnes. 

Mouvement  du  port  de  Huelva,  en  1871 1,107  navires  jaugeant  544,000  tonnes. 

ï.  94 


746  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

merce,  mais  jadis  d'une  très-grande  valeur  stratégique,  Jaen,  Antequera, 
Ilonda,  surveillent  les  routes  qui  mettent  les  vallées  du  Guadalquivir  et  du 
Genil  en  communication  directe  avec  la  mer. 

Parmi  ces  villes  qui  doivent  un  rôle  historique  à  leur  position  sur  une 
route  de  passage  entre  les  deux  versants,  il  faut  citer  aussi  celles  qui  se 
trouvent  à  l'orient  de  Grenade  :Guadix,  dans  la  haute  vallée  du  Guadiana 
raenor;  Vêlez  Rubio  et  Yclez  Blanco,  déjà  situées  sur  la  déclivité  méditer- 
rannéenne,  l'une  dans  une  vallée,  l'autre  sur  un  escarpement  de  rochers; 
Cullar  de  Baza,  aux  maisons  creusées  dans  les  couches  de  gypse,  sur  la  pente 
occidentale  des  Vertientes  ou  «  faîtes  de  partage»  ;  Huescar,  héritière  d'une 
cité  carthaginoise;  Baza,  entourée  des  magnifiques  cultures  de  sa  «  fosse  » 
ou  hoya,  nom  que  l'on  donne  à  la  plaine  environnante.  Baza  était  une  petite 
Grenade;  les  hautes  murailles  et  les  tours  crénelées  qui  la  dominent  témoi- 
gnent de  l'importance  militaire  qu'elle  avait  au  temps  des  Maures;  mais, 
depuis  que  les  conquérants  espagnols  en  ont  fait  une  ville  chrétienne,  elle 
est  restée  fort  déchue.  Sous  les  arbres  de  ses  promenades,  on  montre  en- 
core les  canons  qui  servirent,  deux  ans  avant  la  prise  de  Grenade,  à  trouer 
les  remparts  de  Baza  et  à  réduire  la  ville. 

Grenade  elle-même,  quoiqu'elle  célèbre  par  les  danses  et  les  cris  l'anni- 
versaire du  jour  où  les  armées  de  Ferdinand  et  d'Isabelle  entrèrent  dans 
ses  murs,  est  bien  inférieure  à  ce  qu'elle  fut  autrefois.  Capitale  de  royaume 
pendant  plus  de  deux  siècles,  elle  eut  jusqu'à  soixante  mille  maisons 
peuplées  de  400,000  habitants  :  elle  fut,  après  les  beaux  jours  de  Cordoue, 
la  cité  la  plus  animée,  la  plus  industrieuse,  la  plus  riche  de  la  Péninsule, 
et  bien  peu  de  villes  en  Europe  pouvaient  se  comparer  avec  elle.  Actuel- 
lement, elle  est  encore,  par  sa  population,  la  sixième  de  l'Espagne  ;  mais 
dans  le  nombre  de  ses  habitants,  que  de  malheureux  déguenillés  vivant 
avec  les  pourceaux  en  de  hideuses  tanières  !  Que  de  masures  branlantes 
où  l'on  reconnaît  les  débris  entremêlés  d'anciens  palais!  Dans  le  voisinage 
immédiat  du  faubourg  de  l'Albaicin,  ancien  asile  des  fugitifs  de  Baeza, 
toute  une  population,  composée  surtout  de  Gitanos,  n'a  même  pour 
s'abriter  que  des  grottes  immondes  creusées  dans  la  pierre! 

Si  ce  n'est  dans  le  pittoresque  Albaicin,  au  nord  de  Grenade,  la  ville 
proprement  dite  n'a  plus  un  seul  édifice  de  construction  mauresque  :  le 
fanatisme  des  haines  nationales  et  religieuses  a  tout  fait  disparaître,  et  les 
maisons  bariolées  n'ont  gardé  du  style  arabe  que  certains  détails  d'archi- 
tecture légués  par  les  ancêtres.  Mais,  en  dehors  de  la  ville,  des  monuments 
superbes  témoignent  encore  de  la  gloire  des  anciens  maîtres  :  sur  un  mon- 
ticule qui  portait,  à  ce  que  l'on  dit,  les  premières  constructions  de  la  cité, 


GRENADE  ET  LÀ  VEGA.  747 

s'élèvent  les  «  Tours  Vermeilles»,  aux  murailles  revêtues  d'arbustes;  beau- 
coup plus  à  l'est,  et  dominant  également  le  cours  du  Darro,  est  le  Gene- 
ralife,  aux  jardins  admirables,  tout  ruisselants  d'eaux  qui  s'élancent  en  jets, 
se  précipitent  en  cascatelles,  s'étalent  en  bassins.  Entre  les  Tours  Vermeilles 
et  le  Generalife,  et  se  prolongeant  sur  un  espace  de  près  d'un  kilomètre,  on 
voit  se  dresser  au-dessus  d'un  entassement  de  murs,  de  bastions,  de  tours 
avancées,  le  palais  de  l'Alhambra,  formidable  au  dehors,  mais  délicieux 
au  dedans.  Charles-Quint,  dans  une  lubie  de  sot  caprice,  en  a  tait  démolir 
une  partie  pour  la  remplacer  par  un  édifice  prétentieux,  d'ailleurs  ina- 
chevé ;  mais,  tel  qu'il  est  encore,  l'Alhambra  ou  «  Palais  Rouge  »  est  tou- 
jours une  merveille  de  l'art  humain,  un  de  ces  chefs-d'œuvre  d'architecture 
ornée  qui  servent,  comme  le  Parthénon,  de  types  au  goût  des  artistes  et 
sont  le  modèle,  plus  ou  moins  heureusement  imité,  de  tout  un  monde 
d'autres  édifices  élevés  dans  les  diverses  contrées  de  la  Terre. 

L'intérieur  de  l'Alhambra,  tout  délabré  qu'il  est  et  quoique  dépouillé  de 
la  plus  grande  partie  de  ses  trésors,  lasse  le  visiteur  par  l'infinie  variété  de 
ses  salles,  de  ses  cours,  de  ses  portiques,  entremêlés  de  jardins  aux  char- 
mants ombrages.  On  admire  surtout  la  salle  des  Lions,  la  salle  des  Ambas- 
sadeurs, la  porte  de  la  Tour  des  Infantes  ;  mais  toutes  les  murailles  présen- 
tent le  même  luxe  d'arabesques  en  stuc,  d'entre-lacs  variés  de  la  façon  la 
plus  harmonieuse,  de  faïences  vernissées  et  multicolore/5  formant  les  dessins 
les  plus  ingénieux,  de  versets  du  Coran  sculptés  en  relief  au-dessus  des 
colonnades  :  le  regard  est  charmé  par  ces  ornements  si  bien  entremêlés, 
dont  l'imagination  même  se  fatigue  à  suivre  le  lacis  sans  lin.  Du  temps  des 
Arabes,  l'ivoire  et  les  feuilles  d'or  servaient  à  rehausser  par  leur  contraste 
les  dessins  qui  décorent  tout  l'édifice  comme  un  immense  bijou.  C'est  bien 
là  le  palais  «  que  les  génies  ont  doré  comme  un  rêve  !  » 

Du  haut  de  la  tour  de  la  Vêla  et  des  autres  donjons  qui  dominent  la 
forteresse  on  jouit  d'une  de  ces  vues  merveilleuses  qui  font  époque  dans  la 
vie  d'un  homme.  En  bas,  Grenade,  hérissée  de  tours,  allonge  ses  quartiers 
avancés  dans  les  vallées  de  ses  deux  fleuves,  entre  de  magnifiques  prome- 
nades et  ses  collines  parsemées  de  maisons  blanches  brillant  à  travers  la 
verdure.  Le  Darro,  révélé  par  les  épais  ombrages  de  ses  rives,  sort  de  la 
«  Vallée  du  Paradis  »  et  va  rejoindre  le  Genil,  qui  descend  du  «  Val  de 
l'Enfer  »  et  menace  souvent  Grenade  dans  ses  débordements.  Réunis,  les 
deux  cours  d'eau  arrosent  ces  riches  campagnes  de  la  Vega,  et  leur  flot 
d'argent  se  montre  çà  et  là  au  milieu  de  l'immense  verger  si  souvent  com- 
paré par  les  poètes,  arabes  et  chrétiens,  à  l'émeraude  enchâssée  dans  le 
saphir.  Les  montagnes  bleues  qui  dominent  cette  plaine  verdoyante,  théâtre 


748  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

de  tant  de  combats,  se  succèdent  jusqu'à  l'extrême  horizon  avec  une  gravité 
solennelle.  Au  sud  se  dressent  les  masses  géantes  de  la  sierra  Nevada  ;  à  l'est, 
au  nord,  des  monts  moins  élevés,  mais  également  âpres  et  nus,  limitent 
brusquement  les  campagnes  touffues  de  leurs  pentes  rougeâtres  et  ravinées. 
Une  cime  presque  isolée,  la  montagne  d'Elvira,  qui  s'avance  en  promontoire 
au  milieu  de  la  plaine,  rappelle  par  son  nom  corrompu  la  ville  ibérienne 
d'Ili-Berri  (Ville-Neuve),  l'une  des  cités  mères  de  Grenade. 

Le  contraste  des  monts  sauvages  et  de  la  plaine  fertile,  de  la  ville  gra- 
cieuse et  des  rochers  abrupts,  donne  un  attrait  particulier  à  ce  merveilleux 
paysage  de  Grenade.  Les  Maures,  chez  lesquels  se  retrouve  un  contraste 
analogue,  l'impassibilité  apparente  et  la  flamme  intérieure,  étaient  éna- 
mourés de  la  ville  andalouse.  C'était  pour  eux  la  «  reine  des  cités  »,  la 
«  Damas  de  l'Occident  »,  «  une  partie  du  Ciel  tombée  sur  la  Terre.  »  Les 
proverbes  espagnols  ne  sont  pas  moins  louangeurs  :  Quien  no  ha  vislo 
Granada,  — No  ha  visto  nada!  «  Qui  n'a  Grenade  vu,  —  N'a  rien  vu!  » 
Grenade  «  la  jolie  »  est,  en  effet,  l'un  des  plus  beaux  coins  du  monde, 
surtout  pendant  la  saison  d'été,  quand  toutes  les  villes  des  plaines  infé- 
rieures sont  brûlées  par  la  sécheresse.  C'est  précisément  alors  que  les  eaux 
descendues  de  la  sierra  Nevada  ruissellent  avec  le  plus  de  force,  répandant 
autour  d'elles  la  fertilité,  l'abondance  et  la  joie.     ■ 

Les  autres  villes  du  bassin  du  Genil  ont  aussi  de  belles  cultures,  vignes, 
oliviers,  céréales,  plantes  textiles,  arbres  à  fruits,  mais  aucune  d'elles  ne 
peut  se  comparer  à  la  riche  Grenade,  pas  même  Loja,  aux  fraîches  eaux,  la 
«  Fleur  entre  les  Epines  »,  l'oasis  au  milieu  des  âpres  rochers  et  des  défilés. 
Jaen  en  serait  presque  digne.  Cette  vieille  cité,  qui  fut  capitale  d'un 
royaume  arabe  et  qui  soutint  des  luttes  heureuses  contre  sa  puissante  rivale 
du  Midi,  est  dans  une  admirable  position  au  confluent  de  plusieurs  ruis- 
seaux qui  descendent  joyeusement  vers  le  Guadalquivir.  Les  coteaux  qui 
dominent  la  ville  sont  hérissés  de  murailles  en  ruines  enserrées  par  une 
folle  végétation;  au  pied  de  ces  hauteurs,  la  campagne,  abondamment 
arrosée,  est  à  la  fois  un  jardin  plantureux,  un  verger  plein  d'ombre,  et  çà 
et  là  les  palmiers  ouvrent  leur  éventail  au-dessus  des  autres  arbres  au 
feuillage  touffu.  Au  milieu  de  cette  vallée  à  l'aspect  oriental,  Jaen  a  gardé 
sa  physionomie  mauresque  du  moyen  âge  :  ses  maisons  blanchies  à  la 
chaux  ne  sont  percées  que  de  rares  ouvertures,  comme  si  le  musulman 
avait  encore  à  y  garder  jalousement  ses  femmes  de  tout  regard  profane. 

Dans  la  haute  vallée  du  Guadalquivir,  les  villes  se  pressent.  Voici  Baeza, 
«  le  royal  nid  de  faucons;  »  elle  avait  dans  ses  murs  150,000  personnes 
à  l'époque  de  sa  prospérité  sous  les  Maures,  mais  la  guerre  la  dépeupla  au 


mm 


Il  I  11! 


GRENADE,  JAEN,  BAEZA,  ANDÛJAR,  CORDOUE.  7ol 

profit  de  Grenade  en  emplissant  de  ses  colons  le  faubourg  de  i'Àlbaïcin; 
elle  est  toujours  très-fière  de  son  passé,  et  ses  processions  le  disputent  en 
splendeur  à  celles  de  Séville.  Dans  le  voisinage  immédiat  se  trouve  Ubeda, 
qui  fut  aussi  une  grande  cité  musulmane  et  qui,  n'était  le  changement 
des  costumes,  semblerait  être  encore  habitée  par  des  Maures.  Plus  haut, 
dans  la  montagne,  est  la  ville  minière  de  Linarès,  naguère  à  peine  assez 
grande  pour  contenir  environ  8,000  habitants,  quoique  obligée  maintenant 
de  donner  l'hospitalité  à  50,000  nouveaux  venus  ;  plus  bas,  en  descendant 
le  cours  du  fleuve,  est  Andùjar ,  fameuse  par  ses  alcarrazas  et  bien 
connue  des  voyageurs  comme  l'un  des  endroits  où  le  Guadalquivir  est  le 
plus  souvent  franchi.  Plus  bas,  à  une  trentaine  de  kilomètres  en  aval  de 
la  ville  de  Montoro,  le  pont  d'Alcolea,  aux  vingt  arches  de  marbre  noir, 
est  aussi  devenu  célèbre  à  cause  du  conflit  des  armées  qui  s'en  disputaient 
la  possession. 

Cordoue  l'ibérienne,  la  romaine,  l'arabe,  a  commencé  dans  l'histoire  de 
l'Espagne  en  même  temps  que  la  civilisation  hispanique.  Elle  a  été  de 
tout  temps  fameuse  et  puissante  :  aussi  la  haute  aristocratie  nobiliaire 
aime-t-elle  à  rattacher  ses  origines  à  celle  de  Cordoue  :  c'est  là  que  se 
trouve  la  source  par  excellence  du  «  sang  bleu  »  [mngre  azul),  que  les 
gentilshommes  espagnols  disent  couler  dans  leurs  nobles  veines,  C'est  à 
l'époque  des  Maures  que  Cordoue  atteignit  à  l'apogée  de  sa  grandeur;  du 
neuvième  siècle  à  la  fin  du  douzième,  elle  eut  près  d'un  million  d'ha- 
bitants, et  ses  vingt-deux  faubourgs  se  prolongeaient  au  loin  dans  la 
plaine  et  les  vallées  latérales.  La  richesse  de  ses  mosquées,  de  ses  palais, 
de  ses  maisons  particulières  était  prodigieuse,  mais,  gloire  plus  haute, 
Cordoue  méritait  alors  le  titre  de  «  nourrice  des  sciences  ».  Elle  était 
la  principale  ville  d'études  dans  le  monde  entier  ;  par  ses  écoles,  ses 
collèges,  ses  universités  libres,  elle  conservait  et  développait  les  traditions 
scientifiques  d'Athènes  et  d'Alexandrie  :  sans  elle,  la  nuit  du  moyen  âge 
eût  été  bien  plus  épaisse  encore.  Les  bibliothèques  de  Cordoue  n'avaient 
pas  d'égales  dans  le  monde;  l'une,  fondée  par  un  fils  du  premier  Abdérame, 
contenait  plus  de  600,000  volumes  dont  le  catalogue  n'emplissait  pas 
moins  de  quarante-quatre  tomes.  Mais  les  guerres  civiles,  l'invasion  étran- 
gère et  le  fanatisme  firent  disparaître  tous  ces  trésors.  Conquise  par  les 
Espagnols  plus  d'un  demi-siècle  avant  Grenade,  Cordoue  descendit  peu  à 
peu  au  rang  d'une  ville  secondaire.  Quoique  occupant  le  véritable  centre 
géographique  de  l'Andalousie,  elle  est  pourtant  restée,  depuis  l'expulsion 
des  Maures,  bien  au-dessous  de  Séville,  de  Malaga,  de  Cadiz,  de  Grenade, 

Cordoue  a  toujours  la  physionomie  arabe  que  lui  donnent  ses  ruelles 


7Ô2  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

étroites,  où  ne  descend  pas  le  rayon  direct  du  soleil.  La  plupart  de  ses 
monuments  ont  péri ,  mais  elle  a  gardé  sa  merveilleuse  mezquita  ou 
mosquée,  sans  égale  dans  le  monde  entier.  Grenade  a  le  plus  beau 
palais  des  musulmans,  Cordoue  leur  plus  beau  temple.  Cet  édifice,  le 
chef-d'œuvre  de  l'architecture  arabe,  a  été  bâti  à  la  fin  du  huitième 
siècle  par  Abdérame  et  son  fils,  et  l'on  se  demande  avec  étonnement 
comment  l'espace  de  moins  d'une  génération  put  suffire  pour  élever  une 
si  prodigieuse  construction.  Quand  on  y  pénètre,  on  voit  fuir  au  loin  les 
perspectives  des  colonnes,  comme  celles  des  sapins  dans  une  forêt  sombre  ; 
les  arcades,  qui  développent  en  deux  étages  superposés  leurs  courbes  de 
formes  variées,  simulent  dans  la  demi-obscurité  du  temple  un  immense 
branchage  entremêlé-  Bien  qu'une  grande  partie  des  colonnades,  la  moitié 
peut-être,  ait  été  détruite  pour  faire  place  à  un  chœur  et  à  des  chapelles 
catholiques,  il  reste  pourtant  encore  huit  cent  soixante  piliers,  sans  compter 
ceux  du  portique  et  de  la  tour;  les  avenues  de  colonnes  ou  nefs  sont  au 
nombre  de  dix-neuf  dans  le  sens  de  la  largeur,  et  sont  croisées  par  vingt- 
neuf  autres  rues  ou  calles,  car  tel  est  le  nom  que  leur  donnent  les  Espagnols, 
en  les  distinguant  par  les  chapelles  terminales.  Les  colonnes,  qui  provien- 
nent de  tous  les  temples  romains  de  l'Andalousie,  du  reste  de  l'Espagne, 
de  la  Gaule  musulmane,  de  la  Mauritanie,  et  dont  cent  quarante  furent 
envoyées  de  Byzance  en  présent,  offrent  une  collection  presque  complète 
des  matériaux  les  plus  précieux,  granit  vert  d'Egypte,  rouge  et  vert 
antiques,  brèches  de  diverses  couleurs  ;  «  les  unes  sont  cannelées  et  torses, 
les  autres  rugueuses  comme  le  palmier,  nouées  comme  le  bambou,  ou 
lisses  comme  le  bananier.  »  Les  chapiteaux,  corinthiens,  doriques  ou 
arabes,  sont  des  styles  les  plus  variés;  de  même  les  arcades  ont  des  formes 
diverses  :  les  unes  sont  à  plein  cintre,  la  plupart  sont  en  fer  à  cheval,  à 
trois,  cinq,  sept  ou  même  neuf  ou  onze  lobes,  de  manière  à  figurer  un 
ruban  de  pierre.  Nulle  part  de  fatigante  symétrie,  partout  les  architectes 
ont  gardé  la  plus  grande  liberté  de  fantaisie.  Partout  aussi  ils  avaient  pro- 
digué la  plus  riche  ornementation  ;  des  nefs  étaient  pavées  en  argent,  des 
sanctuaires  étaient  revêtus  de  lames  d'or  rehaussées  de  pierres  précieuses, 
d'ivoire  et  d'ébène.  On  peut  juger  de  ce  qu'était  le  luxe  de  la  mosquée 
en  pénétrant  dans  le  mihrab,  qui  fut  autrefois  le  «  saint  des  saints  » 
et  où  l'on  conservait  une  copie  du  Livre,  écrite  en  entier  de  la  main 
d'Othman.  La  mosaïque  du  mihrab,  de  travail  byzantin,  est  certainement 
l'une  des  plus  belles  qui  se  voient  dans  le  monde. 

Les  districts  les  plus  riches  des  environs  de  Cordoue  ne  sont  pas  ceux 
qu'arrose  le  Guadalquivir  :  c'est  vers  l'intérieur  des  terres,  surtout  dans  le 


CORDOUE,   SEVILLE.  755 

bassin  du  Guadajoz,  au  pied  des  montagnes  qui  prolongent  à  l'ouest  la 
sierra  de  Jaen,  que  se  trouvent  les  centres  agricoles  les  plus  riches  et  les 
plus  populeux.  Montilla  est  l'une  des  villes  d'Espagne  les  plus  justement 
fameuses  par  l'excellence  des  vins  ;  Aguilar,  dont  les  crus  prennent  aussi 
dans  le  commerce  le  nom  de  montilla,  le  cède  à  peine  à  sa  voisine  par  la 
valeur  de  ses  produits;  Baena,  Cabra,  Priego  de  Cordoba,  Alcalà  la  Real, 
Martos,  ont  aussi,  en  abondance,  des  vins,  des  huiles,  des  céréales  ;  Lucena 
possède,  en  outre,  une  certaine  activité  industrielle.  Mais  il  n'y  a  pas  une 
seule  grande  ville  dans  la  vallée  du  Guadalquivir,  entre  Cordoue  et  Sévillc, 
sur  un  espace  d'environ  150  kilomètres,  suivant  les  détours  du  fleuve; 
même  Palma  del  Rio,  située  dans  une  oasis  d'orangers,  au  confluent  du 
Guadalquivir  et  du  Genil,  n'est  qu'une  bourgade,  tirant  surtout  son  impor- 
tance du  débouché  qu'elle  offre  aux  campagnes  de  la  brûlante  cité  d'Ecija, 
bâtie  dans  la  région  des  steppes  du  bas  Genil.  En  maints  endroits,  les  bords 
du  fleuve  sont  marécageux  et  les  villages  dépeuplés  par  la  fièvre. 

Séville,  la  reine  actuelle  du  Guadalquivir,  la  cité  la  plus  populeuse  de 
l'Andalousie,  possède  aussi  des  merveilles  architecturales;  elle  a  son  Alcazar 
«  aux  murailles  brodées  »,  à  peine  moins  beau  que  l'Alhambra  de  Gre- 
nade, et  plus  admirable  encore  par  ses  jardins  tout  parfumés  de  la  senteur 
des  orangers  ;  elle  a  aussi  sa  riche  cathédrale  avec  sa  haute  nef  d'un  très- 
puissant  effet,  et  son  palais  appelé  Casa  de  Pilatos,  maison  de  Pilate,  où 
le  style  de  la  Renaissance  se  marie  admirablement  au  style  mauresque; 
car,  suivant  la  remarque  ingénieuse  d'Edgar  Quinet,  un  des  traits  domi- 
nants de  Séville  est  que  la  Renaissance  dans  l'architecture  y  a  été  arabe, 
tandis  que  dans  le  reste  de  l'Europe  elle  a  été  grecque  et  romaine.  Mais  de 
tous  les  monuments  de  Séville  le  plus  fameux  est  la  Gir aida  ou  «Girouette», 
ainsi  nommée  d'une  statue  de  bronze  qui  tourne  au  sommet  du  campanile. 
Les  Sévillans  sont  très-fiers  de  cette  tour  mauresque,  à  la  fois  si  noble  et  si 
élégante,  et  la  considèrent  comme  une  patronne  de  leur  cité.  Toutefois  ce 
n'est  point  la  Giralda,  ce  ne  sont  pas  les  autres  monuments  de  Séville,  ni 
ses  trésors  d'art  et  les  beaux  tableaux  de  Murillo  qui  ont  fait  surnommer 
Séville  «  l'enchanteresse  »  et  qui  font  répéter  si  fréquemment  le  proverbe  : 

Quien  no  ha  visto  Sevilla, 
No  ha  visto  maravilla  ! 

Ce  qui  fait  la  célébrité  de  cette  ville  dans  toute  l'Espagne,  ce  sont  les  agré- 
ments de  la  vie,  les  danses,  les  fêtes,  le  mouvenient  perpétuel  de  gaieté  qui 
anime  la  population.  Les  courses  de  taureaux  de  Séville  sont  les  plus  renom- 
mées de  la  Péninsule;  mais  son  école  de  tauromachie  n'existe  plus. 

l-  95 


754  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

Séville  est  espagnole  depuis  le  milieu  du  treizième  siècle  ;  constituée  en 
république  indépendante,  elle  lutta  héroïquement  contre  les  armées  du  roi 
de  Castille,  mais  elle  succomba,  et  l'on  raconte  que  300,000  de  ses  habi- 
tants, c'est-à-dire  la  population  presque  entière,  durent  chercher  un  refuge 
dans  la  Berbérie  et  l'Espagne  encore  musulmane.  Ainsi  l'antique  Hispali? 
romaine,  l'Isbalia  des  Maures,  devint  la  Séville  castillane.  Pendant  deux 
siècles  et  demi  l'élément  arabe  se  concentra  dans  les  royaumes  de  l'Anda- 
lousie orientale,  tandis  que  Séville  se  repeuplait  surtout  d'immigrants  de 
descendance  chrétienne.  Un  quartier  du  faubourg  de  Triana,  qui  se  trouve 
sur  la  rive  droite  du  Guadalquivir,  et  qu'un  pont  de  fer  unit  à  Séville,  est 
devenu  le  principal  lieu  de  rendez-vous  des  Gitanos  de  la  Péninsule  :  c'est  là 
que  siègent  leurs  conciliabules  occultes,  qui  d'ailleurs  prennent  le  plus  grand 
soin  de  ne  se  mettre  jamais  en  conflit  avec  les  autorités  politiques  ou  reli- 
gieuses. A  une  faible  distance  au  nord  de  Triana,  sur  la  rive  du  Guadal- 
quivir, se  trouvent,  à  côté  du  hameau  de  Santiponce,  les  restes  du  fort  bel 
amphithéâtre  d'Italica,  ancienne  rivale  de  Séville  et  patrie  de  Silius  Ita- 
licus,  ainsi  que  des  empereurs  Trajan,  Hadrien,  Théodose.  Coria,  autre  cité 
romaine,  qui  battit  monnaie  au  moyen  âge,  s'élève  au  sud  de  Séville,  éga- 
lement sur  la  rive  droite  du  fleuve  ;  ce  n'est  plus  qu'un  village. 

Grâce  à  son  beau  fleuve,  qui  lui  permet  de  libres  communications  avec 
le  littoral  et  la  mer,  Séville  a  pu  acquérir  une  certaine  importance 
comme  ville  industrielle  ;  elle  possède  de  grandes  faïenceries,  surtout 
à  Triana  ;  mais  ses  manufactures  de  soieries,  d'étoffes  de  toute  espèce, 
de  tissus  d'or  et  d'argent,  n'ont  pu  soutenir  la  concurrence  de  l'étranger. 
Le  monopole  commercial  dont  jouissait  autrefois  le  port  de  Séville 
aux  dépens  des  autres  cités  de  l'Espagne,  a  eu  les  conséquences  inévi- 
tables que  tout  privilège  entraîne  après  lui  :  il  n'a  pas  permis  à  l'initiative 
industrielle  de  se  développer  et,  quand  est  venu  le  moment  d'agir  dans  des 
conditions  d'égalité,  la  situation  s'est  réglée  par  un  désastre.  La  principale 
manufacture  de  Séville  est  toujours  restée  sous  la  direction  du  fisc  :  c'est  la 
fabrique  des  tabacs,  bâtisse  énorme  que  l'on  dit  avoir  coûté  près  de  10  mil- 
lions de  francs  et  où  travaillent  plusieurs  milliers  d'ouvrières.  Sur  un  des 
promontoires  qui  dominent  au  sud  la  vallée  du  Guadalquivir  s'élève  la 
petite  ville  aux  fortifications  mauresques  d'Alcalâ  de  Guadaira,  ou  de  los 
Panaderos,  qui  peut  être  aussi  considérée  comme  une  vaste  usine,  car 
c'est  là  qu'on  fabrique  une  grande  partie  du  pain  que  mangent  les  habi- 
tants de  Séville  :  on  en  expédie  jusqu'à  Madrid  et  à  Barcelone  et  même  en 
Portugal,  tant  la  pâte  en  est  exquise.  Alcalâ  ne  fournit  pas  la  grande  ville 
de  pain  seulement,  elle  lui  envoie  aussi  son  eau,  qui  jaillit  de  la  colline  en 


SÉVILLE,  UTRERA,  SANLÛCAR,  JEREZ.  755 

sources  nombreuses  et  limpides.  Après  avoir  fait  mouvoir  les  roues  de 
plusieurs  minoteries,  l'eau  d'Alcalâ  entre  dans  Séville  par  un  long  aqueduc 
de  plus  de  quatre  cents  arcades,  connu  sous  le  nom  ftArcos  de  Carmona. 
On  le  désigne  ainsi  parce  qu'il  est  parallèle  à  la  route  qui  mène,  à  travers 
les  vignes  et  les  oliviers,  à  l'ancienne  ville  romaine  de  Carmona  (Garmo), 
dominant  les  campagnes  du  haut  de  sa  colline  avancée. 

Au  sud  de  Séville,  les  anciennes  cités  de  la  Bétique  inférieure,  très- 
populeuses  du  temps  des  Maures,  n'ont  plus  qu'une  faible  importance. 
Utrera,  la  plus  considérable,  et  d'ailleurs  assez  jolie  ville,  a  le  grand 
avantage,  rare  en  Espagne,  d'être  au  point  de  croisement  de  quatre  lignes 
de  fer  :  là  viennent  s'unir  à  la  principale  voie  de  l'Andalousie  le  che- 
min de  fer  de  Moron,  qui  apporte  les  beaux  marbres  de  la  sierra,  el 
celui  qui  parcourt  les  riches  campagnes  d'Osuna  et  de  Marchena,  villes 
limitées  à  l'est  par  le  désert.  Utrera  est  célèbre  dans  le  monde  des  aficio- 
nados, à  cause  des  taureaux  de  course  qui  paissent,  à  l'ouest  de  son  terri- 
toire de  culture,  dans  les  marismas  du  Guadalquivir.  Lebrija,  ceinte  do 
ses  vieilles  murailles  et  fière  de  sa  belle  tour  d'église,  imitée  de  la  Gi- 
ralda,  est  encore  plus  rapprochée  qu'Utrera  de  ces  espaces  marécageux, 
qui  commencent  presque  immédiatement  au  pied  de  son  coteau  pour  se 
continuer  au  sud-ouest,  jusqu'à  la  bouche  du  Guadalquivir.  A  Lebrija  na- 
quit Juan  Diaz  de  Solis,  le  navigateur  qui  découvrit  le  rio  de  la  Plata. 

La  gardienne  de  l'embouchure,  Sanlûcar  de  Barrameda,  aux  maisons 
blanches  et  roses  ombragées  de  palmiers,  n'est  plus,  comme  au  temps  des 
Arabes,  le  grand  port  d'expédition  de  la  vallée  du  Guadalquivir;  ses  em- 
barcations de  cabotage  et  celles  du  petit  havre  de  Bonanza,  situé  à  une 
faible  distance  en  amont,  à  l'endroit  où  les  flots  transparents  de  la  mer 
viennent  se  rencontrer  avec  les  eaux  jaunes  du  fleuve,  ne  servent  plus  qu'au 
transport  des  denrées  locales.  Sanlûcar,  que  l'on  accusait  jadis,  à  tort  ou  à 
raison,  de  compter  parmi  ses  habitants  un  nombre  malheureusement  très- 
considérable  d'hommes  violents  et  débauchés,  eut  l'insigne  honneur  de  voir 
sortir  de  son  port,  en  1519,  les  trois  navires  de  Magellan  et  d'y  voir  rentrer, 
trois  années  après,  le  premier  bâtiment  qui  eût  tracé  son  sillage  sur  toute  la 
rondeur  du  globe.  Mais,  en  dépit  de  ce  grand  titre  de  gloire  commerciale, 
Sanlûcar,  dont  les  belles  plages  invitent  les  baigneurs,  est  bien  plus  une 
ville  de  plaisir  et  de  villégiature  qu'une  cité  de  trafic  maritime.  C'est  dans 
un  autre  bassin  fluvial,  aux  bords  du  Guadalete,  peut-être  le  Léthé  des 
anciens,  que  l'on  rencontre  le  centre  de  commerce  le  plus  actif  entre 
Séville  et  Càdiz,  la  ville  élégante  et  même  fastueuse  de  Jerez  de  la 
Frontera,  qu'entourent  les  immenses  bodegas  ou  celliers,  dans  lesquels 


756  NOUVELLE   GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

sont  entassées  les  barriques  remplies  du  vin  précieux.  La  réputation  des 
divers  crus  de  Jerez  date  du  commencement  du  dix-huitième  siècle,  et 
depuis  cette  époque  elle  n'a  cessé  de  grandir;  actuellement,  le  sherry 
occupe,  avec  le  vin  de  Porto,  la  plus  grande  part  des  caves  de  l'Angleterre. 
En  montant  à  la  pittoresque  cité  d'Arcos  de  la  Frontera,  bâtie  au  sommet 
d'un  escarpement  blanchâtre,  on  a  sous  les  yeux  la  vallée  du  Guadalete,  où 
se  recueille  la  liqueur  exquise.  Un  monticule  qui  s'élève  au  milieu  des 
vignobles  indique,  suivant  la  tradition,  l'endroit  où  aurait  eu  lieu  en  711,  le 
gros  de  la  fameuse  bataille  qui  livra  l'Espagne  aux  musulmans. 

La  baie  de  Gâdiz,  si  bien  défendue  des  vents  et  de  la  houle  du  large 
par  la  flèche  allongée  qui  commence  à  l'île  de  Léon,  est  tout  entourée  de 
ports,  de  villes  et  de  villages  formant  comme  une  grande  cité  maritime. 
Près  de  l'angle  septentrional  de  la  baie,  qui  semble  le  débris  d'un  ancien 
littoral  rompu  par  l'effort  des  vagues,  une  vieille  enceinte  d'aspect  cyclo- 
péen  entoure  la  ville  de  Rota,  rendez-vous  des  pêcheurs  et  peuplée  de 
vignerons  auxquels  on  a  fait  une  réputation  de  Béotiens,  mais  qui  n'en 
savent  pas  moins  préparer  l'un  des  meilleurs  vins  de  l'Espagne.  Puis,  après 
ne  succession  de  criques  et  de  becs,  on  voit  s'ouvrir  l'estuaire  de  Puerto 
de  Santa  Maria,  où  le  Guadalete  vient  déboucher  dans  l'Atlantique  :  c'est 
de  là  que  les  négociants  en  vins,  dont  les  magasins  s'alignent  le  long 
des  quais,  expédient  presque  tous  les  produits  des  vignobles  de  Jerez.  De 
tout  temps  un  grand  mouvement  d'échanges  s'est  opéré  par  ce  havre, 
mieux  situé  que  celui  de  Câdiz,  à  cause  de  la  convergence  des  voies  de 
communication  venues  de  l'intérieur;  on  dit  même  que  les  habitants  de 
Buenos-Ayres  doivent  leur  nom  de  Porteùos  aux  nombreux  immigrants 
andalous  que  lui  expédia  le  a  port  »  de  Santa  Maria;  le  célèbre  Florentin 
dont  le  nom  a  été  donné  au  Nouveau  Monde,  Àmerigo  Vespucci,  était  parti 
de  la  barre  du  Guadalete.  Puerto  Real,  l'ancien  Portus  Gaditanns,  situé  au 
milieu  d'un  dédale  de  marigots  où  les  eaux  douces  et  les  eaux  salées  se  dé- 
placent tour  à  tour  est  un  simple  débarcadère  ;  les  chantiers  voisins,  que 
l'on  désigne  sous  le  nom  de  Trocadero  ou  «  Lieu  d'Echanges  »  et  qui  rap- 
pellent un  fait  d'armes  de  l'expédition  française  de  1825,  sont  fréquem- 
ment déserts,  et  souvent  l'arsenal  de  la  Carraca,  ses  bassins,  ses  grands 
entrepôts,  ses  forts  casemates  ne  sont  habités  que  par  les  galériens,  les 
gardes-chiourme,  la  garnison.  A  l'est  et  au  sud  s'étendent  des  salines  où 
l'on  recueille  150000  tonnes  de  sel,  le  «  meilleur  pour  les  salaisons  ». 

San  Carlos,  au  sud  de  la  baie  intérieure  de  Câdiz,  est  la  première  des 
villes  riveraines  qui  soit  tout  à  fait  insulaire.  Le  chenal  navigable  de  Santi 
Pétri,  ou  de  San  Pedro,  ayant  de  7  à  8  mètres  de  profondeur  à  marée  haute^ 


LA  RADE  DE  CÂDIZ.  757 

et  traversé  d'ailleurs  par  route  et  chemin  de  fer,  la  sépare  du  continent  et 


N"°    13V.    —   CÂDIZ   ET    SA   BADE. 


Villes 

Bois 

Pv:"!      Sables,  rochers,  ela. 
IWiffl      Salines 
EIH      Près,  oiones,  jaidùis.  etc- 

Echelle  de   i:  164oOo 


~[6°  O.de  Gr. 


des  coteaux  qui  portent  les  maisons  de  plaisance  et  les  auberges  de  Chi- 
clana,  ville  de  bains  qui  est  en  même  temps  le  lieu  de  naissance  et  l'école  des 


758  NOUVELLE  GEOGRAPHIE  UNIVERSELLE 

grands  toreros  de  l'Andalousie.  San  Carlos  n'est  guère  qu'un  faubourg  de  San 
Fernando,  appelé  aussi  tout  simplement  la  hla,  où  se  trouve  l'Observatoire 
de  marine  par  lequel  les  astronomes  espagnols  font  passer  leur  premier  mé- 
ridien. Au  delà  d'un  nouveau  canal  commence  l'arête  rocheuse  et  en  partie 
recouverte  de  sable  de  l'Arrecife,  que  l'on  peut  comparer  à  une  tige  dont 
Câdiz  serait,  la  fleur  épanouie  :  à  la  racine  de  ce  pédoncule  se  trouvait  jadis 
une  haute  tour  phénicienne  servant  de  piédestal  à  un  dieu  de  bronze  étendant 
le  bras  droit  vers  les  mers  inconnues  de  l'Occident.  On  dépasse  des  forts,  les 
remparts  et  les  fossés  de  la  Cortadura,  creusés  en  1810  par  les  Gaditains 
eux-mêmes,  et  des  deux  côtés  on  voit  la  plage  s'abaisser  vers  les  flots  bleus. 
A  gauche,  dans  la  grande  mer,  les  bateliers  montrent  aux  voyageurs  naïfs  les 
prétendus  restes  d'un  temple  d'Hercule  qu'auraient  englouti  les  vagues.  Un 
fait  est  certain,  c'est  que  toute  la  contrée  a  subi,  soit  dans  les  temps  histori- 
ques, comme  l'affirment  les  marins,  soit  à  une  époque  antérieure,  un  mou- 
vement considérable  de  dépression.  Les  barres  qui  prolongent  leur  ligne  de 
brisants  à  5  ou  4  kilomètres  en  mer,  parallèlement  à  la  plage  actuelle,  sont 
un  reste  sous-marin  de  l'ancien  littoral.  Il  est  vrai  qu'un  exhaussement  du 
sol  avait  précédé  la  dépression,  car  la  péninsule  sur  laquelle  repose  la  ville 
de  Câdiz  repose  en  entier  sur  des  restes  de  coquillages,  huîtres  et  pectens. 
Enfin  on  a  franchi  la  dernière  ligne  des  fortifications  et  l'on  est  entré 
dans  la  fameuse  Câdiz,  héritière  de  l'antique  Gadir  des  Phéniciens,  de  la 
Gadira  des  Grecs,  de  la  Gadès  des  Romains.  Aux  premiers  âges  de  l'histoire 
ibérienne,  cette  ville  avait,  parmi  les  cités  de  la  Péninsule,  la  prééminence 
qui  appartint  plus  tard  à  Tarragone,  à  Mérida,  à  Tolède,  à  Cordoue,  à 
Grenade,  et  qui  depuis  trois  siècles  est  échue  à  Madrid.  Pendant  la  période 
historique,  Cadiz  eut  ses  alternatives  de  richesse  et  de  décadence,  mais  elle 
occupe  une  position  géographique  tellement  privilégiée,  qu'elle  a  toujours 
repris  sa  prospérité,  en  dépit  des  revers  politiques  et  des  règlements  de 
fisc,  plus  funestes  encore.  Non-seulement  elle  a  son  excellente  rade,  ou 
plutôt  son  ensemble  de  ports,  mais  elle  se  trouve  près  de  l'issue  d'une 
large  et  féconde  vallée  fluviale,  à  côté  de  la  porte  qui  fait  communiquer 
les  eaux  de  l'Océan  avec  celles  de  la  Méditerranée,  et  non  loin  de  la  pointe 
terminale  d'un  continent  tout  entier.  Câdiz  est  un  port  d'embarquement 
naturel  pour  les  côtes  du  Nouveau  Monde,  et  lorsque  le  réseau  des  chemins 
de  fer  de  la  Péninsule,  déjà  rattaché  à  celui  du  reste  de  l'Europe,  sera 
utilisé  comme  il  devrait  l'être,  la  rade  de  Câdiz  disputera  au  grand  port 
du  Tage  le  privilège  d'être  la  tête  de  ligne  de  tout  le  continent  européen 
sur  la  route  de  l'Atlantique  austral. 

Si  le  petit  port  envasé  de  Palos,  situé  au  bord  de  l'estuaire  du  rio  Tinto, 


CADIZ.  759 

a  eu  l'honneur  d'expédier  les  caravelles  qui  découvrirent  les  Indes  occi- 
dentales,  c'est  le  port  de  Cadiz  qui,  pour  sa  part,  a  eu,  pendant  une 
longue  période  de  l'histoire  coloniale,  les  bénéfices  du  commerce  avec  ces 
contrées,  surtout  depuis  1720,  époque  à  laquelle  le  tribunal  des  Indes  fut 
transféré  de  Séville  à  Câ*diz.  En  1792,  les  Gaditains  expédiaient  en  Amé- 
rique des  marchandises  d'une  valeur  de  67  millions  de  francs  et  en  recevaient 
des  denrées  et  des  matières  précieuses  pour  une  somme  de  175  millions. 
Il  est  vrai  que,  bientôt  après,  l'Espagne  devait  payer  trois  siècles  de  mo- 
nopole commercial  par  la  perte  subite  et  presque  totale  de  ses  échanges  avec 
le  Nouveau  Monde,  et  Cadiz  vit  ainsi  tarir  la  source  la  plus  abondante  de 
ses  revenus;  elle  n'avait  plus  guère  que  la  pêche  et  les  salines,  mais  la 
fortune  lui  est  revenue  en  partie,  et  de  nouveau  les  navires  se  pressent 
devant  ses  quais1.  Sur  cette  partie  du  littoral  d'Espagne,  entre  l'Algarve 
portugais  et  le  détroit,  Cadiz  est  la  seule  ville  qui  soit  en  relations  d'affaires 
avec  le  monde  entier;  Huelva,  si  active  d'ailleurs,  n'a  qu'un  trafic  spécial, 
celui  des  minerais  de  toute  espèce  qu'elle  expédie  aux  usines  de  l'Angleterre. 
Pour  son  trafic  et  sa  population  nombreuse,  Cadiz  est  trop  à  l'étroit  : 
le  littoral  de  la  baie  est  peuplé  d'environ  200,000  habitants,  dont  le  tiers 
n'a  pas  même  trouvé  place  dans  la  ville.  A  l'est,  en  dehors  de  la  «  Porte 
de  Terre  »,  existent  il  est  vrai  quelques  terrains  qu'il  serait  facile  d'a- 
grandir en  endiguant  les  bas-fonds  de  la  baie;  mais  les  officiers  du  génie 
n'y  laissent  point  bâtir  de  grands  édifices,  et  ce  quartier  extérieur  n'a  pris 
qu'une  faible  importance.  D'après  le  proverbe  espagnol,  «  Cadiz  n'est  qu'un 
plat  d'argent  posé  sur  la  mer.  »  De  toutes  parts  entourée  d'eau,  la  «  Venise 
espagnole  »  a  dû  gagner  en  hauteur  ce  qui  lui  manque  en  surface;  ses 
maisons  ont  dû  se  dresser  jusqu'à  cinq  et  six  étages,  et  presque  toutes  sont 
encore  surmontées  d'un  belvédère  d'où  l'on  voit  se  dérouler  autour  de  la 
ville  le  grand  cercle  des  eaux.  Quoique  ainsi  emprisonnée  et  n'ayant  pour 
promenade  que  le  parapet  de  ses  murs  d'enceinte,  Cadiz  est  pourtant  fort 
gaie  d'aspect  :  ses  maisons,  badigeonnées  de  nuances  claires,  sont  plai- 
santes à  voir;  les  habitants,  réputés  pour  leur  amour  du  plaisir,  leur  viva- 
cité, leur  talent  de  repartie,  leur  élégance  presque  créole,  ont  mérité  à  la 
ville  le  nom  de  «  Cadiz  la  Joyeuse  »  ;  mais  ils  ont  d'autres  titres  auprès  de 
leurs  concitoyens  d'Espagne.  De  tout  temps,  ils  ont  montré  un  grand  esprit 
d'indépendance,  et  c'est  au  milieu  d'eux  que  naquit  l'Espagne  moderne, 

1   Mouvement  général  de  la  baie  de  Câdiz,  en  187-4.   .  587,000  tonnes. 

Commerce  général         »  »  »  .    .  92,000,000  francs. 

Navires  et  embarcations  appartenant  à  Câdiz,  en  1868.  3,557,  jaugeant  56,528  tonnes. 

Exportation  des  vins  de  Jerez  et  de  Puerto,  en  1876.  292,500  hectolitres. 


760  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

lorsque  les  Cortès,  assemblées  dans  l'île  de  Léon,  représentaient  la  patrie 
debout  contre  l'envahisseur  étranger. 

Sur  les  rivages  de  l'Andalousie  méditerranéenne,  Almerfa  fut  jadis  une 
autre  Cadiz  pour  l'activité  du  commerce.  A  l'époque  où  les  deux  rives  oppo- 
sées de  la  mer  étaient  occupées  par  des  peuples  de  même  langue  et  de 
même  religion,  nul  port  n'était  plus  favorablement  situé  que  celui  d'Al- 
merîa  pour  la  facilité  des  relations  d'une  rive  à  l'autre,  car  c'est  là  que 
commence  l'étroit  de  la  Méditerranée,  et  les  voyageurs  pouvaient  ainsi 
changer  de  continent  sans  braver  de  grands  dangers  de  mer  et  sans  faire 
un  long  détour  par  la  porte  de  Gibraltar.  La  tradition  de  l'ancienne 
grandeur  d'Almerîa  s'est  maintenue  dans  le  pays  et  l'on  répète  à  ce  sujet 
un  dicton  populaire  : 

Cuando  Âlmerîa  era  Almeria,  — ■  Granada  era  su  alqueria. 
(Quand  Almérie  était  Almérie,  —  Grenade  était  sa  métairie.) 

Mais  les  Espagnols  ont  pris  soin  de  mettre  un  terme  à  cette  prospérité 
lorsqu'ils  s'emparèrent  de  la  ville,  au  milieu  du  douzième  siècle,  avec  l'aide 
des  Génois  et  des  Pisans,  et  mirent  la  main  sur  cette  «  coupe  sacrée  » 
(sacro  catino)  que  la  légende  dit  avoir  été  le  Saint-Graal,  le  vase  mystique 
dont  la  conquête  coûta  tant  d'efforts  aux  chevaliers  de  la  Table  Ronde . 
Quoique  vaincues,  Almeria  et  les  autres  villes  de  son  district  restèrent  long- 
temps mauresques,  comme  elles  le  sont  encore  par  l'origine  de  leurs  habi- 
tants ;  mais  il  leur  fallut  cependant  se  défendre  contre  les  incursions  des 
Barbaresques,  et  la  cathédrale  d' Almeria,  commencée  au  seizième  siècle, 
témoigne,  par  son  aspect  de  forteresse,  des  périls  qu'avait  à  courir  la  popu- 
lation. Quant  aux  maisons  blanches  à  terrasses,  aux  ruelles  tortueuses, 
à  la  vieille  casbah,  qui  pouvait  contenir  jusqu'à  vingt  mille  hommes, 
elles  ont  conservé  leur  physionomie  tout  à  fait  arabe,  et  par  les  portes 
entr'ouvertes  on  entrevoit  des  femmes  accroupies  à  la  manière  orientale 
qui  s'occupent  à  tisser  des  nattes.  Depuis  que  l'Algérie  a  pris  une  grande 
importance  comme  pays  de  colonisation  espagnole,  Almeria  renoue  la 
chaîne  de  commerce  qui  l'attachait  autrefois  à  la  Maurétanie;  à  ses  expé- 
ditions de  minerai  vers  l'Angleterre  et  la  France  elle  ajoute  un  mou- 
vement incessant  de  voisinage  avec  Oran.  A  l'est  et  au  nord-est  sont  les 
villes  minières  de  Nijar,  Vera,  Cuevas  de  Vera,  Huercal-Overa. 

A  l'occident  d'Almerîa  se  succèdent  des  villes  à  la  température  et  aux 
productions  tropicales.  Au  débouché  de  la  vallée  du  rio  Grande  d'Alpujarra, 
est  le  port  d'Adra,  d'où  s'expédient  les  denrées  de  Berja  et  de  Dalias,  qui 
justifie  son  nom  arabe  «  la  Treille  »,  en  produisant  des  raisins  exquis  :  ce 


ALMERÎA,  MÂLAGA.  761 

fut,  dit-on,  le  premier  établissement  fixe  des  Arabes  venus  d'Afrique.  Au 
delà  se  suivent  les  deux  petits  ports  de  Motril,  Cala  Honda  et  le  Baradero, 
puis  Àlmunecar,  Velez-Mâlaga,  et  la  cité  de  Malaga  «  l'enchanteresse  »,  en- 
tourée de  ses  jardins  qu'arrosent  les  eaux  du  Guadalmedina. 

Malaga,  d'origine  phénicienne  comme  la  plupart  des  autres  ports  du  litto- 
ral, est,  après  Séville,  la  ville  la  plus  populeuse  et  la  plus  commerçante  de 
l'Andalousie  ;  moins  riche  en  beaux  monuments  arabes  que  Grenade,  Cor- 
doue,  Séville,  —  car  elle  ne  possède  que  des  palais  dégradés,  —  moins 
fameuse  par  les  événements  de  l'histoire  que  Cadiz,  sa  rivale  de  la  côte 
atlantique,  elle  doit  à  son  excellent  port  et  à  l'exubérante  fertilité  de  ses 
campagnes  d'avoir  distancé  la  plupart  des  autres  villes  de  l'Espagne  méri- 
dionale par  le  nombre  et  l'activité  de  ses  habitants  ;  en  Espagne,  elle  n'est 
dépassée  que  par  Barcelone  pour  l'importance  annuelle  de  ses  échanges. 
Malaga  a  sur  Cadiz  l'avantage  de  n'être  pas  un  simple  lieu  d'entrepôt.  Les 
denrées  qu'elle  exporte,  sucres,  vins,  oranges,  figues,  fruits  de  toute  espèce, 
mais  surtout  raisins  secs  (pasas),  proviennent  de  sa  banlieue  immédiate, 
admirablement  arrosée  par  les  canaux  d'irrigation  du  Guadalhorce  et  débar- 
rassée de  tous  les  marécages  qui  s'y  trouvaient  naguère;  le  plomb  des  mines 
environnantes  alimente  aussi  l'exportation  locale.  Malaga  possède  même 
pour  alimenter  son  commerce  ce  que  n'a  pas  Cadiz,  plusieurs  établissements 
industriels,  et  notamment  des  savonneries,  des  fonderies,  de  grandes  fabri- 
ques de  sucre  de  canne.  Le  port  de  Malaga,  fort  vaste,  serait  menacé,  dit-on, 
de  diminuer  d'étendue  par  un  exhaussement  du  fond  ;  mais  il  ne  faut  peut- 
être  attribuer  les  empiétements  du  rivage  qu'aux  débris  charriés  par  le 
torrent  de  Guadalmedina;  une  large  promenade  a  été  conquise  sur  ses  eaux 
devant  les  anciens  quais.  Vue  de  la  mer,  la  cathédrale,  qui  domine  le  port, 
semble  presque  aussi  grande  que  le  reste  de  la  ville,  qui  d'ailleurs  s'accroît 
rapidement  ;  mais,  outre  les  maisons  groupées  à  la  base  de  la  colline  et  de 
la  forteresse  de  Gibralfaro,  il  faudrait  compter  aussi  comme  appartenant  à  la 
cité  les  innombrables  villas  parsemées  sur  les  pentes  des  coteaux  environ- 
nants et  dans  les  vallons  tributaires  du  Guadalhorce  et  du  Guadalmedina. 
Les  villes  de  bains  sulfureux  et  autres  qui  se  trouvent  çà  et  là  dans  les 
régions  les  plus  pittoresques  des  montagnes  voisines,  Alora,  Alhaurin  Grande, 
Carratraca,  et  même  Alhama,  sur  le  versant  septentrional  de  la  sierra  de 
Alhama,  peuvent  être  considérées  comme  dépendant  en  grande  partie  de 
Malaga,  car  ce  sont  principalement  les  Malaguehos  qui  animent  pendant 
l'été  les  rues  de  ces  lieux  de  villégiature  et  de  guérison.  On  dit  que  les 
sources  d'Alhamà  étaient  tellement  fréquentées  du  temps  des  rois  maures, 
qu'elles  leur  rapportaient  500,000  ducats  par  an.  De  nos  jours  les  bains 
i.  oc 


7ti5  NOUVELLE  GEOGRAPHIE    UNIVERSELLE. 

de  ces  contrées  sont  beaucoup  moins  appréciés  qu'ils  ne  le  méritent.  Les 
eaux  de  Lanjaron,  dans  levai  de  Lecrin,  ont,  dit-on,  plus  de  vertu  que  celles 
de  Vichy,  et  de  plus  ont  l'avantage  de  jaillir  dans  le  «  Paradis  »  de  1  Alpu- 
jarra,  au  milieu  des  sites  les  plus  grandioses  et  les  plus  charmants.  Les 
habitants  sont  eux-mêmes  parmi  les  plus  beaux  de  la  Péninsule  :  a  II  n'y 
a  qu'un  Lanjaron  en  Espagne!  »  dit  le  proverbe. 

Les  villes  d'Antequera  et  de  Ronda,  qu'on  laisse  à  une  certaine  distance 
dans  l'intérieur,  appartiennent  toutes  les  deux  au  bassin  de  la  Méditerranée, 
puisque  la  première  est  située  sur  le  Guadalhorce,  qui  se  jette  dans  la  mer 
un  peu  à  l'ouest  de  Mâlaga,  et  que  l'autre  s'élève  dans  le  bassin  du 
Guadiaro,  dont  les  eaux  baignent  les  pentes  orientales  des  collines  de  San 
Roque,  au  nord  de  Gibraltar.  Antequera  est  une  des  plus  antiques  cités 
de  l'Espagne  ;  elle  sert  d'intermédiaire  aux  échanges  qui  s'opèrent  direc- 
tement entre  Malaga  et  la  vallée  du  Guadalquivir  ;  en  outre,  elle  a  les 
produits  agricoles  de  son  admirable  vega,  l'une  des  plus  fécondes  de 
l'Andalousie.  Sur  une  colline  des  environs  s'élève  un  grand  dolmen  de 
six  mètres  de  longueur,  fort  curieux  par  sa  situation  géographique  à  égale 
distance  des  mégalithes  de  la  Gaule  et  de  ceux  de  l'Afrique  septentrio- 
nale :  on  lui  donne  le  nom  de  Cueva  del  Mengal.  Quant  à  la  ville  encore 
tout  arabe  de  Ronda,  elle  ne  peut  avoir  l'importance  d'Antequera  comme 
lieu  d'échanges,  à  cause  de  sa  position  dans  le  cœur  même  de  l'âpre 
serrania,  sur  les  deux  rochers  que  sépare  l'énorme  coupure  dite  le  Tajo  ou 
«  l'Entaille  »,  profonde  de  160  mètres  et  d'une  largeur  de  35  à  70  mètres. 
Un  pont,  que  l'on  croit  romain,  unit  les  deux  rives  dans  la  partie  supérieure 
de  la  gorge  ;  un  autre,  d'origine  arabe,  franchit  le  défilé  à  40  mètres  au- 
dessus  du  Guadalevin;  enfin,  les  trois  arcades  superposées  d'un  pont  mo- 
derne rejoignent  les  deux  lèvres  mêmes  du  défilé.  Après^avoir  dirigé  la 
construction  de  cette  œuvre  prodigieuse  pendant  quarante-huit  années,  de 
1740  à  1788,  l'architecte  Aldehuela  l'inaugura  tristement,  en  tombant  dans 
le  gouffre,  où  tournoient  les  aigles  et  les  vautours.  Du  palier  et  des  terrasses 
suspendues,  on  jouit  d'une  vue  enchanteresse  sur  la  vallée  du  Guadalevin 
et  la  sierra  de  San  Cristôbal  ;  mais  le  spectacle  le  plus  saisissant  est  celui 
qui  se  présente  quand,  au  sortir  de  la  roche,  où  serpente  un  escalier  arabe 
taillé  dans  la  pierre  vive,  on  se  trouve  tout  à  coup  dans  la  gorge  téné- 
breuse, au  bord  des  cascades  du  Guadalevin,  et  que  l'on  voit  au-dessus  de 
sa  tête  les  arbres,  les  tourelles  et  les  hautes  arcades  se  profiler  dans  le  ciel. 
Un  ruisseau  qui  sort  des  profondeurs  de  la  roche,  vient  près  de  là  mêler  son 
eau  tranquille  à  celle  du  torrent. 

Gomme  forteresse,  Ronda  défendait  bien  les  passages  de  la  montagne 


ANTEQUERA,  RONDA,  ALGECIRAS,  GIBRALTAR.  763 

entre  la  vallée  du  Genil  et  celle  du  Guadiaro,  et  pendant  les  guerres  elle 
a  toujours  été  un  point  stratégique  important  ;  quoiqu'elle  eût  succombé 
sept  ans  avant  Grenade,  les  habitants  du  pays  environnant  défendirent 
encore  leur  nationalité  mauresque  contre  les  chrétiens  espagnols  jusqu'en 
l'année  1570.  Les  Rondeïïos  sont  fort  habiles  à  dresser  les  chevaux  du  pays, 
qui  escaladent  d'un  pied  sûr  les  rudes  sentiers  des  montagnes;  en  outre, 
ils  fournissent  au  commerce  un  grand  nombre  d'agents,  ne  figurant  pas 
d'ailleurs  sur  les  états  réguliers  de  la  statistique  officielle  :  ce  sont  les 
contrebandiers  qui  se  chargent  d'introduire  en  Andalousie  les  cotonnades, 
les  étoffes  de  toute  espèce,  les  tabacs  et  autres  marchandises  entassées  dans 
les  magasins  de  Gibraltar.  Les  ports  de  Marbella  et  d'Estepona,  sur  la  rive 
méditerranéenne  de  l'Andalousie,  et,  de  l'autre  côté  du  promontoire  d'Eu- 
rope, la  jolie  ville  d'Algeciras,  prennent  aussi  leur  part  de  ce  commerce 
interlope.  On  a  souvent  parlé  de  faire  d'Algeciras  une  rivale  de  Gibraltar 
pour  le  mouvement  des  échanges  ;  mais  comment  pareil  espoir  pourrait-il 
se  réaliser?  Où  sont  les  cités  industrielles  qui  pourraient  alimenter  de  leurs 
produits  la  rade  d'Algeciras? 

Quant  à  l'étroit  rocher  dont  les  Anglais  se  sont  emparés  en  1704,  et 
qu'ils  ont  perforé  de  plusieurs  kilomètres  de  chemins  couverts,  hérissé  de 
plus  de  mille  canons,  pour  dominer  de  leur  mieux  le  passage  du  détroit, 
ils  ont  su  en  faire,  non-seulement  une  forteresse  imprenable,  mais  aussi  un 
entrepôt  de  commerce  extrêmement  actif1.  A  l'exception  de  quelques  fruits 
mûris  dans  les  jardins  qu'on  a  ménagés  sur  les  talus  de  pierrailles,  Gibraltar 
ne  peut  rien  produire.  C'est  Tanger  qui  nourrit  sa  voisine  d'Europe  :  viande, 
blé,  proviennent  en  grande  partie  de  la  rive  africaine  du  détroit,  et  nombre 
de  négociants  de  la  ville  sont  eux-mêmes  des  Marocains  s'occupant  du 
placement  de  leurs  denrées.  Mais,  si  les  ressources  propres  manquent  à  la 
ville  anglaise,  elle  s'en  dédommage  amplement  par  les  profits  qu'elle  retire 
de  son  commerce  de  contrebande  avec  l'Espagne,  consistant  principalement 
en  tabac,  et  du  passage  incessant  des  navires  de  guerre,  des  longs-courriers, 
des  caboteurs.  L'importance  maritime  de  Gibraltar,  déjà  considérable,  mais 
beaucoup  moins  grande  que  ne  pourrait  le  faire  supposer  le  mouvement 
extraordinaire  de  la  navigation,  serait  bien  supérieure,  si  le  port  n'était 

1  Mouvement  du  port  de  Gibraltar  : 

Année  1869,  Année  1873. 

Grands  voiliers.    .    .     2,742  nav.,  jaugeant     893,350  ton.     2,028  nav.,  jaugeant      677,700  ton. 
Petits  voiliers.  .    .    .     2,300  »  41,400    »       1,755  »  31,200     » 

Bateaux  à  vapeur..    .     3,894  »  2,521,900    »       5,268  »  2,712,900     » 

Totaux.   .    .    .     8,936  nav.,  jaugeant  3,456,550  ton.     9,031  nav.,  jaugeant  3,421,800  ton. 


764 


NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 


exposé  aux  vents  du  sud  et  du  sud-ouest,  même  à  ceux  de  l'est,  lorsque  le 
temps  est  incertain,  les  navires  de  Gibraltar,  aussi  bien  que  ceux  d'Alge- 
ciras,  sont  obligés  de  se  réfugier  à  l'extrémité  nord- orientale  de  la  baie, 
dans  la  crique  de  Puente-Mayorga.   Seulement  un  quart  des  navires  qui 


GIBRALTAR. 


icb 
I 


rie  lOûsJOOmct,. 


J^ro/bndeiavd&JOOàsSOO  mè&'eJ- 
icb de  SOOmèires  d/phia. 


Echelle  de  i:i5o.ooo 


5o 


passent  le  détroit  s'arrêtent  à  Gibraltar;  les  autres  n'y  font  qu'une  escale 
temporaire  sans  se  livrera  aucune  opération  commerciale.  Les  navires  à 
vapeur,  qui  deviennent  de  plus  en  plus  nombreux  en  proportion,  à  cause 
de  la  vitesse  et  de  la  régularité  que  le  commerce  exige  désormais,  n'entrent 
au  port  de  Gibraltar  que  pour  y  prendre,  dans  les  magasins  flottants,  la 
quantité  de  charbon  qui  leur  est  nécessaire,  et  les  voiliers  y  relâchent 
pour  attendre  les  ordres  des  armateurs  ou  le  changement  de  vent.  Environ 


GIBRALTAR,  SAN  ROQUE. 


765 


les  trois  quarts  du  prodigieux  tonnage  des  navires  qui  relâchent  à  Gi- 
braltar appartiennent  à  l'Angleterre  ;  l'Italie  et  la  France  se  disputent  le 
deuxième  rang,  et  le  pavillon  espagnol,  qui  pourtant  flotte  en  vue  des 
côtes  de  la  patrie,  arrive  seulement  en  quatrième  ligne. 

Malgré  la  beauté  pittoresque  de  son  rocher  et  la  vue  de  la  rade,  Gibraltar 
est  un  séjour  peu  agréable,  a  cause  de  l'air  fiévreux  qui  s'élève  des  maré- 
cages de  l'île  et  plus  encore  à  cause  du  régime  strictement  militaire  qui 
règne  dans  la  place.  Les  sujets  anglais  seuls  ont  le  droit  de  s'y  établir  à 
demeure  et  d'y  acquérir  des  propriétés.  Les  étrangers  ne  peuvent  résider 
dans  la  ville  que  munis  d'une  autorisation  spéciale,  et  les  grandes  autori- 
sations ne  peuvent  s'obtenir  qu'après  quarante  années  de  résidence.  Les 
centaines  d'Espagnols  qui  viennent  chaque  jour  pour  le  marché  sont  tenus 
de  se  munir  d'un  permis  en  entrant  dans  la  ville  et  doivent  être  sortis  des 
murs  d'enceinte  avant  le  coup  de  canon  du  soir.  De  leur  côté,  les  Anglais 
résidant  à  Gibraltar,  que  l'on  désigne  plaisamment  sous  le  nom  de  «  lézards 
du  rocher»  (lizards  oftherock),  se  sentent  un  peu  à  l'étroit  sur  leur 
péninsule  brûlante,  et  chaque  ville,  chaque  village  des  environs,  en 
reçoit  sa  petite  colonie1.  San  Roque  surtout  est  devenue  presque  anglaise 
à  cause  des  immigrants  de  Gibraltar  qui  viennent  y  chercher  pendant  les 


1  Population  probable  des  villes  principales  de 

Séville  (Sevilla) 155,950  hab. 

Mâlaga. 116,000  » 

Grenade  (Granada) 76,100  » 

Cadiz 65,050  » 

Jerez  de  la  Fronlcr.i .    .....  64,550  » 

Cordoue  (Côrdoba).   .    .    .    „    .  49,850  » 

Almeria 40,520  » 

Linarès .........    r  56,650  s 

San  Fernando 26,820  r 

Antcquera  . 25,550  n 

Écija 24,950  » 

Jaen 24,400  » 

Velez-Mâlaga 24,550  » 

Sanlûcar  deBnrrameda.    .    .    .  22,775  »> 

Puerto  Sanla-Maria   .....  22,125  » 

Cuevas  de  Vera 20,650  » 

Lucena  19,550  » 

Ronda. 19,200  ». 

Loja 18,250  * 

Ubeda.  . .  18,150  » 

Cannona 17,420  » 

Osuna 17,200  » 

Motril 16,660  » 

Arcos  de  la  Frontera 16,500  » 

Adra 


l'Andalousie  en  1877  : 

Alcalà  la  Real.   . 15,900  hab. 

Priego  de  Côrdoba 15,675  » 

Berja 15,600  » 

Huercal-Overa   .......  15,220  » 

Utrera .  15,100  » 

Moron  de  la  Frontera 14,880  >» 

Marlos 14,650  » 

Baeza 14,575  » 

Marchena 15,760  » 

Cabra 15,750  » 

Nijar 15,660  » 

Baena 15,550  » 

Montoro 15,500  » 

Montilla 15,200  » 

Huelva 15,175  » 

Baza 15,000  » 

Lebrija 12,860  » 

Algeciras 12,450  » 

Medina-Sidonia 12,400  » 

Tarifa 12,250  n 

Àndûjar 11,975  » 

Guadix 11,800  » 

Aguilar 11,700  » 

Chiclana 11,650  » 

11,520  hab. 


760  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE    UNIVERSELLE. 

chaleurs  de  l'été  un  air  plus  frais  et  plus  salubre  que  celui  de  leur 
promontoire.  Lors  de  la  saison  de  la  chasse,  les  montagnes  de  la  contrée, 
fort  riches  en  gibier,  retentissent  des  coups  de  fusil  tirés  par  les  insulaires 
en  villégiature. 


IY 


VERSANT  MEDITERRANEEN  DU  GRAND  PLATEAU,  MURCIE  ET  VALENCE. 

Les  plateaux  de  l'intérieur  de  l'Espagne  et  les  monts  qui  en  forment  le 
rebord  s'abaissent  du  côté  de  la  Méditerranée  avec  une  déclivité  rapide  qui 
permet  de  changer  de  climat  et  d'horizon  dans  un  petit  nombre  d'heures. 
Des  âpres  terres  où  le  vent  du  nord  apporte  souvent  les  froidures,  on  des- 
cend dans  les  régions  heureuses  toujours  réchauffées  par  le  soleil.  Au  lieu 
de  voir  les  eaux  des  rivières  s'enfuir  au  loin  vers  l'Atlantique  boréal,  on 
aperçoit  à  ses  pieds  les  flots  resplendissants  de  la  Méditerranée.  Ces  pentes 
tournées  vers  la  mer  d'Afrique,  les  plaines  étroites  qui  s'étendent  à  leur 
base,  les  bastions  de  promontoires  qui  leur  servent  de  point  d'appui, 
constituent  donc,  par  leur  ensemble,  une  région  naturelle  tout  à  fait  dis- 
tincte du  reste  de  l'Espagne.  Il  est  vrai  que  les  frontières  administratives 
de  Murcie  et  de  Valence  ne  coïncident  pas  exactement  avec  les  limites  de  la 
région  naturelle  ;  Murcie  occupe  une  partie  des  plateaux  qui  appartiennent 
à  l'Espagne  centrale  :  d'autre  part,  la  province  aragonaise  de  Teruel  em- 
piète sur  les  vallées  dont  les  eaux  s'épanchent  sur  le  territoire  de  Valence  ; 
mais,  si  l'on  considère  surtout  la  population,  on  reconnaît  qu'elle  s'est 
amassée  dans  le  voisinage  du  littoral,  tandis  que  les  escarpements  supé- 
rieurs sont  presque  déserts.  La  zone  vivante  des  deux  provinces  est  précisé- 
ment indiquée  par  les  traits  du  relief  géographique1. 

Au  nord  de  la  sierra  de  Gâta,  qui  forme  l'angle  sud-oriental  de  la  Pénin- 
sule, les  chaînons  appartenant  au  système  de  la  sierra  Nevada  s'abaissent 
par  degrés  en  s'approchant  de  la  mer  et  se  terminent  en  sinueuses  rangées 
de  montagnes  et  de  collines  inégales,  séparées  par  des  ramblas,  ou  ravins, 
presque  toujours  sans  eau.  L'orientation  normale  de  ces  chaînons  est  dans  le 
sens  de  l'ouest  à  l'est  et  du  sud- ouest  au  nord-est.  La  sierra  de  los  Filabres,  in- 

Superficie.  Popul.  en  1877. 

i  Murcie 27,063  kil.  carrés.  670,750  hab. 

Valence 25,042  »  1,571,150     » 


Total  .ft.    ...       50,105  lui.  car.  2,041,900  hab. 


PAYSANS     DE     MURCIE 

Dessin  de  Fritel,  d'après  des  types  photographiés  par  M.  J.  Laureut. 


MONTAGNES  DE  MURCIE  ET  DE  VALENCE.  7C9 

lerrompue  par  la  vallée  où  coulent  parfois  les  eaux  soudaines  de  l'Almanzora, 
reparaît  en  une  faible  chaîne  côtière  et,  sous  le  nom  de  sierra  de  Almenara, 
se  prolonge  entre  Lorca  et  Carthagène  ;  la  péninsule  en  forme  de  faucille 
qui  s'avance  au  loin  dans  la  mer  au  cap  de  Palos  peut  être  considérée  comme 
une  ramification  lointaine  de  cette  chaîne,  qui  continue  elle-même  la  sierra 
Nevada.  L'arête  de  las  Estancias,  déprimée  au  col  de  Yelcz  Rubio,  puis 
coupée  par  le  défilé  de  la  Sangonera,  en  amont  de  Lorca,  va  se  rattacher, 
plus  au  nord,  à  des  massifs  voisins  de  la  sierra  de  Espuiïa.  Celle-ci,  qui 
domine  de  plus  de  1,500  mètres  les  plaines  de  Murcie,  est  elle-même  une 
continuation  de  la  sierra  de  Maria,  par  l'intermédiaire  du  massif  appelé 
le  Géant  «  el  Giganle,  qui  deviendra  l'une  des  principales  stations  géodé- 
siques  de  l'Espagne.  Visible  des  monts  de  l'Algérie,  il  forme  le  sommet 
d'un  triangle  mesuré  par  dessus  la  Méditerranée.  Les  sierras  de 
Sagra  et  del  Mundo  projettent  aussi  vers  le  nord-est  des  chaînons  qui  for- 
cent à  de  longues  sinuosités  les  hauts  affluents  du  Segiira.  Seule  la  sierra 
de  Alcaraz,  après  s'être  redressée  aux  Pcnas  de  San  Pedro,  reste  séparée  des 
montagnes  de  Chinchilla  par  des  plaines  faiblement  accidentées. 

Sur  la  rive  gauche  du  Segura,  les  diverses  sierras,  de  Chinchilla,  de  Ca- 
bras, del  Carche,  de  Pila,  de  Crevillente,  suivent  la  même  direction  moyenne; 
puis,  réunies  en  un  même  massif  fort  tourmenté,  dont  la  plus  haute  cime, 
le  Moncabrer,  se  dresse  au  dessus  d'Alcoy  en  une  véritable  montagne,  elles  se 
rétrécissent  en  pointe  pour  former  cet  ensemble  de  caps  qui  s'allonge  au- 
devant  des  îles  Baléares  et  qui  rhythme  d'une  façon  si  gracieuse  le  littoral 
de  la  Péninsule.  La  montagne  qui  termine  la  chaîne,  au  cap  San  Antonio,  est 
célèbre  dans  l'histoire  de  la  géodésie  :  c'est  le  Mongo,  l'observatoire  naturel 
où  s'installèrent  Méchain,  Biot,  Arago,  pour  faire  leurs  opérations  relatives 
à  la  mesure  du  méridien.  Des  ruines  qui  couronnent  le  sommet  de  la 
montagne,  on  jouit  d'une  vue  admirable  sur  la  mer,  le  groupe  des  Baléares 
et  toute  la  côte  de  l'Espagne,  du  delta  de  l'Èbre  au  cap  de  Palos.  Un  des 
promontoires  voisins  du  Mongo,  le  Penon  de  Hifac,  à  peine  rattaché  à  la 
rive  par  un  isthme  étroit,  est  d'origine  volcanique. 

Les  montagnes  qui  dominent  les  vallées  du  Jûcar  et  de  ses  affluents  ne 
semblent  être  que  les  débris  du  grand  plateau  qui  s'élève  à  l'ouest  et  qui 
forme  la  principale  gibbosité  de  l'Espagne  centrale.  Les  sommets  aux 
pentes  ravinées,  les  massifs  fragmentaires,  les  chaînons  inégaux  et  tortueux 
du  versant  méditerranéen  sont  presque  tous  inférieurs  en  élévation  à 
l'énorme  croupe  occidentale,  dont  ils  ont  été  détachés  par  le  travail  érosif 
des  eaux  ;  quelques  cimes  seulement,  le  Pico  Ranera,  la  sierra  Martes  ont 
l'aspect  de  véritables  montagnes.  Dans  le  bassin  du  Guadalaviar,  les  sierras 

'•  97 


770  NOUVELLE  GEOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

indépendantes  sont  plus  hautes  et  d'une  plus  fière  apparence.  Autour  de  la 
Muela  de  San  Juan,  la  borne  centrale  des  bassins  fluviaux,  divers  contre- 
forts, la  sierra  de  Albarracin,  la  sierra  de  Valdemeca,  les  «  Monts  Univer- 
sels »,  sont  encore  à  demi  engagés  dans  l'épaisseur  du  plateau;  mais,  plus  à 
l'est,  un  massif  de  formes  arrondies,  où  pyramide  le  pic  de  Javalambre  et 
qui  dépasse  2  kilomètres  d'altitude,  a  tout  à  fait  le  caractère  montagneux. 
Au  nord  de  ce  massif  et  du  petit  fleuve  de  Mijares,  souvent  à  sec,  se  dresse 
an  autre  groupe  dominateur,  la  Penagolosa,  qui  se  relie  à  l'est,  par  un 
plateau  montueux,  à  la  sierra  de  Gudar,  dont  les  pentes  septentrionales 
appartiennent  déjà  au  bassin  de  l'Ebre. 

De  la  Penagolosa  au  grand  coude  du  fleuve,  tous  les  massifs  aux  noms  ca- 
talans, la  Muela  de  Ares,  le  Tosal  des  Encanades,  le  Bosch  de  la  Espina,  et 
d'autres  moins  importants,  sont  disposés  en  forme  de  chaîne  côtière,  parallè- 
lement au  rivage  de  la  Méditerranée.  A  leur  base  et  dans  le  voisinage  immé- 
diat de  la  mer,  deux  petites  chaînes  jumelles,  coupées  de  distance  en  distance 
par  les  vallées  d'alluvîons  ou  de  pierres  que  parcourent  les  torrents,  se  déve- 
loppent suivant  une  même  ligne  parallèle,  en  laissant  entre  elles  une  dépres- 
sion, utilisée  par  routes  et  chemins  de  fer.  La  sierra  de  Montsfa  termine 
pittoresquement  cette  arête  géminée,  au  bord  même  de  l'Ebre.  Avant  que  ce 
fleuve  n'eût  percé  le  rempart  de  montagnes  qui  le  retenait  en  lac  dans  les 
plaines  de  l'Aragon,  la  petite  chaîne  riveraine,  de  même  que  la  sierra  plus 
haute  de  l'intérieur,  se  prolongeait  régulièrement  vers  les  Pyrénées1. 

Dans  leur  ensemble,  les  montagnes  du  versant  méditerranéen  de  l'Espa- 
gne centrale  sont  nues;  les  broussailles  apparaissent  de  loin  comme  des 
taches  noirâtres  sur  la  roche  éblouissante.  De  même  qu'en  Grèce  et  en 
Provence,  on  peut  suivre  du  [regard  les  arêtes  précises  des  sommets,  et  la 
pureté  de  ce  profil,  éclairé  par  un  ciel  bleu,  ajoute  à  la  beauté  sévère  des 
paysages.  L'extrême  transparence  de  l'air  a  valu  à  Murciele  nom  de  Reino 
Serenisimo,  «  Royaume  Très-Serein.  »  C'est  pour  la  même  raison  que 
l'on  désigne  les  montagnes  de  la  contrée  sous  la  poétique  appellation  de 
montes  de  Sol  y  Aire,  «  montagnes  du  Soleil  et  de  l'Air  libre.  »  Dans  le  bas- 
sin du  Segura,  plus  encore  que  dans  l'Andalousie,  le  climat  est  décidément 
africain.  Le  printemps  et  l'été  cessent  d'exister  comme  saisons;  il  n'y  a 
plus,  comme  sous  la  zone  tropicale,  qu'une  saison  des  chaleurs  et  un  hivcr- 

1  Altitudes,  djaprès  Coello,  des  montagnes  du  versant  méditerranéen  : 


Gigantc 1,499  mètres. 

Morron  de  Espufta 1 ,582       » 

J!oncal)rer 1,385       » 

Pi co  de  Javalambre 2,002       » 


Penagolosa.   .        . 1,8 H  mètres. 

Muela  de  Ares 1,318  » 

Tosal  des  Encanades 1,592  a 

Sierra  de  Montsia 762  » 


SOL  ET  CLIMAT  OL  MURCIE.  771 

nage,  qui  dure  d'octobre  en  janvier.  Mais  les  écarts  des  saisons  sont  heureu- 
sement tempérés,  en  été  par  le  mistral  qui  descend  des  plateaux,  en  hiver 
par  les  brises  régulières  qui  soufflent  de  la  mer  voisine.  Le  mois  de  mars 
est  celui  pendant  lequel  les  vents  se  propagent  le  plus  souvent  en  tempêtes. 

La  végétation  du  littoral,  surtout  celle  de  Murcie,  offre  un  mélange 
intime  des  produits  de  la  zone  tropicale  et  de  la  zone  tempérée.  Un  grand 
nombre  d'arbres  gardent  leur  feuillage  pendant  toute  l'année,  tandis  que 
d'autres  le  perdent  en  hiver.  A  côté  du  froment,  du  riz,  du  maïs,  des 
oliviers,  des  orangers,  des  vignes  de  l'Europe  méridionale,  on  voit  le 
Cotonnier,  la  canne  à  sucre,  la  patate  douce,  le  nopal,  l'agave,  le  chama> 
rops,  le  dattier.  Mainte  steppe  de  la  contrée  rappelle  non-seulement  l'Afrique, 
mais  encore  les  confins  du  Sahara.  Les  maladies  tropicales  trouvent  aussi 
dans  le  climat  de  l'Espagne  sud-orientale  un  milieu  qui  leur  convient. 
Importée  par  les  navires  d'Amérique,  la  fièvre  jaune  s'est  plusieurs  fois 
développée  sur  la  côte  méditerranéenne  de  l'Espagne,  et  même  Barcelone, 
voisine  des  côtes  de  France,  se  souvient  encore  des  ravages  du  fléau.  Comme 
tant  d'autres  contrées  riveraines  de  la  Méditerranée,  les  côtes  de  Valence 
ont  aussi  à  souffrir  du  mauvais  air,  surtout  après  les  inondations  soudaines, 
quand  des  matières  putréfiées  séjournent  dans  la  campagne.  Le  mélange  des 
eaux  douces  et  des  eaux  salées  dans  les  lagunes  du  littoral,  ou  albuferas,  dé- 
truit également  la  pureté  de  l'air  et  fait  naître  des  fièvres  dangereuses.  Les 
lacs  tout  à  fait  salins  qui  se  succèdent  au  sud  duSegura  et  la  grande  baie  de 
Mar  Menor,  qu'une  flèche  sablonneuse  d'une  vingtaine  de  kilomètres  sépare 
de  la  mer,  n'exercent  aucune  influence  funeste  sur  le  climat. 

La  région  de  l'Espagne  où  il  pleut  le  moins  est  la  partie  sud-orientale  de 
ta  Péninsule1.  Entre  Almeria  et  Carlhagène,  la  moyenne  de  l'humidité 
tombée  est  d'une  vingtaine  de  centimètres  à  peine  ;  dans  les  campagnes 
d'Alicante  et  d'Elche,  elle  est  peut-être  un  peu  plus  abondante;  Murcie, 
située  à  la  base  de  montagnes  qui  arrêtent  les  vents  pluvieux  au  passage  ; 
Valence,  bâtie  sur  la  concavité  d'un  golfe  déjà  tourné  vers  l'est  et  le  nord- 
est,  ont  des  pluies  plus  considérables  ;  mais  la  moyenne  d'un  demi-mètre 
est  peu  de  chose  pour  un  climat  presque  tropical,  d'autant  plus  qu'une 
partie  de  l'eau  tombée  s'évapore  aussitôt;  seulement  un  faible  excédent 
trouve  son  chemin  vers  la  mer  par  les  sinuosités  des  pierreuses  ramblas. 
Répartie  sur  toute  la  superficie  du  versant  méditerrannéen,  cette  quantité 

Murcie. 

1         Température  moyenne,  d'après  Coello..  (?) 

Pluies  moyennes 0m,3C2 

Journées  de  pluie 63 


Alicante . 

Valence. 

20°,7(?) 

i9°,7(?; 

0°\427 

0m,446 

4X 

45 

772  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

d'eau  serait  tout  à  fait  insuffisante  :  l'air  avide  de  vapeurs  l'aurait  bientôt 
hue  en  entier.  Si  la  culture  est  possible  et  même  d'un  admirable  produit 
dans  certaines  campagnes  du  littoral,  c'est  qu'elles  se  trouvent  situées  sur 
le  parcours  des  fleuves,  où  coule  le  reste  des  eaux  de  pluie.  Mais  que  de 
terrains  naturellement  fertiles  par  la  composition  du  sol  et  cependant 
condamnés  à  la  stérilité  à  cause  du  manque  de  l'humidité  nécessaire  !  Entre 
Carthagène  et  Murcie,  les  paysans  labourent  des  champs  qui  ne  produisent 
en  moyenne  que  chaque  troisième  année,  à  cause  de  la  rareté  des  pluies. 
Des  deux  côtés  de  la  zone  riveraine  du  Segura  s'étendent  de  véritables 
steppes,  des  régions  restées  salines  à  cause  du  manque  d'eau  qui  les  nettoie 
et  les  féconde  :  ainsi  que  le  dit  un  voyageur,  les  campagnes  de  Carthagène 
ont  «  la  végétation  d'un  four  à  chaux  ».  Sur  un  espace  que  l'on  peut  éva- 
luer à  500  kilomètres,  en  suivant  toutes  les  sinuosités  du  littoral  d'Alme- 
ria  à  Villajoyosa,  les  campos  de  la  côte  sont  tous  infertiles  et  nus,  si  ce  n'est 
dans  de  rares  oasis  et  aux  bords  des  cours  d'eau  permanents  ou  tempo- 
raires :  à  la  base  des  roches  triasiques,  où  se  trouvent  des  bancs  considé- 
rables de  sel  gemme,  les  sources  salines  ou  magnésiennes  s'amassent  en 
lacs  qui  se  dessèchent  en  été,  laissant  sur  le  sol  une  étendue  blanche  de 
cristaux  :  tel  est  le  lac  de  Petrola  ou  de  «  Sel  Amer  »,  qui  ne  laisse  en  été 
qu'une  couche  de  sulfate  de  magnésie.  De  même  les  étangs  marins  des  en- 
virons d'Orihuela,  qui  fournissent  le  meilleur  sel  des  provinces  du  littoral 
méditerranéen,  se  recouvrent  au  mois  d'août  d'une  croûte  si  épaisse  de  sel 
rose,  qu'on  la  découpe  à  la  hache. 

Les  rivières  bienfaisantes,  dont  les  eaux  se  changent  en  sève  pour  les 
plantes  des  huertas,  ou  jardins,  de  leurs  rivages,  sont  le  Segura,  le  Vinalapo, 
le  Jûcar,  le  Guadalaviar,  appelé  aussi  Tûria  dans  son  cours  inférieur,  le 
Mijares  et  d'autres  rïos  secondaires.  Ces  petits  fleuves  se  ressemblent  tous 
d'une  manière  remarquable  par  l'âpreté  de  leurs  hautes  vallées,  par  l'aspect 
sauvage,  effrayant  de  leurs  défilés.  Le  Segura  traverse  plusieurs  chaînes  de 
montagnes  avant  d'entrer  dans  la  plaine  de  Murcie  et  descend  ainsi  de 
gradin  en  gradin  par  autant  de  portes  de  rochers,  d'une  hauteur  moyenne 
de  trois  à  quatre  cents  mètres  ;  son  affluent  majeur,  le  Rio  Mundo,  naît 
dans  un  amphithéâtre  pareil  à  celui  de  Gavarnie  par  sa  cascade  plongeant 
en  trois  bonds  successifs,  puis  il  a  dû,  comme  le  Segura,  tailler  son  lit  à 
travers  les  monts,  et,  précisément  au-dessus  de  sa  jonction  avec  le  fleuve 
principal,  il  passe  dans  un  étroit  canon  de  roches  rouges  et  verticales, 
d'un  caractère  grandiose.  Le  Jûcar,  le  Guadalaviar  (Oued-el-Abiad) ,  ou 
«  Fleuve  Blanc»,  ont  moins  d'obstacles  à  franchir,  à  cause  de  la  plus 
grande  simplicité  du  relief  orographique;   mais   plusieurs  de   leurs  dé- 


STEPPE  ET  HUERTAS  DE  MURCIE.  773 

filés  sonï,  d'une  beauté  saisissante,  même  dans  cette  Espagne  si  riche 
en  câpres  rochers,  en  gorges  déchirées.  On  cite  surtout,  comme  étant  des 
plus  belles  de  la  Péninsule,  les  cluses  ouvertes  par  les  torrents  qui  descen- 
dent de  la  Muela  de  San  Juan  et  des  monts  d'Albarracin.  Le  Jûcar  com- 
mence par  couler  sur  le  plateau  comme  s'il  devait  aller  se  réunir  au  Tage, 
puis  il  se  retourne  au  sud  et  au  sud-est  pour  atteindre,  par  une  série 
de  coupures,  le  bassin  de  la  Méditerranée.  Quant  au  Guadalaviar,  il  naît 
sur  le  versant  oriental  du  plateau  des  Gastilles  ;  en  entrant  dans  la  plaine 
de  Valence  par  la  brèche  de  Chulilla,  il  descend  de  140  mètres  par  une 
succession  de  nombreux  rapides. 

Mal  alimentés  par  les  pluies,  épuisés  par  l'évaporation,  les  fleuves  du 
versant  méditerranéen  n'apportent  aux  plaines  inférieures  qu'une  faible 
quantité  d'eau.  Aussi  les  cultivateurs  riverains,  du  moins  ceux  de  la  pro- 
vince de  Valence,  plus  industrieux  que  leurs  compatriotes  de  Murcie,  la 
ménagent-ils  avec  le  plus  grand  soin.  A  l'issue  de  toutes  les  vallées,  les 
eaux  permanentes  ou  temporaires  apportées  par  les  torrents  sont  mises  en 
réserve  au  moyen  de  digues,  dans  un  bassin  ou  panlano,  puis  distribuées 
dans  les  campagnes  par  des  rigoles  d'irrigation,  se  divisant  jusqu'à  complet 
épuisement.  Nombre  de  rivières  s'emploient  jusqu'à  la  dernière  goutte  à 
leur  travail  d'arrosement  avant  d'atteindre  le  lit  du  fleuve  maître,  et  les 
fleuves  eux-mêmes,  saignés  de  droite  et  de  gauche,  n'arrivent  point  à  la 
mer,  si  ce  n'est  après  les  pluies  soudaines  et  abondantes.  Quand  les  cam- 
pagnes arrosées  n'absorbent  pas  en  entier  le  précieux  liquide,  l'excédant  de 
l'eau,  chargé  de  terres  et  d'impuretés,  va  se  répandre  près  de  la  mer  dans 
quelque  étang,  mais  n'a  que  rarement  la  force  de  percer  la  plage  pour 
se  former  un  grau  de  sortie l. 

Grâce  à  l'eau  nourricière,  la  végétation  des  campagnes  arrosées  est  mer- 
veilleuse de  fougue  et  d'éclat  et  présente  un  admirable  contraste  avec  les 
campas,  ou  terrains  cultivés  sans  le  secours  de  l'irrigation.  Ceux-ci  produisent 
des  céréales,  du  vin,  d'autres  denrées,  et  pendant  les  années  exceptionnelles 
par  leurs  pluies  donnent  même  d'abondantes  récoltes  ;  mais  qu'ils  sont  nus  et 
glabres  en  comparaison  des  huertas  qu'anime  le  murmure  des  eaux  ruisse- 
lant sous  l'ombrage  et  dans  lesquelles  on  entrevoit  les  maisonnettes  des 
paysans  aux  pignons  ai«us,  recouvertes  de  la  paille  fine  du  riz  ! 

La  plus  célèbre  des  huertas  de  l'Espagne  est  celle  dont  les  arbres  cachent 


Superficie  du  bassin. 

Longueur  du  cours. 

Débit  le  plus  faible. 

Guadalaviai'.   . 

22,000  kilom.  carrés. 
*  5,000         p 
.       N,000 

350  kilomètres. 
511       » 

500       » 

8  mètres. 

22       » 
10      » 

774  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

à  demi  les  murailles  et  les  tours  de  Valence.  11  est  probable  que,  même  dès 
le  temps  des  conquérants  romains,  les  irrigations  étaient  pratiquées  sur 
les  deux  bords  du  bas  Guadalaviar;  mais  il  paraît  prouvé  que  les  grands 
travaux  systématiques  d'irrigation  sont  dus  aux  Arabes.  Au  moyen  de  huit 
canaux  principaux  qui  se  subdivisent  en  nombreuses  rigoles  secondaires, 
ou  aceqmas,  ils  transformèrent  toute  la  campagne  de  Valence  en  un  paradis 
de  verdure.  Aidée  dans  son  travail  de  production  par  des  engrais  que  les 
cultivateurs  diligents  de  la  plaine  vont  recueillir,  non-seulement  dans  les 
étables,  mais  aussi  dans  la  boue  des  rues,  la  terre  humide  produit  sans  se 
reposer  jamais,  et  avec  une  fougue  étonnante.  On  voit  dans  les  jardins  des 
tiges  de  maïs  de  5,  de  6  et  même  de  8  mètres  de  hauteur;  les  mûriers 
donnent  trois  et  quatre  récoltes  de  feuilles  dans  l'année;  quatre,  cinq 
moissons  de  plantes  diverses  se  font  dans  le  même  terrain  ;  on  fauche  jus- 
qu'à neuf  et  dix  fois  l'herbe  renaissante  des  prairies.  Il  est  vrai  que  toute 
celte  végétation,  trop  hâtivement  venue,  est  aqueuse  et  sans  consistance  : 
c'est  de  la  sève  à  peine  consolidée  ;  de  là  le  proverbe,  très-malveillant  pour 
Valence,  que  répètent  les  habitants  des  contrées  voisines  : 

En  Valencia 

La  carne  es  yerba,  la  yerba  agua, 

Los  hombres  mujeres,  las  mujeres  nada  ! 

(La  chair  n'est  que  de  l'herbe ,  et  l'herbe  que  de  l'eau  ;  —  L'homme  n'est 
qu'une  femme,  et  la  femme  est  zéro.) 

Cette  eau  précieuse,  qui  se  transforme  en  une  si  grande  quantité  de  pro- 
duits agricoles  et  qui  enrichit  la  campagne  de  Valence,  ne  pouvait  manquer 
d'être  l'objet  de  litiges  nombreux  entre  les  propriétaires  limitrophes.  Aussi 
a-t-il  fallu  régler  l'usage  des  eaux  de  la  manière  la  plus  stricte.  Chaque 
commune  a  ses  heures  précises;  le  signal  de  l'ouverture  et  de  la  fermeture 
des  rigoles  d'alimentation  est  donné  par  la  cloche  de  la  cathédrale  de  Va- 
lence. Un  tribunal  des  eaux  juge  toutes  les  questions  d'arrosage  qui  sur- 
gissent entre  les  cultivateurs;  il  se  compose  des  huit  syndics  des  huit 
acequias,  simples  laboureurs  élus  librement  par  leurs  égaux,  non  comme 
les  plus  versés  dans  la  chicane,  mais  comme  les  plus  sensés  et  les  plus 
honnêtes.  On  fait  remonter  l'honneur  de  la  fondation  de  cette  cour  de 
justice  à  un  souverain  musulman,  Al-Hakem-Al-Mostansir-Bilah ;  mais  il 
est  probable  que  ce  tribunal  est  d'origine  toute  populaire  et  n'a  pas  eu 
besoin  pour  naître  de  plus  de  chartes  et  de  papiers  qu'il  ne  lui  en  faut  pour 
se  maintenir.  Tout  le  mobilier  du  tribunal  consiste  en  un  simple  canapé 
de  velours,  que  le  chapitre  de  la  cathédrale,  héritier  des  obligations  des 


IRRIGATIONS  DE  MURCIE  ET  DE  VALENCE. 


775 


prêtres  de  la  mosquée,  est  tenu  de  fournir  aux  juges.  Tous  les  jeudis,  à 
midi,  ils  s'asseoient  majestueusement  sur  leur  banc  de  pierre  devant  une 
porte  de  la  cathédrale.  Les  plaideurs  comparaissent  devant  eux«  sans  lettrés 
ni  greffiers  ».  Chacun  expose  son  cas,  la  cour  interroge  et  discute,  puis  le 
jugement  est  prononcé.  Il  n'est  pas  d'exemple  que  les  délinquants  refusent 
d'acquitler  l'amende,  ou  même  de  céder  une  part  de  leurs  terres  ou  de  leurs 
eaux,  lorsqu'ils  y  ont  été  condamnés  pour  réparation  de  dommage.  IlSSa- 


lS0    136.  PALMIERS  DELCHE  ET  JARDINS  d'ORIHUELA. 


D'après  Coello. 


Ech.  d-  1:  "k>o  ooo 


vent  ce  qu'il  leur  en  coûterait  de  s'adresser  à  des  tribunaux  irresponsables, 
élus  par  d'autres  que  par  eux  ! 

Les  hucrtas  des  rives  du  Jûcar  sont  moins  fameuses,  mais  plus  riches, 
s'il  est  possible,  que  celle  de  Valence,  à  laquelle  elles  se  rattachent  par  une 
succession  non  interrompue  de  cultures.  Le  Jûcar,  soutenu  par  des  digues 
qui  lui  donnent  un  niveau  supérieur  à  celui  des  campagnes  environnantes, 
se  répand  en  mille  canaux  parmi  les  jardins.  L'oranger  y  domine  :  autour 
des  deux  seules  villas  d'Alcira  et  de  Carcagente,  la  récolte  annuelle  dépasse 
vingt  millions  d'oranges  et  suffit  à  fournir  au  port  de  Marseille  une  grande 


7:0  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

partie  de  ces  fruits  qui  se  vendent  sous  le  nom  de  «  valences  »  sur  tous 
les  marchés  français.  D'autres  huertas,  non  moins  exubérantes  de  produits 
que  celle  d'Alcira,  mais  plus  pittoresques  par  le  contraste  des  rochers, 
s'échelonnent  vers  le  sud-est  dans  toutes  les  vallées  des  montagnes  dont  les 
derniers  promontoires  forment  les  caps  de  San  Antonio  et  de  la  Nao.  Dans 
la  région  basse  qui  s'étend  de  l'autre  côté  du  Jûcar,  sur  les  bords  de  i'al- 
bufera  de  Valence,  l'eau  s'emploie  surtout  à  l'irrigation  des  rizières,  qui, 
tout  en  donnant  de  riches  moissons,  empestent  la  contrée. 

Les  oasis  de  la  grande  steppe  de  l'Espagne  africaine,  entre  les  monts 
d'Alcoy  et  ceux  d'Almeria,  n'ont  pas  la  richesse  de  celles  des  bassins  du 
lùcar  et  du  Guadalaviar,  à  cause  de  leur  moindre  abondance  d'eau  ; 
mais  elles  ont  aussi  leur  physionomie  spéciale,  Celle  d'Alicante  est  fé- 
condée par  les  eaux  de  la  Castalla,  que  l'on  a  recueillie  dans  le  bassin 
de  Tibi,  célèbre  dans  toute  l'Espagne  par  la  hauteur  et  la  solidité  de 
ses  digues.  La  huerta  d'Elche,  sur  les  bords  du  petit  Vinalapo,  est  en 
grande  partie  occupée  par  une  forêt  de  palmiers,  tout  à  fait  unique  en 
Europe,  car  les  petits  bosquets  de  Bordighera,  sur  les  côtes  de  la  Ligurie, 
et  les  groupes  de  dattiers  épars  çà  et  là  sur  les  rivages  de  la  Méditerranée 
ne  peuvent  lui  être  comparés.  Ces  arbres  sont  la  principale  richesse  des 
habitants  d'Elche,  à  cause  des  fruits,  que  Ton  exporte  jusqu'en  France,  et 
plus  encore  à  cause  de  leurs  feuilles,  expédiées  en  Italie  et  dans  l'inté- 
rieur de  l'Espagne  pour  la  fête  des  Rameaux.  La  culture  de  cet  arbre 
demande  des  soins  constants  et  très-pénibles;  non-seulement  il  faut  arroser 
le  dattier  et  nettoyer  la  terre  qui  l'entoure,  mais  il  faut  souvent  grimper  le 
long  de  la  tige  raboteuse  pour  examiner  les  fleurs  et  les  fruits,  les  tourner 
du  côté  du  soleil,  attacher  les  feuilles  en  faisceaux,  réparer  les  dégâts  qu'y 
a  faits  le  vent.  C'est  peut-être  à  ces  difficultés  qu'il  faut  attribuer  la  dimi- 
nution graduelle  de  la  forêt  de  palmiers  ;  à  la  fin  du  siècle  dernier,  on 
comptait  encore  dans  le  district  d'Elche  70,000  palmiers,  autant  que  dans 
une  grande  oasis  du  Sahara;  de  nos  jours,  il  en  reste  la  moitié. 

La  huerta  d;i  bas  Segura,  autour  de  la  ville  d'Orihucla,  n'a  pas  l'origi- 
nalité pittoresque  de  la  forêt  d'Elche,  mais  elle  est  plus  productive  :  les 
orangers,  les  citronniers,  mêlés  aux  amandiers,  aux  grenadiers,  aux  mû- 
riers, abritent  du  soleil  les  plantes  basses  et  sont  dominés  eux-mêmes  çà  et 
là  par  les  hampes  des  palmiers.  Le  grain  d'Orihuela  donne  la  meilleure 
farine  et  le  meilleur  pain  de  toute  l'Espagne.  Un  proverbe  local  que  l'on 
peut  traduire  ainsi  : 

Qu'il  pleuve  ou  non, 
Toujours  bonne  moisson  ! 


«    s 


a       c 


'.IS 


JARDINS  B'ELCIIE  ET  D'ORIHUELA.  779 

fait  hommage  de  cette  fécondité  du  sol  à  l'intelligence  et  cà  l'activité  des 
cultivateurs  autant  qu'à  la  bonté  de  la  terre  et  à  l'excellente  qualité  de  l'eau 
du  Segura.  Plus  haut,  sur  les  bords  du  même  fleuve,  les  habitants  de 
Murcie,  auxquels  la  nature  a  départi  les  mêmes  avantages,  sont  loin  de  les 
utiliser  avec  autant  de  zèle  et  de  savoir-faire.  Leur  huerta,  dans  laquelle 
vit  un  tiers  de  la  population  totale  de  la  province,  est  certainement  très- 
riche,  mais  elle  n'est  point  comparable  à  celles  que  cultivent  leurs  voisins. 
De  même,  les  campagnes  de  Lorca,  quoique  fort  riantes,  sont  inférieures  en 
beauté  à  celles  d'Orihuela.  En  1802, elles  furent  effroyablement  dévastées  à 
la  suite  d'un  accident  dont  toutes  les  huertas  du  littoral  méditerranéen 
peuvent  être  également  menacées  :  plusieurs  digues  qui  se  succédaient  sur 
un  espace  de  plus  de  400  mètres  de  hauteur  totale  cédèrent  sous  la  pres- 
sion des  eaux  d'un  réservoir  d'irrigation;  la  masse  liquide,  mêlée  aux  dé- 
bris qu'elle  entraînait  avec  elle,  se  précipita  sur  la  ville  ;  un  faubourg  de 
six  cents  maisons  fut  rasé,  plusieurs  villages  furent  entraînés  dans  la  dé- 
bâcle avec  des  milliers  d'habitants.  L'inondation  soudaine  causa  même  de 
grands  ravages  dans  la  ville  de  Murcie  et  jusque  dans  les  jardins  d'Orihuela, 
à  100  kilomètres  en  aval  du  réservoir  vidé.  Une  digue  rompue  se  dresse  en- 
core au-dessus  de  la  valléede  Lorca,  pareille  à  un  porche  triomphal  de  1 20  mè- 
tres d'élévation.  En  1879,  le  14  octobre,  une  autre  trombe  éclata  de  nou- 
veau dans  la  haute  vallée  du  Guadalentin,  qui  plus  bas,  prend  le  nom  de 
Sangonera,  et  dévasta  le  jardin  de  Murcie.  Le  flot  décrue,  évalué  à  912  mè- 
tres cubes  à  la  seconde,  s'élevait  à  5  mètres  de  hauteur  au-dessus  de  l'arche 
percée  par  l'inondation  de  1802  dans  la  digue  de  Lorca.  Dans  la  seule  vega 
de  Murcie,  2612  maisons  furent  complètement  détruites;  les  campagnes  ra- 
vagées comprenaient  un  espace  de  5810  kilomètres  carrés  l. 


Une  contrée  qui  présente  d'aussi  violents  conlrastes  que  ceux  du  plateau 
froid  et  de  la  plaine  brûlante,  du  désert  et  des  jardins,  ne  peut  manquer 
d'offrir  aussi  de  singulières  oppositions  dans  l'apparence  physique  et  morale 
de  ses  habitants.  Quoique  issus  des  mêmes  ancêtres,  Ibères  et  Celtes,  Phé- 
niciens, Carthaginois,  Massiliotes  et  Romains,  Yisigoths,  Arabes  et  Berbères, 
les  hommes  de  la  campagne  rase  et  ceux  qui  vivent  dans  les  bosquets  tou- 
jours verdoyants  diffèrent  grandement  les  uns  des  autres.  Aux  changements 
du  milieu  correspondent  les  changements  de  la  population  elle-même. 

Les  gens  de  la  province  de  Murcie  sont  en  contact  plus  immédiat  avec 
une  nature  hostile,  avec   la  roche  nue,    lèvent  desséchant,   l'atmosphère 

1  Boletin  de  la  Sociedad  Geografica  de  Madrid,  enero   1881. 


780 


NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 


poudreuse  et  sans  vapeur;  ils  sont  aussi,  dit-on,  ceux  qui  savent  le  moins 
réagir  contre  le  sol,  l'air  et  le  climat  ;  ils  s'abandonnent  avec  un  fatalisme 
tout  oriental,  prennent  les  choses  comme  elles  se  présentent,  sans  essayer 


N°  lôGliS.    —    PLAISE    DE   MURCIE. 


|  -   O.deP. 


4-°  10' 


4,»  0- 


D'après  de  Botella 


C  Pe 


Echelle  de  1  :  120,000 


kil. 


d'y  rien  changer  par  leur  initiative.  Ils  se  plaisent  beaucoup  à  la  noncha- 
lance et  au  repos,  pratiquent  la  sieste  en  temps  et  hors  de  temps;  môme  aux 
heures  de  veille,  ils  restent  graves  et  froids,  comme  s'ils  poursuivaient  un 
rêve  intérieur.  Rarement  ils  se  livrent  à  la  gaieté;  ils  ne  dansent  même  pas, 


=5        '£». 

j3        cT 


POPULATIONS  DE  MURCIE  ET  DE  VALENCE.  7SS 

eux,  les  voisins  des  Àndalous  sauteurs  et  des  Manchegos  chanteurs  de  segui- 
dillas.  On  dit  qu'ils  se  laissent  facilement  entraîner  par  la  rancune 
et  qu'ils  mettent  souvent  une  haine  sauvage  au  service  de  leurs  préjugés. 
Quoi  qu'il  en  soit  de  ces  jugements  sévères  portés  sur  les  habitants  de 
Murcie  par  leurs  voisins  et  même  par  quelques-uns  des  natifs  de  la 
contrée,  il  est  certain  que  dans  la  vie  générale  de  l'Espagne  cette  province 
est  celle  qui  a  le  moins  compté  jusqu'à  présent.  Elle  a  fourni  la  moindre 
part  d'hommes  considérables  par  l'intelligence,  et  pour  ce  qui  est  du  travail 
matériel,  ses  fils  ne' peuvent  se  comparer,  même  de  loin,  aux  Catalans, 
aux  Navarrais,  aux  Galiciens. 

Les  Valenciens,  au  contraire,  sont  des  hommes  de  labeur.  Non-seulement 
ils  cultivent  et  arrosent  leurs  plaines  avec  un  soin  et  un  succès  admira- 
bles, mais  ils  trouvent  aussi  le  moyen  d'entourer  leurs  montagnes  de  ver- 
gers en  terrasses,  d'arracher  des  moissons  à  la  roche,  à  peine  revêtue  de  la 
mince  couche  de  terre  qu'ils  y  ont  apportée.  Vivant  dans  une  nature  plus 
riante  que  celle  de  la  chaude  Murcie,  ils  sont  aussi  plus  gais  que  leurs 
voisins;  ils  chantent  à  cœur  joie,  et  leurs  danses  sont  célèbres;  Valence  se 
vante  de  fournir  à  l'Espagne  ses  premiers  artistes  en  bonds  et  en  entre- 
chats. Mais  on  prétend  qu'à  toute  cette  gaieté  se  mêle  souvent  un  instinct 
féroce;  un  proverbe  plus  qu'exagéré  dit  que  «  le  paradis  de  la  Huerta 
est  habité  par  des  démons  ».  Le  fait  est  que  la  vie  humaine  est  tenue 
pour  peu  de  chose  à  Valence.  Cette  ville  et  son  district  avaient  autrefois 
l'honneur  peu  enviable  de  fournir  d'assassins  à  gages  les  grands  person- 
nages de  la  cour  madrilègne.  Jusque  sur  les  murs  qui  entourent  le  grand 
marché,  des  croix  nombreuses  rappelaient  les  meurtres  fréquents  qui 
avaient  eu  lieu  dans  les  rixes  soudaines.  D'ailleurs,  il  faut  le  dire,  à 
Valence,  comme  dans  la  plus  grande  partie  de  l'Espagne,  les  duels  au 
couteau  ne  sont  pas  des  actes  plus  répréhensibles  que  ne  le  sont  les  duels 
à  l'épée  dans  une  certaine  classe  de  la  société  française.  Ils  sont  de  tradi- 
tion chevaleresque,  et  c'est  témoigner  d'un  sang  noble  que  de  jouer  sa  vie 
et  celle  des  autres  avec  tant  de  facilité.  Aussi  nul  ne  fait  attention  aux 
conséquences  inévitables  d'une  noblesse  ainsi  comprise.  La  mort  d'homme 
est  un  malheur,  mais  nul  n'y  voit  l'effet  d'un  crime  ;  le  meurtrier  lui- 
même  a  la  conscience  parfaitement  en  repos;  il  essuie  son  couteau  aux 
pans  de  sa  ceinture,  et  s'en  sert  un  instant  après  pour  couper  son  pain. 

Ce  qui  a  contribué  à  donner  aux  Valenciens  une  réputation  plus  mauvaise 
qu'ils  ne  méritent,  c'est  qu'ils  ont,  parmi  tous  les  peuples  de  l'Espagne, 
un  caractère  de  forte  originalité,  et  d'ordinaire  ce  n'est  pas  impunément 
que  l'on  se  distingue  d'autrui.  Déjà  par  leur  costume,  auquel  ils  restent 


784  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE    UNIVERSELLE. 

fidèles  avec  une  singulière  constance,  les  Valenciens  semblent  se  ranger 
plutôt  parmi  les  Maures  que  parmi  les  Espagnols  :  ils  doivent  à  cet  égard 
ne  différer  que  bien  peu  de  leurs  ancêtres  musulmans.  Une  large  ceinture 
rouge  ou  violette  retient  leur  caleçon  flottant  de  grosse  toile  blanche  ;  leur 
gilet  de  velours  est  garni  de  pièces  d'argent;  des  jambards  de  laine 
blanche  laissent  voir  la  peau  brune  de  leurs  genoux  et  de  leurs  pieds 
chaussés  d'espadrilles  ;  leur  tête  rasée  est  enveloppée  d'un  foulard  de 
couleur  éclatante  sur  lequel  repose  un  chapeau  bas  de  forme,  à  bords 
retroussés,  enjolivé  de  pompons  et  de  rubans.  Une  mante  bariolée,  aux 
longues  franges,  complète  le  costume,  et  tantôt  drapée  sur  une  épaule, 
tantôt  enroulée  autour  du  buste,  donne  au  dernier  mendiant  un  air  de 
noblesse  et  de  grâce.  Par  les  habitudes,  les  mœurs,  le  mode  de  penser 
et  d'agir,  les  Valenciens  diffèrent  aussi  beaucoup  de  leurs  voisins  des 
hauts  plateaux ,  les  Castillans.  Quoique  depuis  longtemps  réunie  au 
royaume  d'Aragon,  et  par  l'Aragon  aux  Castilles,  Valence  conserva  ses 
droits  autonomes  jusqu'au  commencement  du  dix-huitième  siècle  ;  elle 
avait  ses  lois  particulières,  ses  libertés  municipales,  ses  Cortès  parta- 
geant l'autorité  législative  avec  le  suzerain.  Pour  enlever  aux  Valenciens 
leur  indépendance  communale  il  fallut  une  guerre  atroce,  pendant  la- 
quelle des  populations  entières  furent  exterminées  ;  tous  les  habitants  de 
Jâtiva,  à  l'exception  de  quelques  femmes  et  de  quelques  prêtres,  furent 
passés  au  fil  de  Fépée  et  la  ville  elle-même  fut  réduite  en  cendres.  Le 
souvenir  de  ces  horreurs  ne  s'est  point  effacé  et  contribue,  dans  les  guerres 
civiles,  à  relâcher  le  lien  noué  par  la  force  entre  Madrid  et  la  province  du 
littoral.  Les  Valenciens  se  distinguent  aussi  des  Castillans  par  leur  langage, 
pur  dialecte  provençal.  Le  parler  de  Valence,  quoique  mêlé  à  beaucoup  de 
mots  arabes,  est  plus  rapproché  que  le  catalan  de  la  langue  des  anciens 
troubadours.  Il  est  fort  doux  à  entendre,  surtout  dans  une  bouche  féminine. 
A  leurs  travaux  agricoles,  qui  de  tout  temps  ont  été  l'occupation  princi- 
pale des  habitants,  Murcie  et  Valence  joignent  aussi  des  travaux  industriels 
d'une  certaine  importance.  En  premier  lieu,  un  grand  nombre  d'ouvriers 
sont  employés  à  la  manipulation  des  denrées  d'exportation,  huiles,  vins, 
fruits  de  toute  espèce.  Les  vins  fins  d'Alicante,  les  gros  vins  noirs  de 
Vinaroz  et  de  Benicarlo,  recueillis  sur  les  frontières  de  la  Catalogne,  don- 
nent lieu  à  des  opérations  fort  actives  pour  le  coupage  et  l'expédition  ;  les 
raisins  secs  provenant  des  vignobles  de  Dénia,  de  Javea,  de  Gandia,  entre  la 
vallée  du  Jûcar  et  le  cap  de  la  Nao,  sont  soumis  à  un  lessivage  assez  compli- 
qué; enfin,  les  spartes,  ou  espartos  (stipe  tenacissima) ,  que  produisent  e:i 
abondance  les  collines  d'Albacete  et  de  Murcie,  servent  à  la  fabrication 


INDUSTRIE  DE  VALENCE,  MINES   DE  CARTHAGENE.  785 

d'une  foule  d'objets,  de  sandales,  de  nattes,  de  paniers.  Du  temps  des  Romains, 
nous  dit  Pline,  on  utilisait  celte  plante  pour  tous  les  usages  domestiques  : 
on  en  faisait  des  lits,  des  meubles,  des  habits,  des  souliers,  et  le  feu  de  la 
demeure  était  alimenté  de  sparte.  Mais  de  nos  jours  ce  végétal,  le  même 
que  Val  fa  d'Algérie,  l'auffe  des  Provençaux,  est  devenu  fort  précieux  à  cause 
de  la  résistance  de  sa  fibre  ;  les  Anglais  en  font  grand  cas,  surtout  pour  la 
fabrication  du  papier,  et  depuis  1856,  année  où  commença  l'exportation, 
l'on  met  une  telle  hâte  à  satisfaire  cà  leurs  demandes,  que  les  collines  et  les 
plaines  à  sparte  risquent  fort  d'être  bientôt  absolument  dépouillées.  En 
plusieurs  districts,  on  faisait  deux  récoltes  annuelles  afin  de  bénéficier  de 
l'accroissement  des  prix,  qui  s'étaient  élevés  du  quadruple  dans  l'espace  de 
quelques  années  ;  mais  on  ne  s'occupe  guère  de  semer  ou  de  replanter,  car 
il  faut  attendre  de  huit  à  quinze  ans  avant  que  les  feuilles  aient  une  fibre  de 
valeur  marchande.  Il  serait  pourtant  bien  à  désirer  que  le  sparte  fût  planté 
sur  toutes  les  pentes  rocailleuses  de  l'intérieur,  car  c'est  l'un  des  végétaux 
qui  résistent  le  mieux  à  la  sécheresse  du  sol  et  de  l'atmosphère  :  il  croît 
sur  les  roches  pierreuses,  dans  le  sable  même  ;  mais  on  ne  le  rencontre 
jamais  sur  les  sols  argileux 1. 

Les  veines  métallifères  connues  et  fouillées  jadis  se  comptent  par  centaines 
dans  les  montagnes  du  littoral  de  Murcie  et  de  Valence,  mais  les  seules  qui 
aient  de  nos  jours  une  grande  valeur  économique  sont  celles  que  des 
compagnies  anglaises,  françaises,  belges,  font  exploiter  dans  les  collines  de 
la  Herreria,  à  une  faible  distance  à  l'est  de  Carthagène  ;  en  outre,  les 
amas  de  scories  laissés  par  les  Romains  et  que  l'on  retrouve  sur  les  pentes 
des  collines,  revêtues  d'une  mince  couche  de  terre  végétale,  contiennent 
encore  une  certaine  quantité  de  plomb,  qu'il  est  facile  d'extraire  par  des 
moyens  peu  coûteux.  Le  minerai  de  plomb  argentifère  qu'une  population 
de  40,000  ouvriers  recueillait  à  Carthagène,  il  y  a  deux  mille  ans,  pour  le 
compte  de  la  république  romaine,  était  alors  une  des  plus  grandes  res- 
sources de  l'Etat  ;  tout  récemment,  lors  de  la  lutte  des  cantonalistes  contre 
le  gouvernement  central,  ce  sont  encore  les  mines  de  la  Herreria  qui  ont 
fourni  aux  défenseurs  de  Carthagène  les  moyens  financiers  de  prolonger  la 
guerre.  Plus  de  20,000  habitants  se  groupent  autour  des  usines  de  la  Her- 
reria et  deGarbanzal,  formant  une  seule  commune  connue  sous  le  nom  de 
la  Union.  Les  gisementsde  zinc,  inutilisés  avant  1861,  ont  pris  depuis  celte 
époque  une   assez  grande   importance,  et  la  Relgique  en  demande  environ 

1  Récolte  du  sparte  d'Espagne  en  1873  : 

Exportation  pour    l'Angleterre 67,000  tonnes. 

Consommation   dans  le  pays. 15,000       » 

i.  99 


786  NOUVELLE   GEOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

10,000  tonnes  par  année  moyenne.  Les  mineurs  ont  constaté  que  dans  ces 
contrées  les  roches  dioritiques  sont  toujours  associées  au  cuivre,  tandis  que 
le  trachyte  et  le  plomb  vont  toujours  ensemble.  Lorsque  des  voies  de  com- 
munication faciles  relieront  au  littoral  toutes  ks  hautes  vallées  de  l'intérieur, 
on  pourra  utiliser  d'autres  mines,  de  cuivre,  de  plomb,  d'argent,  de  mer- 
cure, aussi  riches  que  celles  des  environs  de  Carthagène,  et  l'exploitation 
de  véritables  montagnes  de  sel  gemme  permettra  d'abandonner  ou  de  trans- 
former en  pêcheries  ou  en  terrains  de  culture  les  marais  salants  du  littoral 
d'Alicante  et  d'Elche. 

Les  manufactures  proprement  dites  se  trouvent  presque  toutes  dans  la 
plus  industrieuse  des  deux  provinces.  Albacete,  sur  le  plateau  murcien,  a 
bien  ses  fabriques  de  couteaux  d'où  proviennent  les  navajas,  que  l'on  voit 
dégainer  avec  terreur  ;  Murcie  a  ses  filatures  de  soie,  reste  d'une  industrie 
prospère;  Carthagène  a  les  corderies  et  les  usines  de  son  arsenal;  Jativa, 
où  les  Arabes  introduisirent  de  Chine  la  fabrication  du  papier,  possède 
quelques  usines  en  dehors  de  son  antique  enceinte;  mais  le  travail  manu- 
facturier est  concentré  autour  de  Valence  et  d'une  autre  ville  de  la  même 
province,  Alcoy.  Valence  fabrique  les  mantes  dont  se  servent  les  paysans  de 
la  contrée,  des  étoffes  de  laine  et  de  soie,  des  faïences,  des  carreaux  histo- 
riés ou  azulejos,  qui  servent  au  revêtement  extérieur  des  maisons.  Alcoy 
possède  aussi  des  faïenceries,  des  fabriques  d'étoffes,  des  teintureries; mais 
la  grande  industrie  de  la  ville,  celle  qui  a  rendu  le  nom  d'Alcoy  populaire 
jusqu'aux  extrémités  de  l'Espagne,  est  la  fabrication  du  papier  à  cigarettes. 
Pour  subvenir  à  l'énorme  consommation  que  fait  la  Péninsule  de  cet  article 
si  minime  en  apparence,  Alcoy  le  produit  et  l'expédie  par  centaines  de  ton- 
neaux. Actuellement  la  France  envoie  aussi  à  l'Espagne  une  grande  quan- 
tité de  ce  papier. 

Les  mouillages  du  littoral  de  Murcie  et  de  Valence  ne  servaient  jadis  qu'à 
l'expédition  des  denrées  et  des  marchandises  du  pays  et  à  l'importation  des 
objets  de  consommation  locale;  mais  l'achèvement  des  voies  ferrées  qui 
relient  les  villes  de  la  côte  à  Madrid  leur  a  donné,  en  outre,  une  importance 
nationale  pour  les  échanges  de  la  Péninsule.  C'est  par  Alicante  que  la  capi- 
tale de  l'Espagne  se  trouve  le  plus  rapprochée  de  la  mer,  et,  par  consé- 
quent, c'est  par  là  que  les  négociants  madrilenos  ont  avantage  à  faire  passer 
leurs  marchandises  pour  ne  pas  les  grever  des  frais  considérables  d'un  long 
transport  par  terre.  Il  est  même  arrivé  quelquefois,  lorsque  la  guerre  civile 
dévastait  l'Espagne,  que  le  chemin  de  fer  de  Madrid  aux  ports  méditerra- 
néens fut  temporairement  le  seul  libre  sur  tout  son  parcours,  et  ce  chemin 
détourné  devint  alors  celui  de  la  France  et  de  toute  l'Europe  continentale. 


INDUSTRIE  ET  COMMERCE  ,DE  MURCIE  ET  DE   VALENCE.  787 

Le  voisinage  des  côtes  d'Algérie,  qui  se  développent  du  sud-ouest  au  nord-est, 
presque  parallèlement  au  littoral  de  Garthagène  et  d'Àlicante,  contribue 
aussi  à  donner  à  cette  partie  de  la  Péninsule  un  rôle  actif  dans  le  commerce 
du  monde.  Des  bateaux  à  vapeur  vont  et  viennent  fréquemment  entre  l'un  et 
l'autre  rivage  du  grand  bras  de  mer.  Des  Espagnols,  par  dizaines  de  milliers, 
utilisent  ces  navires  pour  leurs  relations  d'affaires  avec  ia  ville  d'Oran,  et 
chaque  année  un  certain  nombre  d'habitants  d'Orihuela,  de  Dénia,  des 
bords  du  Jûcar,  trop  à  l'étroit  dans  leurs  huertas  surpeuplées,  vont  chercher 
une  nouvelle  patrie  sur  le  territoire  d'Alger.  Après  un  intervalle  de  plu- 
sieurs siècles,  les  liens  de  parenté  se  sont  renoués  entre  les  descendants 
chrétiens  des  Maures  cl  leurs  frères  musulmans. 


Les  villes  importantes  du  versant  méditerranéen  de  l'Espagne  devaient 
naturellement  se  fonder  et  grandir,  soit  sur  un  point  de  la  côte  favorable 
pour  le  commerce,  soit  au  bord  d'un  fleuve  fournissant  en  abondance  de 
l'eau  d'irrigation,  soit  encore  au  point  de  convergence  de  plusieurs  routes 
commerciales.  Les  villes  d'Albacete  et  d'Almansa  doivent  leur  rôle  histo- 
rique dans  l'histoire  de  la  Péninsule  à  cette  dernière  circonstance.  En  effet, 
Albacete  est  située  précisément  au  bord  oriental  du  plateau  de  la  Manche, 
à  l'endroit  où  commence  le  versant  méditerranéen,  et  où  les  deux  hautes 
vallées  du  Segura  et  du  Jûcar  sont  le  plus  rapprochées  l'une  de  l'autre  : 
c'est  là  que,  de  tout  temps,  s'est  trouvée  la  grande  étape  des  voyageurs  et  le 
marché  le  plus  considérable  entre  les  villes  du  centre  de  l'Espagne  et  celles 
de  la  côte  sud-orientale  ;  c'est  aussi  près  de  là  que  commencent  les  ramifi- 
cations du  tronc  de  chemin  de  fer  qui  se  dirige  de  Madrid  vers  la  Méditer- 
ranée. Des  avantages  de  même  nature  ont  fait  l'importance  d'Almansa.  Cette 
ville  se  trouve  à  l'ouest  du  massif  des  montagnes  d'Alcoy  et  commande  les 
deux  routes  de  Valence  au  nord,  d'Alicante  et  de  Murcie  au  sud.  Sur  les 
pentes  du  plateau,  Hellin,  Moratalla,  Caravaca,  Mula,Cieza,  Jumilla,  Yecla, 
Requena,  sont  les  villes  les  plus  populeuses. 

Mais  toutes  les  cités  des  deux  provinces  vraiment  importantes  par  leurs 
ressources  propres  sont  situées  sur  la  côte  ou  dans  le  voisinage,  à  moins 
de  40  kilomètres  de  la  mer.  La  plus  méridionale  de  ces  villes,  Lorca,  occupe 
une  position  très-pittoresque  sur  les  pentes  et  à  la  base  d'une  colline  de 
formation  schisteuse  qui  porte  les  ruines  de  l'ancienne  citadelle  mauresque. 
Comme  toutes  les  autres  places  militaires  devenues  pendant  le  cours  des 
âges  des  villes  de  travail  et  de  commerce,  Lorca  devait  nécessairement  des- 
cendre de  ses  escarpements  pour  s'établir  dans  la  plaine,  au  milieu  des 


788  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE    UNIVERSELLE. 

campagnes  fertiles  qu'arrose  le  Guadalentin.  Les  débris  des  anciens  palais 
arabes  qui  s'élèvent  dans  le  dédale  des  ruelles  tortueuses  de  la  montasnc 
ont  été  laissés  aux  Gilanos,  et  la  rue  neuve,  aux  rues  droites  et  alignées, 
s'est  bâtie  sur  les  terrains  unis,  dans  la  vallée.  Commercialement,  Lorca  se 
complète  par  les  deux  villes  maritimes  d'Aguilas  et  de  Mazarron,  possédant 
chacune  sa  rade  incommode  et  peu  sûre. 

En  suivant,  sinon  les  eaux,  —  car  elles  manquent  souvent,  —  mais  le 
lit,  tantôt  humide,  tantôt  desséché  du  Guadalentin,  on  traverse  les  deux 
villes  de  Totana,  quartier  général  des  Gitanos  de  la  contrée,  et  d'Alhamâ, 
dont  les  eaux  thermales  étaient  jadis  très-fréquentées  par  les  Maures,  puis 
on  entre  dans  les  bosquets  de  mûriers  et  d'orangers  qui  entourent  la  capitale 
de  la  province.  Cette  huerta  n'est  pas  moins  belle  que  les  vegas  de  l'Anda- 
lousie, mais  elle  n'est  parsemée  que  de  misérables  édifices.  Quoique  fort 
étendue,  Murcie  elle-même  n'a  pas  l'aspect  d'une  grande  ville  ;  ses  rues 
sont  peu  animées  et  ses  édifices  sont  sans  beauté  :  ce  qu'elle  a  de  plus 
remarquable,  après  la  fameuse  tour  de  sa  cathédrale,  où  l'on  monte,  non 
par  un  escalier,  mais  par  une  longue  rampe  en  forme  d'hélice,  ce  sont  les 
promenades  ombreuses  qui  longent  les  rives  du  Segura,  et  les  canaux  d'ir- 
rigation tracés  sur  le  flanc  des  montagnes,  entre  les  escarpements  jaunâtres 
et  la  douce  déclivité  des  jardins,  où  le  sol  disparaît  complètement  sous  la 
verdure  touffue.  Malgré  son  titre  de  chef-lieu  du  «  Royaume  Sérénissime  », 
Murcie  présente  moins  d'intérêt  que  sa  voisine,  le  port  de  Carthagène,  et 
ne  lui  est  point  comparable  par  son  rôle  dans  l'histoire. 

Carthage  la  Neuve  était  bien  destinée,  dans  la  pensée  de  ses  fondateurs 
puniques,  à  devenir  une  autre  Carthage.  Lorsque  le  grand  foyer  du  com- 
merce maritime  se  trouvait  sur  la  côte  septentrionale  du  continent  d'Afrique, 
le  marché  des  échanges  de  la  péninsule  ibérique  avait  sa  place  marquée 
d'avance  sur  la  côte  sud-orientale,  et  nul  port  ne  présentait  plus  d'avantages 
que  la  petite  mer  intérieure,  si  admirablement  abritée,  qu'enferment  les 
montagnes  nues  et  sombres  de  Carthagène.  Cette  importance  maritime  de 
la  colonie  punique  ne  put  que  s'accroître  lorsque  les  riches  mines  d'argent 
des  environs  immédiats  commencèrent  à  livrer  leurs  trésors.  Sa  puissante 
position  militaire  lui  valut  aussi  d'être  l'une  des  grandes  cités  romaines  de 
l'ibérie.  A  diverses  reprises,  les  souverains  de  l'Espagne  ont  essayé  de  lui 
rendre  son  ancien  rôle  stratégique  en  en  faisant  la  principale  station  de  la 
flotte  nationale,  en  y  construisant  des  entrepôts,  des  magasins,  des  arse- 
naux, des  chantiers,  des  fonderies,  des  bassins  de  carénage,  et  surtout  en 
hérissant  de  fortifications  les  hauteurs  qui  dominent  le  port  et  la  rade. 
Ainsi  que  l'a  prouvé  un  récent  épisode  de  la  guerre  civile,  ils  ont  certaine- 


LORCA,  MURCtE,   CARTHAGÈNE. 


789 


ment  réussi  à  rendre  la  ville  imprenable  autrement  que  par  la  famine  ou 
par  la  trahison  ;  mais  Pétat  chronique  d'indigence  dans  lequel  se  trouve  le 
budget  espagnol  ne  permet  pas  de  renouveler  l'immense  outillage  des  arse- 
naux et  des  flottes,  et  le  grand  établissement  naval  de  Carthagène  ne  présente 
d'ordinaire  que  l'aspect  d'une  lamentable  ruine  :  la  population  de  la  ville 
est  à  peine  le  tiers  de  ce  qu'elle  était  au  milieu  du  dix-huitième  siècle. 


K°   137.  PORT   DE   CARTHAGÈNE. 


0?|56'  0.  de 


Echelle  de  i:  5Wooo 


-M. 


Quant  au  commerce  pacifique  des  denrées  et  des  marchandises,  on  sait  qu'il  ne 
se  plaît  pas  dans  les  places  de  guerre,  au  voisinage  des  canons  ;  aussi  fait-il 
peu  de  cas  de  l'excellence  nautique  du  port  de  Carthagène.  D'ailleurs  la 
position  géographique  de  cette  ville  n'est  vraiment  bonne  que  pour  le  trafi  • 
de  la  Péninsule  avec  l'x\lgéne;  c'est  par  Barcelone,  Malaga,  Càdiz  que  pas- 
sent les  grands  chemins  des  échanges.  Carthagène  «  des  Spartes  »  reste  donc 
isolée  avec  son  commerce  local  de  stipa,  de  nattes,  de  fruits,  de  minerai. 


790  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

Quoique  bien  moins  favorisée  par  la  nature,  Alicante  est  beaucoup  plus 
active,  grâce  à  la  fécondité  des  huertas  d'Elche,  d'Orihuela,  de  Villena, 
d'Àlcoy,et  au  chemin  de  fer  qui  la  réunit  directement  à  Madrid.  Au  pied  de 
sa  roche  aux  longs  talus,  portant  sur  ses  escarpements  les  ruines  d'une 
citadelle  démantelée,  Alicante  groupe  près  de  ses  quais  et  de  ses  jetées  une 
multitude  de  petits  navires,  tandis  que  les  grands  vaisseaux  doivent  mouiller 
au  large,  à  cause  du  manque  de  fond,  et  se  tenir  prêts  à  fuir  quand  s'an- 
noncent les  tempêtes  ou  les  vents  dangereux.  D'autres  villes  du  littoral 
valencien,  Dénia,  dont  le  nom  rappelle  encore  le  culte  de  Diane,  Cullcra, 
au  massif  de  rochers  isolé  sur  les  plages,  sont  encore  bien  plus  périlleuses 
d'abords,  mais  elles  n'en  sont  pas  moins  très-fréquentées  par  les  caboteurs 
à  cause  de  la  richesse  et  de  l'industrie  des  contrées  riveraines.  Avant  la 
construction  du  port  artificiel  du  «  Grau  »  (Grao)  de  Yalence,  près  de  la 
bouche  du  Guadalaviar,  les  voiliers  qui  passaient  en  hiver  dans  le  golfe  de 
Yalence  avaient  à  prendre  les  plus  sérieuses  précautions  et  devaient  se  hâter 
d'entrer  en  d'autres  parages,  car  les  vents  d'est  et  surtout  ceux  du  nord- 
nord-est,  qui  poussent  à  la  côte,  sont  souvent  d'une  extrême  violence; 
quand  ils  soufflent  en  tempête,  la  perte  du  navire  qui  ne  peut  entrer  dans  le 
grau  est  presque  certaine  :  d'autant  plus  que  la  côte  se  trouve  alors  cachée 
par  un  épais  rideau  de  vapeur  et  que  le  golfe,  à  la  plage  aréneuse,  n'offre 
pas  une  seule  crique  de  refuge.  Des  carcasses  de  bâtiments  brisés 
attestent  les  périls  de  la  navigation  dans  ce  golfe  redoutable.  Heureusement 
les  môles  du  port  de  Valence  et  de  son  avant-port  ont  été  construits  de 
manière  à  offrir  un  abri  sûr  par  tous  les  vents  et  à  rendre  l'entrée  facile 
pendant  les  tempêtes. 

Toutes  les  villes  de  la  grande  huerta  du  Jûcar  et  du  Guadalaviar,  Onte- 
niente,  Jativa  l'héroïque,  Carcagente,  Alcira,  Algemesi,  Liria,  ont  pour 
centre  commun  la  grande  Valence,  la  troisième  cité  de  l'Espagne  par  sa 
population,  la  première  par  la  beauté  de  ses  cultures.  Malgré  cette  vulgarité 
qu'apportent  les  architectes  à  la  reconstruction  graduelle  des  rues  commer- 
çantes, Valence  a  gardé  une  certaine  originalité  dans  son  apparence  exté- 
rieure, aussi  bien  que  dans  sa  population.  La  «  Ville  du  Cid  »  a  toujours 
ses  murailles  crénelées,  ses  tours,  ses  portes  de  défense,  ses  rues  étroites  et 
tortueuses,  ses  maisons  blanches  ornées  de  balcons,  ses  tentures  ou  ses 
nattes  de  jonc  suspendues  aux  fenêtres,  ses  toiles  déployées  au-dessus  de  la 
rue  pour  abriter  les  passants  de  l'ardeur  du  soleil.  Parmi  ses  nombreux  édi- 
fices, un  seul  est  vraiment  curieux,  c'est  la  Lonja  de  Seda,  la  «  Bourse  de 
la  Soie  »,  monument  de  la  fin  du  quinzième  siècle,  consistant  en  une  vaste 
nef  supportée  par  des  rangées  de  colonnes  torses  et  laissant  apercevoir  un 


VALENCE,  CASTELLON. 


71)1 


jardin  par  une  porte  latérale.  Les  fleurs,  les  allées  d'arbres,  les  bosquets 
font  le  charme  de  Valence.  L'Aiameda,  qui  longe  la  rive  du  Guadalaviar, 
est  peut-être  la  plus  belle  promenade  urbaine  de  l'Europe;  les  végétaux 
des  tropiques,  bananiers,  bambous,  chirimoyas,  palmiers,  s'y  mêlent 
aux  ormes,  aux  peupliers,  aux  platanes.  Des  villas,  entourées  d'om- 
brages, sont  éparses  dans  les  faubourgs  de  la  ville    et  surtout  près  des 


GRAO  DE  VALENCE. 


0o|26,0.d£"G^ 


cLaprès  la  carte  delà  àlarirue, 


Echelle  de  V.  I8.000 


lEl. 


plages  du  Grau  et  de  Pueblo  Nuevo  del  Mar,  fréquentées  des  baigneurs. 
Au  nord  de  Valence,  le  peu  de  largeur  de  la  zone  cultivable  qui  longe  la 
mer  à  la  base  des  montagnes,  n'a  pas  permis  à  des  villes  importantes  de 
naître  et  de  se  développer.  Gastellon  de  la  Plana,  bâtie  dans  la  plaine  à 
laquelle  elle  a  dû  son  nom,  et  qui  est  aussi  une  huerta,  presque  compa- 
rable à  celle  de  Valence,  doit  à  sa  position,  à  l'issue  de  la  vallée  du  Mijares, 
d'être  une  ville  populeuse,  et  le  chef -lieu  de  l'une  des  provinces  d'Espagne; 

1  Mouvement  du  port  de  Valence,  en  1876  :  594  navires  chargés,  jaugeant  248,950  tonnes. 
Exportation  des  oranges  du  district  en  1877  : 

81,057  tonnes,  d'une  valeur  de  10,372,000  fr. 


79'2 


NOUVELLE    GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE 


les  villes  voisines,  qui  sont  presque  ses  faubourgs,  Yillareal,Ëurriana,sont 
riches  et  animées  ;  mais  plus  loin,  tous  les  bourgs  qui  se  succèdent  jus- 
qu'aux frontières  de  la  Catalogne,  Alcalâ  de  Chisvert,  Benicarlo,  Vinaroz, 
ne  sont  guère  habités  que  par  des  pêcheurs  et  des  vignerons.  Jadis  les  pro- 
montoires qui  dominent  les  défilés  marins  de  cette  partie  du  littoral  étaient 
gardés  par  des  châteaux  forts  ou  atalayas,  dont  on  voit  les  ruines  pittores- 
ques envahies  par  les  broussailles;  la  grande  forteresse  de  défense  se  trou- 
vait à  l'entrée  même  de  cette  succession  de  Thermopyles,  à  l'endroit  où  la 
route  quitte  la  large  plaine  de  Valence  pour  serpenter  entre  les  montagnes 
el  la  mer.  Cette  place  forte,  que  les  auteurs  anciens  disent  avoir  été  fondée 
par  des  Grecs  de  Zacynthe,  était  Sagonte,  devenue  fameuse  par  le  siège 
qu'elle  soutint,  avec  tant  d'acharnement,  contre  Hannibal.  Les  ruines 
romaines  qui  lui  avaient  fait  donner  le  nom  de  Murviedro,  ou  de  «  Vieux 
Murs  »,  se  dressent  au  sommet  de  la  colline  :  débris  de  temples,  murailles 
lézardées,  tout  se  confond  avec  les  pierres  éparses.  On  dit  que  la  décadence 
delà  Sagonte  romaine  est  due  à  la  nature  plus  qu'aux  hommes;  le  sol  du 
liltoral  se  serait  graduellement  exhaussé  et  la  mer  se  serait  retirée1. 


LES     BALEARES. 


Le  groupe  des  Baléares  se  rattache  sous-marinement  à  la  péninsule  espa- 
gnole. Par  les  conditions  géographiques,  aussi  bien  que  par  le  développe- 
ment de  l'histoire,  il  est  une  dépendance  naturelle  de  Valence  et  de  la 
Catalogne.  Du  cap  de  la  Nao  vers  Ibiza  et  d'Ibiza  vers  Mayorque  et  Minorque, 
s'avance  entre  les  abîmes  de  la  Méditerranée  un  plateau  de  hauts  fonds  qui 

1  Villes  principales  du  versant  méditerranéen  entre  le  cap  de  Gâta  et  l'Ebre  en  1877  : 


Valence  (Valencia) 143,850  hab. 

Murcie  (Murcia) 91,800  » 

Lorca 52,900  » 

Alicante 34,925  » 

Alcoy 32,500  » 

CarLhngène  (Cartagena).    .    .  25,900  » 

La  Union  . 23,400  » 

Orihuela 20,950  » 

Elche 19,650  » 

Albacete 18,975  » 

Alcira 10,150  » 

Caravaca 15,000  » 

Jâtiva, ,    .  14,550  » 


Jumilla 13,900  hab. 

Hellin 15,650  » 

Rcquena .  13,550  » 

Villareal 12,900  » 

Carcagente 12,100  » 

Onteniente 11,750  » 

Villena 11,425  » 

lUoratalla 11,500  » 

Cullera 11,050  » 

Mazarron 11,000  » 

Cieza 10,900  <> 

Pueblo  Nuevo  del  Mar  .    .    .  10,500  ». 

Burriana 10,050  » 


SAGONTE,  COLUMBRETES,  BALÉARES. 


795 


semble  indiquer  l'existence  d'une  ancienne  terre  de  jonction.  La  direction 
de  cet  isthme  sous-marin  est  précisément  la  môme  que  celle  des  montagnes 
de  Murcie  et  de  Valence  ;  la  rangée  des  îles  se  développe  du  sud-ouest  au 
nord-est,  et  les  sommets  qui  s'y  élèvent  suivent  dans  leur  ensemble  le 
même  axe  d'orientation.  D'un  autre  côté,  la  petite  péninsule  de  la  Bana, 
qui  se  rattache  aux  terres  basses  du  delta  de  l'Ebre,  se  continue  en  mer  par 
des  bancs  rocheux  qui  se  dirigent  vers  lbiza.  Un  groupe  d'îlots  dresse  les 


M     139.  —  LA  MER  DES   BALEARES. 


P^^nsquaiotf? 


>  4-1000  de 1000  à  3 

Echelle  de  l.  S  700  000 


sommets  de  ses  collines  au  milieu  de  cette  langue  de  terre  immergée  : 
c'est  le  groupe  volcanique  des  Golumbretes,  dont  le  piton  le  plus  haut,  le 
Monte  Golibre,  domine  un  cratère  ébréché,  en  forme  de  fer  à  cheval,  et 
signale  peut-être  le  centre  d'un  grand  foyer  souterrain  qui  se  révélerait 
aussi  par  un  lent  soulèvement  des  îles  Baléares.  Tous  les  rochers  réunis  des 
Columbretes  n'ont  pas  même  un  demi-kilomètre  carré  de  superficie.  On  dit 
que  les  serpents  y  sont  fort  nombreux,  et  leur  nom  même,  dérivé  du  latin 
Colubraria,  signifie  les«  îlots  des  Couleuvres  ». 

i.  100 


794  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

Par  leur  superficie,  les  Baléares  ne  forment  qu'une  partie  peu  consi- 
dérable de  l'Espagne,  pas  même  la  centième. Elles  n'ont  pas  une  de  ces  po- 
sitions maritimes  exceptionnelles  qui  donnent  une  importance  si  grande 
à  des  îles  comme  la  Sicile  ou  même  à  des  îlots  comme  Malte  ;  au  con- 
traire, les  Baléares  sont  en  dehors  des  grandes  routes  de  la  navigation, 
et  les  mers  environnantes  sont  si  souvent  bouleversées  par  les  tempêtes,  que 
les  bâtiments  de  commerce  les  évitent  volontiers  et  cherchent  à  les  con- 
tourner au  sud  pour  trouver  des  parages  abrités.  Mais  les  Baléares  ont  de 
grands  avantages  par  la  beauté  naturelle  des  sites,  par  la  douceur  du 
climat,  par  la  fécondité  des  terres.  Ce  sont  les  îles  fortunées  que  les  anciens 
avaient  nommées  les  Eudémones  ou  les  «  lies  des  Bons  Génies,  »  et 
les  Aphrodisiades,  ou  les  «  terres  de  l'Amour  ».  Sans  doute  ces  appella- 
tions flatteuses  témoignent  surtout  de  cette  tendance  à  l'admiration  que 
l'on  éprouve  pour  tout  ce  qui  est  lointain  et  de  difficile  abord  ;  mais  il 
est  certain  que,  comparées  à  l'Espagne  péninsulaire  et  à  la  plupart  des 
contrées  riveraines  de  la  Méditerranée,  les  Baléares  sont  grandement  favo- 
risées. Elles  ont  eu,  il  est  vrai,  à  subir  des  incursions  nombreuses; 
la  guerre,  la  peste  et  d'autres  fléaux  les  ont  souvent  ravagées  ;  toutefois 
ces  désastres  n'ont  été  que  peu  de  chose,  en  proportion  des  malheurs 
sans  fin  qui  ont  dévasté  l'Espagne.  Ainsi,  pendant  le  siècle  actuel,  les 
Baléares  n'ont  pas  eu  à  souffrir  directement  des  guerres  civiles  qui  se  sont 
succédé  dans  la  Péninsule.  La  population  a  pu  s'y  accroître  à  l'aise  et 
s'enrichir  par  l'agriculture  et  le  commerce.  Sur  un  même  espace  de  ter- 
rain, le  nombre  des  habitants  y  est  deux  fois  plus  élevé  qu'en  Espagne; 
il  serait  encore  plus  considérable  si  plusieurs  grands  domaines  obérés  par 
les  hypothèques  n'étaient  cultivés  par  des  paysans  toujours  soumis  à  un 
régime  presque  féodal i. 

Les  îles  se  partagent  naturellement  en  deux  groupes  :  celui  de  l'ouest 
ou  des  Pytiuses,  ainsi  nommé  dans  l'antiquité,  des  forêts  de  pins  qui 
recouvraient  toutes  les  montagnes,  et  les  Gymnésies,  ou  les  Baléares  propre- 
ment dites.  Le  nom  de  Gymnésies,  introduit  de  nouveau  dans  les  traités  de 
géographie ,  mais  complètement  inconnu  du  peuple,  rappelle  les  temps 
barbares    où  la  population  vivait  en   état  de  nudité.  QuanL  au  nom  des 


Pyliuscs. 
Baléares. 


Superficie. 

Popul.  en  187". 

Popul.  kilom 

Ibizu.    ... 

572  kil, 

,   car. 

\ 

Formentera  . 

96 

» 

I 

Majorque  .    . 

.      3,595 

» 

!       289,055 

60 

Cabrera.    . 

20 

» 

i 

Minorque  .    . 

754 

» 

' 

4,817  kil, 

,  car. 

BALÉARES.  795 

Baléares,  le  témoignage  unanime  des  anciens  auteurs  l'attribue  à  l'adresse 
des  indigènes  dans  l'art  de  manier  la  fronde.  Strabon  raconte  que  les  parents 
exerçaient  leurs  enfants  dans  l'usage  de  cette  arme  en  leur  donnant  pour 
cible  le  pain  du  futur  repas  :  les  jeunes  tireurs  ne  recevaient  leur  nourri- 
ture qu'après  ravoir  traversée  d'une  pierre.  Lorsque  Métellus  «  le  Baléa- 
lique  »  voulut  débarquer  sur  le  rivage  des  Gymnésies,  il  eut  soin  de  faire 
tendre  des  peaux  au-dessus  du  pont  de  chaque  navire  pour  abriter  ainsi 
l'équipage  contre  les  projectiles  des  frondeurs.  On  dit  que  dans  l'île  de 
Minorquc,où  les  anciennes  mœurs  se  sont  longtemps  conservées,  les  enfants 
excellent  encore  au  maniement  de  la  fronde. 

Le  climat  des  Baléares  diffère  peu  de  celui  des  côtes  espagnoles  situées 
sous  la  même  latitude.  Il  est  seulement  plus  doux  et  plus  égal,  plus  humide 
aussi  à  cause  de  l'atmosphère  maritime  où  les  îles  sont  baignées  et  qui  les 
alimente  de  pluies,  surtout  en  automne  et  au  printemps,  lors  du  change- 
ment des  saisons.  Les  coups  de  vent  sont  fréquents  dans  ces  parages  et  par- 
fois se  compliquent  de  trombes  redoutables.  Ces  météores  ont  fait  sombrer 
bien  des  navires  ;  on  cite  même  les  exemples  de  grands  vaisseaux  qui  ont 
disparu  sans  qu'une  seule  épave  vînt  raconter  le  désastre. 

Les  îles  Baléares  étaient  habitées  même  avant  l'époque  historique. 
Mayorque  est  parsemée  de  constructions,  dites  talayots,  c'e^t-à-dire  petites 
atalayes  ou  «  tourelles  de  guet  »,  qui  ressemblent  aux  nuraghi  de  la  Sar- 
daigne,  et  que  l'on  croit  avoir  été  élevées  par  des  tribus  de  même  race. 
Minorque  est  encore  plus  riche  en  monuments  de  cette  origine  :  le  plus 
grand,  qui  se  dresse  sur  un  monticule  dans  la  partie  méridionale  de  l'île, 
est  considéré  par  les  indigènes  comme  un  «  autel  des  Gentils  ».  Quel  que 
soit  d'ailleurs  le  fond  de  la  population  première,  il  a  été  singulièrement 
modifié,  depuis  les  commencements  de  l'histoire  écrite,  par  des  envahis- 
seurs de  toute  race  et  de  toute  langue,  Phéniciens  et  Carthaginois,  Grecs  et 
Massiliotes,  Romains  et  colons  latinisés  d'Ibérie,  Goths  et  Vandales,  Arabes 
etBerbères,  Génois,  Pisans,  Aragonais,  Catalans,  Provençaux.  En  présenced'un 
pareil  croisement,  il  serait  donc  plus  que  téméraire  de  vouloir  classer  les 
Baléariotes  suivant  les  affinités  de  la  race  primitive.  Par  la  langue,  ce  sont 
des  Catalans,  mais  leur  idiome  est*plus  pur  et  se  rapproche  plus  de  l'ancien 
parler  limousin  que  le  langage  des  habitants  de  Barcelone. 

Les  Mayorquins  et  leurs  voisins  des  petites  îles  sont,  en  général,  minces 
et  de  bonne  tournure.  En  certains  districts,  notamment  dans  celui  de  Soller, 
les  femmes  sont  fort  belles  ;  mais  là  même  où  elles  ont  les  traits  peu  régu- 
liers elles  ont  toujours  une  figure  expressive  par  le  regard  et  le  sourire. 
Comme  tous  les  campagnards,  les  paysans  des  îles  sont  prudents,  réservés, 


796 


NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 


âpres  au  gain;  mais,  autant  que  le  leur  permet  la  passion  de  la  terre,  ils 
sont  probes,  polis,  gracieux,  bienveillants,  hospitaliers.  Leurs  larges  cale- 
çons bouffants,  la  ceinture  qui  cambre  leur  taille,  leur  veste  de  drap  ou  de 
toile  en  couleur  éclatante,  leur  donnent  un  grand  air  d'élégance,  bien  dif- 


LES  PÏT1USES. 


l?2o'E.de  Gr. 


Echelle  de  1:  5i5.ooo 


Grave  par  ErliarcL 


aolu'l 


férent  de  celui  des  lourds  paysans  du  nord  de  l'Europe.  Le  soir,  quand  ils 
reviennent  de  leur  travail,  revêtus  de  peaux  de  chèvre  dont  le  poil  est  tourné 
en  dehors  et  dont  la  queue  se  balance  au  rhythme  de  leurs  pas,  on  se  plaît 
à  les  voir  danser  aux  sons  de  la  guitare  ou  de  la  flûte  que  tient  le  chef  de 
la  bande.  C'est  sans  doute  ainsi  que  faisaient  leurs  aïeux  avant  l'époque  de 
l'invasion  carthaginoise 


TYPES    ET    COSTL'MES     DES     BALÉARES.     —     FEMMES     D'iBIZA 

Dessin  de  E.  Ronjat,  d'après  l'Archiduc  Salvator. 


PYTIUSES.  799 

Ibiza,  la  grande  Pytiuse  et  la  terre  la  plus  rapprochée  du  continent,  n'en 
est  séparée  que  d'un  espace  de  85  kilomètres.  Elle  constitue  un  massif  de 
collines  irrégulières,  échancré  sur  tout  son  pourtour  par  des  plaines  où 
coulent  en  hiver  des  eaux  sauvages,  bientôt  évaporées  à  l'approche  des 
grandes  chaleurs.  Des  cimes  de  près  de  400  mètres  s'élèvent  à  l'extrémité 
septentrionale  de  l'île,  au-dessus  d'une  côte  de  difficile  accès,  bardée  de 
promontoires  abrupts.  Des  îles,  des  îlots  nombreux  sont  épars  dans  le  voi- 
sinage des  côtes,  surtout  à  l'ouest  du  Pormany  (Port-Magne,  ou  Grand- 
Port),  qui  découpe  profondément  la  partie  du  rivage  tournée  vers  le  golfe 
de  Valence.  La  côte  méridionale  de  l'île  est  également  entaillée  par  une 
grande  baie,  où  vient  mouiller  la  flotille  des  pêcheurs  et  au  bord  de 
laquelle  la  petite  ville  capitale,  ancienne  colonie  carthaginoise,  a  pittores- 
quement  groupé  sur  ses  pentes,  ses  maisons,  ses  tours  et  ses  vieilles  mu- 
railles. Une  disposition  semblable  des  côtes  se  présente  dans  l'île  de  For- 
mentera,  qu'une  chaîne  d'îlots  et  d'écueils,  analogue  au  fameux  «  Pont 
d'Adam  »  de  Ceylan,  réunit  à  un  cap  d'Ibiza  ;  elle  est  aussi  divisée  en  deux 
parties  par  des  indenta lions  du  littoral,  au  nord  la  Playa  de  la  Tramon- 
tana,  au  sud  la  Playa  del  Mediodia.  Entre  Formentera  et  Ibiza,  les  grands 
navires  cherchent  un  abri. 

Le  climat  des  Pytiuses  est  tout  particulièrement  salubre.  Les  insulaires, 
encore  bien  ignorants  des  lois  de  la  dispersion  des  espèces,  attribuent  à  la 
pureté  de  l'atmosphère  locale  l'absence  complète  des  serpents  et  de  tous 
autres  reptiles  :  aucun  poison ,  disent-ils ,  ne  peut  naître  dans  leur  île 
fortunée.  D'ailleurs  toutes  les  Baléares,  comme  la  plupart  des  autres  îles 
éloignées  du  continent,  ont  une  faune  naturelle  plus  pauvre  que  celle  de  la 
grande  terre.  D'après  Strabon,  les  lapins  mêmes,  actuellement  si  nombreux, 
que  deux  îlots  du  groupe  ont  reçu  les  noms  de  Conillera  et  de  Conejera, 
avaient  été  inconnus  dans  les  îles  et  n'y  furent  introduits  qu'à  l'époque 
romaine.  Sous  l'influence  du  milieu  local,  quelques  espèces  varient  aussi 
de  manière  à  former  des  races  distinctes.  Ainsi  l'île  de  Formentera  aurait 
un  faisan  différent  par  son  plumage  de  ceux  du  continent.  Le  lévrier  des 
Baléares  se  distinguerait  aussi  de  ses  congénères  d'Europe;  il  est  magnifique 
de  formes  :  on  le  dit  peu  tidèle. 

Quoique  privilégiées  par  la  fertilité  du  sol,  autant  que  par  le  climat,  les 
deux  Pytiuses  sont  faiblement  peuplées  et  n'ont  qu'une  médiocre  impor- 
tance économique  pour  la  métropole.  Leurs  baies,  même  celle  d'Ibiza,  ont 
le  désavantage  de  ne  pas  être  abritées  contre  tous  les  vents,  et  les  navires 
qui  s'y  aventurent  risquent  toujours  d'être  jetés  à  la  côte  par  les  flots 
brusques  et  incertains  de  la  Méditerranée  occidentale.  Au  lieu  d'attirer  la 


8U0  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE    UNIVERSELLE. 

navigation  par  ses  ports,  Ibiza  l'effraye,  au  contraire,  par  ses  écueils  et  ses 
courants  rapides.  Les  marins  la  voient  de  loin,  mais  ils  n'y  abordent  que 
rarement  :  mainte  île  de  l'Océanie  située  aux  antipodes  est  plus  souvent 
visitée  par  eux. 

A  une  époque  encore  récente,  lorsque  les  pirates  barbaresques  éeumaient 
la  Méditerranée,  le  danger  de  soudaines  incursions  contribuait  aussi  à 
écarter  des  Pytiuses  tout  commerce,  toute  industrie,  et  à  maintenir  les 
habitants  dans  un  état  de  continuelles  appréhensions.  Des  tours  de  guet, 
que  des  veilleurs  occupaient  encore  au  commencement  du  siècle,  se  dressent 
sur  tous  les  promontoires  des  îles;  et  chaque  village,  chaque  hameau  a  son 
château  fort  où  la  population  se  réfugiait  et  se  mettait  en  état  de  défense  à 
la  moindre  alarme.  D'ailleurs  les  gens  d'Ibiza  ont  la  réputation  d'être  fort 
braves  ;  accoutumés  au  péril  pendant  des  siècles,  ils  ont  hérité  de  la  vail- 
lance des  ancêtres  comme  d'un  patrimoine.  Ils  ont  dû  aussi  à  leur  isolement 
et  à  la  faible  importance  relative  de  leur  île  le  précieux  avantage  d'être  à 
peu  près  laissés  à  eux-mêmes  par  le  gouvernement  central  et  de  garder  une 
part  considérable  d'autonomie  administrative.  Ils  s'en  trouvent  fort  bien,, 
et  toute  ingérence  des  autorités  continentales  est  mal  accueillie, 


Mayorque,  ou  la  Grande  Baléare,  la  Mallorca  des  Espagnols,  est  la  seule 
île  du  groupe  qui  ait  une  véritable  sierra.  La  côte  du  nord-ouest,  légèrement 
convexe,  et  se  développant  de  la  pointe  Rebasada,  ou  plutôt  de  l'île  de  la 
Dragonera,  au  cap  Formentor,  parallèlement  au  rivage  de  la  Catalogne, 
est  çà  et  là  comme  surplombée  par  les  escarpements  de  la  chaîne  ;  d'en 
bas  on  voit  les  saillies  de  rochers,  les  pentes  revêtues  de  forêts  et  de 
broussailles,  les  grandes  aiguilles  porphyriques,  dioritiques  ou  calcaires 
se  dresser  les  unes  au-dessus  des  autres  en  un  énorme  entassement  jusque 
dans  l'azur  profond  du  ciel.  La  première  cime,  non  loin  de  l'extrémité 
occidentale  de  la  chaîne,  s'élève  déjà  d'un  seul  jet  à  près  de  1,000  mètres 
de  hauteur,  puis  d'autres  sommets,  d'une  plus  grande  altitude,  dominés  par 
les  deux  pics  jumeaux,  Major  et  Torrella,  se  succèdent  vers  le  nord-est; 
là  où  la  chaîne  abaissée  ne  se  compose  plus  que  de  collines,  elle  se  prolonge 
encore  en  pleine  mer  par  l'étroite  péninsule  rocheuse  qui  se  termine  au 
cap  Formentor  ;  une  des  dents  de  cette  crête,  connue  sous  le  nom  d'Agujero, 
est  percée  de  part  en  part,  et  de  la  haute  mer  on  voit  la  lumière  rayonner 
par  cette  ouverture.  Dans  son  ensemble,  cette  rangée  de  montagnes,  fort 
abrupte  du  côté  de  la  mer  de  Catalogne,  en  pente  douce  sur  le  versant 
tourné  vers  la  mer  d'Afrique,  est  une  des  plus  riches  du  monde  en  paysages 


MAYORQUE.  801 

d'une  grande  beauté.  Les  vallées  ombreuses  qui  s'ouvrent  dans  l'épaisseur 
de  la  chaîne,  Sol  1er,  Valldemosa,  sont  admirables  par  elles-mêmes  et  par 
l'horizon  qu'on  y  contemple.  Au  nord,  la  mer  est  si  proche,  qu'en  se  pen- 
chant à  l'angle  des  terrasses  on  a  peur  de  tomber  dans  l'immense  gouffre,  à 
travers  les  ramures  entremêlées  des  pins.  Au  sud,  le  regard  se  promène  au 
contraire  sur  de  vastes  plaines  aux  douces  ondulations,  toutes  vertes  du 
feuillage  nouveau,  ou  jaunes  de  moissons,  parseinées  de  villes  et  de  bour- 
gades nombreuses.  Dans  le  lointain,  la  mer  paraît  aussi,  mais  comme  une 
simple  ligne  d'argent  servant  de  bordure  au  merveilleux  tableau.  L'îlot  de 
Conejera,  et,  plus  loin,  la  petite  île  de  Cabrera,  où  périrent  tant  de  Français 
captifs  pendant  les  guerres  de  l'Empire ,  semblent  flotter  sur  l'horizon 
comme  des  vapeurs  translucides. 

La  sierra  proprement  dite,  dont  quelques  parties  ont  un  aspect  vraiment 
alpestre  et  que  les  paysans  disent  abriter  encore  des  moufilons  dans  ses 
forêts  de  sapins  et  ses  dédales  de  rochers,  occupe  une  largeur  peu  consi- 
dérable. Quelques-uns  de  ses  contre-forts,  blancs  et  roses  à  l'époque  de  la 
floraison  des  cistes,  s'avancent  en  chaînons  vers  l'intérieur  de  l'île  ;  mais, 
dans  sa  plus  grande  étendue,  la  campagne  de  Mayorque  consiste  en  plaines 
d'une  cinquantaine  de  mètres  d'élévation  où  se  montrent  des  pings  ou  «  puys  » 
isolés  portant  tous  une  vieille  construction,  église,  ermitage  ou  château  fort; 
une  de  ces  hauteurs,  le  Puig  de  Randa,  d'où  l'on  voit  l'immense  tapis  de  la 
plaine  se  dérouler  autour  des  pentes,  était  naguère  un  but  de  pèlerinage 
pour  toutes  les  populations  de  l'île,  et  du  sommet  les  prêtres  bénissaient  les 
moissons.  Les  collines  ne  se  groupent  en  un  vrai  massif  qu'à  l'angle  orientai 
de  l'île,  près  du  cap  qui  porte  encore  le  nom  arabe  de  Ferrutx,  et  au  sud 
duquel  se  trouve  la  vaste  grotte  d'Arta,  l'une  des  plus  remarquables  de 
l'Europe  par  la  richesse  et  la  variété  de  ses  stalactites  :  ses  galeries  descen- 
dent au-dessous  du  niveau  de  la  mer. 

La  plus  grande  dépression  de  la  plaine  est  indiquée  par  les  échancrures 
du  pourtour.  Deux  golfes,  l'un  au  sud-ouest,  l'autre  au  nord-est,  découpent 
le  littoral  de  l'île,  comme  pour  la  partager  en  deux  moitiés.  Le  premier  est 
la  vaste  baie  semi-circulaire  de  Palma,  qui  se  termine  par  le  petit  port 
artificiel  de  la  capitale.  Le  deuxième  est  le  golfe  géminé  d'Alcudia,  le 
Puerto  Mayor  et  le  Puerto  Menor,  que  sépare  la  pittoresque  péninsule  du 
cap  del  Pinar1.  Quant  à  la  côte  septentrionale,  elle  est  trop  abrupte  pour 


1  Altitudes  de  Mayorque,  d'après  Willkomm  : 

Puig  den  Galatzo 1,200  met, 

Puig  den  Torrella 1,506     » 

Puig  Mayor 1,500     » 


Col  de  Soller 562  met. 

Bec  de  Ferrutx 568     » 

Ile  Dragonera 320     >» 

101 


802  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

offrir  de  véritables  ports  :  les  navires  n'y  trouvent  d'autre  lieu  d'escale  que 
i'a  petite  crique  rocheuse  de  Soller,  célèbre  de  nos  jours  par  ses  expéditions 
d'oranges,  et  fameuse  dans  les  légendes  locales  comme  l'endroit  où  saint 
Raymond  de  Penafort  s'embarqua  sur  son  manteau  pour  cingler  vers 
Barcelone. 

Quoique  bien  inférieure  à  la  limite  des  neiges  persistantes,  le  Puig  den 
Torrella  et  les  autres  sommets  de  la  sierra  gardent  dans  leurs  cavités  les 
plus  rapprochées  des  cimes  une  assez  grande  quantité  de  neige  qui  sert  à 
la  consommation  des  habitants  de  Palma  pendant  les  chaleurs  de  l'été. 
Les  montagnes  alimentent  aussi  des  torrents  temporaires,  qui  parfois,  à  la 
suite  des  grandes  pluies,  débordent  dans  les  campagnes  riveraines,  recou- 
vrent les  cultures  de  sable  et  de  pierres  et  démolissent  les  constructions. 
Ainsi  la  Riera,  qui  débouche  à  Palma  dans  la  Méditerranée,  a  souvent 
fait  plus  de  mal  à  la  ville  qu'un  siège  ou  qu'une  épidémie  :  on  dit  que 
l'inondation  de  1405  renversa  près  de  deux  mille  maisons  et  fit  périr  près 
de  6,000  personnes.  Mais  d'ordinaire  ces  torrents,  qu'un  auteur  majorquin 
dit  complaisamment  être  au  nombre  de  plus  de  deux  cents,  suffisent  à 
peine  pour  déverser  l'eau  fertilisante  dans  les  acequias  ou  canaux  d'origine 
arabe  qui  se  ramifient  dans  toutes  les  campagnes  de  l'île.  Pourtant  Mayorque 
a  le  plus  grand  besoin  d'être  abondamment  arrosée.  Complètement  abritée 
par  la  sierra  des  vents  du  nord-ouest  qui  soufflent  des  Pyrénées  et  de  !a 
vallée  de  l'Ebre,  l'île  est  tournée  vers  l'Afrique  et  disposée  comme  un  espa- 
lier pour  recevoir  toute  la  force  des  rayons  solaires. 

De  tout  temps,  les  pageses,  ou  paysans  majorquins,  ont  eu  la  réputation 
d'être  d'excellents  agriculteurs,  du  moins  autant  que  le  permettaient 
l'esprit  de  routine  et  la  grande  lésinerie  dans  les  dépenses  d'amélioration. 
Le  sol  de  Mayorque  est  en  moyenne  incomparablement  mieux  exploité  que 
le  reste  de  l'Espagne.  Il  est  vrai  que  les  habitants  des  îles  ne  sont  pas  les 
seuls  auxquels  on  doive  attribuer  le  mérite  de  cette  bonne  tenue  des  terres. 
Au  commencement  du  siècle,  pendant  que  la  guerre  étrangère  ravageait  la 
Péninsule,  et  depuis,  pendant  que  cristinos,  carlistes  ou  combattants  de 
quelque  autre  parti  se  disputaient  la  possession  de  l'Espagne,  nombre  de 
Catalans  laborieux  ont  émigré  dans  les  îles  pour  y  trouver  la  paix  et  le  bien- 
être  :  ils  se  sont  établis  surtout  dans  la  partie  centrale  de  Mayorque,  aux 
environs  d'Inca.  C'est  à  eux  que  l'on  doit,  pour  une  bonne  part,  ces  terrasses 
nivelées  à  grands  frais  sur  les  pentes  des  montagnes,  ces  olivettes,  ces 
vignes  si  bien  entretenues,  ces  beaux  jardins  d'orangers  et  d'amandiers. 
Toutes  les  économies  sont  employées  à  conquérir  sur  le  roc  ou  sur  le  marais 
un  petit  lopin  de  terre,  aussitôt  mis  en  culture.  Mais,  en  dépit  de  l'indus- 


POPULATION  DE  MAYORQUE.  805 

Irie  des  habitants,  la  superficie  des  terres  agricoles  ne  suffit  pas  à  la  popu- 
lation qui  s'y  presse,  et  l'excédant  des  familles  doit  avoir  recours  à  l'émi- 
gration. Les  Mayorquins,  de  même  que  leurs  voisins  de  Minorque,  les  excel- 
lents jardiniers  «  JVlahonais  »,  sont  fort  nombreux  dans  les  villes  du  littoral 
méditerranéen,  en  Algérie  et  dans  tous  les  ports  des  Antilles  espagnoles. 

D'ailleurs  l'île  «  dorée  »  a  des  éléments  de  richesse  très-variés  et  ne  se 
trouve  point  exposée  à  un  désastre  par  l'insuccès  d'une  récolte.  Elle  n'a 
d'autres  mines  que  ses  marais  salants,  près  du  cap  Salinas,  en  face  de  l'île 
Cabrera;  mais  aux  céréales,  qui  fournissent  l'excellent  «  pain  de  Mallorca», 
célèbre  dans  toute  l'Espagne,  les  insulaires  ajoutent  les  vins  délicieux  de 
Benisalem,  qui  sont  expédiés  au  continent,  des  huiles,  qui  se  consomment 
surtout  en  Angleterre  et  en  Hollande,  des  légumes  dont  Barcelone  est  le 
grand  marché,  des  fruits  de  toute  espèce  qu'importe  la  France.  La  vallée 
de  Soller,  la  gloire  de  Mayorque,  est  en  grande  partie  occupée  par  des  fo- 
rêts d'orangers  dont  les  produits  sont  expédiés  par  cargaisons  entières  à 
Aiguës-Mortes,  au  port  d'Agde,  à  Marseille  :  malheureusement,  une  maladie, 
que  l'on  n'est  pas  encore  parvenu  à  guérir,  a  fait  de  grands  ravages  dans 
les  plantations,  et  les  cultivateurs  ont  pu  craindre  pendant  longtemps  que 
l'une  des  sources  les  plus  importantes  de  leur  revenu  ne  fut  complètement 
tarie.  Les  Mayorquins  s'occupent  aussi  de  l'élève  des  animaux  :  les  grands 
pâturages  leur  manquent  pour  le  gros  bétail,  mais  les  débris  de  cuisine  et 
les  déchets  des  plantes,  des  racines,  des  fruits  leur  permettent  d'engraisser 
des  multitudes  de  cochons  qui  servent  à  l'alimentation  de  Barcelone. 
Enfin,  Mayorque  fait  preuve  d'une  certaine  activité  industrielle.  Ses 
fabricants  de  chaussures  travaillent  pour  l'étranger  aussi  bien  que  pour  l'île 
elle-même.  Les  Mayorquins  exportent  des  étoffes  de  laine  et  de  toile,  des 
ouvragesde  vannerie,  des  vases  de  terre  poreuse  ;  mais  ils  n'ont  plus  le  mo- 
nopole de  ces  faïences  si  célèbres  à  l'époque  de  la  Renaissance,  et  que  l'on 
appelle  encore  majolica,  forme  italienne  du  nom  de  Mayorque. 

La  capitale  actuelle  de  l'île,  Palma,  est  une  ville  populeuse  et  animée. 
Vue  de  la  mer,  elle  se  présente  fort  bien  avec  ses  maisons  en  amphithéâtre, 
ses  murailles  flanquées  de  bastions,  son  vieux  château  fortifié  de  Bellver,  la 
cathédrale  qui  s'élève  sur  la  colline  et  que  domine  la  «  tour  de  l'Ange  », 
•le  l'architecture  la  plus  gracieuse  et  la  plus  hardie.  Les  habitants  de  Palma 
vantent  la  beauté  de  leurs  édifices  et  prétendent  que  leur  Lonja,  flanquée 
aux  angles  de  ses  quatre  tourelles  octogones,  est  bien  supérieure  à  celle  de 
Valence  en  originalité  de  construction.  Tout  en  faisant  la  part  du  patriotisme 
local,  on  doit  reconnaître  que  le  style  à  demi  mauresque  des  anciens  archi- 
tectes majorquins  de  la  Renaissance  se  distingue  par  une  grande  élégance  et 


804  NOUVELLE   GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

une  légèreté  singulière.  Les  colonnes  de  marbre  noir  ou  gris  qui  soutiennent 
les  fenêtres  ogivales  sont  d'une  minceur  sans  exemple,  relativement  à  leur 
hauteur  :  on  dirait  des  tiges  de  fer  ou  des  fûts  de  bambous. 

Le  va-et-vient  des  négociants  et  des  matelots  a  forL  mêlé  la  population  de 
Palma,  mais  au  moins  un  élément  ethnique  s'y  est  maintenu  pur  de  tout 
croisement  :  c'est  celui  des  Juifs  convertis,  parfaitement  reconnaissables  par 
la  pureté  de  leur  type,  et  désignés  dans  le  pays  sous  le  nom  de  Chuetas.  En- 
core de  nos  jours  ils  habitent  un  quartier  séparé,  ne  se  marient  qu'entre 
eux,  ont  leurs  écoles  distinctes.  Ils  possèdent  aussi  leur  église  spéciale,  car 
c'est  au  prix  de  la  conversion  qu'ils  ont  obtenu  de  ne  pas  être  mis  à  mort 
ou  du  moins  exilés  :  la  seule  différence  qu'on  observe  dans  leurs  rites,  c'est 
qu'ils  crient  leurs  prières,  au  lieu  de  les  réciter  à  voix  basse  ;  cela  provient 
sans  doute  de  ce  que,  dans  les  premiers  temps,  les  prêtres  les  forçaient  à 
parler  haut  pour  entendre  distinctement  leurs  paroles.  Du  reste,  tout 
chrétiens  que  soient  les  Chuetas,  ils  n'en  ont  pas  moins  gardé  leur  génie 
mercantile  et,  l'usure  aidant,  une  grande  partie  des  propriétés  de  l'île  a 
fini  par  leur  appartenir.  Jadis  on  avait  un  procédé  commode  pour  les 
empêcher  de  trop  s'enrichir  :  quand  l'opinion  publique  les  soupçonnait,  en 
dépit  de  leur  apparence  minable,  d'avoir  trop  rapidement  empli  leurs 
coffres,  vite  une  accusation  de  blasphème  ou  d'hérésie  les  faisait  jeter  en 
prison,  et  bientôt  leur  fortune  passait  en  d'autres  mains!  Les  registres  de 
l'inquisition  palmesane  témoignent  des  persécutions  terribles  qu'eurent  à 
subir  ces  malheureux  convertis.  Même  au  siècle  dernier,  ils  n'étaient  jamais 
assurés  de  la  liberté  ni  de  la  vie. 

Un  chemin  de  fer,  qui  ne  dépasse  pas  encore  la  ville  d'Inca,  doit  réunir 
le  port  de  Palma  et  ceux  d'Alcudia  en  passant  par  les  districts  de  Santa 
Maria  et  de  Benisalem,  les  plus  riches  de  l'île  après  ceux  qui  entourent  au 
sud  les  villes  populeuses  de  Manacor  et  de  Felanitx.  Alcudia  disputa  jadis  à 
Palma  le  titre  de  capitale,  et,  si  elle  n'avait  à  souffrir  du  mauvais  air  et 
du  manque  de  bonne  eau,  il  est  probable  qu'elle  eût  maintenu  son  rang 
de  grande  ville,  car  elle  occupe  une  excellente  position  maritime.  Du  haut 
de  sa  colline  rocheuse  elle  domine  à  la  fois  deux  golfes  plus  rapprochés  de 
l'Espagne  et  de  la  France  que  celui  de  Palma  et  présentant  des  communica- 
tions faciles  avec  les  campagnes  de  l'intérieur.  Le  golfe  du  Nord,  appelé 
d'ordinaire  Puerto  Menor,  ou  de  Pollenza,  peut  admettre  des  vaisseaux  de  haut 
bord  dans  un  bon  mouillage  abrité  de  tous  les  vents  ;  il  est  cependant  peu 
fréquenté  :  l'île  est  trop  petite  pour  avoir  deux  grands  marchés  d'échanges. 
On  espère  que  d'importants  travaux  d'assainissement  et  de  culture  entrepris 
au  sud  d'Alcudia  auront  pour»résultat  de  rendre  à  cette  antique  cité  une  part 


MAYORQUE  ET  MINORQUE.  807 

de  son  ancienne  importance.  L'Albufera,  ou  plaine  marécageuse,  dont  l'éten- 
due est  d'environ  2,800  hectares,  a  été  partiellement  reconquise  sur  les  eaux 
et  sur  la  fièvre,  grâce  aux  industriels  anglais  qui  l'exploitent  ;  c'est  mainte- 
nant une  belle  plaine  traversée  par  de  larges  et  solides  chemins,  drainée 
par  des  machines  à  vapeur,  arrosée  dans  la  saison  par  des  canaux  d'eau 
pure-. 


La  Minorque  des  Français,  Menorca,  ou  la  «Petite  Baléare  »,  que  l'on  peut 
voir  de  Mayorque,  puisqu'elle  en  est  distante  seulement  de  57  kilomètres, 
semble  continuer  vers  l'est,  puis  au  sud-est,  la  courbe  légèrement  infléchie 
delà  sierra  mayorquine;  mais  elle  est  elle-même  fort  peu  montueusc  et 
n'offre  que  des  pitons  isolés.  Le  sommet  le  plus  élevé,  le  monte  Toro,  dont 
l'altitude  est  de  557  mètres,  est  situé  à  peu  près  au  centre  de  l'île  et  domine 
de  grandes  plaines  faiblement  accidentées,  dont  les  arbres,  exposés  au  vent 
du  nord,  ont  le  branchage  régulièrement  incliné  du  côté  de  l'Afrique;  les 
orangers  ne  peuvent  trouver  un  abri  suffisant  que  dans  les  ravins,  ou  bar- 
rancos,  qui  sillonnent  la  plaine.  Celte  absence  de  sierra  rend  le  climat  de 
Minorque  moins  agréable  et  moins  salubre  que  celui  de  la  terre  voisine2; 
le  sol  y  est  aussi  moins  fertile  à  cause  de  la  faible  quantité  des  eaux  de 
source.  Il  est  vrai  que  les  pluies  sont  plus  abondantes  qu'à  Mayorque;  mais 
les  roches  calcaires  laissent  pénétrer  l'humidité  dans  leurs  fissures,  les 
campagnes  sont  toujours  altérées  et  l'on  ne  peut  trouver  de  l'eau  que  dans 
les  grottes  profondes.  Près  de  Giudadela,  la  roche  crevassée  permet  de  des- 
cendre dans  un  labyrinthe  de  cavernes,  dont  l'une  est  en  communication 
avec  la  mer. 

De  même  que  Mayorque  et  les  deux  Pytiuses,  Ibiza  et  Formentera,  Mi- 
norque doit  aux  ports  de  ses  deux  extrémités  opposées  d'offrir  une  sorte  de 
balancement  dans  son  histoire  politique  et  son  commerce.  L'île  a  deux  capi- 

1  Villes  de  Mayorque  et  d'Ibiza  en  1877  : 
l'aima 58,225  hab.       Pollenza .     8,550  hab. 


Manacor 14,925 

Felanilx 11,000 

Lluchmayor 8,850 


Soller 7,900 

Ibiza 7,400 

lnca 6,825 


Climats  comparés  de  Mayorque  et  de  Minorque,  d'après  Carreras  et  Barcelô  y  Combir 


Température  moyenne 

»  du  mois  le  plus  chaud. 

»  du  mois  le  plus  froid.  . 

Moyenne  des  pluies. 

Jours  de  pluie.  ......... 


Talma. 

Mahon. 

18\1 

17%5 

(?) 

22°,4 

(?) 

9° 

0ra,436 

0m,690 

67 

82 

8  (IX 


NOUVELLE   GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 


laïcs,  qui  se  sont  toujours  disputé  la  suprématie,  Ciudadela  et  Port-Manon! 
La  première  a  l'avantage  de  regarder  vers  Mayorqueet  les  deux  golfes  d'ÀI- 
i  udia,mais  elle  n'a  qu'un  mauvais  havre  aux  bords  marécageux.  La  seconde, 
qui  porte  encore  le  nom  de  son  fondateur  carthaginois,  possède  un  admi- 
rable port  naturel  divisé  par  des  îlots  et  des  péninsules  en  cales  et  en 
bassins  secondaires  ;  tous  les  avantages  se  trouvent  réunis  dans  ce  bras  de 
mer.  Pourtant,  à  voir  le  faible  mouvement  du  port,  on  ne  se  douterait  pas 


X°     1H.    l'OHT-MUlON. 


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Cap  jTé$i*> 


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que  c'est  là  le  havre  célèbre  vanté  par  André  Doria  dans  son  fameux  dic- 
ton, d'ailleurs  appliqué  aussi  à  la  baie  de  Carthagène  :  «  Juin,  Juillet  et 
Mahon  sont  les  meilleurs  ports  de  la  Méditerranée.  »  Port-Mahon  est  bien 
déchu  de  son  activité  commerciale  depuis  que  les  Anglais  l'ont  abandonné 
en  1802,  après  en  avoir  fait  une  cité  riche  et  prospère.  Elle  était  pour  eux 
une  autre  Malte,  inférieure  toutefois  par  sa  position  dans  une  mer  ouverte 
et  tempétueuse,  loin  d'une  de  ces  portes  de  navigation  entre  deux  mers  qui 
donnent  tant  d'importance  à  La  Valette,  à  Messine,  à  Gibraltar.  Dans  la 
physionomie  de  ses  édifices  Mahon  a  gardé  quelque  chose  d'anglais;  la 


HINORQU-E,   VALLÉE  DE  L'ÈBRE.  809 

grande  route  qui  parcourt  l'île  dans  toute  sa  longueur,  de  Porl-Mahon  à 
Ciudadela,  est  également  un  héritage  de  la  domination  britannique;  mais 
un  héritage  bien  mal  apprécié.  Le  port  excellent  de  Fornells,  qui  s'ouvre 
entre  deux  péninsules  rocheuses  de  la  cote  septentrionale  et  qui  pourrait 
abriter  une  flotte  entière,  sert  à  peine  à  quelques  barques  de  pèche  \ 


VI 


LA     VALLEE     DE     L   EBRE,     L   ARAGON     ET     LA     CATALOGNE. 

De  même  que  le  bassin  du  Guadalquivir,  la  vallée  de  l'Ebre,  dans  sa 
partie  moyenne,  est  nettement  séparée  du  reste  de  l'Espagne.  Elle  forme 
une  large  dépression  entre  les  plateaux  intérieurs  de  la  Péninsule  et  le 
système  pyrénéen.  Si  les  eaux  de  la  Méditerranée  s'élevaient  de  500  mètres, 
elles  empliraient  tout  l'espace  triangulaire  où  serpente  l'Ebre,  de  Tudela  à 
Mequinenza,  et  qui  fut  un  lac  d'eau  douce  avant  que  le  fleuve  n'eût  percé 
les  montagnes  de  la  Catalogne.  Au  nord,  cette  région  a  pour  limite  le  puis- 
sant rempart  des  Pyrénées,  la  barrière  naturelle  la  plus  forîe  qui  existe  en 
Europe  ;  au  sud  et  au  sud-ouest,  elle  a  les  âpres  versants  d'un  plateau  et  de 
sa  bordure  de  montagnes  ;  elle  a  surtout  cette  limite  indécise  et  changeante, 
mais  des  plus  gênantes  à  franchir,  que  trace  la  différence  des  climats.  Au 
nord-ouest,  il  est  vrai,  la  haute  vallée  de  l'Ebre  continue  vers  les  Pyrénées 
cantabres  la  plaine  de  l' Aragon.  De  ce  côté,  la  ligne  de  démarcation  natu- 
relle n'a  donc  rien  de  précis  ;  mais  les  collines  qui  se  rapprochent  de  part 
et  d'autre  donnent  un  caractère  tout  à  fait  spécial  à  la  contrée.  En  outre, 
des  hommes  différents  de  race,  de  langue  et  de  mœurs  occupent  une  partie 
considérable  de  cette  région,  opposant  ainsi  une  muraille  vivante  aux 
populations  de  la  plaine.  Historiquement,  la  haute  vallée  de  l'Ebre  ne 
pouvait  d'ailleurs  avoir  qu'un  rôle  tout  à  fait  distinct  de  celui  de  l'Aragon. 
C'est  là  que  se  trouvent  les  lieux  de  passage  nécessaires  entre  le  seuil 
occidental  des  Pyrénées  françaises  et  le  plateau  des  Castiïïes  ;  là  devait  pas- 
ser tout  le  temps  le  flux  et  le  reflux  des  bommes  entre  la  France  et  l'intérieur 
de  la  Péninsule. 

Par  les  événements  de  l'histoire  aussi  bien  que  par  les  conditions  géogra- 
phiques, l'Aragon  et  la  Catalogne  forment  donc  une  des  régions  naturelles 
de  l'Espagne,  beaucoup  moins  vaste  que  les  Castilles,  mais  à  peine  moins 
importante  dans  le  développement  de  la  nation  et  beaucoup  plus  populeuse 

1   Port  Mahon.    ......     15,850  hab.        |        Ciudadela 7,775   hab. 

«■  •     102 


810  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

par  rapport  à  son  étendue1.  Depuis  plus  de  sept  siècles,  l'Aragon  et  la  Cata- 
logne ont  les  mêmes  destinées  politiques  et  presque  toujours  ont  défendu 
la  même  cause  dans  les  guerres  et  les  révolutions.  Toutefois  de  grands 
contrastes  existent  aussi  dans  l'aspect,  le  relief,  le  climat  de  ces  deux 
provinces,  et  ces  contrastes  de  la  nature  se  sont  reproduits  dans  le  caractère 
des  populations  et  dans  leur  histoire  spéciale.  L'Aragon,  pays  de  plaines 
entouré  de  tous  les  côtés  par  des  montagnes,  est  une  contrée  essentiellement 
continentale,  dont  les  habitants,  privés  des  ressources  de  l'industrie  et  du 
commerce,  devaient  rester  en  grande  majorité  pâtres,  agriculteurs  ou 
soldats,  et  n'exercer  leur  action  que  sur  leurs  voisins  de  la  Péninsule.  La 
Catalogne,  au  contraire,  pays  de  montagnes,  de  vallées  ouvertes  sur  la 
mer,  de  plages  et  de  promontoires,  devait  se  peupler  de  marins  et  joindre 
à  des  richesses  naturelles  celles  que  lui  procurait  le  mouvement  des 
échanges.  Elle  devait  aussi  entrer  en  relations  intimes  avec  les  contrées 
limitrophes  baignées  par  la  même  mer,  surtout  avec  le  Roussillon  et  le 
Languedoc.  Il  y  a  sept  ou  huit  siècles,  les  Catalans  appartenaient  même 
beaucoup  plus  au  groupe  des  peuples  provençaux  qu'à  celui  des  Espagnols. 
Par  la  vie  nationale,  aussi  bien  que  par  le  langage,  ils  se  rattachaient  étroi- 
tement aux  populations  du  nord  des  Pyrénées. 

C'est  dans  la  révolution  politique  dont  la  guerre  des  Albigeois  a  été  le 
drame  le  plus  terrible  qu'il  faut  chercher  la  raison  du  changement  d'équi- 
libre qui  s'est  opéré  dans  l'histoire  de  la  Catalogne  et  qui  a  jeté  ce  pays  en 
proie  aux  Castillans.  Tant  que  le  monde  provençal  garda  son  centre  de 
gravité  naturel  entre  Arles  et  Toulouse,  toutes  les  populations  du  littoral 
méditerranéen  jusqu'à  l'Ebre,  et  même  celles  des  côtes  de  Yalence  et  des 
îles  Baléares,  subirent  l'influence  de  la  société  policée  qui  les  avoisinait,  et 
furent,  pour  ainsi  dire,  entraînées  dans  son  orbite  d'attraction.  Entre  la 
Provence  d'un  côté,  les  royaumes  arabes  de  l'autre,  les  habitants  chrétiens 
de  la  Péninsule  et  des  îles  se  sentaient  nécessairement  portés  vers  les 
Provençaux,  leurs  parents  de  race,  de  religion  et  de  langage  :  c'est  là  ce 
qui  explique  la  prédominance  de  l'idiome  dit  limousin  et  de  sa  littérature 
dans  la  Catalogne  et  jusqu'à  Murcie  et  à  Palma.  Mais,  quand  une  guerre 
implacable  eut  changé  plusieurs  villes  des  Albigeois  en  déserts,  quand  les 
barbares  du  Nord  eurent  opprimé  la  civilisation  du  Midi  et  que  la  contrée 
du  versant  méridional  des  Cévennes  eut  été  réduite  par  la  violence  à  n'être 

Supsrficie.  Population  en  1877.        Popul.  kil. 

Aragon 46,565  kil.  car.  894,727  19 

Catalogne 52,550         »  1,749,710  54 


78,895  kil. car.  2,644,457 


ARAGON  ET  CATALOGNE.  811 

guère  plus  qu'un  appendice  politique  du  bassin  de  la  Seine,  il  fallut  bien 
que  la  Catalogne  cherchât  d'autres  alliances  naturelles.  Le  centre  de  gravité 
se  déplaça  rapidement  du  nord  au  sud,  et  de  la  France  méridionale  se  re- 
porta dans  la  péninsule  pyrénéenne.  La  Castille  gagna  ce  qu'avait  perdu  la 
Provence.  Ainsi  la  langue  provençale,  qui  s'était  jadis  répandue  de  la  Cata- 
logne et  du  Toulousain  dans  tout  l' Aragon,  y  fut  graduellement  remplacée 
par  le  castillan  ;  cependant  les  idiomes  locaux  se  défendent  avec  ime  singu- 
lière énergie  :  en  1876,  quatre-vingt-dix  ouvrages  ont  été  publiés  en  catalan 
et  des  journaux  de  celle  langue  paraissent  régulièrement,  même  en  Amé- 
rique, à  New-York  et  à  Buenos  Ayres. 

Le  versant  septentrional  des  plateaux  et  des  monts  qui  bordent  au  sud  le 
bassin  de  l'Èbre  est  percé  de  nombreuses  brèches  qu'utilisent  les  voies  de 
communication.  Les  rivières  permanentes  et  les  ruisseaux  temporaires  ont 
découpé  les  hautes  terres  en  fragments  détachés  les  uns  des  autres,  qui 
portent  le  nom  de  sierras  quand  ils  ont  une  certaine  longueur,  et  celui  de 
muelas  ou  «  dents  molaires  » ,  quand  ils  se  présentent  comme  des  blocs  isolés. 
Ce  sont  les  «  témoins  »  restés  debout,  des  plateaux  d'une  période  géologique 
antérieure.  En  s'imaginant  que  tous  les  creux,  larges  plaines  ou  défilés 
étroits,  qui  séparent  ces  hauteurs  soient  de  nouveau  remplis,  on  reconstitue 
par  la  pensée  l'ancienne  pente  uniforme  et  très-faiblement  ondulée  qui  s'a- 
baissait graduellement  des  gibbosités  du  centre  de  l'Espagne  vers  la  vallée 
de  l'Ebre.  Du  haut  des  protubérances  les  plus  saillantes  de  ce  plateau  en 
grande  partie  démoli,  on  reconnaît  parfaitement  que  les  faces  supérieures 
des  prétendues  sierras  se  correspondent  et  faisaient  partie  du  même 
plan  incliné.  Ainsi,  la  sierra  de  San  Just  ou  de  San  Yus,  que  la  haute  vallée 
du  Guadalope  sépare  de  la  sierra  de  Gudar,  n'est  qu'un  simple  débris.  Il 
en  est  de  même  des  sierras  de  Segura,  de  Cucalon,  de  Vicor,  d'Aglairen,  de 
la  Yirgen,  qui  se  continuent  au  nord-ouest  en  rempart  ébréché  jusqu'au 
superbe  massif  de  Moncayo.  La  sierra  de  Almenara,  qui  s'élève  à  l'ouest  de 
cette  rangée,  sur  les  confins  immédiats  du  plateau  des  Castilles,  n'est  égale- 
ment qu'un  fragment  de  plateau  sculpté  par  les  météores. 

La  masse  granitique  du  Moncayo  ou  Cayo,  bien  autrement  solide  que  les 
roches  crétacées  du  plateau  oriental,  a  résisté  à  l'action  érosive  des  eaux  et 
reste  unie  au  faîte  de  partage  où  le  Duero  prend  sa  source,  où  naissent  les 
premiers  pics  de  l'arête  de  Guadarrama.  Le  Moncayo,  laboratoire  des 
orages  pour  les  campagnes  de  l'Aragon,  est  aussi  la  tour  de  guet,  du  haut  de 
laquelle  les  Castillans  regardent  la  vallée  de  l'Ebre.  En  effet,  cette  pyra- 
mide angulaire,  fort  escarpée  par  son  versant  septentrional  et  facilement 
accessible  par  ses  pentes  tournées  au  midi,  est  par  cela  même  une  partie 


812  NOUVELLE    GÉOGRAPHIE    UNIVERSELLE. 

du  domaine  naturel  des  Castillans,  et  c'est  en  s'appuyant  sur  ce  massif 
qu'ils  ont  pu  descendre  dans  le  haut  bassin  de  l'Èbre  et  rejoindre  au  bord 
de  ce  fleuve  les  confins  de  la  Navarre.  De  leur  côté,  les  Aragonais  ont  dû 
aux  nombreuses  brèches  du  plateau  oriental  de  pouvoir  en  remonter  le 
versant  bien  au  delà  de  leurs  limites  naturelles.  Par  les  vallées  du  Guada- 
lope,  du  Martin,  du  Jiloca,  ils  ont  occupé  tout  le  haut  massif  de  Teruel, 
cette  région  du  Maeztrazgo,  si  importante  au  point  de  vue  stratégique,  à 
cause  de  sa  position  dominante  entre  les  bassins  de  l'Èbre,  du  Mijares,  du 
Guadalaviar,  du  Jûcaret  du  Tage.  Dans  toutes  les  guerres  civiles,  la  posses- 
sion de  ce  faîte  est  un  des  grands  objectifs  pour  les  combattants. 

Au  nord  de  l'Èbre  et  de  ses  affluents  se  profile  la  haute  crête  neigeuse  des 
Pyrénées  qui  sépare  l'Espagne  du  reste  de  l'Europe;  mais  c'est  dans  la  géo- 
graphie de  la  France  et  non  dans  celle  de  l'Aragon  qu'il  convient  de  décrire 
cette  chaîne,  car  le  versant  septentrional  est  de  beaucoup  le  plus  populeux  et 
le  mieux  connu  :  c'est  aussi  le  plus  riche  en  curiosités  naturelles.  De  ce 
tronc  principal,  plusieurs  grands  rameaux  s'abaissent  vers  l'Espagne;  toute- 
fois il  ne  faut  point  croire  que  les  montagnes  de  l'Aragon  et  de  la  Catalogne 
soient  toutes  de  simples  chaînons  latéraux  du  système  pyrénéen.  Quelques 
massifs  sont  môme  complètement  isolés.  Une  première  rangée  de  hauteurs 
indépendantes,  débris  d'anciens  plateaux  rongés,  s'élève  immédiatement  au 
nord  du  fleuve  et  prend  en  certains  endroits  un  aspect  presque  montagneux. 
Cette  rangée,  interrompue  de  distance  en  distance  par  les  vallées  des  rivières 
pyrénéennes,  commence  bien  modestement,  en  face  même  du  géant  Mon- 
cayo,  par  de  petites  collines  ravinées,  infertiles,  revêtues  de  fougères,  offrant 
çà  et  là  quelques  bouquets  de  pins.  Ce  sont  les  Bardenas  Reaies.  A  l'est  de 
l'Arba,  ces  hauteurs  se  continuent  par  les  chaînons  parallèles  du  Caslcllar 
et  de  tout  le  district  des  Cinco  Villas,  puis,  arrêtées  par  le  cours  du  Gallego, 
elles  surgissent  de  nouveau  pour  former  la  sierra  de  Alcubierre,  qui  s'a- 
baisse de  tous  les  côtés  par  de  larges  terrasses,  vers  des  plaines  presque  abso- 
lument désertes,  connues  au  sud  et  à  l'est  sous  le  nom  de  Monegros.  Le 
massif  d'Alcubierre,  situé  au  centre  même  de  l'ancien  lac  de  l'Aragon,  a 
gardé  son  aspect  insulaire  :  le  seuil  par  lequel  il  se  relie  aux  montagnes 
de  Huesca  ne  se  trouve  pas  à  plus  de  580  mètres  au-dessus  de  la  mer. 

Vers  le  milieu  de  l'espace  qui  sépare  les  collines  riveraines  de  l'Èbre  et 
la  crête  maîtresse  des  Pyrénées  s'élèvent  de  véritables  chaînes  de  montagnes 
qui,  dans  leur  ensemble,  se  développent  avec  quelque  régularité  dans  le 
sens  de  l'ouest  à  l'est;  il  faut  y  voir  probablement  les  restes  d'un  système 
montagneux  dont  les  arêtes  étaient  parallèles  à  celles  des  Pyrénées,  mais 
que  les  eaux  ont  diversement  rompu  et  même  partiellement  déblayé.  Les 


MONTAGNES  DE  L'ARAGON.  815 

roches  crayeuses  qui  constituent  principalement  la  masse  de  ces  montagnes 
n'ont  pas  opposé  d'obstacle  insurmontable  aux  eaux  pyrénéennes  qui  des- 
cendent en  abondance  et  d'une  pente  fort  inclinée.  Toutefois  la  résistance 
des  rochers  a  été  suffisante  pour  forcer  les  rivières  à  de  nombreux  détours 
et  ne  leur  laisser  en  maints  endroits  que  d'étroits  passages,  pareils  à  de  sim- 
ples fissures  de  la  montagne.  Cette  région  des  avant-monts  pyrénéens  est  une 
des  plus  pittoresques  de  l'Espagne  ;  c'est  aussi  l'une  des  moins  connues  : 
mais  dans  ces  dernières  années,  les  dessinateurs,  les  cartographes  et  les 
naturalistes  en  ont  déjà  révélé  bien  des  mystères. 

La  plus  fameuse  et  l'une  des  plus  hautes  de  ces  chaînes  secondaires  qui 
se  développent  parallèlement  aux  Pyrénées  est  la  sierra  de  la  Pena,  au  nord 
de  laquelle  coule,  dans  une  vallée  profonde,  la  rivière  qui  adonné  son  non. 
au  royaume  d'Aragon.  A  l'extrémité  orientale  de  cette  chaîne,  dominant  la 
vieille  cité  de  Jaca,  se  dresse  une  superbe  montagne  de  grès,  en  forme  de 
pyramide,  la  Pena  de  Oroel,  d'où  l'on  contemple  un  immense  horizon  de 
sommets  et  de  vallées,  des  Pyrénées  au  Moncayo.  La  région  sauvage,  en 
partie  boisée  de  hêtres  et  de  pins,  qui  forme  le  centre  de  ce  panorama  gran- 
diose est  le  célèbre  pays  de  Sobrarbe,  presque  aussi  vénéré  des  patriotes 
espagnols  que  les  montagnes  de  Covadonga,  dans  les  Asturies.  C'est  le  lieu 
sacré  pour  eux  où  commença,  du  côté  des  Pyrénées,  la  guerre  qui  arracha 
l'Espagne  aux  Maures.  D'après  la  légende,  quelques  hommes,  échappés 
à  la  domination  des  Arabes,  auraient  vécu  pendant  des  années  dans  les 
grottes  et  les  forêts  de  la  sierra;  leur  nombre  se  serait  graduellement  accru 
des  mécontents  et,  vers  la  fin  du  huitième  siècle,  un  des  chefs  de  bandes, 
un  Basque,  du  nom  d'Arista,  aurait  attaqué  les  Maures  de  la  contrée  et 
les  aurait  battus  complètement.  Le  nom  ibérique  du  nouveau  royaume  de 
Sobrarbe,  de  forme  presque  latine,  permit  aux  chroniqueurs  d'inventer  la 
légende  d'un  arbre  merveilleux  qu'Arista  aurait  vu  en  rêve  et  dont  les 
branches  ombrageaient  tout  le  territoire  conquis  par  son  épée.  Les  hautes 
vallées  de  l'Aragon,  du  Gallego ,  du  Cinca  sont  encore  connues  dans  le 
langage  usuel  comme  le  district  de  Sobrarbe.  Dans  un  des  vallons  boisés 
qui  s'ouvrent  à  l'ouest  de  la  Pena  de  Oroel,  on  visite  aussi  la  grotte  où 
se  serait  montrée  la  vision  de  l'arbre  mystique.  Au-dessus  de  la  caverne 
s'élève  un  ancien  couvent,  dont  une  salle,  très-richement  ornée  de  mar- 
bres, enferme  les  restes  des  anciens  rois  d'Aragon. 

Une  rangée  de  montagnes  plus  irrégulière  que  la  sierra  de  la  Pena,  et 
s'y  rattachant  par  un  seuil  élevé,  dresse  au  sud  ses  pitons  en  désordre  : 
c'est  la  sierra  de  Santo  Domingo,  dont  les  contre-forts  s'abaissent  de 
terrasse  en  terrasse  dans  la  plaine  accidentée  des  Cinco  Villas.  A  l'est,  une 


8U  NOUVELLE  GEOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

étroite  coupure  où  passe  le  Gallego,  sépare  la  chaîne  de  Santo  Domingo  de 
son  prolongement  naturel,  qui  se  développe  jusqu'à  la  rivière  Cinca  sous 
divers  noms,  mais  que  l'on  peut  désigner  dans  son  ensemble  sous  l'appella- 
tion de  sierra  de  Guara  ;  d'autres  chaînes  secondaires  ou  fragments  raviné:-; 
de  chaînons  suivent  parallèlement  la  crête  principale  de  la  Guara  et  s'ar- 
rêtent également  au  bord  du  Cinca.  Au  delà  de  ce  torrent,  les  saillies  pa- 
rallèles du  sol  s'enchevêtrent  et  se  croisent  avec  les  extrémités  des  rameaux 
pyrénéens  ;  mais  on  peut  y  discerner  encore  l'orientation  de  l'ouest  à  l'est. 
Plus  loin,  cette  direction  moyenne  des  montagnes  redevient  tout  à  fait  évi- 
dente. Le  Monsech,  ainsi  nommé  de  la  sécheresse  de  ses  ravins  calcaires,  se 
continue  jusqu'au  Sègre  avec  la  régularité  d'un  rempart  de  forteresse, 
quoiqu'il  soit  percé  à  angle  droit  par  les  deux  Noguera,  Ribagorzana  et 
"Pallaresa.  Au  nord  du  Monsech,  une  chaîne  encore  plus  haute,  mais 
beaucoup  moins  régulière,  est  indiquée  par  les  superbes  massifs  de  San 
Gervas  et  de  la  sierra  de  Boumort.  Il  n'est  pas  douteux  qu'à  une  époque 
géologique  antérieure  toutes  les  eaux  qui  s'amassaient  dans  les  hautes 
vallées  du  versant  méridional  des  Pyrénées  ne  fussent  retenues  en  lacs  par 
la  barrière  transversale  de  ces  monts  secondaires.  Les  traces  de  la  rupture 
opérée  par  les  torrents  de  sortie  sont  encore  visibles  à  la  partie  inférieure 
de  ces  «conques  »;  quelques  défilés  sont  aussi  étroits,  aussi  brusquement 
taillés,  aussi  coupés  de  précipices  que  si  l'eau  des  anciens  lacs  venait  à  peine 
d'entr'ouvrir  la  montagne  pour  s'abattre  en  déluge  dans  les  plaines  de 
libre. 

Un  de  ces  défilés,  où  le  Sègre,  quoique  fort  abondant,  passe  dans  une 
fissure  de  roche  que  l'on  pourrait  franchir  d'un  bond,  est  la  seule  brèche 
qui  sépare  les  contre-forts  de  la  sierra  de  Boumort  et  ceux  de  la  sierra  de 
Cadi.  Cette  dernière  chaîne  doit  être  considérée  géologïquement  comme 
formant  un  système  à  part,  indépendant  des  Pyrénées  proprement  dites.  Le 
sillon  oblique  formé  du  côté  de  l'Espagne  par  la  vallée  du  Sègre,  du  côté 
de  la  France  par  le  col  de  la  Perche  et  le  cours  de  la  Têt,  est  la  ligne  de 
séparation  entre  les  deux  groupes  de  montagnes.  Les  Pyrénées  se  terminent 
par  l'énorme  ensemble  de  cimes  qui  entoure  le  val  d'Andorre  et  par  les 
monts  de  Carlitte,  aux  immenses  plateaux  d'éboulis;  le  Cadi  appartient  à 
cette  chaîne  à  peine  moins  grandiose  qui  porte  à  son  extrémité  française 
la  superbe  pyramide  du  Canigou.  Le  géant  de  la  partie  espagnole  de  la 
chaîne,  le  Cadi,  égale  probablement  ce  colosse  en  hauteur;  du  sommet  prin- 
cipal, aux  anfractuosités  et  aux  ravins  presque  toujours  emplis  de  neige, 
on  voit  à  ses  pieds,  comme  une  mer  tempétueuse,  tous  les  monts  de  la  Cata- 
logne aux  innombrables  vagues. 


MONTAGNES  DE  LA  CATALOGNE.  815 

De  la  sierra  de  Cadi  et  de  son  prolongement  oriental  se  détachent  vers  le 
sud  un  grand  nombre  de  rameaux  secondaires  qui  s'abaissent  par  degrés  et 
vont  se  mêler  diversement  aux  monts  du  littoral  catalan.  Cette  région, 
d'accès  très-difficile,  à  cause  des  murs  parallèles  de  hauteurs  qui  la  par- 
courent, est  fort  riche  en  formations  géologiques,  des  terrains  siluriens  à 
la  craie,  et  contient  en  abondance  des  gisements  miniers  de  fer,  de  cuivre 
et  même  d'or,  qui  sont  partiellement  exploités  et  qui  pourraient  avoir  une 
réelle  importance,  si  des  routes  faciles  et  des  chemins  de  fer  pénétraient  dans 
les  hautes  vallées.  La  région  minière  la  plus  activement  utilisée  est  le  bassin 
houiller  de  San  Juan  de  lasAbadesas,  occupant,  non  loin  des  sources  du  Ter, 
un  espace  de  plus  de  52  kilomètres  carrés,  au  milieu  de  grandes  montagnes 
rougeâtres,  aux  formes  arrondies.  Ce  dépôt  de  combustible,  richesse  future 
de  la  Catalogne,  ne  lui  profite  actuellement  que  dans  une  faible  mesure,  car 
tous  les  transports  doivent  s'effectuer  par  charrettes  sur  de  mauvais  chemins. 
Sur  le  versant  occidental  du  Cadi,  d'autres  gisements  houillers,  d'une  grande 
puissance,  attendent  que  l'industrie  s'en  empare. 

Les  célèbres  roches  salifères  de  Solsona  et  de  Cardona  se  trouvent  aussi 
dans  cette  région  au  milieu  des  contre-forts  de  montagnes  qui  servent  de 
soubassement  au  massif  du  Cadi.  Une  de  ces  collines,  à  l'est  de  Cardona,  est 
une  des  curiosités  de  l'Espagne,  à  cause  de  la  pureté  relative  du  sel  qui  la 
constitue.  La  roche  saline,  qui  s'élève  à  la  hauteur  d'une  centaine  de  mètres 
au-dessus  du  sol,  est  tellement  déchirée  et  déchiquetée  par  les  pluies,  que 
ses  pyramides,  ses  pointes,  ses  fissures,  ses  crevasses  lui  donnent  l'aspect  d'un 
glacier.  Les  météores  travaillaient  naguère  plus  activement  que  les  carriers 
à  en  diminuer  le  volume;  mais,  quoique  en  ruine,  l'énorme  bloc  de  sel  n'en 
pourrait  pas  moins  suffire  pendant  des  siècles  à  la  consommation  de  l'Es- 
pagne :  on  en  évalue  la  contenance  approximative  à  plus  de  300  millions  de 
mètres  cubes. 

La  grande  variété  des  métaux  qui  ont  injecté  les  roches  de  la  contrée  est 
peut-être  causée  par  le  voisinage  du  foyer  souterrain  des  laves.  Les  seules 
montagnes  volcaniques  du  nord  de  la  Péninsule  se  trouvent  dans  le  haut 
bassin  du  Fluvia,  immédiatement  à  l'est  de  la  vallée  du  Ter,  et  précisément 
sur  la  ligne  droite  qui  rejoindrait  les  massifs  d'éruption  du  cap  de  Gâta, 
de  la  Pointe  de  Hifac  et  des  îlots  Columbretes  au  volcan  d'Agde,  sur  le 
littoral  français.  Les  volcans  de  Catalogne,  peu  élevés  d'ailleurs,  et  percés  de 
cratères  partiellement  oblitérés  où  verdoient  des  restes  de  forêts,  sont  épars 
autour  d'Olot  et  de  Santa  Pau,  sur  un  espace  d'environ  800  kilomètres 
carrés.  De  puissantes  coulées  de  lave  basaltique,  issues  de  quatorze  cra- 
tères, s'avancent  en  promontoires  dans  les  vallées  au-dessus  des  roches  qui 


816  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

s'étaient  déposées  sur  la  contrée  pendant  les  âges  tertiaires  :  une  de  ces  cou- 
lées, qui  porte  la  ville  et  les  vieux  murs  de  Castel-Follit,  se  dresse  en  un  haut 
rempart,  au  confluent  même  du  Flùvia  et  d'une  autre  rivière  ;  ses  noires 
colonnades  indistinctes,  les  broussailles  qui  croissent  dans  les  angles  du  ba- 
salte, l'eau  bleue  qui  ronge  la  base  des  piliers,  les  mulets  qui  cheminent  en 
longues  caravanes  sur  les  cailloux  du  gué,  puis  gravissent  la  route  oblique 
taillée  dans  la  roche,  forment  un  paysage  des  plus  charmants.  Les  volcans 
de  cette  contrée  sont  probablement  en  repos  dès  avant  l'époque  historique, 
bien  que  les  chroniques  parlent  vaguement  d'éruptions  qui  auraient  eu 
lieu  à  la  fin  du  quinzième  siècle.  En  tout  cas,  il  est  certain  qu'alors  un 
violent  tremblement  de  terre  renversa  la  ville  d'Olot  et  fit  trembler  toute 
la  région  des  Pyrénées  orientales  jusqu'à  Perpignan  et  Barcelone.  Des  cou- 
rants d'air  chaud,  qui  jaillissent  çà  et  là  des  fissures  de  rochers  et  que  l'on 
connaît  dans  le  pays  sous  le  nom  de  bufadors,  témoignent  aussi  d'un  travail 
qui  se  continue  dans  le  laboratoire  intérieur  des  laves. 

Le  système  des  montagnes  du  littoral  catalan  continue  exactement  celui 
des  côtes  de  Valence  :  de  chaque  côté  de  la  trouée  de  l'Ebre,  les  saillies  du 
relief  se  correspondent  par  la  forme  générale,  l'orientation,  la  composition 
géologique.  Sur  une  largeur  de  plus  de  50  kilomètres,  du  bord  de  la  mer 
aux  plaines  intérieures  dites  Llanos  del  Urgel,  la  contrée  est  partout  fort 
accidentée;  mais  les  roches  d'aspect  vraiment  montagneux  ne  commencent 
qu'en  amont  de  Tortose.  Une  première  chaîne,  aux  brusques  escarpements 
tournés  vers  le  midi  et  contournés  par  l'Ebre  à  leur  base  occidentale,  se  dé- 
veloppe parallèlement  à  la  côte  ;  une  seconde,  puis  une  troisième  chaîne  do- 
minée par  la  «  Montagne  Sainte  »  (Mount  Sant)  et  la  sierra  de  Prades,  puis 
encore  une  quatrième  arête  se  dressent  à  l'ouest,  au  delà  de  la  profonde 
vallée  de  la  Ciurana.  Au  nord,  le  défilé  de  Francolî,  où  passe  le  torrent  du 
même  nom  et  qu'utilisent  la  route  et  le  chemin  de  fer  de  Tarragone  à  Lé- 
rida,  interrompt  à  peine  ces  hauteurs;  elles  reprennent  pour  former  le 
massif  à  la  cime  bien  nommée  du  Montagut.  Un  nouveau  sillon,  où  coule  le 
Noya,  affluent  du  Llobregat,  coupe  encore  une  fois  les  monts  catalans  et 
limite  à  l'ouest  et  au  sud  la  superbe  arête  de  Monserrat,  que  le  Llobregat, 
le  Gardoner  et  le  col  de  Calaf  isolent  des  autres  côtés  et  montrent  ainsi  dans 
toute  sa  grandeur. 

Le  Monserrat  est  de  hauteur  relativement  modeste,  quoiqu'il  soit  bien 
autrement'  fameux  en  Espagne  que  le  pic  de  Mulhacen  et  le  Nethou,  près 
de  trois  fois  ses  supérieurs  en  élévation  et  se  dressant  dans  la  région  des 
neiges  et  des  glaces  persistantes.  Mais  la  «  Montagne  de  la  Scie  »  porte  sur 
une  de  ses  plates-formes,  suspendue  comme  un  balcon  aux  flancs  de  la 


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MONTAGNES  DE  LA  CATALOGNE.  K19 

roche  verticale,  les  restes  d'un  couvent  qui  fut  l'an  des  plus  célèbres  de  la 
chrétienté;  les  cardinaux,  les  papes  mêmes  venaient  le  visiter  en  personne, 
et,  Loyola  y  déposa  son  épée.  D'immenses  trésors,  dont  une  pnrtie  servit  fort 
à  propos  à  payer  les  frais  de  la  guerre  d'Indépendance,  étaient  contenus 
dans  les   coffres   du   sanctuaire.   De  nos  jours,  le  Monserrat  a  perdu  de 
son  prestige  comme  lieu  sacré,  mais  il  est  devenu  pour  les  géologues  un 
des  types    de  montagnes    les   plus  intéressants   à  étudier,   à  cause  de  sa 
forme  et  de  la  nature  de  ses  roches.  Bien  qu'isolé,  le  Monserrat  se  trouve 
précisément   au  point  de  rencontre  de  trois  axes  montagneux  :  au  sud- 
ouest  et  au  nord-est,  il  se  rattache  aux  monts  de  la  Catalogne,  qui  se  déve- 
loppent parallèlement  au  littoral;  à  l'ouest,  il  se  continue  vaguement  par 
un  renflement  du  sol  qui  va  rejoindre  le  Monsech  et  la  sierra  de  Guara  ; 
enfin,  au  nord,  des  massifs  et  des  chaînons  latéraux,  appartenant  comme 
lui  à  l'époque  nummulitique,  le  relient  à  la  sierra  de  Cadi.  Il  est  composé 
d'un  conglomérat  de  cailloux  calcaires,  schisteux,  granitiques,   empâtés 
dans  une  argile  rougeâtre  et  provenant  d'anciennes  montagnes  démolies  par 
les  courants  ;  des  galeries  et  des  salles  ouvertes  par  les  eaux  dans  l'épaisseur 
du  mont  laissent  voir  des  blocs  énormes   entassés  en  désordre  et  dans 
l'équilibre  en   apparence   le  plus  instable.  Au  sud-ouest  et  au   sud,   le 
Monserrat  est  flanqué  à  la  base  de  nombreux  monticules  ;  mais,  au  nord, 
la  paroi  formidable  s'élève  d'un  jet,  toute  hérissée  d'aiguilles  el  rayée  de 
couloirs  verticaux.  Jadis   la  montagne  était  certainement  beaucoup  plus 
haute,  mais  les  pluies,  les  vents,  le  soleil,  la  gelée  l'ont  ainsi  découpée  en 
d'innombrables  dents  et  en  «  colonnes  coiffées  »  portant  encore  leur  pierre 
terminale  en  forme  de  chapiteau.  Des  ermitages,  des  ruines  de  châteaux 
forts  s'accrochent  çcà  et  là  aux  saillies  de  la  montagne,  et  des  escaliers  verti- 
gineux en  gravissent  les  couloirs.  Du  sommet  le  plus  élevé,  dit  le  San 
Gerônimo,  le  spectacle  est  admirable  :  des  grands   massifs  des  Pyrénées 
aux  îles  Baléares  on  contemple  un  horizon  de  350  kilomètres  de  large. 

De  l'autre  côté  de  l'abîme  formé  à  la  base  de  la  puissante  muraille  par 
la  vallée  du  Llobregat,  les  hauteurs  atteignent  au  Monsen,  pilier  de  granit 
qui  a  redressé  les  craies  environnantes,  une  élévation  plus  considérable  que 
celle  du  Monserrat.  À  l'exception  des  marais  de  l'Àmpourdan,  ancien  golfe 
comblé  par  les  alluvions,  tout  cet  angle  extrême  de  la  Catalogne,  entre 
la  mer  et  les  Albères,  est  couvert  de  collines  en  chaînes  et  en  massifs, 
dont  les  plus  hardies,  entre  autres  la  Madré  del  Mount,  portent  aussi  sur 
leurs  escarpements  des  églises  de  pèlerinage  très-fréquentées.  Une  série  de 
collines,  disposée  en  chaîne,  longe  la  côte  des  deux  côtés  de  Barcelone,  et 
par  ses  promontoires  et  ses  vallons  aux  plages  sablonneuses  donne  au  lit- 


820 


NOUVELLE   GEOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 


toral  l'aspect  le  plus  pittoresque  et  le  plus  varié.  Le  dernier  de  ces  petits 
massifs  est  une  protubérance  de  granit  qui  forme  la  pointe  orientale 
de  l'Espagne  et  la  borne  méridionale  du  golfe  du  Lion  :  c'est  la  sierra  de 
Rosas,  jadis  vénérée  des  Grecs.  Là,  sur  un  des  sommets  les  plus  en  vue, 
s'élevait  un  temple  de  Vénus,  remplacé  depuis  par  le  monastère  de  San 
Pedro  de  Roda,  que  n'habitent  plus  les  religieux,  mais  que  les  matelots 
saluent  toujours  de  loin  pour  conjurer  les  caprices  du  vent.  La  roche  la 
plus  avancée  du  massif,  le  cap  Greus  de  nos  cartes ,  est  l'ancien  Aphro- 
dision,  aux  écueils  peuplés  de  polypes  coralligènes1. 


Dans  son  ensemble,  le  bassin  de  l'Èbre  est  un  des  plus  géométriquement 
réguliers  que  présente  la  surface  terrestre.  Il  a  la  forme  d'un  triangle  dont 

N°    H2.    —    PROFIL   DU    COL'RS    DE    I.'ÈERE. 


ft 


£00 


la  base  repose  sur  les  monts  de  la  Catalogne,  tandis  que  la  pointe  se  trouve 
près  de  l'océan  Atlantique,  dans  les  Pyrénées  cantabres.  Les  arêtes,  faible- 
ment sinueuses,  qui  limitent  de  toutes  parts  cet  espace  de  plus  de 
80,000  kilomètres  carrés,  sont  fort  inégales  en  hauteur,  mais  elles  se 
ressemblent  géologiquement  par  leurs  noyaux  granitiques,  sur  lesquels  les 

1  Altitudes  diverses  du  bassin  de  l'Èbre,  au  sud  des  Pyrénées  : 


AU   SUD    DE    L ÈBRE. 

Sierra  de  San  Just.    .    ,    .    .    .     1513  mètres. 

Pico  de  Herrera 1506       » 

Pico  de  Almenara. .    .....      1429       » 

entre  l'Èbre  et  le  sègre. 
Pefia  de  Oioel 1,769       » 


ENTRE  LE  SEGRE  ET  LA  MER. 

Sierra  de  Cadi 2,900  met.  (?; 

Monsant. 1,071  » 

Montagut 840  » 

Monserrat 1,237  » 

Monseù 1,608  » 

Madré  del  Mount 1,224  » 


EBRE.  821 

formations  postérieures,  jusqu'aux  alluvions  récentes,  se  sont  successivement 
déposées  en  retrait,  à  mesure  que  se  comblait  la  mer  intérieure.  L'Ebre 
serpenteau  fond  de  la  dépression  médiane  du  bassin,  en  maintenant,  malgré 
tous  ses  méandres,  une  direction  exactement  perpendiculaire  au  rivage  de 
la  Méditerranée  où  il  doit  aboutir  :  par  la  régularité  de  son  cours  presque 
inflexible,  il  s'accorde  parfaitement  avec  la  forme  géométrique  de  son  bassin. 
Mais,  en  approchant  de  la  barrière  que  lui  opposent  les  monts  de  la  Cata- 
logne, il  faut  qu'il  se  ploie  et  se  reploie  en  sinuosités  nombreuses,  avant  de 
trouver  une  issue  pour  gagner  la  mer. 

La  source  de  Fontibre  (Font  d'Èbre) ,  dans  une  haute  vallée  des  Pyrénées 
cantabres,  commence  fièrement  le  fleuve  par  une  masse  d'eau  considérable, 
à  laquelle  se  mêlent  les  neiges  fondues  de  la  Pena  Labra,  de  la  sierra  de 
Isar  et  d'autres  montagnes.  Près  de  Reinosa,  l'Ebre  semble  hésiter  dans  son 
cours  ;  un  seuil  bas,  qui  peut-être  lui  servait  jadis  de  lit  vers  le  golfe  de 
Gascogne,  s'ouvre  dans  la  direction  du  nord,  mais  le  fleuve,  tournant  brus- 
quement au  sud,  puis  à  l'est,  coupe,  de  défilé  en  défilé,  divers  massifs  de 
hauteurs  qui  jadis  s'élevaient  en  travers  de  sa  vallée.  Il  se  grossit  dans  sa 
course  de  plusieurs  rivières  que  lui  envoient  les  Pyrénées,  la  sierra  de  la 
Demanda,  le  massif  d'Urbion;  mais  il  ne  prend  vraiment  l'aspect  d'un 
fleuve  qu'à  sa  sortie  des  plaines  de  Navarre,  où  le  Cidaco  et  l'Alhama,  du 
côté  méridional,  l'Ega  et  l' Aragon  doublé  par  l'Àrga,  du  côté  septentrional, 
viennent  unir  leurs  eaux  dans  le  lit  commun.  Ainsi  que  le  dit  le  pro- 
verbe : 

Arga,  Ega,  Aragon 
Hacen  al  Ebro  varon. 

Ce  sont  ces  rivières  qui  font  le  fleuve.  L'Ebre  est  désormais  assez  fort  pour 
fournir  de  l'eau  en  abondance  aux  canaux  latéraux  qui  s'y  alimentent  en  aval 
de  Tudela.  A  gauche,  le  canal  de  Tauste  répand  la  fertilité  dans  les  cam- 
pagnes jadis  infertiles  qui  s'étendent  au  pied  des  Bardenas  ;  à  droite,  le 
canal  Impérial,  qui  sert  à  la  fois  à  la  navigation  et  à  l'irrigation  des  champs, 
accompagne  le  fleuve  jusqu'à  Saragosse  ;  en  temps  ordinaire,  il  ne  roule 
pas  moins  de  14  mètres  cubes  d'eau  par  seconde  :  c'est  près  de  la  moitié  de 
la  portée  du  Guadalquivir,  dans  la  saison  des  «  maigres». Malheureusement, 
une  grande  partie  de  l'eau,  de  même  que  celle  du  canal  de  navigation 
creusé  en  aval  de  Saragosse,  se  perd  dans  les  fissures  du  terrain  calcaire. 

Dans  les  plaines  mêmes  de  l'Aragon,  l'Ebre  reçoit  de  droite  et  de  gauche 
d'autres  rivières  qui  compensent  les  saignées  des  canaux  d'arrosage.  Du  ver- 
sant des  plateaux  du  sud  lui  viennent  le  Jalon,  accru  du  Jiloca,  le  Huerva, 


822 


NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 


l'Aguas,  le  Martin,  le  Guadalope;  des  avant-monts  pyrénéens  du  nord 
descend  l'Arba,  tandis  que  des  grandes  Pyrénées  elles-mêmes  s'élance  le  Gal- 
lego;  mais  de  tous  les  cours  d'eau  du  bassin  le  plus  important  est  le  Sègre, 
uni  au  Ginca.  En  moyenne,  l'Èbre,  épuisé  par  les  emprunts  des  cultivateurs 
riverains,  a  beaucoup  moins  d'eau  que  ce  déversoir  où  s'épanche  tout  le 
surplus  de  la  masse  liquide  tombée  sur  le  versant  méridional  des  Pyrénées, 


N°    liô.    —    DELTA    DE    L  EBRE. 


0°  10'  deGr. 


Grave  par»  Erhard 


Ech.  de  1  •  07&000 


entre  le  groupe  du  mont  Perdu  et  celui  de  Carlitte.  À  l'époque  des  crues 
annuelles,  le  flot  que  roule  le  Sègre  arrête  complètement  le  cours  de  l'Èbre 
et  fait  refluer  ses  eaux  en  sens  inverse  du  courant.  Si  le  Sègre  coulait  dans 
l'axe  de  la  plaine  d'Aragon,  c'est  lui  qui  mériterait  de  donner  son  nom  au 
tronc  commun  du  fleuve;  mais,  par  une  étrange  disposition,  caractéristique 
de  ce  bassin  triangulaire  aux  limites  rectilignes,  le  Sègre  s'épanche  préci- 
sément à  angle  droit  de  la  dépression  centrale  des  plaines  et  longe  la  base 


ÈBRE  ET  SES  CANAUX.  825 

même  des  montagnes  qui  forment  l'un  des  eôtés  de  la  grande  figure  géo- 
métrique. 

Immédiatement  en  aval  de  la  jonction,  le  Sègre  et  l'Ebre  réunis  com- 
mencent leur  trouée  à  travers  les  chaînons  parallèles  de  la  Catalogne.  Du 
confluent  à  la  mer,  la  pente  totale  est  de  56  mètres  sur  un  espace  développé 
de  plus  de  150  kilomètres,  mais  le  fleuve  a  nivelé  son  lit  de  manière  à  faire 
disparaître  les  cascades  et  les  rapides.  Les  matériaux  produits  par  ce  grand 
travail  de  déblayement  se  sont  déposés  dans  la  mer  en  dehors  de  la  ligne 
normale  du  rivage.  Le  delta  de  l'Ebre  s'avance  de  24  kilomètres  dans  la 
Méditerranée,  et  ses  terres  basses,  couvertes  de  salines,  de  lagunes,  de 
fausses  rivières,  s'étendent  sur  près  de  400  kilomètres  carrés.  Il  est  vrai 
que  du  côté  du  sud  les  allumions  de  l'Ebre  trouvent  un  point  d'appui  dans 
les  bas-fonds  qui  se  dirigent  vers  le  groupe  des  Columbretes  :  saisis  par  le 
courant  qui  porte  au  sud  et  au  sud-ouest,  les  troubles  se  déposent  surtout  de 
ce  côté  ;  ainsi  s'est  formée  la  flèche  de  sable  qui  rattache  aux  terres  maré- 
cageuses du  delta  l'île  élevée  de  Punta  la  Bana  et  qui  protège  le  port  des 
Alfaques.  C'est  dans  ce  port  de  refuge,  en  grande  partie  vaseux  comme  le 
«  Puerto  del  Fangal  »,  à  l'extrémité  septentrionale  du  delta,  que  s'ouvre  la 
bouche  artificielle  de  l'Ebre,  formée  par  le  canal  de  San  Carlos  de  la 
Rapita,  que  l'on  a  creusé  à  travers  les  terres  basses  ;  il  a  14  kilomètres  de 
longueur  et  sa  pente  est  rachetée  par  trois  écluses.  C'est  en  vain  qu'on  a 
essayé  de  le  faire  servir  à  la  grande  navigation.  Les  digues  latérales  de 
l'embouchure  n'ont  pas  empêché  la  formation  d'une  barre  qui  arrête  les 
bâtiments  à  l'entrée.  De  même,  les  bouches  naturelles,  entourant  la  petite 
île  de  Buda,  sont  inaccessibles  aux  navires,  à  cause  de  leurs  barres  incon- 
stantes, recouvertes  d'une  eau  peu  profonde. 

Si  l'étude  géologique  du  delta  de  l'Ebre  avait  été  faite  d'une  manière 
complète,  si  des  sondages  avaient  déterminé  le  volume  précis  des  terres 
alluviales  jusqu'à  la  roche  sous-jacente,  et  que  l'accroissement  annuel  de  la 
masse  fût  parfaitement  connu,  on  pourrait  tenter  d'évaluer  approximati- 
vement le  nombre  des  siècles  écoulés  depuis  le  jour  où  le  lac  intérieur 
commença  de  se  vider  dans  la  mer  par  le  courant  de  l'Ebre.  D'ailleurs,  les 
empiétements  du  delta  diminueront  d'année  en  année,  et  depuis  le  com- 
mencement du  siècle  ils  ont  déjà  diminué,  en  proportion  des  progrès 
accomplis  par  les  cultivateurs  dans  l'irrigation  de  leurs  campagnes.  Le 
débit  moyen  de  l'Ebre  n'est  plus  que  la  moitié,  d'après  Antonio  de  la 
Mesa,  de  ce  qu'il  était  naguère,  et  il  ne  cessera  de  se  réduire  si  toutes  les 
améliorations  projetées  se  réalisent.  Déjà,  pendant  une  grande  partie  de 
l'année,  plusieurs  de  ses  affluents   sont  épuisés  en  entier  par  les  canaux 


824  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

d'arrosage  et  n'atteignent  pas  le  lit  majeur  du  fleuve  ;  mais  les  grands 
tributaires  pyrénéens  ont  encore  une  masse  d'eau  considérable  qui  va  se 
perdre  dans  la  mer  et  dont  chaque  flot  pourrait  faire  germer  des  moissons 
dans  les  steppes  riverains.  L'Arga  devrait  fertiliser  le  sol  des  Bardenas  et 
le  district  des  Cinco  Villas  :  l'eau  surabondante  du  Gallego,  de  l'Isuela, 
du  Cinca  semble  destinée  à  entourer  la  sierra  de  Alcubierre  d'un  réseau 
de  cultures  ;  le  Sègre  surtout  tient  en  réserve  dans  ses  eaux  torrentueuses 
la  fécondité  future  des  Llanos  del  Urgel,  encore  bien  incomplètement 
utilisés.  D'énormes  capitaux,  confiés  à  des  spéculateurs,  ont  été  gaspillés  à 
ces  diverses  entreprises  ;  mais,  en  dépit  de  ce  mécompte,  il  faudra  se 
remettre  à  l'ouvrage  pour  employer  le  faible  excédant  de  pluie  qui  reste 
encore  sans  emploi  dans  le  bassin  de  l'Ebre.  Tôt  ou  tard  le  grand  fleuve, 
de  même  que  les  autres  cours  d'eau  de  la  Catalogne,  le  Llobregat,  le  Ter,  le 
Fluvia,  ressemblera  aux  rivières  de  Yalence,  dont  chaque  goutte  est  utilisée 
et  se  change  en  sève  et  en  fruits1. 

La  richesse  exubérante  des  campagnes  irriguées  témoigne  de  la  bonté  du 
sol  dans  la  Catalogne  et  l'Aragon.  Même  des  terrains  naturellement  saturés 
de  substances  salines,  comme  ceux  des  environs  de  Saragosse,  ont  été  trans- 
formés en  d'admirables  jardins  fournissant  des  légumes  et  surtout  des 
fruits  exquis.  Sur  le  littoral  catalan,  des  plantes  tropicales,  des  agaves, 
des  cactus,  et  çà  et  là,  au  sud  de  Barcelone,  quelques  palmiers  étalant 
leurs  éventails  au  pied  des  roches  rappellent'  encore  les  beaux  paysages 
du  midi  de  la  Péninsule.  Dans  le  bassin  de  l'Ebre,  la  transition  s'opère 
graduellement  entre  la  nature  presque  africaine  de  Murcie  et  de  Valence  et 
l'âpre  climat  des  plateaux  et  des  montagnes  ;  mais  nulle  part,  si  ce  n'est  au 
bord  immédiat  des  rivières,  l'eau  n'est  en  quantité  suffisante.  Dans  cer- 
taines régions  des  montagnes  on  voit  des  maisons  haut  perchées,  dont  les 
murailles  sont  rouges  à  cause  du  vin  qui  a  servi  à  en  délayer  le  mortier  : 
après  une  bonne  vendange,  il  est  plus  économique  d'aller  puiser  dans  le  cel- 
lier le  liquide  nécessaire  que  de  chercher  au  loin  dans  quelque  vallée  pro- 
fonde, et  par  des  chemins  difficiles,  une  eau  précieuse,  plus  utilement  em- 
ployée à  l'irrigation  des  champs.  Arrêtés  par  les  montagnes  et  les  plateaux 
inclinés  des  Castilles,  les  vents  d'ouest  n'apportent  aucune  humidité  dans 

1               Superficie  du  bassin  de  l'Ebre 85,500  kilom.  carrés. 

Pluies  moyennes  dans  le  bassin,  par  mètre  de  surface    .  0m,500 

Débit  de  crue ,    .  5,000  mètres  cubes. 

»     moyen.. .  100  (?)   »         » 

»     d'étiage 50         »          » 

Ecoulement  moyen  par  mètre  de  surface 0m,057 

Proportion  de  l'écoulement  à  la  précipitation 1,14  (?) 


CAMPAGNES  ET  DÉSERTS  DU  BASSIN  DE   L'ÈBRE. 


825 


la  cuvette  au  fond  de  laquelle  coule  l'Èbre  ;  les  vents  humides  du  nord- 
ouest,  qui  soufflent  de  la  mer  Cantabre,  sont  aussi  partiellement  arrêtés 
par  les  monts  de  la  Navarre.  Quant  à  ceux  qui  proviennent  de  la 
Méditerranée,  ils  n'arrosent  que  le  versant  oriental  des  montagnes  de  la 
Catalogne  et  n'entrent  que  par  un  petit  nombre  de  brèches  dans  les  plaines 
de  l' Aragon. 

Cette  pénurie  d'eau  fluviale  est  un  grand  désavantage  pour  certaines 
régions  du  bassin  de  l'Èbre.  On  y  voit  de  véritables  déserts,  qui  n'ont  rien 


N°    144.    STEPPES   DE    L  ARAGON. 


O.Cr. 


D'après  WiUkormn  etYogel. 


Echelle   de  i:2X>oo.ooo 


à  envier  à  ceux  de  l'Afrique  :  tout  y  manque,  eaux  courantes,  cultures, 
prairies  et  forêts.  La  plus  grande  partie  des  Bardenas,  entre  l'Aragon  et 
l'Arba  ;  les  Monegros,  que  limitent  l'Ebre,  le  Sègre  et  le  Cinca;  les  teiv 
rasses  de  Calanda,  au  sud  de  l'Èbre  et  à  l'ouest  du  Guadalope,  sont  les 
plus  vastes  et  les  plus  inhabitables  de  ces  déserts.  Dans  ces  solitudes,  et 
à  un  moindre  degré  dans  toute  la  dépression  des  plaines  aragonaises,  le 
climat  a  les  inconvénients  extrêmes  ;  il  est  alternativement  très-froid  et 
très-chaud,  non-seulement  de  l'été  à  l'hiver,  mais  encore  dans  une  même 
saison;  malgré  le  voisinage  de  la  mer,  le  climat  est  tout  à  fait  conti- 
'•  104 


826  NOUVELLE   GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

nental.  La  rareté  de  la  végétation,  la  couleur  blanchâtre  des  terres  qui 
laissent  rayonner  la  chaleur  du  jour,  la  proximité  des  montagnes  nei- 
geuses donnent  au  climat  d'hiver  une  singulière  âpreté  ;  par  contre,  les 
chaleurs  estivales  sont  fréquemment  intolérables  :  on  étouffe  dans  cette 
cavité  où  les  vents  marins  ne  pénètrent  que  rarement,  par  bouffées  iné- 
gales, et  où  des  roches  éclatantes  de  lumière  répercutent  partout  les 
rayons  du  soleil.  Sur  les  côtes  de  la  Catalogne,  le  vent  chaud,  fatal  à  la 
végétation,  malsain  pour  les  hommes,  n'est  pas  celui  qui  souffle  d'Afrique; 
c'est  le  vent  qui  vient  de  traverser  les  plaines  brûlantes  de  l'Aragon. 

Grâce  aux  eaux  de  la  Méditerranée  qui  baignent  ses  rivages,  aux  brises 
marines  qui  lui  apportent  les  pluies,  l'air  salin,  l'égalité  de  température, 
la  Catalogne  jouit  d'un  bien  meilleur  climat  que  l'Aragon.  C'est  là  un  des 
contrastes  qui,  avec  les  autres  différences  géographiques  et  les  diversités 
d'origine,  d'alliances,  de  parenté,  de  commerce,  ont  donné  aux  deux 
contrées  limitrophes  une  individualité  distincte1. 


Sans  chercher  à  connaître  l'impossible,  c'est-à-dire  la  filiation  des  peu- 
plades aborigènes  et  de  provenance  étrangère  qui  peuplaient  avant  l'histoire 
écrite  la  vallée  de  l'Ebre  et  les  monts  de  la  Catalogne,  il  est  certain  que  la 
contrée  maritime  est  celle  qui  a  reçu  dans  sa  population  le  plus  d'éléments 
divers.  La  mer  devait  lui  amener  des  colons  de  tous  les  peuples  naviga- 
teurs, tandis  que  d'autres  visiteurs,  hostiles  ou  pacifiques,  devaient  arriver 
du  sud  par  le  chemin  naturel  des  plages  ou  du  nord  par  les  cols  peu  élevés 
des  Albères.  Aussi,  Carthaginois  et  Phéniciens,  Grecs  et  Massiliotes, Romains, 
Arabes,  Normands,  Français,  Provençaux,  venus  par  mer  ou  par  terre,  se 
sont-ils  successivement  mêlés  aux  habitants  de  la  Catalogne.  L'Aragon, 
terre  continentale  inconnue  des  marins  et  défendue  contre  les  immigra- 
tions  du  nord  par  un  rempart  de  rochers  et  de  neiges,  devait  conserver 
beaucoup  plus  la  pureté  relative  de  ses  peuples  ;  mais  ceux  des  envahis- 
seurs qui  réussissaient  à  s'emparer  du  pays,  devaient  s'y  établir  fortement, 
sans  craindre  que  de  nouveaux  arrivants  fussent  assez  heureux  pour  les 
déloger.  Quand  les  Maures  s'emparèrent  de  l'Aragon,  ce  fut  pour  longtemps. 
Barcelone    était   libre    depuis   trois   siècles    que    les    Sarrasins   tenaient 

Saragpsse.  Barcelone. 

1     Température  moyenne  (treize  années) . .  16°  17", 20 

Extrême  de  chaleur „    .  41°     )  -  .  31°     )  , 

»        de  froid..    . _     7o;8  j  Ecart,  48°,8.         ^  J  Ecart,  50°,9. 

T'tuie ,,.,,.,,  0-\347  o<\400 


ARAGONAIS  ET  CATALANS.  827 

encore  dans  Saragosse.   Comparé  à  la  Catalogne   mobile  et   changeante, 
r Aragon  représente  la  solidité  et  la  durée. 

Considérés  en  masse,  les  habitants  de  la  vallée  de  l'Ebre  sont  d'un  orgueil 
un  peu  agressif,  d'une  hauteur  froide  et  dédaigneuse,  d'une  grande  pa- 
resse d'esprit  :  ils  sont  routiniers  et  superstitieux  ;  mais  ils  ont  une  singu- 
lière force  de  volonté,  et  par  leur  vaillance  font  honneur  à  leurs  ancêtres 
les  Celtibères.  Ces  beaux  hommes  à  la  forle  carrure,  que  l'on  voit  cheminer 
derrière  leurs  ânes,  la  tète  entourée  d'un  mouchoir  de  soie  et  la  taille 
serrée  par  une  ceinture  violette,  sont  toujours  prêts  à  se  battre.  Encore  à 
la  fin  du  siècle  dernier,  il  était  de  coutume  entre  villages  ou  confréries  d'en 
venir  aux  mains  pour  le  seul  plaisir  de  lutter  et  de  montrer  sa  bra- 
voure :  ce  combat,  qui  ne  se  terminait  point  sans  mort  d'hommes,  était 
ce  qu'on  appelait  la  rondalla,  mot  qui  s'applique  aujourd'hui  aux  con- 
certs des  chanteurs  en  plein  vent.  Dans  les  petites  choses,  les  Aragonais  ap- 
portent le  même  entêtement  que  dans  les  grandes.  Ainsi  que  le  dit  le  pro- 
verbe :  «  Ils  enfoncent  des  clous  avec  leur  tête  !  »  Hommes  et  femmes 
doivent  à  cette  énergie  de  résolution  une  fermeté  de  traits  qui,  pour  un 
grand  nombre,  s'allie  avec  une  véritable  beauté. 

Les  premiers  siècles  de  la  lutte  des  Aragonais  contre  les  Maures  ne  furent 
qu'une  guerre  incessante  pendant  laquelle  chaque  montagnard  jouait  noble- 
ment sa  vie.  Les  rois  n'étaient  alors  que  des  «  premiers  parmi  des  pairs  », 
et  ceux-ci  d'ailleurs  avaient  pris  les  plus  grandes  précautions  pour  que  le 
pouvoir  du  souverain  fut  toujours  contrôlé.  Un  grand  juge  national,  respon- 
sable lui-même,  surveillait  le  roi  et  l'obligeait  à  respecter  les  privilèges  de 
ses  sujets  ;  dans  les  cas  graves  de  violation  des  lois,  il  le  faisait  même  arrêter 
et  garder  à  vue.  On  a  beaucoup  admiré,  et  à  bon  droit,  la  fîère  parole  que 
le  grand  justicier  d'Aragon  était  chargé  de  prononcer  devant  le  roi  age- 
nouillé, lorsque  celui-ci  venait  prêter  le  serment  de  gouverner  selon  la  loi  : 
«  Nous  qui  valons  autant  que  vous,  et  qui  pouvons  plus  que  vous,  nous  vous 
faisons  notre  roi  et  seigneur,  afin  que  vous  gardiez  nos  fors  et  libertés. 
Sinon,  non  !  »  Il  est  vrai  que  peu  à  peu  le  justicier  en  vint  à  parler,  non 
point  au  nom  du  peuple,  mais  seulement  comme  représentant  des  «  riches 
hommes  ».  Les  fors  que  le  roi  jurait  de  maintenir  finirent  par  n'être  plus 
que  des  privilèges  de  la  noblesse.  Quand  on  n'eut  plus  besoin  d'eux  pour  la 
lutte,  les  marchands,  les  artisans  les  laboureurs,  se  trouvèrent  en  dehors 
du  droit  ;  ils  n'avaient  aucune  liberté  que  rois,  justiciers  ou  nobles  fussent 
tenus  de  respecter,  et  quand  on  daignait  s'occuper  d'eux,  ce  n'est  qu'indi- 
rectement, par  l'entremise  des  «  universités  »  ou  corps  municipaux. 

Quoique  la  constitution  du  royaume  d'Aragon  fut  donc  bien  éloignée 


828  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE 

d'être  républicaine,  pourtant  elle  contrôlait  le  pouvoir  royal  avec  tant 
d'efficacité,  que  les  souverains  tentèrent  fréquemment  de  s'en  débarrasser 
à  tout  prix.  Enfin,  Philippe  II  réussit  à  faire  pénétrer  secrètement  des 
troupes  en  Aragon  ;  le  grand  justicier  fut  arrêté  inopinément  et  sa  tête 
tomba  sur  une  place  de  Saragosse  devant  la  foule  atterrée.  Ce  n'est  pas 
tout  :  le  roi,  profitant  de  la  consternation  générale,  fit  réunir  au  milieu  de 
son  armée,  campée  à  Tarazona,  de  prétendus  Etats  qui  votèrent  la  peine 
de  mort  contre  tout  homme  poussant  le  «  cri  de  liberté  ».  Au  commen- 
cement du  dix-huitième  siècle,  ce  qui  restait  de  l'ancien  appareil  des 
institutions  locales  fut  définitivement  supprimé  et  l'Aragon  perdit  toute 
autonomie  pour  devenir  une  simple  «  capitainerie  générale  »  de  la  couronne 
de  Castille.  Le  pouvoir  central  a  pu  se  féliciter  de  ce  résultat,  mais  les 
populations  elles-mêmes,  privées  de  tout  ressort  d'initiative,  ont  été  par 
ce  fait  condamnées  à  rester  dans  une  véritable  barbarie  intellectuelle.  A 
bien  des  égards,  l'Aragon  de  nos  jours  est  moins  avancé,  même  en  civili- 
sation matérielle,  qu'il  ne  l'était  au  treizième  siècle,  la  grande  époque  de 
sa  prépondérance  politique  dans  le  bassin  de  la  Méditerranée  occiden- 
tale. 

Les  Catalans  ne  sont  guère  moins  contents  d'eux-mêmes  que  les  Arago- 
nais  ;  les  hommes  des  plateaux,  les  bergers  surtout,  auxquels  de  vieilles 
traditions  assurent  la  noblesse,  aiment  à  vanter  leur  descendance  ;  mais 
leur  orgueil  se  rapproche  fort  de  la  vanité,  car  ils  sont  abondants  en  paroles. 
Ils  sont  aussi  loquaces  que  leurs  voisins  sont  silencieux  ;  ils  crient  beaucoup, 
s'insultent  volontiers,  mais  rarement  ils  en  viennent  aux  mains.  Leur 
caractère  a,  dit-on,  moins  de  solidité  que  celui  des  Aragonais  ;  cependant 
ils  résistèrent  encore  plus  longtemps  pour  le  maintien  de  leurs  libertés 
provinciales.  Plus  éloignés  du  plateau  des  Castilles,  plus  nombreux  et,  par 
conséquent,  plus  assurés  de  leur  force,  aguerris  contre  le  danger  par  une 
périlleuse  navigation  sur  des  mers  aux  tempêtes  soudaines ,  ils  ne  pou- 
vaient tolérer  que  des  ordres  leur  fussent  donnés  par  ces  Castillans  qu'ils 
méprisent.  Peu  de  villes  ont  été  plus  souvent  assiégées  que  Barcelone; 
bien  peu,  même  dans  cette  héroïque  Espagne,  se  sont  plus  vaillamment 
défendues;  souvent  même  elle  a  réussi,  par  ses  seules  forces,  à  faire  lever 
le  siège.  Les  guerres  civiles,  qui,  sous  divers  drapeaux,  ensanglantent  si 
fréquemment  les  rues  de  Barcelone  et  de  ses  faubourgs,  ainsi  que  les  défilés 
des  montagnes  environnantes,  ont  encore  presque  toutes  pour  cause  princi- 
pale ce  vieil  instinct  d'indépendance  catalane  auquel  le  gouvernement  de 
Madrid  ne  sait  point  faire  sa  part.  Naguère  les  Castillans  de  vieille  roche 
avaient  un  mot  pour  flétrir  leurs  compatriotes  du  nord  de  l'Èbre  :  ils  les 


CATALANS.  829 

appelaient  «  Catalans  rebelles  »;  ceux-ci,  de  leur  côté,  acceptaient  ce  terme, 
non  comme  un  opprobre,  mais  comme  un  titre  de  gloire. 

Il  est  aussi  un  mérite  qu'ils  s'attribuent  et  que  nul  ne  peut  leur  contester, 
celui  d'une  grande  âpreté  au  travail.  Non-seulement  les  Catalans  ont  changé 
en  beaux  jardins  les  vallées  arrosables  tournées  vers  la  mer,  ils  ont  aussi 
attaqué  les  pentes  arides  des  montagnes  et  forcé  la  pierre  triturée,  mêlée 
aux  terres  apportées  de  la  plaine,  à  nourrir  leurs  vignes,  leurs  oliviers,  leurs 
céréales.  Ainsi  que  le  dit  le  proverbe  :  «  Le  Catalan  sait  faire  du  pain  avec 
des  pierres.  »  Cependant,  l'agriculture  ne  suffisant  pas  à  l'alimentation  de 
la  population  surabondante,  il  a  fallu  que  celle-ci  se  tournât  vers  l'industrie 
et  elle  l'a  fait  avec  la  plus  grande  ardeur.  Barcelone,  ses  faubourgs,  les  villes 
de  la  banlieue  et  de  tout  le  littoral  avoisinant  ont  de  nombreuses  manufac- 
tures où  l'on  met  en  œuvre  les  libres  du  coton,  les  laines  et  d'autres  textiles, 
les  fers,  les  bois,  les  peaux,  les  ingrédients  chimiques  de  toute  espèce.  Il  y 
a  un  demi-siècle  environ  que  l'industrie  cotonnière  a  pris  pied  en  Catalogne, 
et  depuis  cette  époque  Barcelone  a  gardé  sa  prééminence  et  presque  le 
monopole  dans  ce  domaine  du  travail  national1.  Avant  le  commencement  de 
la  série  de  révolutions  que  traverse  actuellement  l'Espagne  et  dont  la 
Catalogne  a  tout  particulièrement  souffert,  la  province  de  Barcelone  possé- 
dait à  elle  seule  les  deux  tiers  des  machines  à  vapeur  de  toute  la  Péninsule  ; 
elle  avait  mérité  le  nom  de  Lancashire  espagnol.  D'ailleurs  la  guerre  civile 
n'a  fait  que  ralentir  le  travail,  sans  le  suspendre  ;  Barcelone  est  restée  le 
grand  atelier  où  l'Espagne  se  fournit  de  tous  les  produits  de  l'industrie 
moderne.  Le  rôle  d'intermédiaire  qui  appartenait  aux  populations  de  la 
Catalogne  avant  la  guerre  des  Albigeois,  leur  a  été  rendu  sous  une  autre 
forme.  Alors  elles  propageaient  en  Espagne  la  langue  et  la  civilisation  pro- 
vençales; de  nos  jours  elles  lui  transmettent  le  mouvement  industriel  de 
la  France.  Il  est  d'autant  plus  étonnant  que  Barcelone  soit  restée  si  long- 
temps sans  posséder  avec  l'Etat  limitrophe  une  ligne  de  communications 
rapides.  Bécemment  encore,  elle  n'avait  que  les  «  routes  humides  »  de  la 
mer  et  une  seule  grande  route,  souvent  difficile  à  suivre  quand  les  torrents 
du  littoral  sont  débordés.  Le  nouveau  chemin  de  fer  qui  traverse  les  roches 
peu  élevées  des  Albères,  est  d'ailleurs  bien  peu  fréquenté.  Les  effets  de  la 

1  Industrie  cotonnière  de  la  Catalogne,  en  1870  : 

Valeur  du  capital  fixe 150,000,000  fr. 

Manufactures 700 

Ouvriers  (hommes,  femmes  et  enfants).    ....  104,000 

Broches 1,200,000 

Production  des  fils 17,500,000  kilogr. 

Tissus 200,000,000  mètres. 


850  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

centralisation  ont  fini  par  rendre  les  habitants  des  deux  versants  pyrénéens 
presque  étrangers  les  uns  aux  autres.  Même  là  où  il  s'affaisse  en  collines,  le 
mur  des  Pyrénées  existe  encore. 

Les  Catalans  de  la  Péninsule,  de  même  que  ceux  des  Baléares,  émigrenl 
volontiers;  très-âpres  au  gain  et  fort  habiles  à  manier  l'argent,  ils  vont  dans 
les  diverses  provinces  de  l'Espagne  utiliser  les  ressources  que  les  habitants 
eux-mêmes  ne  savent  pas  exploiter  :  toutes  les  villes  des  plateaux  de  l'in- 
térieur ont  leurs  Catalans  qui  s'essayent  à  faire  fortune  et  y  réussissent 
presque  toujours.  Dans  mainte  province  de  l'Espagne  le  mot  de  «  Catalan  » 
est  synonyme  de  marchand,  de  boutiquier,  d'industriel.  Aux  Philippines,  à 
Puerto-Rico,  à  Cuba,  les  colons  de  Catalogne  sont  également  en  nombre 
considérable  et  se  distinguent  par  leur  zèle  extrême  à  s'enrichir.  Aussi  les 
créoles  blancs  et  noirs,  qui  voient  en  eux  des  rivaux  ou  des  maîtres,  les 
regardent-ils  avec  un  sentiment  d'aversion  profonde.  C'est  parmi  les  Catalans 
qu'ont  été  recrutés  en  grande  partie  ces  «  volontaires  de  la  Liberté  »  qui 
ont  combattu  avec  tant  d'acharnement  et  parfois  tant  de  férocité  pour 
maintenir  les  Cubanais  dans  la  servitude  politique  et  les  noirs  dans 
l'esclavage. 


Les  villes  de.  l' Aragon  et  celles  de  la  Catalogne  présentent  le  même  con- 
traste que  leurs  populations.  Les  premières,  plus  clair-semées,  ont  un  aspect 
grave,  solennel,  sombre  même;  les  secondes,  plus  pittoresquement  situées 
pour  la  plupart,  sont,  en  général,  affairées  et  joyeuses.  Elles  renouvellent 
plus  fréquemment  leurs  édifices;  tandis  que  leurs  sœurs  de  l'Aragon 
représentent  encore  le  moyen  âge,  elles  appartiennent  au  monde  moderne. 

Zaragoza,  la  Colonia  Csesaraugusta  des  Romains,  la  Saragosse  des  Français, 
occupe  une  position  naturelle  des  plus  heureuses.  Elle  se  trouve  presque  au 
milieu  géométrique  de  la  plaine  de  l'Aragon,  au  confluent  de  l'Èbre  et  de 
deux  tributaires,  dont  l'un,  fort  important,  le  Gallego,  lui  apporte  directe- 
ment l'eau  froide  versée  par  les  sources  du  mont  Perdu.  A  une  vingtaine  de 
kilomètres  en  amont,  l'Ebre  reçoit  le  Jalon,  la  rivière  la  plus  abondante  du 
versant  méridional  et  celle  qui  ouvre  les  grands  chemins  d'accès  vers  le 
plateau  des  Castilles  et  les  bassins  du  Jûcar  et  du  Guadalaviar.  Ainsi  Sara- 
gosse est  au  point  de  croisement  de  toutes  les  routes  naturelles  de  la  contrée, 
et  les  voies  artificielles  ont  dû  forcément  y  aboutir. 

Comme  les  cités  de  l'Andalousie,  Saragosse  a  son  alcazar  mauresque, 
l'Aljaferia,  qui  fut  naguère  un  palais  de  l'Inquisition  et  qui  sert  maintenant 
de  caserne.  Un  autre  monument  curieux  est  la  fameuse  tour  penchée  qui 


SAItAGOSSE,   CALATAYUD,   ÏEHUEL.  851 

date  du  commencement  du  seizième  siècle;  elle  est  inclinée  de  plus  de 
5  mètres,  à  peu  près  autant  que  la  tour  de  Pise,  et,  par  la  grâce  de  son 
architecture,  l'élégance  et  le  bon  goût  de  ses  ornements,  elle  mériterait 
d'être  considérée  comme  le  plus  bel  édifice  de  ce  genre,  si  elle  n'était 
déparée  par  un  clocher  à  double  ventre  du  plus  mauvais  style.  Saragosse  se 
vante  aussi  de  sa  promenade  du  Coso  et  des  allées  ombreuses  qui  longent  ses 
trois  rivières  ;  mais,  amoureux  de  la  gloire  comme  ils  le  sont,  les  habitants 
tiennent  surtout  pour  leur  cité  au  renom  de  «  ville  héroïque  »,  et  certes  ils 
ont  bien  le  droit  de  revendiquer  ce  titre  pour  elle.  Le  siège  qu'elle  sou- 
tint, en  1808  et  en  1809,  contre  toute  une  armée  française,  témoigne  à 
jamais  de  la  vaillance  des  Saragossais.  Du  reste,  il  s'agissait  pour  eux, 
non-seulement  de  défendre  leurs  foyers,  mais  aussi  de  sauver  la  patronne  de 
la  cité,  la  «  Vierge  du  Pilier  »  (Virgen  del  Pilar),  dont  la  statue  magni- 
fiquement ornée  se  dresse  dans  la  cathédrale  sur  un  pilier  d'argent  massif. 
La  Vierge  l'avait  dit  elle-même  : 


cv 


Elle  ne  veut  pas  être  française, 
Elle  veut  être  capitaine 
De  la  troupe  aragonaise  ! 

Aussi,  pour  accomplir  la  volonté  sacrée,  la  «  ville  préférée  de  Marie  »  se 
défendit-elle  rue  par  rue,  maison  par  maison,  avec  un  acharnement  dont 
les  annales  des  peuples  offrent  peu  d'exemples.  Encore  de  nos  jours,  on 
célèbre  des  courses  de  taureaux  en  l'honneur  de  la  Vierge  du  Pilier;  en 
1875,  43  taureaux  furent  tués  en  un  seul  jour. 

Saragosse  a  percé  quelques  rues  droites  et  de  larges  boulevards  dans 
l'ancien  dédale  de  ses  ruelles  tortueuses,  mais  les  autres  villes  des  provinces 
aragonaises- ont  gardé  leur  ancienne  physionomie.  Dans  la  haute  vallée 
de  l' Aragon,  entre  les  Pyrénées  et  la  sierra  de  la  Pena,  Jaca  aux  maisons 
grises  et  lézardées  est  encore  ceinte  de  ses  hautes  murailles  à  tours  carrées 
et  dominée  par  une  citadelle;  elle  fut  jadis  capitale  du  royaume  de  Sobrarbe, 
mais  ce  n'est  plus  qu'une  bourgade  délabrée,  qui  serait  fort  peu  connue  si 
elle  ne  se  trouvait  au  débouché  du  Somport  et  dans  le  voisinage  des  fameux 
couvents  de  la  Pena.  A  la  base  des  premiers  monts,  Huesca,  capitale  de  pro- 
vince, est  l'antique  Osca,  dont  le  nom  rappelle  celui  de  la  ville  française 
d'Auch  et  l'ancienne  domination  des  Auskes  ou  Euskariens.  Elle  a  gardé 
une  certaine  importance,  grâce  à  la  vaste  plaine  irriguée  qui  entoure  sa 
colline;  on  y  voit  une  riche  cathédrale  ayant  remplacé  une  mosquée, 
des  couvents  déserts,  un  palais  des  rois  d'Aragon  changé  en  université  et 
les  débris  d'une  enceinte,  jadis  flanquée  de  quatre-vingt-dix-neuf  tours. 


832  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

Barbastro,  située  dans  une  position  analogue  à  celle  de  Huesca,  non  loin  du 
Cinca,  est  restée  comme  Jaca  une  ville  du  moyen  âge  ;  elle  communique 
maintenant  avec  la  France,  par  la  route  carrossable  du  Somport. 

Dans  la  partie  méridionale  du  bassin  de  l'Ebre,  en  aval  du  confluent  du 
Jalon  et  du  Jiloca,  la  ville  arabe  de  Calatayud,  la  deuxième  cité  de  l'Aragon 
en  importance  commerciale,  et  l'héritière  de  la  Bilbilis  des  Ibères,  qui  s'éle- 
vait sur  les  pentes  d'une  montagne  voisine,  possède  encore  un  faubourg 
composé  en  entier  de  masures  et  de  trous  nauséabonds,  où  gîte  toute 
une  population  de  mendiants  faméliques.  Enfin  Teruel,  le  chef-lieu  du 
Maeztrazgo  et  dominant  le  cours  du  Guadalaviar,  a  tout  à  fait  l'aspect  d'une 
place  forte  du  moyen  âge,  avec  ses  murs  crénelés,  ses  tours,  ses  portes 
fortifiées  :  on  croirait  voir  Âvila  ou  Tolède.  La  tour  arabe  de  son  église  est 
une  des  principales  curiosités  de  «  l'Espagne  inconnue  »  ;  son  aqueduc,  du 
seizième  siècle,  qui  traverse  une  vallée  sur  un  pont  de  140  arcades,  est  une 
œuvre  remarquable. 

Plusieurs  villes  de  l'intérieur  de  la  Catalogne  sont  aussi  d'apparence  fort 
antique,  et  dans  le  nombre  il  en  est  de  tout  à  fait  délabrées  et  qui  resteront 
telles,  tant  que  des  moyens  de  communication  faciles  ne  les  rattacheront  pas 
aîi  reste  de  l'Espagne.  Ainsi  la  «  fière  Puycerda  »,  qui,  du  haut  de  sa  colline, 
située  sur  la  frontière  même  de  France,  domine  une  belle  plaine,  jadis 
lacustre,  parcourue  par  le  Sègre,  n'est  guère  qu'un  amas  de  masures 
entouré  de  remparts.  La  Seu  d'Urgel,  bâtie  également  au  bord  du  Sègre, 
dans  une  «  conque  »  des  plus  fertiles  qu'arrose  aussi  l'Embalira  d'An- 
dorre, est  sans  doute  un  point  militaire  fort  important  à  cause  des  val- 
lées que  commande  sa  forteresse  ;  mais  ses  rues  immondes,  ses  maisons 
d'aspect  sordide,  ses  murs  en  pisé  que  ravine  la  pluie,  ne  peuvent  qu'in- 
spirer un  véritable  dégoût.  Aucune  route  de  voitures  n'a  forcé  encore 
les  défilés  inférieurs  par  lesquels  s'enfuient  les  eaux  du  Sègre  vers  Balaguer 
et  Lérida. 

Cette  dernière  ville,  plus  ancienne  que  l'histoire  même  de  l'Espagne,  a 
toujours  eu  un  rôle  considérable  comme  place  romaine,  arabe  ou  chré- 
tienne, à  cause  de  sa  position  militaire  sur  le  Sègre,  à  l'entrée  de  la  plaine 
de  l'Aragon,  au  débouché  des  vallées  pyrénéennes  et  des  passages  des  mon- 
tagnes catalanes.  Les  plaines  voisines  ont  donc  été  fréquemment  le  théâtre 
de  sanglantes  batailles  entre  les  armées  qui  se  disputaient  la  possession  du 
bassin  de  l'Ebre,  et  les  murs  de  sa  forteresse  ont  eu  à  subir  de  nombreux 
assauts.  Actuellement  Lérida  est  l'étape  intermédiaire  de  commerce  entre 
Saragosse  et  Barcelone  ;  les  magnifiques  jardins  des  environs  lui  fournissent 
en  outre  des  ressources  propres  pour  ses  échanges  avec  le  reste  de  l'Espagne, 


LÉRIDA,   TORTOSE,   TARRAGONE.  833 

mais  elle  n'a  guère  d'autres  éléments  de  prospérité;  à  moins  qu'un  chemin 
de  fer  transpyrénéen  n'en  fasse  un  des  grands  entrepôts  de  commerce 
international,  elle  semble  destinée  à  rester  une  ville  de  troisième  ordre. 

La  pittoresque  Tortose,  la  dernière  cité  que  baigne  l'Ebre  avant  de  se 
perdre  dans  la  Méditerranée,  n'est  que  l'ombre  de  ce  qu'elle  fut  autrefois 
quand  elle  était  capitale  d'un  royaume  arabe.  De  même  que  Lérida,  elle 
eut  jadis  une  grande  importance  stratégique  comme  ville  frontière  de  la 
Catalogne  et  de  l'Aragon  et  comme  place  forte  dominant  le  passage  de 
l'Ebre.  Elle  est  aussi  une  étape  de  commerce  entre  Barcelone  et  Valence,  et 
si  elle  possédait  un  bon  port,  nul  doute  qu'elle  ne  se  reprît  à  fleurir.  Mais 
les  golfes  fangeux  qui  s'ouvrent  aux  deux  côtés  du  delta  de  l'Ebre  ne  sont 
nullement  appropriés  à  l'établissement  de  cales  et  de  môles  pour  l'échange 
des  marchandises.  Le  havre  de  los  Alfaques  offre  bien  un  excellent  mouillage 
aux  navires  surpris  par  la  tempête  ;  malheureusement  ils  ne  peuvent  s'ap- 
procher des  plages  basses,  et,  comme  il  a  été  dit  plus  haut,  le  port  artifi- 
ciel de  San  Carlos  de  la  Rapita,  communiquant  avec  l'Ebre  par  un  canal 
creusé  de  main  d'homme,  mais  fort  mal  entretenu,  n'est  accessible  qu'aux 
embarcations  d'un  faible  tonnage. 

De  même  que  Marseille  est  le  véritable  débouché  commercial  de  la  vallée 
du  Rhône,  de  même,  à  l'époque  des  Romains,  Tarragone  était  le  grand 
marché  maritime  du  bassin  de  l'Ebre  ;  grâce  à  sa  situation  en  face  de  Rome, 
de  l'autre  côté  de  la  Méditerranée,  elle  était  devenue  aussi  le  principal 
point  d'appui  de  la  domination  latine  dans  la  péninsule  Ibérique;  elle 
possédait  des  monuments  superbes,  cirques,  amphithéâtres,  palais,  temples, 
aqueducs.  Sa  population  était  de  plusieurs  centaines  de  milliers  d'hommes, 
d'un  million  peut-être  ;  son  enceinte  aurait  eu  plus  de  soixante  kilomètres 
de  tour,  et  le  petit  port  de  Salou,  situé  maintenant  à  deux  heures  de  marche 
au  sud-ouest,  aurait  été  compris  dans  l'ancienne  Tarraco  des  Romains.  La 
ville  moderne,  «  toute  jaune  sur  la  roche  grise,  »  est  en  partie  construite 
de  fragments  d'édifices  ruinés  ;  des  inscriptions  se  montrent  çà  et  là,  encas- 
trées dans  les  maçonneries  grossières.  Une  cathédrale  massive,  de  hautes 
tours  du  moyen  âge,  des  murailles  à  demi  renversées,  quelques  palmiers 
jaillissant  du  milieu  de  la  sombre  verdure  des  orangers,  un  aqueduc  en 
partie  romain  traversant  une  plaine  de  jardins  splendides,  voilà  ce  que  pré- 
sente la  Tarragone  d'aujourd'hui.  Elle  se  complète  par  la  ville  manufactu- 
rière de  Réus  et  par  la  ville  agricole  de  Valls,  qui  se  trouvent  à  une  petite 
dislance  dans  l'intérieur  et  qui  ont  rapidement  grandi  depuis  le  commence- 
ment du  siècle  ;  dans  le  voisinage  s'élève  le  couvent  de  Poblet,  où 
sont  déposées  les  cendres  des  rois  d'Aragon.  Le  commerce  de  Tarragone 

i.  105 


854  NOUVELLE   GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

a  repris  de  l'activité  pendant  les  dernières  années,  grâce  à  la  fertilité  des 
campagnes  environnantes.  Le  vin,  l'huile  d'olives,  les  amandes,  les  noisettes 
sont  les  principales  denrées  d'exportation  :  en  1876,  on  a  expédié  de  Tar- 
ragone 17,580  sacs  de  noisettes  provenant  des  coteaux  voisins1. 

Entre  Tarragone,  l'antique  métropole,  et  Barcelone,  la  Barcino  romaine, 
nouvelle  capitale  des  contrées  de  l'Èbre  et  deuxième  cité  de  l'Espagne,  la 
population  se  presse  en  agglomérations  nombreuses.  On  traverse  les  riches 
campagnes  du  Panades,  dont  le  port  est  Villanova  y  Geltrù,  puis  la  vallée 
non  moins  fertile  qu'arrosent  les  eaux  rougeâtres  du  Llobregat  et  l'on  voit 
se  succéder  les  villes  et  les  villages  qui  précèdent  les  faubourgs  de  Barce- 
lone. La  cité  proprement  dite  est  assise  au  bord  de  la  mer,  à  la  base  orien- 
tale du  rocher  de  Monjuich,  hérissé  de  fortifications  menaçantes,  qui  ont 
plus  souvent  vomi  du  fer  sur  les  Barcelonais  eux-mêmes  que  sur  leurs 
ennemis:  en  outre,  une  citadelle,  égale  en  surface  à  tout  un  tiers  de  la 
ville,  la  surveille  du  côté  de  l'est.  Pourtant  la  ville  est  fort  gaie  entre  ces 
batteries  qui  pourraient  la  réduire  en  cendres.  Barcelone  se  vante  d'être  le 
lieu  par  excellence  de  la  joie  et  du  plaisir.  Quoique  inférieure  à  Madrid  en 
population,  elle  a  plus  de  théâtres,  plus  de  sociétés  dramatiques,  de 
musique  et  de  bals;  les  représentations  théâtrales  y  sont  meilleures,  le 
public  d'un  goût  plus  délicat.  La  large  promenade  de  la  Rambla  ou  du 
«  Ravin  »,  ainsi  nommée  parce  qu'elle  emprunte  le  lit  d'un  torrent  qui 
traversait  la  ville  et  que  l'on  a  détourné  de  son  cours,  le  quai  du  port  ou 
«  muraille  de  mer  »  que  longe  à  distance  la  façade  de  la  ville,  les  allées 
d'arbres  qui  séparent  Barcelone  de  la  citadelle  et  de  son  faubourg  de  Bar- 
celonette,  offrent  pendant  les  belles  soirées  un  aspect  vraiment  prodigieux 
par  leurs  cohues  bruyantes,  pressées  sous  les  platanes  et  devant  les  somp- 
tueux cafés.  Par  sa  gaieté,  Barcelone  est  bien  la  «  ville  unique  »  dont  par- 
lait Cervantes  ;  elle  est  aussi  le  séjour  de  la  courtoisie  et  la  patrie  des 
hommes  vaillants  »  ;  mais  il  serait  trop  hardi  de  dire  qu'elle  mérite  égale- 
ment d'être  qualifiée  de  «  centre  commun  de  toutes  les  amitiés  sincères  ». 

Barcelone  est  de  beaucoup  la  cité  la  plus  commerçante  de  la  Péninsule  ; 
même  en  temps  de  guerre  civile,  quand  on  se  bat  dans  les  faubourgs,  elle 
garde  sa  prééminence  sur  les  autres  ports  espagnols.  Elle  concentre  devant 
ses  quais  plus  du  quart  de  tous  les  échanges  de  la  nation  ;  Malaga,  la  ville 
maritime  qui  vient  immédiatement  après  elle  par  ordre  d'importance,  n'a 
pas  même  la  moitié  du  trafic  de  la  place  catalane2.  Mais  le  port  de  Barce- 


1  Mouvement  du  port  de  Tarragone  en  1876  :  4,892  navires,  jaugeant  198,050  tonnes. 

2  Mouvement  du  port  de  Barcelone,  en  1876,  à  l'entrée  :  5,825  navires  jaugeant  885,725  tonnes. 


H        O 
—  O 


BARCELONE. 


857 


lone,  parfaitement  abrité  à  l'ouest,  au  nord  et  au  sud,  est  exposé  aux  vents 
du  sud,  et  précisément  un  écueil  dangereux  se  trouve  dans  cette  direction  à 


N°    115.    ENVIRONS    DE    BARCELONE. 


Echelle  de    100.000 


l'entrée  du  port  ;  en  outre,  la  profondeur  de  presque  tout  le  bassin  est 
insuffisante,  elle  n'est  en  moyenne  que  de  5  à  6  mètres.  Il  serait  nécessaire 
de  corriger  et  de  compléter  l'œuvre  de  la  nature  par  de  grands  travaux 


858 


NOUVELLE   GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 


d'excavation  et  d'endiguement,  que  la  pénurie  chronique  du  budget  espa- 
gnol ne  permet  guère  de  mener  à  bonne  fin,  mais  que  les  commerçants  de 
la  Catalogne  devraient  terminer  eux-mêmes.  Les  autres  ports  du  littoral 
sont  encore  plus  mal  abrités  que  celui  de  Barcelone,  mais  il  serait  possible 
de  les  garantir  des  vents  et  de  la  houle  du  large,  grâce  à  des  brise-lames 
que  l'on  construirait  sur  des  chaînes  d'écueils  parallèles  au  rivage.  Les  longs 
récifs  sont  probablement  les  restes  d'un  ancien  littoral  affaissé. 

Grande  ville  de  commerce,  lieu  de  rendez-vous  de  marins,  d'industriels  et 


N°    14C.    BANCS  DE    MATARO. 


I°ii'Est  deGreen 


~m 


Eclielle  de  12S.000 


i  Kilomètres 


d'étrangers  venus  de  toutes  les  parties  de  l'Europe,  Barcelone  ne  pouvait 
manquer  dans  ses  transformations  successives  de  perdre  l'originalité  de  son 
architecture.  Elle  est  maintenant  une  autre  Marseille,  aux  grandes  avenues 
bordées  de  maisons  régulières,  et  quelques-uns  de  ses  quartiers,  notamment 
Barcelonette,  construite  à  l'orient  du  port  sur  une  langue  de  terre  en  partie 
artificielle,  n'ont  pas  moins  d'uniformité  que  ceux  des  villes  américaines. 
Barcelone  n'a  de  monuments  curieux  que  sa  cathédrale  inachevée,  à  la 
haute  et  sombre  nef  gothique,  et  son  ancien  palais  de  l'Inquisition,  avec  ses 
cachots  horribles.  Mais  dans  les  environs  de  la  ville,  autour  de  ses  faubourgs 
d'usines  et  de  maisons  d'ouvriers,  que  de  charmantes  villas  dans  les  creux 


BARCELONE,   VICII,  MATARO,   GEllONA,   FIGUERAS.  85» 

verdoyants  des  vallons  et  sur  les  escarpements  des  promontoires  !  Joyeuse 
comme  elle  l'est,  Barcelone  a  semé  de  ses  îorres  de  plaisance  tous  les 
coteaux,  toutes  les  plages  et  les  vallées  de  sa  banlieue.  Les  hauteurs  de 
Sarria  sont  couvertes  de  gracieux  châteaux,  rendez-vous  des  élégants  de 
la  ville.  Il  n'est  guère  en  Espagne  de  pays  plus  charmant  que  le  littoral 
maritime  qui  s'étend  au  nord  de  Barcelone  et  de  Badalona,  aux  nombreuses 
cheminées  d'usines  jaillissant  du  milieu  de  la  verdure,  et  qui  se  prolonge  vers 
Masnou,  Mataro  et  la  rivière  de  Tordera.  Les  montagnes  projettent  dans 
la  mer  des  promontoires  couverts  à  la  cime  de  pins  et  de  chênes-liéges, 
cultivés  en  vignes  sur  leurs  pentes  et  portant  çà  et  là  sur  une  arête  quelque 
vieux  castel  ou  bien  un  bourg  crénelé  ;  chaque  vallée  intermédiaire  est  une 
campagne  bariolée  de  vergers  et  de  jardins  qu'entourent  des  haies  d'aloès  ; 
des  villes,  des  villages  aux  maisons  peintes  occupent  en  un  faubourg 
continu  le  bord  semi-circulaire  des  plages,  où  sont  échouées  les  barques,  où 
sèchent  les  filets.  Le  chemin  de  fer  longe  le  flot,  puis  il  passe  au  milieu 
d'une  ville,  traverse  un  bosquet  d'orangers,  perce  en  souterrain  un  cap  de 
rochers,  pour  entrer  de  nouveau  dans  une  plaine  de  verdure  et  de  fruits. 
C'est  un  tableau  toujours  changeant ,  toujours  beau,  et  fort  instructif 
au  point  de  vue  de  l'histoire.  Du  même  regard  on  embrasse,  au  sommet 
des  collines,  des  villages  peureusement  entourés  de  murs  comme  s'ils 
redoutaient  encore  les  corsaires  barbaresques,  et  sur  le  bord  de  la  mer 
les  libres  habitations  modernes  qui  ne  craignent  plus  l'attaque  des  pirates 
et  s'ouvrent  toutes  grandes  pour  le  commerce.  En  maints  endroits  une 
bourgade  s'est  dédoublée  :  sur  le  roc  est  le  vieux  nid  d'aigle,  de  ait  ou 
d'amount;  sur  la  plage  est  l'agglomération  moderne,  de  baix  ou  de  mar. 

Dans  la  province  de  Barcelone  presque  toutes  les  villes  imitent  la  métro- 
pole pour  leur  activité  manufacturière  :  cent-vingt  mille  ouvriers  y  tissent 
250  millions  de  mètres  d'étoffes  pour  l'Espagne  et  les  colonies  espagnoles. 
Igualada,  que  domine  au  nord-est  la  masse  du  Monserrat,  Sabadell  dans  son 
vallon  tout  rempli  d'usines,  Tarrasa,  la  vieille  cité  romaine,  près  de  laquelle 
se  trouvent  les  célèbres  bains  de  la  Puda,  Manresa,  étageant  ses  maisons  sur 
les  pentes  qui  dominent  le  ruisseau  Cardoner,  Yich,  l'antique  cité  primatiale 
de  la  Catalogne,  Mataro,  étendant  ses  faubourgs  sur  la  plage,  ont  toutes 
leur  spécialité  pour  la  fabrication  des  draps  fins  ou  grossiers,  des  toiles,  des 
soieries,  des  cotonnades,  du  fil,  des  rubans,  des  dentelles,  des  cuirs,  des 
chapeaux,  des  faïences,  du  verre,  du  papier.  L'industrie  manufacturière 
s'est  aussi  répandue  dans  la  province  de  Gerona  et  notamment  dans  la  ville 
d'Olot,  entourée  de  volcans  ;  mais  le  voisinage  de  la  frontière  française,  les 
habitudes  de  contrebande,  le  va-et-vient  des  armées,  la  présence  des  garni- 


840  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

sons  considérables  dans  les  forteresses  de  Gerona  et  de  Figueras  ont  empêché  r 
le  travail  industriel  de  prendre  tout  le  développement  auquel  on  pouvait 
s'attendre.  Gerona,  la  Gérone  des  Français,  est  célèbre  surtout  par  les  nom- 
breux sièges  qu'elle  eut  à  subir;  Figueras  ou  Figuières,  la  première  ville 
espagnole  située  dans  la  plaine  de  la  Muga,  au  débouché  du  col  de  Pertus, 
n'a  pas  été  moins  fréquemment  prise  et  reprise,  quoiqu'elle  possède  depuis 
le  siècle  dernier  une  citadelle  énorme,  d'un  pourtour  de  2  kilomètres  et  demi 
et  capable  de  contenir  plus  de  20,000  hommes  de  garnison  avec  deux 
années  d'approvisionnements.  Le  petit  port  fortifié  de  Rosas,  devenu 
fameux  dans  les  guerres  maritimes,  n'est  plus  qu'un  village  dominé  par 
des  murs  croulants.  Mais  du  moins  en  reste-t-il  quelque  chose,  tandis  qu'on 
ne  voit  pas  un  vestige  de  l'antique  cité  grecque  d'Emporïon,  située  de  l'autre 
côté  de  la  baie.  Les  ruines  de  cette  «  Ville  du  Marché  »  où  vivaient,  dit-on. 
plus  de  100,000  habitants,  ont  été  entièrement  recouvertes  par  les  allu- 
vions  du  Fluvia  et  les  laisses  de  mer.  La  plage  a  gardé  le  nom  d'Ampû- 
nas,  et  la  contrée  tout  entière  porte  l'appellation  d'Ampourdan  l. 


La  crête  suprême  des  monts  Pyrénées  constitue  sur  la  plus  grande 
partie  de  son  développement  la  frontière  entre  l'Espagne  et  la  France; 
c'est  là  que  les  fictions  politiques  ont  fait  passer  cette  ligne  idéale  qui, 
suivant  les  ordres  venus  de  Paris  et  de  Madrid,  sépare  tantôt  de  bons 
amis  et  alliés,  tantôt  des  ennemis  mortels.  Toutefois  les  bornes  ne  sont 
point  toutes  placées  sur  le  faîte.  En  maints  endroits,  les  sinuosités  de  la 
frontière  descendent  sur  l'un  ou  l'autre  versant  pour  annexer,  soit  à 
l'Espagne,  soit  à  la  France,  des  pâturages  ou  des  forêts  qui  sembleraient 
devoir  appartenir  au  pays  limitrophe.  A  l'extrémité  occidentale  de  la  chaîne 
pyrénéenne,  c'est  l'Espagne  qui  est  le  mieux  partagée  ;  elle  possède  toute  la 

1  Villes  principales  de  l'Aragon  et  de  la  Catalogne  avec  leur  population  approximative  en  1877  : 
aragon.  I    Tarragonc  (Tarragona).  ....     23,050  hab. 

Lerida 20,550     » 

Saragosse  (Zaragoza) 84,575  hab.    j   Sabadell 18,120     » 

Ilucsca 14,000     »       I   Matarô. 17,400     » 


Calatayud.   . 11,500 

Teruel .       9,50u 

CATALOGNE   (cATALUNA ) 

Barcelone  (Barcelona) 249,100 

»        avec  ses  faubourgs.   .   550,000 
r.éus 27,600 


Manresa 1G,525 

Gerone  (Gerona) 15,000 

Bndalona 15,750 

Villanova  y  Gellrù 45,600 

Valls.  .    .' 15,250 

Vicb 12,500 

Igualada ^,900 

torlosc  (Turtosa) 24,05^     »        I   Figuières    (Figueras).        .    .    .  11,750 

Tarrasa 11,200  hab. 


GERONA,   FIGUERAS,    VAL  D'ARAN,   VAL  D'ANDORRE.  .841 

vallée  de  la  Bidassoa,  sur  le  versant  français.  A  l'autre  extrémité  des  Pyré- 
nées, la  France  a  pris  sa  revanche,  car  elle  s'est  emparée  de  tout  le  massif 
du  Çanigou  et  de  la  haute  vallée  du  Sègrc,  sur  le  revers  méridional  des 
montagnes  de  Carlitte.  Mais,  dans  l'ensemble,  ce  sont  les  empiétements  des 
Espagnols  qui  l'emportent,  chose  toute  naturelle  d'ailleurs,  puisque  la 
vie  pastorale  a  plus  d'importance  relative  sur  le  versant  qui  regarde  le  midi. 
Plus  nombreux,  plus  accoutumés  aux  voyages  dans  les  montagnes,  les  pâtres 
aragonaiset  basques  n'ont  pas  manqué  de  s'approprier  les  pâturages  du  ver- 
sant septentrional  toutes  les  fuis  que  l'occasion  s'en  est  présentée,  et,  plus 
lard,  les  traités  internationaux  n'ont  eu  qu\à  consacrer  les  prétentions  du  plus 
fort.      - 

Le  val  d'Àran,  au  centre  même  du  système  orographique  des  Pyrénées, 
est  une  de  ces  conquêtes  que  l'Espagne  a  faites  sur  la  France  sans  que  le 
sang  ait  eu  à  couler.  Par  le  cours  de  ses  eaux,  cette  vallée  semblerait  plutôt 
devoir  être  française,  puisque  les  deux  Garonne  y  prennent  naissance  et  s'y 
réunissent  en  un  seul  fleuve  ;  mais  le  défilé  de  sortie  est  fort  étroit  et  facile 
à  obstruer  ;  partout  ailleurs,  les  montagnes  se  dressent  en  un  rempart 
quadrangulaire  couvert  de  neiges  pendant  une  grande  partie  de  l'année. 
Jusqu'au  dix-huitième  siècle,  les  Aranais  avaient  le  «  pas  pleinier  »  , 
c'est-à-dire  le  droit  de  commerce  librement  avec  le  pays  limitrophe  ; 
ils  jouissaient  aussi  d'une  complète  autonomie  administrative.  Isolés, 
comme  ils  le  sont,  du  reste  du  monde,  les  douze  mille  montagnards  d'Aran 
auraient  encore  plus  de  droits,  s'il  est  possible,  que  toute  autre  population 
d'Europe,  à  se  constituer  en  république  indépendante. 


A  l'est  d'Aran,  un  deuxième  massif  de  montagnes,  moins  nettement 
limité  et  s'ouvrant  assez  largement  du  côté  de  l'Espagne,  est,  du  moins 
de  nom,  un  pays  républicain  :  c'est  le  val  d'Andorre.  Ce  petit  territoire, 
comparable  à  la  république  italienne  de  Saint-Marin,  occupe  une  super- 
ficie d'environ  600  kilomètres  carrés,  peuplée  de  près  de  6,000  habitants. 
Sauf  les  pâturages  de  la  Solana  (Soulane),  situés  sur  le  versant  français, 
sur  la  rive  gauche  de  l'Ariége  naissante,  tout  le  domaine  d'Andorre  écoule 
ses  eaux  dans  le  beau  gave  d'Embalira  ou  Valira,  qui  va  lui-même  s'unir 
au  Sègre,  dans  la  plaine  riante  de  la  Seu  d'Urgel.  Presque  toutes  les  mon- 
tagnes de  la  contrée  sont  devenues  arides,  et  les  Andorrans  travaillent  de 
leur  mieux  à  les  priver  encore  davantage  de  la  terre  végétale  qui  restait; 
partout  les  bûcherons  sont  à  l'oeuvre  pour  faire  disparaître  des  pentes  les 
dernières  forêts  de  pins  et  de  chênes.  D'anciennes  moraines,  privées  des 
'•  106 


842  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

arbres  qui  les  consolidaient,  se  sont  ainsi  écroulées,  et  l'une  d'elles,  située 
dans  le  voisinage  du  bourg  d'Andorre,  a  récemment  détruit  un  hameau 
qui  se  trouvait  à  sa  base. 

Des  traditions,  que  l'histoire  ne  confirme  point,  associaient  les  origines 
de  la  république  d'Andorre  à  une  victoire  de  Charlemagne  ou  de  Louis  le 
Débonnaire  sur  les  Sarrasins,  et  l'on  montre  encore  des  constructions  qui 
leur  sont  faussement  attribuées.  Le  fait  est  qu'avant  la  Révolution  française 
le  val  d'Andorre  n'était  point  constitué  en  souveraineté  indépendante.  Aux 
origines  du  régime  féodal,  le  territoire  d'Andorre  était  une  seigneurie 
dépendant  du  comté  d'Urgel  et,  par  conséquent,  du  royaume  d'Aragon.  A 
la  suite  d'héritages,  de  procès  et  de  guerres,  il  fut  décidé  en  1278  que  la 
vallée  serait,  au  point  de  vue  politique,  une  simple  seigneurie  indivise, 
tenue  à  titre  égal  par  les  évêques  de  la  Seu  et  les  comtes  de  Foix  ou 
leurs  ayants  droit  :  c'est  là  ce  qu'ont  établi  les  recherches  de  Bladé.  En 
1795,  la  République  française  refusa  le  tribut  accoutumé,  que  l'on  cessa 
de  percevoir  jusqu'en  1806,  puis,  en  1810,  les  Cortès  espagnoles  abolirent 
le  régime  féodal.  Andorre  prit  en  conséquence  une  autonomie  distincte, 
et  devint  un  petit  Etat  s'administrant  lui-même,  mais  dépourvu  de  ce  que 
le  droit  des  gens  désigne  sous  le  nom  de  «  souveraineté  extérieure  ».  Toute- 
fois les  habitants ,  rendus  à  eux-mêmes ,  n'ont  cessé  de  se  gouverner 
suivant  les  vieilles  coutumes  féodales,  bien  différentes  de  celles  que  com- 
porterait une  république  égali taire  fondée  en  conformité  avec  les  idées 
modernes.  Le  territoire  appartient  exclusivement  à  un  petit  nombre  de 
familles.  La  loi  du  majorât  existe  ;  les  aînés  sont  maîtres,  et  leurs  frères 
puinés,  presque  assimilés  au  reste  des  serviteurs,  doivent  obéissance  au 
chef  de  famille  et  ne  jouissent  de  son  hospitalité  qu'à  la  condition  de  tra- 
vailler à  son  profit.  Encore  en  1842  la  dîme  s'était  maintenue;  il  fallut 
l'exemple  de  l'Espagne  monarchique  pour  la  faire  disparaître.  En  réalité, 
ia  liberté  des  montagnards  d'Andorre  se  borne  à  ne  devoir  à  l'Espagne  ni 
l'impôt  du  sang,  ni  les  taxes  ordinaires,  et  à  pouvoir  se  livrer  impunément 
à  la  contrebande.  C'est  l'importation  clandestine  des  articles  de  France  et 
du  tabac  sur  les  marchés  d'Espagne  qui  fait  la  principale  richesse  du  pays. 
La  principale  industrie  légitime  de  la  vallée  est  l'élève  des  bestiaux;  les 
bergers  andorrans  mènent  en  hiver  la  plus  grande  partie  de  leurs  troupeaux 
dans  les  plaines  dites  Llanos  del  Urgel,  sur  la  rive  gauche  duSègre.  La  répu- 
blique possède  aussi  de  petites  forges  et  une  fabrique  d'étoffes,  fou- 
lées dans  les  eaux  sulfureuses  des  Escaldas.  Mais  cette  faible  industrie 
et  le  commerce  ne  suffisent  pas  à  nourrir  les  Andorrains  :  un  grand 
nombre    d'entre   eux  quittent  le   pays,  avec  ou   sans  espoir   de  retour. 


VAL   D'ANDORRE.  843 

La  république  andorrane  reconnaît  deux  suzerains,  l'évêque  d'Urgel,  qui 


N°    147. LE   VAL   Ii'aNDORBE. 


1°  3o"  E.Ae  &t. 


^D  après  Voêel,  iilaià  et  lEtatrSIajor Français . 


Gravé  parErhard. 


J.ïmzfes  de  UvPhIZ&e/  dsîdndorre'. 
Limites  de  lasfhance'ettde-- L'Espagne/ 
Routes  des-  Voitzcres. 


.Echelle    de  i:3j5.ooo 


perçoit  un  tribut  annuel  de  460  francs,  et  le  gouvernement  français,  qui 


8i4  NOUVELLE   GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

touche  une  somme  double.  Deux  viguiers  représentent  la  seigneurerie  ;  l'un, 
français,  est  nommé  par  la  France  pour  une  durée  illimitée;  l'autre, 
andorran,  est  choisi  par  l'Espagne  pour  une  période  de  trois  années;  mais, 
en  outre,  le  gouverneur  militaire  de  la  Seu  d'Urgel  exerce  les  fonctions  de 
vice-roi.  Les  viguiers  ont  le  commandement  des  milices  locales  et  nomment 
les  baillis  ;  ils  peuvent  faire  aussi  des  lois  provisoires  en  attendant  la 
réunion  des  Cortès,  où  ils  siègent  eux-mêmes  avec  le  juge  d'appel,  désigné 
alternativement  par  l'un  et  l'autre  suzerain,  et  deux  rahonadors  ou  défen- 
seurs des  privilèges  andorrans.  X  la  tête  de  chaque  paroisse  se  trouvent  un 
premier  et  un  deuxième  consul,  assistés  de  douze  conseillers  élus  par  les 
chefs  de  famille.  Le  conseil  général,  qui  siège  au  village  d'Andorre,  est 
composé  des  consuls  et  d'autant  de  délégués  des  six  paroisses.  Mais,  en 
dépit  de  toutes  les  fictions  d'indépendance,  l'Andorre  est,  en  réalité,  une 
partie  intégrante  de  l'Espagne,  et  les  carabiniers  ne  se  gênent  nullement 
pour  violer  le  territoire  de  la  prétendue  république.  Il  n'est  pas  étonnant 
d'ailleurs  que  les  Andorrans  dépendent  plutôt  de  l'Espagne  que  de  la 
France,  car,  par  le  langage,  même  officiel,  par  le  costume  et  les  habitudes, 
ce  sont  des  Catalans  et,  pendant  six  mois  de  l'année,  ils  restent  complè- 
tement séparés  du  bassin  de  l'Ariége,  tandis  que  par  la  vallée  de  l'Embalira 
ils  peuvent  toujours  communiquer  avec  LIrgel,  chef-lieu  de  leur  diocèse 
religieux.  Du  reste,  l'avantage  immense  de  ne  jamais  être  troublé  par  la 
guerre  a  permis  à  la  population  de  dépasser  ses  voisins  d'Espagne  par 
l'instruction  et  le  bien-être.  En  général ,  les  Andorrans  sont  intelli- 
gents et  lins,  trop  fins  même,  car  leur  liberté  précaire  et  l'habitude  de 
la  contrebande  ont  développé  chez  eux  la  ruse  outre  mesure.  Ils  excellent 
à  prendre  un  air  ahuri  quand  ils  croient  leurs  intérêts  en  jeu.  Feindre  la 
niaiserie  pour  éviter  ou  tendre  un  piège  s'appelle  dans  les  vallées  voisines 
«  faire  l'Andorran  », 

La  capitale  d'Andorre  est  un  village  assez  propre,  situé  au-dessous  du 
confluent  de  la  Massane  ou  Valira  del  Nort,  à  peine  sorti  d'un  «  grau  » 
ou  défilé  sauvage,  et  du  Valira  del  Orien,  auquel  vient  de  se  mêler  le  ruis- 
seau thermal  sulfureux  et  ferrugineux  de  las  Escaldas.  Mais  le  village 
principal  de  la  vallée  est  San  Julia  de  Loria,  près  de  la  frontière  d'Espagne  : 
c'est  le  grand  entrepôt  des  marchandises  de  contrebande. 


VAL  D'ANDORRE,  PROVINCES  BASQUES.  845 


VII 


PROVINCES    BASQUES,     NAVARRE     ET    LOGROiNO. 

Les  provinces  Basques  et  le  ci-devant  royaume  de  Navarre  ne  sont  en 
surface  qu'une  faible  partie,  à  peine  la  trentième,  du  territoire  de  l'Es- 
pagne. Ces  contrées  ne  constituent  pas  non  plus  une  région  géographique- 
ment  distincte  du  reste  de  la  Péninsule  :  à  cheval  sur  les  Pyrénées  occi- 
dentales, elles  appartiennent  à  la  fois  au  bassin  du  golfe  de  Gascogne  et  à 
celui  de  l'Ebre;  en  outre,  leurs  limites  politiques  sont  bizarrement  tracées 
en  lignes  sinueuses  à  travers  les  vallées  et  les  montagnes  ;  en  certains 
endroits  elles  sont  même  compliquées  d'enclaves.  Néanmoins  le  pays  basque 
et  navarrais  doit  bien  être  considéré  comme  une  terre  à  part  dans  l'en- 
semble de  l'Espagne.  Il  est  habité  dans  une  grande  partie  de  son  étendue 
par  une  race  distincte,  ayant  encore  gardé  son  vieil  idiome ,  ses  mœurs, 
ses  coutumes  politiques.  Historiquement,  il  a  eu  un  rôle  tout  spécial,  non- 
seulement  à  cause  du  caractère  de  ses  habitants,  mais  aussi  en  conséquence 
de  sa  position  sur  les  frontières  de  la  France,  à  l'endroit  où  les  monts 
abaissés  permettent  les  migrations  des  peuples  et  le  mouvement  des  armées. 
D'ailleurs,  les  populations  de  la  Biscaye  et  de  la  Navarre  ont  pu  se  suffire 
à  elles-mêmes  et  développer  leurs  ressources  avec  une  grande  indépendance 
économique,  grâce  à  la  richesse  naturelle  de  leur  pays.  Par  l'ethnologie 
et  l'histoire,  ces  contrées  forment  donc  un  tout  distinct,  auquel  on  peut 
joindre  la  province  de  Logrono,  appartenant  politiquement  aux  Castilles, 
mais  située  sur  le  versant  septentrional  du  grand  plateau,  dans  le  bassin 
de  l'Èbre1. 

Dans  les  provinces  Yascongades  et  la  Navarre,  les  divers  systèmes  de 
montagnes,  que  séparent  en  aval  les  plaines  de  FÀragon,  se  rapprochent  et 
s'entremêlent,  de  manière  à  former  un  dédale  de  monts  et  de  collines 
rattachant  comme  un  nœud  inextricable  la  chaîne  des  Pyrénées  au  plateau 

Superficie.  Popul.  en  1877.    Popul.    kilom. 

(  Guipûzcoa.    .    .       3,122  kil.  car.       167,207  hab.     54  hab. 

1        Provinces  Basques. .    .j  Âlava 1,885         »  93,191     »        49     » 

(  Vizcaya.    .    .    .       2,198         »  189,9r>4     »        87     » 

Navarre 10,478         »  304, 1S4     «        29     » 

17,083       ~»~"  "754,556     »      ~43_  » 

Logrono 5,037         »  174,425     »         55     » 

•22,720        »  928,961     «        41     » 


840  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

des  Castilles.  Il  est  fort  difficile  d'y  reconnaître  la  direction  des  crêtes  princi- 
pales, à  cause  de  leur  faible  élévation  moyenne  au-dessus  des  hauteurs  secon- 
daires, et  des  cirques,  des  gorges,  des  vallées  qui  découpent  les  massifs  en 
d'innombrables  fragments.  Quand  on  se  trouve  sur  un  des  sommets  d'où 
la  vue  peut  s'étendre  au  loin,  l'aspect  de  la  contrée  est  tout  à  fait  celui 
d'une  mer  battue  par  des  vents  contraires  :  jusqu'à  l'extrême  horizon,  des 
vagues  inégales,  qu'on  dirait  produites  par  une  sorte  de  bouillonnement, 
s'y  heurtent  et  s'y  entre-croisent. 

La  chaîne  médiane  des  Pyrénées  n'a  plus  l'aspect  des  grandes  mon- 
tagnes dans  cette  région  de  son  parcours  ;  sa  hauteur  moyenne  n'est  plus 
que  d'un  millier  de  mètres.  À  l'endroit  où  elle  quitte  la  frontière  de 
France  pour  entrer  dans  la  Navarre  espagnole,  le  sommet  d'Izterbegui  et 
d'autres  croupes  arrondies,  qui  s'élèvent  à  l'angle  sud-occidental  de  la 
vallée  française  des  Aldudes,  arrosée  par  la  Nive,  ne  sont  que  de  hautes 
collines,  où  pas  même  un  rocher  ne  perce  le  revêtement  de  terre  végétale. 
La  chaîne  se  développe  d'abord  assez  régulièrement  dans  la  direction  de 
l'ouest,  puis,  interrompue  par  la  dépression  profonde  du  col  d'Azpiroz, 
elle  perd  son  nom,  en  même  temps  que  cette  allure  normale  qui  est  le 
caractère  distinctif  des  Pyrénées  :  c'est  là  que  cesse  la  chaîne  proprement 
dite.  Au  delà,  les  monts  qui  continuent  vaguement  le  système  pyrénéen 
portent  le  nom  de  sierra  de  Aralar,  puis  des  appellations  toutes  locales  ; 
des  seuils,  élevés  en  moyenne  de  600  mètres  seulement,  en  font  commu- 
niquer les  deux  versants  et  permettent  aux  routes  et  aux  chemins  de  fer 
d'aller  facilement  des  bords  de  la  mer  à  la  vallée  de  l'Ebre.  Les  deux 
massifs  les  plus  occidentaux  de  cette  partie  indécise  qui  relient  les  Pyré- 
nées françaises  aux  Pyrénées  cantabres  sont  la  Pena  Gorbea,  où  l'on  re- 
trouve le  cassis  à  l'état  sauvage,  et  la  sierra  Salvada.  Ils  dominent,  le 
premier  à  l'est,  le  deuxième  à  l'ouest,  la  dépression  d'Orduna,  où  le 
Nervion  prend  sa  source,  et  où  serpente  en  brusques  sinuosités  le  chemin 
de  fer  de  Bilbao  à  Miranda  de  Ebro. 

Les  chaînons  qui  de  ces  massifs  pyrénéens  se  dirigent  vers  le  golfe  de 
Gascogne  sont  également  fort  irréguliers  dans  leur  allure.  La  plupart  se 
relient  les  uns  aux  autres  par  des  arêtes  transversales,  parallèles  à  l'axe  des 
Pyrénées,  de  sorte  que  les  torrents  ont  à  chercher  péniblement  leur  porte 
de  sortie.  Ainsi,  la  Bidassoa,  qui  dans  la  partie  inférieure  de  son  cours  sert 
de  limite  entre  l'Espagne  et  la  France,  commence  d'abord  par  couler  au 
sud,  par  le  val  de  Baztan,  puis,  après  un  long  circuit,  revient  vers  le  nord 
pour  se  mêler  aux  eaux  salées  de  l'estuaire  de  Fontarabie.  Elle  sépare 
ainsi  des  Pyrénées  un  massif  distinct,  dont  l'une  des  cimes  principales  est 


MONTAGNES  DU  PAYS  BASQUE. 


£47 


la  fameuse  montagne  de  la  Rhune,  sur  la  frontière  française.    Plusieurs 
autres   sommets  du  littoral  sont  isolés  de  la  même  manière  et  s'élèvent  à 


y"   H8.    —   JA1ZQUIBEL. 


!•    15'  O.de  Oc. 


1°    là'  O.deGr. 


Grave  par  Erhard. 


TiehelLe  de  ioo.ooo 


une  hauteur  égale  à  celle  des  pointes  situées  sur  l'axe  de  la  chaîne.  Parmi 
ces  pics  dominateurs  on  peut  citer  le  Mendaur,  qui  se  dresse  à  l'ouest  de  la 
vallée  de  la  Bidassoa,  la  Haya  ou  la  montagne  des  Trois-Couronnes,  qui, 
vue  des  plaines  de  l'Adour,  commence  si  superbement  l'Espagne,  le  mont 


biii  NOUVELLE   GÉOGRAPHIE    UNIVERSELLE. 

Oiz,  si  bien  entouré  par  une  ceinture  de  vallées  ombreuses,  et  les  monts 
qui  se  terminent,  entre  Bilbao  et  Guernica,  par  les  roches  abruptes  du  cap 
Machichaco.  Une  montagne  non  moins  isolée  est  celle  qui  s'élève  au  nord 
de  la  plaine  d'Irun,  entre  l'estuaire  de  la  Bidassoa  et  le  bassin  de  los 
Pasages,  alternativement  empli  et  vidé  par  la  marée.  C'est  le  Jaizquibel, 
l'Oeaso  des  anciens,  le  sommet  aux  longues  croupes  revêtues  de  bruyères, 
d'où  l'on  contemple  l'admirable  tour  d'horizon  formé  par  les  montagnes 
et  les  vallées  du  pays  Basque,  l'Adour,  les  Landes  françaises  et  l'Océan.  Le 
promontoire  terminal  du  Jaizquibel,  le  cap  de  Higuer  ou  du  Figuier,  est 
l'angle  extrême  du  littoral  cantabre  et  fait  face  aux  deux  rochers  de  Sainte- 
Anne,  dressés  en  pleine  mer,  de  l'autre  côté  du  golfe  de  la  Bidassoa  :  ce 
sont  les  bornes  méridionales  de  la  côte  française. 

Dans  cette  étroite  zone  du  versant  basque  se  trouvent  représentées  de 
nombreuses  formations  géologiques,  du  granit  et  des  porphyres  aux  roches 
calcaires  jurassiques  et  crayeuses  et  aux  terrains  d'alluvion  déposés  par  les 
rivières.  Cette  grande  variété  d'origine  et  la  multitude  des  fissures  qui  en 
ont  été  la  conséquence  ont  donné  aux  provinces  basques  un  trésor  de  mines 
qui  a  toujours  été  d'une  certaine  importance  économique,  et  qui  ne  peut 
manquer  d'assurer  tôt  ou  lard  à  ces  contrées  un  rôle  très-considérable 
dans  l'industrie  du  monde.  Le  cuivre,  le  plomb  y  sont  abondants,  mais  la 
grande  richesse  consiste  en  minerai  de  fer  de  toute  espèce,  se  prêtant  à 
la  fabrication  de  tous  les  articles  de  fonte  et  d'acier.  Le  fer  «  vernissé  » 
ou  «  gelé  »  que  fournit  la  mine  de  Mondragon,  dans  les  collines  du  Gui- 
pûzcoa,  est  celui  dont  on  se  servait  jadis  pour  préparer  l'acier  incompa- 
rable des  lames  de  Tolède.  De  nos  jours,  ce  sont  des  mines  voisines  qui 
donnent  une  partie  de  l'acier  utilisé  pour  les  canons  Krupp.  Des  montagnes 
entières  sont  tellement  remplies  de  lits  ferrugineux,  que  des  compagnies 
minières  les  achètent  en  bloc,  non  dans  l'espoir  de  les  exploiter  en  entier, 
mais  afin  de  priver  de  l'excellent  minerai  les  compagnies  rivales.  Le  champ 
minier,  sinon  le  plus  vaste,  du  moins  le  plus  connu  et  le  plus  activement 
exploité  de  ces  contrées  est  celui  de  Somorrostro,  à  l'ouest  de  la  rade  de 
Bilbao.  Ce  gîte,  d'une  superficie  de  plus  de  20  kilomètres  carrés,  est  com- 
posé de  masses  ferrugineuses  intercalées  dans  une  couche  de  sables  mi- 
cacés ;  elles  sont  très-faciles  à  fondre  et  donnent  un  métal  d'une  malléabi- 
lité tout  exceptionnelle.  Quand  l'exploitation  des  mines  n'est  pas  arrêtée  par  la 
guerre  civile,  le  pays  tout  entier  est  d'une  couleur  de  rouille  :  «  les  champs, 
les  chemins,  les  maisons  et  jusqu'à  la  peau  des  gens.  La  poussière  de 
minerai  a  tout  recouvert  d'une  teinte  rougeâtre  uniforme,  sur  laquelle 
tranche  le  vert  éclatant  des  maïs  et  des  grands  châtaigniers.  » 


MONTAGNES  DU  PAYS  BASQUE. 


849 


Les  sierras  qui  s'alignent  dans  F  Aragon,  parallèlement  à  l'axe  des 
Pyrénées,  se  continuent  aussi  dans  la  Navarre  et  les  provinces  Vascongades, 
mais  en  se  confondant  en  maints  endroits  avec  des  chaînons  latéraux  du 


N°    149.    —   BILBAO   ET    SES    ENVIRONS. 


Echelle  de  200.000 


10  ET. 


grand  faîte  de  partage.  La  sierra  de  la  Pena  se  prolonge  à  l'ouest  de  la 
rivière  Aragon  par  deux  arêtes,  l'une  qui  s'unit  aux  rameaux  pyrénéens  el 
va  passer  au  nord  de  Pampelune  sous  le  nom  de  montagnes  de  San  Cris- 
tôbal,  l'autre  la  sierra  del  Perdon,  qui  court  assez  régulièrement  vers 
l'ouest  et  se  redrosse  pour  former  la  Higa  de  Monreal,  mont  célèbre  dans 
'•  107 


850 


NOUVELLE   GÉOGRAPHIE    UNIVERSELLE. 


les  légendes,  et  le  meilleur  poste  d'observation  pour  embrasser  du  regard 
tout  l'ensemble  de  la  Navarre.  A  l'ouest  de  Pampelune  et  de  l'Arga  la  chaîne 
du  nord  s'étale  en  un  plateau  fort  accidenté  et  surmonté  de  cimes  :  c'est  la 
sierra  de  Andia,  que  continuent  jusqu'à  l'Ebre  les  montagnes  de  Yitoria  et 
dont  les  ramifications  s'enchevêtrent  bizarrement  pour  former  cette  région 
des  Amézcuas  si  favorable  aux  partisans.  L'autre,  d'abord  plus  indistincte, 
limite  au  sud  le  Carrascal  ou  le  «  pays  des  chênes  verts  »  ,  région  aussi 
sauvage  que  les  Amézcuas  et  non  moins  souvent  ensanglantée  par  les  guerres 
civiles.  Au  delà  de  ce  massif,  la  crête  principale  va  former  les  monts 
Cantabrio  ;  ceux-ci  s'unissaient  jadis,  avant  l'ouverture  des  défilés  de  l'Ebre, 
avec  les  monts  Obarenes,  sorte  de  bordure  en  saillie  qui  marque,  sur  la 
rive  méridionale  du  fleuve,  la  limite  du  plateau  des  Castilles  et  dans  la- 
quelle s'ouvrent  les  fameuses  gorges  de  Pancorbo.  Ainsi  se  trouve  complétée 
la  jonction  de  tous  les  systèmes  montagneux  du  pays  Basque.  Les  Pyrénées 
sont  rattachées  à  la  sierra  de  Andia  par  le  seuil  d'Alsâsua,  où  passe  le 
chemin  de  fer  de  Yitoria  à  Pampelune,  et  les  monts  sous-pyrénéens  sont 
eux-mêmes  reliés  aux  chaînes  du  plateau  castillan.  Quant  à  la  province  de 
Logrono,  tous  les  chaînons  qui  la  parcourent  sont  des  contre-forts  extérieurs 
du  même  plateau  :  à  l'ouest ,  ce  sont  des  rameaux  du  massif  de  la 
Demanda  ;  à  l'est ,  ce  sont  les  deux  chaînes  de  Camero  Nuevo  et  de 
Camero  Yiejo ,  s'abaissant  de  la  sierra  Cebollera  vers  les  plaines  de 
l'Ebre1. 

Le  vaste  labyrinthe  des  montagnes  basques  et  navarraises  présente  en 
plusieurs  districts,  principalement  sur  le  versant  de  l'Ebre,  des  paysages 
tout  à  fait  castillans  par  l'âpreté,  la  nudité  de  ses  pentes  :  le  déboisement 
à  outrance  pratiqué  par  les  maîtres  de  forges  a  enlaidi,  aussi  bien  qu'ap- 
pauvri la  contrée.  Dans  la  Navarre  méridionale  on  voit  même  de  véritables 
déserts,  qui  se  ratiachent  aux  tristes  landes  des  Bardenas  aragonaises;  entre 
Caparroso  et  Vallierra,  au  sud  de  la  rivière  Aragon,  le  voyageur  ne  traverse 
que  des  collines  gypseuses  ou  salines,  presque  sans  végétation.  Mais  dans  le 
pays  Basque  et  la  Navarre  occidentale,  où  les  pluies  tombent  en  abondance, 
toutes  les  hauteurs  qui  ont  gardé  leur  verdure  offrent  le  plus  grand 
charme  dans  la  succession  de  leurs  sites.  Les  forêts  de  hêtres,  les  bois  de 


1  Altitudes  de  la  Navarre  et  du  pays  Basque  : 

Col  de  Velate.  .......  868  mètres. 

»      Azpiroz..    ......  567  » 

Mont  Aitzcorri.  .......  1,555 

Col  de  Arlaban.     ......  617  » 

l'efia  Gorbea. .    .......  1,537  » 

Mont  Mendaur 1,132  » 


Mont  Haya 987  mètres. 

Jaizquibel 583       » 

Sierra  de  Andia 1,454       >> 

Col  de  Alsâsua 596       » 

Vitoria. 515       » 

Pampelune  (Pamplona).    .    .    .  420       » 


ta      "S 

«     "3. 


SOL  ET  CLIMAT  DE  LÀ  NAVARRE.  855 

châtaigniers,  les  bouquets  de  chênes,  les  prairies  inclinées  des  vallons,  les 
eaux  courantes  que  l'on  voit  briller  sous  l'ombrage  des  aunes,  forment  le 
plus  aimable  contraste  avec  les  parois  de  grès  ou  de  calcaire  qui  se  dressent 
au-dessus  de  la  verdure.  Dans  les  vallées,  sur  les  coteaux,  aux  pentes  des 
montagnes,  des  villages  éparpillent  leurs  petites  maisons  blanches  au 
milieu  des  vergers.  Pendant  la  saison  des  fleurs,  les  innombrables  pom- 
miers mêlent  dans  la  campagne  l'aspect  de  l'hiver  à  celui  du  printemps. 

Les  vents  humides  du  nord- ouest  entretiennent  dans  ces  contrées  une 
température  égale.  Les  pluies  y  sont  très-abondantes,  surtout  aux  change- 
ments des  saisons;  mais  aucune  période  de  l'année  n'en  est  privée.  Sur  le 
versant  atlantique  des  monts,  la  chute  annuelle  des  pluies  est  d'au  moins 
un  mètre  et  demi,  c'est-à-dire  triple  de  celle  qu'on  observe  dans  les  plaines 
de  l'Ara gon.  Aussi  le  climat  local  n'a-t-il  rien  de  la  nature  africaine  qui 
domine  sur  les  plateaux  de  l'intérieur  et  sur  les  rivages  méditerranéens; 
il  ressemble  beaucoup  plus  à  celui  de  l'Irlande  et  des  Pays-Bas  qu'à  celui 
de  Valence  et  de  Murcie.  Grâce  à  l'influence  de  l'Océan  voisin,  la  contrée 
n'a  pas  à  souffrir  de  fortes  chaleurs  estivales;  elle  ne  redoute  guère  non 
plus  les  froids  de  l'hiver,  car  le  vent  marin  les  tempère,  et  les  premiers  monts 
des  Pyrénées  arrêtent  au  passage  l'âpre  souffle  du  nord  et  du  nord-est. 
S'il  n'avait  le  désavantage  d'un  excès  d'humidité,  le  pays  Basque  aurait  un 
des  climats  les  plus  agréables  de  la  Terre  ;  du  moins  est-ce  l'un  des  plus 
salubres.  C'est  aussi  l'un  de  ceux  qui  se  prêtent  le  mieux  à  la  production 
agricole.  Dans  les  années  de  paix,  la  Navarre,  les  provinces  Basques  et  la 
Rioja,  qui  s'étend  sur  la  rive  gauche  de  l'Èbrc,  sont  parmi  les  contrées  les 
plus  riches  de  l'Espagne  en  blé,  en  vins,  en  huiles,  en  bestiaux;  la  Navarre 
approvisionne  la  France  méridionale  de  viande  de  boucherie,  les  provinces 
Basques  expédient  en  Angleterre  et  même  en  Allemagne  leur  excédant  de 
blé  et  de  maïs,  et  pendant  la  guerre  civile,  des  armées  ont  parcouru  ses 
campagnes  sans  les  épuiser.  Durant  leur  première  grande  guerre,  les 
carlistes,  presque  toujours  enfermés  entre  l'Èbre  et  les  Pyrénées,  eurent 
constamment  d'amples  ressources;  malgré  le  manque  de  bras  et  le  gaspil- 
lage que  les  combats,  les  sièges,  les  assauts  entraînent  après  eux,  la  terre 
suffisait  toujours  aies  nourrir,  tandis  que  le  sous-sol  leur  donnait  en  abon- 
dance le  fer  pour  les  combats. 

L'égalité  de  température  et  l'humidité  du  sol  sont  aussi  très-favorables 
au  développement  rapide  de  la  végétation  arborescente.  Sur  le  versant 
atlantique,  la  population,  fort  nombreuse,  profite  de  ces  avantages  du  climat 
pour  cultiver  une  grande  variété  d'arbres  fruitiers,  surtout  des  pommiers, 
dont  le  cidre,  ou  zagardua,  est  une  boisson  très-répandue  dans  les  trois 


854  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

provinces.  Dans  les  vallées  pyrénéennes  de  la  Navarre,  où  les  habitants  sont 
encore  clair-semés,  les  forêts  ont  gardé  leur  uniformité  première  ;  elles 
n'en  sont  pas  moins  belles.  Celle  d'Iraty,  où  l'on  ne  pénètre  que  par 
d'après  défilés  et  des  montagnes  escarpées,  est  l'une  des  plus  grandioses, 
aussi  bien  que  l'une  des  plus  solitaires  de  la  région  qui  s'étend  au  sud  des 
Pyrénées  françaises,  entre  le  pic  d'Anie  et  les  Àldudes.  Plus  à  l'ouest,  les 
forêts  qui  avoisinent  le  val  Carlos  (Valcarlos),  ou  val  de  Charlemagne,  et  le 
fameux  col  de  Roncevaux,  ou  Roncesvalles,  sont  peut-être  moins  grandioses, 
mais  elles  sont  plus  aimables  à  cause  de  la  variété  des  paysages,  et  plus 
intéressantes  à  cause  des  souvenirs  de  l'histoire  et  de  l'écho  des  vieilles 
traditions.  Sur  la  foi  des  légendes,  on  se  représente  volontiers  ce  passage 
des  monts  comme  une  gorge  effroyable  entre  des  rochers  à  pic,  et  c'est, 
au  contraire,  un  vallon  doux  et  tranquille.  Le  célèbre  mont  d'Altabiscar, 
qui  s'élève  à  l'orient,  est  une  longue  croupe  où  les  fleurs  roses  des 
bruyères  se  mêlent  au  jaune  doré  des  genêts  et  des  ajoncs,  et  la  playa  de 
Andrés  Zaro,  où  le  grand  massacre  eut  lieu,  est  une  plaine  riante  dont 
les  eaux  murmurent  sous  l'ombrage  des  aunes.  Un  vieux  couvent,  entouré 
de  murailles  crénelées  et  flanqué  de  quelques  masures,  barre  une  large 
route  carrossable  qui  vient  de  Pampelune,  puis  au  delà,  vers  la  France, 
un  charmant  sentier,  semblable  à  l'avenue  d'un  parc,  se  glisse  à  l'ombre 
des  hêtres  et  s'élève  en  pente  douce  vers  un  col  gazonné  où  se  trouve 
la  chapelle  rustique  d'Ibaneta.  Ce  paysage  gracieux  serait  le  Roncevaux 
de  sinistre  mémoire.  On  ne  voit  pas  un  seul  rocher  d'où  les  Rasques 
auraient  pu  rouler  des  blocs  de  pierre  sur  les  envahisseurs  francs;  on 
cherche  vainement  des  yeux  le  précipice  au  fond  duquel  Roland  fit  pour  la 
dernière  fois  résonner  son  cor  d'ivoire.  C'est  à  leur  vaillance  et  à  leur  ruse, 
non  pas  à  l'âpreté  des  gorges  d'Altabiscar,  que  les  montagnards  doivent 
leur  triomphe  sur  les  armées  de  Charlemagne.  Sur  le  versant  opposé, 
dans  le  val  Carlos  proprement  dit,  le  fond  de  la  vallée,  aujourd'hui  dominé 
par  une  belle  route,  est  beaucoup  plus  étroit  et  plus  difficile  à  parcourir. 


Quel  est  cet  ancien  peuple  dont  les  traditions  célèbrent  le  courage  in- 
domptable et  qui  de  nos  jours  encore  a  maintes  fois  donné  des  preuves  de 
son  héroïsme?  Quelle  est  son  origine  première?  Quelle  est  sa  parenté  parmi 
les  autres  populations  de  l'Europe  et  du  monde?  Toutes  questions  auxquelles 
il  est  impossible  de  répondre.  Les  Rasques  sont  la  race  mystérieuse  par 
excellence.  Ils  restent  seuls  au  milieu  de  la  foule  des  autres  hommes.  On 
ne  leur  connaît  point  de  frères. 


BASQUES.  855 

Il  n'est  pas  même  certain  que  tous  les  Euskariens  ou  Basques  appartien- 
nent à  une  souche  commune,  car  ils  ne  se  ressemblent  nullement  entre 
eux.  Il  n'y  a  point  de  type  basque.  Sans  doute  la  plupart  des  habitants  de 
la  contrée  se  distinguent  par  la  beauté  précise  des  traits,  l'éclat  et  la 
fermeté  du  regard,  l'équilibre  et  la  grâce  de  la  personne  ;  mais  que  de 
varié  Lés  dans  la  stature,  la  forme  du  crâne  et  des  traits  !  De  Basque  à 
Basque,  il  y  a  autant  de  différences  qu'entre  Espagnols,  Français  et  Italiens. 
Il  en  est  de  grands  et  de  petits,  de  bruns  et  de  blonds,  de  dolichocéphales 
et  de  brachycéphales,  les  uns  dominant  dans  tel  district,  les  autres  ailleurs. 
La  solution  du  problème  devient  de  plus  en  plus  difficile,  car  la  race,  si 
elle  est  vraiment  une,  ne  cesse  de  perdre  par  les  croisements  de  son  origi- 
nalité première.  Il  est  probable  qu'avant  l'ère  de  l'histoire  écrite,  des  po- 
pulations d'origine  diverse  se  sont  trouvées  réunies  dans  le  même  pays, 
soit  par  des  migrations,  soit  par  la  conquête,  et  que  la  langue  des  plus 
civilisés  sera  devenue  peu  à  peu  celle  de  tous.  La  vie  de  chaque  peuple 
abonde  en  faits  de  cette  espèce. 

Si  Ton  ne  tient  pas  compte  des  différences  et  même  des  contrastes  que 
présentent  entre  eux  les  Basques  des  provinces  espagnoles  et  de  la  Na- 
varre française,  on  peut  dire  que,  dans  l'ensemble,  la  plupart  des  Bas- 
ques ont  le  front  large,  le  nez  droit  et  ferme,  la  bouche  et  le  menton 
très-nettement  dessinés,  une  taille  bien  proportionnée,  des  attaches  d'une 
grande  finesse.  Leur  physionomie  est  d'une  extrême  mobilité.  Les  moindres 
sentiments  se  révèlent  sur  leur  visage  par  l'éclair  du  regard,  le  jeu  des 
sourcils,  le  frémissement  des  lèvres.  Les  femmes  surtout  se  distinguent 
par  la  pureté  de  leurs  traits;  on  admire  leurs  grands  yeux,  leur  bouche 
souriante  et  fine,  la  souplesse  de  leur  taille.  Même  dans  les  villes  et  les 
villages  qui  servent  de  lieux  de  passage  aux  étrangers,  de  Bayonne  à  Vitoria, 
et  où  les  croisements  ont  le  plus  altéré  les  traits  de  race,  on  est  frappé 
de  la  beauté  de  la  plupart  des  femmes  et  de  leur  élégance  naturelle.  Dans 
certains  districts  reculés  la  laideur  est  un  véritable  phénomène.  Deux 
localités  du  Guipûzcoa,  Azpeylia  et  Azcoytia,  près  desquelles  se  trouve 
le  fameux  couvent  de  Loyola,  sont  tout  particulièrement  célèbres  à  cause 
de  la  beauté  dé  leurs  habitants,  hommes  et  femmes.  On  dit  qu'il  serait 
difficile  d'y  trouver  une  jeune  fille  qui  ne  fût  pas  un  modèle  parfait. 

Mais  les  Basques  n'ont  pas  seulement  la  beauté  de  la  forme,  ils  ont  aussi 
la  dignité  du  maintien.  On  aime  à  les  voir  marcher  fièrement,  la  veste 
jetée  sur  l'épaule  gauche,  la  taille  serrée  par  une  large  ceinture  rouge,  le 
'  béret  légèrement  incliné  sur  l'oreille.  Quand  ils  passent  à  côté  du  voya- 
geur, ils  le  saluent  avec  grâce,  mais  comme  des  égaux,  sans  baisser  le 


856 


NOUVELLE  GEOGRAPHIE    UNIVERSELLE. 


regard.  Les  femmes,  presque  toujours  modestement  vêtues  de  couleurs 
sombres,  ne  sont  pas  moins  nobles  d'attitude.  Elles  portent  toutes  haut  la 
tête,  et,  quoique  marchant  très-vile,  ont  un  port  de  déesse.  L'habitude 
qu'elles  ont  de  placer  leurs  fardeaux  sur  la  tête  contribue  probablement 
à  leur  donner  la  fière  tournure  qui  les  distingue  ;  l'équilibre  parfait 
qu'elles  doivent  apprendre  à  maintenir,  pour  descendre  ou  monter  les 
pentes  sans  que  leur  cruche  risque  de  tomber,  développe  dans  leurs  mem- 
bres un  aplomb  naturel,  qui  se  rencontre  rarement  chez  les  femmes  des 
contrées   voisines.   Elles  ont   surtout  les   épaules  et  le  cou  remarquables 


X°    13D.    AZCOYl'IA    ET    AZPEYTIA. 


Echelle  de   i:5oooo 


par  la  pureté  des  lignes,  beauté  bien  rare  chez  les  paysannes  accoutumées 
au  dur  travail  de  la  terre. 

Les  Basques  se  donnent  à  eux-mêmes  le  nom  d'Euskaldunac  ou  d'Euska- 
riens,  et  leur  langue  est  l'euskara,  ou  eskuara.  On  ne  sait  pas  encore  quel 
est  le  sens  précis  de  ce  mot;  mais,  d'après  toutes  les  probabilités,  il  signi- 
fie simplement  «  parole  ».  Les  Euskariens  seraient  donc  les  «  Hommes 
qui  parlent  ».  Tel  est  aussi  le  nom  que  les  Slaves  et  mainte  autre  race  se 
sont  donné  dans  leurs  idiomes.  Cette  langue  «  par  excellence  »  que  parlent 
les  Basques  et  qui  en  fait  un  corps  de  nation  vraiment  distinct  parmi  toutes 
les  races  de  l'Europe  et  du  monde,  semble  jusqu'à  maintenant  être  tout  à 
fait  unique  par  la  structure  de  ses  mots  et  le  mécanisme  de  ses  phrases.  Elle 
a  dû  emprunter  beaucoup  de  termes  aux  langues  des  peuples  voisins  ; 
toutes  les  choses  que  les  Basques  ont  appris  à  connaître  par  leurs  rapports 


BASQUES.  857 

avec  l'étranger,  toutes  les  idées  nouvelles  qui  leur  ont  été  apportées  depuis 
les  temps  préhistoriques,  sont  naturellement  désignées  par  des  expres- 
sions qui  n'appartiennent  pas  au  fond  primitif  de  leur  idiome  ;  peut-être 
même  faudrait-il  remonter  jusqu'à  l'âge  de  pierre,  avant  l'introduction 
des  animaux  domestiques  dans  le  pays,  pour  trouver  le  basque  pur,  tous  les 
noms  euskariens  de  ces  animaux  et  ceux  des  métaux  étant  d'origne  aryenne, 
finnoise  ou  même  sémitique.  Mais  si  nombreux  que  soient  les  emprunts,  il 
n'en  reste  pas  moins  certain  que  la  langue  basque  n'est  point  aryenne;  ce 
n'est  pas  une  langue  à  flexions  comme  celles  de  la  famille  indo-européenne. 
Elle  appartient  à  une  période  de  l'humanité  plus  ancienne  que  celle  dans 
laquelle  sont  nées  les  autres  langues  de  l'Europe.  Si  elle  devait  entrer  dans 
un  groupe  déjà  connu,  il  faudrait  la  rattacher  aux  idiomes  «  agglutinants  »* 
des  peuples  de  l'Altaï.  Antoine  d'Abbadie  lui  trouve  des  caractères  afri- 
cains et  la  rattache  à  la  famille  «  hami tique  »  ;  d'autres  ont  eu  l'idée 
peu  soutenable,  de  la  grouper  avec  les  dialectes  «  polysynthétiques  » 
de  l'Amérique  du  Nord.  De  leur  côté,  les  patriotes  basques  déclarent  leur 
«  parole  »  bien  supérieure  à  toutes  les  autres  :  d'après  quelques  auteurs, 
c'est  en  eskuara  que  le  premier  homme  aurait  salué  la  lumière;  l'ortho- 
doxie locale  érigea  même  cette  imagination  en  article  de  foi,  et  bien  mal 
venu  eût  été  l'étranger  qui  se  serait  permis  d'émetlre  un  doute  sur  ce  fait 
primitif  de  l'histoire  humaine.  Mais  de  nos  jours  tous  les  philologues  peu- 
vent juger  la  question,  car,  sans  compter  une  bibliothèque  d'écrits  consa- 
crés à  l'eskuara,  les  divers  dialectes  de  cette  langue  ont  une  littérature, 
chants,  comédies,  traductions,  devenue  accessible  aux  hommes  d'étuile. 

En  attendant  que  la  comparaison  des  langues  humaines  nous  ait 
révélé  si  l'idiome  euskarien  est  vraiment  indépendant  de  tout  autre,  il  nous 
faut  considérer  les  Basques,  restés  sans  frères  sur  les  continents,  comme  un 
peuple  entièrement  à  part,  comme  le  débris  d'une  ancienne  humanité  rongée 
de  tous  les  côtés  par  les  flots  envahissants  d'une  humanité  plus  moderne. 
Les  preuves  ne  manquent  point  pour  établir  que  les  Euskaldunac  ont  été 
jadis  un  peuple  nombreux  occupant  une  grande  étendue  de  territoire.  Si 
l'on  n'a  point  encore  réussi  à  retrouver  aux  bornes  du  monde  les  origines 
du  basque,  on  découvre  cette  langue  à  l'état  fossile,  pour  ainsi  dire,  dans 
les  contrées  qui  entourent  le  bassin  de  la  Méditerranée  occidentale.  Nul 
monument  écrit  ne  raconte  comment  des  peuples  frères  de  race  occupaient 
ces  régions  si  bien  disposées  pour  n'être  qu'un  seul  domaine  géographique; 
mais  au  lieu  de  récils,  de  légendes  ou  d'hymnes,  il  reste  encore  des  noms 
de  montagnes,  de  fleuves  et  de  cités  qui  proclament  après  des  milliers 
d'années  la  puissance  des  anciens  aborigènes.  A  l'est  du  pays  où  se  trouvent 
i.  108 


858  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

aujourd'hui  les  dernières  populations  basques,  dans  les  vallées  pyrénéennes 
du  Bastan  français,  d'Aran,  d'Andorre,  de  Querol,  les  noms  euskariens  abon- 
dent. Il  en  est  de  même  dans  les  plaines  qui  s'étendent  au  nord  des  monts 
jusqu'aux  abords  de  la  Garonne,  et  la  ville  d'Auch,  l'antique  Iliberri  (ville 
neuve),  rappelle  encore  par  son  nom  le  séjour  des  Auskes  ou  Euskariens  ;  à 
l'orient  des  Pyrénées,  Elne  et  Collioure,  situées,  l'une  à  une  faible  distance, 
l'autre  au  bord  du  golfe  du  Lion,  étaient  aussi  des  Iliberri,  ainsi  que  le 
témoignent  encore  les  noms  corrompus  des  deux  villes  modernes  ;  enfin, 
parmi  tant  d'autres  villes  espagnoles  aux  appellations  euskariennes,  on  peut 
citer  une  troisième  Iliberri,  la  voisine  de  Grenade,  que  domine  la  montagne 
nommée  d'après  elle  la  sierra  de  Elvira.  Et  que  de  cités  antiques,  bâties  par 
-les  mêmes  peuples,  durent  précéder  ces  «  villes  neuves  »  ! 

La  plupart  des  écrivains  qui  se  sont  occupés  de  l'Espagne  ont  admis,  avec 
la  plus  grande  plausibilité,  que  ces  anciens  peuples  de  langue  euskarienne 
étaient  les  Ibères  dont  parlent  les  auteurs  anciens  et  qui  occupaient  autrefois 
la  plus  grande  partie  de  la  Péninsule.  Par  cela  même,  les  Basques  actuels  se 
trouveraient  être  les  descendants  directs  des  Ibères;  ils  seraient,  ditMichelet, 
«  le  reste  de  ce  monde  antérieur  au  monde  celtique  et  dont  on  ne  connaît  que 
la  décadence.  »  Tout  naturellement,  on  a  cru  également  devoir  attribuer  aux 
ancêtres  des  Basques  les  diverses  inscriptions  et  légendes  de  monnaies  en 
«  lettres  inconnues  »,  tétras  desconocidas ,  que  l'on  a  découvertes  en  Espagne 
et.  dans  la  France  méridionale,  et  que  Boudard  a  fini  par  interpréter 
comme  étant  réellement  de  langue  euskarienne.  Il  est  à  peine  permis  de 
douter  de  l'identité  parfaite  des  Ibères  et  des  Basques.  Cet  isolement  du 
petit  peuple  pyrénéen  n'existait  donc  pas  dans  l'antiquité.  Par  les  Vascons, 
il  occupait  le  midi  de  la  France ,  par  les  diverses  tribus  ibériennes  et 
celtibériennes,  il  couvrait  la  péninsule  d'Hispanie.  Au  delà  des  Colonnes 
d'Hercule,  les  Euskaldunac  s'étendaient  aussi  jusqu'aux  pentes  de  l'Atlas, 
car  les  auteurs  anciens  citent  quelques  localités  dont  les  noms  sont  en- 
tièrement basques  ;  l'une  des  peuplades  énumérées  par  Strabon  porte 
même  la  désignation  tout  euskarienne  de  Mutur-Gorri  (Visages-Rouges), 
que  les  hommes  de  la  tribu  devaient  peut-être  à  leur  face  bronzée  par  le 
soleil.  Enfin,  les  témoignages  des  auteurs  romains  s'accordent  à  déclarer 
que  les  Ibères  avaient  colonisé  les  grandes  îles  de  la  Méditerranée;  plu- 
sieurs nations  qui  habitaient  les  côtes  de  l'Italie  appartenaient  probablement 
ù  la  même  souche. 

On  s'est  étonné  que  les  Basques  aient  pu  se  maintenir  en  corps  national, 
parlant  sa  langue,  précisément  dans  cette  partie  des  Pyrénées  où  les  mon- 
tagnes, trop  basses  pour  se  dresser  en  barrière  contre  les  armées  d'invasion, 


BASQUES.  85P 

ont  laissé  passer,  tantôt  dans  un  sens,  tantôt  dans  un  autre,  tous  les  peuples 
en  marche.  D'abord,  il  faut  tenir  compte  de  ce  fait,  que  les  Pyrénées  occi- 
dentales sont  les  plus  éloignées  de  Rome  et  devaient,  par  conséquent, 
échapper  plus  facilement  à  l'influence  du  peuple-roi  ;  mais  le  faible  relief 
des  montagnes  a  dû  également  aider  les  Euskariens  à  garder  leur  cohésion 
nationale,  leurs  mœurs  et  leur  langue.  Dans  les  autres  parties  des  monts, 
les  tribus  ibériennes,  séparées  par  des  crêtes  neigeuses  difficiles  à  franchir, 
étaient  refoulées  par  leurs  ennemis  en  d'étroites  vallées  latérales,  et  ne 
pouvaient  s'entr'aider  en  cas  de  péril  commun.  Les  Basques  avaient ,  au 
contraire,  le  privilège  d'habiter  un  pays  offrant  à  la  fois  de  sérieux  ob- 
stacles à  l'invasion  étrangère  et,  par-dessus  les  chaînons  parallèles,  des 
passages  faciles  pour  les  indigènes.  Les  peuplades  des  diverses  vallées 
pyrénéennes  du  nord  et  du  midi  pouvaient  ainsi  se  former  en  une  masse 
épaisse  et  puissante  au  milieu  des  nations  qui  les  entouraient  et  qui  toutes 
entraient,  l'une  après  l'autre,  de  gré  ou  de  force,  dans  le  monde  lati- 
nisé. 

On  ne  sait  quelle  était,  après  l'époque  romaine,  l'étendue  des  territoires 
occupés  par  des  populations  de  langue  basque,  mais  il  est  très-probable  que 
cette  étendue  a  peu  changé,  car,  depuis  lors,  les  Euskariens  ont  presque 
toujours  été  leurs  propres  maîtres,  et  nulle  raison  majeure  n'a  pu  les  porter 
à  laisser  leur  langue  pour  celle  de  voisins  qu'ils  tenaient  en  mépris.  Du 
côté  de  la  France,  les  limites  actuelles  des  dialectes  euskariens  sont  assez 
bien  connues  ;  du  côté  de  l'Espagne ,  elles  ont  été  déterminées  avec 
moins  de  précision.  Elles  ne  correspondent  nullement  aux  frontières  des 
circonscriptions  administratives  et  politiques.  Le  domaine  actuel  de  la 
langue  basque  commence  à  l'ouest  par  la  vallée  duNervion,  au-dessous  de 
Bilbao  ;  sa  limite  contourne  cette  ville,  qui  est  devenue  presque  entière- 
ment espagnole,  et  traverse  au  sud  le  col  d'Orduna  pour  suivre  les  flancs 
de  la  Pena  de  Gorbea  et  longer  à  une  certaine  hauteur  le  versant  méridional 
des  Pyrénées  en  laissant  en  dehors  toutes  les  villes  situées  dans  la  plaine  de 
l'Alava.  Au  delà  de  Salvatierra,  elle  descend  pour  remonter  sur  les  flancs 
de  la  sierra  de  Andia  et  rattache  au  pays  basque  toute  la  vallée  où  court  le 
chemin  de  fer  d'Alsàsua  à  Pampelune  ;  mais  cette  ville  elle-même,  l'an- 
cienne Irun  des  Ibères,  n'est  euskarienne  que  par  les  souvenirs  historiques, 
et,  plus  à  l'est,  le  basque  n'est  parlé  que  dans  les  hautes  vallées  de  Ronce- 
vaux,  d'Orbaiceta,  d'Ochagavia,  de  Roncal,  tandis  qu'au  sud  les  noms  seuls 
des  villages,  Baigorri,  Mendivil,  Sansoain,  Lazaguria,  rappellent  l'idiome 
d'autrefois.  Le  pic  d'Anie,  qui,  du  côté  de  la  France,  est  la  borne  des  popu- 
lations de  langue  basque,   l'est  également  du  côté  de  l'Espagne.  Ainsi,  des 


860 


NOUVELLE  GEOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 


quatre  provinces  euskariennes,  une  seulement,  le  Guipûzcoa,  est  en  entier 
comprise  dans  le  domaine  de  l'idiome  antique  ;  encore  les  deux  villes  d'Irun 
et  de  Saint-Sébastien  y  forment-elles  des  îlots  de  langue  castillane.  Toute  la 
zone  méridionale  des  contrées  qui  font  politiquement  partie  de  la  Navarre  et 
des  provinces  Vascongades,  est  depuis  un  temps  immémorial  envahie  par 
les  dialectes  latins,  et  les  populations  y  parlent  un  castillan  mélangé  de 
quelques  termes  locaux  d'origine  euskarienne.  D'après  les  affirmations  des 
paysans,  que  pourtant  n'a  point  encore  corroborées  un  seul  document  au- 


N"    151.    ZONE    DE    LA    LANGUE    BASQUE. 


Li/nite  de  la  langiLe  Jiasaua. 


Limite   du,  Gutillasu. 

Echelle    de   io5oooo 


thentique,  on  aurait  encore  parlé  le  basque  à  Olite  et  à  Puente-la-Reina, 
situées  à  une  grande  distance  au  sud  de  la  zone  actuelle  de  langue  euska- 
rienne. Broca  voit  dans  ce  déplacement  de  langues,  dont  il  importerait 
d'abord  de  constater  la  réalité,  une  conséquence  toute  naturelle  de  la  juxta- 
position immédiate  du  basque  avec  un  idiome  disposant  de  la  prépotence 
administrative  et  de  l'influence  littéraire,  sociale  et  religieuse.  Au  sud  des 
Pyrénées,  le  basque  n'est  pas  de  force  à  lutter  contre  l'espagnol,  tandis 
qu'au  nord  des  Pyrénées  il  n'est  pas  même  menacé  par  ie  patois  béarnais. 
D'un  côté  l'espagnol,  de  l'autre  le  français,  travaillent  à  se  substituer  au 
basque,  non  par  la  conquête  violente,  mais  par  un  lent  travail  de  désorga- 
nisation. Déjà  scindée  en  sept  dialectes,  modifiée  par  des  mots  et  des  tour- 


BASQUES.  8tî  1 

nures  contraires  à  son  génie,  la  Langue  des  Ibères  cherche  à  s'accommoder 
de  plus  en  plus  à  l'esprit  des  étrangers  qui  viennent  s'établir  dans  le  pays  ; 
elle  perd  sans  cesse  en  originalité  et  se  transforme  en  patois.  Chaque  grande 
route  qui  pénètre  dans  le  territoire  basque  fait  en  même  temps  une  trouée 
dans  la  langue  elle-même.  Chaque  progrès,  surtout  celui  de  l'instruction, 
ne  peut  qu'être  fatal  aux  dialectes  euskariens  ;  le  demi-million  de  Basques, 
désormais  enfermé. dans  un  étroit  horizon  de  collines  et  de  montagnes,  ne 
saurait  plus  compter  sur  une  longue  durée  pour  le  langage  des  aïeux1. 

Strabon  parle  des  Cantabres,  les  ancêtres  immédiats  de  nos  Basques,  avec 
une  admiration  mêlée  d'horreur.  Leur  bravoure,  leur  amour  de  la  liberté, 
leur  mépris  de  la  vie,  lui  paraissaient  des  qualités  tellement  surhumaines, 
qu'il  y  voyait  une  sorte  de  férocité,  une  rage  bestiale.  Il  raconte  avec  effroi 
que,  dans  leur  guerre  d'indépendance  contre  les  Romains,  des  Cantabres 
s'entre-tuèrent  pour  ne  pas  être  réduits  en  captivité,  que  des  mères  mirent 
elles-mêmes  leurs  enfants  à  mort  pour  leur  éviter  l'opprobre  et  les  misères 
de  l'esclavage,  que  des  prisonniers,  mis  en  croix,  entonnèrent  leur  chant, 
de  victoire.  A  cette  époque,  les  Ibères  avaient  coutume  de  se  prémunir 
contre  les  malheurs  inattendus  en  portant  sur  eux  un  poison  préparé  à  l'aide 
d'une  plante  semblable  à  Tache  et  qui  tuait  sans  douleur.  Maîtres  de  leur 
propre  vie,  ils  ne  craignaient  plus  rien  ;  ils  la  risquaient  facilement, 
surtout  quand  il  s'agissait  de  combattre  pour  un  ami. 

Leurs  qualités  de  courage,  souvent  mises  à  l'épreuve  depuis  leurs  luttes 
avec  les  envahisseurs  romains,  n'ont  jamais  été  trouvées  en  défaut,  mais 
elles  ne  sont  point  les  seules  qu'il  faille  leur  accorder.  L'histoire  et  les  lois 
des  fédérations  pyrénéennes  témoignent  de  la  prééminence  que  la  droiture 
des  Basques,  leur  générosité,  leur  amour  de  l'indépendance,  leur  respect 
de  l'homme  libre  leur  donnaient  sur  les  sociétés  voisines.  Les  serfs  malheu- 
reux qui  les  entouraient,  s'imaginant  dans  leur  abjection  que  la  liberté 
est  un  privilège  de  noblesse,  voyaient  en  eux  des  gentilshommes.  Tous  les 
habitants  du  Guipûzcoa  et  de  la  Biscaye  proprement  dite  étaient  nobles, 
même  en  vertu  de  la  hiérarchie  espagnole,  tandis  que  dans  l'Alava  et  dans 
la  Navarre,  où  les  Maures  dominèrent  pendant  quelque  temps,  et  où  plus  tard 
se  fit  sentir  l'influence  castillane,  la  noblesse  seigneuriale  prit   naissance 

1  Nombre  approximatif  de  la  population  de  langue  basque,  en  1875  : 
Basses-Pyrénées  (France) 116,000 

j  Guipûzcoa.    ......     170,000 

Provinces  basques.  I  Viscaya.    .  \ 120,000 

(  Âlava.   ........       50,000 

Navarre 100,000 

556,000 


862  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

avec  son  cortège  habituel  de  vassaux  et  de  manants.  Mais  toutes  les 
provinces  veillaient  avec  le  même  soin  jaloux  sur  leurs  libertés  locales  et 
forçaient  leurs  suzerains  à  observer  de  point  en  point  le  contrat  d'union. 
Le  syndic  de  Yitoria  jurait  sur  le  couteau  qui  devait  lui  trancher  la  tête, 
s'il  ne  faisait  pas  son  devoir.  Alors  que  l'histoire  de  l'Europe  n'était  qu'une 
succession  de  massacres,  les  Basques  vivaient  presque  toujours  en  paix; 
chaque  année,  les  communes  situées  sur  les  versants  opposés  des  mon- 
tagnes se  juraient  amitié,  et  tour  à  tour  leurs  ambassadeurs  déposaient 
solennellement  une  pierre  symbolique  sur  une  pyramide  élevée  par  les 
ancêtres  au  milieu  des  pâturages  du  col.  Toutes  ces  petites  républiques, 
dont  l'isolement  eût  fait  une  proie  facile  pour  les  conquérants,  étaient  fra- 
ternellement unies  en  une  grande  fédération  ;  chacune  s'engageait  à 
«sacrifier  les  biens  et  la  vie»  pour  maintenir  la  patrie  commune  «en  droit 
et  en  justice  ».  Leur  étendard  figure  trois  mains  unies  :  Irurak  bat,  «  les 
Trois  n'en  font  qu'Une,  »  telle  est  la  belle  devise  des  provinces  Vascongades. 

Ce  qui  montre  surtout  combien  la  société  euskarienne,  si  peu  importante 
par  le  nombre,  était  supérieure  aux  populations  voisines  par  ses  éléments 
de  civilisation,  c'est  le  grand  respect  qu'on  y  avait  pour  la  personne 
humaine. Tout  Basque  était  absolument  inviolable  dans  sa  demeure  :  jamais 
il  ne  pouvait  être  privé  de  son  cheval  ni  de  ses  armes.  Si  d'autres  Ibères, 
libres  comme  lui,  portaient  devant  le  conseil  accusation  contre  sa  personne, 
sa  maison  n'en  restait  pas  moins  sacrée  pour  tous,  et  quand  le  moment  était 
venu  de  répondre  à  l'imputation,  il  sortait  fier  et  superbe,  le  béret  sur  la 
tête,  le  bâton  dans  la  main,  et,  digne  comme  ses  pairs,  il  arrivait  sous  le 
chêne  où  siégeaient  les  prud'hommes  assemblés.  Dans  les  assises  nationales, 
tous  votaient,  et  le  suffrage  de  tous  avait  la  même  valeur.  Bans  plusieurs 
vallées,  les  citoyennes  donnaient  leur  avis  et  leur  voix  avec  la  même  liberté 
que  les  hommes.  Les  chartes  d'Alava  stipulaient  formellement  une 
place  pour  les  dames  de  la  «  confrérie  »  délibérante  d'Àrriaga.  Cependant 
il  n'était  pas  d'usage  que  les  femmes  fussent  assises  à  la  même  table  que 
Yetcheco-jauna  (le  maître  de  la  maison)  et  ses  fils  ;  elles  mangeaient  debout 
à  côté  du  foyer;  même  de  nos  jours,  cette  choquante  habitude  d'inégalité  n'a 
point  disparu  des  campagnes,  et  telle  est  la  force  de  la  tradition,  que  la 
femme  se  croirait  presque  déshonorée  si  on  la  voyait  assise  à  côté  de  son 
mari  à  tout  autre  jour  que  celui  de  ses  noces.  De  même,  lors  des  fêtes 
publiques,  les  femmes  se  tiennent  à  l'écart  :  elles  dansent  entre  elles,  tandis 
que  les  hommes  se  livrent  à  leurs  jeux  plus  bruyants. 

Mais,  à  part  ce  reste  de  la  barbarie  primitive,  les  amusements  des  Basques 
ne  révèlent  que  des  qualités  naturelles.  S'il  est  vrai  que  l'on  peut  juger 


BASQUES  ET  LEURS  FORS.  863 

d'un  peuple  d'après  ses  jeux,  —  car  l'homme,  quand  il  se  laisse  emporter 
au  plaisir,  oublie  de  veiller  sur  lui-même, —  les  Euskariens  gagnent  singu- 
lièrement à  être  vus  aux  jours  de  fête;  ils  ne  cessent  point  alors  d'être 
aimables,  gracieux  et  dignes.  Leurs  jeux  sont  toujours  des  luttes  de  force  et 
d'adresse.  Sur  les  pelouses  de  leurs  vallées,  les  jeunes  Basques  s'exercent 
au  saut,  à  la  danse,  à  la  course,  au  jet  de  lourdes  pierres.  Le  jeu  de  paume 
est  une  des  gloires  de  la  nation;  elle  lui  a  voué  une  espèce  de  culte  comme 
à  sa  plus  précieuse  institution.  Les  grandes  parties  sont  annoncées  d'avance 
et  les  Basques  y  accourent  avec  autant  d'ardeur  que  les  Grecs  d'autrefois 
allant  à  Delphes  ou  à  Olympie.  Et,  pareille  aux  tribus  helléniques,  la  foule 
euskarienne  ne  songe  pas  uniquement  aux  exercices  corporels,  elle  s'occupe 
aussi  des  plaisirs  plus  raffinés  de  l'esprit.  Les  Basques  jouent  encore  en 
plein  air  des  mystères  et  des  pastorales;  ils  ont  leurs  acteurs  et  leurs  poètes. 

Toutefois  il  ne  faudrait  point  croire  que  les  populations  euskariennes 
soient  composées  d'hommes  supérieurs  de  toute  manière  à  leurs  voisins.  Aux 
qualités  correspondent  aussi  les  défauts.  Actuellement  le  grand  malheur 
des  Basques  est  précisément  dérivé  de  leurs  anciens  privilèges  nationaux. 
Ils  veulent  continuer  les  traditions  du  passé,  parce  que  ce  passé  fut  héroïque, 
se  renfermer  dans  les  étroites  limites  de  leur  patrie,  parce  que  cette  patrie 
fut  libre  à  côté  des  nations  esclaves,  rester  étrangers  au  mouvement  histo- 
rique des  peuples  d'Europe,  parce  ceux-ci  ne  sont  pas  de  race  noble 
comme  eux.  Par  un  revirement  bizarre  des  choses,  il  se  trouve  qu'en 
défendant  leurs  libertés  provinciales  les  Basques  se  sont  faits  les  champions 
de  l'absolutisme  pour  les  autres  provinces;  ils  ne  veulent  point  qu'on 
touche  à  leurs  fors,  et,  naguère,  pour  en  assurer  la  conservation,  ils  ne 
voulaient  pas  non  plus  permettre  à  leurs  voisins  de  se  faire  libres.  De  cette 
attitude  naissent  les  plus  étranges  malentendus,  causés  d'ailleurs  en  grande 
partie  par  l'ignorance.  Cependant  Alavans  et  Navarrais  se  distinguent  par 
leur  culture  relative  :  dès  l'année  1794,  l'instruction  était  déclarée  obliga- 
toire pour  les  enfants  navarrais  des  deux  sexes. 

Avant  la  loi  votée  parles  Cortès  en  1876,  les  fueros,  ou  droits  parti- 
culiers des  Basques,  étaient  censés  les  mêmes  qu'en  l'année  1552,  époque 
à  laquelle  les  députés  des  provinces  se  présentèrent  à  Burgos  pour  offrir  le 
titre  de  «  seigneur  »  au  roi  de  Castille,  Alphonse  le  Justicier.  En  vertu  du 
traité  qui  fut  conclu,  il  était  interdit  au  souverain  étranger  de  bâtir  ou  de 
posséder  aucune  forteresse,  aucun  village,  aucune  maison  sur  le  territoire 
euskarien.  Les  Basques  ne  devaient  leur  sang  qu'à  leur  propre  pays;  ils 
étaient  exempts  de  la  conscription  espagnole  et  gardaient  leurs  soldats  ou 
«  miquelets  »  dans  les  limites  de  leurs  provinces.  En  temps  de  guerre,  il 


8G4  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

est  vrai,  les  Basques  devaient  le  service,  mais  à  certaines  conditions.  Dans 
la  Biscaye  proprement  dite,  les  contingents  ne  pouvaient  être  menés,  sans 
leur  consentement  exprès,  au  delà  d'un  certain  arbre  de  la  frontière,  et 
dans  ce  cas  ils  avaient  droit  à  un  payement  spécial;  des  formalités  analogues 
devaient  être  observées  dans  l'Alava;  mais  la  province  de  Guipuzcoa  ne 
pouvait  refuser  une  levée  de  marins  pour  la  flotte  royale.  L'impôt  était 
toujours  fixé  et  réparti  par  les  juntes  provinciales  ;  les  contributions  perçues 
étaient  exclusivement  destinées  à  couvrir  les  dépenses  locales  et  ce  qui  était 
accordé  à  l'Etat  l'était  à  titre  de  don  gracieux.  Le  commerce  était  plus  libre 
que  dans  le  reste  de  l'Espagne  ;  les  monopoles  n'existaient  point.  Enfin  les 
municipalités  locales  étaient  toutes  indépendantes;  représentées  par  leurs 
alcades,  les  membres  de  Yayuntamiento,  les  «  grands-parents  »  ou parientes- 
mayores,  elles  fixaient  et  arrêtaient  seules  leur  propre  budget. 

Mais  que  de  diversités,  de  contrastes  et  de  bizarreries  féodales  dans  cette 
organisation  des  communes  et  des  provinces,  en  apparence  si  démocratique  ! 
Telle  bourgade  est  de  droit  une  république  indépendante  ;  telle  autre  se 
groupe  avec  un  certain  nombre  de  villages  en  «  université  »  souveraine; 
d'autres  encore  ne  se  composent  que  d'enclaves.  Dans  tel  village,  la  muni- 
cipalité nouvelle  est  nommée  par  celle  qui  vient  d'achever  ses  fonctions; 
dans  tel  autre,  elle  est  choisie  par  des  électeurs  censitaires  ou  par  des  nobles 
d'une  certaine  catégorie,  ou  même,  soit  par  le  seigneur  local,  soit  par  son 
représentant.  Les  juntes  provinciales  se  renouvellent  aussi  suivant  les  pro- 
cédés les  plus  divers,  en  vertu  des  traditions  les  plus  disparates.  Le  suffrage, 
que  l'on  considère  dans  les  démocraties  modernes  comme  un  droit  naturel 
appartenant  à  l'homme  libre,  est  encore  un  privilège  parmi  les  Basques  et 
n'est  point  exercé  par  tous.  En  outre,  l'usage  de  ce  privilège  est  accompagné 
de  formalités  puériles  et  réglé  par  une  étiquette  jalouse  :  les  lois  de  la 
préséance  ne  sont  pas  moins  religieusement  observées  sous  le  «  chêne  de 
justice  »  qu'à  la  cour  de  la  reine  d'Angleterre.  On  comprend  qu'avec  de 
pareilles  institutions,  où  la  tradition  féodale  se  mêle  au  vieil  instinct  de 
race,  les  Basques  aient  fini  par  se  trouver,  eux  républicains,  les  champions 
les  plus  obstinés  de  l'ancienne  monarchie  espagnole.  Ce  sont  eux  qui  ont 
donné  à  l'Eglise  catholique  son  génie  inspirateur,  son  véritable  chef,  dans 
la  personne  d'Ignace  de  Loyola. 

La  Navarre  est  assimilée  depuis  1859  au  reste  de  l'Espagne  en  ce  qui 
concerne  le  service  militaire,  les  impôts,  la  constitution  des  municipalités. 
En  plein  pays  Basque,  les  mêmes  changements  ont  été  impitoyable- 
ment introduits.  La  loi  historique  est  fatale  :  si  les  descendants  des  Euskariens 
ne  veulent  pas  d'une  liberté  commune  avec  les  autres  habitants  de  la  Pénin- 


109 


BILBAO.  867 

suie,  c'est  en  vain  qu'ils  essayeront  d'être  libres  tout  seuls.  La  guerre  les  a 
brisés  deux  fois;  mais  la  paix,  non  moins  que  la  guerre,  tend  à  les  priver 
de  leur  individualité  nationale  pour  les  faire  participer  à  la  vie  politique 
des  populations  espagnoles.  L'industrie  moderne,  aidée  par  le  commerce  et 
les  voyages,  change  les  mœurs  locales,  enseigne  la  langue  des  voisins, 
fait  disparaître  les  anciennes  traditions.  Les  Basques  ne  sont  pas  seulement 
«  un  peuple  qui  saute  et  danse  au  haut  des  Pyrénées  »,  comme  le  disait 
Voltaire,  c'est  aussi  un  peuple  qui  travaille,  et  c'est  par  le  travail  que  se 
fera  la  fusion  nationale  avec  les  autres  Espagnols. 

Comme  pour  hâter  la  disparition  prochaine  du  groupe  distinct  que  leur 
race  forme  encore  dans  l'humanité,  les  Basques  émigrent  en  grand  nombre 
et  laissent  derrière  eux  des  places  vides  que  leurs  voisins  viennent  occuper 
en  partie.  Ceux  d'entre  eux  qui  habitent  les  hautes  vallées  partiellement 
emplies  de  neige  pendant  l'hiver,  descendent  par  centaines  avant  les  mois 
de  la  saison  froide  et  vont  exercer  temporairement  quelque  industrie  lucra- 
tive dans  les  villes  de  la  plaine  ;  d'autres,  entraînés  par  l'amour  des  aven- 
tures, qui  chez  eux  est  traditionnel  et  qui  fit  de  leurs  ancêtres  de  si  hardis 
pêcheurs  de  baleines,  partent  sans  désir  de  retour  prochain  et  ne  craignent 
pas  d'aller  s'établir  sur  un  autre  hémisphère.  Naguère  les  Basques  espa- 
gnols émigraient  beaucoup  moins  que  leurs  frères  de  nationalité  française, 
chassés  de  leur  patrie  par  l'horreur  de  la  conscription  militaire;  mais  ils 
suivent  maintenant  en  foule  l'exemple  qui  leur  est  donné,  et  la  majorité  de 
ceux  qui  s'en  vont  se  compose  des  hommes  les  plus  énergiques,  la  véritable 
élite  de  la  nation.  Dans  les  républiques  de  la  Plata,  où  ils  vont  presque  tous 
chercher  fortune,  leur  race  est  destinée  à  se  perdre,  comme  élément  distinct, 
encore  bien  plus  rapidement  qu'en  Europe  :  c'est  en  vain  que  certains  pa- 
triotes euskariens  rêvent  la  naissance  d'une  nouvelle  république  cantabre 
dans  les  pampas  de  l'Amérique. 

Il  est  vrai  que,  loin  de  leur  patrie,  les  Basques  gardent  avec  soin  cet 
esprit  de  solidarité  qui  leur  donne  tant  de  force  chez  eux.  A  Madrid  et 
dans  les  autres  villes  de  l'Espagne  proprement  dite  où  ils  ont  presque  le 
monopole  de  plusieurs  professions,  à  Bordeaux,  à  Montevideo,  à  Buenos- 
Ayres,  ils  s'entr'aident,  se  soutiennent  dans  l'infortune,  se  liguent  contre 
des  concurrents,  et  de  cette  façon  ils  arrivent  à  faire  bien  meilleure  figure 
que  beaucoup  d'autres  groupes  de  population  relativement  plus  nombreux  ; 
mais,  quelle  que  soit  leur  forme  de  cohésion,  elle  ne  peut  que  retarder,  non 
conjurer  les  destins.  Dans  un  petit  nombre  de  générations,  le  basque  sera 
rayé  de  la  liste  des  langues  vivantes  de  l'Europe,  comme  l'ont  été  le  comish 
et  le  krévine,  comme  le  seront  Verse,  le  manx,  le  wende,  le  livonien,  et 


808  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

même  avant  l'idiome  disparaîtront  les  anciennes  mœurs  et  les  institutions 
politiques. 


Les  provinces  Vascongades  et  la  Navarre  n'ont  que  peu  de  villes,  et  celles 
qui  se  trouvent  sur  leur  territoire  sont  en  grande  partie  peuplées  d'étrangers. 
L'Euskarien,  comme  l'Asturien  et  l'habitant  de  la  Galice,  aime  la  libre  nature  : 
les  villes,  les  gros  bourgs  lui  déplaisent.  Sauf  dans  les  districts  commerçants 
et  industriels,  toutes  les  maisons  se  dressent  isolément  sur  les  promontoires, 
sur  les  pentes  des  collines  ou  sur  le  bord  des  ruisseaux  ;  devant  la  demeure 
s'étend  une  pelouse  plantée  de  chênes,  où  chaque  soir,  après  le  labeur  de 
la  journée,  les  jeunes  gens  se  reposent  de  leurs  fatigues  par  les  danses  et  le 
chant.  Dans  ce  choix  qu'ils  faisaient  pour  leurs  demeures  on  a  vu  la  preuve 
que  les  Basques  et  leurs  voisins  des  Pyrénées  occidentales  avaient  un  esprit 
contemplatif  et  le  goût  de  la  solitude  :  il  faut  y  reconnaître  plutôt  la  consé- 
quence naturelle  de  ce  fait  que  les  Basques  étaient  un  peuple  libre,  n'ayant 
rien  à  craindre  de  ses  voisins.  Tandis  que  les  populations  du  reste  de 
l'Espagne,  de  la  France,  de  l'Italie  et  de  presque  tous  les  pays  d'Europe 
étaient  obligés,  pour  échapper  aux  invasions  guerrières  et  aux  massacres, 
de  se  réfugier  à  l'abri  des  forteresses  ou  dans  les  cités  murées,  les  Basques, 
toujours  en  paix  entre  eux  et  avec  leurs  voisins,  pouvaient  tranquillement 
s'établir  au  milieu  des  champs  qui  leur  appartenaient. 

Bilbao,  la  plus  grande  ville  des  provinces  Basques  et  son  port  le  plus 
animé,  n'est  point  une  ville  euskarienne  ;  depuis  longtemps  livrée  au  com- 
merce avec  les  colonies  lointaines  du  Nouveau  Monde,  elle  est  le  débouché 
naturel  des  farines  de  la  Castille,  et  jadis  elle  fut  le  siège  du  plus  haut 
tribunal  de  commerce  en  Espagne.  Encore  de  nos  jours,  quoique  privée  des 
monopoles  qui  lui  avaient  été  concédés  et  beaucoup  moins  bien  située  pour 
le  commerce  que  plusieurs  autres  cités  d'Espagne,  elle  rivalise  d'importance 
pour  les  échanges  avec  Valence,  Santander  et  Cadiz;  il  lui  est  arrivé,  grâce 
aux  mines  importantes  des  environs,  d'être  le  troisième  port  de  la  Pénin- 
sule par  le  chiffre  des  affaires1.  Tout  naturellement  elle  a  vécu  d'une  autre 
vie  que  les  populations  basques  des  montagnes  environnantes.  Elle  est 
devenue  tout  espagnole,  et,  pendant  les  guerres  carlistes,  elle  a  été  assiégée 
à  plusieurs  reprises  par  les  habitants  mêmes  de  sa  banlieue.  La  charmante 
vallée  où  elle  groupe  ses  édifices,  les  montagnes  à  pente  rapide  qui  l'en- 
tourent en  demi-cercle,  les  eaux  du  Nervion,  qui  portent  ses  embarcations 

1  Mouvement  du  port  en  1872 4,058  navires. 

Exportation  du  minerai  de  fer,  en  1871.    .     300,000  tonnes;  en  1872.    .     422,000  tonnes. 


SAINT-SÉBASTIEN. 


869 


au  havre  de  Portugalete  et  à  la  mer,  ont  été  souvent  rougies  de  sang.  C'est 
devant  les  murs  de  Bilbao  que  le  plus  fameux  général  basque,  Zumalacar- 
reguy,  reçut  en  1855  sa  blessure  mortelle. 

La  ville  la  plus  populeuse  du  Guipûzcoa,  Saint-Sébastien,  est.  également 
espagnole.  A  la  fois  port  de  trafic  comme  Bilbao  et  place  de  guerre  avec 
une  garnison  castillane,  elle  s'est  assimilée  d'aspect  et  de  langue  aux 
villes  de  l'intérieur  de  la  Péninsule.  La  roche  de  la  Motta  ou  du  Monte 
Orgullo,  qui  la  domine  au  nord  et  dresse,  à  150  mètres  au-dessus  de  la  mer, 
ses  escarpements  hérissés  des  tours  d'une  forteresse,  la  «  conque  »  d'eau 


N°  152.    —   SAINT-SÉBASTIEN. 


Echcllede  3oooo 


bleue  qui  s'arrondit  à  l'ouest  de  la  ville  sur  une  charmante  plage  où  se 
promènent  les  baigneurs,  la  rivière  Urumea  qui  débouche  à  l'orient  de  la 
citadelle  et  lutte  incessamment  contre  les  flots  écumeux  de  la  mer,  les 
promenades  ombreuses,  l'amphithéâtre  de  collines  verdoyantes  et  semées  de 
villages  qui  bornent  l'horizon  du  sud,  tout  l'ensemble  du  gracieux  paysage 
fait  de  Saint-Sébastien  l'une  des  localités  les  plus  aimables,  une  de  celles  où 
vient  se  presser  la  population  cosmopolite  des  fatigués  et  des  oisifs;  en 
1876,  le  nombre  des  baigneurs  attirés  par  les  plages  de  la  Concha  dépassa 
50,000.  Du  reste,  la  ville  a  perdu  tout  caractère  d'originalité;  brûlée  en 
1815  par  ses  alliés  les  Anglais,  que  la  jalousie  de  métier  fit  s'acharnera  la 


870 


NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 


destruction  de  tous  les  établissements  industriels,  elle  a  été  reconstruite 
avec  une  monotone  régularité.  Son  port,  assez  fréquenté  par  les  navires  de 
cabotage,  est  peu  sûr  et  sans  profondeur;  néanmoins  il  reçoit  chaque  année 
près  de  quatre  cents  navires,  d'un  tonnage  de  40,000  tonnes,  qui  viennent 


N°  153.  —  GUETATWA. 


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Echelle  de  t  :  8000 


chercher  des  minerais  de  fer  pour  l'Allemagne  et  l'Angleterre,  du  plomb, 
du  cuivre,  de  l'asphalte  et  des  ciments  pour  la  France.  Le  grand  havre  de 
commerce  de  la  contrée  devrait  être  la  magnifique  baie  de  Pasages,  qui  s'ouvre 
plus  à  l'est,  du  côté  de  la  frontière  de  France.  Il  est  parfaitement  abrité, 
puisque  de  ses  eaux  on  ne  voit  même  pas  la  mer,  avec  laquelle  il  commu- 


FONTARABIE,    GUERNICA,    PAMPELUNE 


873 


nique  par  un  étroit  goulet  facile  à  défendre.  Aux  siècles  précédents,  de 
grands  navires  y  pénétraient  et  venaient  s'amarrer  aux  quais  du  bourg 
aujourd'hui  ruiné  de  Leso  :  des  chantiers  de  construction  très-actifs  s'éle- 


K    loi.  —  GUEICSICA. 


Echelle  de  loo-ôoo 


vaient  sur  les  bords  du  golfe  intérieur;  mais  les  alluvions  de  l'Oyarzun  et 
d'autres  ruisseaux,  aidées  par  l'incurie  des  hommes,  ont  comblé  une  partie 
du  bassin  et  obstrué  par  une  barre  périlleuse  l'entrée  du  golfe  :  il  est  pro- 
bablement à  tout  jamais  perdu  pour  la  grande  navigation. 

HO 


874  NOUVELLE    GEOGRAPHIE    UNIVERSELLE. 

La  gracieuse  Fontarabie,  l'Ondarrabia  des  Basques,  aux  maisons  blason- 
nées,  est  également  séparée  de  la  mer  par  un  seuil  redouté  des  naviga- 
teurs; elle  ne  doit  sa  petite  importance  actuelle  qu'à  ses  bains  de  mer  et 
au  voisinage  de  la  France,  qu'elle  regarde  du  haut  de  sa  terrasse  et  de 
ses  murs  éventrés  par  les  obus.  Irun  serait  aussi  une  ville  insignifiante  si 
elle  n'était  du  côté  de  la  France  la  tête  de  ligne  des  chemins  de  fer  espa- 
gnols et  la  clef  stratégique  de  toute  la  contrée.  Tolosa,  entourée  de  manu- 
factures, se  vante  du  titre  de  capitale  du  Guipuzcoa;  Zarauz,  de  même  que 
Guetaria,  la  patrie  d'El  Cano,  qui,  le  premier,  fit  le  tour  du  monde;  Lequey- 
tio,  Bermeo,  ont  leurs  bains  de  mer  et  leurs  pêcheries  ;  Zumaya,  à  l'issue  de  la 
vallée  de  l'Urola,  a  ses  carrières  de  plâtre  qui  fournissent  aux  ingénieurs  un 
incomparable  ciment  ;  Eibar  fabrique  des  bijoux  qui  se  vendent  même 
à  l'étranger;  Vergara,  jadis  renommée  par  ses  manufactures  d'armes,  a  les 
nombreuses  sources  ferrugineuses  des  environs,  son  collège  célèbre  fondé 
en  1776  par  la  Société  basque,  et  le  souvenir  de  la  convention  mémorable 
qui  mit  fin,  en  1859,  à  la  première  guerre  carliste.  Durango  est  également 
une  ville  dont  le  nom  a  fréquemment  retenti  pendant  les  guerres  du  nord 
de  l'Espagne.  Guernica,  dans  la  Biscaye,  a  son  palais  «  forai  »  et  le  fameux 
chêne  sous  lequel  s'assemblent  encore  les  législateurs  de  la  contrée;  mais, 
comme  toutes  les  prétendues  villes  basques,  Guernica  n'est  en  réalité 
qu'une  simple  bourgade. 

Sur  le  versant  méridional  des  monts  pyrénéens,  les  grandes  aggloméra- 
tions ne  sont  pas  nombreuses,  ce  qui  s'explique  d'ailleurs  par  ce  fait 
que  la  population  est  trois  fois  moins  dense  que  sur  le  versant  atlantique. 
Vitoria,  capitale  de  l'Alava,  située  sur  le  chemin  de  fer  de  Paris  à  Madrid, 
est  une  ville  industrielle  et  commerçante,  un  entrepôt  d'échanges  entre  les 
provinces  Basques  et  les  Castilles  ;  elle  est  aussi  la  «  capitale  intellectuelle  » 
des  provinces  Basques  et  possède  même  une  Société  de  géographie  et 
d'exploration.  Pampelune  ou  Pamplona,  dont  le  nom  rappellerait  encore 
celui  de  son  reconstructeur  Pompée,  est  surtout  une  ville  forte,  souvent 
assiégée,  souvent  prise;  sa  cathédrale  est  une  des  plus  riches  et  des  plus 
curieuses  de  l'Espagne.  Tafalla,  «  la  flor  de  Navarra  »  et  l'ancienne  capi- 
tale du  royaume,  a  seulement  les  ruines  de  son  palais,  que  son  bâtisseur, 
don  Carlos  le  Noble,  voulait,  dit-on,  réunir  au  palais  d'Olite,  situé  égale- 
ment dans  la  vallée  du  Cidaco,  par  une  galerie  d'une  lieue  de  longueur. 
Puente-  la-Rein  a  est  célèbre  par  ses  vins.  Estella,  l'une  des  villes  les  plus 
riantes  de  la  Navarre,  commande  plusieurs  défilés  sur  les  chemins  des  Cas- 
tilles et  de  l'Àragon  et  possède  par  conséquent  une  sérieuse  importance 
stratégique.  Pendant  la  guerre  récente,  les  carlistes  l'avaient  transformée 


MONTAGNES  DES  ASTURIES.  875 

en  une  puissante  forteresse.  Dans  la  province  limitrophe,  dépendant  de 
la  Vieille  Castille,  Tudela,  riche  en  vins,  Calahorra  et  Logrono,  dont  le 
pont  date  du  onzième  siècle,  sont  également  des  places  militaires  de  quelque 
valeur,  parce  qu'elles  commandent  les  passages,  de  l'Ebrè.  Calahorra,  qui 
avait  pris  pour  devise  la  fière  parole  :  «  J'ai  prévalu  sur  Carthage  et  sur 
Rome,  »  fut  le  boulevard  de  défense  de  Sertorius  contre  Pompée  ;  mais  son 
héroïsme  lui  coûta  cher.  Assiégée  par  les  Romains,  elle  perdit  presque 
tous  ses  citoyens  par  la  famine  ;  les  défenseurs  de  la  ville  eurent  à  se  nourrir 
de  la  chair  de  leurs  femmes  et  de  leurs  enfants.  Quoique  située  en  dehors 
des  pays  de  langue  euskarienne,  dans  les  riches  campagnes  de  la  Rioja, 
Calahorra,  la  vieille  Calagorri  des  Ibères,  se  rattache  intimement  à  l'histoire 
des  provinces  Vascongades,  car  c'est  d'après  les  anciennes  lois  de  Calahorra 
qu'ont  été  rédigés  les  fors  d'Âlava,  jurés  en  1552  par  le  suzerain  Alphonse 
le  Justicier.  Elle  fut  la  patrie  de  Quintilien1. 


VIII 


SANTANDER,     ASTURIES    ET    GALICE. 

Le  versant  océanique  des  Pyrénées  cantabres,  à  l'ouest  des  provinces  Vas- 
congades, est  une  région  tellement  distincte  du  reste  de  l'Espagne,  qu'on 
pourrait  la  comparer  à  la  Rretagne  française,  ou  même  à  l'Angleterre  et  à 
l'Irlande,  plutôt  qu'aux  régions  du  plateau  castillan  ou  surtout  au  versant 
méditerranéen  de  la  Péninsule.  Partout  on  voit  se  succéder  dans  une 
infinie  variété  les  montagnes,  les  collines,  les  vallées,  les  eaux  courantes, 
les  bois  et  les  cultures;  partout  la  côte  est  abrupte,  bordée  de  hauts  pro- 
montoires et  découpée  en  estuaires  où  débouchent  de  rapides  cours  d'eau  ; 
partout  le  climat  est  humide  et  salubre.  Par  la  destinée  de  ses  peuples, 

1  Population  des  principales  villes  des  pays  Basques,  de  la  Navarre  et  de  Logrono,  en  1877. 


BISCAYE  (VIZCAYA). 

Bilbao  ........     52,750  hab. 

GUIPÛZCOA. 

Samt-Sébastien 21,550     » 

Tolosa 7,500     » 


ALAVA . 

Vitoria 25,050  hsb 

NAVARRE 

Pampelune  (Pamplona).    .     25,(350     » 
Tudela 10,100     » 


Logrono 13,400  hab, 

Calahorra 8,150     » 


870  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

de  race  ibère  el  celtique,  celte  partie  de  l'Espagne  présente  aussi  une 
remarquable  unité,  elle  a  presque  toujours  échappé  aux  grandes  agitations 
des  autres  provinces  péninsulaires,  et  par  suite  la  population  a  pu  devenir 
très-nombreuse  ,  proportionnellement  à  la  superficie  cultivable  du  sol. 
Néanmoins,  malgré  la  grande  analogie  de  toutes  les  régions  du  versant 
cantabre,  malgré  la  ressemblance  (les  terrains,  du  climat,  de  l'histoire  et 
des  mœurs,  le  pays,  fort  étroit  relativement  à  sa  longueur,  s'est  divisé  en 
plusieurs  fragments  distincts  au  point  de  vue  de  la  géographie  politique. 
A  l'ouest,  l'ancien  royaume  de  Galice  groupe  ses  quatre  provinces  à  l'angle 
nord-occidental  de  l'Espagne,  de  manière  à  former  un  grand  quadrilatère 
presque  régulier  entre  l'Atlantique,  les  frontières  du  Portugal  et  les 
rameaux  en  éventail  des  hautes  Pyrénées  cantabres;  les  Asturies  propre- 
ment dites,  resserrées  entre  les  montagnes  et  les  eaux  du  golfe  de  Gascogne, 
se  sont  partagées  en  deux  :  d'un  côté  l'Asturie  d'Oviedo,  de  l'autre  celle 
de  Santillana ,  en  partie  réunies  de  nos  jours  comme  circonscription 
administrative;  enfin,  à  l'est,  sur  les  confins  du  pays  Basque,  est  le  district 
connu  jadis  dans  le  langage  populaire  sous  le  nom  de  «  Montagnes  de 
Bûrgos  et  de  Santander  »  ou  simplement  de«  Montagnes  ».  Les  Castilles  en 
ont  fait  une  de  leurs  provinces;  mais,  géographiquement,  Santander  est 
l'intermédiaire  naturel  entre  le  pays  Basque  et  les  Asturies1. 

A  l'ouest  de  la  sierra  Salvada  et  de  la  dépression  dite  Valle  de  Mena, 
commence  cette  région  des  «  Montagnes  »  qui  occupe  toute  la  province  de 
Santander  de  ses  massifs  et  de  ses  chaînons  tortueux,  entre  lesquels  les 
torrents  descendent  en  brusques  sinuosités.  Dans  cette  partie  de  leur  déve- 
loppement, les  Pyrénées  cantabres,  s'il  est  permis  de  donner  ce  nom  à 
l'ensemble  désordonné  des  hauteurs,  n'ont  en  réalité  qu'un  seul  versant, 
celui  qui  s'incline  vers  la  mer  de  Gascogne  ;  du  côté  méridional,  elles 
s'appuient  sur  les  terres  hautes  où  l'Ebre  naissant  a  creusé  son  sillon. 
Ainsi  le  col  ou  puerlo  d'Escudo,  qui  s'ouvre  à  travers  les  monts,  direc- 
tement au  sud  de  Santander,  est  à  près  de  1,000  mètres  de  hauteur  au- 
dessus  du  littoral,  tandis  que  la  déclivité  méridionale,  jusqu'au  plateau  de 
la  Virga,  est  de  140  mètres  seulement.  Plus  à  l'ouest,  le  col  de  Beinosa, 
que  l'on  a  utilisé  pour  la  construction  du  chemin  de  fer  de  Madrid  au  port 
de  Santander,  offre  un  exemple  bien  plus  curieux  encore  de  cette  forme  du 

Superficie.  Population  en  1877.  ropul.  kilométrique. 

1      Santander 5,471  kil.  car.  255,500  hab.  45 

Asturies   (Oviedo).    .     10,596         »  576,550     »  54 

Galice 29,579         »  1,846,750     »  65 


45,446  kil.    car.  2,658,400  hab.  58 


MONTAGNES   DES  ASTURIES. 


877 


relief  montagneux.  En  cet  endroit,  un  seuil  presque  imperceptible  sépare  les 
plateaux  de  l'espèce  d'escalier  qui  descend  vers  la  côte  cantabre;  il  suffirait 
de  creuser  un  canal  de  2  kilomètres  de  long  sur  une  profondeur  de  18  mètres 
pour  jeter  les  eaux  de  l'Èbre  dans  la  rivière  de  Besaya,  qui  les  porterait 
dans  l'Atlantique,  au  port  de  San  Martin  de  Suances.  Il  n'est  pas  étonnant 


N°    135.    —    COI.    DE    REINOSA. 


Echelle  de  ïîoo.ooo 


O     1     2    3     H 


16 


que  ce  seuil,  situé  à  l'endroit  où  le  passage  de  l'Èbre  n'oppose  aucun 
obstacle,  et  où  les  voyageurs  descendus  des  hautes  plaines  du  Duero  peuvent 
gagner  de  plain-pied  le  versant  maritime,  soit  devenu  le  grand  chemin  des 
Castillans  vers  la  mer  Cantabre.  C'est  par  là  qu'ils  ont  trouvé  le  débouché 
naturel  de  leur  commerce,  et  par  suite  la  province  de  Santander  leur  a 
paru  de  bonne  prise  au  point  de  vue  administratif  et  politique.  De  même 
que  chaque  puissance  riveraine  d'un   fleuve  cherche  à  s'emparer  de  ses 


87-8  NOUVELLE  GEOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

bouches,  de  même  les  populations  des  plateaux  essayent  de  se  rendre 
maîtres  des  chemins  les  plus  faciles  qui  les  mettent  en  communication  avec 
la  mer. 

Mais,  immédiatement  à  l'ouest  de  la  dépression  de  Reinosa,  les  montagnes 
prennent  un  autre  aspect  et  se  dressent  en  hauts  massifs  présentant,  aussi 
vers  le  midi  des  escarpements  considérables.  Des  sommets  de  plus  de 
2,000  mètres  d'élévation  montent  jusque  dans  la  zone  des  longues  neiges 
hivernales.  La  Pena  Labra  domine  un  premier  massif,  d'où  les  eaux  rayon- 
nent dans  tous  les  sens;  à  Test  l'Ebre,  au  sud  le  Pisuerga,  au  nord  le 
Nansa,  ou  Tina  Menor,  au  nord-ouest  un  torrent  qui  va  déboucher  dans 
l'estuaire  ou  ria  de  Tina  Mayor.  Plus  à  l'ouest,  la  Pena  Prieta,  dont  les 
neiges  alimentent  le  Carrion  et  l'Esla,  dépasse  2  kilomètres  et  demi  de 
haut  ;  c'est  une  des  grandes  cimes  pyrénéennes.  Elle  s'appuie  de  tous  les 
côtés  sur  de  puissants  contre-forts  et  se  relie  au  nord  par  une  crête  inter- 
médiaire à  un  massif  plus  considérable  encore,  qui  porte  le  nom,  à  coïnci- 
dence bizarre,  de  Picos  de  Europa,  ou  de  «  Pitons  d'Europe  »,  peut-être 
d'origine  euskarienne.  La  montagne  appelée  Torre  de  Cerredo  est  la  cime 
dominatrice  de  ce  groupe,  le  troisième  de  l'Espagne  par  son  élévation,  car 
il  n'est  dépassé  que  par  les  géants  de  la  sierra  Nevada  et  des  Pyrénées  cen- 
trales. Des  amas  de  neige  dure  se  conservent  dans  les  creux  des  ravins 
tournés  vers  le  nord,  et  même  il  s'y  trouverait  de  véritables  glaciers, 
alimentés  par  les  neiges  abondantes  qu'amènent  en  hiver  les  vents  de  mer. 
Ce  serait  un  exemple  remarquable  de  l'influence  prépondérante  qu'exerce 
l'humidité  dans  la  formation  des  glaciers,  car  sur  des  montagnes  de  même 
hauteur  situées  plus  au  nord  on  ne  trouve  point  de  champs  de  glace. 

La  vallée  de  la  Liebana,  ou  de  Potes,  qui  s'ouvre  comme  une  immense 
chaudière  à  la  base  orientale  des  Pitons  d'Europa,  est  peut-être  la  plus 
remarquable  de  la  Péninsule  par  sa  profondeur  relative  et  sa  disposition  en 
forme  d'entonnoir.  A  l'ouest,  au  sud,  à  l'est,  elle  est  entourée  d'escarpe- 
ments dont  la  crête  atteint  ou  dépasse  2,000  mètres  ;  au  nord,  un  chaînon 
transversal,  ne  laissant  aux  eaux  de  la  Liebana  qu'un  étroit  défilé  de  pas- 
sage, réunit  le  massif  de  la  Pena  Sagra  aux  montagnes  d'Europa.  Telle  est 
la  rapidité  des  escarpements  intérieurs,  que  le  village  de  Potes,  situé  au  fond 
de  cette  espèce  de  gouffre,  est  à  une  altitude  moindre  de  500  mètres  relati- 
vement au  niveau  de  la  mer.  D'ailleurs  la  zone  montagneuse  de  Santander 
et  des  Asturies,  plus  encore  que  celle  du  pays  Basque,  présente  un  grand 
nombre  d'arêtes  parallèles  à  l'axe  général  des  Pyrénées  et  au  rivage  de  la 
mer  Cantabre  ;  les  monts  de  roches  secondaires,  triasiques,  jurassiques, 
crétacées,  se  sont  disposés  en  murailles  au-devant  des  hautes  montagnes  de 


MONTAGNES  DES  ASTUR1ES  ET  DE  GALICE.  879 

schistes  siluriens  soulevés  par  le  noyau  de  granit.  Il  en  résulte  que  les 
rivières  ont  un  cours  très-inégal  et  tourmenté.  Au  sortir  des  vallons  supé- 
rieurs, où  elles  forment  d'admirables  cascades,  elles  se  jettent  de  droite  et 
de  gauche  et  longent  la  base  des  montagnes  pour  chercher  une  issue  : 
quelques-unes  même,  entre  autres  l'Ason,  entre  Bilbao  et  Santander,  n'ont 
pu  se  creuser  de  défilé  à  ciel  ouvert  ;  elles  s'échappent  par  les  cavernes  des 
remparts  qui  les  arrêtent,  et  reparaissent  de  l'autre  côté,  après  un  cours 
souterrain  plus  ou  moins  long. 

Au  delà  des  montagnes  d'Europa,  la  hauteur  de  la  crête  s'abaisse  et  celle- 
ci  présente  même  des  passages  inférieurs  à  1 ,500  mètres  en  altitude.  Les 
deux  vallées,  en  forme  de  gouffres,  de  Yaldeon  et  de  Sajambre,  analogues 
à  celle  de  la  Liebana,  quoique  moins  grandes,  s'ouvrent  entre  la  sierra 
pyrénéenne  proprement  dite  et  un  chaînon  parallèle  que  projettent  au  nord 
les  Picos  de  Europa.  C'est  ce  dernier  chaînon  que  traversent  les  eaux  tor- 
rentielles pour  aller  se  jeter  dans  la  mer  des  Asturies  ;  mais  sa  hauteur 
moyenne  est  fort  considérable  et  c'est  à  bon  droit  que  les  âpres  vallées  supé- 
rieures ont  été  rattachées  à  la  province  de  Léon,  avec  laquelle  elles  ont  des 
communications  plus  faciles  qu'avec  la  partie  basse  de  leur  propre  bassin 
fluvial  ;  à  l'ouest  de  ces  citadelles  de  montagnes,  la  crête  des  Pyrénées 
cantabres  reprend  une  assez  grande  régularité,  comparable  à  celle  des  Py- 
rénées françaises.  S'éloignant  graduellement  de  la  côte,  la  chaîne,  dont 
quelques  cimes  ont  plus  de  2,000  mètres,  s'infléchit  peu  à  peu  vers  le 
sud-ouest  jusqu'aux  frontières  de  la  Galice,  où  elle  prend  la  direction  du 
sud,  comme  pour  former  une  courbe  concentrique  à  celle  du  rivage  de  la 
mer.  Là  elle  perd  complètement  sa  disposition  de  sierra  régulière  ;  elle  se 
ramifie  dans  tous  les  sens  en  un  grand  nombre  de  chaînons  secondaires  et 
de  contre-forts  qui,  sous  divers  noms,  vont  se  terminer  aux  promontoires 
de  la  côte  ou  se  rattacher  à  d'autres  systèmes  montagneux.  Dans  leur  en- 
semble, les  crêtes  diminuent  graduellement  de  hauteur  en  se  rapprochant 
de  la  Galice.  C'est  au  sud  du  Sil  et  du  Mino  seulement  que  les  monts  se  re- 
dressent en  grands  massifs,  la  Pena  Negra,  la  Pena  Trevinca,  la  Cabeza  de 
Manzaneda  et  autres  groupes,  qui  vont  rejoindre  les  chaînes  du  Portugal. 

Les  monts  asturiens,  surtout  ceux  qui  s'élèvent  entre  Oviedo  et  les  Pitons 
d'Europa,  sont  vénérés  de  tous  les  patriotes  espagnols.  Fort  beaux  d'ailleurs, 
car  leurs  premiers  versants  sont  ombragés  de  châtaigniers,  de  noyers,  de 
chênes  et,  sur  les  pentes  supérieures,  les  forêts  de  hêtres  et  de  noisetiers 
alternent  avec  les  prairies,  ils  paraissent  à  l'imagination  populaire  d'autant 
plus  admirables  à  voir,  qu'ils  ont  été,  aux  premiers  temps  de  l'occupation 
des  Maures,  la  forteresse  des  chrétiens  restés  indépendants.  De  même  qu'on 


880 


NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 


signale  en  Aragon  la  Pefia  de  Oroel,  près  de  laquelle  naquit  le  royaume  de 
Sobrarbe,  on  montre  ici  la  montagne  d'Ansena,  où  Pelage  fugitif  se  cachait 
avec  les  siens,  les  forêts  de  Verdoyonta  qu'il  parcourait  dans  ses  expéditions 
de  guerre,  l'abbaye  de  Covadonga,  qui  rappelle  ses  premières  victoires  sur 
l'Islam.  Les  «  Illustres  Montagnes  »,  car  c'est  là  le  nom  qui  les  distingue 


N°    136.    —   PITONS   DEUROFA. 


EcKelle  de  1:  66o  ooo 


a  io  lS        20         25  3o  3S         (toKil. 


officiellement,  n'ont  pas  seulement  leurs  souvenirs  historiques,  leurs  gra- 
cieux villages  aux  maisons  éparses,  leurs  troupeaux  et  leur  verdure  ;  elles 
ont  aussi  dans  leurs  entrailles  le  riche  trésor  de  leurs  mines  de  houille, 
source  principale  de  prospérité  pour  les  Asturies. 

Dans  leur  désordre  bizarre,  les  hauteurs  de  la  Galice,  de  toutes  paris  at- 
taquées et  rongées  parles  eaux,  n'offrent  qu'un  petit  nombre  de  chaînons  ou 


MONTAGNES  ET  RUS  DES  ASTURIES  ET  DE  LA  GALICE.  881 

cordales  que  l'on  puisse  rattacher  à  un  système  régulier.  Ce  sont  des  mas- 
ses de  roches  primitives,  arrondies  pour  la  plupart,  disposées  en  petits 
plateaux  de  dimensions  inégales  et  dominées  çà  et  là  par  des  buttes  qui  s'é- 
lèvent, en  moyenne,  à  une  centaine  de  mètres  au-dessus  du  niveau  général 
de  la  contrée.  Cependant  les  chaînons  suivent  à  peu  près  la  môme  direction 
que  les  rivages  eux-mêmes,  les  uns  courant  de  l'ouest  à  l'est,  en  prolon- 
gement des  côtes  Vascongades,  les  autres  descendant  du  nord  au  sud  vers 
le  littoral  portugais.  Parallèlement  au  chaînon  de  Ranadoiro,  qui  peut 
être  considéré  comme  la  frontière  naturelle  de  la  Galice  et  des  Asturies, 
se  développe  à  l'ouest  la  Sierra  de  Meira;  puis,  de  l'autre  côté  de  la 
grande  vallée  du  Mino,  se  prolonge  un  ensemble  de  groupes  montagneux, 
dont  les  ramifications  septentrionales  vont  se  terminer  à  l'Estaca  de  Va- 
res,  principal  cap  angulaire  de  la  Galice,  et  au  cap  Ortegal  ou  cap  Nord 
(Norte-Gal),  non  loin  duquel  pyramide  le  haut  Cuadramon.  A  l'ouest,  des 
massifs  orientés  transversalement,  dans  le  même  sens  que  les  Pyrénées  can- 
tabres,  vont  former  les  célèbres  promontoires  de  Torinana  et  de  Finisterre, 
ou  de  la  «  Fin  des  Terres  ».  Ce  cap,  que  les  marins  croyaient  autrefois  le 
plus  occidental  de  la  péninsule  Ibérique,  semble  bien,  ainsi  que  ses  homo- 
nymes de  la  France  et  de  l'Angleterre,  être  la  fin  d'un  monde.  Etroite  pé- 
ninsule rocheuse  s'avançant  en  pleine  mer  à  l'ouest  de  la  grande  baie  de 
Corcubion,  elle  élève  ses  derniers  escarpements  comme  un  autel  dressé  au 
milieu  de  la  solitude  immense  des  eaux.  Là  se  trouvait  un  temple  des  an- 
ciens dieux,  remplacé  depuis  par  une  église  vouée  à  Marie1. 

La  côte  asturienne,  assez  régulière  en  apparence,  est  entaillée  d'un  grand 
nombre  de  petites  baies,  ou  rias,  aux  berges  rocheuses,  où  viennent  débou- 
cher les  rivières  torrentielles  descendues  des  Pyrénées  cantabres.  La  faible 
largeur  de  la  zone  littorale  ne  permet  pas  à  ces  estuaires  d'entrer  profon- 
dément dans  l'intérieur  des  terres  ;  plusieurs  d'entre  eux  ne  semblent  être 
que  de  simples  bouches  fluviales  à  peine  élargies.  Sur  les  côtes  de  Galice, 


1  Altitudes  diverses  des  Asturies  et  de  la  Galice 

MONTAGNES  DE   SANTANDER. 

Puerto  de  Escudo.    ......        988  met. 

»       de  Reinosa.  .....         847     » 

Peîia  Labra ..  .    .     2. ,002     » 

PICOS    DE    EUROPA. 

Pena  Prieta 2,529     » 

Torre  de  Cerredo. 2,678     » 

Village  de  Potes 299     » 


MONTS  CANTABRES  DE  L  OUEST. 

Pena  Ubifia 2,500  met 

»      Rubia 1,950  »> 

Pico  de  Miravalles 1,959  » 

»     Cuina 1,956  » 

Col  de  Pajares 1,565  » 

»     Piedrafita  .     .....  1,085  » 

Cuadramon.    .......  1,019  » 

Faro    ..........  1  155  j> 


Cain  (Valdeon).  .    .        466     »      '     Cabeza  de  Manzaneda.  .    .    .     1,776 

i.  Hi 


882 


NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE 


c'est  autre  chose.  Là  le  rivage  du  continent  est  découpé  en  golfes  sinueux 
et  ramilles,  semblables  aux  firlhs  de  l'Ecosse  et  aux  fjords  de  la  Scandi- 
navie, de  l'Islande,  du  Labrador,  par  leurs  méandres  bizarres,  leurs  eaux 
profondes,  leurs  bords  escarpés.  Ce  ne  sont  pas  de  simples  érosions  marines, 
comme  les  indentations  de  la  côte  de  Dalmatie,  mais  bien  des  vallées  an- 
ciennes s'ouvrant  largement  du  côté  de  l'Océan,  qui  n'a  pas  moins  de 
1,800  mètres  de  profondeur  à  une  centaine  de  kilomètres  au  large. 


N"    157.    —   RIAS   DE   LA  COHOGNE. 


P  après  Coello  et  la  carte  de  iainarine 


Echelle  de  î:  210  too 


Quelle  est  l'origine  de  ces  rlas?  Faut-il  y  voir,  comme  dans  les  fjords, 
les  lits  de  glaciers  que  les  alluvions  des  rivières  et  de  la  mer  n'ont  pas  en- 
core eu  le  temps  de  combler  pendant  la  période  géologique  actuelle?  En 
tout  cas,  c'est  un  des  phénomènes  géographiques  les  plus  curieux,  que 
l'existence,  sous  des  latitudes  aussi  méridionales,  de  golfes  pareils  à 
ceux  des  côtes  voisines  de  la  zone  polaire.  La  ressemblance  du  sol  s'ajoute 
pour  ces  contrées  à  la  remarquable  similitude  du  climat.  Par  une  autre  ana- 
logie, non  moins  curieuse,  il  se  trouve  que  la  baie  de  Vigo,  et  probablement 


CLIMAT,   FLEUVES  DES  ASTURIES.  885 

les  autres  rias  de  la  Galice,  golfes  écossais  égarés  sur  les  côtes  de  l'Ibérie, 
possèdent  une  faune  maritime  rappelant  beaucoup  plus  les  formes  des  ani- 
maux de  la  Grande-Bretagne  que  ceux  de  la  Lusitanie  :  des  200  espèces  de 
testacés  qu'y  a  recueillies  M.  Mac  Andrew,  un  huitième  seulement  n'appar- 
tient pas  à  la  faune  britannique.  La  présence  de  cette  colonie  d'espèces 
septentrionales,  fait  auquel  il  faut  ajouter  la  parenté  des  plantes  entre  les 
montagnes  asturiennes  et  l'Irlande,  donne  un  grand  poids  à  l'hypothèse  de 
Forbes,  d'après  laquelle  une  terre  de  jonction  aurait  existé,  avant  la  der- 
nière période  glaciaire,  entre  les  Açores,  l'Irlande  et  la  Galice  :  le  conti- 
nent aurait  disparu,  mais  les  piliers  d'angle  en  subsisteraient  encore. 

Quoi  qu'il  en  soit,  le  climat  des  régions  nord-occidentales  de  l'Ibérie,  sur 
tout  le  versant  extérieur  des  Pyrénées  cantabres  et  des  groupes  qui  s'y  rat- 
tachent, a  beaucoup  de  ressemblance  avec  celui  de  la  Grande-Bretagne.  Ap- 
portées par  les  vents  de  mer,  qui  viennent,  les  uns  du  sud-ouest,  avec  les 
contre-alizés  ,  les  autres  du  nord ,  avec  les  courants  polaires  plus  ou 
moins  déviés  de  leur  course,  les  pluies  tombent  en  averses  considérables 
sur  les  pentes  extérieures  des  montagnes  asturiennes  :  d'un  côté  l'eau  sura- 
bonde, tandis  qu'à  la  base  de  l'autre  versant,  privé  d'humidité,  s'étendent 
les  plaines  arides  de  Léon  et  des  Castilles.  On  n'a  pas  encore  établi,  par  des 
mesures  précises,  quelle  est  la  vallée  des  Pyrénées  cantabres  qui  d'ordi- 
naire est  le  plus  largement  abreuvée;  mais  on  sait  que  certaines  localités 
des  Asturies  ont  reçu  dans  l'année  plus  de  4  mètres  et  demi  d'eau  plu- 
viale. Le  versant  atlantique  du  plateau  d'Ibérie  est  donc  égal,  sinon  supé- 
rieur, par  le  ruissellement  de  ses  eaux  à  la  pente  occidentale  des  montagnes 
de  l'Ecosse  et  de  la  Norvège,  et  à  la  déclivité  méridionale  des  Alpes  suisses. 
L'étymologie  euskarienne  que  plusieurs  linguistes  donnent  aux  Asturies, 
d'après  eux  synonyme  de  «  Pays  des  Torrents  »,  est  parfaitement  justifiée 
par  les  conditions  du  climat.  Si  le  Tessin  est,  proportionnellement  à  son 
bassin,  le  fleuve  le  plus  abondant  de  l'Europe,  les  torrents  qui  descendent 
des  neiges  de  las  Penas  de  Europa  sont  ceux  qui  versent  à  la  mer  la  masse 
Ja  plus  considérable  d'eaux  sauvages. 

Les  pluies  tombent  en  toute  saison  dans  les  Pyrénées  asturiennes.  Les 
sécheresses  prolongées  y  sont  un  phénomène  des  plus  rares;  cependant 
il  arrive  quelquefois,  à  la  fin  de  l'été,  que  des  semaines  se  passent  sans 
amener  d'averse.  L'équinoxe  d'automne  est  toujours  accompagné  d'une  pré- 
cipitation d'humidité  fort  abondante,  et  très-souvent  les  conflits  et  les  brus- 
ques remous  de  l'air  se  produisent  alors  et  bouleversent  les  eaux  du  golfe 
de  Gascogne  :  il  est  peu  de  mers  qui  soient  plus  redoutables  dans  cette  sai- 
son;  les  annales  maritimes  racontent  les  drames  effrayants  qui  s'y  sont 


884  NOUVELLE  GEOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

accomplis.  Ces  tempêtes  sont  le  plus  grand  inconvénient  du  climat  can- 
tabre  ;  mais  la  contrée  a  sur  les  autres  parties  de  l'Espagne,  à  l'exception 
des  provinces  Vascongades,  l'inappréciable  avantage  de  jouir  d'une  tem- 
pérature maritime  assez  égale,  relativement  tiède  en  hiver  et  fraîche  en 
été.  Ce  n'est  pas  le  «  printemps  perpétuel  »  que  vantent  les  indigènes  ; 
mais  la  succession  des  saisons  y  offre  du  moins  une  oscillation  modérée. 
À  sept  ou  huit  cents  kilomètres  de  distance ,  les  côtes .  asturiennes  et  les 
rivages  anglais,  qui  se  regardent  par-dessus  les  mers  de  Gascogne  et  de 
Bretagne,  offrent  une  ressemblance  singulière  de  climat  ;  mais,  tandis  que 
le  Devonshire  et  la  Cornouaille,  exposés  au  midi,  ont  une  température 
moyenne  plus  égale,  les  campagnes  situées  à  la  base  des  Pyrénées  canta- 
bres,  quoique  tournées  au  nord,  jouissent,  grâce  à  leur  latitude  méridio- 
nale, d'une  somme  de  chaleur  plus  élevée. 

La  similitude  des  climats  se  révèle  aussi  dans  la  grande  abondance  des  va- 
peurs rampant  sur  le  sol  en  brouillards  épais,  pareils  à  ceux  des  Iles  Britan- 
niques :  cette  forme  de  nuages  est  très-fréquente  en  Galice  et  dans  les 
Àsturies  ;  on  lui  donne  le  nom  de  brelimas.lCes  phénomènes  météorolo- 
giques, si  différents  de  ceux  du  reste  de  l'Espagne,  ne  pouvaient  manquer 
de  faire  naître  des  hallucinations  dans  les  esprits  superstitieux  des  Gal- 
legos.  Ils  se  figurent  les  enchanteurs  sous  forme  de  nuveiros,  ou  chevau- 
cheurs  de  nuées ,  volant  dans  les  tempêtes,  s'allongeant  en  nuages  ou  se  ra- 
petissant en  nuelles,  apparaissant  ou  s'évaporant  à  volonté.  C'est  la  nuit 
surtout  que  ces  esprits  aiment  à  voyager.  Parfois  les  fantômes  des  morts, 
tenant  des  lumières  à  la  main,  se  font  porter  par  les  brouillards  de  cime- 
tière en  cimetière  :  ces  redoutables  processions  nocturnes  sont  connues  sous 
le  nom  d'estadeas  ou  estadinhas. 

Malgré  l'abondance  de  leurs  eaux  courantes,  les  provinces  cantabres  n'ont 
pas  de  rivières  navigables.  Dans  les  Asturies,  l'étroite  zone  du  littoral  a  des 
pentes  trop  rapides  pour  que  les  torrents  puissent  se  développer  en  fleuves 
au  cours  paisible.  L'Ason,  leBesaya,  le  Nansa,  le  Sella,  le  puissant  Nalon 
d'Oviedo,  le  Navia,  l'Eo,  torrents  des  Asturies,  ont  bientôt  trouvé  la  fin 
de  leur  voyage  dans  les  eaux  du  golfe  Cantabrique.  Les  rivières  de  la 
Galice,  le  Tambre  et  l'Ulla,  déjà  plus  lentes  à  cause  de  la  moindre  déclivité 
du  sol,  s'ouvrent  largement  à  leur  débouché  dans  les  fias,  et  l'on  ne  sait 
préciser  exactement  où  finit  le  cours  d'eau,  où  commence  le  golfe  de  l'O- 

1  Climat  de  la  Galice  et  des  Asturies,  en  1858  : 

Température  moyenne.       Maximum.  Minimum.  Tranche  de  pluie. 

Oviedo    (228  mètres).       15%25  27°,8  —  4°,5  2m,064 

Santiago  (220       »     ).       15°,04  35%0  —  2°,0  lm,084 


FLEUVES   DE  GALICE,  TORRENTS  ASTURIENS.  885 

céan.  Le  seul  véritable  fleuve  de  la  Galice  est  le  Mino,  appelé  Minho  par  les 
Portugais  dans  la  partie  inférieure  de  son  cours,  qui  sert  de  limite  poli- 
tique entre  les  deux  États  de  la  Péninsule. 

Les  eaux  du  Mino  lui  viennent  à  la  fois  des  deux  versants  des  Pyrénées. 
Le  Mino  proprement  dit  reçoit  tous  ses  affluents  des  vallées  tournées  vers 
l'Océan,  tandis  que  le  Sil,  la  maîtresse  branche  du  fleuve,  prend  sa  source 
au  sud  de  la  Pena  Rubia,  sur  le  revers  des  monts  Cantabres  incliné  du  côté 
des  plaines  de  Léon.  «  Le  Mino  porte  le  nom,  dit  le  proverbe  espagnol,  mais 
c'est  le  Sil  qui  porte  l'eau  î  »  De  même,  par  la  direction  de  son  cours,  le 
Sil  mériterait  d'être  considéré  comme  le  véritable  fleuve;  mais  la  nomen- 
clature géographique  a  surtout  pour  raison  d'être  les  convenances  des  popu- 
lations elles-mêmes;  il  est  donc  tout  naturel  que  les  anciens  Gallaeci  et  les 
Galiciens  d'aujourd'hui  aient  maintenu  les  noms  de  Minius  et  de  Mino  au 
cours  d'eau  qui  coule  en  entier  sur  leur  territoire,  tandis  que  le  Sil  provient 
de  par  delà  les  monts,  d'un  pays  habité  par  des  populations  d'origine  diffé- 
rente et  défendu  par  des  gorges  de  montagnes  qui  en  rendent  l'accès 
difficile. 

Avant  de  sortir  de  la  province  de  Léon,  le  Sil  coule  d'abord  dans  le  large 
bassin  du  Vierzo,  de  toutes  parts  environné  de  montagnes  et  dont  il  reste 
encore  le  charmant  petit  lac  de  Carrucedo.  Tout  près  de  cette  nappe  d'eau 
commence  l'âpre  défilé  de  sortie.  Le  Sil,  que  vient  gonfler  le  Cabrera, 
descendu  de  la  Pena  Trevinca,  entre  dans  un  second  bassin  lacustre,  beau- 
coup moins  étendu  que  le  Vierzo ,  puis  il  passe  sous  les  roches  du 
Monte  Furado  (mont  Percé),  dans  un  lit  que  lui  ont  taillé  les  Romains, 
afin  de  faciliter  les  exploitations  minières  qu'ils  avaient  entreprises 
et  dont  on  voit  çà  et  là  des  vestiges  importants.  En  aval  de  ce  curieux 
tunnel,  le  Sil  serpente  dans  une  des  gorges  les  plus  sauvages  de  l'Espagne  : 
les  contre-forts  des  montagnes  qui  s'élèvent  au  nord  et  au  sud  et  qui  for- 
maient autrefois  une  chaîne  continue,  des  Pyrénées  cantabres  aux  monts 
portugais  de  Gérez,  se  dressent  au-dessus  du  fleuve  rétréci  en  escarpements 
abrupts  et  même  en  parois  verticales,  de  500  et  400  mètres  de  hauteur.  Un 
nouveau  défilé  resserre  le  fleuve  immédiatement  en  aval  de  la  jonction  du 
Sil  et  du  Mino,  puis  les  eaux  réunies,  que  grossissent  de  distance  en  distance 
de  petits  affluents,  vont  se  jeter  dans  la  mer  par  un  large  débouché.  Au- 
dessous  de  la  ville  de  Tuy,  sur  un  espace  d'une  trentaine  de  kilomètres,  le 
Mino  devient  navigable,  mais  l'entrée  du  fleuve  est  obstruée  par  une  barre 
périlleuse,  et  c'est  en  dehors  de  l'estuaire,  au  pied  de  la  montagne  de  Santa 
Tecla,  que  se  trouve  le  petit  port  d'embarquement  dit  la  Guardia.  Quoique 
d'une  si  faible  utilité  pour  la  navigation,  le  Mino  n'en  est  pas  moins,  des 


886  NOUVELLE   GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

huit  grands  cours  d'eau  de  la  presqu'île  Ibérique,  celui  qui,  proportion- 
nellement à  l'étendue  de  son  bassin,  roule  la  masse  liquide  la  plus  abon- 
dante ;  il  ne  le  cède  qu'au  Duero  pour  la  quantité  absolue  de  ses  eaux 
moyennes1. 

Cette  masse  d'eau,  qui,  dans  toutes  les  parties  de  l'Espagne  situées  au 
sud  de  la  chaîne  pyrénéenne,  serait  une  richesse  inappréciable,  n'est  guère 
plus  utile  à  l'agriculture  cantabre  qu'elle  ne  l'est  au  transport  des  denrées  • 
c'est  comme  force  motrice  de  l'industrie  qu'elle  devrait  être  principalement 
employée,  car  l'eau  de  pluie  qui  pénètre  dans  le  sol  suffit  amplement  à 
développer  une  luxuriante  végétation.  Comme  l'Angleterre,  les  Asturies  et 
la  Galice  sont  le  pays  des  beaux  gazons,  des  prairies  d'un  vert  foncé.  Cepen- 
dant l'ensemble  de  la  flore  est  d'un  caractère  un  peu  plus  méridional  que 
celui  des  contrées  situées  de  l'autre  côté  du  golfe  de  Gascogne  et  de  la  mer 
de  France.  Dans  les  vergers,  des  orangers  se  mêlent  aux  pommiers,  aux 
châtaigniers,  aux  noyers,  aux  noisetiers,  et  même  on  voit  de  vigoureux 
dattiers  croissant  en  plein  air  dans  un  jardin  d'Oviedo.  Mais  si  la  tempé- 
rature suffit,  la  trop  grande  humidité  de  l'air  empêche  que  certaines 
plantes  de  la  contrée  puissent  acquérir  une  sérieuse  importance  indus- 
trielle. Ainsi,  l'élève  des  vers  à  soie  ne  réussit  que  médiocrement  malgré 
la  richesse  de  foliaison  des  mûriers;  la  vigne  même,  sauf  dans  quelques 
districts,  ne  donne  guère  que  des  vins  âpres  et  d'un  goût  désagréable; 
mais  le  cidre  des  Asturies  est  renommé  dans  toute  l'Espagne  et  s'exporte 
même  en  Amérique. 


Les  Astures  ou  Asturiens,  on  le  sait,  se  vantent  d'être  issus  d'hommes 
libres  n'ayant  jamais  porté  le  joug  du  musulman;  quelques  populations  des 
montagnes  gardèrent  en   effet  leur  indépendance,  et  même  les   districts 

1  Comparaison,  en  nombres  approximatifs,  des  fleuves  de  la  Péninsule  : 

Aire  Longueur  Pluie  Débit  Écoulement, 

du  de  la  moyenne.  moyen.  comparé 

bassin.  maîtresse  branche.  aux  pluies. 

Mino  avec  Sil 25,000  kil.  car.         305  lm,200         500  (?)         50  p.  100 

Duero., 100,000  »  815  0m,500         650  (?)         40       » 

Tage 75,000  ».  895  0m,400         330  (?)         53       » 

Guadiana  avec  Zâncara.   .  60,000  »  890  0m,550 

Guadalquivir(Guadalimar)  55,000  »  560  0m,480 

Segura 22,000  »  550  0m,300 

Jûcar 15,000  »  511  0m,320 

Èbre 65,000  »  750  0m,450 

Ensemble  de  la  Péninsule.     584,300  kil.  car.  0m,400      3,000  (?)         35  p.  100 


160  (?) 

25 

» 

260  (?) 

30 

» 

20  (?) 

10 

» 

25(?) 

15 

» 

200  (?) 

20 

» 

ASTURIENS  ET  GALICIENS.  887 

conquis  par  les  Arabes  pendant  la  première  irruption  furent  rapidement 
repris  par  les  chrétiens;  la  ville  d'Oviedo  reçut  le  nom  de  «  Cité  des  Evêques  » 
du  grand  nombre  de  prélats  fugitifs  qui  vinrent  y  résider  pour  y  tenir 
leurs  conciliabules  et  leurs  conciles.  Les  Galiciens  résistèrent  aussi  avec  une 
grande  énergie  aux  envahisseurs  maures,  et  leurs  descendants  montrent 
encore  avec  orgueil  certaines  montagnes  où,  disent-ils,  se  brisa  la  puissance 
des  Africains.  Quoi  qu'il  en  soit,  il  est  certain  que  la  Galice  fut,  avec  toutes 
les  contrées  pyrénéennes,  une  des  provinces  qui  continuèrent  pendant  tocit 
le  moyen  âge,  sauf  une  courte  interruption,  d'appartenir  politiquement 
à  ce  monde  européen  dont  elles  font  partie  par  leur  climat  et  leurs  condi- 
tions géographiques.  La  race  de  cette  région  de  l'Espagne,  d'origine 
celtique,  est  donc  restée  relativement  pure.  Depuis  les  commencements  de 
l'histoire  écrite,  les  Asturies  et  la  Galice ,  situées  en  dehors  des  grands 
chemins  de  conquête  et  de  migration,  n'ont  été  que  faiblement  visitées,  si 
ce  n'est  dans  les  ports  où,  se  sont  installés  des  Catalans,  et  le  sang  ne  s'y  est 
point  modifié  comme  dans  les  autres  parties  de  la  Péninsule.  Ni  Maures  ni 
Juifs  ne  se  sont  mêlés  à  ces  vieilles  populations  aborigènes,  et  les  Gitanos 
ne  se  rencontrent  que  rarement  dans  le  pays.  Quelques  peuplades  astu- 
riennes  se  sont  même  maintenues  presque  sans  changement  de  mœurs  et 
d'habitudes  depuis  l'époque  romaine.  On  cite  entre  autres  comme  un  élé- 
ment de  population  tout  à  fait  distinct  les  bergers  des  montagnes  de  Leita- 
riegos,  dans  le  massif  où  la  sierra  de  Ranadoiro  se  détache  des  Pyrénées 
cantabres.  Le  nom  de  vaqu&ros  ou  de  «  vachers  »,  par  lequel  on  les  désigne, 
n'indique  pas  seulement  leur  genre  de  vie;  c'est  en  même  temps  comme  un 
nom  de  tribu.  Dans  les  voyages  qu'ils  font  avec  leurs  troupeaux  transhu- 
mants, ils  vivent  toujours  à  part  du  reste  des  Asturiens;  leurs  jeunes  gens 
ne  se  marient  qu'entre  eux.  Les  vieux  patois  persistent  encore  dans  le  pays. 
Sur  le  littoral  cantabre,  les  paysans  parlent  leur  bable;  dans  les  campagnes 
de  la  Galice,  ils  se  servent  de  divers  dialectes  assez  différents  les  uns  des 
autres,  même  de  village  à  village.  On  peut  dire  que,  dans  l'ensemble,  le 
gallego,  surtout  celui  qui  se  parle  sur  les  bords  du  Mino,  est  plutôt  du 
portugais  que  de  l'espagnol  Cependant  il  est  difficile  à  un  Lusitanien  de 
comprendre  les  Galiciens  à  cause  de  la  cantilène  de  leur  langage.  Les  habi- 
tants des  diverses  vallées  ne  se  comprennent  pas  même  tous  entre  eux. 

Bien  que  le  pays  soit  relativement  très-peuplé,  les  agglomérations  d'habi- 
tants sont  rares.  Nombre  de  chefs-lieux  ne  se  composent  en  réalité  que 
d'une  église,  d'une  maison  municipale  et  d'un  cabaret,  quoique  la  com- 
mune soit  peuplée  de  plus  de  10,000,  même  de  plus  de  20,000  habitants; 
les  demeures  sont  éparses  dans  les  campagnes,  à  l'ombre  de  grands  arbres 


888  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

protecteurs.  Faudrait-il  voir  dans  cette  habitude  des  Asturiens  et  des  Galiciens 
l'effet  d'un  amour  instinctif  de  la  nature,  ou  bien  plutôt  ne  serait-elle  pas, 
comme  chez  leurs  voisins  les  Basques,  une  conséquence  naturelle  de  l'état  de 
profonde  paix  dans  lequel  ont  presque  toujours  vécu  les  populations  de  la 
Cantabrie?  Grâce  à  leur  isolement,  les  habitants  de  l'Espagne  nord-occiden- 
tale se  sont  heureusement  distingués  parmi  tous  leurs  compatriotes  par 
leur  immunité  de  la  guerre  extérieure  et  de  la  guerre  civile.  Contrées  mon- 
tueuses  situées  vers  la  «  lin  des  terres  » ,  en  dehors  de  la  grande  route  des 
armées,  les  Asturics  et  la  Galice  ont  eu  le  bonheur  de  rester  épargnées  par 
les  marches  et  contre-marches  des  égorgeurs;  en  outre,  le  caractère  natu- 
rellement pacifique  des  indigènes  les  a  tenus  à  l'écart  de  toute  révolution 
intestine  :  c'est  par  un  travail  long  et  patient  qu'ils  s'efforcent  de  conquérir 
le  bien-être.  Ce  n'est  point  dans  ces  contrées  qu'est  né  le  type  espagnol  du 
«  matamore  »  ;  tout  entier  à  sa  besogne  pacifique,  le  Gallego  n'a  rien  de 
cette  férocité  native  dont  les  incessantes  guerres  ont  laissé  quelque  chose 
dans  le  sang  de  tous  les  autres  Espagnols.  Aucune  des  villes  du  nord-ouest  n'a 
de  cirques  pour  les  combats  de  taureaux  ;  elles  n'envient  pas  à  leurs  voisines 
des  Castilles  le  barbare  plaisir  de  voir  la  bête  éventrer  les  chevaux,  piétiner 
sur  les   hommes,  puis  tomber  elle-même,   foudroyée  d'un  coup  d'épée. 

Cependant  tout  n'a  point  été  avantage  dans  l'isolement  et  la  vie  paisible 
des  habitants  de  la  Cantabrie.  Pendant  le  moyen  âge,  les  seigneurs  locaux 
en  ont  profité  pour  asservir  les  cultivateurs,  leur  ôter  toute  propriété  et  tout 
droit  d'hommes  libres.  Dans  le  reste  de  l'Espagne,  le  péril  commun  obli- 
geait les  nobles,  les  prêtres,  les  bourgeois,  le  peuple,  à  se  faire  des  con- 
cessions mutuelles  et  à  prendre  des  habitudes  de  fière  égalité.  Il  n'en  était 
point  ainsi  dans  les  Asturies,  si  ce  n'est  du  côté  des  provinces  Vascongades. 
Là  tous  les  paysans  étaient  réputés  nobles,  comme  leurs  voisins  les  Euscal- 
dunac,  et  leurs  communautés  jouissaient  des  mêmes  prérogatives  que  celles 
de  la  Biscaye  ;  mais  dans  les  «  Illustres  Montagnes  »  et  dans  toutes  les  Asturies 
proprement  dites  les  cultivateurs  du  sol  n'étaient  qu'un  bétail  ;  les  anciens 
documents  établissent  qu'on  pouvait  les  engager  et  les  vendre,  comme  on 
l'eût  fait  d'une  marchandise.  Encore  au  commencement  du  siècle,  presque 
toutes  les  propriétés  des  deux  Asturies  se  trouvaient  entre  les  mains  de 
quatre-vingts  familles  et  des  couvents  de  moines  et  de  religieuses  :  sauf 
quelques  petits  cultivateurs  isolés,  la  grande  masse  des  paysans  était 
composée  de  gens  attachés  à  la  glèbe.  Il  en  était  de  même  dans  la  Galice, 
quoique  à  un  moindre  degré  :  le  peuple  n'y  possédait  presque  rien,  et 
la  plupart  des  terres  appartenaient  à  des  nobles,  à  des  églises  et  à  des 
monastères. 


ASTUR1ES  ET  GALICE.  88'J 

Depuis  le  commencement  du  siècle,  cet  état  de  choses  a  peu  à  peu  changé. 
L'appauvrissement  des  seigneurs,  la  suppression  des  couvents  ont  été  mis  à 
profit  par  les  industrieux  Astures  et  Galiciens  :  ceux-ci  échangent  pour  de  la 
terre  leurs  économies  péniblement  amassées,  et  c'est  ainsi  que  s'accomplit, 
par  les  ventes  et  les  achats,  une  révolution  considérable.  On  raconte  aussi 
que  d'anciens  tenanciers  ont  fini  par  obtenir  gain  de  cause  contre  les  pro- 
priétaires féodaux  dans  un  procès  des  plus  épineux.  Jadis  les  feudataires  et 
les  couvents,  qui  avaient  reçu  des  rois  les  titres  de  propriété,  avaient  l'ha- 
bitude d'accorder  à  certains  cultivateurs  la  possession  temporaire  de  quel- 
que domaine,  à  charge  d'hommage  et  de  redevance  ;  d'ordinaire,  la  con- 
cession ne  devait  durer  que  pendant  le  règne  de  deux  ou  trois  rois,  suivant 
les  districts;  ailleurs,  le  droit  du  paysan  propriétaire  expirait  à  la  fin  du 
siècle  ;  suivant  les  usages  spéciaux  de  la  Galice,  il  devait  courir  pendant 
une  période  de  529  ans.  Mais  ces  conventions  donnaient  lieu  aux  interpréta- 
tions les  plus  diverses  :  chacun  les  expliquait  suivant  son  intérêt,  et  que 
deux,  trois  rois  fussent  morts,  que  le  siècle  ou  les  trois  siècles  se  fussent 
écoulés,  les  paysans  refusaient  de  se  dessaisir  du  terrain.  Ce  sont  eux  qui 
ont  fini  par  l'emporter. 

Les  Galiciens  du  littoral  partagent  leur  temps  entre  la  culture  du  sol  et 
la  pêche.  Pendant  la  saison,  plus  de  20,000  hommes,  disposant  de  trois  à 
quatre  mille  embarcations,  tendent  leurs  madragues  et  d'autres  filets  de 
moindres  dimensions  dans  les  baies,  si  riches  en  sardines,  de  la  Corogne, 
de  Muros,  d'Àrosa,  de  Pontevedra,  de  Vigo.  Le  poisson  capturé  est  porté  dans 
les  ateliers  de  salaison  de  la  côte,  où  des  femmes  et  des  enfants  aux  gages 
des  propriétaires  de  pêcheries  emplissent  de  sardines  pressées  jusqu'à 
35,000  boucauts  par  an.  La  consommation  locale  est  énorme,  et,  clans  les 
années  normales,  l'Amérique  seule  demande  jusqu'à  17,000  tonnes  de  sar- 
dines au  port  de  la  Corogne. 

La  répartition  du  sol  entre  un  plus  grand  nombre  de  mains  et  la  bonne 
utilisation  des  richesses  de  la  mer  sont  absolument  indispensables  pour  que  la 
Galice  puisse  nourrir  convenablement  sa  population  considérable,  de  beau- 
coup supérieure  en  densité  à  celle  du  reste  de  l'Espagne.  Ainsi,  la  province 
de  Pontevedra  est ,  à  superficie  égale ,  trois  fois  plus  peuplée  que  tout  le 
territoire  de  l'Etat,  et  dépasse  d'un  tiers  la  province  même  de  Madrid.  Et 
pourtant  la  Galice  n'a  ni  grandes  villes,  ni  routes  nombreuses  et  bien  con- 
struites, ni  riches  industries  manufacturières  !  Le  voisinage  de  la  mer,  les 
facilités  de  la  pêche,  la  douceur  et  l'égalité  du  climat  ne  suffisent  point  à 
expliquer  l'exubérance  de  la  population.  Si  les  Astures  et  les  Gallegos  n'é- 
migraient  en  véritables  foules  pour  aller  chercher  à  l'étranger  le  pain  qu'ils 
i.  112 


890  NOUVELLE  GEOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

ne  trouvent  pas  dans  leur  patrie,  la  famine  ne  manquerait  pas  de  les  déci- 
mer et  de  rétablir  ainsi  l'équilibre  entre  les  subsistances  et  les  consom- 
mateurs. Les  familles  essaiment  constamment  vers  Lisbonne,  Madrid  et  les 
autres  grandes  villes  du  Portugal  et  de  l'Espagne.  Les  Gallegos  sont  les  Au- 
vergnats de  la  Péninsule.  Très-âpres  au  gain,  très-économes  des  deniers 
amassés,  se  défendant  les  uns  les  autres  avec  un  grand  esprit  de  corps,  ils 
arrivent  à  monopoliser  certaines  professions,  et  nombre  d'entre  eux  parvien- 
nent à  la  richesse,  après  avoir  commencé  la  vie  comme  manouvriers  ou 
comme  porteurs  d'eau. 

Ceux  qui  reviennent  dans  leurs  foyers,  presque  toujours  plus  à  leur  aise 
qu'au  départ,  et  du  moins  plus  riches  d'expérience  et  d'idées,  se  trouvent 
être  les  véritables  civilisateurs  de  ces  régions  éloignées,  dont  la  population 
croupissait  naguère  dans  une  ignorance  sans  bornes  et  dans  une  misère  sor- 
dide. C'est  peut-être  à  l'extrême  saleté  des  masures,  de  même  qu'à  une 
nourriture  où  domine  trop  le  poisson,  que  la  Galice  doit  d'être  encore 
visitée  par  la  lèpre  et  l'éléphantiasis,  rares  dans  les  autres  provinces  de 
l'Espagne.  La  dernière  maladie  est  de  beaucoup  la  plus  redoutée  ;  à  une 
époque  peu  éloignée  de  nous,  la  loi  ordonnait  que  les  cadavres  des  malheu- 
reux morts  de  cette  affreuse  lèpre  fussent  brûlés  et  que  les  cendres  en  fussent 
jetées  au  vent.  Une  superstition  générale  voulait  que  le  fléau  fût  infectieux 
môme  après  la  mort  de  la  victime,  et  que  celle-ci,  déposée  dans  un  cime- 
tière, communiquât  sa  maladie  à  tous  les  corps  voisins. 

L'amélioration  matérielle  la  plus  urgente  serait  de  rattacher  définitive- 
ment la  Galice  et  les  Asturies  à  Madrid  et  au  reste  de  la  Péninsule  par  des 
voies  de  communication  faciles.  Au  milieu  du  siècle  dernier,  on  construisit 
de  Madrid  à  la  Corogne  une  fort  belle  route  militaire,  que  l'on  disait  plai- 
samment avoir  été  pavée  d'argent,  tant  elle  en  avait  coûté  au  trésor  ;  mais 
cette  route  ne  suffit  plus  et  il  serait  grand  temps  de  surmonter  la  sierra  de 
Léon  et  les  diverses  ramifications  terminales  des  Pyrénées  cantabres  par  un 
chemin  de  fer  atteignant  enfin  les  bords  de  l'Océan.  Depuis  longtemps  la 
ligne  est  tracée,  mais  on  sait  pour  quelles  raisons  politiques  et  financières  elle 
attend  encore  son  achèvement.  De  même,  le  chemin  de  fer  de  LeonàOviedo, 
qui  parcourt  le  bassin  houiller  de  Mieres,  et  qui  doit  fournir  un  jour  à 
l'industrie  du  centre  de  l'Espagne  l'aliment  qui  lui  est  indispensable,  est 
encore  arrêté  par  la  masse  des  Pyrénées,  au-dessous  du  col  de  Pajares.  La 
seule  voie  de  fer  que  la  capitale  ait  allongée  comme  un  bras  vers  les  côtes  de 
la  Cantabrie  est  celle  qui  se  dirige  vers  le  port  de  Santander  par  la  haute 
vallée  de  l'Ebre  et  le  col  de  Reinosa.  Quant  aux  chemins  de  jonction  qui 
réuniront  un  jour  les  extrémités  des    lignes    rayonnantes  en  suivant  le 


SANTONA,  SANTANDER.  891 

pourtour  de  la  Péninsule,  c'est  à  peine  si  l'on  peut  dire  qu'ils  soient 
déjà  projetés.  De  Tuy  à  la  Corogne,  il  faudra  se  contenter  pendant  long- 
temps encore  d'une  simple  route  de  voitures  ;  la  partie  du  littoral  tournée 
vers  la  mer  Cantabre,  du  Ferrol  à  Santander,  n'a  pas  même  sur  tout  son 
développement  ce  premier  outillage  de  civilisation  que  donne  un  chemin 
carrossable.  En  maints  endroits,  il  faut  encore  longer  la  côte  par  un 
sentier  étroit  et  périlleux,  escaladant  les  promontoires  et  remplacé  dans 
les  vallées  torrentielles  par  des  gués  où  l'on  saute  de  pierre  en  pierre. 

L'étroitesse  du  littoral  cantabre,  l'excellence  des  ports  et  les  importantes 
ressources  que  donne  la  pêche,  ont  fait  bâtir  au  bord  de  la  mer  la  plupart 
des  centres  de  population  des  Asturies.  Immédiatement  à  l'ouest  des  pro- 
vinces Yascongades  se  trouvent  les  petites  villes  maritimes  de  Castro-Urdiales, 
de  Laredo,  de  Santona,  souvent  choisies  comme  lieux  de  rassemblement 
pour  les  flottilles  pendant  les  guerres  civiles  qui  ont  eu  la  Biscaye  pour 
théâtre.  La  rade  de  Santona,  célèbre  par  son  excellent  poisson,  est  l'un  des 
havres  naturels  les  plus  commodes  et  les  mieux  abrités  de  la  Péninsule  ; 
lorsque  Napoléon  donna  l'Espagne  à  son  frère  Joseph,  il  en  excepta  la  seule 
place  de  Santona  et  il  y  fit  commencer  des  travaux  de  défense  qui  devaient 
le  transformer  en  un  Gibraltar  français.  Depuis,  des  projets  analogues  ont 
été  repris  par  le  gouvernement  espagnol,  mais  ils  n'ont  reçu  qu'un  com- 
mencement de  réalisation. 

Fort  importante  en  temps  de  guerre,  Santona  mériterait  aussi  d'être,  en 
temps  de  paix,  un  centre  actif  de  commerce  ;  mais  tout  le  mouvement  des 
échanges  de  la  contrée  a  été  accaparé  par  la  ville  de  Santander,  dont  le 
port  offre  également  un  excellent  mouillage  et  possède,  en  outre,  dans  ses 
nouveaux  quartiers  conquis  sur  les  bas-fonds  de  la  baie,  les  avantages  d'un 
bon  aménagement  intérieur  en  quais,  darses,  chantiers  et  magasins.  Comme 
débouché  naturel  des  Castilles,  Santander  jouit  d'un  véritable  monopole 
commercial  pour  l'exportation  des  farines  de  Valladolid  et  de  Palencia,  des 
laines  dites  sorianas  et  leonesas  à  cause  des  pays  d'où  on  les  expédie.  San- 
tander reçoit  aussi,  de  Cuba  et  de  Puerto-Rico,  une  grande  quantité  de  den- 
rées coloniales  dont  elle  alimente  le  centre  de  l'Espagne,  et  ses  commerçants, 
indigènes  et  étrangers,  sont  en  relations  constantes  d'affaires  avec  la  France, 
l'Angleterre,  Hambourg  et  la  Scandinavie.  Elle  dispute  à  Bilbao,  à  Valence 
et  à  Câdiz  le  troisième  rang  comme  ville  d'échanges  avec  l'extérieur1.  A 
l'extrémité  supérieure  de  la  baie  se  trouvent  des  chantiers  de  construction 
qui  eurent  jadis  une  grande  importance;  mais  l'établissement  est  déchu, 

1  Mouvement  des  échanges,  en  1867  :  67,600,000  fr. 


89'2 


NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 


et  maintenant  c'est  à  la  fabrication  des  cigares  que  l'État  emploie,  dans  la 
ville  de  Santander,  le  plus  grand  nombre  de  mains.  Parmi  les  causes  qui 
ont  aidé  au  développement  du  port,  il  faut  en  signaler  une  dont  il  n'y  a 
point  lieu  de  féliciter  l'Espagne  :  cette  cause  est  la  fréquence  des  guerres 
civiles  qui  ont  dévasté  les  provinces  Vascongades  et  forcé  le  mouvement  des 
échanges  entre  l'Espagne  et  la  France  à  faire  le  grand  détour  à  l'ouest  du 
pays  Basque.  Il  est  arrivé,  chose  bizarre,  que,  malgré  sa  frontière  limitrophe 
déplus  de  quatre  cents  kilomètres  de  longueur,  la  France  n'ait  eu,  en  dehors 
des  voies  de  la  Méditerranée,  qu'un  seul  chemin  libre  vers  l'Espagne,  celui 
de  Santander.  En  été,  des  centaines  de  familles,  de  Madrid  et  des  autres  vil- 


N°  158    —  santoSa  et  santander. 


3°|S0'     oTde   Gr».enwi>h 


snai  m  I  ■  ;:  III 

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Echelle    de    i:36o.ooo 


les  de  l'intérieur,  viennent  prendre  les  bains  de  mer  sur  la  plage  du  Sardi- 
nero,  au  nord  de  la  petite  péninsule  de  Sa-ntander.  En  outre,  des  sources 
thermales  fréquentées,  sulfureuses  et  sodiques,  Alceda,  Ontaneda,  lasCaldas 
de  Besaya,  jaillissent  dans  les  vallons  des  montagnes  qui  s'élèvent  au  sud. 
Au  delà  du  port  de  Santander,  sur  un  espace  de  150  kilomètres,  ne  se 
trouvent,  jusqu'à  Gijon,  que  des  villages  maritimes  sans  importance,  San 
Martin  de  la  Arena,  port  de  la  petite  ville  déchue  de  Santillana,  San  Vicente 
de  la  Barquera,  Lianes,  Bivadesella,  Lastres.  Gijon  n'était  pas  non  plus  une 
ville  considérable,  quoiqu'elle  eût  été  la  cité  de  Pelage  et  la  capitale  de  toute 
l'Asturie;  mais  elle  a  des  plages  très-fréquentées  en  été  par  les  baigneurs  ei 
possède  une  manufacture  de  tabacs  où  travaillent  plus  de  mille  ouvrières, 


SANTANDER,   GIJO.N. 


395 


et  diverses  fabriques  alimentées  par  les  houilles  que  lui  apporte  le  chemin 
de  fer  deLangreo  ou  Sama.  Elle  partage  avec  la  petite  ville  d'Àviles,  située 


K     159.  —  OVIEDO. 


Echelle  de  3oo.ooo 


n 


de  l'autre  côté  du  haut  Cabo  de  Penas,  l'avantage  d'être  le  faubourg  mari- 
time d'Oviedo,  bâtie  à  25  kilomètres  de  là,  dans  une  vallée  dont  l'eau  se 


894  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

verse  dans  le  Nalon.  Comme  toutes  les  autres  villes  asturiennes,  cette  capi- 
tale est  sans  grande  importance  commerciale.  Elle  a  quelques  manufactures 
actives,  une  des  dix  universités  d'Espagne,  une  belle  cathédrale  gothique, 
que  l'on  dit  être  la  plus  riche  du  monde  entier  en  reliques  et  en  objets  divers 
«  fabriqués  par  les  anges  et  les  apôtres  ».  Cette  église  en  a  remplacé  une 
plus  ancienne,  qui  fut  l'édifice  autour  duquel  se  sont  groupées  toutes  les 
maisons  de  la  cité.  Oviedo,  qu'abrite  la  montagne  de  Naranco  contre  les 
vents  du  nord,  jouit  de  l'un  des  climats  les  plus  salubres  de  l'Espagne  :  elle 
possède  des  eaux  thermales  efficaces.  Les  sites  les  plus  charmants  abondent 
dans  les  environs,  soit  qu'on  se  dirige  à  l'ouest  vers  les  vallées  si  fertiles  de 
Cangas  de  Tineo,  soit  qu'on  aille  du  côté  de  l'est  vers  Cangas  de  Onis,  le  vil- 
lage fameux  qui  fut  la  première  capitale  du  royaume  de  Pelage.  Près  de  là, 
dans  une  vallée  toute  ruisselante  de  cascades  et  pleine  de  l'ombrage  des 
châtaigniers,  des  hêtres  et  des  chênes,  les  pèlerins  visitent  la  caverne  de 
Covadonga,  où  reposent  les  restes  de  Pelage  ;  c'est  le  lieu  le  plus  vénéré  des 
patriotes  espagnols.  Ils  y  ont  fait  dresser,  il  y  a  quelques  années,  un  monu- 
ment commémoratif. 

Les  ports  occidentaux  des  Asturies,  Cudillero,  Luarca,  Navia,  —  que  ses 
habitants  disent  avoir  été  fondée  par  Cham,  le  fils  de  Noé,  —  Castropol  au 
vieux  nom  grec,  et  sur  la  rive  opposée  du  même  estuaire,  Ribadeo,  Ortigueira, 
ne  sont  guère  que  de  petites  bourgades  de  pêche  ;  il  faut  aller  jusqu'aux 
magnifiques  rias  de  la  côte  tournée  vers  l'océan  Atlantique  pour 
rencontrer  de  véritables  villes.  La  première  est  le  Ferrol,  cité  de  création 
moderne  :  au  milieu  du  dix-huitième  siècle,  ce  n'était  qu'un  petit  village 
de  caboteurs  ;  mais  on  comprit  alors  quelle  pouvait  être  l'importance  mili- 
taire de  sa  baie  pour  la  construction,  l'approvisionnement  et  la  bonne  dé- 
fense des  flottes.  On  éleva  des  forts  sur  les  hauteurs  qui  dominent  la  rade, 
on  garnit  de  puissantes  batteries  les  deux  bords  du  goulet  d'entrée  qui  se 
trouve  à  6  kilomètres  de  la  ville,  et  l'on  bâtit  toute  une  ville  militaire  sur 
un  plan  régulier,  avec  ses  arsenaux,  ses  chantiers,  ses  magasins  immenses. 
Suivant  l'état  des  finances  espagnoles  et  l'importance  des  forces  navales,  le 
Ferrol  augmente  ou  diminue  de  population;  tantôt  c'est  une  ruche  trop 
étroite  pour  la  foule  pressée  de  ses  travailleurs,  tantôt  elle  est  presque  dé- 
serte, et  l'herbe  croît  dans  ses  rues. 

La  population  de  la  Corogne  (Coruîïa)  est  beaucoup  moins  flottante  que 
celle  du  Ferrol,  car  elle  n'est  pas  exclusivement  militaire,  et  le  commerce, 
la  pêche,  même  l'industrie  manufacturière,  occupent  un  grand  nombre 
d'habitants.  La  double  ville  de  la  Corogne,  s'étalant  en  amphithéâtre  sur  la 
pente  de  la  colline,  entre  des  hauteurs  fortifiées  et  l'îlot  qui  porte  la  vieille 


PHARE  DE  LA  TOUR  II  HERCULE 

Dessin  de  A.  Deroy,  d'après  une  photographie  de  M.  J.  Laurent. 


VILLES  DE  LA  GAL1CL.  897 

tour,  de  fondation  peut-être  romaine,  peut-être  même  phénicienne  ou  car- 
thaginoise, dite  tour  d'Hercule,  est  l'une  des  cités  les  plus  pittoresques  du 
littoral  océanique  de  l'Espagne;  elle  est  aussi  l'une  de  celles  qui  semblent 
destinées  au  plus  grand  avenir,  à  cause  de  son  heureuse  position  à  l'angle 
même  de  la  Péninsule,  sur  l'un  des  axes  principaux  du  commerce  de  l'Es- 
pagne, et  précisément  en  face  des  Etats-Unis  du  Nord,  qui  ont  une  telle 
importance  dans  le  mouvement  général  des  échanges l  ;  mais  actuellement 
c'est  avec  l'Angleterre  que  la  Corogne  fait  presque  tout  son  commerce;  des 
navires  anglais,  construits  spécialement  pour  ce  genre  de  transport,  vien- 
nent y  charger  des  bestiaux  par  dizaines  de  milliers.  Le  gouvernement 
espagnol  possède  à  la  Corogne  l'une  des  plus  grandes  manufactures  de  tabac 
de  la  Péninsule.  Ares  et  Betanzos,  célèbre  par  ses  boulangeries,  donnent  leur 
nom  aux  deux  autres  n'as,  ou  baies  secondaires  du  grand  golfe  d'où  cingla 
jadis  la  grande  Armada;  ces  villes  ne  sont  en  réalité  que  de  simples  rues, 
et  ne  peuvent  se  comparer  à  leurs  deux  voisines,  le  Ferrol  et  la  Corogne. 
Les  sources  salines  d'Arteijo  et  sulfureuses  de  Carballo,  au  sud-ouest  de  la 
Corogne,  sont  fort  appréciées  des  baigneurs. 

Les  rias  du  sud  de  la  Galice  ont  aussi  chacune  un  ou  plusieurs  ports. 
Celle  de  Corcubion  est  abritée  à  l'ouest  par  la  péninsule  du  cap  Finisterre, 
contournée  en  forme  de  hameçon;  l'estuaire  de  Noya  baigne  les  petites 
villes  de  Noya  et  de  Muros;  celui  d'Arosa  sert  de  mouillage  aux  navires 
d'émigrants  que  les  ports  du  Padron  et  de  Carril,  principaux  débouchés  de 
la  ville  de  Santiago,  envoient  aux  républiques  de  la  Plata;  laria  de  Ponteve- 
dra  fait  monter  son  flux  de  marée  dans  la  rivière  de  Vedra  jusqu'à  la  ville 
dont  elle  porte  le  nom;  enfin,  plus  au  sud,  Redondela,  Vigo  et  Bayona 
s'élèvent  sur  la  rive  méridionale  d'un  autre  grand  estuaire,  admirable  et 
profonde  baie,  défendue  du  côté  du  large  par  des  îles  que  les  anciens  appe- 
laient les  Iles  des  Dieux.  Si  la  côte  de  Galice  n'était  déjà  si  riche  en  ports 
excellents,  la  baie  de  Vigo  serait  un  grand  rendez-vous  de  commerce;  mais 
sur  ce  littoral,  un  bon  mouillage  n'a  rien  d'exceptionnel,  et  Vigo,  malgré 
tous  ses  avantages  nautiques,  n'est  guère  qu'un  port  de  cabotage  et  de 
pêche.  Le  mouvement  annuel  des  échanges  y  est  d'environ  50  millions  par 
an;  une  cinquantaine  de  navires  français  y  mouillent  chaque  année.  Vigo  est 
moins  connu  par  son  commerce  et  sa  mesquine  industrie  que  par  les  tré- 
sors engloutis  dans  ses  eaux,  lorsque  des  corsaires  anglais  et  hollandais 
vinrent,  en  1702,  y  couler  des  galions  chargés  de  l'or  du  Pérou.  Des  com- 

1  Port  de  la  Corogne  : 

Mouvement  des  échanges  en  1867 19,525,000  fr. 

Navires  long-courriers  entrés  en  1875 555  (507  anglais.) 

i.  115 


898 


NOUVELLE    GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 


pagnies  de  sauveteurs,  munis  de  tous  les  engins  de  l'industrie  moderne,  ont 
vainement  tenté  de  repêcher  ces  richesses  perdues. 

Trois  des  villes  notables  de  l'intérieur  de  la  Galice  s'élèvent  sur  les  bords  du 
Mino  :  Lugo,  Oreîise,  Tuy.  La  vieille  Lugo  romaine  (Lucus  Augusti),  ceinte 
de  ses  murs  du  moyen  âge,  possède  des  sources  thermales  sulfureuses  fort 
efficaces,  et  déjà  mentionnées  par  les  écrivains  latins.  Orense,au  superbe  pont, 


N°    160.    BAIE    DE    VIGO. 


I.Onstf 


Echelle  dei  -.280000 


peut-être  romain,  jeté  sur  le  Mino,  est  également  célèbre  par  ses  fontaines 
d'eau  chaude  ou  burgas,  assez  abondantes,  dit-on,  pour  élever  sensiblement 
la  température  moyenne  de  la  plaine  en  hiver.  On  les  emploie,  non-seule- 
ment au  traitement  des  maladies,  mais  aussi  à  tous  les  usages  domestiques 
de  la  cité;  d'après  une  étymologie,  qui  n'est  ni  justifiée  ni  contredite  par 
l'histoire,  le  nom  même  d'Orense  ne  serait  que  l'appellation  allemande  de 
Warmsee  (Lac  bouillant),  donnée  par  les  Suèves,  à  l'époque  de  la  migration 


LLGO,   ORENSE,   SANTIAGO.  899 

des  barbares.  Tuy,  postée  sur  la  rive  droite  du  fleuve,  en  face  de  Valença  la 
portugaise,  n'offre  d'intérêt  que  comme  gardienne  de  la  frontière.  Le  che- 
min de  fer  de  Madrid  aux  ports  de  la  Galice  n'est  pas  encore  achevé  ;  le  lieu 
de  bifurcation  entre  les  deux  lignes  de  Tuy  et  de  la  Corogne  est  à  Monforte 
de  Lemos,  sur  un  petit  affluent  du  Sil. 

L'ancienne  capitale  de  la  Galice  entière,  la  fameuse  Santiago,  bâtie  sur 
une  colline,  au  pied  de  laquelle  serpente  la  petite  rivière  de  Saria,  est 
restée  une  des  cités  populeuses  du  nord-ouest  de  l'Espagne.  Le  site,  quoique 
charmant,  n'a  pourtant  point  d'avantage  particulier  qui  semble  fait  pour 
attirer  les  habitants,  mais  là  est  ce  «  Champ  des  Etoiles,  »  ou  Compostela 
(Campo  Stelle),  où  l'on  déterra,  au  commencement  du  neuvième  siècle,  le 
corps  de  l'apôtre  saint  Jacques,  et  qui  fit  accourir  pendant  le  moyen  âge 
des  millions  de  pèlerins.  On  ne  peut  s'imaginer,  maintenant  que  l'ancienne 
ferveur  s'est  éteinte,  combien  vive  était  la  foi  qui  avait  fait  de  Compostelle 
une  autre  Rome,  et  qui,  de  la  France,  des  Pays-Bas,  du  fond  de  l'Allemagne 
et  de  la  Pologne,  entraînait  les  fidèles  en  immenses  caravanes  que  la  fatigue 
et  les  maladies  décimaient  en  route;  mais  le  voyage  leur  conférait  une  sorte 
de  sainteté,  semblable  à  celle  qui  s'attache  aux  hadji  musulmans,  et  pen- 
dant le  pèlerinage  nulle  poursuite  pour  cause  de  dettes  ou  pour  de  simples 
délits  ne  pouvait  être  exercée  contre  eux.  Il  fut  un  temps  où  la  Yoie  lactée 
était  considérée  par  la  masse  du  peuple  comme  une  sorte  de  reflet  mer- 
veilleux du  chemin  de  saint  Jacques,  suivi  sur  terre  par  les  pèlerins.  Aussi 
les  offrandes,  les  richesses  de  toute  espèce  affluaient-elles  au  sanctuaire 
vénéré.  Dans  la  chapelle  des  reliques,  on  ne  voyait  que  statues  d'or,  orne- 
ments d'argent  et  de  vermeil,  broderies  de  diamants  et  de  perles.  Dans  cette 
ville  sainte,  tout  s'expliquait  par  des  miracles.  Non  loin  de  Santiago,  sur  la 
route  de  Noya,  s'élève  l'église  de  los  Angeles,  que  les  anges  ont  eux-mêmes 
bâtie,  comme  ils  ont  transporté  à  travers  les  airs  celle  de  Loreto.  Elle 
repose  sur  une  poutre  d'or  qui  faisait  partie  de  la  charpente  du  ciel,  et 
qui  s'étend  sous  terre  jusqu'au-dessous  de  la  cathédrale  de  Compostelle1. 


1  Villes  diverses  de  la  Canlabrie  en  1 877  : 

CASTILLE. 

Santander 41,000  hab. 

ASTURIES. 

Oviedo 34,450     » 

Gijon    . 50,000     » 

Lianes 18,650     » 

Langreo    ....  12,850     n 

Cudillero 10,100     » 

GALICE. 

La  Corogne  (Corufla) 33,750     » 


Sanliago 24,200  hab. 

Le  Ferrol  (fil  Ferrol) 25,800  » 

Pontevedra 19.850  » 

Lugo .    .  18,900  » 

Ortigueira 17,400  » 

Vigo 13,400  » 

Orense 12,600  » 

Tuy. 11.700  » 

Carballo 11,450  » 

Redondela .  11,075  » 

Monforte  de  Lemos 10,950  » 


900  NOUVELLE   GÉOGRAPHIE    UNIVERSELLE. 

IX 

LE    PRÉSENT    ET    i/AVENIR     DE     [/ESPAGNE. 

Le  désordre  moral  est  grand  dans  l'Espagne  contemporaine.  Aux  rivalités 
provinciales  s'ajoutent  les  haines  de  classes;  chaque  ville,  de  même  que 
chaque  province  et  le  royaume  tout  entier,  est  le  théâtre  d'une  guerre  active 
ou  latente,  qui,  suivant  les  circonstances,  tantôi  s'assoupit  et  tantôt  s'exas- 
père. Chose  plus  grave  encore,  l'indifférence  s'empare  de  ceux  que  la  passion 
à  lassés,  et  prépare  d'avance  les  populations  à  l'avidité,  au  vice,  à  la  bas- 
sesse. Les  ruines  de  toute  espèce  amoncelées  sur  le  sol  de  l'Espagne,  peii' 
dant  les  dernières  années,  par  les  incendies,  la  dévastation  des  champs,  la 
cessation  des  industries,  sont  vraiment  incalculables.  Les  gouvernements  de 
divers  partis  qui  se  sont  succédé  en  Espagne,  ont  tous  vécu  de  misérables 
expédients  :  ils  ont  vainement  essayé  de  déguiser  la  banqueroute  sous  des 
artifices  de  budget,  les  créanciers  n'en  ont  pas  moins  été  frustrés,  et  les 
employés  pauvres  n'en  sont  pas  moins  restés  dans  la  vaine  attente  de  leurs 
émoluments.  En  maints  endroits,   les  instituteurs  avaient  dû  fermer  les 
écoles,  reprendre  la  charrue  ou    mendier    sur  les   voies    publiques.    Ce 
n'est  pas  sans  raison  que,  dans  un  document  officiel,  le  gouvernement  de 
la  République  mexicaine,  renvoyant  à  son  ancienne  métropole  les  termes 
de  compassion   dont  celle-ci  l'avait  souvent  insultée,  fit  des  vœux  pour  que 
«  l'ère  des  révolutions  pût  enfin  se  fermer  dans  la  malheureuse  Espagne!  » 
Les  Castillans  ont  été  blessés  de  ces  paroles  de  commisération,  mais   ils 
ne  peuvent  nier  que  plusieurs  de  leurs  anciennes  colonies  du  Nouveau  Monde 
soient  en  train  de  les  distancer  par  la  prospérité  matérielle  et  la  civilisation. 
Cependant  les  progrès  n'en  sont  pas  moins  réels,  malgré  la  ruine  appa- 
rente. Pour  juger  avec  équité  l'Espagne  de  nos  jours,  il  faut  se  rappeler 
qu'un  siècle  ne  s'est  pas  encore  écoulé  depuis  les  meurtres  juridiques  de 
l'Inquisition.  En  1780,  une  femme  de  Séville,  «convaincue  de  sortilège  et  de 
maléfice,  »  fut  condamnée  à  être  brûlée  vive,  et  subit  son  supplice.  A  la  même 
époque,  les  possessions  de  main-morte  occupaient  encore  la  plus   grande 
partie  de  l'Espagne  et  l'oisiveté  générale  empêchait  d'exploiter  le  reste. L'igno- 
rance était  lamentable,  surtout  dans  les  universités  et  les  écoles,  où  les  for- 
mules régnaient  sans  conteste,  au  mépris  de  toute  observation  et  du  bon  sens. 
Depuis  les  grands  événements  qui  ont  inauguré  le  dix- neuvième  siècle,  les 
Espagnols,  secoués  de  leur  torpeur,   ont  vécu   dans  la  lutte  incessante, 
comme  au  milieu  des  flammes.  Pourtant  le  pays,  malgré  des  reculs  momen- 
tanés, a  gagné,  chaque  décade,  en  population,  en  industrie,  en  richesse 


TYPES     ET     COSTUMES.    PAYSANS     DE      LA      IIUERTA      ET      CIGARRERA     DE      VALENCE 

Dessin  de  P.  Fritel,  d'après  des  photographies  de  M.  J.  Laurent. 


PROGRES  DE  L'ESPAGNE. 


90  X 


Il  est  vrai  que  les  statistiques  précises  ne  sont  pas  nombreuses  ;  depuis  la 
révolution  de  1868  surtout,  aucune  évaluation  sérieuse  n'a  été  faite  en 
Espagne  :  les  gouvernements  éphémères  qui  se  sont  succédé  n'ont  publié 
que  des  chiffres  trompeurs  ou  très-vaguement  approximatifs  :  c'est  par 
l'examen  et  la  discussion  de  rapports  partiels  que  l'on  doit  tenter  d'arriver 
à  la  connaissance  sommaire  des  choses. 

En  premier  lieu,  la  population  s'est  accrue  :  en  dix  années,  de  1861  à 


K°   161.    —  CHEMINS  DE  FER  DE   LA    PENINSULE. 


|2?2o'0.der. 


Giwe  par  Erharà 


Hauteurs 

\deoà2oamètres\  \  de  2oo  à  5oox, 

xt  io,3oo,ooo 


de  5oo  et  plus 


ItooW. 


1870,  le  nombre  des  habitants  s'est  élevé  de  plus  d'un  million,  et  depuis 
cette  époque  l'augmentation  n'a  pas  cessé,  en  pleine  guerre  civile.  En  gé- 
néral, le  travail  est  beaucoup  plus  respecté  qu'il  ne  l'était  jadis;  tandis  que 
les  couvents  se  vidaient,  les  usines  s'emplissaient.  Il  est  vrai  que,  grâce  à  la 
solidarité  industrielle  et -commerciale  des  peuples  modernes,  l'initiative  du 
travail  est  en  grande  partie  venue  de  l'étranger.  L'Espagne  est  redevable  à 
la  France,  à  l'Angleterre,  à  la  Belgique,  d'une  part  très-considérable  du 
développement  de  sa  prospérité  matérielle.  Non-seulement  elle  a  reçu  des 
ingénieurs,  des  chimistes,  des  ouvriers  en  foule;  mais  c'est  par  milliards 


904 


NOUVELLE  GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 


que  l'argent  des  autres  nations  de  l'Europe  est  venu  s'appliquer  à  l'exploi- 
tation de  ses  ressources  de  toute  espèce.  La  Belgique  et  la  France  ont,  à  elles 
seules,  prêté  à  l'Espagne  plus  d'un  milliard  et  demi  de  francs,  avec  un 
espoir  de  gain  qui  ne  s'est  pas  toujours  réalisé,  mais  qui  n'en  a  pas  moins 
enrichi  le  pays  d'une  manière  permanenle  et  l'a  rapproché  du  niveau  indus- 
triel des  autres  contrées  de  l'Europe  occidentale.  Les  Anglais  ont  donné  la 

N°  1C2  —  VALEUR  COMPARÉE  DES  ÉCHANGÉS  DANS  LES  TORTS  DE  L'ESPAGNE  EN  1871. 


0  50  100  ISO  200  Millions    de  s'rancs. 

La  valeur  de  SO00OOO  dans  le  mouvement  des  échanges  est  représentée  par  i  millimètre  de  longueur. 

plus  vive  impulsion  aux  progrès  agricoles  en  demandant  aux  Andalous 
leurs  vins  exquis,  aux  Castillans  leurs  blés  et  leurs  farines,  aux  Galiciens 
leurs  bestiaux;  ce  sont  eux  aussi  qui  ont  le  plus  contribué  à  restaurer  le 
travail  des  mines  en  Espagne  en  exploitant  les  immenses  richesses  métal- 
lifères du  district  de  Huelva,  de  Linarès,  de  Carthagène,  de  Somorrostro  et 
d'autres  régions  du  littoral  maritime  et  du  bord  des  fleuves.  Pour  l'in- 
dustrie proprement  dite,  les  Français  ont  été  les  initiateurs  les  plus  actifs 
de  l'Espagne,  en  fondant  et  en  soutenant  de  leurs  capitaux  de  nombreuses 
manufactures  dans  la  Catalogne,  à  Valence  et  dans  les  provinces  Basques, 


PROGRÈS  DE  L'ESPAGNE.  905 

en  fabriquant  une  grande  partie  de  l'outillage  industriel  des  autres  pro- 
vinces, en  important  les  vins  de  l'Aragon  et  de  la  Navarre.  Enfin,  c'est  aux 
capitalistes  et  aux  ingénieurs  de  toute  nationalité  que  l'Espagne  doit  les 
lignes  de  bateaux  à  vapeur  qui  forment  une  sorte  de  guirlande  aux  mailles 
nombreuses  sur  tout  le  pourtour  du  littoral,  et  son  réseau  de  chemins  de 
fer,  encore  inachevé,  mais  déjà  fort  considérable,  puisqu'il  rayonne  de 
Madrid  vers  dix  cités  du  littoral  péninsulaire,  Barcelone,  Valence,  Alicante, 
Carthagène,  Mâlaga,  Cadiz,  Lisbonne,  Santander,  Bilbao,  Saint-Sébastien1. 
C'est  grâce  à  l'appui  de  ses  sœurs  d'Europe  que  la  nation  espagnole  a  pu 
triompher  de  ces  obstacles  matériels  qui  séparaient  les  provinces  de  la 
Péninsule  les  unes  des  autres  et  leur  donnaient  des  intérêts  tout  opposés, 
cause  inéluctable  de  dissensions  et  de  guerres  civiles.  Déjà  les  petites  villes 
de  l'intérieur  de  l'Espagne  commencent  à  changer  de  physionomie.  Naguère 
elles  témoignaient  du  long  sommeil  delà  nation  pendant  les  trois  derniers 
siècles  par  l'immuable  gravité  de  leur  aspect;  on  s'y  trouvait,  comme  trans- 
porté en  plein  moyen  âge  :  les  places,  les  rues,  les  maisons  à  grilles 
■ouvragées,  rien  n'était  changé.  De  nos  jours,  la  transformation  s'opère 
graduellement  sous  l'influence  des  conditions  économiques  et  de  tout  le 
milieu  nouveau  des  mœurs  et  des  idées. 

Au  point  de  vue  intellectuel,  les  progrès  de  l'Espagne  ont  été  plus  rapides. 
Certes,  l'ignorance  est  encore  bien  grande,  notamment  sur  les  plateaux  des 
Castillcs;  l'école  y  est  encore  bien  peu  respectée;  plusieurs  villes  populeuses 
n'ont  pas  même  un  libraire  ;  des  catéchismes  et  des  almanachs  sont  toute 
la  littérature  des  campagnes.  Mais  la  part  que  l'Espagne  a  prise  au  mouve- 
ment des  lettres  et  des  arts  pendant  ce  siècle  prouve  suffisamment  que  le 
pays  de  Cervantes  et  de  Velasquez  peut  se  replacer  au  rang  qui  lui  convient 

1  Evaluation  approximative  delà  production  de  l'Espagne: 

Agriculture 2,000,000,000  fr.  (?) 

Animaux  domestiques  :  700,000  chevaux;  2,500,000  ânes  et  mu- 
lets ;  3  000,000  bœufs  et  vaches  ;  23,000,000  moutons  ; 
4,500,000  chèvres;  1,500,000  porcs. 

Mines  (1871) ■ 156,775,000  » 

Industrie,  d'après  Garrido 1,587,000,000  » 

n  .'  •        /ionr\  i  Importation.      382,000,000  fr.)        „niL,  ...  ... 

•Commerce  extérieur    1874     ••„,,.  ,n-,nnnnn  78o. 100,000  » 

'  (  Exportation  .      40o, 100,000  *    ) 

Flotte  commerciale  (1877)  2,915  navires  jaugeant 557,320  tonnes. 

Développement  des  lignes  de  chemins  de  fer  à  la  fin  de  1878 6,199  kil. 

Mouvement  sur  les  chemins  de  fer  en  1878 12,784,952  voyageurs. 

Marchandises  transportées 5,968,320  tonnes. 

Recette  totale  des  chemins  de  fer •     150,077,375  francs. 

Développement  des  lignes  télégraphiques  en  1877 15,489  kil. 

Dépêches  en  1877 1,714,504 

Lettres  transportées  en  187 7 125,752,000 

i.  114 


906  NOUVELLE   GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

parmi  les  autres  contrées  de  l'Europe.  Pour  les  œuvres  de  la  science  pro- 
prement dite,  les  Espagnols  ont  été  plus  en  retard.  Il  faut  constater  qu'avec 
toutes  leurs  qualités  d'intelligence  et  l'action  considérable  qu'ils  ont  exercée 
sur  le  monde,  les  chrétiens  d'Espagne  n'ont  fourni  à  la  civilisation  qu'an 
seul  homme,  l'Aragonais  Michel  Servet,  dont  les  œuvres  scientifiques  aient 
fait  époque  dans  l'histoire  du  progrès.  Mais  si  les  Castillans  et  les  autres 
Espagnols  n'ont  eu  qu'un  rôle  de  bien  peu  d'importance  dans  la  marche  des 
connaissances  humaines,  les  Arabes  du  Guadalquivir  ont  été  longtemps  de 
véritables  initiateurs.  Pendant  quelques  générations  ils  ont  été  les  maîtres 
et  les  éducateurs  de  l'Europe  en  astronomie,  en  mathématique,  en  méca- 
nique, en  médecine,  en  philosophie  :  l'ingratitude  et  la  mauvaise  foi  ont 
seules  pu  leur  contester  ce  mérite.  C'est  un  Arabe  d'Espagne,  Alhazen,  qui 
découvrit  le  phénomène  de  la  réfraction  atmosphérique  et  la  décroissance 
de  densité  de  l'air  en  proportion  des  altitudes;  les  algébristes  arabes  ont  été 
les  maîtres  des  Occidentaux  dans  leur  science;  des  physiologistes  de  Cordouc 
connaissaient  déjà  bien  des  faits  d'histoire  naturelle,  qu'on  a  retrouvés  avec 
étonnement  dans  leurs  écrits,  après  les  avoir  découverts  à  nouveau  tout  ré- 
cemment. Le  génie  inventif  des  musulmans  d'Espagne  se  réveillera  peut-être 
un  jour  chez  leurs  descendants  :  c'est  assez  de  plusieurs  siècles  de  sommeil  ! 
Il  est  à  désirer  aussi  que  l'adoucissement  des  mœurs  accompagne  le 
progrès  des  intelligences1.  C'est  un  véritable  scandale  que  la  «  noble  science 
de  la  tauromachie  »  ait  encore  tant  d'adeptes  et  que  les  fêtes  par  excel- 
lence soient  des  massacres  d'animaux,  rendus  plus  émouvants  par  le  péril 
imminent  de  l'homme  qui  fait  office  de  boucher.  Quoi  qu'en  disent  les 
amateurs  de  la  «  couleur  locale  »,  les  courses  de  taureaux,  de  même  que 
les  combats  de  coqs,  suivis  avec  tant  de  passion  par  les  Andalous,  sont  des 
amusements  indignes,  et  la  fière  Espagne  se  devrait  à  elle-même  d'en  avoir 
honte  :  on  rougit  de  voir  des  hôpitaux,  comme  celui  de  Valence,  institués 
pour  soulager  l'humanité  souffrante,  exploiter  pour  leur  propre  compte  des 
arènes  d'où  les  hommes,  blessés  ou  morts,  sont  emportés  sur  des  civières 
sanglantes.  Il  est  grand  temps  que  ces  jeux  barbares  disparaissent  comme  ont 
disparu  les  «  actes  de  foi»,  qui  consistaient  à  brûler  des  hommes  et  que 
l'on  venait  de  toutes  parts  contempler  avec  une  joie  frénétique.  Du  reste,  il 

1  Statistique  approximative  de  l'instruction  en  Espagne,  en  1870  : 

Sachant 
lire  et  écrire 

Hommes 2,414,000 

Femmes 716,000 


Sachant 

Ne  sachant 

lire  seulement 

ni  lire  ni  écrire 

517,000 

5,055,000 

389,000 

6,803,D00 

Total 3,150,000  706,000  11,838,000 

Écoles  primaires,  23,014  ;  16,358  pour  les  garçons,  6,676  pour  les  filles. 
Élèves,  1,200,740;  754,150  garçons,  446,610  filles. 


MŒURS,   COLONIES  DE  L'ESPAGNE.  907 

paraît  qu'en  dépit  des  journaux  spécialement  consacrés  à  la  noble  science 
du  toreo,  les  traditions  du  «  grand  art»  se  perdent;  les  toreros  s'en  vont; 
l'école  de  tauromachie,  fondée  à  Séville  en  \  830,  n'a  pu  se  soutenir;  h  Bar- 
celone, la  ville  joyeuse  par  excellence,  les  courses  n'attirent  plus  les  specta- 
teurs ;  la  plupart  des  grands  cirques,  à  l'exception  de  celui  de  Madrid,  ne  s'ou- 
vrent que  deux  ou  trois  fois  par  an.  Le  respect  de  la  vie  des  animaux,  sans 
/equel  la  vie  des  hommes  est  elle-même  tenue  pour  peu  de  chose,  semble 
faire  des  progrès  parmi  les  Espagnols;  mais  hélas!  que  de  sauvages  retours 
vers  la  guerre  et  ses  violences,  les  meurtres  et  les  égorgements  en  masse. 

L'Espagne  a  le  bonheur  d'être  débarrassée  depuis  une  ou  deux  générations 
d'une  grande  cause  d'affaiblissement  matériel  et  moral  :  elle  n'a  plus  son  im- 
mense empire  du  Nouveau  Monde.  Argentins,  Chiliens,  Péruviens,  Colom- 
biens, Mexicains  ont  secoué  l'intolérable  joug  du  monopole  castillan  ;  ils  se 
sont  constitués  en  républiques  indépendantes.  La  métropole  a  été  ainsi  dé- 
chargée du  soin  de  «  faire  le  bonheur  de  ses  peuples  d'outre-mer  »  ;  elle  n'a 
plus  eu  à  y  maintenir  l'inquisition,  l'esclavage,  les  monopoles  commerciaux, 
les  castes  et  les  privilèges  ;  on  l'a  dispensée  du  soin  d'y  entretenir  des  ar- 
mées et  d'en  extorquer  des  impôts.  Il  est  vrai  que  les  anciennes  colonies, 
devenues  autonomes,  out  eu  à  passer,  depuis  leur  émancipation,  par  de  ter- 
ribles crises  de  révolutions  et  de  contre-révolutions  ;  la  transition  du  régime 
colonial  à  celui  de  la  liberté  s'est  accomplie  très-péniblement  dans  plusieurs 
des  nouvelles  républiques  ;  mais,  en  somme,  elles  ont  grandement  progressé 
en  population,  en  richesse,  en  activité  commerciale,  en  importance  écono- 
mique, depuis  qu'elles  se  sont  chargées  de  veiller  elles-mêmes  au  soin  de 
leurs  propres  destinées.  La  mère-patrie  et  les  colonies-filles  ont  également 
gagné  à  la  rupture  du  lien  de  force  qui  les  rattachait  l'une  aux  autres. 
Cependant  l'Espagne  n'a  point  encore  accepté  sans  arrière-pensée  l'indépen- 
dance de  ses  anciennes  possessions  du  Nouveau-Monde  ;  on  peut  même  dire 
qu'en  principe,  l'état  d'hostilité  continue  entre  l'Espagne  et  les  républiques 
de  l'Amérique  du  Sud  situées  sur  le  versant  du  Pacifique.  Depuis  que  sa 
flotte  a  été  repoussée  par  les  forts  du  Callao,  la  guerre  a  cessé  par  la  force 
des  choses,  mais  aucun  traité  de  paix  n'a  été  conclu.  Il  en  résulte  qu'en 
dépit  de  la  communauté  d'origine,  de  langue  et  de  mœurs,  il  y  a  très  peu 
de  relations  directes  entre  la  péninsule  Ibérique  et  l'Amérique  espagnole; 
c'est  par  l'intermédiaire  des  Anglais,  des  Américains  du  nord,  des  Français, 
que  les  Hispano-Américains  sont  en  rapports  avec  le  pays  de  leurs  ancêtres. 

Par  malheur  pour  quelques  colonies  et  pour  l'Espagne  elle-même,  l'em- 
pire transocéanique  de  la  Péninsule  ibérique  n'a  pas  été  perdu  tout  entier. 
On  a  pourtant  représenté  ces  possessions  coloniales,  et  notamment  Cuba 


908  NOUVELLE    GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

et  les  Philippines,  comme  une  source  de  trésors  pour  l'Espagne.  Le  fait  est 
qu'après  avoir  été  temporairement  libérée  du  joug  de  la  métropole  pendant 
les  guerres  de  l'Empire,  l'île  de  Cuba  put  fournir  chaque  année  des  sommes 
considérables  au  budget  du  gouvernement  de  Madrid  ;  grâce  aux  privilèges 
dont  les  Péninsulaires  jouissaient  au  détriment  de  tous  les  indigènes,  les 
immigrants  d'Espagne  pouvaient  s'enrichir  rapidement  et  se  donner  des 
airs  de  maîtres;  surtout  les  fonctionnaires  d'un  rang  élevé  avaient  toute 
facilité  pour  gagner  rapidement  des  fortunes,  et  maint  personnage  espagnol 
a  su  rétablir  ses  finances  délabrées  au  moyen  de  faveurs  vendues  à  beaux 
deniers  aux  planteurs  de  Cuba  et  aux  négriers  de  toute  nation.  Les  «  capi- 
taineries »  des  Antilles  étaient  briguées  avec  la  même  ardeur  que  les 
proconsulats  des  provinces  romaines,  et  pour  les  mêmes  motifs  de  lucre 
honteux.  Mais  si  les  colonies  de  l'Espagne  donnent  à  quelques-uns  l'occasion 
de  s'enrichir,  soit  par  des  voies  honnêtes,  soit  par  le  chemin  de  la  fraude, 
ce  sont  là  des  avantages  achetés  aux  dépens  des  populations  elles-mêmes. 
Cuba  doit  à  son  état  de  colonie  d'être  encore  cultivée  par  des  mains  esclaves, 
et  c'est  par  émancipation  graduelle  seulement  que  la  race  nègre  doit  être 
assimilée  aux  blancs  pour  les  droits  civils.  Seule  avec  l'empire  du  Brésil, 
Cuba  garde  le  triste  honneur  de  tenir  les  noirs  dans  la  servitude,  et  na- 
guère la  traite  se  faisait  impudemment  sur  ses  rivages  en  dépit  des  traités 
internationaux.  Même  les  habitants  blancs  de  l'île  sont  tenus  dans  une 
complète  sujétion  administrative;  le  moindre  Espagnol,  fraîchement  dé- 
barqué de  Barcelone  ou  de  Câdiz,  peut  prendre  à  leur  égard  des  allures  de 
dominateur.  Aussi  la  conséquence  inévitable  de  ces  injustices  a-t-elle  fini 
par  se  produire.  De  1868  à  1878,  la  guerre  civjle  a  dévasté  le  pays  :  d'un 
côté,  les  partisans  de  l'indépendance  républicaine  de  l'île  et  les  noirs 
libérés  ;  de  l'autre,  les  immigrants  espagnols  et  les  propriétaires  d'esclaves, 
aidés  par  les  troupes  régulières,  se  disputaient  la  possession  de  l'île. 

De  fréquentes  insurrections  ont  également  éclaté  à  Puerto-Bico,  quoique 
la  configuration  du  terrain  de  cette  île  ne  prête  nullement  à  la  guerre  con- 
tre des  troupes  organisées.  Dans  les  Philippines,  les  populations  de  races 
diverses,  opposées  les  unes  aux  autres  par  la  politique  traditionnelle  de 
tous  les  gouvernements  de  conquête,  ont  été,  en  général,  très-dociles  à  leurs 
maîtres,  bien  que  la  servitude  pesât  lourdement  sur  elles;  mais  à  me- 
sure que  les  habitants  s'instruisent  et  se  civilisent,  principalement  sous  l'in- 
fluence des  Chinois,  ils  deviennent  moins  gouvernables,  et  déjà  des  conflits 
ont  eu  lieu,  pleins  de  menaces  pour  l'avenir.  Si  l'Espagne  n'adopte  pas  à 
l'égard  de  ses  colonies  une  politique  analogue  à  celle  de  la  Grande-Bretagne, 
et  ne  leur  laisse  pas  une  entière  liberté  administrative,  elle  est  certainement 


INFLUENCE  DES  ESPAGNOLS. 


900 


condamnée  d'avance  à  perdre  les  restes  de  son  domaine  colonial,  après  s'être 
épuisée  en  longs  efforts  de  reconquête. 

Il  est  donc  vivement  à  souhaiter,  dans  l'intérêt  même  de  l'Espagne, 
qu'elle  n'use  plus  ses  forces  à  continuer  par  delà  les  mers  la  vieille  poli- 
tique des  Charles-Quint  et  des  Philippe  II,  et  qu'elle  reconnaisse  le  droit 
des  populations  à  disposer  de  leur  propre  sort.  Elle  sera  la  première  à  en 
profiter,  puisqu'elle  pourra  concentrer  son  activité  sur  son  développement 
intérieur.  D'ailleurs,  quoi  qu'il  arrive,  l'influence  exercée  parles  populations 


N°    163.    ZONE   DE    LA   LANGUE    CASTILLANE   DANS   LE   MONDE,    COMPARÉE    A   LA   SURFACE   DE    L'ESPAGNE. 


Echelle  de  1  ■  3G.ooo.ooo 


4oo 


8oo 


de  la  péninsule  Ihérique  sur  le  resle  du  monde  est  une  de  celles  qui 
garderont  encore  leur  valeur  pendant  de  longs  siècles.  Le  fort  génie  de 
l'Espagne  se  révèle  historiquement  par  la  durée  de  ses  œuvres  dans  tous 
les  pays  où  elle  domina  pendant  une  période  plus  ou  moins  longue  de  l'his- 
toire. En  Sicile,  dans  le  Napolitain,  en  Sardaigne,  même  en  Lombardie, 
l'architecture  et  les  mœurs  montrent  encore  combien  puissante  a  été 
l'empreinte  de  ces  maîtres  d'autrefois.  Dans  l'Amérique  latine,  mainte 
cité,  quoique  habitée  surtout  par  des  Indiens  et  des  métis,  semble  aussi 
parfaitement  espagnole  que  si  elle  se  trouvait  dans  les  plaines  rases  de 
l'Estremadure,  au  lieu  d'être  dans  les  forêts  du  Nouveau  Monde  :  on  dirait 


910  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

un  quartier  détaché  de  Badajoz  ou  de  Valladolid.  Les  races  elles-mêmes, 
aztèques,  quichuas  et  araucaniennes,  ont  été  hispanifiées  par  la  langue, 
les  mœurs,  la  manière  de  penser.  Un  territoire  immense,  double  de  l'Europe 
en  étendue,  et  destiné  à  nourrir  un  jour  des  habitants  par  centaines  de 
millions,  appartient  à  ces  peuples  d'idiome  castillan,  qui  font  équilibre 
aux  populations  de  langue  anglaise,  groupées  dans  l'Amérique  du  Nord. 
De  toutes  les  nations  d'Europe,  les  Espagnols  sont  les  seuls  qui  puissent 
avoir  actuellement  l'ambition  de  disputer  aux  Anglais  et  aux  Puisses  la 
prépondérance  future  dans  les  mouvements  ethniques  de  l'humanité. 
Quoi  qu'il  en  soit,  ils  ont  encore  en  réserve  une  part  considérable  de  travail 
dans  l'œuvre  commune,  grâce  à  leur  forte  originalité,  à  leur  caractère 
solide,  à  leur  noblesse  et  à  leur  droiture. 


X 


GOUVERNEMENT    ET    ADMINISTRATION. 

Depuis  la  Révolution  de  septembre  1868,  qui  renversa  le  gouvernement 
de  la  reine  Isabelle  II,  l'Espagne  a  passé  successivement  par  divers  régimes 
politiques;  elle  a  subi  la  dictature  du  général  Prim,  puis  du  régent  Serrano; 
ensuite  la  royauté  a  été  proclamée  et  les  Gortes,  en  quête  d'un  roi,  ont 
élu  pour  souverain  Amédée,  fils  du  roi  d'Italie.  Engagé  dans  une  voie 
sans  issue  légale,  incapable  de  lutter  contre  l'impopularité  qui  s'attachait  à 
sa  qualité  d'étranger,  Amédée  dut  abdiquer  et  laisser  l'Espagne  maîtresse  de 
ses  destinées.  Le  pays  se  constitua  en  république  fédérale,  changée  plus 
tard  en  république  unitaire  ;  puis  une  révolution  militaire  expulsa  les  Gor- 
tes du  lieu  de  leurs  séances  pour  installer  à  leur  place  le  dictateur  Serrano, 
qu'un  deuxième  pronunciamiento ,  expulsa  momentanément  de  l'Espagne 
pour  donner  le  trône  vacant  au  jeune  Alphonse  XII,  fils  d'Isabelle.  Ainsi  se 
trouvait  fermé  du  moins  en  apparence,  tout  le  cycle  des  révolutions  inau- 
gurées en  1868,  six  années  auparavant.  Piécemment  le  royaume  du  souve- 
rain madrilègne  était  limité  au  nord  par  un  autre  royaume,  dont  les  fron- 
tières oscillaient  suivant  les  vicissitudes  de  la  guerre,  et  qui  comprenait 
presque  toute  la  superficie  des  provinces  Basques,  une  moitié  de  la  Navarre, 
une  partie  de  l'Aragon  et  de  la  Catalogne.  Par  une  simple  ironie  du  sort, 
qu'explique  fort  bien  l'histoire  de  l'Espagne,  le  monarque  par  la  grâce  de 
Dieu,  «  responsable  seulement  devant  sa  conscience  »,  convoquait  les  délégués 
de  ses  peuples  et  jurait  d'observer  leurs  fors  et  libertés,  tandis  que  le  roi 


GOUVERNEMENT   DE   L'ESPAGNE.  1)11 

dit  constitutionnel  se  passa  pendant  plus  d'une  année  de  toute  constitution 
en  gouvernant  au  gré  de  ses  conseillers.  La  forme  actuelle  de  l'appareil 
gouvernemental  comprend  deux  Chambres.  D'après  la  constitution  de  1876, 
les  membres  de  la  Chambre  des  députés,  un  par  55,900  habitants,  sont  élus 
pour  cinq  ans  par  des  collèges  électoraux,  tandis  que  le  Sénat  est  en  grande 
partie  composé  de  membres  non  soumis  à  l'élection.  Un  certain  nombre, 
princes,  grands  d'Espagne,  hauts  fonctionnaires  et  gens  riches  justifiant 
d'une  rente  annuelle  de  60,000  francs,  sont  sénateurs  de  droit;  d'autres  sont 
nommés  à  vie  par  le  souverain;  enfin  150  sont  élus  par  les  corporations  et 
par  les  sujets  qui  paient  les  plus  forts  impôts.  Le  roi  nomme  le  président 
et  les  vice-présidents  du  Sénat.  Il  peut  dissoudre  simultanément  ou" séparé- 
ment la  Chambre  des  députés  et  la  moitié  élue  du  Sénat,  à  la  condition  de 
faire  procéder  à  de  nouvelles  élections  dans  un  délai  de  trois  mois.  Il  a  le 
droit  de  refuser  la  sanction  aux  lois  votées  par  le  Parlement.  Le  ministère 
se  compose  de  neuf  membres. 

Les  révolutions  gouvernementales  qui  se  sont  opérées  coup  sur  coup  en 
Espagne  n'ont  guère  été  pour  la  nation  qu'un  changement  de  décor,  car  le 
fonctionnement  des  «  bureaux  »  républicains  ou  monarchiques  s'est  à  peine 
modifié  pendant  la  période  de  crise  politique.  Malgré  les  fictions  du  budget, 
le  trésor  est  en  état  de  banqueroute  permanente  ;  si  la  dette  nationale 
devait  être  payée,  l'ensemble  des  recettes  annuelles  n'y  suffirait  point,  tandis 
que  le  budget  de  la  guerre  absorbe  actuellement  beaucoup  plus  de  fonds 
qu'il  n'en  faudrait  pour  acquitter  l'intérêt  annuel  de  la  dette.  Tandis  que 
le  service  de  ces  intérêts  aurait  exigé  en  1875  environ  255  millions  de  francs, 
qui  n'ont  point  été  payés,  les  dépenses  de  guerre  ont  dépassé  275  millions1. 
Les  impôts  n'ont  été  remaniés  que  dans  le  sens  d'une  aggravation;  la  con- 
scription si  abhorrée  des  Espagnols,  a  pris  plus  d'hommes  qu'elle  n'en 
prenait  jadis. 

La  division  politique  et  administrative  est  toujours  celle  qu'a  prononcée 
le  décret  de  1841.  L'Espagne  se  partage  en  49  provinces,  y  compris  les 
îles  africaines  des  Canaries.  Chacune  de  ces  provinces  est  administrée  par 
un  gouverneur  civil  et  se  divise  elle-même  en  districts,  de  6  à  7  en  moyenne 
par  province.  Les  communes  sont  administrées  par  des  alcades  ou  maires, 
que  nomment  et  assistent  des  conseils  municipaux,  ou  ayuntamientos,  com- 
posés de  4  à  28  membres,  suivant  l'importance  de  la  commune,  et  réélus 

1  État  du  trésor  espagnol  en  1877  : 

Receltes .  755,750,000  francs. 

Dette  totale,    par  approximation 15,250,000,000     » 

Intérêt  de  la  dette 264/100,000     » 


912  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

tous  les  deux  ans.  Dans  les  grandes  villes,  les  alcades  sont  assistés  par  des 
lieutenants  (alcades  tenientes).  L'administration  judiciaire  est  instituée  sur 
le  même  modèle  que  celle  de  la  France  :  la  hiérarchie  des  tribunaux  com- 
prend 9,400  justices  de  paix,  une  par  commune,  environ  500  tribunaux 
de  première  instance,  15  cours  d'appel,  une  cour  suprême  siégeant  à 
Madrid.  Mais  la  guerre  intestine 'et  le  régime  de  l'état  de  siège  auquel, 
officiellement  ou  non,  se  trouve  soumise  l'Espagne  entière,  donnent  aux 
divisions  militaires  une  importance  de  beaucoup  supérieure  à  celle  des 
circonscriptions  civiles  et  judiciaires.  La  partie  continentale  du  royaume 
se  partage  en  12  capitaineries  générales,  Nouvelle-Castille,  Catalogne, 
Aragon,  Andalousie,  Valence  et  Murcie,  Galice,  Grenade,  Yieille-Castille, 
Estramadure,  Bûrgos,  Navarre,  provinces  Vascongades.  Les  Baléares,  les 
Canaries,  Cuba,  Puerto-Rico  et  les  Philippines  forment  spécialement  cinq 
autres  capitaineries  générales.  Les  capitaineries  sont  subdivisées  en  com- 
mandements militaires. 

Tous  les  Espagnols  sont  tenus  de  servir  dans  l'armée,  à  l'exception  de 
ceux  qui  fournissent  un  remplaçant;  le  trésor,  presque  toujours  à  vide,  ne 
pouvait  négliger  le  rachat  du  service  pour  subvenir  à  ses  besoins  les  plus 
pressants.  La  levée  annuelle  varie  suivant  les  vicissitudes  politiques;  elle 
serait  légalement  de  50,000  hommes,  mais  elle  s'est  élevée  officiellement  jus- 
qu'à 80,000  individus;  les  décrets  ont  même  appelé  jusqu'à  100,000  hom- 
mes sous  les  drapeaux;  mais  le  nombre  des  réfractaires,  des  rachetés,  des 
malades  réduisaient  ce  chiffre  d'environ  moitié:  la  force  productive  du  pays 
en  hommes  valides  ne  permettrait  pas  de  dépasser  le  nombre  de  60,000  con- 
scrits par  an.  Le  temps  du  service  est  de  sept  années  dans  la  cavalerie  et 
l'artillerie,  et  dans  l'infanterie  de  huit  années,  dont  cinq  dans  les  régiments 
Je  ligne  et  trois  dans  la  milice  provinciale.  On  évalue  à  plus  de  200,000 
hommes  les  troupes  de  l'armée  péninsulaire;  80,000  soldats  servant  dans 
l'armée  active  et  120,000  environ  clans  l'armée  de  réserve.  Naguère  l'armée 
de  Cuba  se  composait  d'au  moins  60,000  hommes,  dont  la  guerre  et  les 
maladies  faisaient  périr  le  quart  chaque  année.  Les  garnisons  de  Puerlo- 
Ricoet  des  Philippines  s'élèvent  respectivement  de  5,000  à  10,000  soldats. 

Les  principales  forteresses  de  l'Espagne  continentale  sont  les  villes  de 
Saint-Sébastien,  Santona  (Santander),  sur  la  baie  de  Biscaye;  du  Ferrol, 
de  la  Corogne,  de  Yigo,  sur  les  rias  de  la  Galice;  de  Ciudad-Rodrigo  sur  la 
frontière  portugaise;  de  Càdiz  et  de  Tarifa  à  l'entrée  du  détroit;  de  Màlaga, 
Almeria,  Carthagène,  Alicante,  Barcelone  sur  la  Méditerranée;  de  Figueras, 
Pampelune  et  Saragosse  aux  débouchés  des  routes  pyrénéennes. 

La  marine  militaire  est  puissante  :  elle  se  compose  déplus  de  100  va- 


ADMINISTRATION  DE  L'ESPAGNE.  913 

peurs  portant  près  d'un  millier  de  canons  et  montés  par  5,200  matelots 
et  4,100  hommes  d'infanterie  de  marine.  En  1880,  les  navires  de  première 
classe  comprenaient  2  navires  Cuirassés  et  7  frégates  à  hélice;  10  autres 
bâtiments  non  cuirassés  faisaient  aussi  partie  des  escadres  actives;  mais  la 
Hotte,  comme  l'armée,  a  un  énorme  personnel  d'officiers  supérieurs,  tout 
un  état-major  inutile,  qui  ne  sert  qu'à  ruiner  la  nation.  On  compte  en 
Espagne  environ  2,500  officiers  de  marine,  titulaires  ou  dans  le  service 
actif,  1  pour  4  matelots.  Les  généraux  étaient  en  1877  au  nombre  de  454, 
sans  compter  ceux  qui  en  ont  simplement  le  titre. 

Les  nobles  n'ont  plus  aucun  privilège  officiel.  Ils  sont  probablement  plus 
nombreux  en  proportion  que  dans  toute  autre  contrée  de  l'Europe,  puisque 
des  populations  entières,  dans  les  provinces  Basques,  dans  les  Asturies,  se 
vantent  d'avoir  du  «  sang  bleu  »  dans  les  veines.  En  1787,  on  comptait 
dans  le  royaume  480,000  gentilshommes,  non  compris  les  femmes  et  les 
enfants,  en  sorte,  que  si  la  proportion  s'est  maintenue  depuis  cette  époque, 
trois  millions  d'Espagnols  pourraient  se  classer  parmi  les  hidalgos  ou 
«  fils  de  quelqu'un  ».  Les  grands  d'Espagne  que  la  coutume  autorise  à 
rester  couverts  devant  le  roi  sont  au  nombre  d'environ  1,500,  dont  200  de 
première  classe  ;  mais  tous  ne  doivent  point  leurs  titres  à  la  naissance.  Plu- 
sieurs roturiers  ont  profité  de  la  pénurie  du  trésor  ou  de  l'avidité  des  mi- 
nistres pour  se  faire  octroyer  la  faveur  convoitée.  L'ordre  de  la.  «  Toison 
d'Or  »,  fondée  par  Philippe  le  Bon,  est  une  des  distinctions  les  plus  enviées 
par  les  princes  et  les  diplomates  de  l'Europe. 

L'instruction  publique  est  encore  très-arrièrée  en  Espagne.  En  1846,  un 
cinquième  seulement  des  habitants  savaient  écrire  et  dans  certains  dis- 
tricts se  maintenait  encore  l'ancienne  opinion,  d'après  laquelle  une  femme 
instruite  était  tenue  pour  immorale;  en  1860,  les  sept  dixièmes  étaient 
toujours  complètement  illettrés,  mais  on  comptait  dans  les  écoles  1,252,000 
élèves,  tandis  qu'en  1871,  onze  années  après,  mais  pendant  une  époque  de 
guerre  civile,  les  établissements  d'instruction,  publics  et  privés,  n'avaient 
que  1,046,550  éièves.  L'éducation  secondaire,  donnée  dans  58  collèges  pu- 
blics, était,  pendant  la  même  année,  le  privilège  de  15,881  élèves  seule- 
ment, mais  récemment  le  nombre  des  élèves  s'est  rapidement  accru.  L'Etat 
contribue  à  l'instruction  publique  pour  une  très-faible  part  ;  les  dépenses 
d'éducation  sont  laissées  presque  entièrement  à  la  charge  des  communes  et 
des  familles.  Les  diverses  universités  avaient  en  1876  près  de  17,000 
étudiants,  dont  6,825  pour  la  médecine  et  6,409  pour  le  droit. 

La  religion  catholique,  apostolique  et  romaine,  est  la  religion  de  l'État, 
et  ses  prélats  jouissent  de  grands  privilèges;  mais  l'étendue  de  leurs  droits, 

:.  115 


914  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

relativement  au  pouvoir  royal,  est  encore  l'objet  de  discussions  ardentes. 
Dans  les  grandes  villes  les  cultes  non  catholiques  sont  plus  ou  moins  tolérés, 
grâce  à  l'intervention  des  puissances  étrangères  ;  mais  les  cérémonies  doi- 
vent rester  strictement  privées  et  toute  invitation  d'y  assister  faite  à  des 
tiers  est  illégale  :  d'après  un  article  de  la  constitution,  «la  nation  s'engage 
à  maintenir  le  culte  et  les  ministres  de  la  religion  catholique  romaine  ».  Le 
nombre  des  protestants  espagnols  était  évalué  en  1876  à  8,000.  La  surveil- 
lance des  écoles  appartient  exclusivement  à  l'Eglise,  et  la  censure  est  exer- 
cée par  les  ecclésiastiques  sur  les  pièces  de  théâtre.  Le  nombre  des  prêtres 
est  d'environ  40,000;  mais,  quoique  les  couvents  aient  été  rétablis  depuis 
la  restauration  de  la  monarchie,  les  ordres  monastiques  ne  sont  que 
très-faiblement  représentés.  L'Espagne  fut  jadis  le  pays  le  plus  peuplé  de 
moines  et  de  religieuses  en  proportion  de  ses  habitants  civils.  A  la  fin  du 
siècle  dernier,  le  monde  ecclésiastique  du  royaume  dépassait  250,000  in- 
dividus, dont  plus  de  71,000  moines  et  35,000  nonnes;  en  1787,  le 
nombre  des  inquisiteurs  chargés  de  veiller  à  la  pureté  de  la  foi  et  de  punir 
l'hérésie  était  de  2,705.  A  la  même  époque,  le  nombre  des  marchands 
n'était  que  de  54,000,  sept  fois  moindre  que  celui  des  gens  d'église. 
En  1835,  les  révolutions,  les  guerres,  les  transformations  sociales  avaient 
notablement  diminué  le  nombre  des  religieux,  mais  la  population  des 
couvents  était  encore  de  plus  de  50,000  personnes.  Une  première  mesure 
de  suppression  atteignit  alors  les  établissements  religieux  et  près  de 
mille  couvents  furent  l'objet  d'un  décret  de  fermeture.  Dans  les  années 
qui  suivirent,  d'autres  lois  plus  radicales  furent  votées  contre  le  mona- 
chisme  et  la  propriété  de  mainmorte,  et  dès  1869  il  n'y  avait  plus  un 
seul  moine  en  Espagne;  les  derniers  religieux,  ceux  de  la  Chartreuse  de 
Grenade,  avaient  dû  quitter  la  contrée.  Par  une  étrange  vicissitude  du  sort, 
ils  s'étaient  réfugiés  en  Belgique,  dans  ce  pays  que  les  Espagnols  avaient, 
trois  siècles  auparavant,  ramené  de  force  sous  le  gouvernement  des  prêtres. 

La  hiérarchie  administrative  de  l'Espagne  se  compose  de  9  archevêques 
et  de  43  évêques.  Les  9  archevêchés  sont  ceux  de  Tolède,  siège  primatial 
de  l'Espagne,  de  Bùrgos,  Grenade,  Santiago,  Saragosse,  Séville,  Tarragone, 
Valence,  Valladolid. 

Le  tableau  suivant  donne  d'après  les  recensements  approximatifs,  la 
population  des  diverses  provinces  de  l'Espagne,  groupées  en  régions 
naturelles  : 


POPULATION 
en  1877. 


Caslilles, 
Léon, 

Estrema- 
dure. 


Anda- 
lousie. 


DES 
PBOVl.NCES. 


POPULATION 

KILOMÉTRIQUE 


PARDIYIS. 
NATU- 
RELLES. 


Valence  et 
Murcie. 

Baléares. 


Catalogne 
et  Aragon 


Navarre 

Biscaye. 

et 
Losrono 


Santander 
Asturies 
et  Galice. 


f  Madrid 

Avila 

Badnjoz 

Bûrgos 

l'âceres 

fliudad  Real 

Guenca 
/Guadalajara 

.eon.    .    . 

iPalencia 

JSalamanque  (Salamanca 

Ségovie  (Segovia 

Soria.   .-'..„ 
1  Tolède  (Toledo) 

Valladclid 
IZamora 
/Almeria 

Câdiz 
iCordoue  (Côrdoba) 

IGrenade  (Granada,    . 

L    ,        V  >  87,867 

jHuelva [ 

/Jaen 

Mâlaga  .... 

Uévtlle  (Sevilla). 

/Albacete 

lAlicante 

Castellon  de  la  Plana 

Murcie  (Murcia) 

Valence  (Valencia)  . 

Baléares.  ..... 

Barcelone  (Barcelona) 

Gérone  (Gerona)  .    . 

Huesca 

.^/ida 

JTarragone  (Tarragona). 

f'feruel 

•Saragosse  (Zaragoza).  . 

fÂlava 

iGuipûzcoa 

logrofio }  :11 

'Navarre  (Navarra).  . 

\Biscave  (Vizcaya)  .    . 

La  Corogne  (Coruna) 

Lugo 

Orense  

._  .   ,  >  4o,426 

jOviedo  .    . 

'Pontcvedra 

,  Santander. 


1410,58' 
.«.  5S8,83Ï 


Espagne  entière 


|595,775 
180,457 
452,809 
552,461 
506,594 
260,641 
[257,497 

14,497,85l/201'288! 
550,210/ 

180,7851 

285,500 

149,961 

155,654 

554,744 

247,455] 

250,004' 

549,854\ 

450,158 

385,5821 

|477,719( 

4/3'282'M8)210,641 

l\  /422,972 

9  500,251 

0/  \505,291 

9\  [219,122 

5i  U08,154 

4)2,041, 878.283,961 

451,611' 

G79,050; 

289,0551289,0551 

855,506 

299,002 

|252,165 

9)2,744,437(285,297 

550,1051 

242,296 

400,266.' 

93,191V 

167,207J 

928,961^174,425) 

f504,184\ 

\l89,954J 

595,5851 

0,587, 

5( 

576,552 

451,946' 

255,299, 


21 


57 


40 


60 


35 


41 


58 


76 
24 
19 
22 
16 
15 
14 
16 
22 
22 
25 
21 
15 
25 
51 
25 
45 
60 
50 
57 
20 
51 
68 
56 
14 
80 
45 
40 
60 
60 

109 
52 
17 
25 
52 
17 
25 
31 
88 
55 
28 
86 
74 
41 
55 
54 

100 
45 


16,445,014 


91 G 


NOUVELLE  GEOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 


Les  colonies  espagnoles  se  distribuent  dans  toutes  les  parties  du  monde. 
Sans  compter  les  Canaries,  qui  sont  assimilées  aux  provinces  continentales, 
et  les  presidïos  ou  bagnes  de  la  côte  marocaine,  Cuba,  «  la  Perle  des 
Antilles,  »  et  sa  voisine  Puerto-Rico  sont  restées  au  pouvoir  du  gouverne- 
ment espagnol  ;  enfin,  en  d'autres  parages  de  l'Océan,  l'Espagne  possède  les 
îles  de  Fernando  Pô  et  d'Annobon,  près  des  côtes  de  Guinée,  et  les  Philip- 
pines, les  Carolines,  les  Palaos,  les  Maiïannes,  à  l'orient  du  continent 
d'Asie1. 


Superficie. 

Population. 

Pvjpul.  kibiv. 

1  Amérique.    .    . 

[  Cuba 

\  Puerto-Rico.    .    . 

118,833  kil. 
9,315 

car. 

1,414,500  (en  1867) 
061,500  (en  1877) 

hab. 

12  hab 

75     » 

/   Canaries    .... 

7,624 

» 

280,400  (en  1877) 

)> 

57     » 

1  Fernando-Pô.  .    . 

\ 

Afrique  .    .    .    , 

,   I  Annobon  .... 
/  Colonies  de  Guinée 

2,204 

» 

55,000  (       »      ) 

» 

16     » 

\  Ceula  et  Presidios. 

20? 

» 

10,000  (en  1877) 

» 

500?  » 

/  Philippines  .    .    . 

500,000 

» 

6,500,000  (en  1871) 

» 

21     » 

Asie  et  Océanie. 

.'  Carolines  et  Palaos 
(  Mariannes.    .    .    . 

Total 

1,450 

» 

28,800  (       »      ) 

» 

20     » 

1,140 

car. 

8,200  (en  1876) 

» 

7     » 

440.586  kil. 

8,758,400  habitants. 

20  hab 

CHAPITRE  XI 


LE  PORTUGAL 


VUE    D   ENSEMBLE. 


Le  Portugal  est  l'un  des  plus  petits  États  souverains  de  l'Europe,  quoique, 
pendant  une  courte  période  de  l'histoire,  il  en  ait  été  le  plus  puissant.  Il 
occupe  une  superficie  inférieure  à  celle  de  maint  gouvernement  de  la  Russie 
d'Europe,  et  même  dans  cette  faible  étendue  il  est  assez  maigrement  peu- 
plé, si  ce  n'est  dans  la  partie  septentrionale,  qui  est  l'une  des  contrées  du 
continent  où  les  habitants  sont  le  plus  rapprochés  les  uns  des  autres  l. 

Il  semblerait  d'abord  que,  par  un  résultat  naturel  des  attractions  géo- 
graphiques, le  Portugal  dût  faire  partie  intégrante  d'un  Etat  ibérique 
comprenant  toutes  les  provinces  transpyrénéennes  ;  pourtant  ce  n'est  point 
un  effet  du  hasard  ni  la  conséquence  d'événements  purement  historiques, 
si  le  Portugal  a  presque  toujours  eu  une  existence  nationale  indépendante 
de  l'Espagne.  Il  faut  remarquer  en  premier  lieu  que  la  partie  du  rivage 
devenue  portugaise  est  à  peu  près  rectiligne  ;  elle  se  distingue  par  l'extrême 
uniformité  de  ses  plages,  et  contraste  absolument  avec  les  côtes  espagnoles. 
Les  mêmes  conditions  de  vents,  de  courants,  de  climat,  de  faune  et  de 
végétation  se  retrouvent  sur  tout  le  développement  du  littoral  lusitanien, 
et  par  suite  les  habitants  ont  dû  s'accoutumer  au  même  genre  de  vie, 
nourrir  les  mêmes  idées,  et  tendre  naturellement  à  se  grouper  en  un  même 
corps  politique.  C'est  par  le  littoral  et  de  proche  en  proche  que  le  Portugal 
s'est  constitué  en  Etat  indépendant;  le  royaume  s'est  formé  successivement 

Superficie  du  Portugal,  sans  les  îles.  Population  en  1878.  Population  kilométrique. 

1       89,6"25  kiloiivjtres carrés.  4,548,550  habitants.  50  habitants. 


918 


NOUVELLE   GEOGRAPHIE  UNIVERSELLE, 


d'une  vallée  fluviale  à  l'autre  vallée  fluviale ,  du  Douro  au  Minho  et  au 
Tage,  du  Tage  au  Guadiana,  «  d'échelon  en  échelon,  »  suivant  l'expres- 
sion du  géographe  Kohi,  puis,  après  avoir  été  momentanément  détrait, 
c'est  de  la  même  manière  qu'il  s'est  reconstitué. 

La  zone  de  largeur  uniforme  qui  s'est  détachée  du  corps  de  la  péninsule 
Ibérique  pour  suivre  la  destinée  des  campagnes  du  littoral,  était  également 


N°     164.    PLUIES    DE   LA    PÉMKSULE. 


WGièraltnr 
JDêtPoiz^'jle    Gibraltar 

Tazw. 


0"  !  Gr. 


Xcnss recevant  auy d&rsou*r    de>  ôoo  /nûlzsnetrej'    d&  nliiie. 

..  ,,  de  ■jio  à  jooom~"1' 

Zon&r  recevant  aiiy- dessins  de  iooo"um' 
Echelle  de  î  :  io.3oo.ooo 


o  ïb  co     too  ?oo  3oo  tioo  121. 


limitée  d'avance  par  les  conditions  du  sol  et  du  climat.  Dans  son  ensem- 
ble, la  zone  portugaise  est  formée  par  la  déclivité  des  plateaux  de  l'Espagne, 
s'abaissant  de  terrasse  en  terrasse  et  de  chaînons  en  chaînons  vers  la  côte 
océanique.  La  limite  naturelle  des  grandes  pluies  que  les  vents  d'ouest 
apportent  sur  les  collines  et  les  monts  du  Portugal,  coïncide  précisément 
avec  la  frontière  des  deux  pays  :  d'un  côté,  l'atmosphère  humide,  les 
averses  fréquentes,  la  riche  végétation  forestière;  de  l'autre,  un  ciel  aride 


ESPAGNE  ET  PORTUGAL.  919 

sur  une  terre  desséchée,  des  roches  nues,  des  plaines  sans  arbres.  L'abon- 
dance des  pluies  sur  le  versant  portugais  accroît  aussi  brusquement  l'im- 
portance des  cours  d'eau  qui  descendent  des  plateaux  de  l'intérieur  :  en 
Espagne,  c'étaient  de  faibles  rivières  au  cours  obstrué  de  pierres;  en  Por- 
tugal, ce  sont  des  fleuves  abondants  ou  même  navigables.  En  outre,  les 
bornes  naturelles,  posées  par  les  défilés  et  les  rapides  à  la  navigation  du 
Minho,  du  Douro,  du  Tage,  du  Guadiana,  se  trouvent  clans  le  voisinage 
de  la  frontière  politique.  Toutes  ces  raisons  expliquent  suffisamment  pour- 
quoi le  Portugal,  en  se  séparant  de  l'Espagne,  a  pris  cette  forme  d'un 
quadrilatère  régulier.  De  même  que  dans  un  précipité  chimique  un  cristal 
prend  une  existence  distincte  et  se  limite  par  des  arêtes  précises,  de  même 
le  Portugal  s'est  détaché  du  reste  de  la  Péninsule,  en  se  donnant  des 
frontières  presque  rectilignes.  Le  port  si  bien  situé  de  Lisbonne  a  été, 
pour  ainsi  dire,  le  noyau  qui  a  servi  de  centre  à  ce  cristal.  Là  se  déve- 
loppait une  force  propre  indépendante  de  celle  qui  faisait  graviter  vers 
Tolède  ou  Madrid  le  reste  de  la  Péninsule.  La  partie  vivante,  active,  du 
grand  corps  ibérique  s'est  élancée  hors  de  la  lourde  masse  de  l'Espagne, 
trop  lente  à  la  suivre  dans  son  mouvement. 

Comme  il  arrive  d'ordinaire  entre  populations  limitrophes  obéissant  à 
des  lois  différentes,  et  souvent  armées  les  unes  contre  les  autres  par  le 
caprice  de  leurs  souverains,  la  plupart  des  Portugais  et  des  Espagnols  se 
haïssent  mutuellement  et  s'abordent  par  leurs  mauvais  côtés.  On  peut  juger 
de  l'aversion  qui  naguère  encore  séparait  les  deux  peuples,  par  cette  en- 
seigne que  l'on  rencontrait,  au  dire  des  voyageurs,  sur  un  grand  nombre 
d'auberges  portugaises  :  «  Au  meurtrier  des  Castillans.  »  Ailleurs,  la  pre- 
mière maison  lusitanienne  que  l'on  rencontre  en  traversant  la  frontière  est 
décorée  d'une  statuette  faisant  un  geste  de  mépris  à  l'adresse  des  Espagnols. 
Des  chants,  des  légendes,  des  proverbes,  et  l'histoire  elle-même,  témoignent 
de  l'énergie  des  passions  soulevées  entre  les  populations  voisines.  Dans 
cet  absurde  conflit  de  ressentiments,  le  Portugais,  plus  faible,  et,  par  cette 
raison  même,  animé  d'un  patriotisme  plus  ardent,  apporte  plus  de  rage; 
l'Espagnol,  plus  fort,  témoigne  plus  de  mépris.  Porlugaeses  pocos  y  locos! 
—  «  Petit  peuple,  peuple  de  fous!  »  dit  le  proverbe  castillan.  Lorsque 
l'union  ibérique,  désirée  de  nos  jours  par  un  bien  petit  nombre  d'hommes, 
deviendra  nécessaire  par  suite  du  mélange  des  intérêts  économiques,  lorsque 
le  commerce  et  l'industrie  triompheront  des  frontières,  ce  n'est  point  sans 
luttes  ni  récriminations  de  haine  que  s'accomplira  ce  travail  d'assimila- 
tion politique. 

D'après  le  témoignage  des  auteurs  anciens,  les  éléments  ethniques  origi- 


920  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

naires  dont  se  compose  la  population  portugaise  sont  à  peu  près  les  mêmes 
que  ceux  des  provinces  espagnoles  limitrophes;  quelques  mégalithes  y 
témoignent  aussi  de  l'existence  de  populations  parentes  de  celles  de  la 
Bretagne.  La  partie  de  la  péninsule  qui  est  devenue  le  Portugal  et  à  laquelle 
on  donne  souvent  le  nom  de  Lusitanie,  quoique  les  anciens  Lusones  dont 
parle  Strabon  habitassent  vers  les  sources  du  Tage,  était  peuplée  de  tribus 
celtiques  et  ibériennes  qui  luttèrent  longtemps  avec  succès  contre  les 
armes  de  Rome.  Mais  ces  tribus  qui,  sur  les  côtes,  avaient  dû  se  modifier 
sous  l'action  des  colons  grecs,  phéniciens,  carthaginois,  eurent  à  subir 
une  influence  bien  plus  énergique  encore  lorsque  les  Romains  eurent 
imposé  leur  langue,  leur  administration,  leurs  formes  de  gouvernement  et 
de  justice.  Ce  sont  les  Latins  dont  l'impression  a  été  le  plus  durable 
surtout  dans  les  contrées  du  Nord,  et  comparés  à  ces  conquérants,  les 
Barbares  du  Nord,  Suèves  et  Visigoths,  n'ont  laissé  que  peu  de  traces,  si  ce 
n'est  peut-être  dans  les  provinces  du  nord,  où  les  Suèves,  unis  aux  Van- 
dales, maintinrent  leur  puissance  jusqu'à  la  fin  du  sixième  siècle.  Les 
mahométans  d'origines  diverses,  qui  s'emparèrent  du  pays  à  leur  tour,  ont 
aussi  contribué  puissamment,  à  changer  le  sang  et  les  mœurs  des  habi- 
tants. Dans  l'Algarve  notamment,  où  la  domination  des  musulmans  se 
prolongea  jusqu'au  milieu  du  treizième  siècle,  la  population  est  à  demi 
mauresque.  Les  nombreuses  forteresses  que  l'on  voit  sur  les  sommets,  les 
vieux  murs  de  défense,  rappellent,  aussi  bien  que  les  légendes  racontées 
par  les  paysans,  avec  quel  acharnement  se  sont  livrées  les  luttes  de  race, 
avant  que  se  soit  faite  l'unité  de  gouvernement  et  de  religion. 

De  même  que  les  rois  d'Espagne,  les  souverains  du  Portugal,  conseillés 
par  le  tribunal  de  l'Inquisition,  ont  expulsé  de  la  contrée  tous  leurs  sujets 
convaincus  ou  soupçonnés  de  n'être  point  fervents  catholiques.  Contre  les 
Maures,  les  mesures  de  bannissement  furent  sans  pitié  ;  mais  il  y  eut  des 
périodes  de  répit  dans  la  persécution  des  Israélites.  Des  milliers  de  Juif? 
espagnols,  bravant  l'esclavage  et  la  mort,  se  domicilièrent  en  Portugal, 
près  de  la  frontière  d'Espagne,  et,  grâce  à  une  conversion  apparente,  fon- 
dèrent sur  la  terre  d'exil  d'importantes  communautés.  Il  reste  encore 
maintes  traces  de  l'ancienne  population  israélite,  surtout,  dit-on,  dans 
les  environs  de  Bragance  et  dans  tout  le  Tras  os  Montes,  quoique  tous 
les  Juifs  avoués,  race  énergique  et  intelligente  s'il  en  fût,  soient  allés  porter 
leur  industrie ,  leur  esprit  d'initiative ,  leurs  connaissances,  en  diverses 
contrées  de  l'Europe  et  de  l'Orient.  On  sait  Faction  que  les  Juifs  portugais 
ont  exercée  et  qu'ils  exercent  encore  en  Hollande,  en  France,  dans  la  Grande- 
Bretagne.  A  l'époque  de  l'exil,  ils  étaient  les  auteurs,   les  médecins,  les 


PORTUGAIS.  921 

légistes,  aussi  bien  que  les  grands  spéculateurs  du  Portugal;  ils  avaient 
fondé  à  Lisbonne  une  académie,  d'où  sortaient  les  hommes  les  plus  instruits 
du  royaume;  le  premier  livre  imprimé  en  Portugal  l'a  été  par  un  juif. 
Spinoza,  ce  penseur  si  noble  et  si  puissant,  était  issu  de  juifs  portugais. 

Les  Portugais  ne  sont  pas  seulement  mélangés  d'éléments  arabes,  ber- 
'  bers,  israélites  ;  ils  présentent  aussi  quelques  traces  de  croisements  avec 
-  les  nègres,  surtout  dans  les  Algarves  et  dans  les  grandes  villes.  Avant  que  les 
noirs  de  Guinée  fussent  exportés  en  multitudes  dans  les  plantations  d'Amé- 
rique, la  traite  n'en  était  pas  moins  fort  active;  mais  c'est  dans  les  ports 
méridionaux  de  l'Espagne  et  du  Portugal  qu'étaient  vendus  les  esclaves 
africains.  L'historien  portugais  Damianus  a  Goes  évalue  le  nombre  des 
nègres  importés  à  Lisbonne  pendant  le  seizième  siècle  à  dix  ou  douze  mille 
par  an,  sans  compter  les  Maures.  Dans  chaque  maison  bourgeoise  de  Lisbonne 
les  serviteurs  étaient  des  nègres  et  des  négresses.  A  la  fin  du  siècle  dernier, 
les  personnes  de  couleur  formaient  encore  la  cinquième  partie  de  la  popu- 
lation de  Lisbonne,  et  quand  elles  se  rendaient  en  procession  à  l'église  de 
leur  patronne,  Notre-Dame  d'Ataraya,  bâtie  sur  une  colline  de  la  rive 
opposée  du  Tage,  on  aurait  pu  croire,  en  présence  de  ces  multitudes  de 
noirs,  qu'on  se  trouvait  dans  un  pays  d'Afrique.  Les  croisements  ont 
fait  entrer  dans  la  masse  du  peuple  un  peu  de  ces  éléments  ethniques 
provenant  des  populations  les  plus  diverses  de  l'Afrique  tropicale,  et  les 
Portugais  ont  pris  ainsi  dans  leurs  traits  et  leur  constitution  physique  un 
caractère  plus  méridional  que  ne  le  comportait  leur  origine  première  : 
Les  immigrants  portugais  qui  s'exposent  au  climat  du  Brésil,  des  Indes,  de 
l'Afrique  australe,  courent  moins  de  dangers  que  presque  tous  les  autres 
colons  de  l'Europe  dans  ces  contrées  redoutables  pour  le  blanc.  Il  faut  dire 
cependant  que  si  la  plupart  des  Portugais  réussissent  et  prospèrent  au 
Brésil,  la  majorité  de  ces  immigrants  lusitaniens  sont  originaires  des  pro- 
vinces montueuses  du  nord.  La  sobriété  des  colons  portugais  semble  être 
la  principale  raison  de  leur  facilité  relative  d'acclimatement. 

Actuellement  les  étrangers  qui  se  mêlent  en  plus  grand  nombre  à  la 
population  portugaise  sont  les  Galiciens,  qui  se  rendent  à  Lisbonne  et  dans 
les  autres  villes  du  Portugal  pour  y  exercer  les  métiers  de  boulanger,  de 
portefaix,  de  concierge,  de  majordome,  de  domestique.  De  tous  les  Es- 
pagnols, ce  sont  ceux  qui  ressemblent  le  plus  aux  Portugais  par  l'origine, 
mais  en  dépit  de  l'affinité  de  race,  ils  se  mêlent  peu  aux  autres  habi- 
tants ,  d'autant  moins  qu'on  les  tourne  en  ridicule,  à  cause  de  leur 
grossier  langage  et  de  leur  rusticité  ;  mais  leurs  colonies  s'accroissent  in- 
cessamment et  leur  action  sur  la  population  environnante  augmente 
i.  H6 


922  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

en  proportion;  d'ailleurs,  l'aisance  qu'ils  finissent  presque  tous  par  ac- 
quérir, grâce  à  leur  sobriété  et  à  leur  esprit  d'économie,  fait  oublier 
facilement  leur  origine.  Le  mélange  de  tous  ces  éléments  divers  n'a  point 
produit  une  belle  race.  Il  est  rare  que  les  Portugais  puissent  se  comparer  à 
leurs  voisins  les  Espagnols  pour  la  noblesse  et  la  régularité  du  visage.  Si 
l'on  ne  voit  parmi  eux  que  très-peu  d'estropiés  et  d'infirmes,  on  ne  trouve 
non  plus  que  peu  d'hommes  de  belle  taille  ;  trapus,  carrés,  ils  ont  une 
grande  disposition  à  prendre  de  l'embonpoint  :  en  certains  districts,  un 
reste  de  lèpre  s'est  maintenu.  La  plupart  des  femmes  sont  petites  et  gras- 
ses; elles  n'ont  point  les  traits  fiers  des  Espagnoles,  mais  elles  se  distin- 
guent par  la  beauté  du  teint,  l'éclat  des  yeux,  l'abondance  de  la  chevelure, 
la  petitesse  et  l'élégance  du  pied,  la  vivacité  de  la  physionomie,  l'ama- 
bilité des  manières. 

Les  voyageurs  se  louent  beaucoup  des  bonnes  façons,  de  l'obligeance, 
de  la  bonté  naturelle  des  campagnards  du  Portugal,  non  encore  gâtés  par 
les  habitudes  du  commerce  :  quoique  ayant  à  l'étranger  une  réputation  de 
barbarie,  due  sans  doute  au  souvenir  de  leurs  crimes  de  conquête  dans 
l'Inde  et  le  Nouveau  Monde,  la  plupart  des  Portugais  ont  une  tendresse 
compatissante  pour  ceux  qui  souffrent.  Ils  aiment  le  jeu,  mais  ils  ne  se 
disputent  point;  ils  ont  la  passion  des  courses  de  taureaux,  mais  ils  ont 
soin  de  garnir  de  liège  les  pointes  des  cornes,  et  l'animal  est  épargné 
pour  de  nouveaux  simulacres  de  luttes.  Différents  à  cet  égard  de  leurs  voi- 
sins les  Espagnols,  ils  traitent  bien  les  animaux  domestiques  et  se  distin- 
guent môme  par  un  talent  spécial  pour  apprivoiser  les  bètes  sauvages  ;  sur 
les  bords  du  Guadiana,  ils  élèvent  la  fouine,  dont  ils  se  servent  comme  d'un 
chat  contre  les  rats  et  les  serpents,  Dans  leurs  rapports  mutuels,  les  habi- 
tants du  pays  sont  doux,  prévenants,  polis  :  dire  d'un  Portugais  qu'il  est 
«  mal  élevé  »,  est  l'offenser  de  la  manière  la  plus  sensible.  On  s'étonne 
aussi  de  l'élégance,  seulement  trop  cérémonieuse,  de  leurs  discours.  Se 
distinguant  à  leur  avantage  des  Galiciens,  qui  parlent  un  patois  difficile 
à  comprendre,  les  paysans  portugais  ont  en  général  une  grande  pureté 
de  langage  ;  ils  s'expriment  avec  une  facilité  et  un  choix  de  paroles  des 
plus  remarquables  chez  un  peuple  si  pauvre  en  instruction.  On  n'entend 
aucun  jurement,  aucune  expression  indécente,  sortir  de  leur  bouche  : 
quoique  grands  parleurs,  bavards  même,  ils  s'observent  avec  soin  dans  leur 
conversation.  Aussi  le  Portugal  a-t-il  fourni  de  grands  orateurs,  et  l'un  de 
ses  poètes,  Camôes,  est  parmi  les  plus  illustres  que  le  monde  ait  vus  naître. 
Mais  on  se  demande  si  le  pays  peut  donner  le  jour  à  des  artistes  proprement 
dits,  car,  à  l'exception  du  mythique  Gran  Vasco,  dont  on  ignore  même  la 


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TYPES     PORTUGAIS.    —    PAYSAN    d'oVARJ    —    FEMME    DE    LEÇAJ     —    PAYSANNE     D   AFIFFE 

Dessin  de  D.  Maillart,  d'après  des  photographies  de  Ferreira. 


MŒURS  ET  LANGUE  DES  PORTUGAIS.  925 

nationalité,  elle  n'a  eu  ni  peintres,  ni  sculpteurs,  ni  architectes.  Camôes 
l'avouait  lui-même  :  «  Notre  nation,  disait-il,  est  la  première  par  toutes 
les  grandes  qualités.  Nos  hommes  sont  plus  héroïques  que  les  autres 
hommes  ;  nos  femmes  sont  plus  belles  que  les  autres  femmes  ;  nous  excel- 
lons dans  tous  les  arts  de  la  paix  et  de  la  guerre,  excepté  dans  l'art  de  la 
peinture.  » 

La  langue  des  Portugais  ressemble  fort  à  celle  des  Castillans  par  les  radi- 
caux et  la  construction  générale,  mais  elle  est  moins  ample  et  moins  sonore. 
Les  mots  sont  très-souvent  «  éviscérés  »  par  la  suppression  des  consonnes 
/,  j,  n  entre  deux  voyelles  ;  en  outre,  ils  s'émoussent  à  l'extrémité,  se 
terminent  fréquemment  par  des  nasales  et  se  compliquent  de  sifflantes 
auxquelles  les  étrangers  ont  quelque  peine  à  s'accoutumer;  mais  l'idiome 
n'a  pas  les  gutturales  de  l'espagnol.  Des  historiens  ont  émis  l'opinion  que 
l'influence  de  la  langue  française  a  contribué  pour  une  forte  part  à  la  for- 
mation du  portugais.  D'après  eux,  le  prince  de  la  maison  de  Bourgogne 
qui  reçut,  le  Portugal  à  titre  de  fief  à  la  fin  du  douzième  siècle,  et  les  che- 
valiers français  qui  l'aidèrent  à  guerroyer  contre  les  Maures,  auraient  eu 
assez  de  prise  sur  la  nation  pour  leur  imposer  leur  accent  étranger  et  leur 
mode  de  langage.  Aucune  hypothèse  n'est  plus  improbable,  d'autant  plus 
que  le  district  de  Porto,  où  résidaient  les  seigneurs  français,  est  précisément 
celui  où  la  prononciation  du  portugais  a  le  plus  de  rapport  avec  celle  de 
l'espagnol.  C'est  dans  l'évolution  spontanée  du  peuple  lui-même  qu'il  faut 
chercher  la  raison  de  sa  langue.  Les  mots  arabes,  qui  s'appliquent  seule- 
ment aux  objets  introduits  par  les  Maures  dans  la  contrée  et  aux  faits  en- 
seignés par  eux,  sont  moins  nombreux  dans  le  portugais  que  dans  le  cas- 
tillan; mais  les  Portugais,  comme  les  Espagnols,  continuent,  sans  s'en 
douter,  de  jurer  par  le  dieu  des  musulmans  :  Oxalà  (Ojalà)  «  Plaise  à 
Allah  !  »  disent-ils  fréquemment.  Les  dialectes  brésiliens  ont  fourni  aux 
conquérants  des  centaines  de  mots  qui  ont  aussi  pénétré  dans  l'idiome 
portugais  d'Europe. 

Bien  peu  nombreux  en  comparaison  des  centaines  de  millions  d'hommes 
qui  peuplent  l'Europe,  les  Portugais  ne  pèsent  actuellement  que  d'un  faible 
poids  dan§  les  destinées  du  monde.  Pendant  un  moment  de  l'histoire,  ils 
ont  été  les  premiers  par  le  commerce  ;  leur  génie  devança  celui  de  tous  les 
autres  peuples.  Il  est  vrai,  les  Espagnols  ont  partagé  avec  les  Portugais  la 
gloire  des  grandes  découvertes  du  quinzième  siècle  ;  mais  ce  sont  les  Portu- 
gais qui,  après  les  Vénitiens  et  les  Génois,  ont  rendu  ces  découvertes  pos- 
sibles, en  émancipant  les  premiers  la  navigation,  en  cessant  de  longer  les 
côtes  pour  se  risquer  dans  la  haute  mer,  loin  de  tout  rivage;  c'est  aussi  un 


926  NOUVELLE  GEOGRAPHIE    UNIVERSELLE. 

Portugais,  Magalhaes,  qui  entreprit  le  premier  voyage  de  circumnaviga- 
tion, terminé  seulement  après  sa  mort.  Pareille  prééminence  ne  se 
retrouvera  plus.  Les  forces  s'équilibrent  entre  les  peuples;  une  tendance 
à  l'égalité  de  valeur  géographique  se  produit  dans  les  diverses  contrées 
par  suite  de  la  facilité  croissante  des  moyens  d'échange  et  de  communica- 
tion. Le  Portugal  ne  saurait  donc  espérer  de  reprendre  le  rôle  qu'il  eut 
jadis  parmi  les  nations  ;  mais  ses  ressources  bien  utilisées  et  les  grands 
avantages  de  sa  position  à  l'extrémité  du  continent  suffisent  pour  lui  assurer 
dans  l'avenir  un  rang  des  plus  honorables. 


II 


PORTUGAL  DU  NORD.  VALLEES  DU  MINHO,  DU  DOURO,  DU  MONDEGO. 

Les  montagnes  du  Portugal  se  rattachent  au  système  orographique  du 
reste  de  la  Péninsule,  mais  non  pour  former  de  simples  contre-forts 
s'abaissant  graduellement  vers  la  mer  ;  elles  se  redressent  en  massifs 
distincts,  à  formes  originales,  à  contours  imprévus.  L'individualité  du 
Portugal  se  manifeste  dans  son  relief  comme  dans  l'histoire  de  ses  popu- 
lations. 

Pris  dans  leur  ensemble,  les  groupes  montagneux  qui  s'élèvent  à  l'angle 
nord-oriental  du  Portugal,  au  sud  de  la  vallée  du  Minho,  peuvent  être  con- 
sidérés comme  la  digue  extérieure  de  l'ancien  lac  qui  recouvrait  autrefois 
toutes  les  hautes  plaines  de  la  Vieille-Castille.  Des  Pyrénées  à  la  sierra  de 
Gâta,  la  barrière  était  continue  et  sa  rupture  en  chaînons  séparés  est  un  fait 
relativement  moderne,  dû  au  travail  érosif  des  eaux  torrentielles.  Le  princi- 
pal percement,  celui  du  Douro,  n'a  pu  se  faire  pourtant  sans  triompher  d'é- 
normes obstacles.  En  aval  de  sa  jonction  avec  l'Esla,  le  fleuve  rencontre  le 
mur  des  plateaux  portugais  et  doit  en  longer  la  base  sur  une  centaine  de 
kilomètres,  avant  de  trouver  le  point  faible  par  lequel  il  peut  s'échapper  vers 
l'Atlantique. 

Le  massif  le  plus  septentrional  du  Portugal,  entre  le  cours  du  Minho  et 
celui  de  la  Lima,  est  bien  choisi  comme  borne  politique  des  deux  nations, 
car  par  ses  brusques  escarpements  et  ses  rochers,  qui  s'élèvent  au-dessus  de 
la  zone  forestière,  le  monte  Gaviarra,  ou  YOuteiro  Maior,  «  la  Grande  Col- 
line, »  domine  aussi  bien  la  sierra  Penagache,  projetée  à  l'est,  du  côté  de 
l'Espagne,  que  les  hauteurs  portugaises,  terminées  à  l'ouest  par  les  coteaux 
de  Santa  Luzia.  Immédiatement  au  sud  du  défilé  où  s'engage  la  Lima  pour 


MONTAGNES  DE  LA  LUSITANIE  DU  NORD.  927 

sortir  d'Espagne,  se  dresse  un  autre  massif  escarpé  de  montagnes,  dont  l'a- 
rête, orientée  du  sud-ouest  au  nord-est,  sert  de  frontière  entre  les  deux 
États  :  c'est  la  serra  de  Gérez,  région  de  montagnes  tellement  bizarre  et 
tourmentée,  qu'on  ne  lui  trouve  guère  d'analogue  dans  la  Péninsule  que  la 
fameuse  serrania  de  Ronda.  Quoique  moins  haute  que  le  Gaviarra,  il  faut  y 
voir  néanmoins  la  continuation  de  la  branche  principale  des  Pyrénées  can- 
tabres;  la  roche  granitique  dont  elle  est  composée,  et  l'alignement  des  divers 
groupes  de  sommets  que  l'on  voit  se  succéder  au  nord-est,  à  travers  les  pro- 
vinces espagnoles  d'Orense  et  de  Lugo,  jusqu'au  pic  de  Miravalles,  témoi- 
gnent qu'elle  se  trouve  bien  sur  le  prolongement  de  la  grande  chaîne  pyré- 
néenne; tous  les  autres  groupes  de  montagnes  qui,  sous  divers  noms,  se 
ramifient  et  s'entremêlent  en  labyrinthe  dans  la  province  de  «  Par-delà  les 
monts  »,  Tras  los  Montes,  ne  sont  que  des  hauteurs  d'ordre  secondaire  par 
rapport  à  la  serra  de  Gérez.  Elles  paraissent  d'ailleurs  moins  élevées  qu'elles 
ne  le  sont  en  réalité,  car  elles  reposent  sur  un  plateau  de  700  à  800  mètres 
d'altitude  moyenne  :  en  maints  endroits,  on  dirait  de  simples  rangées  de 
collines. 

Les  grandes  montagnes  de  la  frontière,  Gaviarra,  Gérez,  Larôuco,  ressem- 
blent aux  monts  de  la  Galice  par  le  contraste  de  flores  distinctes,  qui  sem- 
blerait ne  pas  devoir  se  rencontrer  dans  la  même  zone.  Sur  leurs  pentes,  le 
botaniste  trouve  un  mélange  singulier  des  végétaux  de  la  France  et  même 
de  l'Allemagne  avec  ceux  des  Pyrénées,  de  la  Biscaye  et  des  plaines  du  Por- 
tugal. Quant  aux  cimes  plus  méridionales,  notamment  celles  de  la  serra  de 
Marâo,  qui  s'avancent  en  forme  de  promontoire,  entre  le  cours  du  Douro  et 
celui  de  son  grand  affluent  le  Tamega,  et  qui  protègent  Porto  et  son  dis- 
trict des  vents  du  nord-ouest,  trop  froids  en  hiver,  trop  chauds  en  été,  c'est 
à  peine  si  l'on  peut  y  étudier  la  flore  arborescente,  car  les  roches  ont  été 
presque  partout  dépouillées  de  leur  verdure.  De  même,  les  plateaux  schis- 
teux qui  se  prolongent  à  l'est  en  dominant  la  vallée  du  haut  Douro,  ont 
perdu  leur  parure  naturelle  de  forêts  :  on  n'y  voit  plus  entre  les  ceps  et  les 
pampres  des  vignes  que  les  débris  noirâtres  de  la  pierre  délitée.  L'ancienne 
faune  des  animaux  sauvages  a  disparu  en  partie  de  ces  contrées,  comme  l'an- 
cienne flore  ;  mais  les  loups  sont  encore  nombreux  et  les  bergers  les  redou- 
tent fort.  La  chèvre  des  montagnes  [capta  segagrus,  hispanica)  se  rencon- 
trait par  troupeaux  dans  la  serra  de  Gérez  à  la  fin  du  siècle  dernier;  des 
voyageurs  modernes  disent  qu'elle  existe  encore.  C'est  probablement  à  la 
présence  de  ces  chèvres  sauvages  que  les  montagnes  d'où  s'écoulent  les 
eaux  de  l'Ave,  au  nord-est  de  Braga  et  de  Guimaràes,  ont  dû  leur  nom  de 
serra  Cabreira. 


928  NOUVELLE  GEOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

Si  la  serra  de  Gérez  peut  être  considérée  comme  l'extrémité  du  système  pyré- 
néen, la  superbe  serra  da  Estrella,  qui  s'élève  entre  le  Douro  et  le  Tage,  est  bien 
le  prolongement  occidental  de  la  série  de  chaînes  qui  forme  l'arête  médiane 
de  la  Péninsule,  entre  les  deux  plateaux  des  Castilles.  Mais  comme  les  sier- 
ras de  Guadarrama,  de  Gredos,  de  Gâta,  les  «  monts  de  l'Étoile  »  ont  une 
individualité  distincte  et  ne  se  rattachent  au  reste  du  système  que  par  un 
seuil  montueux  et  bizarrement  raviné.  En  pénétrant  en  Portugal,  la  sierra 
de  Gâta,  qui  s'étale  en  une  sorte  de  plateau,  prend  en  conséquence  le  nom 
de  las  Mesas  (Tables),  et  va  se  relever  en  chaînes  indistinctes,  la  serra  Gar- 
dunha,  la  serra  do  Moradel,  entre  le  Zezere  et  le  Tage.  La  grande  rangée  gra- 
nitique de  l'Estrella,  plus  isolée  et  plus  majestueuse  que  tous  ces  massifs 
secondaires,  s'élève  en  pente  douce  au-dessus  de  la  région  accidentée  où  le 
Mondego  et  divers  affluents  du  Tage  et  du  Douro  prennent  leurs  sources. 
De  ce  côté,  l'accès  de  la  montagne  est  facile  :  c'est  la  serra  mansa,  la 
«  montagne  douce  »  ;  du  côté  du  sud,  au  contraire,  au-dessus  de  la  vallée  du 
Zezere,  les  escarpements  sont  abrupts,  malaisés  à  gravir  :  c'est  la  serra 
brava,  la  «  montagne  sauvage  ».  Des  lacs  charmants,  disposés  en  vasques 
étagées  comme  les  «  laquets  »  des  Pyrénées  et  les  «  yeux  de  mer  »  des 
Carpates,  se  rencontrent  dans  le  voisinage  du  principal  sommet,  le  Malhào 
de  Serra,  et  donnent  lieu  à  diverses  légendes.  Eux  aussi  sont  censés  être 
en  communication  avec  la  mer,  participer  à  son  flux  et  à  ses  tempêtes,  et 
cacher,  comme  elle,  d'immenses  trésors  dans  leurs  eaux.  Les  lacs  et  les 
cascades  qui  s'en  épanchent  ont  fait  donner  à  plusieurs  montagnes  de  ce 
massif  le  nom  fort  juste  «  d'aiguières  »  :  ce  sont,  en  effet,  des  réservoirs 
de  sources,  que  les  vents  d'ouest,  toujours  chargés  de  pluies,  prennent  soin 
de  ne  jamais  laisser  tarir. 

Les  pentes  supérieures  de  la  serra  Estrella  sont  couvertes  de  neige  pen- 
dant quatre  mois  de  l'année,  et  quelques  cavités  profondes  en  conservent 
même  en  été.  Les  habitants  de  Lisbonne  trouvent  en  abondance  dans  ces 
glacières  naturelles  la  provision  qui  leur  est  nécessaire  pour  la  confection 
de  leurs  sorbets.  Même  la  serra  de  Lousào,  qui  prolonge  au  sud-ouest  les 
monts  de  l'Etoile,  reçoit  assez  de  neige  en  hiver  pour  en  alimenter  les 
cafés  de  Lisbonne.  C'est  aux  derniers  promontoires  du  Lousào  que  cesse 
le  système  orographique  de  l'Estrella.  Les  hauteurs  et  les  collines  de 
l'Estremadure  qui  se  prolongent  au  sud-ouest  vers  le  massif  de  Cintra 
et  qui  se  terminent  au  Cabo  da  Pioca,  point  de  repère  des  navigateurs, 
appartiennent  à  une  formation  distincte,  et  consistent  principalement 
en  assises  jurassiques  revêtues  au  nord  et  au  sud  de  strates  crétacées. 
C'est  d'une   façon    tout   à  fait   générale  seulement  que   l'on    peut   ratta- 


CLIMAT  DU  PORTUGAL. 


[fl'J 


cher  à  l'arête  «  carpéto-vétonique  »  de  la  Péninsule  ces  diverses  petites  ser- 
ras et  celles  qui  accidentent  le  plateau  de  Beira  Alta,  au  sud  de  la  fosse  pro- 
fonde dans  laquelle  passe  le  Douro1. 

Exposées  comme  elles  le  sont  à  l'influence  des  vents  océaniques  et  des 
contre-alizés,  tout  chargés  des  vapeurs  puisées  dans  les  mers  équatoriales, 
les  montagnes  de  Beira  et  d'Entre-Douro  et  Minho  reçoivent  annuellement 
une  très-forte  part  d'humidité.  Les  pluies  tombent  en  abondance  sur  leurs 
pentes,  non  par  orages  violents  et  soudains,  comme  dans  les  pays  tropi- 
caux, mais  par  averses  continues.  C'est  en  hiver  et  au  printemps  que  les 
nuages  se  fondent  le  plus  fréquemment  en  eau,  mais  il  pleut  aussi  dans 
les  autres  saisons  :  aucun  mois  ne  se  passe  sans  apporter  son  contingent  d'a- 
verses. En  outre,  les  brouillards  se  montrent  très-souvent  à  l'issue  des 
vallées  et  sur  le  littoral  jusqu'à  la  latitude  de  Coïmbre.  Il  est  arrivé  que 
dans  la  Serra  Estrella,  la  précipitation  annuelle  de  l'humidité  s'est  élevée  à 
plusieurs  mètres,  comme  sur  les  côtes  occidentales  de  l'Ecosse  et  de  la 
Norvège.  Seules  quelques  contrées  tropicales,  dans  les  Indes  et  le  Nouveau 
Monde,  ont  de  pareils  déluges  atmosphériques. 

Cette  grande  humidité  de  l'air,  ce  bain  de  vapeur  dans  lequel  se  trouve 
immergé  le  Portugal  du  Nord  ont  pour  conséquence  une  grande  égalité  de 
climat.  A  Coïmbre,  l'écart  entre  le  mois  le  plus  chaud  et  le  mois  le  plus 
froid  est  à  peine  de  10  degrés2.  Les  froidures  ne  sont  vraiment  rigoureuses 
que  sur  les  plateaux  où  souffle  la  bise,  et  les  chaleurs  ne  paraissent  presque 
intolérables  que  dans  les  creux  et  les  vallées  où  l'air  circule  avec  peine  : 
telle  est  la  fissure  au  fond  de  laquelle  coule  le  haut  Douro;  au  pied  des 
rochers  qui  réverbèrent  les  rayons  du  soleil ,  à  Penafiel  notamment, 
on  se  sent  comme  dans  un  four.  Mais,  si  l'on  ne  tient  pas  compte 
de  ces   climats   exceptionnels,   on   trouve  à  l'ensemble   du  climat  boréal 


Altitudes  diverses  du  Portugal,  au  nord  du  Tage 


Gaviarra 2,403  met. 


Serra  de  Gérez.  . 

Larôuco 

Serra  de  Marào. 


2  Température  de  la  Lusitanie  sep 
coïmbre,  d'après  Coello 


Hiver 


Moyenne    16°,68 
Ï5°,22  .Perv). 


Printemps 

Été.    .    . 
Automne . 


Mois  le  plus  froid  (janvier) 
Mois  le  plus  chaud  (juillet) . 


,500?  » 

,548     » 
,429     » 

entrionale 


Malhào  da  Serra  (Serra  de  Estrella).  2. 

Bragança 2 

Lamego. .  1. 

Castello  Branco 1. 


Moyenne   15°,  66 


11°,24 
17°,25 
20u,50 
17°,40 

10%7 
20°,8 

Moyenne  des  pluies  :  Porto  1 ,525  mill.  en  115  jours  de  pluie  ;  Lisbonne  769  millim.  en  1 
i.  117 


porto,  d'après  Luiz  et  Pery. 

Hiver 

Printemps.    .    .    . 

Été 

Automne  .  .  .  . 
Mois  le  plus  froid  (janvier).  .  . 
Mois  le  plus  chaud  (août).    .    . 


294  met. 
105     » 
514     ». 


10°,6 
14°,8 
21°,0 
16%2 
10°,1 
21%3 
38  jours 


930  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

de  la  Lusitanie  un  caractère  essentiellement  tempéré.  Ainsi  qu'en  té- 
moigne, du  reste,  l'aspect  des  forets,  des  prairies  et  des  champs,  le  Por- 
tugal du  Nord  appartient  plus  à  la  zone  de  l'Europe  centrale  qu'à  celle 
du  inonde  méditerranéen.  Si  ce  n'est  dans  les  jardins  et  à  titre  de  curio- 
sité, le  palmier  ne  se  montre  point  en  Portugal  au  nord  de  la  vallée  du 
Tage  ;  mais  l'olivier,  l'oranger,  le  cyprès  y  contrastent  délicieusement  avec 
les  arbres  du  nord. 

Une  autre  conséquence  de  l'extrême  humidité  de  l'air  et  de  la  fréquence 
des  pluies  est  la  multitude  et  l'abondance  des  cours  d'eau.  Camées  et, 
depuis  ce  grand  poëte,  des  écrivains  sans  nombre  ont  célébré  la  beauté  des 
campagnes  de  Coïmbre  qu'arrose  le  Mondego,  le  charme  des  cascades  qui 
ruissellent  entre  les  branches,  la  pureté  des  sources  qui  s'élancent  des 
roches  tapissées  de  verdure.  Au  nord  du  Mondego,  le  Vouga,  qui  va  se 
perdre  dans  les  étangs  marins  d'Aveiro,  puis  les  divers  affluents  du  Douro, 
et  par  delà  ce  fleuve,  l'Ave,  le  Càvado,  le  Neiva,  la  Lima  serpentent  égale- 
ment dans  les  campagnes  les  plus  riantes,  où  la  grâce  de  la  végétation  se 
trouve  rehaussée  par  le  contraste  des  rochers  et  des  montagnes.  La  Lima 
n'est  pas  la  seule  rivière  de  ces  contrées  qui  eût  mérité  de  faire  oublier  aux 
soldats  romains  les  fleuves  de  leur  patrie  et  de  recevoir  d'eux,  ainsi  que 
l'affirme  une  tradition  sans  valeur,  le  nom  de  la  source  grecque  du  Léthé. 
Tous  les  autres  fleuves  des  provinces  septentrionales  ont  des  rivages  si 
charmants,  que,  n'était  la  trop  grande  fréquence  des  pluies,  on  vou- 
drait y  vivre  et  y  mourir.  La  Lima,  appelée  Limia  par  les  Espagnols, 
est  de  tous  les  cours  d'eau  de  la  Péninsule  le  seul  qui  se  trouve  encore 
dans  sa  période  de  transition  géologique.  Les  autres  ont  déjà  vidé  les  lacs 
du  plateau  dans  lesquels  s'amassaient  leurs  eaux  supérieures.  La  Lima, 
que  retenait  à  l'ouest  une  digue  de  rochers  plus  difficile  à  percer  que 
celle  du  Tage  et  du  Douro,  n'a  pas  encore  complètement  emporté  le 
trop-plein  de  son  bassin  d'origine  :  un  grand  marécage,  la  lagune  Beon, 
ou  Antela,  rappelle  les  temps  où  une  vaste  mer  intérieure,  semblable  au 
lac  de  Genève,  emplissait  encore  son  beau  cirque  de  montagnes. 

La  pente  moyenne  des  fleuves  portugais  est  trop  considérable  et  les 
barres  qui  en  défendent  l'entrée  sont  trop  périlleuses  pour  qu'ils  aient 
pu  acquérir  une  grande  importance  comme  chemins  de  navigation.  Tous 
ont,  il  est  vrai,  leur  port  d'accès,  mais,  à  l'exception  du  Douro,  qui  roule 
les  eaux  d'un  sixième  de  la  péninsule  Ibérique,  aucun  ne  peut  servir  de 
débouché  à  de  vastes  districts  de  l'intérieur  et,  par  conséquent,  n'a  de 
valeur  sérieuse  pour  le  commerce  général  delà  contrée.  Bien  différente  du 
littoral  de  la  Galice,  si   bizarrement  découpé  en  golfes   et,   en  rias,  en 


CLIMAT,  FLEUVES,   LITTORAL  DE   LA  LUSITANIE  DU  NORD.  931 

innombrables  havres  de  refuge,  la  côte  de  tout  le  Portugal  du  Nord  se 
développe  en  longues  plages,  fort  dangereuses  quand  souffle  le  vent  du 
large,  et  redoutées  à  bon  droit  par  les  marins.  De  la  bouche  du  Minho  au 
cap  Carvoeiro,  sur  un  développement  d'environ  500  kilomètres,  la  plage 
ressemble  à  celle  des  Landes  françaises,  entre  l'estuaire  de  la  Garonne  et  la 
base  des  Pyrénées,  Sauf  le  cap  de  Mondego  et  quelques  monticules  isolés,  au 


N°    165.    —    VALLEE    DE    LA    LIMA. 


8°  Gr. 


pied  desquels  s'enracinent  les  sables,  la  côte  ne  présente  que  de  longs 
estrans  aux  courbes  régulières;  toutes  les  inégalités  primitives  du  littoral, 
toutes  les  baies  de  formes  diverses  qui  pénétraient  au  loin  entre  les  bases 
des  montagnes,  ont  été  masquées  par  le  cordon  de  sable,  et  les  vagues  le 
renouvellent  incessamment  en  se  servant  des  matériaux  que  leur  apportent 
les  fleuves  et  de  ceux  qu'elles  prennent  elles-mêmes  en  sapant  les  rochers 
granitiques  de  la  Galice.  A  la  fin  de  l'époque  glaciaire  qui  avait  trans- 
formé l'Europe   occidentale   en  un  autre  Groenland,  les  plaines  du  Por- 


932 


NOUVELLE  GÉOGRAPHIE    UNIVERSELLE. 


N°   166.   —   DUNES   DAVEIRO. 


tugal  étaient  depuis  longtemps  débarrassées  de  leurs  glaces,  tandis  que 
les  rivages  de  la  Galice  et  des  Asturies  en  étaient  encore  encombrées; 
aussi  les  alluvions  ont-elles  pu  faire  leur  œuvre  au  midi,  tandis  que  plus 
au  nord  elle  est  encore  bien  loin  d'être  achevée.  L'apparence  générale 
de  la  contrée  témoigne  que  toute  la  basse  vallée  du  Vouga  était  jadis  un 

golfe  se  ramifiant  au  loin  dans  les 
terres;  mais  d'un  côté  les  dépôts  ma- 
rins, de  l'autre  les  apports  fluviaux 
ont  comblé  en  grande  partie  l'an- 
cienne mer  intérieure.  Géologique- 
ment,  le  bassin  d'Aveiro   offre  une 
frappante  ressemblance  avec  le  bas- 
sin d'Arcachon.  Ses  eaux,  de  même 
que  celles  de  tous  les  fleuves  de  la 
côte,     sont    extrêmement    poisson- 
neuses; mais  le  Douro  est  le  cours 
d'eau  le  plus  méridional  de  l'Europe 
où   pénètrent  encore  les  saumons. 
La  vie  animale  est   tellement  sura- 
bondante dans  certaines  parties  du 
Duero  espagnol,  que,  suivant  le  pro- 
verbe, «  son  eau  n'est  pas  de  l'eau, 
mais  du  bouillon.  » 

Comme  la  côte  des  Landes,  la  plage 
rectiligne  de  Beira-mar  est  presque 
partout  bordée  de  dunes  dressées  par 
le  souffle  de  la  mer.  Derrière  ces 
dunes,  les  eaux  douces  de  l'intérieur, 
remplaçant  peu  à  peu  les  eaux  salées 
des  anciens  golfes,  se  sont  amnssées 
en  étangs  insalubres,  et  leurs  bords, 
comme  ceux  des  eaux  dormantes  du 
sud-ouest  de  la  France,  sont  couverts 
de  bruyères  diverses,  de  fougères, 
d'arbousiers,  de  superbes  genêts, 
hauts  de  6  à  10  mètres,  tandis  que  les  forêts  voisines  sont  formées  de 
chênes-liéges  et  de  pins.  Une  même  origine  géologique  a  donné  à  l'en- 
semble de  la  végétation  la  même  physionomie.  Jadis  aussi  les  dunes  de  la 
côte  portugaise  étaient  mobiles  et  marchaient  à  l'assaut  des  campagnes  cul- 


Echelle  de  f?4oo.ooo 


ioTCl. 


LITTORAL  DE  LA  LUSITANIE  DU  NORD.  955 

tivées  de  l'intérieur,  mais,  bien  avant  qu'on  ne  songeât  en  France  à  les  fixer 
par  des  semis,  on  avait  eu  cette  idée  en  Portugal.  Du  temps  du  roi  Diniz 
«  le  Laboureur  »,  dès  le  commencement  du  quatorzième  siècle,  les  collines 
de  sable  avaient  déjà  cessé  de  marcher  ;  des  forêts  de  pins  les  avaient 
consolidées. 


Les  habitants  de  la  partie  cultivable  des  bassins  du  Minho  et  du  Douro 
sont  très-nombreux,  proportionnellement  à  la  surface  du  sol.  Dans  la  pro- 
vince comprise  entre  les  deux  fleuves,  la  population  est  même  beaucoup 
plus  dense  que  dans  la  province  limitrophe  de  Pontevedra,  la  plus  riche 
en  hommes  de  toute  l'Espagne.  Si  la  France  était  relativement  aussi 
peuplée  que  l'est  la  province  du  Minho,  elle  aurait  près  de  70  millions 
d'habitants.  Pour  trouver  dans  cet  espace  étroit  la  nourriture  suffisante,  il 
faut  que  les  Portugais  du  Nord  travaillent  avec  beaucoup  de  zèle,  et  leur 
province  est,  en  effet,  la  mieux  cultivée  de  la  Péninsule.  Ce  fait  s'explique 
d'ailleurs  par  la  raison  bien  simple  que  les  cultivateurs  sont  en  grand 
nombre  propriétaires  ou  du  moins  afforados,  c'est-à-dire  usufruitiers  ina- 
movibles, moyennant  un  minime  tribut  de  quelques  francs  au  propriétaire 
en  titre.  Presque  tous  les  paysans  possèdent  un  intérêt  direct  dans  la 
bonne  exploitation  des  richesses  du  sol,  et  peuvent  transmettre  leur  pro- 
priété à  l'un  de  leurs  enfants,  qui  dédommage  ses  frères  et  ses  sœurs  par 
une  certaine  somme  que  fixe  la  loi.  Grâce  à  cette  tenure  du  sol,  presque 
toutes  les  parties  basses  de  la  Lusitanie  du  Nord  sont  cultivées  comme  un 
jardin.  Dès  le  siècle  dernier,  Link  constatait  que  le  nombre  des  paysans 
aisés  était  en  raison  inverse  du  luxe  des  monastères  et  de  l'étendue  des 
grandes  propriétés  :  il  n'est  pas  rare  de  rencontrer  dans  le  Minho  des 
paysannes  portant,  comme  les  Frisonnes  et  les  riches  Serbiennes,  de  véri- 
tables fardeaux  de  bijoux,  surtout  des  colliers  d'or,  de  style  mauresque. 
Les  habitants  de  la  contrée  font  preuve  de  la  plus  ingénieuse  industrie 
pour  arroser  les  pentes  supérieures  des  collines  rocailleuses;  en  plusieurs 
endroits,  leurs  travaux  de  recherche  à  la  poursuite  des  sources  ressemblent 
à  des  galeries  de  mines.  Nombre  de  montagnes  ont  été  taillées  en  terrasses 
(geios)  que  l'on  arrose  avec  le  plus  grand  soin  et  qui  sont  cultivées  en 
prairies  artificielles.  Ce  remarquable  amour  du  travail  s'associe  chez  les 
Portugais  du  Nord  à  de  hautes  qualités  morales.  D'après  le  témoignage 
universel,  les  habitants  de  ces  contrées  seraient  certainement  les  meilleurs 
de  tout  le  Portugal  par  la  douceur  du  caractère,  la  gaieté,  la  bienveillance; 
pour  la  danse  et  les  chants,  ce  sont,  dit  un  auteur,   de  vrais  bergers  de 


934 


NOUVELLE   GÉOGRAPHIE    UNIVERSELLE. 


Théocrite.  Souvent  un  jeune  homme  défie  en  vers  un  de  ses  compagnons,  et 
l'autre  lui  répond  en  chantant  des  rimes  improvisées.  Les  paysans  de  la 
contrée  ont  aussi  gardé  l'habitude  de  célébrer  des  mystères  religieux, 
auxquels  se  mêlent  parfois  des  spectacles  mondains,  représentant  l'histoire 
de  Charlemagne,  de  Geneviève  de  Brabant,  de  Gonzalve  de  Cordoue. 
Quelques-unes  des  populations  du  littoral  ont  aussi  une  véritable  beauté. 
Les  femmes  d'Aveiro,  quoique  souvent  affaiblies  par  les  fièvres  paludéennes, 
ont  la  réputation  d'être  les  plus  jolies  de  tout  le  Portugal.  M.  Latouche 
croit  reconnaître  dans  les  indigènes  de  ces  districts,  les  traits,  la  physiono^ 
mie,  les  mœurs  d'une  population  orientale. 


^°    167.    PORTO    ET    LE    «   PAYS    DU    VO   ». 


Echelle  de  1.000.000 


De  nos  jours,  l'industrie  agricole  la  plus  importante  des  provinces  du 
Nord  est  la  culture  de  la  vigne  et  la  préparation  des  vins  connus  d'une 
manière  générale  sous  le  nom  de  vins  de  Porto.  Le  principal  district  de 
vignobles,  désigné  d'ordinaire  sous  l'appellation  de  Paiz  do  Vinho,  occupe, 
au  nord  du  Douro,  entre  les  deux  grands  affluents  le  Tamega  et  le  Tua, 
des  pentes  de  collines  nues  et  sans  arbres,  fort  laides  à  voir,  dont  les' 
schistes  noirâtres  et  désagrégés  sont  exposés  directement  en  été  à  toute  la 
force  des  rayons  solaires,  tandis  que  les  vents  âpres  du  nord  et  parfois  les 
neiges  les  refroidissent  en  hiver;  mais,  outre  cette  région  des  vins  exquis, 
de  vastes  espaces,  moins  favorables  à  la  production  du  liquide  précieux, 
sont  cultivés  en  vignobles  dans  toute  l'étendue  de  la  contrée.  Vers  la  fin  du 


VINS  DE  PORTO.  955 

dix-septième  siècle,  le  district  du  haut  Douro,  actuellement  si  riche,  élait 
à  peine  cultivé  et  ses  habitants  étaient  des  plus  misérables;  tous  les  vins 
dits  do  Porto  provenaient  alors  des  rives  inférieures  du  Corgo.  Les  Anglais 
n'avaient  pas  encore  apprécié  les  vins  de  ces  contrées,  et  Lisbonne  leur 
fournissait  en  abondance  tous  les  crus  portugais  qui  jusqu'alors  avaient 
flatté  leur  goût.  La  culture  des  vignobles  du  Douro  ne  prit  une  certaine 
importance  qu'après  le  traité  conclu  par  lord  Methuen,  en  1705.  Dès  lors, 
la  réputation  des  vins  secs  de  Porto  ne  cessa  de  grandir;  une  compagnie, 
fondée  par  le  marquis  de  Pombal,  et  plusieurs  fois  transformée  depuis,  se 
constitua  pour  l'exploitation  de  vastes  domaines;  la  ville  de  Pozo  de  Piegoa, 
située  au  bord  du  Corgo,  dans  une  espèce  d'entonnoir  de  hautes  collines, 
devint  fameuse  par  ses  foires,  où  des  transactions  d'une  heure  faisaient 
la  ruine  ou  la  fortune  des  négociants;  enfin  toute  une  cité  de  celliers  et 
d'entrepôts  s'éleva  sur  la  rive  gauche  du  fleuve,  en  face  de  Porto.  Depuis 
plus  d'un  siècle,  le  port-wine,  vrai  ou  frelaté,  et  d'ailleurs  toujours  forte- 
ment mélangé  d'eau-de-vie,  est  un  des  vins  obligés  de  toute  table  anglaise. 
Aussi  presque  tout  le  produit  des  vendanges  du  Douro  est-il  expédié, 
soit  directement  en  Angleterre,  soit  dans  les  colonies  britanniques  et  aux 
Etats-Unis;  avant  1852,  les  meilleures  sortes,  dites  «  vins  de  factorerie  » 
(vinhus  de  feitoria),  ne  pouvaient  être  envoyées  qu'en  Angleterre.  Le  Cap, 
les  Indes  anglaises,  Hong-kong,  l'Australie,  la  Nouvelle-Zélande,  en  reçoivent 
tous  une  part  considérable  par  la  voie  d'Angleterre,  tandis  que  la  France, 
où  ces  vins  sont  moins  appréciés,  en  importe  directement  à  peine  une  ou 
deux  centaines  de  barriques.  Les  Brésiliens  et  les  Portugais  du  Brésil  sont, 
après  les  Anglais,  les  meilleurs  clients  de  Porto;  la  mère  patrie  leur  envoie 
chaque  année  environ  40,000  hectolitres  devins.  Jl  est  bon  d'ajouter  que 
les  vignobles  du  Portugal  ne  produisent  qu'une  faible  partie  du  liquide  que 
l'on  boit  dans  le  monde  sous  le  nom  de  port-wine:  on  a  calculé  que,  pen- 
dant les  années  de  mauvaise  récolte,  la  consommation  de  ce  qu'on  appelait 
«vin  de  Porto»  dépassait  cinquante  ou  soixante  fois  la  production  réelle1. 
L'élève  des  mulets,  très-bien  pratiquée  par  les  montagnards  de  Tras  os 
Montes,  est  aussi  une  source  de  revenus  considérables  pour  les  provinces 
du  Nord,  de  même  que  l'engraissement  des  bestiaux,  animaux  d'une  rare 
beauté,  que  l'on  importe  des  provinces  limitrophes.de  l'Espagne  pour  les 

1  Production  des  vignes  du  Portugal,  avant  l'oïdium  (1855) 4,800,000  hectolitres. 

Production  moyenne  des  vignes  d'Alto-Douro  (Porto),  en  1848.    .    .  535,000         » 

»                             «                    en  1870.   .    .    .  517,000        » 

Exportation  en  Angleterre »         ...  169,000         » 

»>           au  Brésil »         ,  -i  •  45,220        :> 

Exportation  totale  en  1875 525,0(30         :> 


936  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

expédier  en  Angleterre.  On  s'occupe  aussi  de  la  culture  des  primeurs  pour 
le  marché  de  Londres  et  même  de  Rio  de  Janeiro.  Quant  à  l'industrie 
proprement  dite,  elle  est  assez  importante  depuis  le  moyen  âge  dans  cette 
partie  du  Portugal,  et  la  présence  de  nombreux  Anglais,  habiles  à 
profiter  des  ressources  du  pays,  a  donné  une  grande  impulsion  au 
travail  des  manufactures.  Porto  a  plusieurs  filatures  de  coton,  de  laine 
et  de  soie,  des  fabriques  d'étoffes,  des  usines  métallurgiques,  des  raffi- 
neries de  sucre  ;  ses  joailliers,  ses  bijoutiers,  ses  gantiers  sont  réputés 
fort  habiles.  Cependant  l'exploitation  du  sol,  l'industrie,  le  commerce 
licite,  enfin  la  contrebande,  qui  se  pratique  dans  de  vastes  proportions 
sur  les  frontières  du  district  de  Bragança,  ne  suffisent  pas  à  nourrir 
tous  les  habitants  :  le  pays,  surpeuplé,  doit  se  débarrasser  chaque  année 
de  milliers  d'émigrants  qui,  à  l'imitation  de  leurs  voisins  les  Gallegos, 
vont  chercher  fortune  à  Lisbonne,  ou  même  par  delà  l'Océan,  à  Para, 
à  Pernambuco,  à  Bahia,  à  Piio  de  Janeiro,  sur  les  plateaux  du  Brésil.  C'est 
en  majeure  partie  des  bassins  du  Minho  et  du  Douro  que  viennent  les  hardis 
colons  qui  ont  fait  et  qui  entretiennent  la  prospérité  du  Brésil  :  quoique 
mal  vus  par  les  Brésiliens,  ils  sont  les  véritables  créateurs  de  la  richesse 
dans  le  Portugal  du  Nouveau  Monde.  La  plupart  des  émigrants  du  Minho 
et  de  Tras  os  Montes  qui  se  rendent  au  Brésil,  et  qui  sont  au  nombre  de 
dix  à  vingt  mille  par  an,  s'embarquent  à  Porto  même;  d'autres  prennent 
Lisbonne  pour  première  étape.  Naguère,  avant  que  les  chemins  de  fer 
n'eussent  facilité  le  voyage,  les  Portugais  du  Nord  qui  descendaient  à  Lis- 
bonne, cheminaient  par  troupes  nombreuses,  sous  la  direction  d'un  chef, 
ou  capataz,  et  suivaient,  de  rancho  en  rancho,  un  itinéraire  connu.  Les 
habitants  du  district  de  Vianna  voyagent  surtout  comme  plâtriers  et 
maçons.  Certains  districts  sont  presque  uniquement  habités  par  des 
femmes;  les  hommes  sont  absents. 

Les  populations  des  hautes  provinces  n'ont  pas  le  seul  privilège  de  renou- 
veler incessamment  le  sang  des  Portugais  du  Sud  et  de  leurs  parents  d'ou- 
tre-mer, ce  sont  elles  aussi  qui  ont  donné  son  assiette  politique  à  l'État 
de  Portugal.  C'est  le  Porto  Cale,  situé  là  où  se  trouve  actuellement  le  fau- 
bourg de  Villanova  de  Gaya,  en  face  de  la  cité  de  Porto,  qui  a  donné  son 
nom  à  l'ensemble  de  toutes  les  contrées  portugaises  ;  c'est  à  Lamego,  su- 
ies coteaux  qui  dominent  au  sud  la  profonde  vallée  du  Douro,  que  les  Coi- 
tes auraient,  suivant  une  tradition  plus  ou  moins  justifiée,  constitué  le 
royaume  de  Portugal  en  1145;  Porto  fut  d'abord  capitale  du  nouvel  État, 
de  même  que  Braga  avait  été  jadis  celle  des  rois  suèves;  et  quand,  après 
la  courte  domination   des  Espagnols,  le  pays  recouvra  son  indépendance 


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INDUSTRIE,  COMMERCE  DES  PORTUGAIS  DU  NORD. 


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politique,  ce  furent  les  ducs  de  Bragança,  dans  le  Tras  os  Montes,  que  l'on 
désigna  pour  la  royauté.  Quoique  l'admirable  situation  de  Lisbonne  et  su 
position  centrale  lui  assurent  un  rôle  prépondérant,  c'est  fréquemment  de 
Porto  que  part  l'initiative,  quand  un  changement  considérable  se  prépare. 
On  a  remarqué  que  le  succès  des  révolutions  nationales  et  les  chances  des 
partis  dépendent  surtout  de  l'attitude  des  énergiques  populations  Ju  Nord. 


N°    168.    —  SAO   JOAO  D4   FOZ 


Elles  ont  leur  caractère  propre,  et  n'obéissent  point  à  Lisbonne  sans  discu- 
ter la  valeur  des  ordres;  aussi  Porto  a-t-ellc  reçu  le  nom  «  de  cité  mu- 
tine ».  Si  l'on  en  croyait  les  Portuenses  eux-mêmes,  ils  seraient  de  beau- 
coup les  supérieurs  de  leurs  rivaux  les  Lisbonemes  par  l'énergie  et  la  valeur 
morale  ;  eux  seuls  seraient  les  dignes  fils  de  ces  Portugais  du  grand  siècle 
qui  parcouraient  les  mers  à  la  recherche  de  peuples  inconnus;  en  tout 
cas,  ils  se  distinguent  certainement  des  habitants  de  la  capitale  par  une 
allure  plus  décidée,  une  parole  plus  brève,  un  regard  plus  ouvert.  Dans  le 


'•140  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

langage  populaire,  les  gens  de  Porto  et  ceux  de  Lisbonne  sont  désignés  par 
les  appellations  peu  nobles  de  tripeiros  (mangeurs  de  tripes)  et  d'alfasinhos 
(mangeurs  de  laitue). 

Porto  ou  0  Porto,  le  «  Port  »  par  excellence,  est  la  métropole  naturelle 
de  tout  le  Portugal  du  nord  et  la  seconde  cité  du  royaume  par  son  com- 
merce et  sa  population;  par  l'industrie,  elle  se  trouve  au  premier  rang. 
Vue  des  bords  du  Douro,  qui  n'a  guère  en  cet  endroit  plus  de  200  mètres, 
de  large,  elle  se  présente  superbement  en  un  double  amphithéâtre.  Ses  deux 
ecllines  sont  séparées  par  un  étroit  vallon  rempli  d'édifices,  et  dominées, 
l'une  par  la  cathédrale,  l'autre  par  le  haut  et  gracieux  clocher  dos  Clerigos 
(des  Prêtres),  qui  sert  de  point  de  reconnaissance  aux  navires  cinglant  de 
l'Océan  vers  la  barre  d'entrée.  En  bas,  de  larges  rues  élégantes,  tirées  au 
cordeau,  de  belles  places,  semblables  à  celles  de  toutes  les  villes  modernes  de 
trafic,  découpent  en  rectangles  uniformes  la  ville  du  commerce  et  de  l'indus- 
trie, tandis  que,  sur  les  pentes,  des  rues  escarpées  et  sinueuses,  des  escaliers 
même,  montent  à  l'assaut  des  quartiers  élevés;  d'ailleurs,  la  propreté  est 
partout  fort  grande;  la  ville  tient  à  mériter  par  sa  bonne  tenue  les  éloges  de 
ses  nombreux  hôtes  venus  d'Angleterre.  Sur  la  rive  gauche  du  fleuve  s'étend 
en  un  long  faubourg  la  ville  de  fabriques  et  d'entrepôts,  Gaya,dont  les  celliers 
contiennent,  dit-on,  une  moyenne  de  quatre-vingt  mille  pipes,  soit  quatre 
cent  mille  hectolitres  de  vin.  Sur  les  bords  du  fleuve,  et  sur  les  terrasses 
qui  le  dominent,  se  prolongent  de  fort  belles  promenades,  d'où  l'on  voit  se 
dérouler  les  admirables  perspectives  du  fleuve  et  de  ses  longs  méandres,  avec 
les  navires  qui  le  sillonnent,  et  les  maisons  de  plaisance  qui  reflètent  va- 
guement dans  les  eaux  les  faïences  bleuâtres  de  leurs  façades.  Au  loin,  sur 
les  collines,  se  montrent  d'anciens  couvents,  des  tours  de  défense,  des  vil- 
lages à  demi  cachés  dans  la  verdure  :  telle  est,  sur  un  coteau  de  la  rive 
méridionale  du  Douro,  au  sud-est  de  Porto,  la  petite  bourgade  d'Avintes, 
célèbre  par  la  beauté  de  ses  femmes.  Elles  apportent  chaque  jour  à  la  ville 
la  broa  ou  pain  de  maïs,  qui  entre  pour  une  si  grande  part  dans  l'alimen- 
tation des  Portuenses  :  le  pain  vient  de  Vallongo,  situé  à  une  quinzaine  de 
kilomètres  au  nord-est  de  Porto. 

Du  côté  de  la  mer,  les  deux  villes  sœurs  de  Porto  et  de  Gaya  se  prolon- 
gent par  des  faubourgs  dans  la  direction  de  l'embouchure,  qu'elles  attein- 
dront peut-être  un  jour,  quand  des  voies  nouvelles,  communiquant  avec 
l'intérieur  de  l'Espagne,  apporteront  au  marché  du  bas  Douro  de  plus 
grands  éléments  de  commerce.  Malheureusement  l'entrée  du  fleuve  est 
périlleuse  d'accès.  A  mer  basse,  le  seuil  n'a  guère  plus  de  4  mètres  de 
profondeur;  en  outre,  il  n'a  qu'une  faible  largeur  et  les  rochers  voisins 


VIANNA  DO  CASTELLO,   VILLA  DO  CONDE.  941 

mettent  en  péril  les  embarcations  qui  le  franchissent.  Enfin,  même  dans 
le  fleuve,  les  navires  de  quatre  à  cinq  cents  tonneaux  qui  vont  s'amarrer  aux 
quais  de  Porto  et  de  Gaya  ont  aussi  à  craindre  un  danger,  celui  des  crues  ; 
après  les  pluies,  quand  le  fleuve  gonflé  s'exhausse  dans  son  lit  trop  étroit, 
il  arrive  souvent  que  les  câbles  se  brisent  et  que  les  ancres  chassent  sur  le 
fond.  C'est  donc  en  dépit  de  grands  désavantages  que  le  port  du  Douro, 
dont  les  échanges  représentent  une  valeur  d'environ  100  millions,  rivalise 
d'activité  avec  celui  du  Tage.  On  s'occupe  maintenant  de  la  construction 
d'un  port  sur  le  littoral,  dont  la  superficie  sera  de  près  de  400  hectares  et 
qui  recevra  les  plus  gros  navires. 

La  petite  ville  de  Sao  Joao  da  Foz,  dont  la  forteresse  surveille  l'embou- 
chure du  fleuve,  porte  sur  sa  colline  un  phare  qui  en  signale  les  dangers  ; 
mais  elle  n'a'point  de  commerce  elle-même  :  comme  ses  voisines  Mattozinhos 
et  Leça,  dont  l'ancien  couvent  fortifié  dresse  encore  son  donjon  tel  qu'il 
était  au  douzième  siècle,  elle  est  surtout  fréquentée  à  cause  de  la  beauté 
de  ses  plages,  de  la  pureté  de  ses  brises  marines,  du  voisinage  des  forêts 
de  pins  :  en  été,  chaque  train  y  amène  en  multitude  les  habitants  de 
Porto.  Ceux-ci  se  rendent  aussi  en  grand  nombre  sur  les  sables  d'Espinho, 
au  sud  du  fleuve,  malgré  l'odeur  de  poisson  que  répand  le  village,  peuplé 
de  pêcheurs  de  sardines.  Sur  les  côtes  qui  s'étendent  au  nord  jusqu'aux 
frontières  de  l'Espagne,  maint  petit  havre  du  littoral  doit,  comme  Sào  Joào, 
son  mouvement  d'affaires  bien  plus  aux  visiteurs  qui  viennent  s'y  baigner 
qu'aux  embarcations  en  quête  de  denrées.  Tous  les  ports  de  rivière  du 
Portugal  du  Nord  ont  encore  moins  d'eau  sur  leur  barre  que  n'en  a  le 
Douro  et  par  conséquent  ne  peuvent  être  les  points  d'attache  que  d'un 
faible  commerce  de  cabotage.  Le  Minho,  dont  la  passe  la  plus  profonde 
n'a  guère  plus  de  2  mètres  k  marée  basse,  a  pour  sentinelle  portugaise,  à 
son  entrée,  la  petite  bourgade  fortifiée  de  Caminha  et  «  l'îlot  »,  ou  Insua, 
remarquable  par  sa  source  d'eau  vive.  La  Lima,  d'un  accès  peut-être  plus 
difficile  encore,  a  cependant  h  son  embouchure  une  ville  un  peu  plus 
importante  que  celles  du  Minho,  la  coquette  Vianna  do  Castello,  si  gracieu- 
sement nichée  dans  sa  fertile  campagne  semée  de  maisons  de  plaisance.  A 
la  bouche  du  Cavado  est  un  autre  petit  port,  le  bourg  d'Espozende  ;  puis 
sur  l'Ave,  vient  la  Villa  do  Conde,  à  laquelle  des  chantiers  donnent  quelque 
animation.  C'est  là  qu'on  lançait  naguère  ces  navires  si  effilés  et  si 
rapides  qui  servaient  à  faire  la  traite  des  esclaves  :  lors  des  grandes  expédi- 
tions de  découverte  qui  ont  illustré  le  Portugal,  les  meilleurs  bâtiments 
étaient  ceux  qu'avaient  construits  les  charpentiers  de  Villa  do  Conde. 

Parmi  les  cités  situées  dans  l'intérieur  de  la  province  d'Entre-Douro  et 


942  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

Minho,  on  célèbre  Ponte  de  Lima,  fameuse  depuis  les  temps  anciens  pjr 
la  beauté  champêtre  de  ses  paysages,  Barcellos,  suspendue,  pour  ainsi  dire, 
aux  escarpements  qui  dominent  le  Gâvado  et  ses  bords  si  bien  ombragés, 
Amarante,  célèbre  par  ses  vins  et  ses  pêches,  et  fière  de  son  beau  pont  sur 
le  Tamega;  mais  les  deux  villes  vraiment  importantes  par  leur  population, 
leur  industrie,  leur  richesse,  sont  les  deux  cités  voisines  de  Braga  et  de 
Guimaràes,  toutes  les  deux  admirablement  situées  sur  des  hauteurs  d'où 
l'on  contemple  les  plus  riches  campagnes.  Vieille  colonie  romaine,  capitale 
des  Callaïques  ou  Galiciens,  puis  des  Suèves,  résidence  des  anciens  rois  de 
Portugal,  devenue,  du  temps  de  l'union  avec  l'Espagne,  la  ville  primatiale  de 
toute  la  Péninsule,  Braga  (Bracaraugusta)  n'a  pas  seulement  ses  grands 
souvenirs,  elle  est  aussi  une  place  de  commerce  et  d'activé  industrie;  on 
y  fabrique,  pour  le  Portugal,  le  Brésil,  les  colonies  de  la  Guinée,  des 
chapeaux,  des  lainages,  des  armes,  des  objets  en  filigrane  d'une  forme 
élégante  et  pure.  Guimaràes  n'est  pas  moins  curieuse  que  Braga  par  ses 
monuments  et  ses  légendes  du  moyen  âge.  On  y  montre ,  près  d'un 
porche  d'église,  l'olivier  sacré  qui  naquit  d'un  aiguillon  planté  dans  le 
sol  par  Wamba,  quand  il  était  encore  laboureur,  sans  ambition  de  royauté; 
le  vieux  château  qui  domine  la  ville  et  ses  tours  est  celui  où  naquit 
Affonso,  le  fondateur  de  la  monarchie  portugaise.  Guimaràes  est  aussi  fort 
industrieuse;  elle  a  des  fabriques  de  coutellerie,  de  quincaillerie,  de  linge 
de  table,  et  les  visiteurs  anglais  ne  manquent  pas  de  s'y  approvisionner 
de  boîtes  de  prunes  bizarrement  décorées.  Dans  les  environs  jaillissent  des 
eaux  sulfureuses,  très-fréquentées,  que  connaissaient  déjà  les  Romains 
sous  le  nom  à'Aqux  Levse.  Les  eaux  les  plus  célèbres  du  pays,  las  C aidas 
de  Gérez,  sourdent  dans  un  vallon  tributaire  du  Câvado,  au  pied  de  monts 
escarpés,  couverts  de  hêtres  et  de  pins. 

Les  villes  de  Iras  os  Montes,  de  même  que  celles  de  Beira  Alta,  au  sud  de 
la  vallée  du  Douro,  se  trouvent  pour  la  plupart  en  des  régions  trop  mon- 
tueuses  et  sont  trop  éloignées  des  grands  chemins  de  commerce  pour  avoir 
attiré  les  populations.  Villa  Real,  sur  le  Corgo,  est  la  localité  la  plus  com- 
merçante du  Tras  os  Montes,  grâce  aux  vignobles  des  environs,  et  possède  de 
véritables  palais  ;  Ghaves,  près  de  la  frontière  d'Espagne,  est  une  ancienne 
forteresse,  ayant  gardé,  sur  le  Tamega,  un  de  ces  admirables  ponts  qui  ont 
illustré  le  siècle  de  Trajan  ;  elle  était  célèbre,  du  temps  des  Romains,  par 
ses  eaux  thermales,  dont  le  nom  (Aquse  Flavise)  est  encore,  sous  une  forme 
corrompue,  celui  de  la  ville.  Bragança,  capitale  de  l'ancienne  province  de 
Tras  os  Montes  et  dominée  par  son  admirable  citadelle,  occupe,  à  l'angle 
nord-oriental   du   royaume,  une  position  des   plus  importantes  pour  le 


LAMEGO,  VISEU,  COIMBRE.  945 

commerce  légitime  ou  de  contre-bande  ;  suivant  les  oscillations  des  tarifs 
douaniers,  elle  expédie  de  l'une  ou  de  l'autre  manière  les  étoffes  et  les 
autres  marchandises  de  ses  entrepôts  :  c'est  le  centre  le  plus  important  du 
Portugal  pour  la  production  des  soies  grèges.  Au  sud  du  Douro,  la  ville 
pittoresque  de  Lamego,  dominant  le  fleuve,  en  face  de  la  région  des  grands 
vignobles,  est  renommée  pour  ses  jambons;  Almeida,  qui  veille  à  la  fron- 
tière, pour  tenir  en  échec  la  garnison  espagnole  de  Ciudad  Rodrigo, 
disputait  jadis  à  la  ville  d'Elvas  le  rang  de  première  citadelle  du  Portugal  ; 
Gnarda  est  aussi  une  ancienne  forteresse  ;  Yiseu,  célèbre  par  les  hauts  faits 
du  Lisitanien  Viriatus,  à  l'époque  de  la  domination  romaine,  est  un  lieu  de 
passage  important  entre  la  vallée  du  Douro  et  celle  du  Mondego;  sa  foire  de 
mars  est  la  plus  fréquentée  de  tout  le  Portugal.  C'est  dans  la  cathédrale  de 
Viseu  que  se  trouve  le  plus  remarquable  tableau  du  Portugal,  vrai  chef- 
d'œuvre,  attribué  à  un  peintre  dont  l'existence  même  est  problématique, 
Gran  Vasco.  Les  bergers  des  environs  de  Viseu  sont  les  hommes  les  plus 
beaux  et  les  plus  forts  de  tout  le  Portugal  :  tête  et  jambes  nues,  ils  ont  un 
aspect  fort  sauvage,  quoique,  à  l'égal  de  tous  leurs  compatriotes,  ils  aient 
des  manières  polies  et  dignes. 

Coïmbre,  l'ancienne  Mminium  et  l'héritière  de  la  Conimbrica  romaine, 
dans  le  Beira-mar,  est  la  cité  la  plus  fameuse  et  la  plus  peuplée  entre 
les  deux  métropoles  de  Lisbonne  et  de  Porto.  Elle  est  connue  surtout 
comme  ville  d'université  ;  ses  mille  ou  quinze  cents  collégiens  et  étudiants, 
jadis  deux  fois  plus  nombreux,  ses  professeurs  en  soutane,  tout  un  monde 
d'école  qui  rappelle  les  républiques  universitaires  du  moyen  âge,  donnent 
à  la  ville  une  physionomie  particulière  :  c'est  là  que  le  portugais  se  parle 
avec  le  plus  de  pureté.  Coïmbre  se  distingue  aussi  par  la  beauté  de  ses 
environs,  ses  bosquets  d'orangers,  ses  maisons  de  campagne  éparses  dans 
la  verdure,  son  admirable  jardin  botanique  où  les  plantes  tropicales 
s'entremêlent  en  groupes  charmants  aux  végétaux  de  la  zone  tempérée.  Sur 
les  bords  du  clair  Mondego,  d'où  l'on  aperçoit  le  pittoresque  amphithéâtre 
de  la  ville,  s'étalant  sur  la  pente  du  coteau,  on-  visite  la  quinta  das 
Lagrimas  (maison  des  Larmes)  où  fut  égorgée  la  belle  Inès  de  Castro,  si 
cruellement  vengée  plus  tard  par  son  mari,  Pierre  le  Justicier.  Sur  le 
corps  meurtri  d'Inès  les  nymphes  du  Mondego  versèrent  des  larmes  qui  se 
sont  changées  en  une  source  d'eau  pure  :  ainsi  le  raconte  une  légende 
créée  peut-être  par  les  beaux  vers  de  Camôes,  que  l'on  a  gravés  sur  une 
pierre,  à  l'ombre  des  grands  cèdres. 

Peu  de  contrées  en  Europe  sont  aussi  belles  et  d'un  aspect  plus  enchan- 
teur que  les  campagnes  du  Beira-mar  arrosées  par  le  Mondego,  cette  «  ri- 
i.  U9 


946  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

vière  des  Muses  »,  d'aulant  plus  chères  aux  Portugais  qu'elle  coule  en 
entier  sur  leur  territoire.  Un  des  villages  situés  entre  Coïmbre  et  la  mer 
porte  le  nom  bien  mérité  de  Formoselha  ;  une  ville  voisine  est  appelée 
Condeça  Nova,  qu'une  étymologie,  probablement  erronnée,  fait  dériver  de 
Condeixa,  c'est-à-dire  «  la  Corbeille  de  Fruits  »  ;  nulle  ville  ne  serait 
mieux  nommée  :  ses  oranges,  qui  fournissent  à  Coïmbre  un  de  ses  princi- 
paux articles  de  commerce,  sont  exquises;  ses  jardins,  bien  cultivés,  sont 
merveilleux  par  la  verdure,  les  fleurs  et  les  fruits.  Au  sud,  Miranda  do 
Corvo  et  Soure  ont  aussi  de  beaux  vergers.  Au  nord,  l'ancien  couvent  de 
Bussaco,  bâti  sur  une  terrasse  au  milieu  de  forêts  solennelles  où  se  mêlent 
les  cyprès,  les  cèdres,  les  chênes,  les  ormeaux,  est  un  lieu  de  délices.  La 
route  qui  conduit  au  monastère,  transformé  maintenant  en  palais  pour 
les  riches  habitants  de  Coïmbre  et  de  Lisbonne,  serpente,  de  détour  en 
détour,  sous  les  branches  entrecroisées.  Au  pied  de  la  montagne  jaillissent 
les  eaux  thermales  de  Luso,  très-fréquentées  depuis  quelques  années,  sur- 
tout à  cause  de  la  beauté  des  paysages  environnants.  Les  pins  de  Goa  et 
d'autres  arbres  exotiques  ont  été  plantés,  pour  la  première  fois  en  Europe, 
dans  la  forêt  de  Bussaco. 

Le  port  de  Coïmbre,  Figueira  da  Foz,  l'un  des  mieux  abrités  du  littoral, 
a,  comme  les  autres  ports  de  rivière  du  Portugal  du  Nord,  le  désavantage 
d'être  obstrué  à  l'entrée  par  un  seuil  de  sable  mobile.  Pourtant  l'embou- 
chure du  Mondego,  au  sud  de  laquelle  sont  les  bains  fréquentés  de  Lavos, 
reçoit  un  assez  grand  nombre  de  caboteurs  :  tous  les  vins  du  district  de  la 
Barraïda,  que  produisent  les  plaines  comprises  entre  le  cours  du  Mondego 
et  celui  du  Vouga,  ont  même  pris  de  leur  port  d'expédition  le  nom  de  «  vins 
de  Figueira  »,  sous  lequel  ils  sont  fort  appréciés  au  Brésil.  Au  nord,  Mira 
n'a  qu'une  plage  dangereuse.  Avec  Figueira,  les  ports  les  plus  actifs  de  la 
contrée  sont  les  deux  villes  d'Ovar  et  d'Aveiro,  situées  dans  la  «  Hollande 
portugaise  »,  au  bord  des  étangs  que  les  dunes  du  littoral  ont  séparés  de 
la  haute  mer.  Au  moyen  âge  et  lors  de  la  grande  période  des  découvertes, 
un  commerce  fort  important  d'échanges  et  de  pêcherie  se  faisait  par  l'en- 
tremise de  ces  deux  villes.  Aveiro  posséda,  dit-on,  jusqu'à  160  navires  pour 
la  grande  pêche.  Le  littoral  sableux  ne  présentant  point  une  résistance  suffi- 
sante à  l'action  des  vagues,  il  se  déplacerait  à  chaque  tempête  si  l'on  ne  tra- 
vaillait à  fixer  la  passe  par  des  rangées  de  pieux,  à  la  base  desquels  la  vase  est 
affouillée  par  le  courant  ;  mais  ces  moyens  ne  suffisent  pas  toujours  et  le 
chenal  a  fréquemment  dévié.  L'ancienne  ouverture,  dite  Barra  da  Vagueira, 
se  trouvait  près  de  l'extrémité  méridionale  du  long  estuaire  intérieur. 
Actuellement,  la  passe  est  directement  en  face  d'Aveiro  ;  c'est  par  là  que 


COIMBRE,  AVEIRO,  ESTREMADURE.  947 

l'on  expédie  les  sels,  les  grains  et  les  fruits  qu'apporte  de  l'intérieur  la 
rivière  canalisée  du  Vouga.  Les  marins  d'Aveiro,  de  ses  voisines  Ilhavo,  Mur- 
toza,  et  de  la  cité  d'Ovar,  bâtie  à  l'extrémité  septentrionale  de  l'estuaire,  ont 
la  réputation  d'être  les  plus  vaillants  du  littoral.  Ils  s'occupent  surtout  de 
la  récolte  du  varech,  de  la  pêche  de  la  sardine,  de  l'élève  des  huîtres  et 
possèdent  de  grands  établissements  de  salaisons1. 


III 


LA     VALLEE     DU     TAGE,     L  E  S  T  REM  AD  U  RE. 

Le  cours  inférieur  du  Tage  divise  le  Portugal  en  deux  moitiés  inégales, 
fort  différentes  par  l'aspect  général  et  les  contrastes  du  sol  et  du  climat. 
C'est  dans  la  vallée  de  ce  fleuve  que  s'opère  la  transition  naturelle  entre  le 
nord  et  le  sud  de  la  Lusitanie;  c'est  là  aussi  qu'à  la  faveur  du  magnifique 
estuaire  envoyé  par  l'Océan  au-devant  du  fleuve  a  pu  s'établir  la  capitale  de 
la  contrée  et  l'une  des  cités  les  plus  importantes  de  l'univers. 

À  son  entrée  dans  le  Portugal,  en  aval  du  pont  grandiose  d'Alcàntara, 
le  Tage,  qui  sert  d'abord  de  frontière  commune  entre  les  deux  pays,  est 
encore  un  fleuve  encaissé,  rapide,  inutile  pour  le  commerce  aussi  bien  que 
pour  l'irrigation  des  plateaux  riverains;  il  se  trouve  à  près  de  140  mètres 
au-dessus  du  niveau  de  la  mer  et  doit  traverser  encore  un  chaînon  de 
rochers,  au  défilé  de  Villa-Velha  de  Piodào.  Au  delà,  sa  vallée  s'élargit  peu 
à  peu;  il  reçoit  le  Ponzul,  qui  passe  au  pied  de  la  colline  portant  l'ancienne 
ville  forte  de  Castello  Branco,puis  s'unissant  au  Zezere,  qui  naît  dans  la  serra 
Estrella,  en  amont  deCovilhâ,  il  change  de  direction  et  coule,  vers  le  sud- 
ouest, dans  un  lit  obstrué  d'îles  et  de  bancs  de  sable.  Dans  cette  partie  de  son 
cours,  ses  eaux,  devenues  tranquilles,  sont  navigables  en  toute  saison.  Au- 
dessous  du  village  de  Salvaterra  commence  le  delta  proprement  dit  ;  le 
grand  lit  continue  de  longer  à  droite  la  base  des  collines,  tandis  que  le  lit 

1  Villes  principales  du  Portugal  au  nord  de  la  Serra  Estrella  : 


Porto 108,350  hab.  en  1878. 

Avec  Gaya  et  les  villa- 
ges voisins  .    .    .    .  170,000  » 

Braga 20,250 

Coïmbre  (Coimbra).  .       15,900  » 

Pavoa  de  Varzim.    .       11,000  » 


Ovar 10,450  hab.  en  1878. 

Vianna  do  Castello.   .  9,250        -  » 

Murtoza 9,150  » 

ilhavo 8,600  » 

Lamego 8,400  » 

Guimaraès 8,200  .» 


Viseu 7,250  hab.  en  1878. 


948  NOUVELLE  GEOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

secondaire  va  recevoir  à  gauche  les  rivières  de  Sorraia  et  de  Santo  Estevao 
et  limite,  à  Test,  l'île  de  Lezirias,  terre  basse  et  presque  inhabitée  où  ser- 
pentent des  canaux  marécageux.  Vers  la  partie  méridionale  de  l'île,  les  deux 
bras  qui  l'entourent  sont  déjà  la  mer;  le  flot  les  élargit  deux  fois  par  jour 
et  s'étale  au  loin  sur  les  plages.  Les  eaux  fluviales  se  perdent  dans  le  vaste 
estuaire  de  Lisbonne,  auquel  on  a  gardé  le  nom  de  Tage,  mais  qui  est 
vraiment  un  golfe  dont   l'eau  est  plus  ou  moins   salée,  suivant  l'alter- 

N°    169.    ESTUAIRE    DU    TAGE. 


Echelle    de    58o.ooo 


nance  des  crues  et  des  étiages  ;  déjà  tout  près  de  l'extrémité  septentrio- 
nale du  vaste  bassin,  entre  Sacavem  et  Alhandra,  des  salines  bordent  la 
rive.  Le  contraste  de  la  mer  et  du  courant  fluvial  se  montre  nettement  : 
d'un  côté  sont  les  eaux  profondes  où  voguent  les  navires;  de  l'autre,  le  flot 
rapide  courant  sur  un  lit  de  sable,  que  les  paysans  traversent  à  gué  pen- 
dant les  mois  de  sécheresse. 

Le  Tage  est  une  des  rivières  qui,  par  la  direction  de  leur  cours,  témoignent 


h     .2 


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O       J3 


MONTAGNES  DE  L'ESTREMADURE:  951 

le  plus  clairement  de  la  tendance  qu'ont  les  eaux  courantes  de  l'hémisphère 
boréal  à  empiéter  sur  les  terres  de  leur  rive  droite.  Jadis,  lorsque  la  grande 
mer  intérieure  qui  recouvrait  les  plateaux  de  la  Nouvelle-Castille  se  vida 
par  l'issue  du  Tage,  ce  fleuve  dut  rouler  une  quantité  d'eau  fort  considé- 
rable qui  déblaya  une  partie  des  collines  de  la  Lusitanie.  Or  la  configuration 
du  sol  permet  de  voir,  comme  sur  une  carte  en  relief,  que  les  courants  ont 
passé  en  déluge  sur  les  terres  de  la  rive  gauche  et  en  ont  nivelé  les  saillies, 
puisqu'ils  ont  incessamment  gagné  vers  la  droite,  c'est-à-dire  vers  le  nord, 
pour  longer  la  base  des  montagnes  et  des  collines  du  système  de  l'Estrella. 
Les  deux  rives  du  Tage  offrent  le  même  contraste  que  les  bords  des  fleuves 
de  la  Sibérie  :  la  rive  gauche  ou  celle  d'outre-Tage  (Alemtejo)  est  la  côte 
«  d'aval  »;  la  rive  droite  est  la  berge  «  d'amont  »;  de  ce  côté  se  trouvent  les 
pentes  rapides,  les  falaises  et  des  hauteurs  de  plusieurs  centaines  de  mètres, 
que  la  majesté  de  leur  aspect  permet  presque  de  qualifier  de  montagnes. 

La  petite  chaîne  irrégulière  qui  forme  l'ossature  de  la  péninsule  com- 
prise entre  le  Tage  et  l'Océan,  au  nord  de  Lisbonne,  ne  se  relie  aux  monts 
de  l'Estrella  que  par  un  seuil  raviné,  où  passe  le  chemin  de  fer  de  Santarem 
à  Porto,  et  où  s'entremêlent  les  sources  des  deux  versants.  Au  sud  de  Leiria, 
les  collines,  déjà  plus  hautes,  servent  de  contre-forts  à  un  sommet  domi- 
nateur, la  Serra  do  Aire  ou  «  Montagne  du  Vent  »,  d'où  l'on  voit  s'étendre  à 
ses  pieds,  comme  un  immense  tapis  brodé,  les  campagnes  verdoyantes  qu'ar- 
rose le  Tage  et  les  landes  rousses  de  l' Alemtejo.  Au  sud,  le  Monte  Junto  est 
un  autre  point  culminant  des  hauteurs  de  l'Estremadure  ;  il  projette  à 
l'ouest  un  seuil  latéral,  qui  va  former  une  saillie  triangulaire  en  dehors  de 
la  côte,  et  se  rattache  par  une  plage  basse  à  File  rocheuse  du  cap  Carvoeiro. 
Cette  île,  moins  grandiose  d'aspect  que  l'Argentaro  et  le  Circello  du  lit- 
toral italien,  mais  non  moins  curieuse  au  point  de  vue  géologique,  porte  la 
forteresse  et  la  petite  ville  de  Péniche,  où  les  femmes,  presque  isolées  du 
monde,  passent  leur  temps  à  faire  de  la  dentelle.  Au  large,  une  barre  sous- 
marine  réunit  le  cap  Carvoeiro  à  l'île  de  Berlinga,  environnée  d'écueils,  et 
aux  Faiïlhâos,  également  redoutés  des  marins.  Un  pittoresque  château  fort, 
qui  sert  en  même  temps  de  prison,  s'élève  sur  l'île  de  Berlinga,  au-dessus 
d'un  petit  havre  de  pêcheurs. 

Entre  l'estuaire  de  Lisbonne  et  la  mer,  la  péninsule  rétrécie  n'offre  plus 
qu'un  dédale  de  collines  peu  élevées,  mais  présentant  néanmoins  de  grandes 
difficultés  aux  communications,  à  cause  de  l'étroitesse  des  vallées  et  de  leurs 
brusques  contours.  C'est  dans  cette  région  tourmentée  que  Wellington  éta- 
blit, pendant  la  guerre  péninsulaire,  ses  fameuses  lignes  de  Torres  Vedras, 
qui  transformaient  tout  le  district  de  Lisbonne  en  un  vaste  camp  retranché. 


952  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

Au  sud  de  ces  collines ,  dont  chacune  portait  sa  redoute,  se  dressent 
d'autres  collines.  Toute  la  contrée  s'élève  jusqu'au  massif  des  admirables 
hauteurs  de  Cintra,  devenues  si  fameuses  par  leurs  palais,  leurs  vallons 
ombreux,  leur  climat  délicieux,  et  le  souvenir  des  événements  qui  s'y  sont 
accomplis.  Une  partie  de  ce  massif,  comprenant  les  hauteurs  de  Lisbonne 
jusqu'à  Sacavem,  au  bord  septentrional  de  l'estuaire,  est  occupée  par  des 


N°    170.    PENICHE  ET    LES  BERLINGAS . 


Echelle  de  ilt.1.860 


masses  basaltiques,  qu'ont  rejetées  d'anciens  volcans.  Durant  l'époque  géolo- 
gique actuelle,  aucun  nouveau  flot  de  lave  ne  s'est  épanché  des  crevasses  de 
ces  montagnes,  mais  il  est  probable  que  les  terribles  tremblements  de  terre 
de  1551  et  de  1755  avaient  leur  cause  dans  l'agitation  des  matières  bouil- 
lantes et  des  gaz  enfermés  sous  les  couches  superficielles.  La  première  série 
de  secousses  dura  huit  jours,  et  renversa  un  grand  nombre  d'édifices.  Quant 
à  l'ébranlement  du  siècle  dernier,  on  sait  quels  désastres  en  furent  la  con- 


COLLINES   DE  LISBONNE.  953 

séquence;  peut-être  aucune  des  violences  de  la  nature  ne  fit  plus  d'im- 
pression sur  les  esprits  des  peuples  de  l'Europe.  Dès  le  premier  choc,  qui 
pourtant  ne  dura  pas  plus  de  quatre  à  cinq  secondes,  une  grande  partie  de 
Lisbonne  était  en  ruines;  plus  de  quinze  mille  habitants,  même  trente  ou 
quarante  mille,  suivant  quelques  historiens,  étaient  écrasés  sous  les  débris 
de  5,850  édifices;  une  minute  après,  une  vague  de  douze  mètres  de  hauteur 
s'élançait  de  la  mer  et  noyait  les  fuyards  entassés  sur  le  quai.  Un  seul 
quartier,  l'Àlhama,  ou  Mouraria,  l'ancien  lieu  de  résidence  assigné  aux 
Maures,  au  pied  de  la  citadelle,  échappa  au  désastre.  L'incendie,  qui  s'éleva 
des  foyers  engloutis,  dévora  des  milliers  de  maisons  que  la  secousse  avait 
laissées  debout  ;  pour  empêcher  le  pillage,  le  marquis  de  Pombal  fit  éri- 
ger la  potence  au  milieu  des  ruines  :  sans  l'énergie  de  cet  homme,  la  cour 
se  serait  enfuie,  dit-on,  pour  transférer  le  siège  du  gouvernement  à  Rio  de 
Janeiro.  Du  centre  de  vibration,  qui  probablement  se  trouvait  sous  Lisbonne 
même  ou  dans  le  voisinage  immédiat,  les  oscillations  du  sol  se  propagèrent 
sur  un  espace  immense,  que  les  historiens  de  la  terrible  catastrophe  ont 
diversement  évalué,  mais  qui  ne  peut  avoir  été  moindre  de  5  millions  de 
kilomètres  carrés.  Porto  fut  partiellement  démolie;  le  havre  d'Alvor,  dans 
les  Algarves,  fut  comblé;  les  murs  de  Cadiz  furent  jetés  bas;  et  l'on 
affirme  que  presque  toutes  les  grandes  villes  du  Maroc  tombèrent  de  la 
secousse.  Une  certaine  activité  intérieure  du  sol  se  manifesterait  encore, 
s'il  est  vrai  que  les  roches  «  poussent  »  au  fond  de  l'anse  de  Seixal,  dans 
la  partie  de  l'estuaire  située  au  sud  de  Lisbonne,  et  qu'il  ait  fallu  inter- 
rompre pour  cette  raison  la  construction  des  navires  qui  se  faisait  dans 
cette  baie. 

La  configuration  de  la  côte  et  des  montagnes,  du  «  Roc  de  Lisbonne  » 
au  cap  d'Espichel,  fait  présumer  que,  dans  l'antiquité  géologique,  des 
changements  bien  plus  grands  encore  se  sont  opérés  dans  la  forme  de  la 
contrée.  La  courbure  si  admirablement  régulière  du  littoral  qui  se  déve- 
loppe au  large  de  l'entrée  de  Lisbonne,  forme  dans  son  ensemble  un  seul 
trait  géographique  violemment  scindé  en  deux  parties  par  le  goulet  de 
l'estuaire.  Ce  détroit  lui-même,  plus  géométriquement  taillé  que  celui  de; 
Gibraltar,  s'ouvre  comme  une  sorte  de  défilé  régulier,  comme  une  «  cluse» 
entre  l'Océan  et  la  mer  intérieure  de  Lisbonne;  il  semble  s'être  insinué  par 
une  fissure  entre  le  massif  de  Cintra  et  l'arête  isolée  des  monts  d'Àrrabida, 
qui  limitent  au  nord  la  baie  de  Setûbal,  et  dont  la  masse  principale  se 
compose  de  roches  crétacées,  semblables  à  celles  de  la  péninsule  du  nord. 
Très-probablement  les  deux  groupes  de  collines  faisaient  partie  du  même 
système  de  montagnes,  et  le  Tage,  qui  se  déverse  actuellement  dans  la  mer 
i.  120 


954 


NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 


par  l'estuaire  de  Lisbonne,  allait  la  rejoindre  autrefois  par  celui  de  Sado,  à 
travers  les  vastes  plaines  d'origine  tertiaire  qui  constituent  le  sol  de  l'Alem- 
tcjo.  Quoi  qu'il  en  soit,  peu  de  régions  du  littoral  méritent  plus  que  la 
côte  de  Lisbonne  d'être  étudiées,  et  promettent  aux  géologues  une  histoire 
plus  attachante  - 

11  ne  reste  plus  de  la  catastrophe  du  siècle  dernier  que  des  traces  insigni- 
fiantes, et  la  capitale  du  Portugal,  quoique  peuplée  seulement  des  deux  tiers 
des  habitants  qu'elle  eut  au  commencement  du  seizième  siècle,  s'est  COrn- 


HO    171.    ENTREE   DU    TAGE , 


Eci.de  1.J82.400 


plétement  relevée  de  ses  ruines.  Môme  les  quartiers  du  centre,  qui  avaient 
été  renversés  de  fond  en  comble,  sont  remplacés  par  des  blocs  d'édifices 
réguliers,  ayant  sinon  une  beauté  architecturale,  du  moins  cette  majesté 
froide  que  donnent  la  symétrie  des  lignes  et  la  longueur  des  perspectives. 
L'antique  cité  d'Olissipo,  qu'une  légende  classique  dit  avoir  été  fondée  par 
le  sage  Ulysse,  occupe  maintenant,  au  bord  du  Tage,  un  espace  d'environ 
5  kilomètres  ;  mais  si  l'on  considère  comme  une  dépendance  naturelle  de 
la  capitale  les  faubourgs  qu'elle  projette,  à  l'est  et  à  l'ouest,  le  long  du 
rivage,  la  ville  n'a  pas  moins  de  14  kilomètres,  de  Poço  do  Bispo  à  la  Tour 
de  Bellem  (ou  Belem).  Dans  l'intérieur  des  terres,  Lisbonne,  que  l'on  ne 
pouvait  manquer,  en  la  comparant  à  Rome,  de  dire  également  bâtie  sur  sept 


ESTUAIRE  DU  TAGE,  LISBONNE.  955 

collines,  emplit  les  vallons,  et  gravit  les  hauteurs  jusqu'à  2  ou  5  kilomètres 
en  moyenne;  en  outre,  elle  s'est  agrandie  aux  dépens  de  l'estuaire,  en  conso- 
lidant et  en  rattachant  à  la  terre  ferme  les  laisses  indécises  qui  découvraient 
à  basse  mer.  Une  admirable  promenade,  l'Aterro  de  Boa  Yista,  qui  se  pro- 
longe de  Lisbonne  vers  Bellem,  sur  un  espace  de  plus  d'un  kilomètre,  a 
pris  la  place  de  vases  nauséabondes.  C'est  de  l'estuaire  du  Tage,  ou  mieux 
encore  des  collines  du  sud,  qu'il  faut  contempler  le  panorama  de  la  ville. 
Vues  ainsi  à  distance,  Lisbonne,  ses  tours,  ses  coupoles,  ses  promenades, 
présentent  un  spectacle  vraiment  enchanteur,  qui  justifie  bien  le  mot  des 
Portugais  : 

Que  nâo  tem  visto  Lisbôa, 
Nâo  tem  visto  cosa  boa! 

(Qui  n'a  pas  vu  Lisbonne,  n'a  rien  vu  de  beau!) 

Il  est  vrai  que  l'intérieur  de  la  superbe  métropole  ne  répond  pas  à  l'im- 
posante beauté  de  l'extérieur.  Lisbonne  possède  une  grande  place  de  nobles 
proportions,  dite  Largo  do  Comercio  ;  elle  a  tous  les  édifices  qui  appartien- 
nent à  l'organisme  d'une  capitale  et  d'un  grand  port  de  commerce,  palais, 
églises  et  cathédrale,  bourse  et  douane,  université,  collège  et  théâtres; 
mais,  à  l'exception  de  la  chapelle  de  Sào  Joao  Baptista,  qui  fut  érigée  dans 
l'église  de  Sào  Roque,  elle  n'a  point  d'édifice  vraiment  remarquable.  La 
fameuse  chapelle,  l'une  des  constructions  les  plus  somptueuses  qui  existent, 
a  été  en  entier  montée  à  Rome,  où  elle  fut  temporairement  exposée  dans 
la  basilique  de  Saint-Pierre,  et  d'où  elle  fut  expédiée  par  fragments  :  co- 
lonnes, autel,  panneaux,  pavé,  tout  n'y  est  que  marbre,  porphyre,  jaspe, 
cornaline,  lapis-lazuli.  En  dehors  de  la  ville,  la  seule  construction  vrai- 
ment grandiose  et  célèbre  à  bon  droit  est  l'aqueduc,  os  Arcos  das  Agoas 
Livres,  qui  apporte  à  la  ville  l'eau  pure  puisée  près  de  Bellas,  à  une  quin- 
zaine de  kilomètres  vers  le  nord-ouest.  Dans  la  plus  grande  partie  de  son 
cours,  l'eau  coule  en  souterrain,  mais,  en  approchant  de  Lisbonne,  elle 
franchit  une  vallée  sur  un  pont  superbe  de  trente-cinq  arches  de  marbre, 
dont  l'une  n'a  pas  moins  de  75  mètres  de  hauteur.  Il  a  été  construit  sous  le 
règne  de  Joao  V,  le  Rei  Edificador,  pendant  la  première  moitié  du  dix- 
huitième  siècle.  Le  tremblement  de  terre  de  1755  ne  lui  fit  aucun  dom- 
mage. 

Si  Lisbonne  est  relativement  pauvre  en  monuments  curieux,  elle  possède  en 
compensation  d'inestimables  privilèges  donnés  par  la  nature  ;  peu  de  villes 
ont  été  mieux  dotées  que  ne  l'a  été  la  célèbre  cité.  De  même  que  les  condi- 
tions du  sol  et  du  climat  expliquent  en  grande  partie  les  destinées  du  Por- 


955  NOUVELLE   GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

tugal,  de  même  l'histoire  de  Lisbonne  se  lit  dans  les  traits  du  milieu 
géographique.  En  premier  lieu,  cette  capitale  se  trouve  à  peu  près  exacte- 
ment sur  la  ligne  médiane  de  tout  le  littoral  portugais,  h  l'endroit  autour 
duquel  devaient  le  mieux  s'équilibrer  toutes  les  forces  du  pays.  En  outre, 
Lisbonne  a  le  précieux  avantage  de  posséder  un  port  excellent,  accessible 
aux  plus  grands  navires,  puisque  la  profondeur  du  chenal  d'entrée  dépasse 
partout  50  mètres;  il  est  parfaitement  protégé  contre  les  vents  dangereux  du 
sud-ouest,  et  se  prolonge  jusqu'à  plus  de  10  kilomètres  en  amont  de  la  ville; 
les  navires  y  sont  amenés  par  la  marée  et  en  sont  remportés  par  le  jusant. 
Ce  port  est  à  la  fois  un  estuaire  et  la  bouche  de  l'un  des  fleuves  de  la 
Péninsule  qui  se  prêtent  le  mieux  au  commerce  dans  la  partie  inférieure  de 
leur  cours;  les  chalands,  portant  les  denrées  locales,  et  les  bâtiments  long- 
courriers  viennent  à  l'encontre  les  uns  des  autres  dans  la  même  rade. 
Les  flottes  réunies  dans  le  port  de  Lisbonne  ne  sont  pas  seulement  à  l'abri 
des  orages;  grâce  à  l'heureuse  configuration  du  littoral,  il  est,  en  outre, 
facile  de  les  défendre  contre  les  attaques  du  dehors.  Des  deux  côtés  la  terre 
s'avance  en  promontoire,  comme  pour  fermer  l'estuaire,  et  ne  laisse  aux 
navires,  entre  les  charmants  rivages  de  ses  collines,  qu'un  étroit  goulet 
de  passage,  dont  la  largeur  varie  de  1  à  5  kilomètres,  et  que  l'on  a  bordé 
de  bastions  et  de  forts.  Deux  ouvrages  de  défense  croisent  leurs  feux,  à 
l'entrée  même  du  détroit  :  sur  un  promontoire  du  nord,  le  fort  Sào  Juliâo; 
sur  un  îlot  de  la  pointe  méridionale,  la  Tour  do  Bugio. 

Toutefois  l'importance  naturelle  de  Lisbonne  ne  lui  vient  que  pour  une 
faible  part  de  sa  position  par  rapport  au  reste  du  Portugal  :  elle  lui  vient  sur- 
tout de  la  situation  qu'elle  occupe  relativement  à  l'Europe  et  au  monde.  Tant 
que  le  grand  mouvement  de  l'histoire  ne  dépassa  point  le  bassin  de  la  Médi- 
terranée, pendant  la  période  gréco-romaine  et  presque  tout  le  moyen  âge, 
Lisbonne,  ne  se  trouvant  pas  encore  sur  un  des  grands  chemins  des  nations, 
ne  pouvait  évidemment  sortir  de  son  obscurité  ;  mais  dès  que  les  Colonnes 
d'Hercule  eurent  cessé  d'arrêter  les  marins,  dès  que  les  navigateurs  italiens 
eurent  enseigné  leur  art  aux  Portugais,  le  beau  port  du  Tage  fut  l'un  des 
principaux  points  de  départ  des  navires  de  découverte.  Lisbonne  devenait 
le  véritable  observatoire  de  l'Europe  vers  les  mers  atlantiques.  Nulle  cité 
n'était  mieux  placée  pour  les  explorateurs  qui  voulaient  se  rendre  aux 
Àçores,  à  Madère,  aux  Canaries,  pour  ceux  qui  avaient  à  suivre  les  côtes  du 
Maroc,  prolongation  naturelle  du  littoral  portugais  vers  le  sud,  et  qui,  de 
promontoire  en  promontoire,  cherchaient  à  contourner  le  continent  africain. 
On  sait  avec  quel  succès  les  marins  de  Lisbonne  accomplirent  leur  œuvre  de 
découverte  :  ils  finirent  par  donner  à  leur  mère  patrie  un  littoral  immense» 


LISBONNE.  951) 

d'un  développement  beaucoup  plus  considérable  que  la  circonférence  même 
de  la  terre.  En  Afrique,  en  Amérique,  en  Asie,  dans  les  îles  de  l'extrême 
Orient,  les  territoires  censés  appartenir  à  l'imperceptible  Portugal  occu- 
paient une  prodigieuse  étendue,  dont  nul  géographe  n'eût  pu  tenter  de  se 
rendre  compte.  De  pareilles  conquêtes  étaient  du  domaine  de  l'épopée  ;  il 
fallait  un  Camôes  pour  les  chanter. 

Cette  époque  de  gloire  ne  dura  pas  longtemps.  La  fière  Lisbonne,  que  les 
peuples  orientaux  désignaient  sous  le  nom  de  «  Résidence  des  Francs  », 
comme  si  elle  eût  été  la  capitale  de  l'Europe,  perdit  sa  prééminence  vers  la 
fin  du  seizième  siècle.  Comparable  à  une  petite  barque  de  trop  forte  voilure, 
la  puissance  du  Portugal  chavira  soudain.  Ecrasée  par  le  terrible  régime  de 
Philippe  II,  corrompue,  en  outre,  par  des  mœurs  trop  luxueuses,  énervée 
parle  mépris  du  travail  qu'engendre  l'emploi  du  labeur  des  esclaves,  Lis- 
bonne eut  à  céder  une  grande  partie  de  son  commerce  à  ses  rivales  d'Espa- 
gne, tandis  que  les  marins  hollandais  lui  enlevaient,  en  Amérique  et  aux 
Indes,  ses  plus  riches  colonies  :  le  monopole  qu'elle  avait  exercé  pendant  plus 
d'un  demi-siècle  lui  était  à  jamais  ravi.  Mais,  en  dépit  de  tous  ses  désastres, 
en  dépit  du  tremblement  de  terre  qui  jeta  bas  ses  édifices,  Lisbonne  a  tou- 
jours tenu  un  rang  élevé  parmi  les  villes  commerçantes.  Certes,  ses  quais 
sont  loin  d'avoir  l'animation  de  ceux  de  Marseille,  de  Liverpool  ou  de  la  Ha- 
vane; les  eaux  de  sa  rade  ne  sont  pas  incessamment  sillonnées  par  les  va- 
peurs, et  la  forêt  de  mâts  est  encore  loin  d'y  avoir  l'étendue  qu'elle  eut  aux 
grandes  époques  de  la  prospérité  nationale  ;  mais  il  faut  reconnaître  que 
Lisbonne  n'est  pas  encore  à  même  de  tirer  parti  de  tous  ses  avantages1.  Sans 
doute  la  grande  cité  du  Portugal  est  devenue  le  point  d'attache  de  plu- 
sieurs lignes  de  grands  paquebots  transocéaniques  ;  en  outre,  elle  est  la 
tête  de  ligne  du  réseau  des  chemins  de  fer  européens;  mais  quels  détours 
bizarres  fait  encore  la  voie  ferrée  pour  aller  rejoindre  Madrid  par  les  soli- 
tudes de  l'Estremadure  espagnole  et  les  plateaux  de  la  Manche!  Une  voie  de 
communication  directe  par  Salamanque  vers  la  France  et  le  reste  de  l'Eu- 
rope manque  toujours  à  Lisbonne;  d'ailleurs,  cette  route,  qui  abrégera  de 
480  kilomètres  la  distance  entre  Lisbonne  et  Paris,  eût-elle  existé  depuis 
longtemps,  les  fréquentes  révolutions  de  l'Espagne  en  auraient  détourné 
les  voyageurs  et  les  marchandises.  C'est  donc  à  l'avenir  qu'il  appartient 
encore  de  faire  du  port  de  Lisbonne  un  grand  lieu  d'échange  entre  les  na- 
tions. L'importance  croissante  du  Brésil,  avec  lequel  le  Portugal  a  gardé 
tant  de  rapports  intimes,  ne  peut  manquer  de  réagir  favorablement  sur  la 

*  Commerce  de  Lisbonne  en  1872 113,100,000  fr. 

Mouvement  des  navires  » 5,675  navires  jaugeant  2,296,450  tonnes. 


960  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

prospérité  de  l'ancienne  métropole.  Quand  la  colonie  se  fut  affranchie  des 
liens  du  monopole,  Lisbonne,  privée  de  son  commerce  exclusif,  se  crut 
ruinée  du  coup;  mais  elle  peut  attendre  du  Brésil  libre  beaucoup  plus  que 
ne  lui  eût  donne  le  Brésil  asservi.  Cette  contrée  d'outre-mer  est  le  meilleur 
client  du  Portugal,  puisque  la  moitié  des  exportations  de  Lisbonne  lui  est 
destinée;  pour  l'importation,  le  Brésil  est  au  deuxième  rang,  quoique  de 
beaucoup  dépassé  par  l'Angleterre. 

Quanta  l'Espagne,  qui  pourtant  confine  au  Portugal  sur  près  de  1,000  ki- 
lomètres d'étendue,  Lisbonne  ne  fait  avec  elle,  pour  ainsi  dire,  aucun  com- 
merce maritime,  et,  par  le  chemin  de  fer,  elle  ne  lui  expédie  guère  que  les 
porcs  de  l'Alemtejo.  Récemment  encore,  il  n'y  avait  que  très-peu  de  relations, 
même  de  simple  voisinage,  entre  Lisbonne  et  la  partie  espagnole  de  la  Pé- 
ninsule ;  mais  les  dernières  guerres  civiles  ont  forcé  un  si  grand  nombre  de 
familles  castillanes  à  chercher  un  refuge  en  Lusitanie,  que  les  mœurs  loca- 
les en  ont  été  changées.  Naguère  on  ne  voyait  que  des  hommes  dans  les 
rues  de  Lisbonne  ;  les  dames  portugaises  restaient  presque  enfermées  comme 
aux  temps  de  la  domination  musulmane;  mais  l'exemple  des  alertes  et  li- 
bres Espagnoles  a  trouvé  de  nombreuses  imitatrices  et  la  physionomie  de 
Lisbonne  y  a  beaucoup  gagné. 

Les  villes  qui  entourent  la  capitale  ne  sont  pas  moins  célèbres  par  la  beauté 
de  leurs  sites  que  la  métropole  du  Portugal  ne  l'est  elle-même  par  son 
commerce  et  son  importance  historique.  Placée  dans  cette  zone  heureuse  où 
n'atteignent  plus  les  froidures  du  pôle,  et  qui  n'a  point  à  subir  les  séche- 
resses et  les  brouillards  sans  fin,  l'Estrcmadure  portugaise  est  une  des 
contrées  de  l'Europe  dont  le  climat  se  rapproche  le  plus  de  celui  des  «  îles 
Fortunées  »  et  des  «  bienheureuses  Antilles  »  ;  malheureusement  les  oscil- 
lations de  température  y  sont  parfois  très-brusques.  La  neige  est  si  rare  à 
Lisbonne,  qu'on  lui  donnait  le  nom  dechuva  branca,  ou  de  «pluie  blanche  »; 
on  la  voit  de  loin  resplendir  sur  les  sommets  de  la  serra  Estrella  et  de 
la  serra  de  Lousao;  mais  quand  elle  tombe,  par  exception,  sur  le  littoral, 
le  peuple  y  reconnaît  un  signe  de  mauvais  augure.  Encore  au  siècle  dernier, 
le  prodige  d'une  neige  abondante  effrayait  tellement  les  habitants  de 
Lisbonne,  qu'ils  se  précipitaient  dans  les  églises,  s'imaginant  que  la  fin  du 
monde  approchait. 

Un  autre  grand  avantage  de  climat  que  possèdent  les  villes  de  plaisance 
des  environs  de  Lisbonne  est  celui  que  leur  donne  l'alternance  régulière  des 
brises.  A  partir  du  mois  de  mai,  pendant  toute  la  belle  saison,  le  vent 
souffle  de  terre  au  lever  du  soleil;  vers  le  milieu  de  la  journée  il  a  tourné 
au  sud;  le  soir,  il  vient  de  l'ouest  et  du  nord-ouest,  et  pendant  la  nuit, 


HISTOIRE  ET  CLIMAT  DE  LISBONNE. 


961 


c'est  un  vent  du  nord  :  cette  brise  tournante,  à  laquelle  on  attribue  une 
action  des  plus  salubres  sur  l'atmosphère,  accomplit  une  rotation  complète 
durant  les  vingt-quatre  heures  ;  aussi  lui  donne-t-on  le  nom  de  viento 
roteiro  ou  «  vent  giratoire  ».  Quant  aux  vents  généraux,  ils  sont  beaucoup 
moins  réguliers.  Ainsi,  les  courants  polaires,  arrêtés  par  les  serras  transver- 
sales de  la  contrée,  ne  peuvent  suivre  leur  direction  normale  ;  ils  soufflent 
directement  du  nord  en  longeant  la  côte,  ou  bien  se  transforment  en  vent 


N°   172.    —   ZONES  DE   VEGETATION   DU   PORTUGAL. 


Gravé  pa-i>  ErkarA 


.....    Limites  d&t 'oranoer- 
...    Limite/  du/  laurier  rose' 


Limite;  de/  t'a^ccoe/  et  du/  nopal/ 
Limites  du/  dattier 


EcK.  <Le  x-  6  ooo  ooo 


d'est,  en  parcourant  tous  les  plateaux  de  l'intérieur  de  l'Espagne.  Ce  sont 
ces  courants  atmosphériques  venus  de  l'est  qui  apportent  les  lourdes  cha 
leurs  de  l'été.  A  Lisbonne,  le  thermomètre  marque  exceptionnellement 
jusqu'à  58  degrés1;  en  1798,  il  s'est  même  élevé  à  40  degrés  :  les  observa- 


Température  moyenne  de  Lisbonne. 

»  la  plus  haute.    .    .    . 

»  la  plus  basse.    ... 

Jours   sans    nuages 

Pluies 


15°,65 
39- 
—  2°,5 
150 

769  mill. 
121 


962  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

lions  comparées  montrent  que  si  la  moyenne  de  chaleur  est  plus  haute  à 
Rio  de  Janeiro,  c'est  à  Lisbonne  que  se  fait  le  plus  sentir  l'ardeur  des  jours 
caniculaires. 

La  pénétration  mutuelle  des  climats  du  nord  et  du  sud  dans  cette  zone 
fortunée  donne  un  double  aspect  à  la  végétation.  Le  dattier  commence 
à  se  montrer  dans  les  jardins  de  la  basse  Estremadure;  le  palmier  chamœ- 
rops  croît  librement  sur  les  plages  ;  l'agave,  dressant  son  superbe  candé- 
labre de  fleurs,  de  même  que  sur  les  côtes  mexicaines,  est  assez  commun 
pour  avoir  donné  naissance  à  une  industrie  spéciale,  celle  des  dentelles  en 
«  fil  d'agave  »  ;  les  camellias  y  sont  plus  beaux  que  dans  toute  autre  partie 
de  l'Europe  ;  les  nopals  aux  raquettes  armées  de  dards  entourent  les 
champs,  comme  en  Sicile  et  en  Algérie.  Les  arbres  fruitiers  des  pays  médi- 
terranéens y  mûrissent  leurs  fruits  à  la  perfection;  môme  les  manguiers 
des  Antilles,  introduits  récemment,  ont  trouvé  dans  le  Portugal  un  climat 
qui  leur  convient.  Les  oranges  ont  mérité  d'être  appelées  en  plusieurs 
langues  et  même  jusqu'en  Egypte  des  portogalli,  comme  si  la  Lusitanie 
était  la  contrée  où  les  hommes  avaient  vu  pour  la  première  fois  la  mer- 
veilleuse pomme  d'or.  D'après  plusieurs  linguistes,  le  nom  que  l'on  donne 
aux  oranges  dans  mainte  partie  de  l'Indoustan,  chintarah  ou  chantarah, 
ne  serait  qu'une  corruption  du  mot  Cintra.  A  l'époque  de  leur  prépon- 
dérance commerciale  dans  l'Inde,  les  Portugais  avaient  si  bien  célébré 
la  magnificence  et  la  fécondité  de  leurs  jardins  royaux,  que  les  habitants  de 
Goa  s'en  souviennent  encore. 

De  toutes  ces  villes  entourées  de  quintas  et  de  parcs,  Bellem  (Bethléem) 
est  la  plus  rapprochée  de  Lisbonne;  elle  n'en  est  séparée  que  par  un 
ruisselet  auquel  un  pont  mauresque  valut  le  nom  d'Alcântara.  C'est  aussi 
la  plus  connue  de  tous  ceux  qui  arrivent  à  Lisbonne  par  mer,  car  elle  est 
située  en  avant  de  la  capitale,  sur  le  rivage  même  du  canal  de  l'estuaire  et 
on  aperçoit  de  loin  son  admirable  tour  carrée,  de  style  un  peu  arabe,  puis- 
sante par  la  masse  et  très  richement  ornée.  C'est  près  de  cette  tour,  fondée 
par  le  roi  Jean,  «  le  Prince  Parfait  »,  que  se  trouve  l'emplacement  d'où 
Vasco  de  Gama  partit  pour  la  mémorable  expédition  qui  donna  aux  Portu- 
gais le  chemin  des  Indes-Orientales  :  un  magnifique  couvent  de  Hiéroni- 
mites  bâti  par  Manoel  le  «  Fortuné  »,  le  «  seigneur  de  la  conquête,  de  la 
navigation  et  du  commerce  de  l'Ethiopie,  de  l'Arabie,  de  la  Perse  et  de 
l'Inde  »,  rappelle  ces  temps  légendaires  de  la  gloire  passée  du  Portugal.  Le 
couvent  a  été  changé  en  établissement  d'éducation. 

Oeiras,  au  débouché  de  sa  petite  rivière  descendue  des  hauteurs  de 
Cintra,  garde  l'entrée  septentrionale  de  l'estuaire  du  Tage  par  son  fort  de 


13ELLEM,    0E111AS,    CINTRA,   MAFRA.  905 

Sâo  Juliào;  plus  Join  est  Carcavelios,  aux  excellents  vins  ;  puis,  déjà  sur  la 
grève  de  l'Atlantique,  vient  la  ville  de  Cascàes,  dont  le  petit  port  est 
protégé  par  une  citadelle.  Au  delà  le  rivage  est  désert;  seulement  des 
tours  de  garde  s'élèvent  de  distance  en  distance  au  bord  des  plages  et 
des  falaises.  En  revanche,  les  collines  abruptes  de  Cintra  qui  se  dressent 
au  nord  de  cette  partie  du  littoral  sont  une  des  régions  les  plus  populeuses 
de  la  Péninsule,  une  des  celles  où  le  mouvement  des  voyageurs  est  le  plus 
actif.  En  s'élevant  de  Lisbonne  vers  les  hauteurs  de  Cintra,  soit  par  la 
grande  route  de  voitures,  soit  par  le  chemin  de  fer  à  rail  unique  construit 
par  l'ingénieur  Larmanjat,  on  voit  se  succéder  à  droite  et  à  gauche  les 
châteaux  et  les  villas  de  Bemfica,  le  palais  royal  de  Queluz,  les  maisons  de 
plaisance  de  Bellas,  où  sourdent  des  eaux  minérales  et  la  fontaine  qui 
alimente  l'aqueduc  de  Lisbonne.  Cintra  même  est  entourée  de  petites  villes 
d'hôtels  et  de  jardins,  San  Pedro,  Arrabalde,  Santa  Estephania.  Au  sud  de 
ces  groupes  d'habitations  s'élève  la  colline  qui  porte  le  château  somptueux 
et  original  de  la  Penha,  palais  fantastique,  à  la  fois  indou,  persan,  italien, 
gothique,  dont  les  contrastes  bizarres  sont  adoucis  par  des  massifs  d'om- 
brages et  des  cascades  de  lianes  fleuries.  Les  nombreux  visiteurs  de  Cintra 
gravissent  aussi  l'éminence  où  se  trouvent  les  débris  de  l'ancien  château 
des  Maures  et  pénètrent  dans  les  cavernes  du  «  couvent  de  liège  »,  ainsi 
nommé  des  plaques  de  liège  qui  garnissaient  les  murailles  pour  parer  à 
l'humidité  de  la  pierre.  De  toutes  ces  hauteurs  la  vue  est  fort  belle  ;  elle 
est  tout  à  fait  grandiose  du  haut  des  falaises  que  termine  la  fameuse 
«  Quenouille  »  ou  Roca,  dont  les  marins  ont  fait  le  «  Roc  de  Lisbonne  :  » 
c'est  le  promontoire  le  plus  occidental  de  tout  le  continent  européen. 
Les  vagues  de  l'Atlantique  viennent  se  briser  sur  les  blocs  épars  à  sa  base 
et  leur  masse  rompue,  changée  en  écume,  s'engouffre  en  mugissant  dans 
les  cavernes  du  rocher  où  tourbillonnent  les  oiseaux  de  mer.  Sur  le  revers 
septentrional  du  promontoire  se  déroule  l'une  des  plus  belles  vallées  de 
la  Péninsule,  celle  de  Collares,  si  fameuse  par  ses  jardins  et  ses  bosquets 
d'orangers  :  c'est  le  «  San  Remo  »  du  Portugal. 

La  ville  de  Mafra,  située  plus  au  nord,  non  loin  des  bains  de  mer 
d'Ericeira,  .sur  un  plateau  stérile  et  monotone,  possède  aussi  un  énorme 
palais,  l'Escorial  des  rois  de  la  maison  de  Bragance,  transformé  actuelle- 
ment en  école  militaire.  Pour  achever  cette  prodigieuse  bâtisse,  pleine 
d'églises,  de  chapelles,  de  cellules  et  d'appartements  ecclésiastiques,  Joào.V 
dépensa  tout  l'argent  du  Portugal  ;  il  y  gagna  le  titre  de  «  roi  Très-Fidèle», 
que  lui  donna  la  cour  de  Rome.  Lorsqu'il  mourut,  il  n'y  avait  pas  même 
dans  le  trésor  de  quoi  faire   dire  une  messe  pour  le  repos  de  son   âme. 


964  [NOUVELLE   GLUJIiAl'lliE    l.MYEKSELLE. 

Bien  plus  curieux  que  l'immense  caserne  de  Mafra,  avec  son  millier  d'ap- 
partements et  ses  5,200  fenêtres,  sont  les  autres  édifices  de  fondation 
royale  qui  se  trouvent  à  une  centaine  de  kilomètres  plus  au  nord,  à  la  base 
occidentale  de  la  serra  do  Aire,  non  loin  des  célèbres  thermes  de  Caldas  da 
Rainha  et  de  la  vieille  cité  mauresque  d'Obidos.  Le  couvent  délaissé  d'Al- 
cobaça,  bâti  au  milieu  du  douzième  siècle  en  souvenir  de  victoires  rempor- 
tées sur  les  Maures,  est  un  beau  monument  d'un  gothique  austère,  encore 
embelli  par  le  charme  spécial  que  les  ruines  donnent  à  toute  architecture. 
Batalha,  autre  couvent  qui  rappelle  la  défaite  des  Castillans  dans  la  plaine 
d'Àljubarrota,  en  1385,  est  un  édifice  aux  sculptures  beaucoup  plus  riches. 
Les  ornements  des  portails,  du  cloître,  de  la  salle  du  chapitre,  de  la  cha- 
pelle dite  «  imparfaite  »  parce  que  le  roi  Manoel  la  laissa  inachevée,  sont 
tellement  ciselés,  fouillés,  travaillés  dans  tous  les  sens,  qu'ils  semblent 
figurer  des  étoffes  de  guipure.  Le  goût  de  toutes  ces  sculptures  est  douteux, 
mais  on  en  admire  le  merveilleux  fini.  D'ailleurs  on  exagère  souvent  la 
richesse  architecturale  du  couvent  de  Batalha  :  presque  tous  les  voyageurs 
le  décrivent  comme  bâti  en  marbre  blanc,  tandis  qu'il  est  en  réalité  construit 
d'une  pierre  de  sable  calcaire,  absolument  semblable  à  celle  qu'emploient 
tous  les  habitants  du  pays  pour  l'édification  de  leurs  masures. 

La  ville  de  Leiria,  dans  le  territoire  de  laquelle  est  situé  Batalha,  est 
elle-même  une  ville  ancienne  et  curieuse,  occupant  un  fort  beau  site  au 
confluent  des  deux  rivières  Liz  et  Lena,  à  la  base  d'un  coteau  que  termine 
un  vieux  palais  mauresque.  Ce  fut  jadis  la  résidence  de  Diniz,  le  «  roi 
Laboureur  »,  celui  auquel  on  doit  la  plantation  du  pinhal  de  Leiria, 
la  plus  belle  forêt  du  Portugal.  Après  une  longue  décadence,  cette  partie 
de  la  contrée  a  repris  une  certaine  activité;  dans  les  environs,  à  Marinha 
Grande,  s'élève  une  grande  verrerie,  qui  communique  par  chemin  de  fer 
avec  le  port  presque  circulaire  appelé  Concha  de  Sào  Martinho. 

Sur  le  versant  oriental  des  montagnes  qui  dominent  les  plaines  de  Batalha 
et  d'Alcobaça  se  trouve  Thomar,  autre  ville  jadis  fameuse  par  son  couvent  ; 
c'est  le  chef-lieu  de  ces  chevaliers  du  Christ  qui  se  firent  accorder  par  les  rois 
de  Portugal  le  droit  exclusif  de  la  conquête  et  de  l'exploitation  des  contrées 
lointaines  des  Indes  et  du  Nouveau  Monde,  et  qui,  après  de  grandes  actions 
d'éclat,  devinrent,  par  leur  âpreté  commerciale  et  leur  impitoyable  mono- 
pole, les  principaux  auteurs  de  la  décadence  de  leur  patrie.  Aujourd'hui 
Thomar,  arrosée  par  des  eaux  abondantes  qui  en  font  une  petite  Venise, 
est  une  ville  de  filatures;  mais  l'activité  commerciale  s'est  portée  surtout 
vers  les  localités  riveraines  du  Tage,  et  notamment  vers  Santarem,  qui  des 
pentes  de  sa  montagne,   appelée  la  «  Merveille  »,  contemple  le  cours  Lui- 


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TI10MA.R,  SETÛBAL.  967 

tueux  du  fleuve,  ses  îles  verdoyantes,  et  les  terres  bosselées  de  l'Alemtejo. 
Actuellement,  Santarem  et,  plus  haut  sur  le  fleuve,  la  ville  fortifiée 
d'Abrantes,  ont  pour  principale  occupation  d'alimenter  Lisbonne  de 
légumes  et  de  fruits.  Leurs  campagnes  sont  de  vraies  forêts  d'oliviers.  Les 
coteaux  de  Cartaxo,  au  sud-ouest  de  Santarem,  produisent  des  vins  estimés. 

Au  sud  de  l'estuaire  du  Tage,  la  faible  profondeur  des  eaax,  la  nature 
sablonneuse  du  sol,  les  marécages  qui  bordent  les  ruisseaux,  sont  de  grands 
obstacles  à  l'établissement  de  villes  considérables;  ces  plages  seraient  très- 
probablement  désertes,  si  Lisbonne  n'avait  besoin  de  se  compléter  sur  cette  rive 
par  des  ateliers,  des  magasins,  des  chantiers,  des  embarcadères.  Après  Almada, 
la  ville  de  plaisance,  qui  est  déjà  sur  le  goulet  de  l'estuaire,  plusieurs  villa- 
ges, Caparica,  Seixal,  Barreiro,  Aldea  Gallega,  Alcochete,  sont  ainsi  deve- 
nus des  faubourgs  de  la  capitale,  et  leur  prospérité  s'accroît  ou  diminue  avec 
celle  de  la  grande  ville.  D'autre  part,  on  peut  dire  que  le  portdeSetûbal,  si- 
tué plus  au  sud,  à  l'issue  de  l'estuaire  du  Sado  ou  Sadâo,  est  ruiné  par  le 
voisinage  de  Lisbonne  et  de  sa  magnifique  rade  Setûbal  a  des  avantages  de 
premier  ordre,  comme  lieu  d'exportation  d'une  riche  vallée;  son  port  est 
bien  abrité  par  l'abrupt  chaînon  de  montagnes  qui  se  dresse  au  nord-ouest 
et  la  langue  de  sable  recourbée  au  sud-ouest  ;  une  grande  baie,  ouverte 
entre  les  deux  caps  d'Espichel  et  de  Sines,  invite  les  navires  à  pénétrer  dans 
la  rade;  mais  Lisbonne  est  trop  rapprochée  :  le  Portugal  n'est  pas  assez 
riche  pour  alimenter  de  son  commerce  deux  cités  situées  à  une  faible  dis- 
tance l'une  de  l'autre.  Cezimbra,  placée  à  l'ouest  de  Setûbal,  sur  la  côte 
escarpée  qui  se  termine  au  cap  d'Espichel,  est  également  une  ville  déchue; 
enfin,  la  ville  de  Troja,  qui  précéda  Setûbal  comme  entrepôt  commercial 
de  l'estuaire  du  Sado,  repose  maintenant  sous  les  sables  de  la  dune;  les 
fouilles  entreprises  récemment  ont  mis  à  découvert  quelques  mosaïques 
romaines,  des  assises  de  marbre,  et  toute  une  rue  tracée  peut-être  par  les 
Phéniciens.  Le  botaniste  Link,  qui  vit  encore  quelques  débris  de  la  ville  à 
la  fin  du  siècle  précédent,  y  reconnut  des  restes  de  cours,  semblables  à 
celles  qui  se  trouvent  au  milieu  de  toute  maison  mauresque. 

Quoique  bien  peu  animée  en  comparaison  de  sa  grande  rivale  des  bords 
du  Tage,  Setûbal  a  pourtant  gardé  le  mouvement  d'échanges  que  lui  assu- 
rent ses  vins  muscats,  ses  oranges  délicieuses,  et  surtout  le  sel  de  ses  marais, 
très-renommé  dans  le  Nord  de  l'Europe  ;  c'est  un  précieux  élément  de  char- 
gement pour  les  navires.  On  dit,  et  non  pas  seulement  en  Portugal,  que  le 
sel  de  Setûbal  est  le  «  meilleur  du  monde  »  pour  la  salaison  des  poissons. 
Les  sauniers  de  Setûbal,  qui  pourraient  faire  plusieurs  récoltes  par  mois, 
se  bornent  à  en  faire  deux  par  année;  en  outre,  ils  ont  soin  de  ne  jamais 


968 


NOUVELLE  GÉOGRAPHIE    UNIVERSELLE. 


vider  les  eaux-mères  qui  restent  dans  les  compartiments  de  leurs  marais 
salants,  et  de  laisser  au  fond  le  tapis  de  conferves  qui  sépare  le  sel  des 
autres  chlorures,  et  produit  ainsi  des  cristaux  d'une  pureté  presque  chi- 
mique. Des  tapis  de  roseaux  protègent  les  camelles  contre  les  intempéries  i. 
Setûbal  et  Cezimbra  ont  aussi  dans  les  mers  voisines  d'énormes  quan- 
tités de  poissons  d'espèces  diverses.  Les  eaux  qui  baignent  le  Portugal 
sont  d'une  richesse  extraordinaire  en  vie  animale,  sans  doute  à  cause  de 
la  rencontre  des  courants  océaniques  apportant  chacun  leur  faune  particu- 


N°   173.   —    ESTDAIRE   DU   SADO. 


d'après  Foîtjue 


Plages  découvertes 
à  marée  basse 


Echelle  de  l'.35o.ooo 


lière.  De  toutes  ces  eaux,  les  plus  riches  peut-être  sont  celles  de  Setû- 
bal; en  comparaison,  la  Méditerranée  et  la  baie  de  Gascogne  sont  presque 
désertes.  Les  pêcheurs  de  Setûbal  exploitent  ces  trésors  de  la  mer  avec  une 
singulière  intelligence.  Bien  des  siècles  avant  que  les  savants  eussent 
imaginé  d'explorer  le  fond  des  mers  pour  en  étudier  les  organismes,  lors- 
que la  plupart  des  zoologistes  affirmaient  même  que  nulle  vie  animale  ne 
se  hasarde  dans  les  ténébreuses  profondeurs  de  l'Océan,  les  marins  de 
Setûbal  savaient  capturer,  à  500  et  600  mètres  au-dessous  de  la  sur- 
face marine,  d'énormes  requins  qui  ne  vivent  point  ailleurs  :  hissés  sur 

1         Production  du  sel  en  Portugal  (1870) .    .    ,    .       320,000  tonnes. 

"  dans  le  district  de  Setûbal 184,000       » 


SETUBAL,  ALEMTEJO.  969 

le  pont  de  l'embarcation  de  pêche,  ces  animaux  semblent  sur  le  point 
de  faire  explosion,  tant  ils  sont  gonflés  par  l'air  intérieur  qui  fait  équi- 
libre à  la  pression  des  couches  supérieures  de  l'eau  marine.  Quant  aux 
espèces  communes  de  la  surface,  c'est  par  myriades  qu'on  les  recueille.  Les 
sardines  se  pèchent  en  si  grande  quantité  dans  les  eaux  de  Cezimbra,  que 
le  peuple  les  utilise,  non-seulement  pour  sa  propre  nourriture,  mais  encore 
pour  celle  de  ses  cochons.  Aux  temps  de  sa  grande  prospérité  commerciale, 
le  Portugal  fournissait  de  poisson  une  grande  partie  de  l'Europe  ;  il  exer- 
çait même  une  sorte  de  monopole  pour  la  vente  de  la  morue  ;  ses  mar- 
chands allaient  en  porter  jusqu'en  Norvège.  Vers  la  fin  du  quatorzième 
siècle,  la  ville  de  Lisbonne  s'était  fait  concéder  par  traité  l'exploitation  de 
pèche  des  côtes  anglaises.  Chose  qui  paraît  étrange  aujourd'hui,  c'étaient 
alors  les  Portugais  qui  se  faisaient  les  initiateurs  industriels  des  popula- 
tions de  la  Grande-Bretague1! 


IV 


T.C  PORTUGAL  DU  MIDI,  L  ALEMTEJO  ET  L  ALGARVE 

Les  montagnes  d'Outre-Tage  n'ont  qu'en  un  bien  petit  nombre  d'endroits 
un  aspect  de  chaînes  régulières  ;  ce  ne  sont  pour  la  plupart  que  des  pro- 
tubérances à  faible  saillie  s'élevant  au-dessus  de  larges  plateaux  à  base 
ravinée.  L'ensemble  de  la  contrée  manque  de  relief  et  de  variété;  on  pour- 
rait se  croire  partout  au  milieu  du  même  paysage.  Toute  cette  région, 
comprise  entre  le  Tage  et  les  montagnes  de  l'Algarve,  est  la  moins  belle 
du  Portugal.  À  l'exception  de  la  serra  da  Àrrabida,  qui  se  dresse  entre  les 
deux  estuaires  de  Lisbonne  et  de  Setûbal,  elle  n'offre  que  des  plaines 
basses,  des  collines  aux  pentes  monotones,  des  bois,  des  broussailles,  des 
landes  nues,  où  de  rares  groupes  d'habitations  se  montrent  comme  des  îles 
au  milieu  de  la  mer.  Les  terres  basses  qui  bordent  la  rive  gauche  du  Tage 
et  le  littoral  marin,  sont  formées  d'une  épaisse  couche  de  sable  fin,  repo- 
sant sur  une  argile  compacte,  et  portant  encore  çà  et  là  des  bois  de  pins 

1  Populations  des  villes  de  l'Estremadure  et  de  Beira  Baja,  en  1878  : 

Lisbonne 203,700  hab.      !       Caslello  Branco 7,450  hab. 


)>  avec  Bellem  et  Olivaes.  264,050 

Setûbal 15,600 

Covillâ 11,000 

Sanlarem 9,-400 

Torres  Kovas 8,500 


C;iparica 6,'JOO 

Cezinjbra 6,800 

Abrantes 6,580 

Gartaxo 5,650 

Aldea  Gnllega 5,550 


Thoinar 5,200  hab. 

i.  122 


970  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

maritimes  et  des  bouquets  de  chênes-liéges  (azinheiras) ,  reste  des  antiques 
forets  qui  recouvraient  toute  la  contrée.  Plus  haut  sont  les  grandes  landes 
ou  charnecas,  avec  leur  variété  infinie  de  broussailles  et  d'arbustes  à  ver- 
dure permanente.  Ce  sont  des  bruyères  d'espèces  diverses,  dont  quelques-unes 
ont  jusqu'à  deux  mètres  de  hauteur,  des  cistes,  des  genévriers,  des  roma 
rins,  des  myrtes  et  des  chênes  rampants,  dont  l'épaisse  ramure,  d'un  vert 
pâle,  s'élève  à  peine  au-dessus  du  tapis  des  autres  plantes.  Mais  la  diversité 
des  végétaux,  la  multitude  des  fleurs  roses  et  blanches  qui  les  couvrent  jus- 
qu'au milieu  de  l'hiver,  n'empêchent  pas  que  l'aspect  général  du  pays  ne 
soit  monotone  et  triste,  à  cause  du  manque  presque  absolu  des  cultures.  Sur 
les  collines  plus  élevées,  presque  toutes  composées  de  schistes  pailletés  de 
mica,  la  nature  finit  même  par  devenir  presque  sombre  ;  là  tout  est  recou- 
vert de  ces  cistes  (cîstus  ladaniferus)  aux  feuilles  résineuses.  C'est  le  prolon- 
gement occidental  de  la  zone  des  jarales  qui  s'étendent  sur  des  milliers  de 
kilomètres  carrés  dans  la  sierra  Morena  et  d'autres  régions  montagneuses  de 
l'Espagne. 

Le  massif  le  plus  élevé  des  provinces  du  midi  se  trouve  sur  la  frontière 
même  du  Portugal,  entre  les  vallées  duTage  et  du  Guadiana  :  c'est  la  serra 
de  Sao  Mamede,  appelée  aussi  serra  de  Portalegre  :  ses  chaînons  parallèles 
de  roches  granitiques,  abritant  d'étroits  vallons,  où  coulent,  soit  vers  le 
nord-ouest,  soit  vers  le  sud-est,  des  affluents  des  deux  fleuves,  atteignent 
plusieurs  centaines  de  mètres  au-dessus  du  plateau,  et  même  le  plus  haut 
sommet  dépasse  1,000  mètres  en  altitude  totale.  Au  sud  de  la  large  dépres- 
sion qu'a  utilisée  le  chemin  de  fer  de  Lisbonne  à  Badajoz,   apparaît  un 
deuxième  massif  granitique  moins  élevé,  dressé  sur  le  plateau  comme  une 
sorte  de  citadelle  aux  mille  bastions  avancés,  dont  plusieurs  sont  couronnés 
de  dolmens,  et  d'un  aspect  assez  grandiose  quand  on  le  regarde  des  bords 
du  Guadiana,  qui  coule  à  sa  base  orientale  :  c'est  la  serra  de  Ossa,  connue 
également  sous  les  noms  des  diverses  villes  qui  se  trouvent  dans  le  voisi- 
nage, Elvas,  Estremoz,  Evora.  Elle  se  rattache,  par  les  hautes  ondulations 
du  plateau,  à  différentes  serras  qui  viennent  abaisser  leurs  escarpements 
aux  rives  du  Guadiana  et  du  Sadào   et  dans  les  plaines  uniformes  dites 
Campo  de  Beja.  Ces  plaines  se  continuent,  au  sud,  par  le  célèbre  «  champ 
d'Ourique  »,  où  deux  cent  mille  Maures,  commandés  par  cinq  rois,  eurent 
à  subir,  au  milieu  du  douzième  siècle,  la  désastreuse  défaite  qui  permit 
aux  princes  du  Portugal  de  fonder  leur  monarchie.  C'est  depuis  cette  ba- 
taille et  les  massacres  qui  en  furent  la  conséquence  que  les  plaines  situées 
au  sud  du  Tage  se  changèrent  en  un  désert. 

Toutes  les  hauteurs  qui  occupent  la  partie  méridionale  de  l'Alemlejo  ap- 


MONTAGNES  DE  LA  LUSITANIE  MÉRIDIONALE.  971 

partiennent  au  système  de  la  sierra  Morena  d'Espagne.  Les  contreforts  de 
la  sierra  de  Aroche  et  ceux  de  la  sierra  de  Aracena,  si  riches  en  minerai  de 
cuivre,  s'entremêlent  en  un  dédale  de  collines  dans  la  partie  du  Portugal 
disposée  en  forme  de  triangle  irrégulier,  sur  la  rive  gauche  du  Guadiana. 
Le  fleuve  ne  les  arrête  pas;  rétréci  entre  les  parois  qu'il  a  rongées,  il  est 
en  maints  endroits  réduit  aux  dimensions  d'un  canal,  et  même  au  dé- 
filé dit  Pulo  do  Lobo  ou  «  Saut  du  Loup  »,  il  descend  en  rapides  de  rochers 
en  rochers.  C'est  en  aval  de  ce  défilé  seulement,  à  la  ville  de  Mertola,  qu'il 
devient  navigable  pour  les  petites  embarcations;  sur  une  soixantaine  de  ki- 
lomètres à  peine,  ce  grand  fleuve  est  utilisé  pour  le  transport  des  denrées. 

A  l'ouest  du  Guadiana,  les  montagnes  du  système  marianique  se  conti- 
nuent parallèlement  au  rivage  maritime.  Assez  basses  d'abord,  les  chaînes 
sont  de  simples  «  hauteurs  des  terres  »  ou  cumeadas,  puis  elles  s'élèvent 
jusqu'à  500  mètres  dans  la  serra  do  Malhâo  et  dans  la  serra  da  Mezquita.  Un 
plateau,  raviné  par  les  torrents  supérieurs  de  la  Mira,  rejoint  ces  massifs 
à  la  serra  Caldeirao  ou  du  «  Chaudron  »,  ainsi  nommée,  dit-on  en  Portugal, 
d'un  cratère  de  volcan,  et  à  la  chaîne  qui  se  termine  au  nord  du  cap  Sines 
par  la  cime  de  l'Ataraya  ou  la  «  Montagne  du  Guet  ».  Un  autre  plateau,  seuil 
où  passera  le  chemin  de  fer  de  l'Algarve  à  Lisbonne,  continue  le  système 
principal  et  va  former  la  base  du  beau  groupe  de  la  serra  de  Monchique, 
massif  angulaire  du  Portugal.  Au  delà  de  ces  monts,  une  arête  aiguë,  dite 
«  l'Échiné  de  Chien  » ,  s'avance  dans  la  péninsule  terminale,  entre  les  deux 
mers  de  l'occident  et  du  sud,  et  va  rejoindre  les  rochers  de  Saint-Vincent  et 
de  Sagres,  jadis  «  sacré  »,  d'où  le  nom  qu'il  porte  encore1. 

Pour  les  anciens,  le  promontoire  Sacré  était  «  l'éperon  du  navire  d'Eu- 
rope ».  D'après  les  récits  antiques,  ceux  qui  allaient  voir,  du  haut  de  ce 
cap,  le  soleil  se  coucher  dans  la  mer,  le  voyaient  cent  fois  plus  grand 
qu'il  ne  paraît  ailleurs  et  pouvaient  entendre  le  sifflement  de  l'astre 
immense  s' éteignant  dans  les  flots.  Strabon  se  donne  la  peine  de  discuter 
et  de  combattre  cette  opinion  populaire,  bien  conforme  d'ailleurs  à  l'idée 
que  les  Grecs  non  cultivés  se  faisaient  des  bornes  du  monde  :  comme  les  caps 
occidentaux  des  pays  des  Callaïques  et  des  Armoricains,  le  promontoire  Sacré 
paraissait  être  la  «  Fin  des  Terres  »  ;  mais,  au  lieu  de  terminer  le  continent 
du  côté  des  brumes  et  des  frimas,  il  avait  du  moins  l'avantage  d'être  tourné 
vers  la  lumière  du  Midi  :  «  les  dieux,  dit  Artémidore,  venaient  s'y  reposer  la 


1  Altitudes  du  Portugal  au  sud  du  Tage  : 

Serra  de  Sào  Mamede.    .    .    .     1,025  met. 

»     de  Ossa 649     » 

Foya  de  Monchique    ....         903     » 


Ataraya 508  met. 

Beja  (Campo  de  Bejaj.   .    .    .       252     » 
Ourique  (Campo  de  Ourique).       222     » 


972 


NOUVELLE   GEOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 


nuit  de  leurs  travaux  et  de  leurs  voyages  à  travers  le  monde.  »  A  l'origine  de 
l'histoire  moderne,  Henri  le  Navigateur,  le  célèbre  Infant,  y  installa  son 
école  hydrographique,  dirigée  par  Jacome  de  Mayorque,  et  c'est  de  là  qu'il 
épiait  lui-môme  le  retour  des  expéditions  envoyées  à  la  recherche  des  îles  et 
à  la  reconnaissance  des  rivages  lointains.  Peu  de  localités  ont,  aux  yeux  de 
l'historien  géographe,  plus  d'intérêt  que  cette  pointe  terminale  du  continent 


PROMONTOIRE    DE    SAGRES. 


Echelle  de     boo.ooo 


ÎO 


d'Europe.  Les  paisibles  travaux  auxquels  on  s'y  est  livré  pendant  tant  d'an- 
nées pour  arriver  à  la  connaissance  du  chemin  direct  des  Indes,  lui  parais- 
sent avoir  plus  d'importance  que  la  sanglante  bataille  navale,  dite  de  Saint- 
Vincent,  qui  se  livra  dans  ces  parages,  en  1797,  et  qui  se  termina,  au  profit 
des  Anglais,  par  la  destruction  d'une  flotte  espagnole. 

Les  collines  de  Sagres  appartiennent,  comme  celles  du  Tage,  à  la  forma- 
tion volcanique;  mais  elles  semblent  n'avoir  plus  de  feux  intérieurs.  Un 
seul  phénomène  géologique  de  la  côte  méridionale  de  l'Algarve  pourrait 


PROMONTOIRE  DE  SAGRES,  LITTORAL  DE  L'ALGARVE. 


ht: 


faire  supposer  qu'un  lent  travail  se  continue  sous  cette  région  du  Portugal. 
Une  grande  partie  du  rivage  de  l'Algarve  est  bordée  de  flèches  sablon- 
neuses qui  s'allongent  en  un  deuxième  rivage  au  devant  de  la  côte,  de  ma- 
nière à  former  pour  les  petites  barques  une  sorte  d'allée  marine  à  l'abri  des 
vents  du  large.  Cette  levée,  bâtie  par  les  vagues  en  pleine  mer,  est  d'autant 
plus  curieuse  qu'elle  se  développe  paralèllement  aux  rivages  d'un  territoire 
montagneux  :  dans  presque  toutes  les  autres  parties  de  la  Terre  où  se  repro- 
duit le  phénomène  des  cordons  littoraux,  c'est  au  large  de  plaines  qui 
s'étendent  à  perte  de  vue  dans  l'intérieur  de  la  contrée.  On  a  remarqué, 
en  outre,  que  la  plupart  des  cordons  littoraux  bordent  des  côtes  qui  subis- 


N°    173.    —   ROCHES   CE    L  ALGARVE. 


Terrains  tertiaires;  y/lhwions  I.         1    Terrains    secondaires. 

Terrains  siluriens  Granit  a       TracAi/les.  JSasa/tes. 

Echelle  de   i:i.boo.ooo 


100  Kil. 


sent  un  mouvement  général  de  lente  dépression  :  là  où  les  campagnes  rive- 
raines s'immergent  graduellement,  les  flots,  qui  viennent  se  heurter  sans 
cesse  contre  le  bord,  reprennent  les  débris  arénacés  et  les  redressent  en  lon- 
gues plages  qui  marquent  souvent  le  tracé  de  l'ancienne  côte.  Les  géologues 
n'ont  point  encore  constaté  directement  de  phénomènes  de  dépression  du 
sol  dans  l'Algarve  portugais  ;  mais  l'existence  de  flèches  côtières  est  déjà 
un  indice  fort  remarquable  :  il  donne  une  grande  probabilité  à  l'opinion 
d'après  laquelle  le  littoral  compris  entre  le  promontoire  de  Sagres  et  la 
bouche  du  Guadiana  serait  situé  dans  une  aire  d'affaissement.  Les  traditions, 
plus  ou  moins  vagues,  qui  se  rapportent  à  un  effondrement  des  rivages  de 
Câdiz  et  à  la  rupture  de  l'isthme  d'Hercule,  devenu  le  détroit  de  Gibraltar, 


974  NOUVELLE   GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

sont  une  confirmation  lointaine  de  cette  hypothèse  sur  les  mouvements  du 
sol  portugais. 

Le  voyageur  qui  atteint  la  cime  de  l'une  des  serras  qui  servent  de  limite 
méridionale  aux  plaines  uniformes  de  l'Alemtejo  est  frappé  du  singulier 
contraste  que  présentent  avec  le  versant  du  nord  les  déclivités  de  l'Àlgarve 
tournées  vers  le  midi.  D'un  côté,  les  vastes  solitudes,  presque  le  déserl;  de 
l'autre,  les  forêts  de  châtaigniers,  les  villages  se  montrant  çà  et  là  sur  les 
terrasses,  les  villes  blanches  au  bord  de  la  mer  ;  les  flottilles  de  bateaux 
pêcheurs  sur  les  flots  bleus.  Au  nord  s'étend  le  morne  espace  jusqu'au  vague 
horizon;  au  sud,  des  paysages  variés  et  charmants  se  succèdent  jusqu'à  la 
limite  précise  tracée  par  l'écume  de  la  houle.  Le  contraste  n'est  pas  moins 
grand  dans  le  genre  de  vie  des  habitants  des  deux  provinces.  Les  gens  de 
l'Alemtejo  sont  les  plus  graves  des  Portugais  ;  ils  n'aiment  même  pas  la 
danse.  Très-clair-semés  au  milieu  de  leurs  landes,  les  uns  s'occupent  d'agri- 
culture, les  autres  sont  partiellement  nomades  à  la  suite  de  leurs  troupeaux 
de  porcs  et  de  brebis.  Les  bergers  parcourent  des  bois  d' azinheiras  dont  les 
glands  nourrissent  leurs  pourceaux,  puis  traversent  le  Tage  en  été  pour  aller 
dans  les  hauts  pâturages  des  montagnes  du  Beira  ;  à  la  fin  de  l'automne,  ils 
reviennent  vers  le  sud  et  font  paître  leurs  moutons  dans  les  fourrés  de  cistes 
qui  recouvrent  une  si  grande  partie  de  l'Alemtejo;  leurs  demeures,  abris 
temporaires,  ne  sont  que  des  masures  informes,  consistant  en  blocs  de 
granit,  empilés  en  désordre.  Les  gens  de  l'Algarve,  trois  fois  plus  nombreux 
en  proportion  de  l'étendue  de  leur  territoire,  sont  obligés  d'utiliser  plus 
industrieusement  le  sol  :  ils  le  cultivent  en  céréales,  en  vignes,  en  vergers, 
en  jardins,  et  quoique  la  terre  leur  donne  amplement  en  échange  de  leur 
travail,  ils  demandent  à  la  mer  poissonneuse  un  supplément  de  nourriture. 
La  faible  population  relative  de  l'Alemtejo  s'explique  en  partie  par  ce  fait, 
que  la  plupart  des  guerres  ont  eu  pour  théâtre  ses  vastes  plaines  doucement 
ondulées;  elle  s'explique  surtout  par  le  régime  de  la  grande  propriété  qui 
prévaut  dans  cette  province  :  le  paysan  ne  possède  point  la  terre  ;  il  la  cul- 
tive sans  amour  et.  les  fièvres  naissent  des  terrains  où  séjourne  l'humidité. 
Du  temps  delà  domination  romaine,  ces  régions  étaient  fort  peuplées,  ainsi 
que  le  prouve  la  quantité  de  pierres  à  inscriptions  que  l'on  a  découvertes, 
éparses  sur  le  sol. 

La  différence  d'altitude  et  d'exposition  a  pour  conséquence  nécessaire  un 
grand  contraste  des  climats.  Sans  doute  les  plaines  de  l'Alemtejo  ont 
quelque  chose  d'africain  par  leur  monotonie  même  et  par  l'aspect  général 
de  leur  flore  de  plantes  basses  et  de  broussailles;  mais  l'Algarve,  avec  ses 
forêts  d'oliviers,  ses  groupes  de  dattiers,  ses  agaves,  ses  cactus  épineux, 


ALEMTEJO    ET    ALGARVE. 


975 


ses  fourrés  de  palmiers  nains,  semble  déjà  presque  tropicale.  La  température 
moyenne  y  est  fort  élevée;  sur  le  littoral,  elle  n'est  guère  inférieure  à  20  de- 
grés centigrades.  L'abri  que  la  serra  de  Monchique  et  les  autres  montagnes 
forment  contre  les  vents  du  nord  et  du  nord-ouest,  et,  d'autre  part,  l'ob- 
stacle que  les  levées  sableuses  du  littoral  opposent  en  maints  endroits  au 
libre  passage  des  brises  marines,  contribuent  à  rendre  les  ardeurs  de  l'été 
plus  intenses.  Quand  souffe  le  vent  d'est  ou  «  vent  d'Espagne  »,  la  chaleur 
est  très-vive  et  souvent  accompagnée  de  miasmes  qui  répandent  la  fièvre  : 


N°    176.    FLÈCHES    DE    TA  VIRA. 


Echelle    de     l  ■  Soo  ooo 


froffil 


De  Espanha  nem  bom  vento  nem  bom  casamento.  «  D'Espagne,  ni  bon  vent 
ni  bon  mariage,  »  dit  le  proverbe. 

On  a  longtemps  cité  Villanova  de  Portimâo,  au  sud  de  la  serra  de  Mon- 
chique, comme  la  ville  d'Europe  dont  la  température  moyenne  serait  la  plus 
élevée.  Depuis,  il  a  été  constaté  que  plusieurs  villes  d'Espagne  peuvent  lui 
disputer  cet  honneur  ;  mais  il  n'en  reste  pas  moins  vrai  que  le  littoral  de 
l'Algarve  appartient  à  la  zone  européenne  des  chaleurs  les  plus  torrides. 
C'est  à  bon  droit  que  cette  partie  du  Portugal  a  reçu  des  Arabes  le  même 
nom  que  le  littoral    marocain   tourné   vers    l'Atlantique,    et   qui,    plus 


976  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

tard,  devint  aussi  momentanément  la  conquête  des  Portugais  :  les  deux 
moitiés  du  vaste  hémicycle  de  côtes  étaient  les  deux  pays  de  Gharb 
(Garbe) ,  les  deux  Algarves  ou  «  régions  de  l'Occident  »  situés  en 
dehors  de  la  mer  Intérieure.  Quoique  devenu  chrétien,  l'Algarve  portugais 
ou  d'Aquem-Mar  (en  Deçà  de  la  Mer)  a  gardé  son  vieux  nom  arabe,  de  même 
que  dans  sa  population,  restée  mahométane  jusqu'au  milieu  du  treizième 
siècle,  persistent  toujours,  en  dépit  de  la  langue,  les  éléments  berbères  et 
sémitiques. 

Dans  le  haut  Alemtejo,  si  faiblement  peuplé,  les  villes  sont  peu  nom- 
breuses et  sans  grande  importance  :  elles  ne  seraient  que  de  gros  villages 
sans  le  voisinage  de  l'Espagne  et  le  commerce  de  transit  dont  elles  sont  les 
intermédiaires.  Crato  est  de  nos  jours  la  station  principale  sur  le  chemin 
de  fer  qui  rejoint  le  Tage  et  le  Guadiana,  de  même  que  sa  voisine  Porta- 
legre  était  le  grand  relais  sur  la  route  de  terre.  Campo-Maior,  surtout  con- 
nue par  ses  vignobles,  est  un  important  marché  d'expédition.  Plus  au  sud, 
Elvas,  où  l'on  voit  un  bel  aqueduc  mauresque  à  quatre  rangs  d'arcades,  est 
bâtie  en  amphithéâtre  sur  les  pentes  de  sa  montagne,  au  milieu  de  vergers 
dont  on  vante  les  prunes,  et  couronnée  de  citadelles,  qui  passaient  au  siècle 
dernier  pour  un  chef-d'œuvre  d'architecture  militaire  ;  elles  font  face  à  la 
ville  espagnole  de  Badajoz,  ainsi  qu'à  la  place  forte  d'Olivença,  que  les 
traités  de  Vienne  attribuaient  formellement  au  Portugal,  mais  que  l'Es- 
pagne n'a  jamais  voulu  rendre.  Sur  une  des  montagnes  de  la  serra  de  Ossa 
s'élève  Estremoz,  célèbre  dans  tout  le  Portugal  par  ses  bûcaros,  jarres  de 
terre  élégamment  modelées  et  répandant  une  douce  odeur.  Montemor 
o  Novo,  entourée  de  ruines  et  Gastello  do  Vide,  commandent  du  haut  de 
leurs  collines  l'immense  étendue  des  landes  et  des  bois  monotones.  Evora, 
au  centre  de  la  province,  domine  aussi  de  vastes  plaines  du  haut  de  sa 
montagne  ;  située  jadis  sur  la  grande  voie  romaine  que  reliait  le  bassin  du 
Guadiana  à  l'estuaire  de  Lisbonne,  Ebura  ou  Ebora  Cerealis  était  une  ville 
populeuse;  au  moyen  âge,  elle  devint  la  deuxième  résidence  des  rois  et  un 
lieu  de  réunion  des  Cortes  :  il  ne  reste  de  sa  grandeur  passée  qu'un  bel 
aqueduc  romain  restauré,  les  fragments  d'un  temple  de  Diane  à  colonnes 
corinthiennes  et  d'anciens  débris  féodaux. 

Beja,  l'antique  Pax  Julia  ou  Colonia  Pacensis,  n'est  guère  non  plus 
qu'une  ruine  du  passé,  tandis  que  dans  la  péninsule  formée  par  le  Guadiana 
et  le  Chanza,  un  hameau,  naguère  inconnu,  Sào  Domingos,  devient  une 
ville  active  et  commerçante.  Les  gisements  de  pyrites  de  cuivre  et  d'autres 
métaux  qui  se  trouvent  en  abondance  dans  les  montagnes  environnantes, 
prolongement  occidental  de  celles  de  Rio-ïinto  et  de  Tharsis,  sont  exploités 


ALGARVE  ET  ALEMTEJO,   ELVAS,    EVORA,    BEJA,    FARO.  977 

avec  une  grande  intelligence  par  des  industriels  anglais,  et,  depuis  1859, 
fournissent  annuellement  à  l'industrie  plus  de  100,000  tonnes  de  minerai: 
elles  pourraient  en  livrer  le  double,  mais  leur  importance  provient  sur- 
tout du  soufre  qu'elles  contiennent  et  qui  sert  à  la  fabrication  de  l'acide 
sulfurique.  Les  mines  de  Sào  Domingos,  avec  leur  matériel  de  magasins, 
d'usines,  de  chemins  de  fer,  sont  considérées  comme  pouvant  servir  de 
modèle  à  tous  les  travaux  du  même  genre.  Ce  sont  elles  qui  ont  rendu 
son  mouvement  au  bas  Guadiana,  gardé  à  son  entrée  par  Castro  Marim, 
l'ancienne  place  d'armes  où  se  préparaient  les  expéditions  contre  les  Maures, 
et  Villa  Real  de  Santo  Antonio,  naguère  simple  bourgade  de  pêcheurs.  Chaque 
année,  six  cents  navires  viennent  franchir  la  barre  pour  prendre  à  Villa 
Real  leurs  chargements  de  minerai.  Le  village  de  Pomarào,  où  vient 
aboutir  la  voie  ferrée  de  Sào  Domingos,  au  confluent  du  Guadiana  et  du 
Chanza,  est  aussi  devenu  un  vaste  entrepôt  et  un  port  d'embarquement 
très-netif.  Au  nord,  les  deux  villes  importantes  de  la  région  du  Portugal 
limitée  à  l'ouest  par  le  cours  du  Guadiana,  sont  Moura  et  Serpa. 

L'ancienne  capitale  de  l'Algarve  européen,  du  temps  des  xMaures,  était  la 
ville  de  Silves,  de  nos  jours  déchue.  Faro,  la  capitale  actuelle,  a  du  moins 
l'avantage  d'être  bâtie  au  bord  de  la  mer  et  de  posséder  un  port  bien  abrité, 
mais  sans  profondeur,  d'où  les  petits  navires  de  cabotage  exportent  les  fruits 
de  toute  espèce,  et  les  thons,  les  sardines,  les  huîtres,  qui  font  la  richesse 
du  pays.  Olhào,  Tavira,  également  défendues  des  vagues  et  des  vents  de  la 
haute  mer  par  un  cordon  littoral,  ont  les  mêmes  facilités  de  commerce  et 
les  mîmes  denrées  d'échange  que  la  capitale  :  Tavira  est  la  plus  jolie  ville 
de  l'Algarve.  Loulé,  située  dans  une  charmante  vallée  de  l'intérieur,  est  aussi 
une  cité  gracieuse,  et  lorsque  les  valétudinaires  qui  se  rendent  maintenant  à 
Nice,  à  Cannes,  en  Algérie,  à  Madère,  auront  appris  le  chemin  de  l'Algarve,  nul 
doute  que  Loulé,  Lagoa,  Lagos  et  d'autres  localités  voisines  ne  soient  considé- 
rées comme  des  «  villes  d'hiver  »,  propices  au  rétablissement  de  la  santé.  Déjà 
les  thermes  ou  Caldas  de  Monchique  sont  réputés  au  loin,  non  seulement  par 
l'efficacité  de  leurs  eaux,  mais  par  la  douceur  du  climat  et  la  beauté  des  pay- 
sages. C'est  de  là,  dit-on,  que  viennent  les  meilleures  orangesdu  Portugal1. 

1  Principales  villes  de  l'Alemtejo  et  de  l'Algarve: 
Loulé 14,650  hab. 


Lagos  

Eslremoz ...... 

Olhào 

Silves 

Serpa   

Monchique 

Moura  .   .  

!..  125 


Evora 13,450 

Tavira 11,650 

Elvas 11,200 

Fortalegre 9,000 

Faro 8,050 

Beja 8,500 


7,880 

» 

7,575 

i» 

7,500 

» 

7,000 

» 

6,475 

)) 

6,150 

» 

5,650 

)) 

MX  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE   UNIVERSELLE, 


PRESENT  ET  AVENIR  DU  PORTUGAL. 


Le  petit  royaume  de  Portugal  n'en  est  plus  maintenant,  comme  à  la  fin 
du  quinzième  siècle,  à  se  partager  le  monde  avec  ses  voisins  les  Espagnols, 
et  c'est  même  à  grand'peine  s'il  peut  retenir  en  son  pouvoir  quelques  faibles 
parties  de  son  immense  empire  colonial  d'autrefois.  Pour  garder  le  mono- 
pole de  ses  découvertes,  le  gouvernement  portugais  avait  fait  observer  le 
secret  le  plus  jaloux  :  peine  de  mort  était  prononcée  contre  l'exportation 
de  toute  carte  marine  indiquant  la  route  de  Calicut;  mais  de  pareilles 
mesures  ne  firent  de  tort  qu'aux  Portugais  eux-mêmes.  En  observant  un 
tel  secret  pour  leurs  explorations,  en  veillant  sur  leurs  archives  avec  tant 
de  soin,  ils  finirent  par  oublier  leurs  propres  conquêtes  et  par  s'en  inter- 
dire l'exploitation  :  mainte  route  des  mers  que  leurs  navires  avaient 
découverte  les  premiers  dut  être  retrouvée  une  seconde  fois,  et  par  les 
navigateurs  d'autres  nations.  D'ailleurs,  l'immense  rôle  de  conquérants  et 
de  colonisateurs  que  s'étaient  donné  les  Portugais  était  trop  grand  pour  un 
petit  peuple  sans  liberté.  La  nation  fut  bientôt  épuisée,  et  d'autres  acteurs, 
les  Hollandais,  les  Anglais,  les  Français,  entrèrent  en  scène  sur  ce  vaste 
théâtre  du  monde  que  les  Portugais  avaient  voulu  garder  pour  eux  seuls. 
Actuellement  ceux-ci  possèdent  encore  en  dehors  de  l'Europe  un  territoire 
égal  en  superficie  à  vingt  fois  l'étendue  de  leur  propre  patrie,  mais  qu'est 
cela  en  comparaison  de  ce  qu'ils  ont  perdu? 

Les  descendants  de  Vasco  de  Gama  et  d'Albuquerque  n'ont  plus,  pour 
ainsi  dire,  qu'un  pied  à  terre  dans  cette  péninsule  de  l'Inde,  dont  ils  ont  eu 
la  gloire  de  découvrir  la  route  marine.  Goa,  Salsette,  Bardez,  Damao,  Diu, 
n'ont  guère  avec  leur  territoire  plus  de  4,000  kilomètres  carrés,  et  n'ap- 
partiennent au  Portugal  que  grâce  à  la  bonne  volonté  de  l'Angleterre.  Ma- 
cao,  à  l'entrée  de  la  rivière  de  Canton,  n'était,  tout  récemment  encore, 
qu'un  entrepôt  de  chair  humaine,  d'où  les  traitants  exportaient  des  «  en- 
gagés »  chinois  aux  plantations  du  Pérou.  Le  monde  insulaire  qui 
rattache  l'Asie  au  continent  australien,  et  qui  fut  autrefois  le  domaine  le 
plus  précieux  et  le  plus  anxieusement  surveillé  des  Portugais,  se  trouve 
maintenant  presque  en  entier  en  d'autres  mains,  et  les  anciens  conquérants 
n'ont  plus  qu'une  moitié  de  l'île  de  Timor  et  l'îlot  de  Kambing.  En  Afri- 
que, il  est  vrai,  l'étendue  des  territoires  auxquels  prétend  le  Portugal  est 


COLONIES   DU   PORTUGAL. 


979 


fort  considérable;  et,  si  l'on  jugeait  par  les  documents  officiels,  toute 
la  largeur  du  continent,  d'Angola  et  de  Mossamcdes  à  Mozambique  et  à 
Sofala,  serait  une  terre  portugaise;  mais  cette  terre  est  encore,  en  grande 
partie,  à  connaître,  et  c'est  à  une  époque  toute  récente  que  la  mère  patrie 
a  tenu  à  honneur  de  reprendre  le  travail  d'exploration  scientifique  de  ces 
contrées.  Les  seuls  établissements  sérieux  qui  ne  soient  pas  de  simples 
comptoirs  ou  des  fortins  assiégés  par  des  populations  sauvages,  sont  ceux 
de  l'Afrique  occidentale,  au  sud  du  Congo;  mais  ils  appartiennent  pour  la 


17G   TAYS  DE  LANGUE  PORTUGAISE. 


Iridw  chez  Ertard 


Echelle      cLe     l     ilfoooooou 


plupart  à  des  maisons  de  commerce  hollandaises.  Quelques  hectares  de 
terrain  sur  les  côtes  de  la  Guinée  septentrionale  et  de  la  Sénégambie  com- 
plètent avec  l'île  de  Santo  Thomé,  Principe  et  l'Archipel  du  Cap-Vert,  les 
possessions  portugaises  de  l'Afrique.  Quant  au  Brésil,  la  riche  colonie  du 
Nouveau  Monde,  il  vit,  depuis  un  demi-siècle,  d'une  vie  indépendante,  et 
dépasse  de  beaucoup  la  mère  patrie  en  population  et  en  richesse.  Enfin, 
les  terres  atlantiques  de  Madère  et  des  Açores,  les  premières  conquêtes  des 
navigateurs  de  Lisbonne,  sont  considérées  comme  partie  intégrante  du 
Portugal,  et  forment  des  provinces  assimilées  en  droit  à  celles  de  la  terre 
ferme.  Ce  ne  sont  pas  les  moins  riches,  et  récemment  encore,  avant  que  la 


980  NOUVELLE    GEOGRAPHIE   UNIVERSELLE. 

conscription  n'enlevât  la  jeunesse   de  ces  îles,   elles  jouissaient  de  la  plus 
grande  prospérité l. 

Lorsque  le  Portugal  perdit  avec  le  Brésil  la  seule  partie  de  son  empire 
colonial  qui  lui  donnât  une  importance  réelle  dans  l'assemblée  des  nations, 
le  petit  peuple  européen  se  trouvait  dans  un  état  de  prostration  vraiment 
lamentable.  Epuisé  par  la  guerre  étrangère,  il  se  débattit  encore  pendant  de 
longues  années  dans  les  dissensions  civiles.  Ses  finances  étaient  absolument 
ruinées,  et  le  manque  de  communications  à  l'intérieur,  de  débouchés  à 
l'extérieur,  ne  permettait  pas  de  ramener  la  richesse  dans  le  pays  par  l'ex- 
portation des  denrées  nationales.  Le  Portugal  aurait  pu  disparaître  tout  à 
coup,  qu'à  l'exception  de  quelques  commerçants  anglais,  propriétaires  des 
vignobles  du  Douro,  et  des  contrebandiers  espagnols  de  la  frontière,  per- 
sonne, dans  le  reste  du  monde,  n'aurait  eu  à  se  plaindre  d'avoir  ses  inté- 
rêts lésés.  Encore  en  1851  il  n'existait  dans  toute  l'étendue  du  Portugal 
qu'une  seule  route  carrossable,  celle  de  Lisbonne  à  Cintra,  si  l'on  peut 
donner  le  nom  de  route  à  une  simple  allée  de  plaisance  entre  deux  palais 
royaux.  D'ailleurs  l'état  intellectuel  de  la  contrée  ne  laissait  pas  moins 
à  désirer  que  l'état  économique.  L'ignorance  dans  laquelle  vivaient  les 
Lusitaniens  au  milieu  du  siècle  était  à  peu  près  comparable  à  celle  de  leurs 
voisins  du  Maroc,  au  sud  du  golfe  des  Algarves.  Dans  les  districts  septen- 
trionaux, Yianna,  Braga,  Bragança,  une  jeune  fille  sachant  lire  était  un 
véritable  phénomène.  Il  est  vrai  que  ces  ignorants  du  Portugal,  bien  diffé- 
rents de  tant  de  paysans  du  nord  de  l'Europe,  presque  lettrés  et  pourtant 
restés  grossiers,  savent  discuter  avec  modération,  parler  avec  élégance,  et 
même  improviser  des  vers  où  ne  manquent  ni  le  mètre,  ni  la  césure,  ni 
la  véritable  poésie. 


Atlantique. 


Afrique.  . 


Possessions  du  Portugal  : 

Superficie. 

Açores .  2,588  kil.  cai 

Madeira,  etc. .  815  » 

Iles  du  Cap-Vert, .  3,8ôl  » 

Sénégambic. 69  » 

S.  Thomé  et  Principe.    ......  1,080 

Ajuda. 35  » 

Angola,  Benguela,  Mossamedes .   .    .  809,400  i> 

Mozambique,  Sofala,  etc.    .    .    „        .  991,150  » 

Goa,  Salsette,  etc.  ,    „ 5,612  » 

Damâo 80  » 

Asie.    .    .    ,{  Diu 50  » 

Moitié  de  Timor  et  Kambing     .    .    .  14,316  ■> 

Macao ,    ,  5  » 


Population  en  1875, 

201,720  hab. 

125, 8  -10 

., 

90,700 

» 

9,300 

i, 

29,440 

!) 

4,500 

Il 

2,000,000 

II 

500,000 

))   . 

592,250 

H 

58,500 

» 

15,900 

» 

250,000 

I) 

17,850 

i) 

Ensemble  des  possessions 1,826,800       ..  3,552,000 


PROGRÈS  DU  PORTUGAL.  983 

Pendant  la  durée  d'une  génération,  l'instruction  s'est  bien  répandue;  une 
grande  partie  de  la  distance  qui  séparait  les  Portugais  des  autres  nations 
d'Europe  au  point  de  vue  de  la  civilisation  matérielle  a  été  comblé,  et 
chaque  jour  se  rétrécit  l'intervalle.  Plus  de  4500  écoles  sont  ouvertes  et 
reçoivent  200,000  enfants,  à  peu  près  le  vingtième  de  la  population.  Le 
pays  s'est  déjà  pourvu  d'un  réseau  de  chemins  de  fer,  dont  toutes  les  grandes 
lignes  seront  complètes  dans  un  petit  nombre  d'années1.  Non  seulement 
Lisbonne  sera  prochainement  reliée  à  toutes  les  villes  secondaires  du  Por- 
tugal, même  à  celles  de  l'Algarve,  mais  par  divers  points  de  la  frontière, 
sur  le  Minho,  le  Douro,  le  Guadiana,  elle  commence  à  faire  pénétrer  ses 
avenues  commerciales  dans  l'intérieur  des  Castilles.  On  s'en  est  aperçu  à 
l'importance  croissante  qu'a  prise  le  mouvement  des  échanges  pendant  les 
guerres  civiles  qui  ont  souvent  bloqué  les  ports  de  l'Espagne  situés  sur  la 
Méditerranée  :  Lisbonne  et  Porto  même  ont  pu  remplacer  partiellement  ces 
villes  de  commerce  pour  fournir  de  marchandises  étrangères  l'intérieur 
de  la  Péninsule.  D'ailleurs  une  partie  seulement  du  trafic  réel  figure  sur  les 
registres  de  la  douane;  la  contrebande  est  difficile  à  surveiller  sur  le  vaste 
développement  des  800  kilomètres  de  frontières  montagneuses,  et  Portugais 
aussi  bien  qu'Espagnols  se  font  gloire  de  tromper  la  vigilance  des  carabiniers. 
La  douane  de  terre  coûte  au  gouvernement  beaucoup  plus  qu'elle  ne  lui 
rapporte. 

Le  commerce  extérieur  du  Portugal  a  presque  triplé  depuis  le.  milieu 
du  siècle,  grâce  aux  lignes  de  bateaux  à  vapeur  qui  fournissent  à  la 
navigation  environ  les  deux  tiers  de  son  tonnage.  Plus  de  la  moitié 
de  ces  échanges  se  fait  avec  la  Grande-Bretagne,  pays  qui  naguère  avait 
même  un  monopole  presque  complet  du  trafic  extérieur  de  la  Lusitanie.  Il 
est  facile  de  comprendre,  même  au  point  de  vue  géographique,  cette  grande 
influence  de  l'Angleterre  sur  le  Portugal.  Le  littoral  de  ce  dernier  pays  se 
trouve  précisément  sur  le  chemin  qu'ont  à  suivre  les  navires  anglais  pour  se 
rendre  dans  la  Méditerranée,  au  Brésil,  au  cap  de  Bonne-Espérance,  aux 
Indes  ;  nul  chemin  de  la  mer  n'est  plus  fréquemment  pratiqué  par  leurs  flot- 
tes. Porto,  Lisbonne,  sont  pour  eux  des  ports  de  relâche  et  de  ravitaillement. 
Il  était  donc  naturel  que  le  commerce  anglais,  avec  ses  énormes  dé- 
bouchés, s'inféodât  les  producteurs  du  littoral  portugais  et  tâchât  de  for- 
tifier peu  à  peu  son  influence  par  des  combinaisons  politiques.  L'aide  que 

1  Voies  de  communication  du  Portugal: 

Grandes  routes  en  déc .  1870 5,000  lui. 

Cheminsdefer  en  dcc.  1878 1,079     » 


984 


NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 


l'Angleterre  fournit  au  Portugal  pendant  la  guerre  péninsulaire  lui  donna 
un  prétexte  plausible  pour  se  poser  presque  en  puissance  suzeraine  et  pro- 
tectrice, et  souvent  elle  abusa  de  son  rôle.  Mais  actuellement  elle  n'exerce 
de  prépondérance  que  parla  supériorité  de  son  commerce,  et  si  l'or  anglais 
est  le  grand  élément  de  circulation  sur  les  marchés  du  Portugal,  la  raison 
en  est  aux  achats  si  considérables  de  vins  et  de  fruits  de  toute  espèce  qu'y 


1T    177. 


TELEGRAPHE    DE    LISBONNE    A    RIO   DE    JANEIRO. 


ft-o/ôndeiiT-i 


dj.pres  Carpcntci* 


de  u  a.  3,000"        de  2000  a.  1,000"     de  i.ooo'^eCau.  deln. 
Echelle   de  l.  90  000  000 

font  les  négociants  de  Londres.  Ils  demandent  chaque  année  des  vins  pour 
une  cinquantaine  de  millions1. 

L'importance  croissante  des  échanges  du  Portugal  avec  le  Brésil,  qu'unit 
maintenant  un  câble  télégraphique  déposé  au  fond  de  l'Océan,  est  égale- 
ment un  phénomène  nécessaire  causé  par  le  voisinage  relatif  des  deux  con- 

1  Commerce  et  navigation  dj  Portugal: 

Valeur  des  échanges,  en  1842 , 

»  ,)  1856 

»  1877  

»  »  1876  avec  l'Angleterre. 

Mouvement  des  r.avircs,  1877.     12918  navires  jaugeant  3,486,450  tonnes. 
Flotte  commerciale  .   .  1876.        810      »      (19  vapeurs,  791  voiliers),  jaugeant £8,000  terres 


100,408,000  francs. 
205,185,000      » 
316,175,000       > 
159,800,000      » 


GOUVERNEMENT  DU  PORTUGAL.  985 

trées  et  par  les  rapports  de  parenté,  la  communauté  de  traditions  qui  exis- 
tent entre  les  deux  peuples.  Tous  les  progrès  du  Brésil  seront,  par  contre-coup, 
les  progrès  de  la  mère  patrie,  et  l'on  peut  déjà,  sans  un  grand  effort  de 
l'esprit,  s'imaginer  combien  prospère  est  l'avenir  réservé  aux  populations 
portugaises  du  Nouveau  Monde  :  quand  l'esclavage  aura  disparu,  que  les 
lleuves  du  bassin  des  Amazones  seront  bordés  de  plantations  et  que  des 
chemins  de  fer  rattacheront  les  vallées  des  Andes  boliviennes  aux  ports  de 
l'Atlantique,  Lisbonne  et  Porto  auront  à  servir  d'intermédiaires  au  Brésil 
et  à  l'Europe  pour  des  quantités  énormes  de  denrées  et  de  marchandises1. 
Mais  c'est  avec  l'Espagne,  on  le  comprend,  que  la  solidarité  commer- 
ciale des  marchés  portugais  doit  se  faire  de  plus  en  plus  intime,  en  dépit 
des  haines  originaires  et  de  l'opposition  des  intérêts  dynastiques,  A  la  fin, 
les  deux  nations  limitrophes  ne  peuvent  que  devenir  un  seul  peuple,  comme 
le  sont  devenus  Aragonais  et  Castillans,  Andalous  et  Manchegos.  C'est  une 
question  de  temps;  mais  on  ne  saurait  douter  que  la  communauté  de  vie 
industrielle  et  sociale  ne  finisse  par  prévaloir,  amenant  avec  elle  la  fédéra- 
tion politique.  Il  est  seulement  à  désirer  que  cette  union  future  se  fasse 
pacifiquement,  sans  pressions  injustes,  sans  violation  des  droits  de  chaque 
groupe  à  la  libre  gérance  de  ses  intérêts  spéciaux.  Egaux  des  Espagnols 
par  leur  grandeur  dans  le  passé  et  par  leur  rôle  pendant  la.  période  épique 
du  commencement  de  l'histoire  moderne,  les  Portugais  peuvent  hardiment 
se  placer  à  côté  de  leurs  voisins  pour  les  qualités  morales 


VI 


GOUVERNEMENT    ET    ADMINISTRATION. 

Le  Portugal  est.  une  monarchie  héréditaire  et  constitutionnelle.  D'après 
la  loi  fondamentale  de  1826,  dite  Carta  de  ley,  et  revisée  en  1852,  le  gouver- 
nement, se  compose  des  quatre  pouvoirs  :  dirigeant,  législatif,  exécutif,  judi- 
ciaire, et  de  ces  divers  pouvoirs,  deux  appartiennent  exclusivement  à  la 
couronne;  celle-ci  partage,  en  outre,  le  pouvoir  législatif  avec  les  deux 
Chambres,  et  reste  toujours  irresponsable.  La  liste  civile  pour  toute  la 
famille  royale  s'élève  à  3,500,000  francs;  en  outre,  le  roi  a  la  jouissance 
des  biens  de  la  couronne  et  possède  de  merveilleux  joyaux,  parmi  lesquels 

*  Emigration  annuelle  du  Portugal  continental  au  Brésil  : 

De  1866   à  1870 5,411  personnes. 

De  1870   à  1874 ,.'...■■• 9,600        » 

i;  124 


£?G  NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 

le  fameux  «  diamant  de  Bragance  »,  le  plus  gros  du  monde.  Il  prend  le 
titre  de  «  Majesté  très-Fidèle  »  et  se  dit  eomme  autrefois  «  roi  des  Algarves, 
seigneur  de  Guinée  et  des  Conquêtes.  »  A  défaut  d'enfant  mâle,  les  filles 
peuvent  hériter  du  trône.  Les  ministres  du  souverain,  qui  sont  au  nombre 
de  sept,  portent  la  responsabilité  des  décisions  royales;  s'ils  étaient 
mis  en  accusation  par  la  Chambre  des  députés,  ils  devraient  comparaître 
devant  la  Chambre  des  pairs,  constituée  en  tribunal  suprême.  Un  conseil 
d'Etat,  composé  de  onze  à  seize  membres,  nommés  a  vie,  assiste  le  roi  dans 
toutes  les  affaires  d'administration.  L'héritier  présomptif  est  membre-né 
du  conseil  et  prend  part  aux  délibérations  dès  l'âge  de  dix-huit  ans. 

La  Chambre  des  pairs,  qui  se  composait  en  1878  de  155  membres,  est  a 
la  nomination  du  roi  :  les  membres  sont  choisis  presque  tous  parmi  les 
nobles  et  tous  parmi  les  notables  ayant  plus  de  12,500  francs  de  revenus. 
Les  princes  de  la  famille  royale  siègent  de  droit  dans  la  Chambre  haute  et  le 
roi  désigne  le  président  et  le  vice-président  de  cette  assemblée.  Les  députés, 
nommés  par  le  suffrage,  sont  spécialement  investis  du  droit  de  discussion 
et  de  vote  sur  le  budget.  Les  conditions  de  cens  existent  encore  pour  le 
corps  électoral.  D'après  la  loi  de  1852,  sont  électeurs  tous  les  Portugais 
âgés  de  vingt-cinq  ans  qui  payent  au  moins  5  fr.  55  de  contributions 
directes  ou  27  fr.  75  de  contributions  foncières;  en  outre,  «  l'adjonction 
des  capacités  »  a  rangé  parmi  les  électeurs,  et  sans  conditions  de  cens, 
les  bacheliers,  tous  les  porteurs  de  diplômes  d'instruction  supérieure  ou 
secondaire,  les  officiers  et  les  prêtres;  ceux-ci,  de  même  que  les  fonction- 
naires, les  gradés  d'université  et  les  gens  mariés,  ont  de  plus  le  privilège  de 
pouvoir  voter  à  l'âge  de  vingt  et  un  ans.  Le  cens  d'éligibilité,  dont  les 
professeurs  sont  spécialement  exemptés,  s'élève  à  22  fr.  20  de  contributions 
directes  ou  111  francs  de  contributions  foncières.  Les  électeurs,  au  nombre 
desquels  sont  admis  aussi  les  citoyens  de  Madère  et  des  Àçores,  nomment 
un  député  par  district  électoral  ayant  de  40,000  à  45,000  habitants;  le 
total  des  élus  s'élève  à  101.  La  durée  du  mandat  est  de  quatre  années  et  la 
session  normale  est  de  trois  mois.  Une  indemnité  est  attachée  aux  fonctions 
de  représentant.  Le  président  de  la  Chambre  est  nommé  par  le  roi  sur  une 
liste  de  cinq  candidats  proposés  par  les  députés. 

Le  pouvoir  judiciaire  comprend  l'ensemble  des  magistrats  du  Portugal, 
depuis  le  «  juge  élu  »  (juiz  eleito)  de  la  paroisse  jusqu'aux  membres 
du  tribunal  suprême  de  la  justice,  qui  siège  a  Lisbonne.  La  contrée  est 
divisée  en  deux  grands  districts  judiciaires,  celui  de  Lisbonne  et  celui  de 
Porto,  qui  se  subdivisent  eux-mêmes  en  juridictions,  correspondant  aux 
circonscriptions   territoriales;   les  îles  du  Cap-Vert  dépendent  du  district 


ADMINISTRATION  DU   PORTUGAL.  987 

judiciaire  de  Lisbonne.  Le  jury  prononce  la  culpabilité  ou  la  non- 
culpabilité  dans  les  procès  civils  et  criminels;  mais  les  magistrats  ont  le 
droit  inouï  de  pouvoir  casser  les  décisions  du  jury  comme  «  injustes  ».  La 
jurisprudence  portugaise  s'inspire  à  la  fois  du  code  français  et  du  vieux 
droit  local  représenté  par  les  ordonnances  «  alphonsines  »,  «  manuélines  », 
«  philippines  ». 

La  religion  catholique  romaine  est  la  religion  de  l'État,  mais  l'exercice 
du  culte  protestant  est  toléré.  Les  affaires  ecclésiastiques  sont  administrées 
par  le  patriarche  de  Lisbonne,  les  deux  archevêques  de  Braga  et  d'Evora  et 
quatorze  évêques.  L'Inquisition  est  abolie  depuis  1821,  et  ses  revenus,  de 
même  que  ceux  des  750  couvents  d'hommes,  supprimés  pour  la  plupart 
en  1854,  se  sont  ajoutés  aux  recettes  nationales;  les  dernières  communautés 
de  moines  s'éteignent  peu  à  peu  par  suite  de  l'interdiction  d'accepter  des 
novices,  et  leurs  biens  font  retour  au  domaine  public.  La  plupart  des  cou- 
vents de  femmes  ont  été  également  supprimés. 

L'armée  qui  doit  s'élever  en  temps  de  guerre  ou  de  commotion  intérieure 
à  70,000  hommes,  mais  à  52,000  hommes  seulement  en  temps  de  paix, 
se  compose  en  réalité  des  deux  tiers  de  l'effectif  normal  :  elle  n'a  pas 
moins  de  2,000  officiers  pour  20,000  soldats.  Naguère  les  exemptions  de 
service  et  la  pratique  du  remplacement  faisaient  peser  tout  le  fardeau  de 
la  conscription  sur  la  population  pauvre;  mais  la  loi  a  été  récemment 
modifiée  d'après  le  modèle  prussien,  pour  répartir  plus  équitablement  les 
charges  et  donner  au  pays  plus  de  force  défensive.  Les  forteresses  sont 
nombreuses;  mais  il  n'en  reste  qu'un  petit  nombre  en  bon  état  de  défense. 
On  cite  comme  les  plus  importantes  :  Elvas,  Abrantes,  Valença,  sur  la  fron- 
tière de  l'Espagne,  et  du  côté  de  la  mer,  le  fort  de  Sào  Juliào  et  la  citadelle 
de  Péniche.  La  flotte  ne  s'élève  plus  à  mille  vaisseaux,  comme  au  temps  où  le 
roi  Sébastien  se  préparait,  à  envahir  le  Maroc;  elle  est  d'une  quarantaine  de 
petits  bâtiments,  dont  24  sont  à  vapeur. Son  personnel  est  de  5,000  marins. 

Le  budget  annuel  dépasse  150  millions  de  francs  en  recettes  et  175  mil- 
lions en  dépenses;  depuis  1854, il  s'est  régulièrement  soldé  en  déficit  ; 
il  en  est  de  môme  du  budget  spécial  des  colonies,  qui  dépasse  10  millions. 
Aussi  la  dette  nationale  s'élève-t-elle  à  deux  milliards  100  millions,  total 
vraiment  formidable  pour  un  aussi  petit  pays  :  c'est  environ  450  francs  par 
tête  de  Portugais;  les  intérêts  sont  restés  souvent  impayés,  quoique  un 
décret  royal,  en  1852,  les  ait  réduits  à  trois  pour  cent.  Cependant  les  res- 
sources de  la  contrée,  auxquelles  s'ajoutent  la  vente  des  biens  nationaux  et 
le  monopole  des  tabacs,  se  sont  accrues  plus  rapidement  que  le  déficit,  et 
depuis  1875  on  a  pu  renoncer  au  triste  expédient  budgétaire  qui  consistait 


988 


NOUVELLE  GÉOGRAPHIE  UNIVERSELLE. 


à  opérer  des  retenues,  variant  de  5  à  30  p.  100  sur  les  traitements  des 
employés.  Le  crédit  du  gouvernement  portugais,  qui  naguère  était  au  plus 
bas,  a  pu  se  relever  peu  à  peu,  et  ses  fonds  sont  cotés  maintenant  à  près  de 
la  moitié  de  leur  valeur  nominale. 


Les  deux  anciens  «  royaumes  »  de  Portugal  et  d'Algarve  se  divisent  admi- 
nistrativementen  17  districts  ou  provinces,  quoique  les  anciennes  divisions 
historiques  de  Minho,  Tras  os  Montes,  Beira,  Estrcmadure,  Alemtejo,  Algarve, 
se  maintiennent  encore  dans  le  langage  ordinaire.  Les  districts  se  subdi- 
visent en  concelhos,  ou  «  conseils  »,  beaucoup  plus  grands  que  la  com- 
mune française,  car  ils  contiennent  en  moyenne  treize  paroisses,  ou 
Freguesias,  subdivisions  à  la  fois  religieuses  et  civiles. 


PROVINCES 


DISTRICTS. 


Braga . 

Minho Porto. 

1  Vianna  do 


Bragançi. 
Villa-Real 
Beja  .    . 
Evora     . 
Porlalegrc 
Aveiro   . 
Coimbra 
Vireu.    . 
Guarda  . 
Castello-Br 
Leiria    . 
Lisbonne 
Santarem 
Algarve ......  I  Faro  .    . 


Tras  os  Montes. 


Alemtejo 


Beira. 


Eslremadura. 


Portugal  continental  ..... 
Portugal,  avec  Madère  ellcsAçor 


Castello 


SUPERFICIE 

EN  KILOMÈTRES    CARRÉS. 


DES 
l'ROVI.NCES 


DES 

DISTRICTS 


7,506 


11,116 


24,411 


23,977 


17,958 


4,858 


2,730 
2,558 
2,258 
6,665 
4,451 
10,875 
7,097 
6,4  41 
2,925 
5,885 
4,979 
5,562 
6,628 
5,490 
7,605 
6,865 
4,858 


89,625 
95,021 


POPULATION  EN  1871 . 


DES 
PROVINCES. 


DES 
DISTRICTS 


1,018,690 
416,761 
575,960 

1,590,090 

903,405 
193,877 


546,429 
451,212 
221,049 
177,170 
259,591 
154,327 
112,477 
109,192 
272,765 
505,237 
398,477 
254,912 
178,705 
194,944 
491,205 
217,316 
193,877 


Le  1er  janvier  1878 


4,298,881 
4.677,562 

4,745,124 


PAR 
KI1.0M. 

CARIIÉ. 


127 
192 
94 
26 
54 
14 
1.6 
17 
93 
78 
80 
42 
27 
56 
64. 
32 
40 


48 
50 


FIN    DE    L'EUROPE    MÉRIDIONALE 


INDEX    ALPHABÉTIQUE 


Abranles,  967,  969,  987. 

Abruzzes,  479,  629. 

Acarnanie,  71,  72,  76,  128. 

Achaïe,  128. 

Acheloùs,  72. 

Achéron,  180. 

Aci-Reale,  558,  566. 

Açores,  979. 

Acqui,  575,  376. 

Adaja,  681. 

Adamello,  (monl),  511,  515. 

Adda,  550. 

Aderno,  558. 

Adige  (fleuve),  350,  555. 

Adra  (rivière),  720. 

Adra  (ville),  760. 

Adria,  580. 

.Ëgades  (îles),  571,572. 

/Egium  (Vostitza),  96,  119. 

/Etoliko,  72. 

Aétos  (mont),  115. 

Agosta,  559,  500. 

Agas,  822. 

Agueda,  681. 

Aguilar,  758,  765. 

Agujero,  860. 

Ahiolu,  204. 

Aida,  204. 

Aire  (serra  do),  951. 

Ailone,  657. 

Ajaccio,  645,  645,  6i6. 

Ak  Hissar,  199. 

Alagna,  561. 

Alagon,  682. 

Alassio,  390. 

Alatri,  472,  475. 

Alava,  859  et  suiv. 


Albacete,  784,  786,  787,  792. 

Albaicin,  748. 

Albanais,  64,  185,   188,  195. 

223. 
Albano,  440,   441,   442,   472. 
Albaro,  399. 
Albegna,  408. 
Albenga,  392. 
Alberche,  675. 
Alcali  de  Henarès,  703,  706. 
Alcalâ  de  Chisvert,  792. 
Alcaïâ  de  Guadaira,  754. 
Alcalâ  la  Real,  755. 
Alcamo,  556,  566. 
Alcântara,  700. 
Alcazaba,  714,  720. 
Alceda,  864. 
Alcira,  776,  790,  792. 
Alcobaça,  964. 
Alcochete,  967. 
Alcolea,  751. 
Akoneîar,  700. 
Alcoy,  786,  792. 
Alcubiurre  (sierra  de),  812. 
Alcudia,  804. 
Aldea  Gallega,  967,  969. 
Alemtejo,  969. 
Aleiia,  641. 
Alessio  (Lech),198. 
Alexandria,  272. 
Alexandrie    (Alessnndria),  570. 

375,  376,  626,  629. 
Alexinatz,  292.* 
Algarve,  969. 
Algeciras,  763. 
Algemesi,  790. 
Alghero,  595,  607. 
Alhamâ  (rivière),  821. 
Alliamâ  (d'Andalousie),  761. 
Alhamâ  (de  Murcie),  78S. 


Alhamâ  (sierra  de),  719,  720 

Alhamilla,  719. 

Alhandra,  948. 

Alhaurin  Grande,  761. 

Alhendin,  717. 

Alicante,  771,  786,   790,  792, 

912. 
Alicudi,  568,  571. 
Almada,  967. 
Almaden,  702,  707. 
Almagro,  702,  707. 
Almansa,  787,  792. 
Almaraz,  700. 
Almeida,  945. 
Almenara  (pic  de),  820. 
Almeria,  747,  760,  765,   912. 
Almeria  (rivière),  720. 
Almijara  (sierra  de),  719. 
Almonte,  682. 
Alora,    761. 

Alpes,  14-19,  311-559. 
Alphée,  89,  90. 
Alpujarra,  717. 
Alsâsua,  850. 
Altabiscar,  854. 
Alta-Coloma,  718. 
Altamura,  527. 
Aluta(01tu,  Olto,  Oll),  245. 
Amalfi,  515,  517. 
Amarante,  942. 
Amaxiki,  112,  113. 
Ambelakia,  176,  177. 
Amenano  (rivière),  557. 
Amézcuas,  850. 
Amiata  (monte),  405,  407. 
Ampourdan  (Y),  840. 
Anadoli-Hissar  157. 
Ancône,  474,    479,   626,  629. 
Andalousie,  708. 
Andia  (sierra  de),  850. 


990 


/N3EX  ALPHABÉTIQUE. 


Andorre  (val  cT),  841. 

Andria,  522,  527. 

Andrinople,  161. 

Andros,  105,  107,  119. 

Andûjar,  751,  765. 

Angri,  516. 

Anie  (pic  d),  854. 

Anio  (Aniene),  457. 

Annobon,  916. 

Ansena,  880. 

Antela,  950. 

Antelao  (mont),  516. 

Anloquera,  748,  762,  765. 

Anlimilo,  102,  105,   107. 

Anlivari,  296. 

Aoste  (vallée  d'),  558,371. 

Apennins,  310,  586,  434. 

Apuanes  (Alpes),  401,  402. 

Aquila,  479. 

Arab-Tabia,  267. 

Aracena  (sierra  de),   679,  708. 

713,  970. 
Aragon,  809, 833. 
Aragon  (rivière),  821. 
Aralar  (sierra  de),  846. 
Aran(vald'),  841. 
Aranda  del  Duero,  691. 
Aranjuez,  706. 
Arba,  822. 
Arberi,  198. 
Arcadic,  83,  122,  128. 
Arcos  de  la  Fronlera,  756,  765. 
Ares,  897. 
Arélhuse,  545. 
Arevalo,  696. 
Arezzo,  426,431,629. 
Arga,  821. 

Argenlaro  (monte),    406,   407. 
Argolide,  97,  98,  128. 
Argos,  87,  97,  119. 
Argostoli,  113,  114,  119. 
Argyro-Kastro,  193. 
Ariano,  521. 
Arnautes,  192. 

Arno  (fleuve),401 ,408,409,414. 
Arocbe  (sierra  de),  679,708,970. 
Arosa,  897. 
Arpino,  520. 
Arrabalde,  963. 
Arrabida  (sierra  de),  969. 
Arriaga,  843. 
Arta,  197. 
Arteijo,  897. 

Ascoli-l'iceno,  475,  479,  629. 
Asinara  (ile  d'),  584,  606. 
Àskyfe,  135. 
Ason,  879. 

Aspromonte,  485,  486 
\ssisi,  475. 
Asleris,  114. 
Asti,  375. 


Astorga,  694. 

Astroni  (parc  d'),  489. 

Asturies,  875  et  suiv. 

Astypa!D3;i,  140,14!,  142,  225 

Ataraya,  921,  971. 

Aterno,  436. 

Athènes,  77,  81,  119,  122. 

Athos,  166. 

Attique,  77,128. 

Ave,  930. 

Aveiro,  945,  946,  947. 

Avellino,  519,  527. 

Averne  (lac  d'),  490. 

A  versa,  527. 

Avila,  691,  696,  707. 

Aviles,  895. 

Avintes,  938. 

Avlona,  185,  198. 

Avola,  552. 

Azcoylia,  855. 

Azizirge,  156. 

Azpeylia,  855. 

Azpiroz  (col  d'),  851. 

B 

Bacau,  276. 

Bacchiglione  (fleuve),  555. 
Badajoz,  701,  707. 
Badalona,  859. 
Baena,  753,  765. 
Baeza,  750,  765. 
Bagnara,  501. 
Bagni  di  Lucca,  407,  451. 
Bagnorea,  459. 
Baïa,  498. 

Balagna  (la),  636,  657. 
Baléares,  792-809. 
B.lestreri,  584. 
Balkans,  130,  206-210. 
Balta-Liman,  157. 
Banda  di  Dentro,  634. 
Banda  di  Fuori,  634. 
Bania,  279. 
Banialouka,  205. 
Baragan,  251. 
Barbastro,  851. 
Barcellona,  557,  566. 
Barcellos,  942. 
Barcelone,  857,  912.    . 
Bardenas  Reaies,  812,  854. 
Bardez,  978. 
Barella  (la)  637. 
Bari,  522,  523,-527. 
Bangazzo,  319. 
Barlaam,  174. 
Barlelta,  522,  523,  527. 
Barreiro,  967. 
Basilicate,  65*0. 
Basiluzzo,  371. 
Basques,  845. 
Bassae  (temple  de),  98. 


Bastelica,  637,  646. 

Bastia,  615,  644,  646. 

Batalha,  964. 

Bathy,  115. 

Batuecas,  675,  693. 

Bayona,  897. 

Baza,  748,  765. 

Baza  (sierra  de),  714. 

Bazardjik,  202,  227. 

Bazlan  (val  de),  846. 

Beira-Mar,  952,  945. 

Beja,  976. 

Belgodere,  656. 

Belgrade,  281,  292. 

Bellas,  963. 

Bellem  (Belem),  962,  969. 

Bellunc,  581,  585,  629. 

Belméz  (mines  de),   742. 

Bembezar,  709. 

Bemfica,  965. 

Benaco  (lac  de),  529. 

Benevento,  520,  527,  G30. 

Benicarlé,  792. 

Beon,  950. 

Béotie,  77,  128. 

Berat,  185,  199. 

Bergame,  577,  578,  629. 

Berja,  760. 

Berlinga,  951. 

Bermeja  (sierra),  720. 

Bermeo,  874. 

Betanzos,  897. 

Bianco  (monte),  568. 

Bidasso»,  846. 

Biella,  574. 

Bielopavlitchka,  298. 

Bienlina  (lac),  408,  415. 

Biguglia,  645. 

Bilbao,  868. 

Biscaye  (Vizcava),  842. 

Bisceglie,  522",  527. 

Bistritsa,  246. 

Bilolia,  200. 

Bitonto,  525,  527. 

Blato,  177. 

Boïana,  178,  194,  197. 

Bolca  (mont),  317. 

Bolgrad,  260,  276. 

Bologne,  357,  570,  572,  574, 

379,  580,  629. 
Bolsena,  458,  459,  442. 
Bonifacio,  645,  646. 
Bordighera,  592. 
Borromées  (iles),  550,  557. 
Bosa  (rivière),  585,  59;>. 
Bosch  de  la  Espina,  771. 
Bosna,  199. 
Bosniaques,  202. 
Bosphore,  150,  146,  147,  151, 

156,  157,  158,  159 
Botochani,  272,  276. 


INDEX   ALPHABÉTIQUE. 


991 


Boulaïr,  159. 

Boumort  (sierra  do),  814. 

Bourgas,  168,201,  204,  224. 

Bracciano,  440,  442. 

Braga,  942. 

Bragança,  942. 

Braïla,  272,  276. 

Brenner,  571,  573. 

Brenta  (fleuve),  340,  341,  553. 

Brescia,  577,  378,  620. 

Brindisi,  522,  523. 

Bronte,  558. 

Brujula  (la),  671,  685. 

Bucarest,  251,  271,  276. 

Bukavii,  276. 

Bulgares,  217,  221,  224. 

Bulgarie,  219. 

Bûrgos,  691,  695,  707,  876. 

Burriana,  792. 

Buseo,  246. 

Bussaco,  946. 

Butrinlo,  181,  197. 

Buvuk-déré,  157. 

Buzeo,  272,  276. 


Cabeza  de  Manzaneda,  879. 
Cabo  da  Roca  (Roc  de  Lisbonne), 

928,  965. 
Cabra,  755,  765. 
Cabras  (sierra  de),  767. 
Cabreira  (sierra),  927. 
Cabrera,  794,  801,  885. 
Câceres,  701,  707. 
Cadi  (sierra  de),  814,  820. 
Câdiz,  649,  726,  740,  747,  756 

à  760,  765,  912. 
Cagliari,  600,  602,  607,  650. 
Calabres,  650. 
Calahorra,  875. 
Calamita,  455. 
Calarasii  (Slirbey),  272. 
Calares,  276. 
Calalayud,  852. 
Calatrava,  686. 
Calatrava  (Campo  de),  680. 
Caldas  de  Be<aya,  884. 
Caldas  de  Gérez,  942. 
Caldas  de  Monchique,  977. 
Caldeirào  (sierra  de),  971. 
Calenzana,  644,  646. 
Caltafano,  559. 
Caltagirone,  558,  566. 
Callanissetta,  558,  566,  630. 
Calvi,  644,  646. 
Camaldules  (col  des),  402,  405. 
Camero  ISuevo,  850. 
Camero  Viejo;  850. 
Caminha,  941. 
Camogli,  509. 


Campagne  de  Rome,  446,  461 . 
Campanella  (cap),  483. 
Campanie,  650. 
Campidano,  584,  605. 
Campobasso,  521,  527. 
Campo-l'Oro,  655. 
Campu-Lungu,  272,  276. 
Canaries  (îles),  916. 
Candie,  155,  140. 
Canée  (la),  156. 
Cangas  de  Onis,  894. 
Cangas  de  Tineo,  98. 
Canicalti,  559,  560. 
Cantabrio,  850. 
Capannori,  428,  431. 
Caparica,  967,  969. 
Caparroso,  850. 
Capitanale,  630. 
Capoliberi,  432. 
Capoue  (Capua),  519,  626. 
Capraja  (île  i'e),  452. 
Capri  (ilede),4S5. 
Cap-Vert  (archipel  du),  979 
Caracal,  276. 
Caravaca,  787,  792. 
Carballo,  866,  897. 
Carcagenle,  776,  790,  792. 
Carcavellos,  965. 
Carche  (sierre  del),  767 
Cardeto,  500. 
Carclo,  654. 
Cardona,  815. 
Carghese,  658. 
Carignano,  575. 
Carlo-Forte,  600,  602. 
Carmagnola,  575,  576. 
Carmona,  755,  765. 
Carolines  (îles),  916. 
Carrara,  429,  451. 
Carrascal,  850. 
Carratraca,  761. 
Carril,  8l»7. 
Carrion,  852. 
Cartaxo,  967,  969. 
Carlhagène     (Carta^ena),    649, 

785, 788,   789,  792,  912. 
Carvoeiro  (cap),  U31. 
Casale   (Casal-Monl'errato),    575, 

576,  626. 
Casaiiiiccinla,  491. 
Casar,  689. 
Cascàes,  963. 
Caserla,  519,  527. 
Cassino,  5-0. 

Castagna  (monte  délia),  568. 
Casteltiilardo,  476. 
CasIel-lMlit,  810. 
Caslellamare     di    Stabia,    511, 

514,  5-27. 
Castrllo  Branco,  947,  969. 
Castollo  de  Vide,  976. 


Castellon  de  la  Nana,  791,  792. 
Castelnuovo,  428. 
Castelvelrano,  565,  560. 
Castiglione  (marais  de),  415. 
Castilles,  666,708. 
Castoria,  175,  212. 
Castro-Giovanni,  558. 
Castro-Marim,  977. 
Castropol,  894. 
Castro-Urdiales,  891. 
Catalogne,  809-480. 
Catane,  557,  558,  500,  650. 
Catanzaro,  5:6,  527. 
Catenaja  (Alpes  de),  402. 
Catria,  435,  438. 
Catlaro,  294. 

Cava  de' Tineni,  516,  527. 
Câvado,  950. 
Cavo,  440,  442. 
Cavour,  554. 
Cavriana,  523. 
Cebollera    (sierra),    671,    675, 

850. 
Cecina,  408. 
Cefalù,  559,  557,  567. 
Cento,  580. 

Centuripe  (Ccntorbi),  566. 
CéphaLVmie,  108, 115,116, 128. 
Cephissus,  74. 
Cerignola,  521,  527. 
Cerigo,  99,  100. 
Cesena,  580. 
Cetona  (monl),  407. 
Cetinye,  295. 
Ceuta,  916. 
Cezimbra,  967,  969. 
Chabatz,  290,  292. 
Chalcidique,  145,  165. 
Chalcis,  101,  102,  119. 
Champs  Phlégréens  (Campi  Fle- 

grei),  487-490. 
Château-Dauphin  (Castel-Dclfino)? 

571. 
Chaves,  942. 

Chiana  (val  de),  404,  408,  411. 
Chiavari,  599. 
Chiclana,  757,  765 
Chieri,  525,  576. 
Chieti,  479. 
Chima3ia-M;ila,  181. 
Chinchilla  (sierra  de),  769. 
Chioggia,  5*5. 
Chios,   146. 

Chipka  (col  de  Sipka),  212,222. 
Chiusi,  427. 
CI  ki péri,  177. 

Chkipélars  (Skipetars),  185,192. 
Chkoumb,  182,  VJÔ. 
uhoumadia,  28n,  282. 
Choumla,  214,  217. 
Cidaco,  821.    - 


992 


INDEX   ALPHABÉTIQUE. 


Gieza,  787,  792. 

Cinca,  822. 

Cinto,  654. 

Cintra,  928,  952. 

Circello  (Monte),  457,  458. 

Cithéron,  70. 

Città  di  Castello,  474, 

Città-Vecchia,  576,  579, 

Ciudadela,  808. 

liudad-Real,  702,  707. 

Ciudad-Rodrigo,  912. 

Civilà-Vecchia,  471,  472. 

Clementi,  194. 

Clitunno  (Clitumnus),  455. 

Clusone  (rivière),  545. 

Cocyte,  180. 

Coïmbre  (Coimbra),  945. 

Coilares,  963. 

Columbretes,  793. 

Comacchio    (lagune    de),    555, 

334,  357,  567. 
Comero,  455,  458. 
Comino,  579. 
Comiso,  559,  566. 
Commabio  (lac  de),  524. 
Como,  577,  378,  629. 
Como  (lac  de),  326,  555. 
Compos'.ela,  899. 
Concha  de  Sâo  Martinho,  964. 
Condeça  Nova,  946. 
Coni  (Cuneo),  374,  376,  629. 
Constantinople,  130,  145,  157 
Conlraviesa  (sierra),  719,   720. 
Copaïs,  74,  76. 
Copparo,  380. 
Corato,  522.  527. 
Corcubion,  881,  897. 
Cordevoie  (rivière),  539,  340. 
Cordoue  (Cordoba),    647,   751, 

752,  765. 
Corfinium,  456. 
Corfou,107,lll,  116,  119,128 
Corinthe,  70,  77,  95,  127. 
Gorleone,  558,  566. 
Cornigliano,  596. 
Corogne  (la)  ou   Coruna,   894 

897,  912. 

Corse,  631,  646. 

Corsini,  579. 
Corle,  645,  646. 
Gortona,426,  551. 
Cosenza,  526,  527. 
Cotrone,  526. 
Covadonga,  880,  894. 
Covilhà,  947,  969. 
Craïova,  272,  276. 
Çrato,  976. 

Crémone,  577,  578,  629. 
Crète,  155-140. 
Crevi  lente  (sierra  de),  769. 
Cuadramon,  881. 


Cuba,  916. 

Cudillero,  896,  899. 

Cuenca,  702,  707. 

Cullar  de  Baza,  748. 

Cullera,  790,  792. 

Curtea  d'Ardgeche,  272. 

Cyanées,  157,  158. 

Cyclades,  100,  101,  105,   128. 

Cyllène  (mont),  82. 

Cythnos  (Thermia),  101. 


Daimiel,  782,  707. 

Dalias,  760. 

Damào,  978. 

Danilovgrad,  294. 

Danube,  215,  253,  255. 

Dardanelles,  150, 147, 159, 160 

Darro,  749. 

Daskalion,  114. 

Datlilo  (Dattolo),  571. 

Deli  Kamtchik,  210. 

Deli  Osman,  209. 

Délos,  106, 107. 

Demanda    (sierra).  671,  850. 

Demotika,  162,  177. 

Dénia,  790. 

Despenaperros,  710,  713. 

Devno,  209. 

Dicté  (montsSitia  ou),  155. 

Diu,  978. 

Djakova,  198. 

Djames,  182. 

Dobroudja,  252,  273,  276. 

Dodone,  180,  181. 

DonBenilo,  701,707. 

Dora-Baltea  (rivière),  345. 

Dora-Morta,  524. 

Dora- Ripai  ia,  320,  345. 

Dormitor,  178,  198. 

Drama,  165. 

Drin,  177, 198. 

Dn'na,  199. 

Duero  (Douro),  681,  926. 

Dukagines,  191. 

Dulcigno  (Olgun),  194,  296. 

Durango,  849. 

Durazzo  (Durres),  197,  198. 


Ebre   (Ebro),    820,    825,  852, 

858. 
Ecija,  753,  765. 
Ega,  821. 

Egée  (mer),  98,  100. 
Égine,  82. 
Eibar,  874. 
Elbassan,  199. 
Elbe  (île  d'),  409,  433, 453. 
Elche,  771,  779,  792. 


Elena,  214. 

Eleusis,  81. 

Élide,  91,  128. 

Eljas,  682. 

Elvcs,  976,  987. 

Embalira,  841. 

Emilie,  370,  629. 

Emineh,  210. 

Empoli,  426,  431. 

Enos,  162. 

Enza  (rivière),  342. 

Éoliennes  (iles),  567,571. 

Épidaure,  98. 

Épire,  195,  200. 

Erasinos,  88. 

Ergastiria,  119. 

Erkene,  159. 

Escorial  (l');  706. 

Escudo  (col  d'),  876. 

Eski-Zagra,  204,  224. 

Esla,  681,  852. 

Espagne,  647  et  suiv. 

Espie]  (mines  d'),  742. 

Espinho,  941. 

Espozende,  941. 

Estaca  de  Vares,  881. 

Estancias  (sierra    de  las),   714 

Estella,  874. 

Estrella  (sierra),  928. 

Estremadura  (Esp.),  666,  915. 

Estremadura  (Port.),   947,  988. 

Estremoz,  976. 

Etna,  529,  558,  540. 

Eubée,  100,  101,  107,  128. 

Euganéennes  (collines),  518. 

Euripe,  101. 

Europa  (pics  d'),  855. 

Europe,  9-52. 

Eurotas  (Iri),  89. 

Euskariens,  855. 

Evora,  976. 


Fabriano,  475,  479. 
Faenza,  5S0.  ! 

Falterone  (monte),  402. 
Fallicheni,  272,  276. 
Fano,  475. 
Farilhâos,  951. 
Faro,  977. 
Fasano,  5'22. 

Favignana,  571.  \ 

Felanitx,  804. 
Felicudi,  568,  571. , 
Fenestrelle,  571. 
Fermo,  475,  479. . 
Fernando  Pô,  916. 
Ferrare    (Ferrara),    351,     353, 
570,379,580,626,629.     , 
Ferrol(le),  894,  897,912.        , 


INDEX   ALPHABÉTIQUE 


C93 


Fidaris,  75. 
Fiesole,  422. 
Figucira  daFoz.  946. 
Figueras,  859,  840,  912 
Filabres  (sierra  de  los),  714. 
Finisterre  (cap),  881. 
Fiumicino  (Rubicon),  542,  472 
Fiumicino  (Tibre),  458,  471. 
Florence  (Fiivnze) ,   420,   426 

451,  472,  G29. 
Fluvia,  824,  840. 
Focsiani,  272,  27G. 
Foggia,  521,  527. 
Follonica,  417. 
FontanaGongiada,  584. 
Fonlarabie,  874. 
Forchia  d'Arpaia,  482. 
Forli,  580,  029. 
Fonnenlera,  794,  799. 
Formia,  519. 
Formoselha,  940. 
Fossano,  575,  576. 
Francia  (sierra  di),  675. 
Franchi,  811. 
Frascati,  471. 
Fresnedas,  719. 
Frioul,  560. 
Fucino  (lac),  442,  444. 
Fuligno,  475. 
Fumajolo,  455. 
Furado  (monte),  885. 


Gabrova,  222,  227. 

Gaële,  520,  626. 

Galatz,  272,  276. 

Galaxidi,  76. 

Galice,  875  et  suiv. 

Gallego,  815. 

Gallipoli  (Italie),  525,  526. 

Gallipoli  (Turquie),  159,  161. 

Gallura  (monts  delà),  581,  585. 

Gamzigrad,  279. 

Garbanzal,  785. 

Garde  (lac  de),  529,  555. 

Gardunha  (serra),  928. 

Garfagnana  (monts  de  la),  401, 

402,  428. 
Gargnno  (monte),  485. 
Garigliano,  472. 
Gala  (sierra  de),  675,  926. 
Gaviarra,  926. 
Gaya,  940. 

Ger.eroso  (monte),  516. 
Gènes,  591-598,  626,  627,  G29. 
Genèvre  (monl),  575. 
Genil,  714,  724,  749. 
Gennargentù,  584. 
Gennaro,  457,  458 
Gérez  (serra  de),  927. 


Gerona,  859,  840. 

Giara(la),  591,  592. 

Giarre,  558. 

Gibraltar,  50-42,  720,  727,729 
7G5-765. 

Gigante  (el),  769,  770. 

Gigantinu,  584. 

Giglio  (île  de),  452. 

Gijon,  892. 

Giouta,  107. 

Girgenli,  564,  565,  565,  650, 

Giulia  (volcan),  540. 

Giurgiu   (Giurgevo),  214,  272, 
276. 

Glieb,  178. 

Goa,  978. 

Golo,  653. 

Gonessa,  600. 

Gordola,  525. 

Gorgona  (île  de),  452. 

Goritza  (Korilza),  199. 

Gornitchova  ou  Nidjé,  211,  212. 

Goumouldjina,  165,  177. 

Goussinye,  198. 

Gozzo,  579. 

Grand-Paradis,  511,  312,  515. 

Granmichele,  559. 

Gran  Sasso  d'Ilalia,  456,  45S. 

Grasso  (cap),  84. 
Grèce,  55  et  suiv. 

Giedos  (sierra  de),   668,    675, 

928. 
Grenade  (Granada),    747,   750, 

765,  877. 
Grivola  (mont),  511. 
Grosseto,  415,  415,  629. 
Groltamare,  475. 
Guadalajara,  705,  707. 
Guadalaviar,  676,  775. 
Guadalen,  710,  724. 
Guadalentin,  788. 
Guadalclc,  726. 
Guadaîevin,  762. 
Guadalfeo  (rivière),  720. 
Guadalhorce,  720,  761.. 
Guadalimar,  710,  724. 
Guadalmedina,  761. 
Guadalope,  822. 
Guadalquivir,   725,    726,    772, 

775,  858. 
Guadalupe  (sierra  de),  6S0. 
Guadarrama    (sierra    do),   668, 

672,  675,  928. 
Guadiana,  681,  682.  969. 
Guadiana  menor,  724. 
Guadiaro,  720,  762. 
Guadiato,  710. 
Guadix,  746. 
Guara  (sierra  de),  814. 
Guarda,  945. 
GuarJia  (la),  858. 


Guarrizas,  710. 

Guernica,  849. 

Guelaria,  849. 

Gubbio,  474. 

Gûdar  (sierra  de),  719,  720. 

Guècjues,  182,  195. 

Guimaràes,  942. 

Guii,ée  (colonies  de),  913. 

Gui^ûzcoa,  841  et  suiv. 


Ilagio-Rouméli,  155, 157. 

Haïkanes,  263 

Uaskiôj,  205 

[ïaya,  847. 

Ilélicon,  70. 

ILlla,  180. 

Ilullin,  787,  792, 

Hémus,  208. 

Ilerculanum,  514. 

Ilermoupolis,  106,  119. 

Ilerreria  (mines  de  la),  7^5. 

Herzégovine,  197. 

Riga  de  3Ionreal,  849. 

Higuer  (cap),  848. 

Hirsovo,  276. 

Histiaea,  119. 

Hotti,  194. 

Ilouchi,  276. 

Uuelva,  742,744,745. 

Huer7a,  821. 

Huesca,  851,  839. 

Huescar,  746. 

Hurdes  (las),  676,  693. 

Hydra,  99,  118. 

Hymette,  70. 

I 

ïbiza,  793,  794,  799. 

Ichtiman,  211. 

Ida  (Psiloriti),  154,  153. 

Idro  (lac  d'),  329. 

Ieropolamo,  15  i. 

Iglesias,  599,  607. 

Igualada,  859. 

Ile  Rousse,  644. 

Ilhavo,  947. 

Imbros,  145,  144,  145. 

Imola,  580. 

Inca,  802,  807. 

Incudine  (monte).  655,  634. 

Indjé-Karasou  (IIaliacmo:i),  163. 

215. 
Insua,941. 
[nlagliatella,  544. 
Ioniennes  (îles),  107,116. 
Ipek,  198. 
Iraty  (forêt  d'),  85 i. 
Irun,  845,  858,  870. 
123 


994 


INDEX    ALPHABÉTIQUE. 


Isaktcha,  276. 
Ischia  (île  d'),  491. 
lseo  (lac  d'),  529. 
Isker,  201,  207. 
Isla,  758. 

lsonzo,  556,  558,  555. 
Ispica,  565. 
Ilalica,  456. 
Italie,  299,  650. 
Ivrea,  574. 
Izterbegui,  846. 


Jabalcon  de  Baza,  718,  720. 

Jabalcuz,  718. 

Jabalon,  685. 

Jaea,  852. 

Jaen,  748,  750,  765. 

Jagodina,  292. 

Jaizquibel,  845,  851. 

Jalomitsa,  250. 

Jalon,  676,  821,  850. 

Jamboli  (Yamboli),  204,  229. 

Jandula,  710.  . 

Janina  (Yaninaj,  179,  180,  200. 

Jaïitra,  208. 

Jassy  (Iasi,  Yasi),  271,  276. 

Jativa,  786,  790,  792. 

J.ivalambre  (pic  de),  770, 

Jerez  de  la  Frontera,  740,  755. 

765. 
Jesi,  475,  479. 
Jiul  (SilouChil),  251. 
Jûcar,676,  772,  775,  774,776. 
Jumilla,  787,  792. 
Junto  (monte),  951. 

K 

Kadi-Keuï,  148. 
Kaïménipetra,  85. 
Kalamata,  96,  119,  120. 
Kalameria,  169. 
Kalkandele,  199. 
Kalofer,  205. 
Knlogheros,  169. 
Karlouk  Balkan,  202. 
Kainbing,  978. 
Kamtchik,  209. 
Karabouroun,  210. 
Kara-Gounis,  64. 
Karaholas  Dagh,  202. 
Karlas  (Baebeïs),  175. 
Karlovo,  202,  227. 
Karnabad,  204. 
Karyès,  167. 
Karystos,  119. 
Kastoria,  199. 
Kastro  (Myrina),  14  i. 
Katavothra  (Œta),  68,  69. 


Katounska,  298. 
Kazanlik,  205,  207,  222. 
Kelidhoni,  140. 
Khelmos,  82. 
Kilia,  216,  255,  276. 
Kiôprili.  200,  217. 
Kirk  Kilissa,  162,  177. 
Rlementi,  191. 
Knejevatz,  292. 
Korn,  178,  198. 
Romandes,  175,  258. 
Kopaonik,  279,  280,  281. 
Kortiach,  165. 
Knssovo,   108. 
Kotesi,  201. 
Koundousi,  181. 
Koutchka,  298. 
Kragouïevatz,  280,  62. 
Kraïna,  191,  202. 
Kranidhi,  119. 
Kroucbevalz,  279,  292. 
Krouchevo,  200. 
Krouya,  199. 
Kustendje,  209,  275,  276. 
Kutchuk-Balkan,  201. 


Labbro  (monte  de),  407,  409. 

Labchistas,  180. 

Laconie,  84,  128. 

Ladon,  89. 

Lagos,  977. 

I.amego,  945. 

Lamia,  75,  119. 

Lampedusa,  575. 

Lampione,  575. 

Lanciano,  479. 

Langreo,  895,  899. 

Lanjiron,  762. 

Laredo,  891. 

Lario  (lac),  526,  529. 

Larissa,  175,  175. 

Larôuco,  927. 

Lassili  (monts),  155. 

Lastres,  865. 

Latium  (volcans  du),  440,  441. 

Laurion,  70,  119. 

Lavagna,  599. 

Lavos,  946. 

Lebrija,  755,  765. 

Leça,  941. 

Lecce,  525,  527. 

Lecco  (lac  de),  526,  527,  528. 

Lech  (Les,  Alessio),  191,  192, 

198. 
Legnago,  572,  626. 
Leiria,  951 5  964. 
Leitariegos,  860. 
Lemnos,  144,  145,  228. 
Lena,  964. 
Lentini,  559. 


Lentini  (lac  de),  559. 

Léon,  666,  694,  707. 

Léon  (isla  de),  756. 

Lépante  (Naupacte),  73. 

Lepini  (monti),  457. 

Lequeytio,  875. 

Lérida,  852,  859. 

Lerne,  88. 

Leskovatz,  290. 

Leso,  848. 

Leucade   (Sainte-Maure),    11 

115,  118. 
Leuca  Ori,  155. 
Lezirias,  948. 
Liapes,  182,  198. 
Licata,  557,  566. 
Licodia  di  Vizzini,  559 
Liébana  (vallée  de  la),  878. 
Liechanska,  298. 
Ligurie,  586,  401,  629. 
Lira,  199. 
Lima  (Limia),  950. 
Limbarra  (monts  de),  584,587. 
Limnicea,  276. 

Linarès,  741,   751,   765,  870. 
Linosa,  575. 
Lioubalrin,  178. 
Lipari,  567,  568. 
Liria,  790. 
Lisbonne  (Lisbôa),    919,    921,. 

929,  957,  951,  967. 
Lisca-Bianca,  571. 
Livenza  (IL),  558,  555, 
Livourne,  450,  451,  629. 
Lixouri,  119. 
Liz,  964. 
Lianes,  892,  899. 
Lbnos  del  Urgel,  824,  842. 
Llobregat,  824. 
Lluchmayor,  802. 
Loano,  592. 
Lodi,  577,  578. 
Logrofïo,  850,  849,  875. 
Loja,  750,  765. 
Lom,  209. 

Loma  de  Chiclana,  709. 
Lombardie,  570,  629. 
Lorca,  787,  792 
Loreto,  476. 
Losnitza,  292. 
Loulé,  977. 
Lovatz,  227. 
Lousâo  (serra  de),  928. 
Luarca,  865,  894. 
Lucena,  755,  765. 
Lucera,  521,  527. 
Lucques,  428,  451,  629. 
Lucrin  (lac),  490. 
Lugano  (lac  de),  524,  529. 
Lugo  (Espagne),  898. 
Lugo  (Italie),  380. 


INDEX   ALPHABÉTIQUE. 


90ô 


Lunigiana,  101,  428. 
Lycée  (Diaforti),  83,  84. 
Lyngons  (Khassia),  174. 


Macao,  978. 

Maccalube,  541. 

Macerata,  475,  479,  629. 

Machichaco,  848. 

Macra  (riv.),  345. 

Maddalena  (La),  601,  002,  G07. 

Maddaloni,  527. 

Madère  (îles),  979. 

Madonia,  539,  540. 

Madré  del  Mount,  819,  820. 

Madrid,    683,   689,  703,   707. 

Maeztrazgo,  812. 

Mafra,  963. 

Magadino,  325. 

Magaïia,  710. 

Magina,  718. 

Magnésie,  169,  177. 

Magra  (vallée  de  la),  429. 

Mahmoud ié,  276. 

Maïdanpek,  278. 

Maïnotes,  63. 

Majella,  435,  438. 

Majeur  (lac),   324,    529,  570. 

Major  (Pic),  800,  801. 

Makrinitza,  177. 

Mâlaga,   649,    747,    761,  765, 

912. 
Malcesina,  626. 
Malée  (cap),  83. 
Malhào  (serra  de),  928,  971. 
Malissores,  191,  194. 
Malte,  574  à  580. 
Manacor,  804. 
Manche,  702. 
Manfredonia,52i,  523. 
Manresa,  859. 
Mantinée,  87. 

Mantoue,  372-378,   626,  629. 
Manzanarès,  702,  707. 
Manzanarès  (rive  du),  703. 
Maragato,  693. 
Marais  Ponlins,  449  à  452. 
Marâo  (serra  de),  927. 
Marchena,  755,  765. 
Marches,  454  et  suivantes,  629. 
Marciana,  455. 
Maremme,  415  à  417. 
Marghine,  584. 
Maria  (sierra  de),  714,  720. 
Mariannes  (îles),  916. 
Marinha  Grande,  964. 
Marino,  471. 
Maritza,  162,  202. 
Marmara  (mer  de),  145,  147, 

151,157,158. 


Marmolata  (monts),  511. 

Marsala,  556,  557,  566. 

Martes  (sierra),  769. 

Martesana,  554. 

Martin,  822. 

Martos,  753. 

Masnou,  839. 

Massa,  429,  431,  629. 

Mat,  188. 

Matapan  (cap),  5i. 

Maiarô,  859. 

Matchin,  276. 

Matese,  482. 

Mattozinhos,  941. 

Mazarron,  785,  792. 

Mayorque,  794,  795,  800  à  807. 

Mazzara,  556. 

Medellin,  701. 

Medico,  570. 

Médina  del  campo,  691,  696. 

Médina  de  Rio-Seco,  691. 

Méditerranée,  p.  55,  52. 

Medjidié,  276. 

Medua  (St-Jean  de),  198. 

Meduna  (riv.),  538. 

Megalo-Kastron   (Candie),  156. 

Megaios-Potamos,  144. 

Mega-Spileon,  83. 

Mehedintii,  276. 

Meira  (sierra  de),  881. 

Mendaur,  847, 

Mergozzo  (lac),  526. 

Mérida,  701,  707. 

Mer  Noire,  157. 

Mertola,  971. 

Mesas  (las),  928. 

Mésie,  260. 

Messara,  154. 

Messénie,  92,  128. 

Messine,  557,  566,  626,   630. 

Mesta,  202. 

Meta,  482,  486. 

Météore,  175. 

Metoya,  198. 

Metzovo,  179,  184. 

Mezquita  (serra  da),  970. 

Mezzola  (lac  de),  526. 

Midia,  161,  162. 

Mieres,  863. 

Miet,  178. 

Mijares,  773. 

Milan,    357,    358,   372,    574. 

376,  578,  611,  629. 
Milanovatz,  292. 
Milazzo,  557. 
Miletlo,  482,  586. 
Militello,  559. 
Millis  (jardins  de),  589. 
Milo,  103. 
Mineo,  559. 
Minglanilla,  679. 


Mino  (Minho),  885,  898,  920. 
Minorque,   792,  79 i,  807. 
Mira,  946. 

Miranda  do  Corvo,  946. 
Miranda  de  Ebro,  846. 
Mirdites,  188,  194. 
Misène  (cap),  491. 
Misivri,  204. 

Missolonghi,  71,  115,  119. 
Mistra,  97. 
Mitrovilsa,  217. 
Modène,  579,  580,  629. 
Modica,  559,566. 
Moldava,  246. 
Moldavie,  243,  246,  248. 
Molfetta,  522,  525,  527. 
Molise  (prov.  de),  629. 
Monastir,  200,  212. 
Monastirkoï,  210. 
Moncabrer,  769,  770. 
Moncalieri,  575. 
Moncayo,  672,  675,  811. 
Monchique  (serra  de),  971. 
Mondego,  950. 
Mondovi,  574,  576. 
Mondragon,  848. 
Monegros,  812. 
Monemvasia  (Malvoisie),  93. 
Monforte  de  Lemos,  899. 
Mongo,  769. 
Monopoli,  522. 
Monsant,  825. 
Monsech,  814. 
Monsen,  819,  820. 
Monserrat  (pic  de),  816,   819. 
Monsia  (sierra  de),  770. 
Montagnes  (Illustres),  880. 
Montagut,  811,  815. 
Mont-Blanc,  311. 
Monte  Albano,  402, 
Monte  Amiata,  407,  409. 
Monte  Argentaro,  408. 
Monte  Gimone,  402. 
Monte-Cristo  (île  de),  452. 
Monte-Leone,  417. 
Montemor  o  Novo,  976. 
Monte  Mugello,  402. 
Monténégrins,  188. 
Monténégro,   292  à  298. 
Montenero  (Elatos),   115, 

116. 
Monte-Nuevo,  490,  490. 
Montepulciano,  427,  451. 
Monti  Catini,  402,  407. 
Montilla,  755,  765. 
Monti-Rossi,  555. 
Montoro,  751,  765. 
Monza,  577,  578. 
Moradel  (serra  do),  92S. 
Moratalla,  787,  792. 
Moratchka,  298. 


906 


INDEX  ALPHABÉTIQUE. 


Morava,  178,  182,   199,   207. 

Jlorée  (Pcloponcse),  82, 

Morena  (sierra),  079,  709. 

Moron,  755. 

ilorron  de  los  Genovescs,  71?. 

îlostar,  205. 

Mosychlos,  144. 

Motril,  761,  705. 

Motteronc  (mont),  510. 

A.oura,  977. 

Mucla  de  Ares,  770. 

îluela  de  San  Juan,  670,  680. 

Mula,  787. 

Wulahacen,  714,  717,  110. 

fllulh.icen  (pic  de),  810. 

Mundo,  715. 

Murcie,  760,  771,  780  à   785. 

788,  792. 
îlurgie,  483. 
Muros,  897. 
Murtoza,  947. 
Murviedro,  792. 
Muzza,  554. 
Mycènes,  98. 

N 

Nagara,  159. 

Nalon,  857. 

Nr.ples,    508,  513,  527,    627, 

650. 
Narenta,  199,  201. 
Naupacle  (Lépante),  76. 
Nanplie,90,  97,  119, 
Navarin,  90. 
Navarre,  845  et  suiv. 
Navia,  894. 
Naviglio  Grande,  55 4. 
Naxos,  105,  107. 
Nea-Kaïmeni,  104. 
Keda,  91. 
Negotin,  292. 
Neiva,  950. 
Nemi,  440,  442. 
Nera,  456,  455. 
Nerone,  455,  458. 
Nervi,  592,  599. 
Nervion,  840,  858 
Nethou,  810. 
Netluno,  471. 
Nevada  (sierra),  714,  718. 
Nich,  200,  228,  290. 
Nicopolis,  197,  214,  227 
Nicos-ia,  558,  500. 
Ninfa,  452. 
Niolo,  055. 
Nisida,  491. 
Nisvoro,  100. 
Nocera,  510. 
Nogaïs,  225. 
Nola,  519. 
Nora,  585 


Noya,  897. 

Noto,  559,  5G6. 

Novare  (Novara),  575,  570,  029. 

Novi,  575. 

Novibazar,  198,  205,  242. 

Nuoro,  584. 

Nurachi  (marais  de),  005. 

Nurra,  584.  606. 


Obarenes  (monts),  850. 

Ocafia,  080. 

Ochagavia,  859. 

Odiel  (tleuvc),  726. 

Oeiras,962. 

Œta  (Kalavothra),  68,  09. 

Oile,  841. 

Oiz,  846. 

Okri,  179. 

Okrida  (Lychnidos),   179,  185 

199,  218. 
Olgun,  194,  296. 
Olivaes,  969. 
Olnieto,  645. 
Qlonos  (Erymante),  82. 
Olot,  839. 

Olto  (Oit,  OHu,  Aluta),  245. 
Olympe,  169. 
Olymnie,  91,  170. 
Olynthe,  107. 
Ombla,  201. 
Ombrie,  629. 
Ombrone,  408,  413. 
Onegb'a,  596,  599. 
Onciens  (mon!?),  82. 
Onfancda,  864. 
Onfeniente,  790,  792. 
Oravitza,  278. 
Orbaiceta    859. 
Orbetello,  408,  409,  416. 
Orco  (rivière),  545. 
Ordufla,  846. 
Orense,  898 
Orezza,  643. 
Orihueln,  775,  779,  792. 
Oristano,  605,607. 
Orkhanié,  214. 
Oro  (monte  d'),  654. 
Orobia  (monts),  516. 
Oroch,  191. 
Orsajo  (monte),  401 . 
Orta  (lac  d'),  299,  524. 
Ortegal  (cap),  898. 
Orleler  (mont),  511. 
Ortigucira,  894,  899. 
Ortona,  479. 
Orvieto,  440,  474 
Osimo,  475,  479. 
Ossa  (Kissovo),  169. 
Ossa  (serra  de),   970. 


Ostie,  458. 
Ostiglia,  349 
Oslrovo,  175,  212. 
Osuna,  755,  765. 
Othrys,  08,170. 
Olrante,  526. 
Ottajano,  519. 
Oujiza,  281,  292. 
Ourique,  970. 
Ovar,  945. 
Oyarzun,  848. 
Oviedo,  894. 
Ozieri,  584,  607. 


Padoue,  380,  585, 629 
Padron,  897. 
Pagani,  516. 

Paglia   Orba     (PagliorLa ,    Va- 
gi iorba),  654. 
Paiz  do  Vinbo,  954. 
Pajares  (col  de),  862 
Palaos  (îles),  907. 
Palazzolo,  565. 
Palencia,  694,  707. 
Palerme,   552-557,    506,   650 
Palestrina,  471. 
Palici  (lac  dei),  540. 
Palma  (Baléares).  801,  80  k 
Palma  (Napolitain),  519. 
Palma  del  Bio,  753. 
Palmanova,  581,  626. 
Palmaria  (île  de),  599. 
Palmarola,  492. 
Pâli,  471. 
Palos,  726. 
Pamisos,  89. 

Pampelune  (Pamplona).  912. 
Panaria,  568,  570. 
Pancorvo  (Pancorbo),  850. 
Pangé  (Pilav-Tépé),  165. 
Pantalica,  565. 
Pantellaria,  572,  625. 
Paola,  526. 

Pâramos  de  Lora,  671,  675 
Parapanda.  718. 
Parga,  197. 

Parme  (Parma),  577,  580,629 
Parnasse,  69. 
Parnès,  70. 
Partinico,  556,  566. 
Pasages,  875. 
Paterno,  558,  566. 
Patones,  707. 
Patras,  96,  119,  120. 
Pavie,  377,  378,  629. 
Pavoade  Varzim,  947. 
Paxos,  108,  116. 
Pedrocbes  (los),  709,  713. 
Pegli,  396. 


INDEX  ALPHABÉTIQUE. 


097 


Pclayo,  709. 

Pélion  (Zagora),  169. 

Pellegrino  (monte),  539,  540. 

Péloponèse  (Morce),  82,  '103. 

Pélore  (mont),  558 

Pena  de  Francia,  675. 

Pena  deOroel,  813,  820. 

Pcîiaflel,  929. 

Peûagache  (sierra),  920. 

Peîiagolosa,  770. 

Piîia  Gorbea,  846,  851. 

Pt'îia  Gudina,  675. 

PeînLahra,  878. 

Pefialara  (pic  de),  673,  675. 

PeûaNegra,  879. 

Pena  Pricla,  878. 

Pena  (sierra  delà),  815,  849. 

Pena  Trevinca,  879. 

Pénée  (Gaslouni),  90,  169,174. 

Péniche,  951. 

Penon  de  Ilifac,  769. 

Tentélique,  70. 

Pera,  151,  154,  155. 

Pera-khova  (Geraneia),  70. 

Terdon  (sierra  del),  849. 

Pergusa  (lac),  539,  541. 

Perîm  ou  Perin,  212. 

Perisleri,  211. 

Pérouse  (Perugia),    475,    474. 

Pesaro,  475,  479,  629. 

Tcscara,  456. 

Peschiera,  372,  626. 

Pestia,  428,  451. 

Petra,  173. 

Tezo  de  Regoa,  955. 

Pharsale,  170. 

Phcneos  (Phonia),  86 

Phengari,  145. 

Philippines  (îles),  916. 

Philippopoli  (Félibé),  202,  228. 

Phocide,  76,  128. 

Phthiotide,  128. 

Pianosa  (île  de),  452 

Piatra.  2 76. 

Piave  (fleuve),  538-540,  555. 

Piizza  Artnerina,  558,  566. 

Picachode  la  Veleta,  714,  717, 

720. 
Pico  deUrbion,  671,  675. 
Picos  de  Europa,  878. 
Piémont,  570  et  suiv.,  629. 
Piera,  179. 
PietraMala,  519. 
Pietra  Santa,  431. 
Pignerol  (Pinerolo),  371,   574, 

5' 6. 
Pikermi,  70. 
Pila  (sierra  de),  769. 
Pinde,  68,  173. 
Pinto,  705. 
Piombino,  408- il 6. 


Piombino  (monte  di),  409. 

Piperska,  298. 

Piréc  (Le),  81,120. 

Pirot,  222,  290. 

Pisans  (monts),  406,  407. 

Pise(Pisa),410,  429,  450,451, 

629. 
Pistoja,  427,451. 
Pisnerga    (rivière),    681,   695, 

852. 
Pitesti,  272,  276 
Pitligliano,  440. 
Pizzighetone,  626. 
Plaisance  (Piacenzj),  570,  578, 

580,  626,  629. 
Plasencia,  700,  707. 
Pialani  (rivière),  559. 
Plava,  198. 
Plaza  del  Moro  Almanzor,  675, 

675. 
Plevna,  214. 
Ploïesli,  251,272,276. 
Po   (fleuve),    510,   518,    545, 

353. 
Po  di  Levante,  550. 
Po  di  Maestra,  550. 
Po  di  Primaro,  550. 
Po  di  Volano,  550. 
Pœslum,  515. 

Poggiodi  Montieri,    407,  409. 
Pollenza,  804. 
Pollino,  485,  486. 
Pomarâo,  977. 
Pomaris,  205,  221 
Pomatses,  223. 
Pompéi,  515. 
Pontebba,  573. 
Ponte  de  Lima,  942. 
Pontevedra,  897. 
Pontremoli,  429,  431. 
Ponza,  492,  625. 
Popoli,  479. 
Poros,  99. 
Porretla,319. 
Portalegre,  976. 
Portaria,  177. 

Porte  de  Fer  du  Vardar,  211. 
Porlici,  514. 
Port-Mahon,  808. 
Porto  (Oporto),  940. 
Porto-Cale  (Gaya),  936. 
Porto  d'Anzio,  471. 
Porto-Empedocle,  557,  565. 
Porlo-Ferrajo,  452,  626. 
Porto-Fino,  599. 
Porto-Langone,  433. 
Porto-Maurizio,  390,  396,  629. 
Porto-Scuso,  600. 
Porto-Torres,  600,  602,  606. 
Porto-Vecchio,  655,  645. 
Porto  Venere,  599,  401 


Portugal,  917  et  suiv. 

Portugalete,  848. 

Potenza,  525,  526,  527. 

Potes,  878. 

Polidée,  167. 

Pouilles  (Apulie),  650. 

Poulati,  194. 

Pouzzoles  (Puzuoli),  489,  492. 

Pozarevatz    (Passarevitz),    290, 

292. 
Prades  (sierra  de),   811,  813. 
Pralo,  427,  451. 
Pralo  Magno  (mont  du),  402. 
Prevesa,  183,  197. 
Priego  de  Cordoba,  753. 
Priepolje,  19,). 
Prilip,  200. 

Principauté  Citérieure,  630. 
Principauté  Ultérieure,  630. 
Principe  (île),  979. 
Prinkipo,  148. 
Pristina,  198. 
Prizrend,  193,  198. 
Procida  (île  de),  "491. 
Prokletia,  198. 
Propriano,  645. 
Prut  (rivière),  245. 
Pueblo    Kuevo    del   Mar,    791. 
Puente  del  Arzobispo.  700. 
Puente  la  Reina,  860,  874. 
Puerto  de  Arenas,  718. 
Puertollano,  710. 
Puerto  Real,  756. 
Puerto-Rico,  916. 
PuigdeRanda,  801. 
Puig  den  Torella,  802. 
Punta  de  Almenara,  709,  713 
Puycerda,  832. 
Pyrgos,  96,  119. 
Pytiuses,  794. 


Quarto,  399. 
Queluz,  965. 


Q 


R 


Radicofani,  407 . 
Ragusa,  559,  560. 
Rahova  (Orjahavro),  214. 
liaïlzes,  201. 
Raiiadoiro,  881. 
Randazzo,  558. 
Ranera  (pic  de),  769. 
Rapallo,  599. 
Rasciens,  218. 
Ravello,  515. 
Ravenne,  379,  629. 
Recanati,  475,  479. 
Recco,  599. 


398 


IND^X  ALPHABÉTIQUE. 


Redondela,  897,  890. 

Resrgio   (Calabria),    500,    501, 

505,  526,  527. 
Reggio    (Emilia),    578,    580, 

029. 
Régille  (lac),  442. 
Reinosa,  876. 

Reno  (rivière),  542,  545,  555. 
Requena,  787,  792. 
Résina,  514. 

Relimo  ou  Relbyranos,  156. 
Rcus,  855,  859. 
Rhodes,  223. 
Rhodope,  165,  178,  210. 
Rhune,  847. 
Ribadeo,  894. 
Riera,  802. 
Rictchka,  298. 
Rieti,  474. 
Rilo-dagh,  211. 
Rimini,  570,  580. 
Rimnik-Sarat,  276. 
Rimnik-Valcea,  276. 
Rio,  435. 
Rioja,  855. 

Rio-Tinto,  726,  742,  747. 
Riposto,  557. 
Rïvadesella,  865. 
Rivarolo,  596. 
Rocca  d'Anfo,  626. 
Rocca  Monfina,  486,  496. 
Rodosto,  160,  161,  107,  217. 
Roman,  276. 
Rome,    501,    461,  471,    475, 

626,  629. 
Roncal,  859. 

Roncevaux  (Roncesvalles),  855. 
Ronda,  748,  762,  765,  765. 
Honda  (serrania  de),  720. 
Rosalita  (col  de),  210. 
Rosafa,'  200. 
Rosas,  840. 
Rosas  (sierra  de),  820. 
Rossano,  526. 
Rota.  756. 
Rotondo  (monte),  054. 

Roumanie,   245,  276. 
Roumélie  Orientale,  242. 
Roumili- Kayak,  157, 
Rovere,  549. 
Rovigo,  629. 
Rtanj,  279. 
Rubdjuz,  202. 
Ruidefa,  682. 
Rumblar,  710. 
Rulhènes,  226 
Ruvo,  522. 


Sabadell,  859. 


Sacavem,  948. 

Sagone,  645. 

Sagonte  (Murviedro),  792. 

Sagra  (sierra),  715,  752. 

Sagrcs,  972. 

Saint-Florent,  644. 

Saint-Gothard,  575. 

Saint-Jean  de  Medua,  195. 

Saint-Marin,  479,  481. 

Saint-Sébaslien,  869,  912. 

Saint-Vincent,  969. 

Sainte- Maure    (Leucade),  112. 

Sa j ambre  (vallée  de),  879. 

Salamanque,  692,  696,  707. 

Salambria,  174. 

Salerne,  515,  527. 

Salina,  568.  571. 

Salio  (r  ivière),  559. 

Salo,  577. 

Salonique,  168. 

Salpi,  521. 

Salsetle,  978. 

Salso,  559. 

Saluées  (Saluzzo),  574-,  576. 

Salvada  (sierra),  846. 

Salvalerra,  947. 

Salvatierra,  947. 

Sama,  895. 

Samakov,  228,  229. 

Samolaco,  526. 

Samothrace,  145,  145,  228. 

San  Benedetto  del  Tronto,  475. 

San  Carlos  (Andalousie),  756. 

San  Carlos  de  la  Rapita,  825, 
855. 

San  Colombano,  518. 

San  Cristôbal  (sierra  de),  Anda- 
lousie, 720. 

San  Cristôbal  (sierra  de),  Na- 
varre, 849. 

San  Fernando,  758,  765. 

San  Gervas,  814. 

San  Gimignano,  427. 

San  Giuliano  (monte),  407, 
559,  540,  566. 

San  Juan  de  las  Abadesas,  814. 

San  Julia  de  Loiïa,  845. 

San  Just  (sierra  de),  811. 

San  Leone,  599. 

San  Lorenzo,  671,  675. 

Sanlûcar  de  Parrameda,  725, 
755,  765. 

San  Martin  de  la  Arena,  865. 

San  Martin  de  Suances,  851. 

San  Pedro,  965. 

San  Pedro  (roches  de),  769. 

San  Pedro  (sierra  de),  680. 

San  Pier  d'Arena  (Sampierda- 
rena),  596. 

San  Pietro,  585. 

San  Remo,  592,  599. 


San  Severino,  519. 

SanSevero,  521,  527. 

San  Stcfano,  492,  625. 

San  Vicente   de    la    Barquera, 

865. 
Santa  Estephania,  965. 
Santa  Maria,  756,  765. 
Santa  Maria  Capua  Vetere,  519. 

527. 
Santander,  891,  912. 
SanL'Angelo,  484,  486. 
Sant'Antioco,  585. 
Santany,  802. 
Santarem,  964. 
Santa  Tecla,  885. 
Santiago,  899. 
Sanlillana,  850,  865. 
Santo    Domingo    (sierra   de), 

815. 
Santo  Estevâo  (rivière  de),  948. 
Sanloîia,  891,912. 
Santorin,  105,  107,  118. 
Santos  (sierra  de  los),  709,  715. 
Santo  Thomé  (île  de),  979. 
Sào  Domingos,  976,  977. 
Sâo  Joào  de  Foz,  941. 
Sào  Juliào,  956,  987. 
SàoMamede  (serra  de),  970. 
Saragosse  (Zaragoza),  850,  912 
Sarandoporos,  174. 
Sardaigne,  580,  607,  650. 
Sarno,  519,  527. 
Sarria,  858. 
Sartène,  645,  646. 
Sassari,    584,  595,  602,  605, 

607,  650. 
Sassuolo,  519. 
Savigliano,  575,  576. 
Savone  (Savona),  596,  599. 
Scafati,  516. 

Schiena  d'Asino,  457,  438. 
Sciacca,  557,  565,  566. 
Scicli,  559. 
Scutarï,  148,  155. 
Secchia  (rivière),  542. 
Ségeste,  565, 
Ségovie   (Segovia) ,    691,    699, 

707. 
Sègre,  822. 

Segura,  715,  772,  775,  884. 
Seixal,  951,  965. 
Sélinonte,  565. 
Semederevo  (Semendria),  290, 

292. 
Semmering,  575. 
Senigallia    (Sinigaglia) ,     475  , 

479. 
Sept  Communes  (Sette  Comuni), 

561. 
Serajevo,  201,  205,  205. 
Serbie,  277,  292. 


INDEX  ALPHABÉTIQUE. 


;co 


Serchio  (fleuve),  401, 408,  414. 

Serès,  165. 

Seret,  245. 

Seriphos,  107. 

Serpa,  977. 

Serravezza,  429. 

Sesia  (rivière),  545. 

Sessa,  519,  527. 

Sestri  Levante,  599. 

Sestri  Ponente,  596,  599, 

Setûbal,  967. 

SeudeUrgel  (la),  852,  842, 

Séville  (Sevilla),  724,  747,  755, 

754,  765. 
Sicile,  527,  567,650. 
Sienne  (Siena),  427,  451,  629. 
Sila,  485,  486. 
Sile  (fleuve),  555. 
Silistrie,  214,  272  et  suiv. 
Silves,  977. 
Simeto  (rivière),  559. 
Simopetra,  167. 
Siphnos,  107. 
Sistova,  214. 
Sitnitza,  199. 
Skar,   Skhar,    Char    (Skardus), 

179,  200,  206,  228. 
Skodra  (Scutari),  117,  200. 
Skoplie,  200. 
Skyros,  100. 
Slatina,  276. 

Slivno  (Sliven),  204,  207,  214. 
Sobrarbe,  815,  854. 
Sofia,    151,    206,    208,    228. 
Solfatare  (lac  de  la),  442. 
Solfatare  (volcan  de  la),  489. 
Solferino,  525. 
Soller,  801,  805,  807. 
Solmona,  479. 
Solofra,  519. 
Solsona,  815. 
Sommo-Campagna,  525. 
Somorrostro,  848- 
Sondrio,  577,  629. 
Soracte,  457,  458. 
Sorraia,  948. 
Sorrente,  492,  511,  514. 
Soulina,  216,  217,  255,  267 , 

271,  276. 
Soure,  946. 
Sousaki,  85. 
Spaccaforno,  559. 
Sparte,  96,97,119. 
Spercbius,  170. 
Spezia  (Cyclades),  99. 
Spezia  (la),  119,  599. 
Sphakioles,  155. 
Spilza,  296. 
Splugen  (mont),  511. 
Spoleto,  474. 
Sporades,  100,  128. 


Squillace  (golfe  de),  -485. 
SrednaGora(Hora),  201,  210. 
Stabies  (Slabia),  514. 
Stenimacbo,  202,  224. 
Stirbei  (Calarasi),  272. 
Stratio,  145. 

Strivali  (îles  Strophades),   116. 
Stromboli,  567,  568,  569. 
Stromboluzzo,  570. 
Strona,  524. 
Strymon  (Karasou),  165. 
Stymphale,  87. 
Styx,  82. 

Subapennins,  404. 
Subiaco,  475. 

Succiso  (mont  de),  401,  402. 
Sunium  (cap),  70. 
Susana  (sierra),  718. 
Suse(Suza),  571,  574. 
Suseno,  198. 
Sybaris,  498,  526. 
Syra,  106,  118. 

Syracuse   (Siracusa),  557,  560, 
565,  566,  650. 


Tachynis,  215. 

Tafalla,  874. 

Tage  (Tajo),    676,   681,    682, 

947. 
Tagliamento  (fleuve),  558,  555, 

947,  949. 
Talamone,  417. 

Talavera  de  la  Reyna,  700,  707. 
Tanaro  (rivière),  342,  545. 
Taormine,  566. 
Tarazona,  827. 

Tarente    (Tarento),   525,    524, 
-526,  527,  626,  627. 
Tarifa,  876,  912. 
Taro  (rivière),  542. 
Tarragone    (Tarragona) ,    855, 

859. 
Tarrasa,  859,  849. 
Tartares  Nogaïs,  225. 
Tartari,  442. 
Tavignano,  655. 
Tavira,  977. 
Tavolara  (île  de),  590. 
Taygète,  84. 
Tchangeï,  261 . 
Tcbalal,  207. 
Tchatchak,  292. 
Tcherkesses,  225. 
Tchirpan,  205. 
Tcherlou,  162. 
Tchouprija,  281,  292. 
Tecutch,  276. 
Tekir-Dagh,  159. 
Tempe,  174. 


Tempio,  584,  60G,  607. 

Ténare,  84. 

Tende  (col  de),  575. 

Ter,  824. 

Teramo,  479. 

Tergutjilé,  276. 

Termini,  552,  5G6. 

Terni,  474. 

Terracine,  472,  475. 

Terranova,  6'  2,  606,  607. 

Terranova  (lac),  559. 

Terranova  di  Sicilia,  557. 

Terre  de  Bari,  650. 

Terre  de  Labour,  650. 

Terre  d'Otrante,  650. 

Teruel,  812,  852,  859. 

Tessin  (Ticino),  550,  545. 

Tharros,  585,  602. 

Thasopoulo,  142. 

Thasos,  142,  145,  145. 

Therapia,  155,  157. 

Thermopyles,  75,  74. 

Thessalie,  145. 

Thiaki  (Ithaque),  114, 115,  116. 

Thomar,  964,  909. 

Thrace,  145. 

Thyamis,  180. 

Tibi,  779. 

Tibre  (Tevere),  452,  461. 

Tierra  de  Campos,  667,  6i'6. 

Tietar,  682. 

Timok,  278,  279. 

Timor,  978. 

Tinos,  106,  107. 

Tirana,  185,  199. 

Tirgovist,  275,  276. 

Tirnova,  208,  214. 

Tirso,  585. 

Tirynthe,  97. 

Titarèse,  174. 

Tivoli,  457. 

Tolède,  680,  699,    705,    707. 

877. 
Tolfa,  457. 
Tolosa,  870. 
Tolox.  (sierra  de),  720. 
Tomor,  179. 
Topino,  455. 
Tordera,  859. 
Torinana,  881. 
Tonnes,  675,  681. 
Toro,  696. 
Toro  (monte),  807. 
Torre  de  Cerredo,  878. 
Torre  del  Annunziala,  514. 
Torre  del  Greco,  512,  514. 
Torella,  800. 
Torres  Novas,  969. 
Torres  Vedras,  951. 
Torlone  (Tortona),  575. 
Tortose  (Tortosa),  855,  859. 


1000 


INDEX  ALPHABÉTIQUE. 


Tosal  des  Encanadcs,  770. 

Toscane,  401,453,  629. 

Toskes,  182, 193. 

Totana,  788. 

Toultcha,  253,  273,  276. 

Toundja,  201. 

Touzla,  203. 

T rampai,  675. 

Trani,  522,  527. 

Trapani,  556,  557,  566,   630 

Trasimène,  442,  444,  445. 

Travna,  222. 

Travnik,  201,  205. 

Trebbia  (rivière),  342. 

Trebinjé,  205. 

Trebintchilza,  201. 

Treize  communes  (Trcdici  Co- 

muni,  361. 
Tremedal  (sierra  del),  676. 
Tremiti,  625. 
Tresa,  324. 

Trévise  (Treviso),  38 1,385,629. 
Trichonis  (lac),  71. 
Tr'.kala,  174. 

Tripolis  (Tripolitza),  96,  119. 
Troja,  967. 
Trojan,  228. 
Trujillo,  701,  706. 
TsernaGora,  201. 
Tsernitza,  298. 
Tsiganes,  265. 
Tudela,  875. 
Tùdia  (sierra  di-),  703. 
Turin,  557, 558,  572,  374, 575, 

576,  629. 
Turnu-Ma^urelli,  214. 
Turnu-Séverin,  251,272. 
Turquie  d  Europe,  129. 
Tutova,  276. 
Tuy,  885,  898,  899. 
Tympbreste  (Veloukbi),  68. 

U 

Ubeda,751,765. 
Udine,  381,  385,  629. 
Ujijar,  717. 
Umberlide,  474. 
Una,  199. 

Union  (la),  785,  792. 
Universales  (montes),  676. 
Urbino,  475,  479,  629. 
Uskirele,  200,  217. 
U4ica,  571,  625. 
Utrera,  755,  765. 

V 

Vado,  396. 

Valachie,  243,  247,  248. 

Val  Carlos,  854. 

Yal  delBovc,  551. 


Valdcon,  879. 

Val  de  Peîias,  702,  707. 

Valdoniello,  657. 

Valença,  899,  987. 

Valence  (Valencia),    766,  771. 

774, 783,  792. 
Valette    (La)  ou  Valelt.i,    575 
Valjevo,  292: 

Valladolid,695,  705,  707,877. 
Vallongo,  938. 
Valls,  835,  840. 
Valona,  198. 
Valtierra,  850. 
Varaila  (riv.),  545. 
Varassova,  69. 

Vardar,    168,  178,  198,   228. 
Yarese  (lac  de),  324,  329. 
Varna,  214. 
Vaslui,  276. 
Vassili-Potamo,  89. 
Vaslo,  479. 
Vaudois,  7.62. 
Vedra,  897. 
Velate  (col  de),  854. 
Velez-Blanco,  748. 
Vêlez  Mâlaga,  761,  705. 
Velez-Bubio,  748,  765. 
Velino,  436,  438,  454. 
Velletri,  471,  472,  475. 
Veloukhi  (Tymphreste),  G8. 
Vénétie,  370,  629. 
Venise,  357,    358,    574,  381, 

385,  626,  627,  029. 
Venta  de  Bjùos,'  695. 
Ventoliene,  492. 
Vera,  674. 

Verbano  (lac),  324,   529,  330. 
Verbas,  199. 
Vercelli,  375,  576. 
Verdoyonta,  880. 
Vergara,  875. 
Vérone,  572,  581,    385,    626, 

G29. 
Verria,  177. 
Vésuve,  486,  492,  496. 
Vettore,  436,  458. 
Via-Egnatia,  194. 
Vianna  do  Castello,  941. 
Viar,  709. 

Viareggio,  415,  431. 
Vicenze   (Vicenza),    525,    580, 

629. 
Vich,  859. 
Vico,  440. 
Vil,  207. 

Viddin  on  Vidin,  214. 
Vierzo,  885. 
Vieste,  521,  523.' 
Vie  tri,  5!  6. 
Vigevano,  377,  578. 
Viggiano,  506. 


Vigo,  897,  912 
Villa  do  Conde,   H'\ 
Villanova  de  Portimâo,  975. 
Villanova  y  Geltrù,    854,   840. 
Villanucva  de  la  Serena,   701, 

707. 
Villareal,  792. 
Villa  Beal,  942. 

Villa  Real  de  Santo  Antonio,  977. 
Villaseca,  652. 
Villena,  790,  792. 
Vinadio,  371. 
Vinnlapô,  775. 
Yinatoz,  789. 
Viscardo  (détroit  de),  1  14. 
Viseu,  945. 
Viso  (mont),  51 1,  515. 
Viterbe  (Vilerbo),  427,  473. 
Vitoch,  207,  228. 
Vitoria,  874. 
Vittoria,  559,  506. 
Vizzini,  559. 
Vodo  Balkan,  201. 
Volo,  175. 
Volterra,  427,  451. 
Vollri,  596. 
Vouga,  950. 
Vourgaris,  175. 
Vrania,  290. 
Vulcanello,  569. 
Vulcano,  567,  568,  503. 
Vultur,  496. 


Yanina,  181. 
Yecla,  787,  792. 
Yeguas  (sierra  de) 
Yeltes,  681. 
Yuruks,  258. 


719. 


Zacynthe    (Zante),      115,     11  G' 

119,  128. 
Zagori,  193. 
Zaïtchar,  292. 
Zamora,  696,   707. 
Zâncara,  682. 
Zannone,  492 
Zarauz,  874. 
Zelline  (riv.),  358. 
Zêta,  29 1. 
Zezere,  947. 
Zigiiela,  682. 
Zimnitza,  251. 
Zinzares,  64,  175,  183,   131. 

185,  192,  217,  244. 
Zumaya,  875. 
Zvornik,  205. 
Zygos  (Lakbmon),  69,  71,  179. 


TABLE  DES  CARTES 


1.  Frontières  naturelles  de  l'Europe. „ \\ 

2.  Relief  de  l'Europe j2 

3.  Développement  kilométrique  du  littoral  des  continents,  relativement  à  leur  surface  .    .  21 

4.  Zone  de  l'Europe  comprise  entre  les  isothermes  de  0  et  de  20  degrés 25 

5.  Populations  de  l'Europe.  (Carte  en  couleur) 28 

6.  Pio ondeurs  c'e  la  Méditerranée 55 

7.  Seuil  de  Gibraltar 39 

8.  Principales  pêcheries  de  la  Méditerranée 45 

9.  Lignes  de  vapeurs  et  télégraphes  de  la  Méditerranée 50 

10.  Populations  de  la  Grèce,  de  l'Épire  et  de  la  Thessalie  méridionale 07 

11.  Basse-Àcarnanie. .  72 

12.  Les  Thermopyles 73 

15.  Lac  Copaïs 75 

14.  Athènes  et  ses  longs  murs 78 

15.  Athènes  antique 81 

16.  Lacs  de  Pheneos  et  de  Stymphale 86 

17.  Tlateau  de  Mantinée 88 

18.  Bifurcation  du  Ga^touni 90 

19.  Vallée  de  l'Eurotas « 97 

20.  Euripe  et  Chalcis 102 

21.  Néa-Kaïméni.    .         . 104 

22.  Canal  de  Sainte-Maure 112 

23.  Argostoli 114 

24.  Populations  de  la  Turquie  d'Europe.   (Carte  en  couleur) 152 

25.  Ile  de  Crète 139 

26.  Profondeurs  de  la  mer  Egée . 141 

27.  Formations  géologiques  de  la  péninsule  de  Constantinople. 146 

28.  Bosphore 156 

29.  Dardanelles  et  golfe  de  Saros 160 

50.  Presqu'ile  du  mont  Athos 166 

51.  L'Olympe  et  la  vallée  de  Tempe 175 

52.  Épire  méridionale 181 

33.  Région  des  lacs  Albanais 199 

54.  Le  Balkan  de  Chipka  et  la  plaine  de  Kezanlik 204 

34    bis.  Vitoch  et  massifs  environnants.    . 206 

55.  Eminé-Balkan  et  golfe  de  Bourgas 209 

37.  Empire  turc •  227 

38.  États  de  l'ancienne  Turquie  d'Europe 258 

.'  Cil' 
I.  A-J 


1002  TABLE  DES  CARTES. 

38    bis.  Les  Roumains 244 

39.  Le  Jil  et  l'Olto 249 

40.  Danube  et  Jalomitza 252 

41.  Délia  du  Danube ....  254 

41    bis.  Débit  comparé  des  bouches  du  Danube '255 

42.  Bessarabie  moldave  cédée  à  la  Russie  en  1878 261 

43.  Confluent  du  Danube  et  de  la  Save 280 

44.  Populalions  de  la  Serbie  orientale 288 

45.  Monténégro  méridional 297 

46.  Rome  et  l'empire  romain 305 

47.  Pente  de  la  valiïe  du  Pô.   . 311 

48.  Grand-Paradis 512 

49.  a  et  b.  Plaine  de  débris  entre  les  Alpes  et  les  Apennins,  d'après  Zollikofer 318 

50.  Salses  et  sources  thermales  du  nord  de  l'Apennin 319 

51.  Anciens  glaciers  des  Alpes 320 

52.  La  serra  d'Ivrea  et  les  anciens  lacs  glaciaires  de  la  Doire 321 

53.  Anciens  lacs  du  Verbano 325 

54.  Alluvions  de  comblement  du  Lario 327 

55.  Coupe  de  la  partie  septentrionale  du  lac  de  Como . .  328 

56.  Coupe  du  lac  de  Lecco,  à  la  bifurcation  des  branches 328 

57.  Section  longitudinale  du  lac  de  Como 328 

58.  Plage  et  pinèdes  de  Ravenne 334 

59.  Champs  de  pierres  de  la  Zelline  et  de  la  Meduna 337 

60.  Ancien  cours  présumé  et  cours  actuel  de  la  Piave „    , 339 

61.  Lagunes  de  Venise 341 

62.  Colonies  des  vétérans  romains , 344 

63.  Digues  et  anciens  lits  du  Pô,  de  Plaisance  à  Crémone 347 

64.  Delta  du  Pô  (Carte  en  couleur). 548 

65.  Communes  germaniques „    ..    „    , 360 

66.  Lagunes  de  Comacchio 368 

67.  Pêcheries  de  Comacchio „ , 369 

68.  Issues  de  la  vallée  de  l'Adige •  „    „       .......  371 

69.  Passages  des  Alpes c    ........    »    .  373 

70.  Lacs  et  canaux  de  Mantoue » 378 

71.  Palmnnova 381 

72.  Limite  des  Alpes  et  des  Apennins ....  587 

73.  Gênes  et  ses  faubourgs 391 

74.  Golfe  de  la  Speziaen    1875 .....-,..'.,.  400 

75.  Délilés  de  l'Arno. 40i 

76.  Monte  Argentaro 409 

77.  Val  de  Chiana 412 

78.  L'Arno  et  le  Serchio 414 

79.  Régions  de  la  malaria.   .    . 416 

80.  Port  de  Livourne 431 

81.  Lac  de  Bolsena 439 

82.  Volcans  du  Latium. 441 

83.  Ancien  lac  de  Fucino.  . 4i5 

84.  Lie  de  Trasimène „ „       .    .  445 

85.  Marais  Pontin- .451 

86.  Anciens  lacs  du  Tibre  et  du  Topino. 454 

87.  Delta  du  Tibre 459 

88.  Collines  de  Rome 468 

89.  Civita-Vecchia 472 

90.  Vallées  d'érosion  du  versant  de  l'Adriatique 476 


TABLE  DES  CARTES.  1005 

91.  Rimini  et  Saint-Marin 480 

92.  Monte   Gargano 484 

93.  Cendres  de  la    Campanie 487 

94.  Naples  et  le  Vésuve.   (Carte  en  couleur) * 492 

95.  Instruction  comparée  des  provinces  de  l'Italie 504 

96.  Pompéi  en  1860 Lli 

97.  Marais  de  Salpi 522 

98.  Port  de  Brindisi  en  1871.       523 

99.  Tarente 525 

100.  Détroit  de  Messine 528 

101.  Profil  de  l'Ktna . 530 

102.  Cheire  de  Catane 552 

105.  Cônes.parasites  sur  le  versant  occidental  de  l'Etna 534 

104.  Trapani  et  Marsala. 555 

105.  Port  de  Syracuse 559 

106.  Girgenti,  Porto-Empedocle  et  les  Maccalube .    ...  564 

107.  Partie  centrale  de  l'Archipel  éolien.   . 569 

108.  Profondeurs  de  la  Méditerranée  au  sud  de  la  Sicile . 572 

109.  Port  de  Malte 575 

110.  Profondeurs  de  la  mer  au  sud  de  la  Sardaigne 581 

111.  Détroit  de  Bonifacio 583 

112.  La  Giara 592 

113.  District  d'Iglesias. .    .    .    , 599 

114.  Port  deTerranova 605 

115.  Navigation  comparée  des  ports  d'Italie  en  1875, 612 

116.  Voies  de  communication  de  Pli alie   en  1876.  .......*.            , 617 

117.  Jonction  sous-marine  de  la  Corse  et  de  l'Italie.  ... 652 

118.  Profil  de  la  route  d'Ajaccio  à  Bastia 635 

119.  Plateaux  delà  péninsule  Ibérique °    .    .    .    ,    . 649 

120.  Dehesas  des  environs  de  Madrid . 659 

121.  Densité  des  populations  de  la  péninsule  Ibérique. 664 

122.  Profil  du  chemin  de  fer  de  Bayonne  à  Câdiz,  à  travers  la  Péninsule.       672 

125.  Sierras  de  Gredos  et  de  Gala. , 674 

124.  Steppe  de  la  Nouvelle-Castille . 684 

125.  Salamanque  et  ses  despoblados.   .............    ^           t»  .....    .  692 

126.  Madrid  et  ses  environs. 704 

127.  Aranjuez 707 

128.  Bassins  du  Guadiana  et  du  Guadalquivir.   .......    „ .    .   .    .  710 

129.  Pente  du  Guadalquivir „......,        ..........  723 

130.  Bouche  du  Guadalquivir. •    - ■    •  '25 

131.  Zones  de  végétation  sur  le  littoral  de  l'Andalousie. 730 

152.  Steppe  d'Écija 733 

135.  Mines  de  Iluelva •  745 

134.  Câdiz  et  sa  rade '57 

135.  Gibraltar 764 

136.  Palmiers  d'Elche  et  jardins  d'Orihuela 775 

136    bis.  Plaines  de  Murcie •   .   • 780 

137.  Port  de  Carthagène ■   .    •  789 

158.  Grao  de  Valence 791 

159.  La  mer  des  Baléares 795 

140.  Les  Pytiuses 796 

141.  Port-Mahon e    ..-......•-.•«  808 

142.  Profil  du  cours  de  l'Èbre. 820 

145.  Delta  de  l'Èbre 822 


1004  TABLE  DES  CARTES. 

144.  Steppes  de  l'Aragon 825 

145.  Environs  de  Barcelone - 857 

146.  Bancs  de  Matarô 838 

147.  Val  d'Andorre 845 

148.  Jaizquibel 847 

149.  Bilbao  et  ses  environs..   .    .        „ 849 

150.  Azeoytia  et  Azpeylia 856 

151.  Zone  de  la  langue  basque 860 

152.  Saint-Sébastien ,    ...  869 

153.  Guetaria 870 

154.  Guernica 875 

155.  ColdeReinosa 877 

156.  Pitons  d'Europe 880 

157.  Rias  de  la  Corogne 882 

158.  Santofia  et  Santander 892 

159.  Oviedo 893 

160.  Baie  de  Vigo 898 

161.  Chemins  de  fer  de  la  Péninsule 905 

162.  Valeur  comparée  des  échanges  dans  les  ports  de  l'Espagne 904 

165.  Zone  de  la  langue  castillane 909 

16i.  Pluies  de  la  Péninsule 918 

165.  Vallée  de  la  Lima 931 

166.  Dunes  d'Aveiro 952 

167.  Porto  et  le  «  Pays  du  Vin  » 954 

163.  Sào  Joào  da  Foz ,    .    .  959 

1lî9.  Estuaire  du  Tage.    .    : 948 

170.  Péniche  et  les  Berlingas.     ... 952 

1/1.  Entrée  du  Tage ....  954 

172.  Zones  de  végétation  du  Portugal 961 

175.  Estuaire  du  Sado , 908 

174.  Promontoire  de  Sagrcs 972 

175.  Roches  de  l'Algarve 975 

176.  Flèches  de  Taviia 975 

176    bis.  Pays  de  langue  portugaise 979 

177.  Télégraphe  de  Lisbonne  à  Bio  de  Janeiro .  984 


TABLE   DES  GRAVURES 


I.  —  La  Terre  dans  l'espace.  (Dessin  de  E.  Collin.) 3 

II.  —  Les  Alpes  Pennines.  —  Vue  prise  de  la  Becca  di  Nona  ou  pic  Carrel(3,lG5mèt.) 

(D'après  un  panorama  photographié  par  M .  Civiale.) 17 

Ilf.  —  Vue  de  Gibraltar.  —  Vue  prise  de  l'isthme  de  la  Linea.  (Dessin  de  Taylor, 

d'après  une  photographie.) 37 

IV.  —  Vue  du  Parnasse  et  de  Delphes .  (Dessin  de  Taylor,  d'après  une  photographie.)        57 

V.  —  Maïnotes  et  habitants   de  Sparte.   (Dessin  de  A.  de  Curzon,   d'après  nature.)         65 

VI.  —  L'Acropole  d'Athènes.  —    Vue  prise  de  la  Tribune  aux  harangues.  (Dessin  de 

Taylor,  d'après  un  croquis  de  M .  A .  de  Curzon .  ) 79 

VII.  —  Le  Taygète.   —  Vue  prise  des  ruines  du  théâtre  de  Sparte.  (Dessin  de  A.  de 

Curzon,  d'après   nature.) .         93 

VIII.  —  Corfou. (Dessin  deE.  de  Grandsire,  d'après  un  croquis  fait  sur  nature.).    .    .       109 

IX.   —  Paysans  des  environs  d'Athènes.  (Dessin  de  D.  Maillart,  d'après  des  photogra- 
phies.)         123 

X.   —  Entrée  des  gorges    d'Hagio-Rouméli.  (  Dessin  de  E.  Grandsire,    d'après   un 

croquis  fait  sur  nature.) 137 

XI.   —  Constanlinople. — Vue  prise  sur  la  Corne  d'Or,  des  hauteurs  d'Eyoub.  (Dessin 

de  F.  Sorrieu,  d'après  un  croquis  fait  sur  nature,  par  J.  Laurens.).    .    .    .       149 

XII.  —  Cavalier  musulman  d'Àndrinople.  —  Femme  musulmane  dePrisrend.  — Habi- 

tants musulmans  d'Andrinople.  (Dessin  deP.Fritel  d'après  des  photographies)       163 

XIII.  —  Le  mont  Olympe.  (Dessin  de  Taylor,  d'après  un  croquis  fait  sur  nature,  com- 

muniqué par  MM.  Meuzey  et  Daumet.    . 171 

XIV.  —  Albanais.  (Dessin   de  Valerio,  d'après  nature.) 189 

XV.  —  Riches  Arnautes.    (Dessin  de  P.  F  ri  tel,  d'après  des  pfeotographies.) 195 

XVI.   —  Tirnova. (Dessin  de  II.  Catenacci,    d'après  une  photographie.) 215 

XVIf.  —  Bulgare  chrétien  de  Viddin.  —  Dames  chrétiennes  de  Skodra.  —  Bulgares 
musulmans  de  Viddin.  —  Bulgare  de  Koyoulépé.  (Dessin  de  P.  Fritel,  d'a- 
près des  photographies.) 219 

XVIII.    —  Muletiers  turcs  traversant   l'Herzégovine.    (Dessin  de  Valerio,  d'après  nature.)       235 

XIX.    —  Valaques.  (Dessin  deE.  Bonjat,    d'après  des  photographies.) 242 

XX.  —  Bucarest.  —   Vue  générale  (Dessin  de  F.  Sorrieu,  d'après  une  photographie.)       269 

XXI.  —  Belgrade.    —  Vue  générale  (Dessin  de  F.  Sorrieu,  d'après  une  photographie.)       283 

XXII.  —  Vue  générale  de  Borne.  (Dessin  de  L.  Français,  d'après  une  aquarelle. ).    .  .    .       505 
XXIII.   —  Le  mont  Viso.   — ■  Vue  prise  de  San  Chiaffredo.  (D'après  une  photographie  de 

M.  V.  Besso.) 513 

XXIV.  — ■  Villa  Serbelloni,  lac  de  Como.(  Dessin  de  Taylor,  d'après  une  photographie  de 

MM.  J.  LévyctCie.) 331 


1006  TABLE  DES  GRAVURES. 

XXV.   —  Palais  de  Ferrare.  (Dessin  de  H.  Catenacci,  d'après  une  photographie.).    .    .  351 
XXVI.  —  Le  Mont  Rose.  —  Vue  prise   de  Monte  Moro.  (Dessin  de  Taylor,  d'après  une 

photographie  di3  M.  E.  Lamy.) 363 

XXVII.   —  Venise.  (Dessin  de  J.  Moynet,  d'après  une  photographie.  ) 383 

XXVIII.   —  Gênes.    (Dessin    de  J.    Sorrieu,     d'après    une   photographie    de    MM.   Lévy 

et  Cie.) 397 

XXIX.  —  Déniés  de  l'Arno  à  la  Gonfolina  à  Signa.  —  Vue  prise  à  la  Tenuta.  (Dessin  de 

Taylor,  d'après  une  photographie  de  M.  G.  Matucci.  ) 405 

XXX.  —  Florence.  (Dessin  de  P.  Benoist,  d'après  une  photographie  de  MM.  J.  Lévy  et  Cie).  423 

XXXI.  —  Campagne  de  Rome.  (Dessin  de  À.  de  Curzon,  d'après  nature.) 447 

XXXI f.   —  Cascade  de  Terni.    (Dessin  de  Taylor,  d'après  une  photographie.) 455 

XXX  If.  —  Paysans  de  la  campagne  romaine.  (Dessin  de  D.  Maillard,  d'après  nature.).  .       403 
XXXIV.  —  Paysans  des  Abruzzes.  (Dessin  de  D.  Maillard,  d'après  nature.) 477 

XXXV.  —  Capri.  —  Vue  générale,  prise  de  Massa -Lubrense.  (Dessin  d'après  nature,  par 

M.  Niederhaiisern-Kœchlin.) 493 

XXXVI.  —  Éruption  du  Vésuve,  le  26  avril  1872.  (Dessin  de  Taylor,  d'après  M. A. Ileim.)      495 
XXXVT1.   —  Naplcs.  (Dessin  de  E.  Grandsire,  d'après  une  photographie  de  M.  E.  Lamy).    .       509 

XXXVIII.  —  Amalfi.  (Dessin  de  Taylor,  d'après  une  photographie  de  M.  Uautecœur.).    .    .       517 
XXXIX.   —  Le  Châtaignier  des   Cent  chevaux  et  l'Etna    (Dessin  de  E.  Grandsire,  d'après 

une  photographie  de  M. P.  Berthier.) 535 

XL.  —  Palerme  et  le  Monte  Pellegrino.  (Dessin  de  Taylor,    d'après  une  photographie 

de  MM.  J.  LévyctCie.) 553 

XLI.  —  Temple  delà  Concorde,  à  Girgenti.  (Dessin  de  Taylor,  d'après  une  phologi'aphie)       561 

XLII.   —  Malte.— Vue  de  la  Valette 577 

XL1I1     —  Cagliari.  (Dessin  de  Clerget,  d'après  une  photographie.) 603 

XLIV.  —  Vérone.  (Dessin  de  Taylor,  d'après  une  photographie  de  M.  Hautecœur.; .    .-    .       615 

XLV.   —  Bastia.  (Dessin  de  Taylor,  d'après  une  photographie.) 659 

XLVI.  —  Types  castillans. —  Paysans  et  paysannes  de  Tolède  —  (Dessin  de  D.  Maillard, 

d'après  des  photographies  de  M.  J.  Laurent.) 653 

XLYI1.   —  Tolède.  — Vue  générale  (Dessin  de  P.  Benoist,  d'après   une  photographie  de 

M.  J.Laurent  ) 669 

XL Vffl.  —  Défilés  du  Tage.  —  (Province  du  Guadalajara .  ) 681 

XLIX.  —  Alcâzar  de  Ségovie  et  vallée  de  PEresma.  (Dessin  de  Taylor,  d'après    une  pho- 
tographie de  MM.  Lévy  et  Cie  ) 697 

L.  —  Vue  générale  du  défilé  de  Despenâperros.  (Dessin  de  E.  Grandsire,  d'après  une 

photographie  de  M.  J.Laurent.) 711 

LI.  —  La  Sierra  Nevada.  — Vue  prise  de  Baza.  (Dessin  de  Taylor,  d'après  H.  Regnault)      715 
LU.  —  Brèche  de  los  Gaïtanes.  (Dessin  de  F.  Sorrieu,   d'après  une  photographie  de 

M.  J.  Laurent.) 721 

LUI.  —  Types  andalous.  — Paysans  de  Cordoue.  (Dessin   de  D.  Maillart,    d'après  des 

photographies  de  M.  J.  Laurent.) 735 

LÏV.  —  Alhambra    et   Grenade.  —  Vue  prise  de  la  Silla  del  Moro.  (Dessin  de  H.  Cate- 
nacci, d'après  une  photographie  de  M.  J.  Laurent.) 749 

LV.  —  Paysans   de  Murcie.    (Dessin    de  P.    Fritel,    d'après  des    photographies  de 

M.  J.  Laurent.) 767 

LVI     —  Elche  et  sa  forêt  de  palmiers.  (Dessin   de  A.  de  Bar,  d'après  une  photographie 

deM.Jo  Laurent.) 777 

LVII. —  Digue  ruinée   de  Lorca.  (Dessin  de  A.  de  Bar,   d'après    une   photographie  de 

M.J.  Laurent.) 781 

LVIII.  —  Types  et  costumes   des   Baléares.  —  Femmes  d'ibiza.  (Dessin  deE.  Ronjat, 

d'après  l'archiduc  Salvator.) 797 

LIX.   —  Entrée  du  Port  d'ibiza.  (Dessin  de  E.  Grandsire,  d'après  l'archiduc  Salvator).       Î05 
LX.  —  Vue  du    Monserrat.    (Dessin   de  F.    Sorrieu,   d'après    une  photographie   de 

M.  J.  Laurent.) 817 


TABLE   DES   GRAVURES.  1007 

LXI.  —  Barcelone.  —  Vue  prise  du  Monjuich.  (Dessin  de  A.  Deroy,  d'après  une  photographie 

de  MM.  Lévy  et  Cie) 835 

LXII.   —  Gorges  de  Pancorbo.   (Dessin  de  F.  Sorrieu,  d'après  une  photographie  de  M.  J. 

Laurent.) 851 

LXIII.  —  Saint-Sébastien.  (Dessin  de  A.  Deroy,  d'après  une  photographie  de  M.  J.Laurent)     865 
LXIV.  —  Entrée  de  la  baie  de  Pasages.  (Dessin  de  J.  Moynet,  d'après  une  photographie 

de  M.  J.  Laurent) 871 

LXV.  —  Phare  de  la  Tour  d'Hercule.   (Dessin  de  A.  Deroy,  d'après  une  photographie  de 

M.  J.  Laurent.) 895 

LXVI.  —  Paysans  de  la  huerta  et  cigarrera  de  Valence.  (Dessin  de  P.  Frit  cl,  d'après  des 

photographies  de  M.  J.  Laurent.) 901 

LXV1I.  -■  Types  portugais.   —  Paysan  d'Ovar.  —  Femme  de  Leça.  — Paysanne  d'Affife. 

(Dessin  de  D.  Maillart,  d'après  des  photographies  de  M.  Ferreira.) 923 

LXVIII.  —  Porto.  (Dessin  de  Taylor,  d'après  une  photographie  de  M.  J.  Laurent.) 941 

LXIX.   —  Coïmbre.  (Dessin  de  Taylor,  d'après  une  photographie  de  J.  Laurent) 943 

LXX.  —  Pont  romain  d'Alcântara.  (Dessin  de  Taylor,  d'après  une  photographie  de  M.  J.  Lau- 
rent.)      949 

LXXI.  —  Lisbonne.  (Dessin  de  Taylor,  d'après  une  photographie  de  M.  J.  Laurent.)   .    .    .     957 
LXXIl.  —  Couvent  des  Chevaliers  du  Christ  à  Thomar.  (Dessin  de  Taylor,  d'après  une  pho- 
tographie de  M.  J.  Laurent). 905 

LXXIII.  —  Château  de  la  Penha  de  Cintra.  (Dessin  de  Taylor,  d'après  une  photographie  de 

M.  J.  Laurent.)  . 981 


LISTE 

DES  PRINCIPAUX  OUVRAGES  CONSULTÉS 


La  bibliographie  complète  des  contrées  de  l'Europe  méridionale  occuperait  des  volumes  et  se 
trouve  d'ailleurs  dans  les  recueils  spéciaux.  La  liste  suivante  comprend  seulement  les  ouvrages  que 
j'ai  consultés  avec  le  plus  de  fruit,  et  que  la  probité,  non  moins  que  la  reconnaissance,  me  font  un 
devoir  de  citer. 

Je  dois  exprimer  aussi  toute  ma  gratitude  aux  personnes  bienveillantes  qui  m'ont  aidé  de  leurs 
conseils  et  qui  m'ont  signalé,  soit  des  omissions  à  réparer,  soit  des  erreurs  à  corriger.  Je  citerai  sur- 
tout MM.  Reyet,  Picot,  de  Mortillet,  Manzoni,  Albert  Heim,  Joaquim  Torres,  le  baron  Davillier. 
M.  Ernest  Desjaidins  a  poussé  la  complaisance  jusqu'à  revoir  la  plupart  de  mes  épreuves,  et,  grâce 
à  ses  notes  précieuses,  des  pages  entières  ont  été  complètement  remaniées. 

Dans  le  volume  de  la  France  et  dans  ceux  qui  suivront,  des  notes  placées  au  bas  des  pages 
indiqueront  les  noms  des  auteurs  et  les  titres  précis  des  ouvrages  où  j'aurai  puisé  mes  renseigne- 
ments; les  lecteurs  pourront  ainsi  remonter  facilement  aux  sources. 


Ilouzeau,  Histoire  du  sol  de  l'Europe,  —  Cari  Ritter,  Europa.  —  Kohi,  Die  geographische  Lage 
der  Hauptstâdte  Europa1  s. 

MÉDITERRANÉE. 

W.  H.  Smith,  the  Méditer ranean.  —  Dureau  de  la  Malle,  Géographie  physique  de  la  mer  Noire 
et  de  la  Méditerranée.  —  Bôttger,  das  Mitlelmeer. 


Archives  des  Missions  scientifiques,  mémoires  de  Burnouf,  Mézières,  Beulé,  Heuzey,  Foucart, 
About,  etc.  —  Leake,  Travels  in  Northern  Greece.  —  Bursian,  Géographie  von  Griechcnland. 
—  Puillon  Boblaye,  Virlet,  Expédition  scientifique  de  Morée.  —  Bory  de  Saint-Vincent,  Voyage  en 
Morée.  —  Curtius,  Peloponnesos.  —  Beulé,  Études  sur  le  Péloponnèse.  —  Ludw.  Boss,  Griechische 
Insein.  — J.  Schmidt,  Vulkanstudien.  Santorin,  1866  bis  1872. 

TURQUIE,    BULGARIE,     ROU3IELIE    ORIENTALE. 

R.  Pashley,  Travels  in  Crète.  —  Raulin,  Description  physique  de  Vile  de  Crète.  —  G.  Perrot, 
Vile  de  Crète.  —  Viquesnel,  Voyage  dans  la  Turquie  d'Europe.  —  Ami  Boue,  la  Turquie  d'Eu- 
rope. —  Albert  Dumont,  le  Balkan  et  l'Adriatique.  —  Lejean,  Ethnographie  de  la  Turquie  d'Eu- 
rope. —  Von  Hammer,  Konstantinopel  und  der  Bosporus.  —  P.  de  Tchihatchef,  le  Bosphore.  — 
Heuzey,  Voyage  archéologique  en  Macédoine.  —  Fanshawe  Tozer,  Researches  in  the  Highlands  of 
Turkey.  —  Barth,  Reisen  in  der  Europàischen  Turkei.  —  Von  Hahn,  Albanesische  Studien.  — 
Uccquard,  Histoire  et  description  de  la  Haute- Albanie.  —  Dora  d'islria,  Nationalité  albanaise.  — 
1  127 


lOlo  LISTE  DES  PRINCIPAUX  OUVRAGES  CONSULTÉS. 

E.  de  Sainte-Marie,  l'Herzégovine.  —  Kanitz,  Donau-Bulgarien  und  der  Balkan.  —  Gopcevic, 
Oberalbanien  und  seine  Liga. 

ROUMANIE. 

Vaillant,  la  Roumanie.  —  Boliiac,  Mémoires  pour  servir  h  l'histoire  de  la  Roumanie.  — 
Fr  Damé,  la  Roumanie  contemporaine. —  V.  Duruy,  De  Paris  à  Bucharest.  —  Von  Rœsslcr, 
Rojnanische  Sludicn.  —  E.  Desjaidins,  Embouchures  du  Denube  et  projet  de  canalisation  mari- 
time. —  Obedenare,  la  Roumanie. 

SERBIE    ET   MONTENEGRO. 

Kanitz.  Serbien.  —  Ubicinî,  les  Serbes  de  Turquie.  —  Cyprien  Robert,  les  Slaves  de  Turquie.  — 
Louis  Léger,  le  Monde  slave.  —  Lejean,  Visite  au  Monténégro. 


Zuccagni  Orlandini,  Corografia  fisica,  storica  e  stalistica  delV  Italia  e  délie  sue  Isole.  —  Mar- 
mocchi,  Descrizione  d'Italia.  —  Amato  Amati,  V Italia  sotto  l'aspetlo  fisico,  storico,  arlistico  e 
statistico.  —  Taine,  Voyage  en  Italie.  —  Gregorovius,  Wanderjahre  in  Italien;  Geschichte  der 
Stadt  Roms.  —  Ann.  di  Saluzzo,  le  Alpi  che  cingono  Vltalia.  —  Cattaneo  e  Lombardini,  Notizie 
naturali  e  civili  sulla  Lombardia.  —  Lombardini,  Pianura  subapeninna.  —  Lombardini,  Condi- 
zione  idrauhca  ciel  Po.  —  Martins,  Gastaldi,  Terrains  superficiels  de  la  vallée  du  Pô.  —  De  Mor- 
tillet,  Anciens  (glaciers  du  versant  méridional  des  Alpes,  et  Mémoires  divers.  —  Bertololti,  Liguria 
marilima.  —  Targioni  Tozzetti,    Voyage  en  Toscane.  --  Salvagnoli  Mavchetti,  Maremme  Toscane. 

—  Noël  des  Vergers,  VÉtrurie  et  les  Étrusques.  —  Boulé,  Fouilles  et  découvertes.  —  Giordano, 
Roma  e  suo  territorio.  —  Ponzi,  Histoire  naturelle  du  Lalium.  —  De  Prony,  Marais  Pontins.  — 
Ouvrages  d'Ampère  et  de  Stendhal,  etc.  —  Davies,  Pilgrimage  of  the  Tiber.  —  Francis  "Wey,  Rome. 

—  Spallanzani,  Voyage  dans  les  Deux-Siciles.  —  t-inylh,  Sicily  and  ils  lslands.  —  Dolomieu, 
Voyage  aux  îles  de  Lipari.  —  De  Quatrefages,  Souvenirs  d'un  naturaliste.  —  La  Marmora,  Voyage 
en  Sardaigne,  Description  statistique,  physique  et  politique  de  l'île.  —  Mantcgazza,  Profili  e  pae- 
saggi  délia  Sardegna.  —  Von  Maltzan,  Reise  auj  der  Insel  Sardinien.  —  Spano,  Itinerario  délia 
Sardcgna.  —  Correnti  e  Maeslri,  Stalistica  dclï  Italia.  —  Studj  sulla  geografia  nalurale  i 
civile  deW  Italia.  —  A  Sioppani  e  Gaëtano  Negri,  Gcologia  d'Italia.  —  A.  Stoppani,  Il  bel  Paese. 

CORSE. 

Marmocchi,  Géographie  de  la  Corse.  —  Gregorovius,  Corsica.  —  Pr.  Mérimée,  Voyage  en  Corse. 


Coello,  F.  de  Luxan  y  A.  Pascual,  Reseîias  geogrâfica,  geolôgica  y  agricola  de  Espana.  —  Baron 
Davillier  et  Gust.  Doré,  Voyage  en  Espagne.  —  De  Laborde,  Itinéraire  descriptif  de  l'Espagne.  — 
Bory  de  Saint-Vincent,  Résumé  géographique  de  la  Péninsule  ibérique.  —  De  Verneuil  et  Collomb, 
Mémoires  géologiques  sur  l'Espagne.  —  Ford,  llandbook  fur  travellers  in  Spain.  —  Fera.  Gcrrido, 
l'Espagne  contemporaine.  —  CherbuKiez,  l'Espagne  politique.  —  Ed.  Quinet,  Mes  Vacances  en 
Espagne.  —  Th.  Gautier  [Traslos  Montes),  Voyage  en  Espagne.  —M.  Willkomm,  die  Pijrenàische 
Halbinsel;  Strand-  und  Stepptngebiete  der  iberischen  Halbinsel.  —  George  Sand,  En  Hiver  à 
Majorque.  —  Ludw .  Salvator,  Balcarcn  in  Wort  und  Bild.  —  Bladé,  Études  géographiques  sur 
la  vallée  d'Andorre.  —  W.  von  Humboldt,  Urbewohner  Spaniens.  —  Eug.  Cordîer,  Organisation 
de  la  famille  chez  les  Basques.  —  Taul  Broca,  Mémoires  d'anthropologie. 


Linkund  Hoffmannsegg,  Voyage  en  Portugal.  — Minutoli,  Portugal  und  seine  Kolonien.  —  Vogel, 
le  Portugal  et  ses  Colonies.  —  Lady  Jackson,  Pair  Lusilania.  —  Latouche,  Travels  in  Portugal. 

Les  publications  périodiques  où  j'ai  trouvé  les  renseignements  les  plus  utiles  sont  le  Bulletin  de  la 
Eociété  de  géographie,  h  Revue  des  Deux-Mondes,  VAusland,  le  Globus,  la  Revue  d'anthropologie. 


TABLE  DES  MATIÈRES 


Chap.  I.  —  Considérations  générales „  \ 

Chap.  II.  —  L'Europe. „   .   .  9 

I.  Limites 9 

IL  Divisions  naturelles  et  montagnes 13 

III.  Zone  maritime „ 49 

IV.  Le  climat 25 

V.  Les  races  et  les  peuples 27 

Chap.  III.  —  La  Méditerranée .   .   .   . ■ .  53 

I.  La  forme  et  les  eaux  du  bassin 55 

II.  La  faune,  la  pêche  et  les  salines 42 

III.  Commerce  et  navigation 47 

Chap.  IV.  —  La  Grèce.  . 55 

1.  Vue  d'ensemble.    . 55 

II.  Grèce  continentale. . G8 

III.  Morée  ou  Péloponèse 82 

IV.  Iles  de  la  mer  Egée   .    .    .    . 400 

V.  Iles  Ioniennes 407 

VI.  Le  présent  et  l'avenir  de  la  Grèce WC- 

VII.  Gouvernement,  administration  et  divisions  politiques 120 

L-.i.yj.  V.  —  La  Péninsule  des  Balkans,  Turquie,  Bulgarie,  Roumélie  Orientale. 1  S'J 

I.  Vue  d'ensemble 429 

II.  La  Crète  et  les  îles  de  l'Archipel 455 

III.  Le  littoral  de  la  Turquie  hellénique;  Thrace,  Macédoine  et  Thessalie.  445 

IV.  L'Albanie  et  l'Épire 17î 

V.  Le  Despoto-Dagh  et  la  Eou-mrl  c  Orientale  .    .    .    „    .    .    <=    *    .   ,    .  -"■ 

VI.  Les  Balkans  ut  la  Bulgarie 2i   > 

VII.  '  La  situation  présente  et  l'avenir  de  la  Turquie   .........  2_.i 

Chap.  VI.  —  La  Roumanie 2i*> 

Chap.  VII.  —  La  Serbie  et  la  Montagne  Noire 277 

I.  La  Serbie 271 

IL  La  Monla.gno  Noire. „ 2(Ji 


1012  TABLE  DES  MATIERES. 

Chap.  VIII.  —  L'Italie 299 

I.  Vue  d'ensemble 299 

II.  Le  bassin  du  Pô.  —  Le  Piémont,  la  Lombardie,  Venise  et  l'Emilie    .  510 

LI.  Li<nirie  ou  rivière  de  Gènes 386 

IV.  La  vallée  de  l'Arno,  Toscane 401 

V.  Les  Apennins  de  Rome,  la  vallée  du  Tibre,  les  Marches  et  les  Abruzzes .  434 

VI.  L'Italie  méridionale,  provinces  napolitaines 482 

VII.  La  Sicile 527 

VIII.  La  Sardaigne 580 

IX.  La  situation  présente  et  l'avenir  de  l'Italie 607 

X.  Gouvernement  et  administration 622 

Chap.  IX.  —  Corse 631 

Chap.  X.  —  L'Espagne 647 

I.  Considérations  générales . 647 

II.  Plateaux  des  Castillcs,  de  Léon  et  de  rEstremaclure 666 

III.  Andalousie .  708 

IV.  Versant  méditerranéen  du  grand  plateau  Murcie  et  Valence 766 

V.  Iles  Baléares 792 

VI.  La  vallée  de  l'Èbre,  l'Aragon  et  la  Catalogne 809 

VII.  Provinces  Basques,  Navarre  et  Logrofïo. 845 

VIII.  Santander,  Asturies  et  Galice. 875 

XI.  Le  présent  et  l'avenir  de  l'Espagne 898 

X.  Gouvernement  et  administration 909 

Chap.  XI.  —  Le  Portugal » 917 

I.  Vue  d'ensemble 917 

IL  Portugal  du  Nord.  Vallée  du  Minbo,  du  Doure,  du  Monrlego 926 

III.  La  vallée  du  Tagc,  l'Estremadurc ,    .    .    .  947 

VI.  Le  Portugal  du  Midi,  l'Alemtejo  et  l'Algarvc .  9G9 

V.  Présent  et  avenir  du  Portugal 974 

VI.  Gouvernement  et  administration 981 

Index  alphabétique 991 

Table  des  cartes 1001 

Table  des  gravures 1005 

Liste  des  prineipaux  ouvrages  consultés 1009 

Table  des  matières > 1011 


Typographie  Lahure,  rue  de  Fleurus,  9,  à  Paris, 


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